En pays lointain (recueil)/Texte entier

En pays lointain (recueil)
Traduction par Louis Postif.
En pays lointainG. Crès (p. 1-TdM).

EN PAYS LOINTAIN

Quand on pénètre en pays lointain, on doit avant tout faire table rase des enseignements reçus jusqu’alors, pour se plier aux coutumes de cette contrée neuve pour nous ; il faut renoncer aux idées qui nous sont chères, voire à nos anciens dieux, et prendre parfois même le contre-pied des principes qui, jadis, réglaient notre conduite.

Ceux qui s’adaptent aisément peuvent trouver une source de joie dans ce brusque changement de vie. Pour les autres, ceux qui dès leur naissance ont croupi dans l’ornière, la contrainte de cette nouvelle ambiance devient bientôt intolérable ; leur corps ainsi que leur esprit s’insurgent contre un état de choses qu’ils ne peuvent comprendre.

Cette révolte se manifeste par des actions et réactions qui se traduisent chez le nouveau venu par une succession de souffrances et de malheurs. Il ferait mieux alors de rebrousser chemin, car, s’il tarde trop, il succombera fatalement.

L’homme qui laisse derrière lui le confort d’une ancienne civilisation pour affronter la jeunesse farouche et la simplicité primitive du Nord peut escompter ses chances de succès en raison inverse de la force et du nombre des coutumes définitivement ancrées en lui.

S’il est réellement créé pour ce genre de vie, il s’apercevra bientôt que les habitudes physiques sont de beaucoup les moins importantes.

Échanger un menu délectable pour un plat grossier, une chaussure de cuir solide pour le mocassin mou et informe, un lit de plumes pour le trou dans la neige, ce n’est là que bagatelle. La vraie difficulté surgira lorsqu’il devra non seulement se plier à toutes les circonstances, mais encore s’adapter au caractère de ses compagnons. À la politesse banale de la vie quotidienne, il lui faudra substituer l’indulgence, l’abnégation et la patience.

Au lieu de se confondre en remerciements, il exprimera sa gratitude sans ouvrir la bouche et la prouvera d’une façon tangible, c’est-à-dire en remplaçant le mot par l’acte, la lettre par l’esprit.

Ce n’est qu’à ce prix qu’il pourra obtenir cette perle précieuse, la vraie camaraderie.

Quand la fable de l’Or Arctique se répandit de par le monde, et que ce vocable magique du Nord fit vibrer le cœur des hommes, M. Carter Weatherbee lança au loin son rond de cuir confortable, remit à sa femme la moitié de ses économies et, avec le reste, s’acheta un équipement.

Non qu’il fût de caractère romanesque ; le carcan du commerce avait étouffé en lui toute sentimentalité ; il était simplement dégoûté de cette éternelle routine et préférait courir de grands risques, dans l’espoir d’énormes bénéfices.

Comme pas mal d’autres imbéciles, dédaignant les pistes battues par les pionniers du Northland depuis une vingtaine d’années, il fila au printemps sur Edmonton et là, courant pour ainsi dire au devant du malheur, il se joignit à un groupe de chercheurs d’or.

À part leurs plans, ces hommes n’avaient rien d’extraordinaire, et leur objectif, pareil à celui de tous les autres, était le Klondike ; mais le chemin par lequel ils comptaient y parvenir suffoquait d’étonnement les indigènes les plus endurcis, nés et élevés pour les vicissitudes du Nord-Ouest.

Jacques Baptiste lui-même — fils d’une Chippewa et d’un courrier déserteur, qui avait poussé ses premiers vagissements dans une tente de peaux de daims au nord du soixante-cinquième degré de latitude, et avait sucé pour toutes friandises des morceaux de graisse crue — n’en revenait pas.

Bien qu’il eût accepté de leur louer ses services pour les conduire, s’il le fallait, jusqu’aux glaces éternelles, il secouait la tête d’un air sombre lorsqu’on lui demandait son avis.

La mauvaise étoile d’un certain Percy Cuthfert devait suivre une course ascendante car, lui aussi, se joignit à cette compagnie d’argonautes. C’était un homme dont la situation était bien assise ; son compte en banque égalait la richesse de son savoir, ce qui n’est pas peu dire. Rien ne l’obligeait à s’embarquer dans une telle aventure, — aucune raison au monde — sauf qu’il était atteint d’une sentimentalité anormale. Il se figurait voir dans cette entreprise le véritable esprit du Romanesque et de l’Aventure. Plus d’un avant lui en a fait autant, et a commis cette funeste méprise.

La première débâcle du printemps vit le groupe descendre, avec des glaçons, le Fleuve de l’Élan.

C’était une flottille imposante, car elle emmenait un approvisionnement considérable, et les blancs étaient accompagnés d’un contingent de métis mal famés, avec femmes et enfants.

Jour après jour, ils trimaient sur les bateaux et pirogues, faisaient la chasse aux moustiques et autres pestes analogues, ou suaient et juraient pendant toute la durée des portages.

Un labeur comme celui-là met à nu l’âme humaine jusqu’aux racines : et avant qu’on eût perdu de vue, vers le Sud, le lac Athabasca, chaque membre de l’expédition avait hissé son vrai pavillon.

Carter Weatherbee et Percy Cuthfert s’étaient révélés comme les deux plus fainéants et geignards de la bande. Tous leurs camarades, ensemble, se plaignaient moins de leurs ennuis et de leurs souffrances que chacun de ces deux êtres en particulier. Pas une fois, ils ne se seraient offerts spontanément pour accomplir l’une des mille et une petites corvées du camp. Fallait-il aller chercher un seau d’eau, couper une brassée supplémentaire de bois, laver et essuyer la vaisselle, rechercher parmi les bagages un objet tout à coup indispensable, ces deux rejetons civilisés se découvraient soudain une foulure ou une ampoule exigeant des soins immédiats. Le soir, on les voyait les premiers au lit, laissant en plan une vingtaine de corvées ; au matin, ils étaient les derniers à se montrer alors que tous auraient dû être équipés avant de déjeuner. Personne n’arrivait si vite qu’eux aux repas, mais jamais ils ne donnaient un coup de main à la cuisine. Ils sautaient sans vergogne sur le meilleur morceau, et s’appropriaient sans scrupule la part d’autrui.

S’ils maniaient les avirons, ils inclinaient sournoisement les palettes et les laissaient entraîner par le mouvement du bateau.

Ils croyaient que nul ne s’en apercevait, mais leurs camarades juraient à voix basse et en venaient à les détester ; quant à Jacques Baptiste, il les bafouait ouvertement, et les maudissait du matin au soir. Il faut dire que Jacques Baptiste n’était pas un gentleman.

Au Grand Esclave, on fit l’achat de chiens de la Baie d’Hudson, et la flottille s’enfonça presque jusqu’aux bordages sous le poids supplémentaire du poisson sec et du pemmican. Enfin, bateaux et pirogues, emportés par le courant rapide du Mackenzie, plongèrent dans la grande solitude.

Tous les petits affluents donnant quelque espoir de réussite furent prospectés, mais la décevante boue aurifère attirait les hommes toujours au Nord. Au Grand Ours, vaincus par l’effroi qu’ils ressentent habituellement devant les terres inconnues, les métis commencèrent à déserter, et le Fort de Bonne Espérance vit les derniers et les plus courageux courbés sous les câbles de touage, luttant contre le courant dans lequel ils avaient été traîtreusement entraînés.

Seul, Jacques Baptiste demeura. N’avait-il pas juré d’aller, s’il le fallait, jusqu’à la glace éternelle ?

Maintenant, ils devaient consulter à chaque instant les cartes dressées en majeure partie d’après ouï-dire.

La nécessité de se hâter leur apparaissait impérieuse, car le soleil avait déjà dépassé le solstice septentrional, ramenant l’hiver dans sa course vers le Sud.

Longeant le rivage de la baie où le Mackenzie se jette dans l’Océan Arctique, ils pénétrèrent dans l’embouchure de la Rivière de la Pelure.

Alors commença le rude travail de remonter le courant et les deux Incapables se montrèrent plus apathiques que jamais.

Le câble de halage et la perche, la pagaie et la remorque, les rapides et les portages, toutes ces tortures donnèrent à l’un le dégoût le plus profond pour les grands hasards de la vie et, à l’autre, l’occasion d’écrire une terrible histoire vécue.

Un jour ils se révoltèrent.

Devant la bordée d’injures que leur déversa Jacques Baptiste, ils redressèrent la tête comme des reptiles qu’on écrase, mais le métis les roua de coups et les renvoya à leur tâche, meurtris et ensanglantés. Pour la première fois, ils venaient d’avoir affaire à un homme.

Abandonnant leur flottille aux sources de la Pelure, tous passèrent le reste de l’été sur le grand portage au-dessus de la chute du Mackenzie, dans la direction du Rat-de-l’Ouest. Cette petite rivière se jette dans le Porc-Épic, qui à son tour rejoint le Yukon au point où cette importante artère du Nord s’incurve sur le cercle arctique.

Mais l’hiver les avait gagnés de vitesse dans leur course ; un beau jour, ils durent amarrer leurs radeaux à la glace épaisse qui se formait dans les baies et débarquer en hâte leurs équipements. La nuit même, la rivière se solidifiait, puis se dégageait plusieurs fois. Le lendemain matin, elle s’était endormie pour de bon.

— Nous ne pouvons être à plus de quatre cents milles du Yukon, déclara Sloper, en multipliant l’échelle de la carte par la largeur de l’ongle de son pouce.

Pendant cette discussion qui tirait à sa fin, les deux Incapables n’avaient cessé de geindre sur leur malheureux sort.

— Le Poste de la Baie d’Hudson, c’est de la vieille histoire ! Il ne sert plus à rien, répondit Jacques Baptiste.

Son père avait accompli autrefois ce trajet pour la Compagnie des fourrures et laissé sur la piste deux orteils gelés.

— Tu perdu la boule ! s’écria un autre. Tu prétends qu’il n’y a pas de blancs ?

— Pas un ! affirma Sloper d’un air sentencieux. Mais Dawson se trouve encore à cinq cents milles plus loin en remontant le Yukon. Un bon millier de milles d’ici, au bas mot !

Weatherbee et Cuthfert gémirent en chœur.

— Combien de temps cela peut-il prendre, Baptiste ?

Le métis réfléchit un instant. — Travaillant comme diables, et tous tenir le coup, on peut compter dix, vingt, quarante ou cinquante jours. Mais si ces deux poupons venir avec nous (et il désignait les Incapables) impossible dire. Peut-être quand il gèlera en enfer, peut-être même pas à ce moment-là !

La confection des raquettes et des mocassins cessa aussitôt. En s’entendant appeler, un homme sortit d’une vieille cabane près de laquelle brûlait le feu du camp et les rejoignit.

Cette cabane constituait un des nombreux mystères qui dorment dans les vastes solitudes du Nord. Quand et par qui avait-elle été bâtie ? Personne n’aurait pu le dire. Dehors, deux tombes, marquées de deux gros tas de pierres, renfermaient peut-être le secret de ces précurseurs. Mais quelle main avait entassé les pierres ?

Il était temps de partir. Jacques Baptiste s’arrêta en ajustant un harnais, et immobilisa dans la neige le chien récalcitrant.

Le cuisinier fit un geste de protestation contre le retard qui lui était imposé, ajouta une poignée de lard dans une marmite de haricots qui chauffaient à gros bouillons, et prêta l’oreille. Sloper se leva. Son apparence chétive contrastait d’une façon grotesque avec la mine superbe des Incapables. Faible, le teint olivâtre, échappé d’un trou à fièvre de l’Amérique du Sud, il avait voyagé sous toutes les latitudes, et cependant il se sentait toujours à même de se mesurer avec quiconque. Il ne pesait certainement pas quatre-vingt livres, y compris son lourd couteau de chasse, et son poil grisonnant montrait qu’il n’était plus jeune.

Les muscles frais et dispos de Weatherbee ou de Cuthfert auraient pu accomplir dix fois l’effort des siens, et malgré tout il se piquait de faire crever ces deux-là à la première étape.

Pendant toute la journée, il avait exhorté ses camarades plus vigoureux à risquer un trajet d’un millier de milles parmi les plus terribles difficultés qu’on puisse imaginer. En lui s’incarnait le caractère remuant de sa race ; la vieille ténacité du Teuton, jointe au besoin d’action et à la vivacité du Yankee, tenait la chair soumise à l’esprit.

— Ceux qui veulent partir avec les chiens aussitôt que la glace le permettra, n’ont qu’à le dire.

— Moi ! crièrent huit voix, faites pour égrener le chapelet de jurons le long d’une rude piste sur des milliers de milles.

— Avis contraire ?

— Moi, moi !

Pour la première fois, les Incapables se mettaient d’accord sans tenir compte de leurs intérêts personnels.

— Et que prétendez-vous faire ? demanda Weatherbee d’un ton agressif.

— La majorité a décidé ! La majorité a décidé ! s’écrièrent les autres.

— Si vous nous faussez compagnie, l’expédition peut échouer, reprit suavement Sloper, mais je crois qu’en travaillant dur, nous nous passerons bien de vous. Qu’en dites-vous, les gars ?

L’écho répéta leurs exclamations.

— Mais voyons, hasarda Cuthfert, très embarrassé. Que peut faire un pauvre type comme moi ?

— Viens-tu avec nous ?

— N…non !

— Alors reste, si cela te fait plaisir. C’est pas nous qui trouverons à redire.

— Tu pourrais peut-être t’arranger avec ton propre à rien de compagnon, avança un lourd Américain de l’Ouest, qui venait de Dakota, en désignant Weatherbee. Lui te demandera sûrement de travailler quand il s’agira de faire la cuisine et de ramasser du bois.

— Alors l’affaire est terminée, conclut Sloper. Nous, nous partirons demain pour camper à cinq milles d’ici, afin de tout mettre en ordre de marche, et de nous rendre compte si nous n’avons rien oublié.

Les traîneaux grinçaient sur leurs patins garnis d’acier et les chiens s’évertuaient à tirer, courbés dans les harnais où ils étaient condamnés à mourir.

Jacques Baptiste s’arrêta à côté de Sloper pour regarder une dernière fois la cabane. La fumée s’échappait en volutes mélancoliques de la cheminée de tôle. Les deux Incapables les regardèrent partir du seuil de la porte.

Sloper posa la main sur l’épaule de son camarade.

— Jacques Baptiste, as-tu jamais entendu parler des chats de Kilkenny ?

Le métis secoua la tête négativement.

— Eh bien ! mon vieux copain, les chats de Kilkenny se sont entre-dévorés jusqu’à ce qu’il ne restât de chacun d’eux ni peau, ni poils, ni le moindre miaulement. Tu entends ? Rien de rien. Or, ces deux individus ont les bras retournés. Ils n’en ficheront pas un coup, cela nous le savons. Pendant tout l’hiver, un hiver morne et interminable, ils resteront seuls. N’ai-je pas raison de les comparer aux chats de Kilkenny ?

Ce qu’il y avait du Français dans Baptiste lui fit hausser les épaules, mais l’Indien en lui resta coi. N’importe, son mouvement d’épaules était significatif et gros de prophétie.

Au début, tout alla bien dans la petite cabane. Les rudes plaisanteries de leurs camarades avaient inculqué à Weatherbee et Culhfert le sens des responsabilités qui leur incombaient. En somme, le travail n’écrasait pas deux hommes en pleine vigueur. L’absence de leur cruel fustigateur, ce terrible métis, avait ramené en eux une agréable réaction. Chacun d’eux s’évertua à surpasser l’autre, et ils exécutèrent leurs menues tâches avec un empressement qui eût fait écarquiller les yeux à leurs camarades s’épuisant à présent, corps et âme, sur la Longue Piste.

Tout souci avait disparu. La forêt qui les entourait sur trois côtés constituait un bûcher inépuisable. À quelques pas de leur porte, sommeillait la rivière du Porc-Épic, et d’un trou de sa robe de glace jaillissait une source bouillonnante, claire comme le cristal, bien que terriblement froide. Mais ils ne tardèrent pas à y trouver un inconvénient. Le trou s’obstinait à geler, les contraignant pendant de longues heures à rompre la glace.

Les constructeurs inconnus de la cabane avaient prolongé les poutres de côté pour servir de support à une cache sur le derrière. Là s’entassaient en vrac les provisions des deux associés, trois fois plus que suffisantes. Mais la plus grande partie était de nature à réparer les forces nerveuses et musculaires, plutôt qu’à chatouiller agréablement le palais. Il y avait du sucre en abondance pour deux hommes ordinaires. Mais ces deux-ci n’étaient guère que des enfants. Ils eurent vite découvert les bienfaits de l’eau chaude saturée à point avec du sucre ; ils trempèrent sans parcimonie leurs galettes et ramollirent leurs croûtons dans le doux sirop blanc. Le café, le thé et surtout les fruits secs subirent de désastreux ravages. Leur première discussion naquit à propos du sucre. Et c’est une grande affaire quand deux hommes, qui dépendent l’un de l’autre pour toute compagnie, commencent à se quereller.

Weatherbee aimait à pérorer sur la politique et Cuthfert, qui s’était borné jusqu’alors à détacher ses coupons et à laisser la chose publique se débrouiller de son mieux, se désintéressait de la question ou bien se répandait en d’effarantes épigrammes. Mais l’employé était trop obtus pour apprécier l’expression adroite de la pensée, et cette dépense inutile d’esprit irritait Cuthfert. Habitué à éblouir les gens par son éloquence, le manque d’auditoire constituait pour lui une véritable souffrance. Il se tint pour offensé et, inconsciemment, il fit retomber tout le poids de ce grief sur son pauvre diable de compagnon.

À part leur existence actuelle, ils n’avaient rien de commun et leurs mentalités ne présentaient aucun point de contact. Weatherbee était un gratte-papier qui, de toute sa vie, n’était sorti de ses bureaux ; Cuthfert, maître ès arts[1], tripotait la peinture à l’huile et avait écrit pas mal de choses. L’un était un homme de basse classe qui se regardait comme un homme du monde, l’autre un gentilhomme qui avait conscience de l’être. De là on peut conclure qu’un personnage peut être de qualité, sans posséder les premiers éléments de la vraie camaraderie.

Le scribe était aussi sensuel que l’autre était artiste. Ses aventures d’amour, racontées avec force détails, et pour la plus grande partie forgées dans son imagination, affectaient le délicat maître ès arts, comme l’eussent fait les relents d’un égout.

Il considéra son compagnon comme un animal malpropre et inculte, dont la place était dans la fange avec les pourceaux. Il ne put s’empêcher de le lui dire ; celui-ci le traita en revanche de femmelette et de voyou. Sa vie en eût-elle dépendu, Weatherbee n’eût pu dire exactement ce qu’il entendait par « voyou », mais n’importe, le mot le satisfaisait.

Weatherbee chantait, en détonnant toutes les trois notes, des chansons comme le Cambrioleur de Boston ou Le Joli Mousse pendant des heures entières. Cuthfert en pleurait de rage jusqu’à ce que, sa patience à bout, il s’enfuît au dehors. Mais la situation était sans issue. Il ne pouvait longtemps supporter l’intensité du froid ; la petite cabane, où s’entassaient les couchettes, le poêle, la table et tout le reste, les bloquait dans un espace de dix pieds sur douze. La seule présence de l’un devenait pour l’autre une sorte d’injure continuelle, et ils se confinaient dans de mornes silences qui, de jour en jour, augmentaient en durée et en intensité. Parfois une lueur dans le regard ou un pli de la lèvre trahissait ce qu’il y avait de meilleur en eux, bien qu’ils s’efforçassent de s’ignorer entièrement l’un l’autre pendant ces périodes de mutisme. Et chacun, de son côté, s’étonnait de ce que Dieu eût pu créer un être semblable à son compagnon.

Ils avaient si peu d’occupations que le temps devenait pour eux un fardeau intolérable. Leur paresse s’accrut encore de ce fait. Ils tombèrent dans une léthargie physique à laquelle il leur fut impossible de se soustraire et ils se révoltèrent à l’idée d’accomplir la plus minime tâche.

Un matin que Weatherbee devait, à son tour, préparer le déjeuner commun, il se glissa hors de ses couvertures, et, pendant que son compagnon ronflait, alluma d’abord la lampe à huile, puis le poêle. Les bouilloires étaient gelées et il n’y avait pas dans la cabane d’eau pour se laver. Il ne s’en inquiéta pas le moins du monde. En attendant que l’eau dégelât, il coupa quelques tranches de lard et se plongea dans le travail délectable de pétrir le pain.

Cuthfert l’avait sournoisement observé entre ses paupières mi-closes. Il s’ensuivit une scène au cours de laquelle ils ne se ménagèrent pas les malédictions et ils convinrent que chacun d’eux, désormais, préparerait sa nourriture. Une semaine plus tard, Cuthfert négligeait ses ablutions matinales ; il n’en mangea pas moins de bon cœur le repas qu’il s’était fait cuire. Weathorbee se moqua de lui, après quoi la ridicule habitude de se débarbouiller disparut complètement de leur existence.

En voyant diminuer leur approvisionnement de sucre et autres petites douceurs, ils commencèrent à craindre de n’en avoir pas la quantité qui leur revenait à chacun, et, afin de ne point se trouver lésés, ils se mirent à s’en gaver. De cette lutte de gloutonnerie, les friandises pâtirent aussi bien que les hommes. Leur sang s’appauvrit du manque de légumes frais et du défaut d’exercice, de repoussants boutons de couleur rougeâtre leur couvrirent le corps. Cependant, ils refusèrent encore de tenir compte de cet avertissement. Bientôt leurs muscles et leurs articulations se mirent à enfler, leur chair noircit et leurs bouches, leurs gencives et leurs lèvres prirent une teinte crêmeuse. Loin de se trouver rapprochés par leurs misères, ils se bornaient à surveiller l’un sur l’autre les symptômes du scorbut qui progressait.

Ils ne prêtèrent plus la moindre attention à leur apparence physique, et par là même oublièrent la décence la plus élémentaire. Jamais plus ils ne prirent la peine de faire leurs lits, ou de renouveler au-dessous la couche de branchages de sapin, et la cabane ressembla à une véritable porcherie.

Pourtant il leur était impossible de passer leur temps sous leurs couvertures, comme ils l’eussent désiré ; le froid était inexorable et le poêle exigeait de fortes quantités de combustible. Leurs cheveux et leurs barbes devenaient hirsutes, et leurs hardes auraient rebuté un chiffonnier. Mais ils ne s’en souciaient pas. Ils étaient malades et personne ne pouvait les voir ; en outre, tout mouvement leur était pénible.

À tout cela venait s’ajouter un nouveau sujet d’inquiétude — la peur du Nord. Cette peur, fille à la fois du Grand Froid et du Grand Silence, était née dans les ténèbres de décembre quand le soleil avait plongé pour de bon derrière l’horizon du Sud. Elle les affectait suivant leurs mentalités différentes. Weatherbee, en proie aux superstitions les plus grossières, faisait de son mieux pour évoquer les esprits des inconnus qui dormaient dans leurs tombeaux. Il s’y passionnait et il rêvait qu’ils sortaient du froid pour venir vers lui, se blottissaient dans ses couvertures et lui contaient les aventures et les tracas qui avaient précédé leur trépas. Il s’arrachait à leur contact en les sentant se rapprocher de lui et mêler aux siens leurs membres glacés ; et quand ils lui chuchotaient à l’oreille les secrets de l’avenir, la cabane retentissait de ses hurlements de terreur.

Cuthfert n’y comprenait rien — car les deux compagnons ne se parlaient plus — et lorsque ces cris le réveillaient, il ne manquait jamais de saisir son revolver. Puis il se mettait sur son séant, tremblait nerveusement, son arme braquée sur le dormeur inconscient. Il se figura que l’homme devenait fou et commença à craindre pour son existence.

Sa maladie à lui affectait une forme moins concrète. L’artisan inconnu qui avait construit la cabane, poutre par poutre, avait fixé une girouette sur le toit et Cuthfert avait remarqué qu’elle indiquait invariablement le Sud ; certain jour, irrité de la voir dans cette même position il la tourna vers l’Est et la surveilla attentivement ; mais pas un souffle d’air ne la fit remuer ; alors il la déplaça vers le Nord, en jurant de ne plus y toucher tant que le vent ne soufflerait point. Mais le calme surnaturel de l’air l’effrayait et, bien souvent, il se levait au milieu de la nuit pour aller voir si la girouette avait viré. Une déviation de dix degrés aurait suffi pour le contenter. Mais non, elle restait fixée au-dessus de sa tête, immuable comme le Destin. Son imagination se mit à battre la campagne et bientôt il considéra la girouette comme une sorte de fétiche.

Parfois, il suivait en pensée la route qu’elle indiquait à travers les mornes étendues, et laissait la peur envahir son âme. Il s’attardait à rêver à l’Invisible et à l’Inconnu jusqu’à se sentir écrasé par le fardeau de l’éternité. Tout, dans le Northland, possédait cette action déprimante — l’absence de vie et de mouvement, les ténèbres, la paix infinie de cette contrée mystérieuse, le sinistre silence dans lequel chaque battement du cœur retentit, la forêt imposante qui, dirait-on, recèle quelque chose d’effrayant et d’inexprimable que ni les mots ni l’imagination ne sont capables de rendre.

Le monde qu’il avait quitté depuis si peu de temps, avec ses nations industrieuses et ses vastes entreprises, lui semblait déjà bien loin.

Parfois des réminiscences le hantaient — souvenirs de marchés publics, d’expositions, de rues populeuses, de toilettes, de soirées, de fonctions sociales, d’hommes honnêtes et de femmes aimées, qu’il avait connus — mais c’étaient là comme les souvenirs confus d’une vie qu’il eût vécue des centaines d’années auparavant sur une autre planète. Ces visions devenaient pour lui la Réalité. Debout, à quelque distance de la girouette, les yeux rivés au ciel polaire, il n’arrivait pas à admettre l’existence réelle des terres du Sud et à se figurer qu’en ce moment même, elles bourdonnaient de vie et de mouvement. Non, il n’y avait pas de Sud, pas d’hommes, pas de fiançailles, pas de mariages. Derrière ce morne horizon s’étendaient de vastes solitudes et d’autres plus immenses encore. Il n’existait pas de pays ensoleillés à l’atmosphère lourde du parfum des fleurs. Ce n’étaient là que d’anciens rêves de paradis. Les pays lumineux de l’Ouest, les pays des épices de l’Est, la riante Arcadie et les Îles bénies des Bienheureux. Ah ! ah ! Son rire fendit le néant et ce bruit inaccoutumé le surprit. Il n’y avait pas de soleil. Tout cela représentait l’univers inerte, glacé et sombre, et il en était le seul habitant.

Mais Weatherbee ? En ces instants-là, Weatherbee n’entrait pas en ligne de compte. Il le considérait comme un Caliban, un fantôme monstrueux enchaîné à lui depuis l’éternité, en châtiment de quelque crime oublié.

Il vivait en compagnie de la Mort parmi les défunts, démoralisé par le sentiment de son propre néant, écrasé sous la masse puissante des âges révolus. La solennité de toutes choses l’épouvantait. Tout y concourait, sauf lui-même : la cessation complète du vent et du moindre mouvement, l’immensité des terre sauvages couvertes de neige, la hauteur du ciel et la profondeur du silence.

Cette girouette ! Si seulement, elle voulait tourner. Si la foudre pouvait tomber, ou la forêt s’embraser. L’effondrement des cieux, le fracas du Jugement Dernier ! N’importe quoi, n’importe quoi ! Mais non, rien ne remuait. Le silence s’amoncelait et la Peur du Nord étreignait son cœur de ses doigts de glace.

Un jour, nouveau Robinson Crusoé, il rencontra une piste sur le bord du fleuve — c’était l’empreinte légère d’un lièvre à raquettes sur le fin duvet de la neige. Ce fut pour lui comme une révélation. La vie existait donc dans le Northland ! Il la suivrait, l’étudierait, ne la lâcherait pas des yeux. Oubliant l’enflure de ses membres, il s’élança à travers la blanche épaisseur dans une dernière exaltation. Il s’enfonça dans la forêt, et le court crépuscule de midi s’évanouit. Il continua sa poursuite jusqu’à ce que la nature épuisée, reprenant ses droits, le couchât anéanti dans la neige. Alors il grogna, furieux contre lui-même, en découvrant que la piste n’avait existé que dans son imagination.

Tard dans la nuit, il regagna la cabane en se traînant sur les mains et sur les genoux, les joues gelées et ressentant dans les pieds un étrange engourdissement.

Weatherbee ricana méchamment et ne s’offrit même pas à le secourir. L’autre piqua une aiguille dans ses orteils sans éprouver la moindre sensation, puis il les dégela près du feu. Une semaine après, la gangrène s’y était mise.

Mais le scribe avait aussi ses misères. À présent, les morts désertaient plus souvent leurs tombeaux et ne le laissaient plus en paix, même durant son sommeil. Il en était arrivé à attendre avec frayeur leur apparition, et chaque fois qu’il passait près des deux tertres, il était secoué de frissons.

Une nuit, pendant qu’il dormait, ils l’emmenèrent avec eux pour une certaine tâche. Plein d’une horreur indicible, il se réveilla entre les deux tas de pierres et se sauva comme un fou vers la cabane, mais il avait dû rester dehors un certain temps, car il rentra aussi avec les joues et les pieds gelés.

Parfois, pris d’une sorte de frénésie causée par leur présence obstinée, il bondissait autour de la hutte, massacrant l’air à coups de hache, et détruisant tout ce qui se trouvait à sa portée. Pendant ces combats avec les fantômes, Cuthfert se blottissait dans ses couvertures et suivait tous les mouvements du fou, prêt à l’abattre s’il s’approchait trop.

Mais un jour, comme il sortait d’une de ces crises, l’employé remarqua l’arme braquée sur lui. Ses soupçons s’éveillèrent et désormais lui aussi vécut en craignant pour sa vie. Ils s’épièrent à ce point que chacun d’eux se retournait avec un sursaut d’effroi dès que l’autre passait derrière lui. Cette appréhension se changea bientôt en une manie qui les hantait même pendant leur sommeil. Ils laissaient tacitement brûler la lampe toute la nuit et veillaient, avant de se coucher, à ce qu’elle fût abondamment garnie de graisse.

Le moindre mouvement de l’un suffisait pour alarmer l’autre et, pendant de longues heures, ils restaient les yeux ouverts, grelottant sous leurs couvertures, les doigts sur la gâchette.

Tant par la Peur du Nord que par le surmenage de leur cerveau et par le ravage du mal, ils perdaient toute apparence humaine et arrivaient à ressembler à des bêtes sauvages traquées et aux abois.

Leurs joues et leurs nez, par suite du gel, étaient devenus noirs et leurs orteils se détachaient à la première et à la seconde phalange. Chaque geste leur était une souffrance, mais le poêle insatiable exigeait de leurs pauvres corps une rançon de tortures. Tous les jours il réclamait sa nourriture — comme Shylock la livre de chair — et les malheureux se traînaient dans la forêt sur les genoux pour couper du bois.

Un jour, comme ils rampaient à la recherche de branches mortes, ils pénétrèrent à leur insu dans un boqueteau par deux côtés opposés. Soudain, deux spectres désorbités se trouvèrent face à face. La maladie les avait transformés au point qu’il leur fut impossible de se reconnaître. Ils se redressèrent, hurlant d’effroi, et s’enfuirent sur leurs moignons ; ils s’écroulèrent à la porte de la cabane et se battirent à coups de griffes, comme de véritables démons jusqu’à ce qu’ils se fussent aperçus de leur méprise.

Parfois aussi ils revenaient à leur état normal. Pendant une de ces accalmies, ils divisèrent en deux parts égales le sucre, principal objet de leurs dissentiments. Il n’en restait plus que quelques tasses dans leurs sacs, rangés dans la cache ; aussi chacun d’eux, pris de défiance, surveillait le sien avec des yeux jaloux.

Mais un jour, Cuthfert se trompa. Pouvant à peine se déplacer, démoralisé par la souffrance, la tête vide, la vue incertaine, il rampa jusqu’à la cache, sa boîte à sucre à la main, et prit le sac de Weatherbee pour le sien.

Janvier venait de commencer lorsque cet événement se produisit. Le soleil était, depuis quelque temps déjà, remonté quelque peu vers le Sud et, à l’heure de midi, dispersait quelques superbes flots de lumière jaune sur le ciel septentrional.

Le lendemain de son erreur, Cuthfert ressentit une amélioration physique aussi bien que morale.

Midi approchait, le jour s’éclaircissait ; il se traîna dehors pour jouir de l’éphémère clarté qu’il considérait comme une promesse des futures intentions du soleil. Weatherbee qui, lui aussi, se sentait mieux, rampa à sa suite. Ils s’accroupirent dans la neige, sous la girouette immobile, et attendirent.

La sérénité de la mort les environnait. Sous d’autres climats, lorsque la désolation s’abat sur la nature, il y existe tout de même une sorte d’espoir latent, celui d’une petite voix qui reprendra le chant interrompu. Le Nord n’offre rien de pareil.

Les deux hommes se figuraient avoir vécu des siècles dans cette paix sépulcrale. Ils ne pouvaient invoquer aucun chant du passé, ni imaginer aucun chant d’avenir. Ce calme surnaturel, ce silence paisible de l’éternité, ils l’avaient toujours connu.

Leurs yeux restaient fixés sur le Nord ; invisible, derrière eux, caché par les montagnes qui se dressaient vers le Sud, le soleil glissait vers le zénith d’un autre ciel que le leur. Seuls spectateurs de cette scène grandiose, ils regardaient la fausse aurore grandir peu à peu. Une faible flamme apparut et s’éteignit presque ; puis elle s’accrut, passant tour à tour d’un rouge jaunâtre au pourpre et au jaune safran. Elle devint si éclatante que Cuthfert se figura un instant que l’astre était derrière elle — c’eût été un miracle que le lever du soleil au Nord !

Soudain, sans avertissement ni transition, le tableau s’évanouit. Le ciel se décolora. La lumière du jour avait disparu. Leur respiration était haletante.

Mais qu’arrivait-il ?… de menues parcelles scintillantes de givre brillaient dans l’air et voici que du côté du Nord la girouette projetait sur la neige une vague silhouette. Une ombre ! Une ombre !

Il était exactement midi. Ils se tournèrent hâtivement vers le Sud. Une frange dorée sur le versant neigeux de la montagne les remplit de joie un instant, puis disparut elle aussi.

Ils se regardèrent ensuite avec des larmes dans les yeux. Un apaisement étrange s’était emparé d’eux ; ils se sentaient irrésistiblement entraînés l’un vers l’autre. Le soleil revenait ! Ils en jouiraient demain et le jour suivant et les autres encore. Chacune de ses visites se prolongerait davantage et le temps viendrait où, dans leur ciel, il n’y aurait ni nuit, ni jour et où l’astre ne descendrait jamais au-dessous de l’horizon. La nuit n’existerait plus. L’hiver de glace serait terminé, les vents souffleraient, et les forêts renverraient leurs échos ; la terre se baignerait sous la caresse du soleil et la vie renaîtrait. La main dans la main, ils fuiraient cet horrible cauchemar et regagneraient le Sud. D’un mouvement spontané, ils se penchèrent en avant, et leurs mains se touchèrent, leurs pauvres mains estropiées, gonflées et tordues que cachaient leurs mouffles.

Mais cette promesse ne devait pas se réaliser. La terre du Nord est inexorable et l’âme des hommes, là plus qu’ailleurs, reste soumise à d’étranges lois, incompréhensibles pour ceux qui n’ont pas voyagé en pays lointain.

Une heure plus tard, Cuthfert ayant mis au four un poêlon de pâte, se surprit à songer à ce que les chirurgiens pourraient faire de ses pieds quand il serait de retour. Le pays ne lui semblait plus si loin maintenant.

Weatherbee, lui, farfouillait dans sa cache. Tout à coup, il éclata en une volée de jurons qui s’arrêtèrent net. L’autre lui avait volé son sac de sucre.

Les choses auraient pu tourner mal, si les deux fantômes n’étaient sortis de dessous leurs pierres, pour lui refouler les injures dans la gorge. Ils l’attirèrent doucement hors de la cache qu’il oublia de refermer.

— Enfin, le but était atteint, songea-t-il ; l’événement que, dans ses rêves, ils lui avaient prédit, allait se réaliser.

Ils le conduisirent toujours aussi doucement au tas de bois, et lui mirent la hache dans la main. Ensuite, il l’aidèrent à pousser la porte de la cabane, et il fut certain qu’ils la refermaient derrière lui, à en juger, du moins, par le fracas qui s’ensuivit et le bruit sec du loquet rentrant dans sa gâche. Et il sentait qu’ils restaient dehors à l’attendre pendant qu’il accomplirait sa besogne.

— Carter ! dis donc ! Carter !

Effrayé par l’expression du visage de son compagnon, Percy Cuthfert se hâta de mettre la table entre eux deux.

Carter Weatherbee le suivit sans hâte. Le visage de l’autre ne trahissait ni pitié ni colère, mais plutôt la patiente détermination de celui qui a une certaine tâche à accomplir et s’en acquitte méthodiquement.

— Eh bien ! Quoi ? Qu’y a-t-il ?

L’employé recula, coupant la retraite vers la porte, mais sans proférer une parole.

— Voyons Carter, Voyons ! expliquons-nous ! Calme-toi !

Les idées du maître ès arts se succédaient rapidement ; d’un pas léger il se dirigea vers son lit où se trouvait son Smith et Wesson. Les yeux fixés sur le fou, il se laissa tomber à la renverse sur la couchette en saisissant en même temps son revolver.

— Carter !

La poudre brûla le visage de Weatherbee, mais il brandit son arme et fit un bond en avant. La hache mordit Percy Cuthfert aux reins et il eut l’impression que ses jambes l’abandonnaient. Alors l’employé lui tomba dessus de tout son poids, lui étreignant la gorge de ses doigts flasques.

La douleur avait fait lâcher son arme à Cuthfert, et tandis que ses poumons haletaient de l’effort pour se libérer, il fouillait au hasard parmi ses couvertures pour la retrouver. Puis il se souvint. Il glissa la main pour atteindre le couteau attaché à la ceinture de l’employé et, dans cette dernière prise de corps, ils s’enlacèrent étroitement.

Bientôt, Percy Cuthfert sentit ses forces s’en aller. Il ne pouvait plus remuer la partie inférieure de son corps. Le poids inerte de Weatherbee l’écrasait et le clouait sur place, comme un loup pris au piège.

Une odeur familière remplissait la cabane ; il se rendit compte que le pain était en train de brûler ; mais que lui importait ? il n’en aurait plus jamais besoin. Et il restait également ces six tasses de sucre dans la cache. S’il avait pu prévoir, il n’en eût pas été si avare les derniers jours. La girouette tournerait-elle encore ? Elle tournait peut-être en ce moment ? Pourquoi pas ? Ne venait-il pas d’apercevoir le soleil ? Il allait sortir pour s’en assurer. Mais non, il lui était impossible de remuer. Il n’aurait jamais cru que l’employé était si lourd.

Comme la cabane se refroidissait vite ! Le feu devait être éteint, et le froid pénétrait. Il était déjà au-dessous de zéro, et la glace grimpait à l’intérieur de la porte. Il ne la voyait pas, mais grâce à sa longue expérience, il pouvait mesurer les progrès de son invasion par l’abaissement de la température dans la cabane. Le gond inférieur devait être déjà blanc en ce moment.

Est-ce que son histoire parviendrait seulement aux oreilles du monde ? Qu’en penseraient alors ses amis ? Ils la liraient vraisemblablement en buvant leur café, et la commenteraient au club. Il lui semblait les entendre. — « Pauvre vieux Cuthfert », murmuraient-ils, « il n’était pas si mauvais bougre après tout. » Il sourit de leurs appréciations et continua sa route à la recherche d’un bain turc. C’était toujours la même foule dans la rue ; mais, chose étrange, personne ne remarquait ses mocassins de peau d’élan et ses jambières en lambeaux.

S’il prenait un cab ! Après le bain, un tour chez le coiffeur ne ferait pas mal. Non ! il mangerait d’abord. Un bifteck, des pommes de terre, des légumes ; comme tout était succulent ! Et qu’était-ce ? Des rayons de miel laissant couler un liquide ambré. Mais pourquoi tant en apporter ? Ah ! ah ! Il ne pourrait jamais tout manger !

— Cirer les souliers ? Mais comment donc !

Il posait le pied sur la boîte. Le cireur le regardait avec ébahissement de bas en haut ; se rappelant qu’il était chaussé de mocassins en peau d’élan, il s’éloignait en hâte.

Attention ! la girouette a sûrement tourné. Non, un simple bourdonnement dans ses oreilles, c’était tout, un simple bourdonnement.

La glace devait maintenant dépasser le loquet et probablement elle recouvrait le gond supérieur. Entre les poutres bourrées de mousse, de petites pointes de givre commençaient à apparaître. Comme elles étaient longues à venir ! Mais non, puisqu’une nouvelle se montrait et puis encore une autre. Deux ! trois ! quatre ! elles arrivaient trop vite pour qu’on pût les compter. Deux croissaient simultanément et voilà qu’une troisième les rejoignait ; maintenant, on ne les voyait plus, elles s’étaient toutes rejointes et formaient une nappe.

Eh bien ! Il aurait de la société. Si jamais l’ange Gabriel rompait l’immense silence du Nord, ils se tiendraient côte à côte, la main dans la main, devant le grand trône blanc. Et Dieu les jugerait ! Dieu les jugerait !

Peroy Cuthfert ferma les paupières et glissa dans l’inconscience.


YAN, L’IRRÉDUCTIBLE

YAN, L’IRRÉDUCTIBLE

Car il n’y a pas de loi, ni de Dieu, ni des hommes,

Qui vaille au nord du 53e degré de latitude.

Yan roula à terre, jouant des pieds et des mains, dans un mutisme farouche. Deux des trois hommes qui s’accrochaient à lui se criaient des ordres, et tentaient de maîtriser ce démon trapu et velu qui ne cessait de gigoter. Le troisième poussa soudain un hurlement. Son doigt était pris entre les dents de Yan.

— Assez blagué, Yan, calme-toi ! s’écria Bill le Rouge d’une voix entrecoupée. En même temps, il serrait le coup de Yan à l’étrangler. Que diable ! ne peux-tu te laisser pendre sans faire tous ces embarras ?

Mais Yan ne lâchait pas le doigt, et continuait à se tortiller sur le sol de la tente, au grand dommage des pots et des poêlons.

— Vous n’êtes pas un gentleman ! représenta Taylor, dont le corps suivait le doigt, et qui se pliait à tous les soubresauts de la tête de Yan. Vous avez tué M. Gordon, le plus brave et le plus honnête homme qui ait jamais battu la piste derrière les chiens. Vous n’êtes qu’un assassin, et il ne vous reste aucune dignité.

— Tu n’es plus un frère, reprit Bill le Rouge, autrement tu nous laisserais te passer la corde au cou, sans résistance. Allons, Yan, sois chic avec les copains. Tu nous as assez ennuyés. Cesse tes grimaces, que nous puissions te pendre proprement et en un tournemain. Ensuite, on n’en parlera plus.

— Hardi, les gars ! brailla Lawson, l’ancien matelot.

— Fourrez-lui la tête dans le pot aux haricots et appuyez ferme !

— Et mon doigt, Monsieur ? protesta Taylor.

— Tu nous barbes avec ton doigt ! il nous gêne rudement.

— Mais je ne peux pas le retirer, Monsieur Lawson, il est toujours dans la gueule du type et il me l’a à moitié chiqué.

— Attention aux étais !

Au moment où Lawson lançait son cri d’avertissement, Yan était parvenu à se relever à demi, et les quatre hommes aux prises se bousculèrent à travers la tente dans un pêle-mêle de peaux et de couvertures qui mit à découvert le corps d’un homme inanimé portant au cou la trace sanguinolente d’une balle.

L’accès de folie de Yan était cause de tout cela, cette folie qui s’empare de l’homme qui, ayant dépouillé depuis longtemps le grossier vernis de la civilisation pour se vautrer dans la rudesse primitive, voit un jour se dresser, dans son imagination, les vallées fertiles de son pays natal et sent pénétrer dans ses narines le parfum du foin coupé, de la verdure, des fleurs et de la terre fraîchement labourée.

Pendant cinq années glaciales, sa démence avait eu le temps de germer au cours de son pénible labeur le long du fleuve Stewart, à Forty Mile, Circle City, Koyukuk, Kotzebue. Elle avait atteint son point culminant à Nome, non la ville aux grèves d’or et aux sables rouges, mais la Nome de 97, avant le lotissement de la Cité de l’Enclume, ou l’organisation du district de l’Eldorado.

John Gordon, Yankee de naissance, aurait dû faire preuve de plus de discernement. Pourquoi avait-il lâché le mot blessant juste à un moment ou Yan, torturé par la nostalgie, grinçait des dents, et où ses yeux, injectés, lançaient des flammes ?

Il en était plus avancé ! La tente sentait à présent la poudre ; un homme gisait immobile, et un autre se débattait comme un rat acculé, en refusant de se livrer à ses camarades, pour être pendu de la façon discrète préconisée par eux.

— Si vous vouliez bien me le permettre, Monsieur Lawson, avant de continuer ce vacarme, je vous indiquerais un excellent moyen pour forcer cette vermine à desserrer les dents. Il ne veut ni me trancher le doigt, ni me le lâcher. Il a l’astuce du serpent, Monsieur, l’astuce du serpent !

— La hachette ! vociféra le matelot, la hachette ! Il glissa le tranchant près du doigt de Taylor, et pesa sur les dents de l’homme. Yan tenait bon, et respirait par le nez, en soufflant comma un phoque.

— Hardi tous ! Ça y est !

— Merci bien, Monsieur. Quel soulagement !

Et M. Taylor se mit en devoir d’immobiliser, à pleins bras, les jambes de la victime qui s’agitait éperdument.

Mais, Yan, ensanglanté, écumant, jurant, persistait dans sa rage féroce. Ses cinq années de glaces semblaient s’être transformées d’un coup en un feu infernal. Le groupe chancelait de ci de là, haletait, suait comme un monstre cyclopéen et multipède, jailli des profondeurs de la planète. La lampe fut renversée, s’éteignit en grésillant, et la scène ne fut plus éclairée que par le jour crépusculaire de midi dont la lueur arrivait à peine à percer la toile souillée de la tente.

— Pour l’amour de Dieu ! Yan ! supplia Bill le Rouge, reprends tes esprits. Nous ne voulons ni te faire du mal, ni te tuer, ni rien de tout ça, simplement te pendre. Tu fais un raffut et un gâchis, que c’en est effrayant. Et dire que nous avons pris la piste ensemble, et tu me traites de la sorte ! Je n’aurais jamais cru cela de toi, Yan !

— Il a trop de sillage ! Amarre-lui les guiboles, Taylor, et hale dessus !

— Oui, Monsieur… monsieur Lawson. Quand je vous préviendrai, portez tout votre poids sur lui

Le Kentuckien tâtonna autour de lui dans l’obscurité.

— Allez-y maintenant, Monsieur, c’est le moment !

Un mouvement de houle et deux cent cinquante kilos de chair humaine oscillèrent et vinrent s’abattre contre les parois de la tente ; les piquets s’arrachèrent, les cordes cédèrent, et la toile s’affaissa, enveloppant la mêlée dans ses plis graisseux.

— Tu ne fais qu’aggraver ton cas ! poursuivit Bill le Rouge, en enfonçant ses pouces dans un gosier velu dont il avait réussi à terrasser le propriétaire. Tu crois que tu ne nous a pas assez embêtés ? Il va nous falloir maintenant perdre une demi-journée à tout remettre en place, quand nous t’aurons hissé en l’air.

— Lâchez-moi ! Je vous en prie, Monsieur, bredouilla Taylor.

Bill le Rouge desserra son étreinte en grommelant, et les deux hommes rampèrent vers le dehors. À ce moment, Yan réussit à se débarrasser du matelot, et détala à travers la plaine neigeuse.

— Allez ! flemmards du diable ! Buck ! Bright ! Cherche ! Attrape ! Attrape ! cria Lawson en s’élançant à la poursuite du fuyard.

Buck et Bright, suivis de tous les autres chiens, eurent bientôt rejoint et cerné le meurtrier.

Cette course n’avait aucune raison d’être ; il était aussi futile pour Yan de chercher à fuir, que pour les autres de vouloir l’en empêcher. D’un côté s’étendait le désert, de l’autre la mer gelée. Sans provisions, sans abri, il ne pouvait aller bien loin.

Il eût été plus simple d’attendre son retour, que la faim et le froid rendaient inévitable. Mais ces hommes ne prenaient pas le temps de réfléchir. Une sorte de démence s’était emparée d’eux. D’ailleurs, le sang avait coulé et en eux parlait, tenace et brûlante, la soif du sang.

« La vengeance m’appartient, » a dit le Seigneur, et cela sous les climats tempérés où le soleil ardent amollit l’énergie humaine. Mais dans le Northland, la prière n’est efficace qu’appuyée de muscles solides, et, de longue date, les hommes ne comptent plus que sur eux-mêmes. On leur a affirmé que Dieu était partout, alors qu’en réalité il obscurcit le pays la moitié de l’année, afin, semble-t-il, qu’on ne puisse le repérer : alors ils tâtonnent dans les ténèbres. Quoi d’étonnant à ce qu’ils aient parfois des doutes sur les préceptes du Décalogue qu’ils estiment inefficaces dans ce pays ?

Yan fuyait éperdument, sans but, sous l’empire d’une seule idée : « vivre ». Vivre ! Exister ! Buck fila comme une flèche grise, mais le manqua. L’homme le frappa comme un fou et trébucha. Alors, les crocs luisants de Bright se refermèrent sur son cou, et il s’abattit.

Vivre ! Exister ! Il continua de lutter, sauvagement, noyau d’une mêlée d’hommes et de chiens. Son poing gauche était crispé dans le dos d’un chien-loup, tandis que son bras entourait le cou de Lawson, en sorte que chaque effort du chien contribuait à suffoquer un peu plus l’infortuné matelot. La main droite de Yan disparaissait dans la toison bouclée de Bill le Rouge. Quant à M. Taylor, il gisait cloué au sol, réduit à l’impuissance par le poids des autres.

La situation était sans issue ; car la rage de Yan lui donnait une force prodigieuse. Tout à coup, sans motif apparent, il relâcha ses diverses prises et s’étendit tranquillement sur le dos. Ses adversaires se dégagèrent et se redressèrent.

Yan ricana avec malice.

— Mes amis, dit-il, vous m’avez demandé d’être aimable. Maintenant, je le suis. Que voulez-vous de moi ?

— Allons ! cela va mieux, Yan. Calme-toi, répondit gentiment Bill le Rouge. Je savais bien que tu ne tarderais pas à retrouver ton bon sens. Calme-toi, et nous allons liquider gentiment notre petite affaire.

— Quoi ? Quelle affaire ?

— Eh bien ! te pendre, voyons. Et tu devrais remercier ta bonne étoile d’être tombé sur un gars qui s’y connaît. C’est une opération que j’ai faite plus d’une fois aux États, et je la réussis à merveille.

— Pendre qui ? Moi ?

— Dame !

— Ah ! Ah ! Écoutez-le divaguer ! Donne-moi la main, Bill, que je me relève, et que j’aille me faire pendre.

Il se remit péniblement sur pied, et jeta les yeux autour de lui.

— Herr Gott ! Vous l’entendez ? Il voudrait me pendre ! Ho ! ho ! ho ! Viens-y donc !

— Eh bien ! nous allons voir ! tête de Souabe ! reprit ironiquement Lawson, tout en coupant une sangle de traîneau qu’il enroula avec un soin qui ne disait rien de bon. Le juge Lynch préside le tribunal aujourd’hui !

— Un moment ! s’écria Yan, et il se recula vivement du nœud coulant qu’on lui présentait. J’ai quelque chose à demander et une importante proposition à faire. Kentucky, sais-tu ce que c’est que le juge Lynch, toi ?

— Oui, Monsieur, c’est une institution ancienne et respectée d’hommes libres et de gentlemen. La corruption peut se cacher sous la toge d’un magistrat, Monsieur, mais on peut toujours faire confiance au juge Lynch, pour rendre la justice sans frais d’audience. Il se peut que des gens vendent la loi et que d’autres l’achètent, mais, dans ce pays éclairé, la justice est aussi libre que l’air que nous respirons, aussi puissante que la liqueur que nous buvons, aussi expéditive que…

— Abrège ! que nous sachions ce qu’il veut ! interrompit Lawson, troublant la péroraison du discours.

— Eh bien Kentucky ! réponds-moi. Quand un individu en tue un autre, le juge Lynch le pend-il ?

— Si sa culpabilité est suffisamment prouvée, oui, Monsieur !

— Et dans ton cas, Yan, les preuves abondent pour en faire pendre une douzaine ! jeta Bill le Rouge.

— T’en fais pas, Bill. Je causerai après avec toi. C’est autre chose que je veux savoir de Kentucky… Et si le juge Lynch ne pend pas cet individu, qu’est-ce qui arrive ?

— Dans ce cas, l’homme est libre, et ses mains sont lavées du sang qu’il a versé. De plus, Monsieur, il est dit pour mémoire dans le texte de notre grande et glorieuse Constitution, que nul ne peut être poursuivi, au péril de sa vie, deux fois pour un seul et même crime, ni en fait ni en paroles.

— Et on n’a pas le droit de tirer sur lui, de l’assommer à coups de bâton ou de lui faire autre mal ?

— Non, Monsieur !

— Bon ! Vous entendez ce que dit Kentucky, têtes de pioches que vous êtes tous ! Maintenant, c’est à Bill que je m’adresse Tu connais ton affaire. Bill, et tu vas me pendre tout chaud, n’est-ce pas ? Qu’en dis-tu ?

— Tu peux parier sur ta vie, Yan, que si tu ne nous cherches plus d’histoires, tu auras lieu d’être satisfait de mon travail. Je sais y faire.

— Tu as de la tête, Bill, et tu as retenu pas mal de choses. Alors, tu sais que deux et un font trois, pas vrai ?

Bill en convint d’un signe de tête.

— Quand tu as deux choses, ce n’est pas trois, pas vrai ? Alors suivez-moi bien, et je vais m’expliquer. Pour une pendaison, il faut trois choses : il faut avoir l’homme. Et d’une ! C’est moi. Il faut une corde. Ça fait deux ! C’est Lawson qui la tient. La corde doit être attachée à quelque chose. Et de trois ! Promenez vos yeux sur le paysage et cherchez cette troisième chose. Hein ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

Machinalement, tous les regards balayèrent la plaine de neige et de glace. C’était une surface uniforme, sans contrastes ni saillies, triste, désolée et désespérément monotone, puis la mer encombrée de glaces, la pente douce du rivage, avec, comme fond, des collines basses, et sur tout cela la neige étendait son manteau.

— Ni arbres, ni étais, ni cabanes, et de poteaux télégraphiques pas davantage, gémit Bill le Rouge, rien d’assez fort ni d’assez grand pour faire quitter terre aux orteils d’un homme de cinq pieds ! J’abandonne la partie ! Et il examina avec regret la portion de l’anatomie de Yan placée entre la tête et les épaules. J’abandonne, répéta-t-il tristement à Lawson. Jette ta corde. Dieu n’a jamais voulu créer cette contrée pour les nécessités de la vie, voilà un fait manifeste.

Yan se mit à ricaner triomphalement.

— Je pense que je puis aller fumer une pipe dans la tente ?

— Les faits te donnent raison, Yan, mon fils, reprit Lawson, mais tu n’es qu’une gourde, et ceci, sache-le, ne fait pas l’ombre d’un doute. C’est aux gens de mer de venir vous donner des leçons, à vous, tas de croquants. Savez-vous ce que c’est qu’une paire de ciseaux ? Eh bien ! pigez-moi ça !

Sans perdre de temps, le matelot exhuma une paire de longues rames du tas d’objets hétéroclites qu’ils avaient fourrés dans leur bateau au début de l’hiver. Il les attacha ensemble, à peu près à angle droit, par l’extrémité des palettes. Il enfonça les poignées dans la neige jusqu’au sable. Puis, au point d’intersection, il attacha deux cordes de tentes, fixa l’une d’elles à un bloc de glace et tendant l’autre à Bill le Rouge :

— Voilà, mon gars ! Attrape ça et débrouille-toi !

— Non ! non ! s’écria, Yan, en reculant et montrant les poings : ça n’a rien à faire ! Je ne veux pas être pendu. Approchez, tas de brutes, que je vous rosse tous l’un après l’autre. Vous allez voir ce que c’est qu’un diable. Je me ferai tuer, plutôt que de me laisser pendre.

Et il vit avec horreur sa potence se dresser en l’air.

Le marin et les deux autres hommes bondirent sur le meurtrier, fou de rage. Tous trois roulèrent et se débattirent furieusement dans la neige qu’ils creusaient jusqu’au sol. Leur lutte inscrivait sur la page blanche de la nature un chapitre de la tragédie humaine.

Chaque fois qu’il pouvait s’en saisir, Lawson ligotait une main ou un pied de Yan. Ruant, griffant, jurant, il finit, pouce après pouce, par être réduit à l’impuissance, ficelé et traîné à l’endroit où les rames inexorables étaient plantées dans la neige comme un compas gigantesque.

Bill le Rouge ajusta le nœud coulant, et lui plaça la boucle sous l’oreille gauche, à l’instar du bourreau. M. Taylor et Lawson empoignèrent l’autre corde, n’attendant que l’ordre de hisser. Bill s’attardait à contempler son œuvre avec une satisfaction d’artiste.

— Herr Gott ! Regardez donc !

L’intonation de terreur qui perçait dans la voix de Yan les fit tous se détourner.

La tente aplatie s’était soulevée et, dans le crépuscule grandissant, elle tendait des bras fantomatiques, et titubait dans leur direction.

Mais au même instant, John Gordon, ayant enfin trouvé une issue, en sortait.

— Quel sacré !…

Sa voix s’étrangla dans sa gorge quand il aperçut la scène.

— Hé là ! Je ne suis pas mort ! hurla-t-il, en s’avançant furieux vers le groupe.

— Permettez-moi, monsieur Gordon, de vous féliciter pour vous en être si bien tiré, aventura M. Taylor.

— Il était moins cinq, juste moins cinq !

— Au diable tes félicitations ! J’aurais aussi bien pu crever et pourrir ! Je ne vous dois aucun merci, bande de…

Et là-dessus, les sentiments de John Gordon se traduisirent en un torrent tumultueux de mots anglais, élégants, véhéments, accusateurs, et comprenant uniquement des explétifs et des épithètes.

— Il m’a simplement marqué, ajouta-t-il, après avoir déversé sa rancune. Tu as déjà marqué du bétail, Taylor ?

— Oui, Monsieur, plus d’une fois, là-bas, dans le Pays de Dieu.

— Eh bien ! c’est précisément ce qui m’est advenu. La balle n’a fait que m’effleurer la base du crâne en haut de l’échine. J’ai été étourdi, mais il n’y a pas de bobo.

Il se tourna vers l’homme garrotté.

— Debout Yan ! Je vais t’en mettre tant que tu pourras en encaisser, ou tu vas me faire des excuses. Déblayez la place, vous autres !

— Pas du tout ! Déliez-moi, et vous allez voir ! répliqua Yan l’irréductible, dont le démon intérieur restait indompté. Quand je t’aurai rossé, ce sera le tour des autres abrutis, l’un après l’autre, et tous tant qu’ils sont !

QUAND UN HOMME SE SOUVIENT

QUAND UN HOMME SE SOUVIENT

Fortuné La Perle avançait péniblement sur la neige, haletant et maudissant tour à tour sa déveine, l’Alaska, Nome, les cartes et l’individu à qui il venait de faire tâter de son couteau.

Le sang gelait sur ses mains et la scène était encore vivante en son esprit : l’homme se cramponnant au bord de la table et s’affaissant doucement par terre — les jetons qui roulent et les cartes éparpillées, le frémissement de toute la salle, l’instant de surprise ; les tenanciers des jeux cessant leurs appels et le cliquetis des dés s’éteignant, la stupeur peinte sur tous les visages ; puis un silence qui lui avait paru interminable, et alors le grand cri de meurtre et la houle de vengeance qui, accompagnant sa fuite, lançaient à ses trousses toute une ville en furie.

— Tout l’enfer est déchaîné, ricana-t-il, en obliquant dans l’obscurité pour gagner la grève.

De toutes les portes ouvertes les lumières jaillissaient : tentes, cabanes, maisons de danse lâchaient leurs occupants sur ses talons. Les cris des hommes et les hurlements des chiens lui déchiraient les oreilles et précipitaient ses pas. Il courut de plus belle.

Les bruits s’apaisèrent et la foule des poursuivants, dépitée d’avoir en vain fouillé les tenèbres se dispersa.

Mais une silhouette persistait à s’attacher furtivement à ses pas. Tournant la tête de temps à autre, sans s’arrêter, il l’entrevoyait, tantôt se détachant vaguement sur la neige, tantôt se fondant dans la masse plus sombre d’une cabane endormie ou d’une embarcation du port.

Fortuné La Perle jurait faiblement, comme une femme avec l’envie de pleurer causée par la fatigue, et s’enfonçait plus avant dans le labyrinthe formé par des amoncellements de glace, des tentes, des trous de sondage. Il trébuchait sur des haussières tendues et des piles de marchandises, s’empêtrait dans des cordes de tentes, se cognait contre des piquets bêtement plantés sur son chemin et s’abattait à chaque instant sur des amas de neige et de bois flotté.

De temps à autre, lorsqu’il se croyait en sécurité, il ralentissait son allure, étourdi par les battements précipités de son cœur et sa respiration saccadée. Mais toujours la forme émergeait de l’obscurité et l’obligeait à reprendre sa course.

Une pensée superstitieuse lui traversa l’esprit et il frissonna. Son fatalisme de joueur attachait une signification à la persistance de cette ombre silencieuse, inexorable et tenace.

Il voyait en elle le destin qui mène la partie jusqu’au bout et ne quitte les joueurs qu’après le règlement des comptes.

Fortuné La Perle croyait à la réalité de ces choses, et quand il se retourna vers l’intérieur des terres et fila sur la toundra neigeuse, il ne fut pas surpris de voir l’ombre se préciser et se rapprocher de lui.

Démoralisé par son impuissance, il s’arrêta au milieu d’un vaste espace libre et fit face à l’apparition.

La moufle de sa main droite glissa et son revolver refléta la lueur incertaine des étoiles.

— Ne tire pas ! Je ne suis pas armé !

L’ombre avait pris une forme humaine. Au son de cette voix, La Perle sentit ses genoux trembler et, en même temps, une impression de soulagement dilata sa poitrine.

Peut-être les événements eussent-ils pris une tournure différente si Uri Bram, ce soir-là, avait eu son revolver, lorsque assis sur les bancs grossiers de l’Eldorado, il avait assisté au meurtre. C’est à cela aussi qu’on peut attribuer certain voyage sur la Grande Piste qu’il accomplit ultérieurement en compagnie d’un individu à la mine rébarbative. En tout cas, il répéta :

— Ne tire pas. Tu vois bien que je n’ai pas de revolver.

— Alors, par le feu de l’enfer ! pourquoi me cours-tu après ? s’écria le joueur, abaissant son arme.

Uri Bram haussa les épaules.

— Cela n’a pas d’importance. Je voudrais que tu m’accompagnes.

— Et où ?

À ma hutte, là-haut, à la limite du camp.

Mais Fortuné La Perle se piéta dans la neige et prit divers dieux à témoin de la folie de son interlocuteur.

— Qui es-tu ? dit-il pour terminer, et pour qui me prends-tu, pour croire que je vais aller à ton commandement passer ma tête dans le nœud coulant ?

— Je suis Uri Bram, répondit l’autre simplement, et ma cabane est un peu plus haut, à la lisière du camp. Je ne te connais pas, mais tu viens d’arracher l’âme du corps d’un homme — vois encore le sang sur ta manche — et comme sur un second Caïn, la main de l’humanité s’appesantit sur toi. Il n’est aucune place où tu puisses reposer ta tête. Moi j’ai une hutte…

— Pour l’amour de ta mère, assez parlé, interrompit Fortuné La Perle, ou je vais te traiter comme un autre Abel. Un mot de plus et nous allons voir ! Mille hommes me pourchassent dans la plaine et sur les collines. Qu’ai-je à faire de ta hutte ? Ce que je veux, pourceau maudit, c’est fuir loin, loin, bien loin d’ici !

« J’ai presque envie de retourner faire du grabuge, de régler leur compte à quelques-uns, bande de cochons ! et de terminer cette sacrée histoire. La vie c’est combattre pour sa peau, voilà ce que c’est. Et j’en ai soupé ! »

Il se tut, découragé, abattu par le désespoir, et Uri Bram profita de l’instant. Dame, ce n’était pas un orateur ! et son discours fut le plus long qu’il ne prononça jamais — à part un autre dont il sera question plus loin.

— C’est pour cela que je t’ai parlé de ma hutte. Je peux t’y cacher si bien qu’ils ne te découvriront jamais, et je ne manque pas de provisions. Pas d’autre moyen de leur échapper. Tu n’as rien, pas même des chiens ; la mer t’est fermée. Saint-Michaël est le poste le plus rapproché et les coureurs le gagneront de vitesse. De même si tu pars du côté d’Anvik. Tu n’as aucune chance au monde de t’en tirer.

« Allons ! reste avec moi jusqu’à ce que l’affaire soit étouffée. D’ici un mois, et même avant, on t’aura oublié, on parlera de la ruée d’York et de bien d’autres choses. Alors tu pourras reprendre la piste sans te faire remarquer.

« J’ai mes idées sur la justice ! Si je t’ai poursuivi quand tu as quitté l’Eldorado, puis sur la grève, ce n’était pas pour t’arrêter ou pour te dénoncer. J’ai mes idées à moi et elles ne les regardent pas. »

Il cessa de parler en voyant l’assassin tirer de sa poche un livre de prières.

L’aurore boréale, qui se levait au nord-est, éclaira de sa lueur jaune les têtes découvertes des deux hommes et leurs mains nues tenant le livre sacré. Fortuné La Perle fit jurer à Uri de ne pas manquer à sa parole, et ce serment sincère ne devait jamais être violé.

Arrivé à la porte de la hutte, le joueur eut une courte hésitation. Il s’étonnait de la conduite bizarre de cet homme qui le prenait sous sa protection, et un soupçon s’éveilla en lui. Mais à la flamme de la bougie, il vit une pièce confortable et inoccupée et se mit à rouler une cigarette, pendant que l’autre préparait du café.

La chaleur détendit bientôt ses muscles et, allongé sur le dos avec une nonchalance qui n’était pas entièrement feinte, il scrutait avidement la physionomie d’Uri, à travers les spirales de fumée.

Cet homme, aux traits énergiques, avait une force d’un genre spécial qui ne s’extériorise pas. Ses rides formaient des sillons aussi profonds que des balafres, et jamais une expression de sympathie ou de gaîté ne venait en adoucir l’austérité. Ses yeux gris et froids brillaient sous d’épais sourcils broussailleux. Sa mâchoire et son menton dénotaient une fermeté de décision que son front étroit indiquait comme irrévocable et, au besoin, sans pitié.

Tout, dans son visage, exprimait la dureté : le nez, le pli de ses lèvres et les intonations de sa voix. C’était celui d’un homme accoutumé à la solitude et dédaigneux de l’approbation d’autrui ; d’un homme qui, plus d’une fois passait la nuit à débattre ses actes avec sa conscience, mais qui se levait pour faire face à la lumière, la bouche close, afin que nul ne connût ses hésitations.

Il avait l’esprit étroit, mais profond, et Fortuné, aux idées larges et superficielles, ne pouvait le comprendre.

Si Uri avait chanté dans la joie et soupiré dans le chagrin, il l’eût trouvé plus à sa portée, mais ses traits restaient mystérieux et Fortuné était incapable de jauger l’âme qu’ils cachaient.

— Prête-moi la main… Chose, ordonna Uri, quand ils eurent vidé leurs tasses. Il faut être paré en cas de visite.

Fortuné lui déclina son nom, puis, machinalement, se mit à l’aider.

La couchette était installée dans un angle de la cabane. Le fond de ce meuble improvisé était fait en bûches ramassées sur le rivage, recouvertes de mousse et dont les bouts dépassaient inégalement.

Uri enleva la mousse du côté de la cloison et retira trois bûches. Il les scia et en replaça les extrémités de façon que la rangée parût ininterrompue. Ensuite il fit apporter de la cache, par Fortuné, des sacs de farine qu’il aligna par terre à l’endroit où le bois manquait. Par-dessus, il plaça deux longs sacs de marin, puis étala plusieurs couches de mousse et de couvertures.

Le fugitif pourrait s’y allonger avec les fourrures de couchage bien tendues au-dessus de lui, d’un bord à l’autre de la couchette ; n’importe qui pourrait regarder et la croire inoccupée.

Les semaines qui suivirent, plusieurs perquisitions eurent lieu à Nome ; pas une cabane ou une tente n’y échappa ; toutefois, Fortuné ne fut pas dérangé dans son refuge. À dire vrai, on songeait peu à la cabane d’Uri Bram ; c’était bien le dernier coin de la terre où l’on pensait découvrir le meurtrier de John Randolph.

À part des moments d’alerte, Fortuné flânait dans la pièce, exécutant d’interminables réussites et fumant continuellement des cigarettes. Bien que son naturel léger affectionnât les conversations bruyantes et les rires sonores, il s’était promptement plié à l’humeur taciturne d’Uri. Ils ne parlaient que des faits et gestes de la police de l’État, des pistes et du prix des chiens, et encore n’était-ce qu’à de rares intervalles et en peu de mots.

Puis Fortuné crut avoir inventé un système et, jour après jour, pendant des heures entières, il battit les cartes et les donna, les ramassa pour les battre de nouveau, notant leurs combinaisons en longues colonnes et recommençant indéfiniment.

Mais il finit par épuiser même cette distraction et, la tête penchée au-dessus de la table, il passa son temps à évoquer l’animation des tripots de Nome, ouverts toute la nuit, où banquiers et pontes rivalisaient de ruse au cliquetis ininterrompu des roulettes.

À ces instants, l’isolement et le sentiment de sa déchéance l’anéantissaient au point qu’il restait des heures entières, les yeux fixes, dans la même position.

D’autres fois, son amertume longtemps ruminée éclatait en discours véhéments, car s’il était exact qu’il eût pris l’humanité à rebrousse-poil, il ne voulait point en convenir.

— La vie, c’est combattre pour sa peau, répétait-il volontiers, et, sur ce thème, il brodait des variations.

— Je n’ai jamais eu la moindre chance de réussir. Handicapé dès ma naissance, j’ai sucé le malheur avec le lait de ma mère. Les dés étaient pipés quand elle m’a conçu et je suis né pour prouver qu’elle avait perdu la partie. Ce n’était tout de même pas une raison pour m’en vouloir et me traiter comme un jeu sans atout ; c’est pourtant ce qu’elle a fait !… Hélas !

« Pourquoi ma mère, ou tout au moins la société, ne m’ont-elles pas donné une chance ? Comment se fait-il que j’aie connu la débine à Seattle et mis le cap sur Nome pour y vivre comme un pourceau ? D’abord, pourquoi ai-je eu envie de fumer et me suis-je trouvé sans allumettes ? Pourquoi suis-je entré à l’Eldorado demander du feu alors que je me rendais chez le Grand Pete ?

« Tu vois bien. Tout, absolument tout, conspirait contre moi. J’étais vaincu avant de naître, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Et pas moyen d’en sortir.

« Voici ce qui explique ma conduite dans cette affaire et l’attitude de John Randolph, qui leur donnait le mot et en même temps ramassait ses jetons. Le diable l’emporte ? Tant pis pour lui ! Que n’a-t-il retenu sa langue ! J’aurais pu risquer ma chance. Il savait bien que j’étais presque à sec. Et pourquoi n’ai-je pu retenir ma main ? Ah ! pourquoi ? pourquoi ? »

Et Fortuné La Perle se roulait sur le sol, interrogeant vainement la Destinée.

Témoin de ces accès, Uri restait silencieux et n’esquissait pas un geste, comme s’il n’y attachait aucun intérêt ; pourtant ses yeux gris se troublaient et s’attristaient.

Il n’y avait rien de commun entre ces deux hommes, Fortuné s’en rendait suffisamment compte et s’étonnait parfois de la protection que l’autre lui accordait.

Mais sa patience finit par lui donner raison. Même la soif de vengeance d’une population disparaît devant sa cupidité. Le meurtre de John Randolph était déjà classé dans les annales du camp. Si le coupable s’était présenté, les mineurs de Nome eussent, certainement, interrompu leur travail, le temps de faire justice. En attendant, les tenants et aboutissants de Fortuné La Perle avaient cessé de les passionner.

Il y avait de l’or à recueillir dans le lit des creeks et sur les grèves de sable rouge et, la mer redevenue libre, les hommes dont les sacs étaient gonflés à crever cingleraient vers les pays où abondent les choses qui rendent la vie belle.

Donc une nuit, Uri Bram, aidé de Fortuné, arrima le traîneau et attela les chiens et ils s’en allèrent vers le Sud, sur la glace de la piste d’hiver.

Mais quittant cette direction à la hauteur de Saint-Michaël, ils abandonnèrent la côte, traversèrent les collines et rejoignirent le Yukon à Anvik, à quelques centaines de milles de son embouchure. Puis, vers le Sud-Ouest, ils passèrent Koyukuk, Tanana et Minook, contournèrent Fort Yukon, voyagèrent en deçà et au delà du cercle arctique et enfin reprirent la route du Sud par les plaines. Ce fut un rude trajet et Fortuné n’aurait pas compris l’insistance d’Uri à le suivre si celui-ci ne lui avait parlé d’une exploitation qu’il possédait à Eagle.

Cette ville se trouvait aux confins du territoire. Quelques milles plus loin, à Fort Cudaly, le drapeau britannique flottait sur la caserne.

Puis venaient Dawson, Pelly, les Cinq-Doigts, Bras-du-Vent, le Carrefour-du-Caribou, Linderman, le Chilcoot et enfin Dyea.

Le lendemain de leur séjour à Eagle, ils se levèrent tôt. C’était leur dernière étape, celle où ils devaient se séparer.

Fortuné se sentait le cœur léger. Il flottait dans l’air une promesse de printemps et les jours commençaient à devenir plus longs. Le chemin passait en territoire canadien. La liberté était à sa portée, le soleil était de retour et chaque journée qui s’écoulait le rapprochait du grand monde extérieur.

La terre était vaste et, une fois de plus, il pouvait envisager l’avenir avec le plus grand optimisme.

Il se mit à siffler au moment du déjeuner et fredonna des bribes de chansons joyeuses, tandis qu’Uri ramassait les ustensiles et harnachait les chiens.

Bientôt tout fut prêt et les jambes lui fourmillaient du désir de partir, quand Uri fit un geste inattendu.

— As-tu jamais entendu parler de la Piste du Cheval Mort ?

Il regardait d’un air pensif Fortuné qui, irrité de ce retard, répondit non de la tête.

— On fait parfois des rencontres en des circonstances que rien ne saurait effacer de la mémoire, poursuivit Uri d’une voix basse et très lente. C’est en pareil cas que je fis la connaissance d’un homme sur la Piste du Cheval Mort. En 97, faire franchir la Passe Blanche à son équipement a causé le désespoir de plus d’un mineur, et ce n’est pas sans raison qu’on l’a baptisée ainsi.

« Les chevaux tombaient comme des mouches dès les premiers froid, et de Skaguay au lac Bennett leurs cadavres pourrissaient par monceaux.

« Ils mouraient aux Rochers, ils s’empoisonnaient au Sommet et crevaient de faim aux Lacs. Ils tombaient sur le bord de la piste, quand elle existait, ou passaient à travers la glace dans la rivière ; ils se noyaient avec leurs fardeaux ou s’écrasaient contre les brisants ; ils se rompaient les jambes dans les crevasses ou se cassaient les reins en tombant à la renverse avec leurs ballots ; ils disparaissaient dans des fondrières, s’enlisaient dans la vase, s’éventraient dans les marais où les troncs d’arbres bruts s’enfonçaient à pic.

« Leurs maîtres les tuaient à coups de feu ou les faisaient trimer jusqu’à ce qu’ils tombassent d’épuisement, puis revenaient à la baie et s’en procuraient d’autres.

Certains ne prenaient même pas la peine d’achever les pauvres bêtes : ils leur enlevaient leur harnachement, arrachaient leurs fers et les abandonnaient où elles étaient tombées. Ceux que le désespoir n’atteignait pas encore avaient des cœurs de pierre et ces hommes de la Piste du Cheval Mort devenaient semblables à des bêtes.

« C’est là que j’ai rencontré un homme qui avait la bonté et la patience d’un Christ. Et il était sincère. À la halte de midi, il déchargeait les chevaux pour qu’eux aussi eussent leur part de repos. Il paya le fourrage jusqu’à cinquante dollars le quintal et même davantage. Il se servait de ses propres couvertures pour leur matelasser le dos quand ils venaient de s’écorcher.

« Les autres laissaient les cuirs creuser dans la chair des trous profonds comme des seaux, et quand un fer se perdait, la bête usait son sabot en marchant sur un moignon sanglant : il dépensa son dernier dollar à acheter des clous de maréchal.

« Je sais tout cela, car nous dormions ensemble et nous mangions à la même gamelle, et nous sommes devenus frères de cœur dans un lieu où les hommes perdaient la notion exacte des choses et crevaient en blasphémant Dieu.

« Il ne rechignait jamais pour relâcher une courroie ou la resserrer, et parfois ses yeux se mouillaient devant un tel océan de misères. À un certain endroit, la falaise était si escarpée que les chevaux portaient toute leur charge sur leur arrière-train et devaient s’agripper comme les chats avec les jambes de devant.

« Le chemin était jonché des carcasses de ceux qui étaient retombés. Mon compagnon se tenait là, dans une puanteur d’enfer, et, d’un mot d’encouragement, d’une tape sur la croupe au moment propice, il aidait la file à passer. Et quand l’un d’eux s’embourbait, il barrait la route jusqu’à ce que l’animal fût retiré, et personne n’aurait pu l’en empêcher.

« À la fin de notre étape, un homme qui avait déjà tué cinquante chevaux voulut nous acheter les nôtres, des cayuses[2] de montagne de l’est de l’Orégon. Nous levâmes les yeux vers lui, ensuite nous regardâmes nos bêtes. Il offrait cinq mille dollars et nous étions sans le sou, mais nous songeâmes à l’herbe vénéneuse du Gomm et au passage sur la falaise, et l’homme, qui était mon frère, ne dit pas un mot, mais partagea les cayuses en deux groupes, les miens d’un côté, les siens de l’autre, puis me regarda.

« Nous nous comprîmes. Alors il emmena mes chevaux à l’écart et je pris les siens et, à coups de fusil, nous les tuâmes tous, jusqu’au dernier, pendant que l’individu qui avait déjà perdu cinquante chevaux nous injuriait à se rompre le gosier. Mais cet homme à qui j’étais attaché par les liens de la fraternité, sur la Piste du Cheval Mort…

— Oui ! c’était John Randolph, conclut Fortuné en ricanant.

Uri fit un signe affirmatif et dit :

— Je suis heureux que tu aies compris.

— Je suis prêt, répondit Fortuné, et son visage avait repris son ancienne expression d’amertume et de lassitude.

« Allons-y, mais faisons vite ! »

Uri Bram se releva.

— Tous les jours de ma vie j’ai eu foi en Dieu. Je crois qu’Il aime la justice, qu’actuellement Il nous voit et qu’Il a choisi entre nous. Je crois qu’Il attend pour exprimer sa volonté par ma propre main. Et j’en suis tellement convaincu que nous égaliserons les chances pour lui permettre de manifester sa décision.

Le cœur de Fortuné bondit à ces paroles. Il ne savait pas grand’chose du dieu d’Uri, mais il croyait à la veine et elle le favorisait depuis la nuit où il avait détalé vers la grive, à travers la neige.

— Mais nous n’avons qu’un seul revolver, objecta-t-il.

— Nous tirerons à tour de rôle, répliqua Uri, et, en même temps, il retirait le barillet du Colt de l’autre et l’inspectait. Et les cartes décideront ! Une partie de sept.

Le sang de Fortuné s’échauffait à l’idée du jeu ; il tira les cartes de sa poche. Sûrement, la veine n’allait pas l’abandonner maintenant. Il songea que le soleil était revenu, lorsqu’il coupa pour la main, et il tressaillit de joie en voyant que c’était à lui de commencer.

Il battit les cartes, les donna et Uri coupa le valet de pique. Ils abattirent leurs jeux. Uri était sans atouts, alors que Fortuné montrait l’as deuxième. La liberté lui paraissait bien proche, tandis qu’ils comptaient les cinquante pas.

— Si Dieu diffère sa vengeance et que tu m’abattes, les chiens et le reste t’appartiennent. Tu trouveras un acte de vente bien en règle dans ma poche, déclara Uri, se tenant droit devant lui, la poitrine offerte.

Fortuné chassa de son esprit la vision du soleil étincelant sur les mers et se prépara à tirer. Il y mit le plus grand soin. Deux fois il abaissa son arme, tandis que la brise du printemps battait les pins. Puis, se ravisant, il mit un genou à terre, empoigna le revolver à deux mains et fit feu.

Uri tourna à demi sur lui-même, étendit les bras, chancela un instant et s’affaissa dans la neige.

Mais Fortuné se rendit compte qu’il l’avait touché trop d’un côté, autrement il n’aurait pas tourné.

Quand Uri, maîtrisant la douleur et s’efforçant de se relever, lui fit signe qu’il voulait l’arme, Fortuné songea à tirer une seconde fois. Mais il repoussa cette idée. La veine lui avait déjà été favorable, et s’il trichait maintenant, elle pourrait se retourner contre lui. Non, il jouerait franc jeu. Au reste, Uri était bien atteint, et serait sans doute incapable de tenir le lourd revolver Colt assez longtemps pour le mettre en joue.

— Où est ton Dieu maintenant ? dit-il d’un air railleur en remettant l’arme au blessé.

Uri lui répondit :

— Dieu n’a pas encore parlé. Prépare-toi à l’entendre.

Fortuné se plaça devant lui, mais en effaçant la poitrine, de façon à présenter moins de cible.

Uri titubait comme un homme ivre, mais il attendait que la douleur eût desserré ses griffes.

Le revolver était pesant, et, comme Fortuné, Uri eut l’impression qu’il ne pouvait tirer. Mais il le tint à bras tendu au-dessus de sa tête et l’abaissa lentement. Quand la poitrine de Fortuné et le guidon passèrent en ligne devant ses yeux, il pressa la détente.

— Fortuné ne pivota point sur lui-même. Cependant la vision joyeuse de San Francisco s’évanouit et tandis que la neige, étincelante sous le soleil, s’obscurcissait à ses yeux, il cracha sa dernière malédiction sur l’ultime chance dont il n’avait pas su profiter.


OÙ BIFURQUE LA PISTE

OÙ BIFURQUE LA PISTE


Ah ! pourquoi faut-il donc quitter ce pays
Et te laisser, ma mie !
(Chanson populaire souabe.)

Le chanteur, garçon au teint clair et au regard joyeux, se pencha pour ajouter un peu d’eau dans la marmite où mijotaient des haricots, puis se releva, un brandon dans la main, et dispersa les chiens réunis en cercle autour de la boîte aux provisions et de son installation culinaire.

Ses yeux bleus, sa longue chevelure d’or et sa robuste vivacité faisaient plaisir à voir.

Le disque blafard de la nouvelle lune apparaissait au-dessus de la file blanche et serrée des sapins coiffés de neige qui entouraient le camp et l’isolaient du monde extérieur.

Au firmament clair et froid, les étoiles sautillaient avec des mouvements vifs et rythmiques.

Vers le Sud-Est, une lueur verdâtre qui allait en s’affaiblissant annonçait l’aurore boréale. Au tout premier plan, deux hommes étaient étendus sur des peaux d’ours qui leur servaient de lit. Sous ces peaux s’étalait une couche de six pouces de rameaux de sapins posés à même la neige. Les couvertures étaient enroulées.

Derrière eux, ils avaient pour abri une sorte d’écran formé d’une toile fixée entre deux arbres, inclinée à quarante-cinq degrés, et qui reflétait la chaleur du feu dans la direction des peaux.

Un autre homme assis sur un traîneau rapproché du brasier, raccommodait des mocassins.

Vers la droite, un monceau de gravier gelé et un treuil grossièrement bâti indiquaient l’endroit où ils peinaient chaque jour dans leur morne recherche du filon rémunérateur.

À gauche, se dressaient quatre paires de raquettes dénotant le mode de locomotion auquel ils avaient recours une fois sortis de l’emplacement de neige battue du camp.

La chanson populaire souabe résonnait, étrangement touchante sous les froides étoiles du Nord, et attristait les hommes désœuvrés autour du feu, après les fatigues de la journée.

Un malaise obscur et un besoin analogue à la faim envahissaient leurs cœurs et transportaient leurs âmes au Sud, par delà les montagnes, vers les pays du soleil.

— Pour l’amour de Dieu, Sigmund tais-toi ! dit un des hommes d’un ton de reproche.

Ses mains se crispaient douloureusement, mais il les dissimulait dans les plis de la peau d’ours sur laquelle il était étendu.

— Et pourquoi donc, Dave Wertz ? demanda Sigmund. Pourquoi ne chanterais-je pas si le cœur m’en dit ?

— Parce qu’il ne le faut pas, voilà tout. Jette un regard autour de toi, l’ami, et pense à la nourriture dont nous avons souillé nos organes pendant les derniers douze mois et a la façon dont nous avons vécu et trimé comme des bêtes.

Sigmund, l’homme aux cheveux d’or, ainsi sermonné, examina tout ce qui l’entourait, depuis les chiens-loups au pelage givreux jusqu’aux images de vapeur produits par la respiration de ses camarades.

— Pourquoi mon cœur ne serait-il pas gai ? dit-il en riant. Tout va bien ! Quant à la mangeaille…

Il plia le bras et caressa son biceps saillant.

— Et si nous avons vécu et trimé comme des bêtes, n’avons-nous pas été payés comme des rois ? Le filon rend vingt dollars à la batée et nous savons qu’il est profond de huit pieds. C’est un autre Klondike, — nous en sommes sûrs — et Jim Hawes, que voilà à côté de toi, le sait aussi, et il ne s’en plaint pas. Et Hitchcock ! Il coud les mocassins comme une vieille femme et attend ce que l’avenir lui réserve. Il n’y a que toi qui ne puisses attendre et travailler jusqu’au moment du lavage, au printemps. Alors, nous serons tous riches comme des Crésus. Seulement, tu perds patience. Tu veux retourner aux États. Moi aussi ; j’y suis né. Mais je peux attendre, lorsque chaque jour je vois l’or de la batée, jaune comme le beurre dans la baratte. Toi, tu voudrais déjà mener la bonne vie et, comme un gosse, tu pleures pour l’avoir dès maintenant. Bah ! Pourquoi ne chanterais-je pas :

L’an prochain, aux premiers beaux jours,
Je te reviendrai pour toujours.
Et si tu m’as été fidèle,
Je compte t’épouser, ma belle !

Dès que j’aurai fini mon temps
Je ne tarderai pas longtemps
Et si…

L’année prochaine, à la moisson
Je rentrerai dans ta maison,
Et si…

Lorsque les raisins seront murs
Tu me reverras dans ces murs
Et si…

Les chiens, hérissés et grondants, se rapprochèrent en cercle de la lumière du feu.

On entendait un crissement monotone de raquettes, coupé, à intervalles réguliers, par le glissement du talon qu’accompagnait un bruit de sucre qu’on tamise.

Sigmund interrompit son chant pour écarter les bêtes à grand renfort de jurons et de tisons.

Tout à coup, une silhouette couverte de fourrures apparut en pleine lumière et une jeune Indienne, se débarrassant de ses raquettes, rejeta en arrière le capuchon de sa parka en peaux d’écureuil, et resta debout au milieu d’eux.

Sigmund et les autres, étendus sur la peau d’ours, la saluèrent du nom de Sipsu, ainsi que du familier : Hello ! Mais Hitchcock se déplaça sur le traîneau pour qu’elle pût s’asseoir à côté de lui.

— Et comment ça va, Sipsu ? demanda-t-il, parlant comme elle dans un anglais décousu et en chinook[3] corrompu. La faim sévit-elle toujours au camp ? Et le docteur-sorcier a-t-il enfin trouvé pourquoi le gibier manque et pourquoi l’élan a disparu de la contrée ?

— Non, c’est toujours pareil. Il y a fort peu de gibier et nous nous préparons à manger les chiens. Mais le docteur-sorcier a découvert la cause de tous nos maux, et demain il veut sacrifier aux dieux et purifier le camp.

— Quelle est la victime désignée par le sort ? Un nouveau-né ou quelque pauvre diablesse de squaw vieille et tremblante, à charge à la tribu et dont on voudrait se débarrasser ?

— Ce n’est pas ainsi que le sort a parlé. Pour conjurer ce terrible fléau, on a choisi ni plus ni moins que la fille du chef ; moi-même, Sipsu !

— Enfer !

Le mot vint lentement aux lèvres de Hitchcock, puis éclata, plein et sonore, sur un ton qui trahissait l’émotion et la surprise.

— Voilà pourquoi nos pistes se séparent, la tienne et la mienne, continua-t-elle avec calme ; et je suis venue pour que nous puissions nous regarder une fois encore, la dernière.

Elle descendait d’une race inculte, et ses traditions, ainsi que son existence, étaient primitives. Elle considérait la vie d’une façon stoïque et, pour elle, le sacrifice humain était dans l’ordre des choses.

Les puissances qui règlent la lumière du jour et les ténèbres, le courant et la gelée, la naissance des bourgeons et la mort de la feuille, étaient irritées et voulaient être apaisées. Elles le témoignaient de différentes façons, soit par la mort dans l’eau à travers les croûtes de glace perfide, soit par l’étreinte de l’ours grizzly ou par la maladie dévorante qui saisit l’homme dans sa cabane et le fait tousser jusqu’au moment où la vie de ses poumons s’échappe par la bouche et les narines.

C’est ainsi que les dieux réclamaient le sacrifice.

Le docteur-sorcier connaissait leurs secrets, et son choix était infaillible.

C’était tout naturel. La mort frappe de nombreuses manières ; elle n’est, après tout, que la manifestation de la volonté impénétrable des dieux.

Les origines d’Hitchcock étaient plus modernes, ses traditions moins concrètes et son langage moins respectueux. Il dit :

— Mais non, Sipsu ! Tu es jeune et en pleine joie de vivre. Le docteur-sorcier est un fou et sa décision, inique. Cela ne se fera pas !

Elle répondit en souriant :

— La vie n’est pas douce, et pour bien des raisons. D’abord, elle a créé l’un de nous blanc et l’autre rouge, ce qui est injuste ; puis, après avoir fait se rencontrer nos pistes, elle les sépare, et nous n’y pouvons rien. Une fois déjà, les dieux étant courroucés, tes frères sont venus au camp. C’étaient trois hommes vigoureux, et ils dirent, en voyant la victime : « Ce sacrifice n’aura pas lieu. » Mais tous trois périrent peu après, et l’immolation eut lieu tout de même.

Hitchcock fit signe qu’il comprenait, puis, se tournant à demi, éleva la voix :

— Écoutez camarades ! Il se prépare au camp un crime odieux. On va assassiner Sipsu. Que dites-vous de cela ?

Wertz et Hawes se regardèrent, mais aucun d’eux ne desserra les dents.

Sigmund baissa la tête et caressa le chien de berger qu’il tenait entre les genoux. Il avait amené Shep avec lui et était très attaché à l’animal. En fait, certaine jeune fille vers laquelle allaient toutes ses pensées, et dont la photographie qu’il portait dans un médaillon sur la poitrine l’incitait à chanter, lui avait donné le chien en même temps que sa bénédiction, au moment des adieux avant son départ vers le Nord.

— Que dites-vous de cela ? répéta Hitchcock.

— Il se peut que ce ne soit pas si sérieux, répondit Hawes, délibérément. Ce n’est sans doute qu’une imagination de femme.

— Il ne s’agit pas de cela !

Hitchcock sentit la chaleur de la colère l’envahir, devant leur mauvaise foi évidente.

— La question est de savoir si nous les laisserons faire, au cas où ce qu’elle dit est vrai. Qu’allons-nous décider ?

Je ne vois aucune raison pour intervenir, reprit Wertz. C’est la façon d’agir de ces gens, leur religion, et cela ne nous regarde pas. Notre seul souci, c’est de ramasser la poudre d’or et de sortir au plus vite de cette contrée abandonnée de Dieu. Elle ne peut être habitée que par des bêtes. Et que sont ces diables noirs, sinon des bêtes ? D’ailleurs, nous ferions là une sacrée opération.

— C’est aussi mon avis, approuva Hawes.

— Nous voilà quatre, à trois cents milles du Yukon ou d’un blanc. Que pouvons-nous risquer contre une cinquantaine d’Indiens ? Si nous ne voulons pas vivre en bonne intelligence avec eux, il ne nous reste qu’à déguerpir. Si nous préférons nous battre, nous sommes écrasés d’avance. De plus, nous avons tapé dans le filon, et par Dieu ! moi, du moins, je m’y accroche !

— Moi idem, appuya Wertz.

Hitchcock se tourna avec un geste d’impatience vers Sigmund, qui fredonnait :

Lorsque les raisins seront mûrs
Tu me reverras dans ces murs.

— Eh bien ! voici ce que je pense, Hitchcock ! dit-il enfin. Je suis dans le même bateau que les autres. Devant une soixantaine de mâles qui ont pris la décision de tuer cette vierge, nous ne pouvons rien. Un seul assaut, et nous voilà balayés du paysage. Et à quoi cela servirait-il ? Ils auraient la fille tout aussi bien. Il n’est pas prudent de contrecarrer les habitudes d’un peuple, à moins d’être en force.

— Mais nous sommes en force ! interrompit Hitchcock. Quatre blancs valent bien cent Peaux-Rouges. Songe donc à la jeune fille !

Sigmund caressa le chien d’un air pensif.

— Mais je ne fais qu’y songer, à la jeune fille ! Ses yeux sont bleus comme un ciel d’été et rieurs comme la mer étincelante sous le soleil ; sa chevelure est blonde comme la mienne et tressée en nattes aussi épaisses que le bras d’un homme. Depuis de longs jours, elle m’attend là-bas sur une terre meilleure, et maintenant que nous touchons à la fortune, tu penses bien que je ne vais pas l’abandonner.

— Et moi, j’aurais honte de regarder dans les yeux bleus d’une femme alors que mes mains seraient teintes du sang d’une autre aux yeux noirs, ricana Hitchcock, car il avait dans l’âme le sentiment de l’honneur et de la bravoure, ainsi que le désir d’accomplir les choses pour elles-mêmes sans s’arrêter à leurs conséquences.

Sigmund hocha la tête :

— Tu n’arriveras pas à me fâcher, Hitchcock, ni à me faire commettre des folies, sous prétexte que tu es fou toi-même. Il s’agit là d’une affaire à laquelle nous devons réfléchir de sang-froid. Je ne suis pas venu dans ce pays pour m’amuser et, je te le répète, nous sommes trop faibles pour intervenir. Si les choses se passent ainsi, j’en suis navré pour elle, voilà tout. C’est une coutume de son peuple, et le hasard a voulu que nous nous trouvions ici en cette circonstance. Ces gens-là ont fait des sacrifices humains depuis des milliers d’années, ils vont recommencer aujourd’hui, et continueront à perpétuité. D’ailleurs, ils n’appartiennent pas à notre race, pas plus que la nouvelle victime. Décidément, je prends le parti de Wertz et de Hawes, et…

Mais les chiens grondaient et se rapprochaient ; Sigmund s’interrompit, prêtant l’oreille au craquement de nombreuses raquettes.

Les uns après les autres, les Indiens se présentaient gravement dans l’espace illuminé par le feu, hauts et farouches, silencieux dans leurs fourrures et leurs ombres dansaient bizarrement sur la neige.

L’un d’eux, le docteur-sorcier, s’adressa à Sipsu en syllabes gutturales.

Son visage était barbouillé de tatouages barbares, et une peau de loup, dont les crocs étincelants et le museau surmontaient sa tête, pendait sur ses épaules.

Les mineurs restaient silencieux. Sipsu se leva et remit ses raquettes.

— Adieu ! ô mon homme ! dit-elle à Hitchcock.

Mais lui, auprès de qui elle s’était assise sur le traîneau, ne fit pas un geste et ne leva même pas la tête lorsque le cortège s’enfonça dans la forêt blanche.

À l’opposé de bien d’autres, sa faculté d’adaptation, quoique développée, et son large esprit cosmopolite ne lui avaient jamais fait entrevoir une alliance avec les femmes de la terre du Nord. Si le désir lui en était venu, sa philosophie ne l’en aurait pas détourné, mais il n’y avait jamais songé.

Sipsu ? Il s’était plu à bavarder avec elle près des feux du camp, non pas d’homme à femme, mais comme avec un enfant, et comme l’eût fait tout homme de son caractère, sans aucune autre raison que celle de combattre l’ennui d’une morne existence. Rien de plus !

Mais, en dépit de son origine yankee et de son éducation en Nouvelle-Angleterre, il avait en lui certains instincts chevaleresques d’un sang plus chaud, et il était ainsi fait que les côtés matériels de la vie lui semblaient souvent vides de sens, et en contradiction avec ses impulsions les plus intimes.

Donc, il restait là, silencieux, baissant la tête, tandis qu’une force organique, plus vigoureuse que lui-même, grande comme sa race, travaillait en lui.

Ses trois compagnons le regardaient de temps à autre, d’un air interrogateur, et leur attitude trahissait une légère agitation, perceptible, pourtant.

Maintes fois, au cours de leur vie précaire, ils avaient pu constater la vigueur physique de Hitchcock ; aussi restaient-ils vaguement inquiets et curieux de savoir quelle serait sa conduite quand il se déciderait à agir.

Cependant, son silence se prolongeait et le feu touchait à sa fin lorsque Wertz s’étira en bâillant et manifesta l’intention de se coucher.

Alors, Hitchcock se dressa de toute sa taille.

— Que Dieu damne vos âmes au plus profond des Enfers, lâches au cœur de poulet ! Il n’y a plus rien de commun entre nous !

Il parlait d’un ton relativement calme, mais sa force vibrait dans chaque syllabe, et chaque intonation était une menace.

— Allons ! continua-t-il. Partagez ! et de la façon qui vous conviendra le mieux. Je possède un quart des claims[4], ainsi qu’il résulte de nos contrats. Il y a vingt-cinq à trente onces dans le sac, provenant des batées d’essai. Amenez la balance ! Nous allons diviser séance tenante. Toi, Sigmund pèse moi le quart des provisions, et mets-le de côté. Quatre des chiens m’appartiennent, et j’en veux quatre autres. En échange des bêtes, je vous abandonne ma part de l’équipement du camp, ainsi que des outils, et j’ajouterai mes six ou sept onces d’or et mon second revolver 45/90 avec ses munitions. Sommes-nous d’accord ?

Les trois hommes s’éloignèrent pour délibérer.

Quand ils revinrent, Sigmund se fit leur porte-parole :

— Nous partagerons loyalement, Hitchcock, et de chaque chose tu recevras le quart, ni plus ni moins ; c’est à prendre ou à laisser. Nous avons autant besoin des chiens que toi ; tu prendras tes quatre, pas davantage. Et si tu refuses ta part d’équipement et d’outillage, c’est ton affaire ! Si tu la veux, prends-la. Sinon, laisse-la !

— C’est la loi interprétée au pied de la lettre, ricana Hitchcock. Allez toujours… J’accepte. Mais grouillez-vous. Plus tôt j’aurai quitté ce camp et sa vermine, mieux cela vaudra pour moi.

Le partage fut effectué sans autres commentaires.

Hitchcock attacha son maigre bagage sur un des traîneaux, rassembla ses quatre chiens et les harnacha. Il ne toucha ni à sa part d’équipement, ni aux outils, mais il jeta sur le véhicule une demi-douzaine de harnais, tandis que, du regard, il défiait les autres de l’en empêcher.

Ceux-ci, se bornant à hausser les épaules, le virent disparaître dans la forêt.

Un homme rampait sur la neige. Tout autour de lui se projetaient les formes vagues des tentes en peau d’élan.

Ça et là, un chien efflanqué hurlait ou grognait contre son voisin. À un moment, l’un d’eux s’aventura près de l’homme, et celui-ci s’arrêta net. L’animal vint le flairer et se rapprocha encore jusqu’à ce que son nez le touchât.

Alors, Hitchcock (car c’était lui) se retourna brusquement, et sa main dégantée happa la gorge raboteuse de la bête. Le chien s’abattit sous cette étreinte mortelle, et l’homme continua sa route, le laissant là sans vie, le cou tordu, sous le ciel étoilé.

C’est ainsi que Hitchcock parvint à s’approcher de la tente du chef. Il resta longtemps étendu dans la neige, prêtant l’oreille aux voix des occupants et s’efforçant de découvrir l’endroit où se trouvait Sipsu. Sans aucun doute, ils étaient nombreux dans la tente, et les rumeurs qui lui parvenaient laissaient deviner leur grande surexcitation. À la longue, pourtant, il put distinguer la voix de la jeune fille : il rampa autour de la tente, jusqu’à ce qu’il ne fût plus séparé de Sipsu que de l’épaisseur d’un cuir d’élan. Alors, creusant une sorte de tunnel dans la neige, il y glissa la tête et les épaules.

Lorsqu’il sentit l’air chaud de l’intérieur le happer au visage, il s’arrêta et attendit, les jambes et la plus grande partie du corps restant au dehors. Il ne pouvait rien voir, et n’osait se hasarder à lever la tête.

D’un côté se trouvait une balle de peaux qu’il reconnut à l’odeur ; cependant, il s’en assura avec précaution par le toucher. De l’autre côté, sa joue effleurait un vêtement en fourrure, qu’il savait recouvrir un corps. Ce devait être Sipsu. Il aurait voulu qu’elle parlât encore, mais, coûte que coûte, il fallait agir.

Il pouvait entendre le chef et le docteur-sorcier s’entretenir à haute voix, tandis que, dans un coin éloigné, quelque enfant affamé gémissait avant de s’endormir.

Se tournant sur le côté, Hitchcock leva prudemment la tête, écouta la respiration ; c’était celle d’une femme. Il allait risquer le coup.

Il se pressa doucement, mais fermement contre elle, et la sentit sursauter à son contact, puis attendit de nouveau, et bientôt une main tâtonnante se glissa sur sa tête et se reposa dans sa chevelure frisée. L’instant d’après, la main fit tourner son visage et ses yeux rencontrèrent le regard de Sipsu.

Elle était très calme. Changeant de posture sans ostentation, elle posa le coude très haut sur le ballot de fourrures, y appuya son corps et étendit sa parka de façon à le dissimuler complètement. Puis, feignant toujours un geste machinal, elle se pencha sur lui pour lui permettre de respirer entre son bras et sa poitrine. Elle baissa la tête et approcha son oreille des lèvres de Hitchcock.

— Dès que l’occasion se présentera, murmura-t-il, quitte la tente et pars à travers la neige dans la direction du vent, jusqu’au bouquet de sapins, à la courbe du creek. Là, tu trouveras mes chiens et mon traîneau tout équipés pour la piste. Cette nuit même, nous descendrons vers le Yukon et, comme il faudra se hâter, saisis par la toison du cou tous les chiens sur lesquels tu pourras mettre la main et emmène-les jusqu’à mon traîneau.

Sipsu secoua négativement la tête ; cependant, ses yeux brillèrent de fierté et de joie, devant cette grande preuve d’affection. Mais, comme toutes les femmes de sa race, elle avait été habituée, dès l’enfance, à obéir à l’homme et, quand Hitchcock lui eut intimé une deuxième fois l’ordre de partir, bien qu’elle n’eût fait aucune réponse, il savait que sa volonté ferait loi pour elle.

— Ne t’occupe pas des harnais des chiens ajouta-t-il, en se disposant à s’éloigner. Je t’attendrai, mais ne perds pas de temps. Le jour chasse les ténèbres et elles ne s’attardent pas pour plaire à l’homme.

Une demi-heure après, battant la semelle et se frappant les côtes près du traîneau, il la vit arriver, tirant de chaque main un chien récalcitrant. Ses propres bêtes accueillirent leur approche avec fureur et il dut les régaler du manche de son fouet jusqu’à ce qu’elles se fussent calmées. Le vent soufflait vers le camp et il redoutait par-dessus tout le moindre bruit qui trahirait sa présence.

— Attelle-les dans le traîneau, ordonna-t-il, lorsqu’elle eut harnaché les deux bêtes. Je veux mes conducteurs en tête.

Mais à peine eut-elle fini de les atteler, que ses deux chiens, dépossédés de leur place habituelle, se précipitèrent sur ceux de Hitchcock. Bien que celui-ci cherchât à les faire taire à coups de crosse, il s’ensuivit un vacarme qui retentit dans le camp endormi.

— Maintenant, nous allons nous procurer des chiens, tant que nous en voudrons ! remarqua-t-il d’un air farouche, en arrachant une hache placée dans les courroies du traîneau. Harnache tous ceux que je te passerai et, en même temps, surveille l’attelage !

Il avança de quelques pas et attendit entre deux pins. La ruée des chiens du camp troublait déjà la tranquillité de la nuit ; il les guetta.

Un point noir, grandissant à vue d’œil, prit forme sur la mystérieuse étendue de neige. C’était un éclaireur du clan, qui galopait ventre à terre et qui, suivant la coutume des loups, hurlait à ses frères la direction à suivre.

Hitchcock se tenait dans l’ombre ; quand le chien arriva à sa hauteur, il se baissa vivement, lui saisit au vol les pattes de devant et l’envoya rouler dans la neige. Puis, il lui asséna un coup derrière l’oreille et le lança à Sipsu.

Pendant qu’elle se hâtait de le boucler dans les harnais, Hitchcock, à grands coups de sa hache, défendait le passage aux autres chiens jusqu’au moment où une masse velue, éclairée de prunelles luisantes et de crocs blancs, surgit sur la crête. Sipsu ne perdait pas une seconde. Lorsqu’elle eut terminé, Hitchcock fit un saut en avant, saisit et étourdit un second chien et le lui jeta. Trois fois il répéta ce geste et, quand une file de dix chiens grondants fut attelée au traîneau, il cria :

— En voilà assez !

Mais, au même instant, un jeune Indien de la tribu se faufila d’un pied léger entre les chiens, et les rejetant à droite et à gauche, tenta de forcer le passage. La crosse de Hitchcock l’envoya sur les genoux, et il tomba ensuite sur le côté. Le docteur-sorcier, qui arrivait à toute allure, fut témoin de la scène.

Hitchcock commanda alors à Sipsu de partir.

À son cri aigu de : « Marche ! », les bêtes furieuses s’élancèrent droit devant elles et les bonds violents du traîneau faillirent faire perdre l’équilibre à la jeune femme.

Sans aucun doute, les dieux étaient irrités contre le docteur-sorcier, car, à cet instant précis, ils le dirigèrent sur la piste.

Le chien de flèche, marchant sur les raquettes du sorcier, le fit culbuter et les neuf chiens suivants, ainsi que le traîneau, lui passèrent sur le corps.

Mais il se releva bien vite et les événements de la nuit eussent pu tourner différemment si Sipsu, frappant en arrière avec le long fouet des chiens, ne l’avait aveuglé.

Hitchcock courait à toute vitesse pour la rejoindre. Il tomba sur le sorcier qui, encore étourdi par la douleur, restait au milieu de la piste.

Et lorsque ce théologien primitif fut de retour dans la cabane du chef, ses connaissances s’étaient accrues quant à l’efficacité du poing de l’homme blanc. Aussi, quand il prit la parole dans le Conseil, il les engloba tous dans la même haine.

— Debout, fainéants ! Debout ! Le déjeuner sera prêt avant que vous ne soyez chaussés.

Dave Wertz rejeta la peau d’ours, se mit sur son séant et bâilla ; Hawes, s’étirant, s’aperçut qu’il s’était froissé un muscle du bras et le massa, encore à moitié endormi.

— Je me demande où Hitchcock a pu coucher la nuit dernière, dit-il en atteignant ses mocassins, raidis par le froid.

Et, en chaussettes, il se dirigea prudemment vers le feu pour les dégeler.

— Il a mieux fait de partir, ajouta-t-il. Mais tout de même, quel rude travailleur !

— Oui…, mais par trop autoritaire. C’était là son défaut. C’est dommage pour Sipsu. Croyez-vous qu’il tenait beaucoup à elle ?

— Je ne pense pas. C’était pour le principe, voilà tout ! Il trouvait que ce sacrifice était injuste et, de fait, il n’avait pas tort : mais nous n’avions pas à nous mêler de cette histoire pour nous faire balayer de la plaine avant notre temps !

— Un principe reste un principe et a parfois du bon, mais il vaut mieux le laisser chez soi quand on part pour l’Alaska. Pas vrai ?…

Wertz avait rejoint son camarade, et tous deux s’occupaient à rendre la souplesse à leurs mocassins gelés.

— Crois-tu que nous aurions bien fait de nous fourrer dans cette affaire ?

Sigmund secoua la tête. Il était affairé. Un jet d’écume venait de monter de la cafetière, et le lard avait besoin d’être retourné. En outre, il songeait à la jeune fille aux yeux miroitants comme les vagues au soleil, et il fredonnait doucement.

Ses camarades échangèrent un sourire et se turent.

Bien qu’il fût sept heures passées, il leur restait encore trois heures à attendre le lever du jour. L’aurore boréale avait disparu du firmament, et le camp ressemblait à une oasis de lumière au milieu des ténèbres. Dans cette clarté, les silhouettes des trois hommes se découpaient nettement.

Sigmund, enhardi par le silence, éleva la voix et entonna la dernière strophe de la vieille chanson :

Lorsque les raisins seront mûrs…

Au même instant, la nuit fut déchirée par une salve crépitante de coups de fusil.

Hawes poussa un gros soupir, fit un effort pour se lever, puis s’affaissa. Wertz tomba sur le coude, la tête penchée. Il fut à demi suffoqué et un flot noir jaillit de sa bouche. Et Sigmund, l’homme à la chevelure d’or, la gorge encore vibrante de la chanson, leva les bras et s’abattit en travers du brasier.

Le docteur-sorcier avait les yeux sérieusement pochés, et cela ne contribua pas à le rendre accommodant ; car il se querella avec le chef pour la possession du fusil de Wertz et préleva sur le sac de haricots une part plus grande que celle qui lui revenait. En outre, il s’appropria la peau d’ours, ce qui provoqua des murmures parmi les hommes de la tribu. Enfin, il essaya de tuer le chien que la jeune fille aux yeux bleus avait offert à Sigmund, mais l’animal se déroba et le sorcier tomba dans le puits et se démit l’épaule sur le seau.

Quand le pillage du camp fut consommé, les Indiens revinrent à leurs tentes et il y eut de grandes réjouissances parmi les femmes.

Peu après, un troupeau d’élans apparut sur les hauteurs, du côté du sud, et fut abattu par les chasseurs ; le docteur-sorcier vit croître sa renommée, et les hommes de la tribu se chuchotaient qu’il avait la parole au Conseil des dieux.

Mais plus tard, lorsque tous furent partis, le chien de berger se glissa vers le camp abandonné et, pendant toute une nuit et tout un jour, il hurla à la mort.

Puis il disparut.

Et de nombreuses années ne s’étaient pas écoulées que les chasseurs indiens remarquèrent un changement dans la race des loups de forêt : ils portaient des taches de couleurs claires et bigarrées, comme aucun loup n’en avait présenté jusqu’alors.


SIWASH

SIWASH

Ah ! Si j’étais homme…

Cette exclamation ne signifiait pas grand’chose ; mais le regard de profond mépris que Molly jeta aux deux hommes qui se tenaient avec elle sous la tente, ne leur échappa point.

Tommy, le marin anglais, détourna brusquement la tête, tandis que le vieux et galant Dick Humphries ancien pêcheur de saumon des Cornouailles, aujourd’hui capitaliste américain, regarda Molly avec son habituelle indulgence.

Dans la rude affection qu’il portait à toutes les femmes, il se disait qu’on ne peut leur en vouloir de leurs lubies ni de leur vision bornée.

Les deux hommes ne répondirent donc rien, eux qui, l’avant-veille, avaient recueilli sous leur tente Molly demi-morte de froid, l’avaient réchauffée et nourrie, après avoir arraché son bagage aux griffes des porteurs indiens.

Il leur en avait coûté une somme assez rondelette, sans parler d’une démonstration de force, car ce fut sous la protection du winchester de Dick Humphries que Tommy put régler les porteurs, en estimant, il est vrai, lui-même leur dû.

En somme, ce n’avait été qu’un simple incident de voyage ; mais pour une femme seule, jouant désespérément son va-tout dans la terrible ruée de 97 vers le Klondike, cet incident aurait pu être considéré comme de quelque importance. Molly aurait pu aussi penser que les hommes, ayant eux-mêmes assez de mal à pourvoir à leurs premiers besoins, ne devaient pas voir d’un bon œil une femme affrontant sans protection les risques de l’hiver arctique.

— Si j’étais homme, je sais bien ce que je ferais, répéta Molly, le regard flamboyant, comme chargé par l’énergie accumulée de cinq générations d’Américains.

Durant le silence qui suivit, Tommy posa un plat de biscuits dans le four du poêle qu’il rechargea.

Un flot de sang courut sous sa peau basanée, et, lorsqu’il se pencha, sa nuque était devenue écarlate.

Dick, lui, continuait de piquer une aiguille triangulaire de voilier dans la courroie de charge qu’il réparait ; il ne se déportait pas de son air bonhomme et ne paraissait nullement s’émouvoir des ravages dont cette colère de femme menaçait l’intérieur de la tente battue par l’ouragan.

— Et si vous étiez homme ? demanda-t-il d’une voix dont le ton demeurait sympathique.

L’aiguille plongea dans le cuir humide et l’homme suspendit un instant son travail.

— Si j’étais homme, je mettrais sac au dos et je filerais. Je ne moisirais pas dans un camp alors que le Yukon va se geler d’un moment à l’autre et tandis qu’il reste encore plus de la moitié de l’équipement à transporter. Et vous, des hommes, vous êtes là, assis, vous tournant les pouces. Un peu de vent et de pluie vous font peur. Franchement, les Yankees sont faits d’une autre étoffe ! Ils seraient en route pour Dawson, dussent-ils passer à travers tous les feux de l’enfer. Et vous, vous !… Ah ! que ne suis-je un homme !

— Je me félicite, ma chère, que vous ne le soyez pas, répliqua Dick Humphries qui, d’une torsion adroite et d’un coup sec, retirait l’aiguille engagée dans le cuir.

La rafale asséna, à ce moment même, une large claque sur la tente, tandis que le grésil crépitait contre la toile légère. Rabattue par le courant d’air, la fumée apporta, par la porte du foyer, l’âcre odeur du sapin vert.

— Bon Dieu ! Comment faire entendre raison à une femme ? se disait Tommy, dont la tête émergea d’un nuage compact, les yeux rougis par la fumée.

— Un homme ne pourrait-il montrer un peu plus d’énergie ? reprit Molly aigrement.

D’un bond, le marin se redressa ; il poussa un formidable juron et, dénouant les rideaux de la tente, il les entr’ouvrit brutalement.

Le spectacle qui apparut n’avait rien d’engageant : quelques tentes toutes trempées formaient un premier plan lamentable ; derrière, la pente fangeuse aboutissait à une gorge que balayait le torrent descendant de la montagne. Sur cette pente, quelques maigres sapins rabougris rampaient misérablement, avant-garde peureuse de la forêt voisine. Au loin, sur le versant opposé, on pouvait distinguer à travers les hachures de la pluie, les contours blanc sale d’un glacier.

À l’instant même, entraîné par quelque convulsion souterraine, le front massif du glacier s’effondra dans la vallée ; et le tonnerre de la chute domina la voix perçante de l’ouragan.

Molly eut un instinctif mouvement de recul.

— Regarde, femme ! Regarde donc de tous tes yeux ! Il y a trois milles à couvrir d’ici au lac Crater, en pleine tempête, et deux glaciers à traverser avec de l’eau furieuse jusqu’aux genoux. Regarde, te dis-je, femme yankee, regarde ! Les voici, tes compatriotes.

Tommy indiqua d’un geste courroucé les tentes ébranlées par le vent.

— Tous des Yankees, hein ! Y sont-ils, eux, sur la piste ? Et tu voudrais nous en remontrer ? Mais regarde donc !

Un autre énorme bloc du glacier s’écroula.

Le vent, s’engouffrant dans la tente, la souleva toute gonflée au bout de ses cordes, et elle prit l’aspect d’une vessie monstrueuse ; tandis que la fumée tourbillonnait autour de notre trio et que le grésil fouettait douloureusement leur chair.

Tommy se hâta de rattacher les rideaux et revint larmoyer devant le poêle fumant à côté de Dick Humphries, qui, ayant achevé de réparer ses courroies, alluma sa pipe.

Molly s’était rendue à l’évidence ; mais ce ne fut pas pour longtemps.

— Et mes vêtements ? s’écria-t-elle tout à coup d’une voix étranglée, l’instinct féminin reprenant le dessus. Et mes vêtements ? Ils sont en haut de la cache ; ils vont être perdus, perdus, vous dis-je.

— Allons ! allons ! interrompit Dick qui, pour couper court à ces jérémiades, ajouta : Ne vous faites pas de bile pour cela, ma petite dame. Je suis assez vieux pour être le frère de votre père, et j’ai une fille plus âgée que vous. Je vous renipperai quand nous serons arrivés à Dawson, devrait-il m’en coûter jusqu’à mon dernier dollar.

— Quand nous serons arrivés à Dawson !… Elle dit ces mots de son ton le plus méprisant… Vous pourrirez en route. Vous vous noierez dans la boue, tas de… d’Anglais !…

Elle jeta ce dernier mot comme la pire des injures ; s’il ne pouvait remuer ces hommes, mieux valait y renoncer.

Le sang de la colère montait au visage de Tommy et rougissait sa nuque. Pourtant il continua à avaler sa langue. Mais le regard de Dick s’attendrit. Dick possédait sur Tommy l’avantage d’avoir eu comme épouse une femme blanche.

Ces hommes étaient des Britanniques. Durant de longues années, sur terre et sur mer, leurs aïeux s’étaient battus contre les aïeux de Molly ; et Molly était tout agitée par le besoin de suivre les traditions de sa race. En elle bouillonnait un ardent passé. Ce n’était pas Molly Travis seule qui s’affublait de bottes de caoutchouc, d’un imperméable et se ceignait de courroies ; les Forces mystérieuses de milliers d’ancêtres bouclaient son sac, surveillaient sa colère et donnaient à son regard cet air décidé.

Il parut inutile aux deux hommes d’essayer de s’opposer à l’extravagant projet de la jeune Yankee, car elle leur parut tout à fait résolue à sortir. Toutefois, Dick proposa à l’impétueuse créature ses propres vêtements cirés, en lui faisant observer que le mackintosh qu’elle portait la défendait contre la tempête à peu près comme une feuille de papier.

Mais elle lui adressa un geste si violent de refus qu’il préféra converser avec sa pipe jusqu’à ce qu’elle eût rattaché, de l’extérieur, les rideaux de la tente et qu’elle fût partie en pataugeant sur la piste inondée.

— Tu crois qu’elle arrivera ? demanda Dick à son compagnon d’une voix qui voulait se faire indifférente.

— Si seulement elle tient tête au vent jusqu’à la cache, sans parler du froid et des misères de la route, elle en deviendra folle, folle à lier. Supporter cela ? Tu sais ce que c’est, Dick ! N’as-tu pas doublé le Cap Horn par gros temps ? Tu as goûté le plaisir de te trouver dans la voilure en pleine bourrasque, quand il faut lutter contre le grésil, la neige, la toile gelée, qu’on sent qu’on va tout lâcher et qu’on est prêt à pleurer comme un gosse. Ses vêtements… Elle ne sera plus capable de distinguer un paquet de jupons d’une batée ou d’une théière.

— Nous avons eu tort, hein, de la laisser partir ?

— Ah ! Fichtre non ! Tu parles, Dick, quel enfer elle aurait fait de cette tente pendant le reste du voyage, si nous l’avions retenue ! Elle a trop de feu ; mais ça va la rafraîchir.

Dick hocha la tête.

— Oui, dit-il, elle est un peu trop téméraire. Mais à part ça, on ne peut rien lui reprocher. C’est une sacrée petite folle de se risquer dans une pareille entreprise ; mais elle vaut tout de même mieux que ces femmes qui sont tout le temps à vous dire : « Traîne-moi. » Elle est bien de la race de nos mères. Pardonnons-lui sa fougue. Il faut une vraie femme pour faire un homme. Celle qui n’a de la femme que les jupons ne peut enfanter un être viril. Pour allaiter un tigre, il faut prendre une chatte de préférence à une vache.

— Quand elles sont déraisonnables, faut-il tout leur passer ? demanda Tommy d’un ton de protestation.

— Quelle idée ! Si tu te coupes avec un couteau bien aiguisé, la blessure sera plus profonde que s’il est émoussé. Est-ce une raison pour user le tranchant de ton couteau sur une barre de cabestan ?

— Je ne veux pas te contredire ; mais à prendre femme, j’en choisirais maintenant une avec un peu moins de tranchant.

— Qu’en sais-tu ? répliqua Dick.

— J’ai mes raisons pour parler ainsi, répondit Tommy, qui se pencha pour prendre les bas mouillé de Molly et les tendit en travers de ses genoux afin de les faire mieux sécher.

Dick jeta sur son ami un coup d’œil mélancolique. Il alla prendre dans la musette de la femme divers vêtements tout trempés et revint vers le poêle pour les exposer à la chaleur.

— Je croyais t’avoir entendu dire que tu ne t’étais jamais marié ? dit-il.

— J’ai dit ça, moi ? Possible… Pourtant non… c’est-à-dire, oui ; j’ai été marié ! Et jamais femme n’a été plus dévouée pour un homme.

— Elle a chassé sur l’ancre ? demanda Dick avec un geste qui symbolisait l’infini.

— Hélas ! oui, répondit Tommy, qui ajouta après un instant de silence : elle est morte en couches.

Les haricots bouillaient en chantonnant sur le devant du poêle ; il poussa la casserole vers une surface moins chaude. Après avoir examiné avec soin les biscuits et s’être assuré de leur degré de cuisson en les piquant avec un éclat de bois, il les mit de côté en les couvrant avec un linge humide.

Dick, suivant l’habitude des personnes de son tempérament, savait maîtriser sa curiosité. Il se garda donc d’interroger son compagnon ; mais celui-ci reprit de lui-même :

— Oui. Et c’était une femme toute différente de Molly. Une Siwash !

Dick fit signe qu’il comprenait.

— Elle n’était pas aussi fière, ni aussi volontaire, mais elle était fidèle dans la bonne et la mauvaise fortune. Elle n’avait pas de rivale pour manier la pagaie et savait jeûner sans plus de façons comme le bonhomme Job. Sur un bateau comme le mien, qui avait plus souvent le nez sous l’eau que dessus, elle ne se laissait pas abattre ; elle tenait la voile comme un homme.

« Une fois, nous partîmes en tournée de prospection vers Teslin, plus loin que le Lac Surprise et la Petite Tête Jaune. La nourriture manqua ; nous dûmes manger les chiens. Quand ils furent avalés, nous nous jetâmes sur les harnais, les mocassins et les fourrures. Jamais une plainte.

« Avant de partir, elle m’avait bien recommandé de ménager les provisions ; mais quand la famine se fit sentir, jamais un reproche. Épuisée, les pieds meurtris, elle pouvait à peine soulever ses raquettes ; mais plusieurs fois elle me répéta : « Cela ne fait rien, Tommy ! Je préfère avoir le ventre vide et rester ta femme, que d’avoir tous les jours des festins, et d’être la klooch[5] du chef George. »

« Il faut te dire que George était le chef des Chilcoots et qu’il la désirait ardemment.

« C’était le bon temps alors. J’étais un gaillard présentable quand j’atteignis la côte. J’avais lâché un baleinier, l’Étoile-Polaire, à Unalaska et j’étais descendu vers Sitka en chassant la loutre. Là, je m’associai avec Jack l’Heureux. Tu le connais ?

— C’est lui qui prenait soin de mes pièges sur le Colombia, répondit Dick. Il était assez violent, je crois, n’est-ce pas ; et il avait une sacrée passion pour le whisky et pour les femmes.

— C’est bien lui. Pendant deux saisons, nous fîmes ensemble le commerce de conserves, de couvertures et d’autres articles. Puis j’ai acheté un sloop ; et pour ne pas me séparer de Jack l’Heureux, je suis venu du côté de Juneau. C’est là que j’ai fait la connaissance de Killisnoo ; je l’appelais Tilly pour abréger.

« J’avais rencontré cette femme à une danse de squaws sur la grève. Le chef George, qui venait de terminer son trafic annuel chez les Sticks, était de retour de Dyea avec la moitié de sa tribu. J’étais le seul blanc au milieu de cette foule de Siwash. Personne ne me connaissait, à part quelques jeunes Indiens de cette tribu que j’avais rencontrés sur le chemin de Sitka. Jack l’Heureux m’avait mis au courant de la plupart de leurs aventures.

« Ils parlaient tous le Chinook, sans se douter que je pouvais le dégoiser mieux que beaucoup d’entre eux, notamment deux jeunes filles qui s’étaient sauvées de la Mission Haines près du Canal Lynn.

« De gentilles créatures, ces deux filles, agréables à regarder. J’avais plutôt dans l’idée de m’en tenir là ; mais elles étaient frétillantes comme des poissons qu’on retire de l’eau. Trop de tranchant, comme tu vois.

« Comme j’étais un nouveau-venu, elles commencèrent à se moquer de moi, sans soupçonner que pas un mot de leurs propos ne m’échappait. Je n’en fis rien paraître et je me mis à danser avec Tilly. Plus nous dansions, plus nos cœurs se sentaient attirés l’un vers l’autre.

« — Il cherche une femme, dit l’une des filles.

« — Il a peu de chances d’en trouver une si les femmes choisissent elles-mêmes, répondit l’autre en secouant drôlement la tête.

« Les jeunes coqs et les squaws, qui nous regardaient, commencèrent à sourire et à ricaner en répétant cette remarque.

« J’avoue que mon visage était encore imberbe ; mais depuis longtemps déjà on me considérait comme un homme parmi les hommes ; ces railleries me vexaient.

« — Il danse avec la fiancée du chef George, dit une voix. Tout à l’heure George va le fesser à coups de pagaie et l’envoyer prendre prestement le large.

« Or le chef George entendit le propos. Il nous avait regardés jusqu’ici d’un air assez maussade ; il partit d’un grand éclat de rire en se frappant sur les cuisses. C’était un bougre qui aurait su au besoin se servir de la pagaie.

« Tilly se fut bien gardée de me communiquer ses craintes ; du reste, tu ne doutes pas qu’elle m’eût méprisé si elle avait deviné en moi le moindre commencement de frousse ; mais elle essaya, tout en dansant, de m’entraîner loin du groupe moqueur que les deux filles de la Mission continuaient à amuser à mes dépens.

« Je me rapprochai autant que je pus du groupe.

« — Qui sont ces filles ? demandai-je a Tilly.

« Leur nom me rappela tout ce que Jack l’Heureux m’avait dit sur leur compte. Je continuai de faire ma cour à Tilly, tandis que les quolibets tombaient dru sur moi. Et comme la danse prit fin, je vis le chef George apporter une pagaie à mon intention.

« On se pressa autour de nous pour assister à ma déconfiture et les filles de la Mission me servirent encore quelques bonnes plaisanteries qui soulevèrent des rires bruyants. Malgré mon irritation, je dus me pincer les lèvres pour ne pas éclater de rire ; car j’avais mon plan de défense comme tu vas voir.

« Soudain je me tournai vers mes impertinentes : « Avez-vous fini ? » demandai-je.

« Quelle tête elles firent en m’entendant sortir mon chinook ! Alors j’allai droit au fait. Je racontai tout ce que je savais sur elles, tous leurs sales tours, toutes les affaires louches auxquelles leurs pères, mères, frères et sœurs avaient été mêlés ; et je fis une allusion à une petite histoire où le chef George et elles-mêmes n’avaient pas joué un rôle très décoratif. Tu m’entends bien, une allusion seulement, car, en allant plus loin, je me serais fait mettre en charpie par toute la tribu qui aurait pris fait et cause pour le chef bafoué. Mais une allusion décochée avec un certain regard planté droit sur un homme est une menace qui inspire le respect.

« Sauf les deux gueuses et mon George, personne ne comprit ; mais tous riaient d’entendre un blanc parler ainsi leur patois.

« Je vis les traits du chef George se figer quelques secondes. Il ne sut d’abord quel parti prendre et finalement il s’en tira en riant à gorge déployée devant les deux files qui me suppliaient de me taire : « Oh ! Non, non… Tommy. Ne continuez pas… Nous serons gentilles pour vous. Pour sûr, Tommy… pour sûr. »

« Voilà notre première rencontre. Quand je fis mes adieux à Tilly, ce soir-là, je lui promis de revenir dans une semaine environ ; et je ne lui cachai pas mon désir de faire plus ample connaissance.

« Ils n’y vont pas par quatre chemins dans cette race-là lorsqu’il s’agit de montrer leur affection ou leur haine. Bien qu’elle fût une honnête fille, elle sut me faire comprendre que ma proposition ne lui était pas désagréable. Vraiment, c’était un type extraordinaire de femme ! Rien d’étonnant que le chef George s’en fût amouraché.

« Tout allait pour le mieux. Je le supplantai du premier coup. J’avais l’intention d’embarquer la jeune fille et de cingler sur Wrangel tant que le vent soufflerait, en plaquant là George. Mais ce n’était pas chose facile.

« Je dois te dire que Tilly demeurait avec un oncle — comme une espèce de tuteur — tout prêt à claquer de phtisie ou de quelque autre truc dans les poumons. Il allait tantôt bien, tantôt mal, et il ne voulait pas l’abandonner avant d’avoir cassé sa pipe.

« Nous nous rendîmes à sa tente au moment de mon départ pour savoir combien de temps il pouvait encore durer ; mais le vieux gredin avait promis Tilly au chef George, et dès qu’il m’aperçut, il entra dans une telle rage qu’il en résulta une bonne hémorragie.

« — Reviens me chercher, Tommy ! me dit-elle quand nous nous fîmes nos adieux sur la grève.

« — Certainement, répondis-je, dès que tu me feras signe.

« Je l’embrassai à la manière des blancs, comme font chez nous les amoureux. Je la sentis frémir comme une feuille de tremble et j’étais moi-même si bouleversé que, sur le moment, j’étais presque décidé à aller balancer l’oncle dans l’autre monde.

Tommy fut obligé de s’interrompre, car l’air devenait irrespirable, le vent ayant refoulé la fumée sous la tente. Les deux hommes furent pris d’une quinte de toux.

— Donc, reprit bientôt Tommy, je partis vers Wrangel, au delà de la Sainte-Mary et même de la Reine-Charlotte, vendant du whisky et mettant le sloop à toutes les sauces.

« C’était au cœur d’un hiver rude et glacial. J’étais de retour à Juneau lorsque je pus avoir des nouvelles de Tilly.

« — Toi venir, me dit le pouilleux qui me les apporta, Killisnoo veut revoir toi maintenant.

« — Qu’est-ce qu’il y a de cassé ? demandai-je.

« — Chef George donner festin ; Killisnoo être femme de George.

« Oui, certes, il faisait froid. Le Taku hurlait comme jamais. L’eau salée gelait sur le pont. J’avais peine à faire avancer mon vieux sloop pris par les griffes du vent, et je me trouvais à une centaine de milles de Dyea.

« À mon départ, j’avais pour tout équipage un homme de l’île Douglas ; mais à mi-chemin, il fut balayé par-dessus la lisse. Je tirai des bordées et revins trois fois en arrière ; mais je ne pus le retrouver. »

— Probable qu’il aura été saisi par le froid, dit Dick, tout en suspendant une jupe de Molly pour la faire sécher. Il a dû couler comme un plomb.

— C’est aussi mon idée. Je finis mon voyage tout seul, et j’étais à moitié mort lorsque j’atteignis Dyea en pleine nuit. La marée m’était favorable, et je pus faire aborder le bateau droit sur la rive, à l’abri du fleuve. Mais il n’y avait pas moyen d’avancer d’un pouce, car l’eau douce ne formait qu’un bloc solide. Les commandes et les poulies étaient couvertes de glace au point que je ne pouvais amener la grande voile, ni le falot.

« D’abord, je commençai par m’enfiler une pinte de whisky pur de mon chargement ; puis, laissant le tout en l’état, je me dirigeai à travers la plaine vers le camp.

« Pas d’erreur, c’était le jour de gala. Les Chilcoots étaient venus en masse, chiens, enfants et pirogues, sans parler de la tribu des Oreilles-de-Chiens, de celle des Petits-Saumons et des gens des Missions.

« Il y avait bien cinq cents Indiens pour célébrer les fiançailles de Tilly, et pas un homme blanc à vingt milles à la ronde.

« Personne ne fit attention à moi ; du reste, on n’aurait pas pu me reconnaitre, car ma couverture me cachait le visage. Je me frayai un passage parmi les chiens et les enfants et j’atteignis le premier rang. La fête avait lieu dans un grand espace libre entre les arbres. De grands brasiers étaient allumés et la neige battue par les mocassins était dure comme du ciment de Portland. Non loin de moi, j’aperçus Tilly, somptueusement vêtue d’écarlate, parée de colliers, et en face d’elle le chef George et ses principaux guerriers.

« Le shaman[6] officiait avec le concours des grands sorciers des autres tribus.

« Sans savoir pourquoi, je pensai aux gens de Liverpool, et aussi à Gussie-la-Rousse dont j’avais rossé le frère après mon premier voyage parce qu’il ne voulait pas que sa sœur eût un matelot pour amoureux.

« Quel drôle de monde, me disais-je, où un homme marche sur des pistes auxquelles sa mère était loin de songer lorsqu’elle le tenait au sein !

« Au fait, je commençais à me rendre compte de la témérité de mon action ; mais il me suffit de jeter un coup d’œil sur George pour me sentir prêt à toutes les audaces. Que faire ? Sauter à la gorge du chef comme j’en avais une sacré envie ? Ce n’était pas cela qui eût arrange mon affaire.

« Tout à coup, je vis ce qu’il fallait tenter.

« Je dois d’abord te dire que le camp fourmillait de chiens. Ici, là, il y en avait partout : des loups apprivoisés, ni plus, ni moins. Quand la nourriture vient à manquer, on les renvoie dans la forêt chez leurs congénères sauvages, et ils reprennent vite leurs habitudes de rudes combattants.

« Je n’étais plus séparé de Tilly que par un groupe de chiens, qui, allongés dans différentes poses, attendaient l’heure du festin. L’un d’eux se mit à bâiller ; et c’est en voyant ses crocs formidables que mon idée me vint. Il était juste devant mes mocassins, tandis que j’en avais un autre contre mes talons.

« Le vacarme était à son comble ; les tambours, en peau de morse, grondaient, et les prêtres chantaient.

« — Es-tu prête ? Criai-je à Tilly.

« Bon Dieu ! Elle n’eut pas un sursaut en reconnaissant ma voix. Très lentement elle tourna la tête de mon côté et, le visage impassible, elle me fit le petit signe de quelqu’un qui tend l’oreille.

« — Tu iras sur la haute falaise, au bord de la glace. Je te rejoindrai.

« Aussitôt je mis le pied sur la queue du molosse, couché devant moi et j’appuyai jusqu’à la faire craquer. L’animal se redressa férocement ; il crut me happer dans ses mâchoires ; mais j’avais déjà enjambé le second chien que je projetai contre le furieux.

« — File ! criai-je en même temps à Tilly.

« Tu sais comment ces chiens se battent. En un clin d’œil, il y en avait un cent aux prises, cul par-dessus tête, se mordant et se déchirant. Les gosses et les femmes se bousculaient de tous côtés ; tu aurais dit un camp de fous. Je te laisse à penser si Tilly s’esquiva promptement.

« Je me gardai bien de suivre aussitôt ses traces. Une double fuite aurait pu attirer l’attention sur nous. J’attendis un moment ; et, dans ce moment-là, j’eus l’envie folle d’aller narguer mon George en me glissant hors de mes couvertures. Je ne sais comment j’ai pu résister au désir de me moquer de lui et de tous ces imbéciles en leur laissant croire que la fiancée s’était envolée vers le ciel sous l’effet de mes passes magiques.

« Mais trêve de blagues. M’exposer, c’était exposer aussi ma belle. Et puis il me tardait joliment de la rejoindre. C’est ce que je fis. Je t’assure que s’ils avaient vu avec quelle agitation je bondissais sur les roches de la crête, vers mon sloop, ils auraient bien cru que j’étais moi-même ensorcelé.

« Bon Dieu ! Avec quelle vitesse nous filâmes chassés par le Taku, le pont balayé par les vagues glaciales. J’aurais voulu que tu fusses là pour voir.

« Nous restâmes la moitié de la nuit sur le pont, où nous avions été obligés de tout attacher. J’étais à la barre, et Tilly cassait la glace. Enfin, nous arrivâmes à l’île du Porc-Épic, et nous nous mîmes à l’abri dans la baie. Nos couvertures étaient trempées ; Tilly fit sécher les allumettes sur sa poitrine.

« Tu vois donc que je m’y connais un peu, hein ! Durant sept ans, Dick, nous avons été mari et femme, par le beau temps comme par la tempête… Et puis elle est morte au cœur de l’hiver, morte en couches, là-haut, à la station du Chilcat.

« Jusqu’à la dernière minute, elle me tint la main ; la glace grimpait à l’intérieur de la porte et couvrait l’appui de la fenêtre d’une couche épaisse.

« Au dehors, c’était le Silence, à peine rompu par le hurlement d’un loup solitaire. À l’intérieur, c’était encore le Silence et la Mort.

« Tu n’as jamais entendu le silence, Dick ? Dieu t’accorde de ne jamais l’entendre lorsque tu seras en présence de la mort ! Certainement on l’entend. La respiration vous paraît siffler comme une sirène, et le cœur fait comme la houle sur le rivage.

« C’était une Siwash, Dick, mais une femme ! Une blanche, Dick, blanche par tout son être.

« Alors, ouvrant les yeux où se lisait la souffrance, elle me dit :

« — J’ai été une bonne épouse pour toi, Tommy. À cause de cela, je voudrais que tu me promettes… que tu me promettes (les mots semblaient s’arrêter dans sa gorge) que lorsque tu te marieras encore, ce soit avec une blanche. Plus de Siwash, Tommy. Il y a beaucoup de femmes blanches à Juneau maintenant, je le sais. Les blancs t’appellent « homme à squaw » ; leurs femmes, dans la rue, détournent la tête en te voyant. Tu ne vas pas dans leurs cabanes comme tes frères. Pourquoi ? Parce que ton épouse est Siwash, n’est-ce pas ? Cela ne vaut rien. Je vais mourir. Jure-le moi ; et, comme gage de ta promesse, donne-moi un baiser.

« Je l’embrassai ; puis elle s’assoupit doucement, en murmurant :

« — C’est bien ainsi… Oui, rien qu’avec une blanche.

Et elle mourut en couches, là-haut, au poste du Chilcat. »

Dick bourra une nouvelle pipe, tandis que Tommy passait le thé et le mettait de côté pour le retour de Molly.

Et la femme aux yeux flamboyants et au sang de Yankee ?

Aveuglée, écrasée, rampant sur les mains et sur les genoux, suffoquée par le vent, elle arriva enfin devant la tente. Toute la fureur de la tempête s’acharnait contre un énorme paquet qu’elle portait sur les épaules.

Elle essaya, sans y parvenir, de dénouer les attaches des rideaux ; mais Tommy et Dick s’empressèrent de l’aider. Faisant un dernier effort elle entra en chancelant et tomba épuisée sur le sol.

Tommy la débarrassa de son paquet, pendant que Dick préparait un bol de whisky.

— Là, petite fille, dit celui-ci quand elle eut bu le whisky et qu’elle parut reprendre quelques forces. Voilà des nippes sèches. Sautez dedans ; nous allons consolider les piquets de la tente. Appelez-nous quand vous serez prête ; et nous rentrerons pour dîner.

— Tu paries, Dick, si cela lui aura émoussé le tranchant pour le reste du voyage ! dit Tommy à son compagnon, après avoir tapé sur les piquets. Comme cela, elle nous fichera la paix jusqu’à l’arrivée.

— Mais c’est justement ce tranchant qui fait son charme, répliqua Dick, enfonçant la tête entre les épaules pour éviter une bourrasque de grésil. C’est le tranchant que toi et moi, Tommy, nous possédons, et qui nous vient de nos mères.

Tommy tressaillit. Vraiment, il s’attendait à la réplique de son camarade ; il l’avait inconsciemment provoquée pour répondre à une objection qu’il n’aurait pas su formuler. Elle lui alla droit au cœur ; et, les yeux fixés sur les rideaux de la tente, mais le regard perdu au loin, il murmura : « …Oui, peut-être… avec une blanche… oui, Molly, peut-être… »


UNE FILLE DE L’AURORE

UNE FILLE DE L’AURORE

Vous, qui êtes (comment dites-vous ça ?) ah ! oui ! un paresseux ! Vous, un paresseux, vous voudriez me prendre pour femme ? N’y songez pas un instant ! Jamais, au grand jamais, un paresseux ne sera mon mari !

Comme on le voit, Joy Molineau n’y allait pas par quatre chemins avec Jack Harrington. La veille au soir, elle avait tenu les mêmes propos à Louis Savoy, d’une façon plus banale cependant, et dans son propre dialecte.

— Écoutez, Joy !

— Non, non ! À quoi bon écouter un paresseux ? C’est très mal de venir traîner ainsi autour de moi, de me rendre visite dans ma cabane, et de rester inactif. Comment feriez-vous pour nourrir une famille ? Pourquoi n’avez-vous pas de poudre d’or ? Les autres, pourtant, en trouvent à profusion.

— Mais je trime dur, Joy ! Il ne se passe pas de jour que je ne sois sur la piste ou au ruisseau. Même en ce moment, j’en reviens. Mes chiens n’en peuvent plus. Les autres, des veinards, rencontrent beaucoup d’or. Mais, moi… moi, je n’ai pas de chance !

— Ah oui ! Mais lorsque cet homme…, Mac Cormack qu’il s’appelle, celui dont la femme est Indienne, a découvert le Klondike, vous n’y êtes pas allé. Les autres l’ont suivi et, à présent, ce sont tous des richards.

— Mais vous savez bien que j’étais parti en prospection du côté des sources de la Tanana, protesta Harrington, et je n’ai entendu parler que trop tard de l’Eldorado et du Bonanza.

— C’est différent ! Seulement, vous faites ce qu’on appelle fausse route.

— Quoi ?

— Fausse route. Oui ! Vous marchez à l’aveugle. Il n’est jamais trop tard. Sur le creek de l’Eldorado se trouve une mine où l’or abonde. Quelqu’un est venu la jalonner ; il est parti, et l’on n’en a jamais entendu parler depuis. Si, au bout de soixante jours, la prise de possession n’est pas enregistrée, tous les autres auront le droit — comment dites-vous ? — de sauter dessus. Ils courront, rapides comme le vent, pour aller faire la déclaration. Le gagnant sera très riche et pourra nourrir une belle famille.

Harrington feignit de ne pas trop s’intéresser à l’histoire.

— Quand le délai expire-t-il ? Et quel est ce lotissement ?

— J’en ai causé avec Louis Savoy hier soir, continua-t-elle, faisant mine de ne pas avoir entendu sa demande. Je crois que ce sera lui le vainqueur.

— Au diable Louis Savoy !

— Voilà ce que m’a dit Louis Savoy, ici dans ma cabane, hier soir. Il a dit : « Joy, je suis un rude gaillard, je possède de bons chiens. J’ai du souffle, et je serai victorieux. Alors, me voudrez-vous pour mari ? » Et je lui ai répondu…

— Que lui avez-vous répondu ?

— Que si Louis Savoy gagne, il m’aura comme épouse.

— Et s’il perd ?

— Alors, Louis Savoy ne sera pas, comme on dit, le père de mes enfants.

— Et si je gagne, moi ?

— Vous, gagner ? Ah ! Ah ! Jamais !

Quoique ironique, le rire de Joy Molineau était agréable à entendre. Harrington ne s’en formalisa pas. Il y était habitué depuis longtemps. Elle avait torturé tous ses soupirants de la sorte, et lui ne faisait pas exception. En ce moment, surtout, elle était séduisante, les lèvres entr’ouvertes, le teint animé par l’âpre baiser du froid, les yeux brillants de l’attrait irrésistible qu’on ne rencontre nulle part, sauf dans le regard de la femme.

Ses chiens de traîneau pressaient autour d’elle leurs formes hirsutes, et le chef de file, Croc-de-Loup, glissa doucement son museau pointu sur ses genoux.

— Et si je gagne ? insista Harrington.

Son regard se promena du chien au soupirant et revint vers la bête.

— Qu’en dis-tu, Croc-de-Loup ? Si Jack est un rude gars et arrive le premier à l’enregistrement, deviendrons-nous sa femme ? Hein ? Qu’en dis-tu ?

Croc-de-Loup redressa ses oreilles et se tourna en grognant vers Harrington.

Il fait vraiment froid, ajouta-t-elle tout à coup, avec un coq-à-l’âne bien féminin, pendant qu’elle se levait pour ranger les chiens.

L’amoureux transi regarda devant lui d’un air stupide. Dès leur première rencontre, elle l’avait entretenu dans le doute, et l’homme avait dû ajouter la patience à ses autres qualités.

— Hi ! Croc-de-Loup ! cria-t-elle, en sautant sur le traîneau au moment où il démarrait brusquement.

— Aï ! Ya ! En avant !

Du coin de l’œil, Harrington la regardait filer sur la piste dans la direction de Forty-Mile. Arrivée à l’endroit où elle bifurque et traverse la rivière vers Fort-Cudaby, la jeune femme fit arrêter les chiens et se retourna.

— Eh ! monsieur le paresseux ! lui annonça-t-elle, Croc-de-Loup dit oui, à condition que vous soyez vainqueur !

Comme il arrive toujours, cette conversation s’ébruita, et tout Forty-Mile, qui avait fait maintes hypothèses sur le choix de Joy Molineau entre ses deux derniers prétendants, se risqua maintenant, à parler et à pronostiquer à propos du gagnant possible de la course qui allait avoir lieu.

Le camp s’était divisé en deux clans, dont les efforts tendaient à faire arriver premier au but leur favori respectif.

Les meilleurs chiens que pouvait fournir la contrée furent raflés à l’envi, car ceux-là étaient particulièrement, et par-dessus tout, indispensables à la victoire. Et quels lauriers pour le héros ! Outre la possession d’une femme dont la pareille était encore à créer, il deviendrait propriétaire d’une mine valant au bas mot un million de dollars.

Cet automne-là, lorsque la rumeur parvint que Mac Cormack avait découvert de l’or sur le Bonanza, tout le Bas-Pays, y compris Circle-City et Forty-Mile, s’était rué vers le Haut-Yukon, excepté toutefois ceux qui, comme Jack Harrington et Louis Savoy, étaient à ce moment partis en prospection dans l’Ouest. Des pacages de rennes et des ruisseaux furent jalonnés pêle-mêle et, par hasard, le plus invraisemblable des creeks, l’Eldorado.

Olaf Nelson y prit possession de cinq cents pieds le long de la rivière, planta dûment son piquet, et disparut.

À cette époque, le bureau de déclaration le plus proche était situé dans la caserne de la police, à Fort-Cudahy, de l’autre côté du fleuve, en face de Forty-Mile. Mais dès que la nouvelle se fut répandue que le creek de Eldorado était une grotte aux trésors, on découvrit qu’Olaf Nelson avait négligé de descendre le Yukon pour faire enregistrer son claim.

Les hommes jetaient des yeux avides sur le lot sans propriétaire, où ils n’ignoraient pas que des milliers et des milliers de dollars n’attendaient que la pelle et la vanne. Cependant, ils n’osèrent s’en emparer, car la loi accordait à Olaf Nelson un délai de soixante jours entre la pose des jalons et l’enregistrement. En attendant, nul ne pouvait toucher au lot.

Dans toute la contrée, on parlait de la disparition d’Olaf, et une vingtaine de mineurs se préparaient à la prise de possession du lotissement et à la course vers Fort-Cudahy, qui devait en décider.

Mais les concurrents n’étaient pas très nombreux à Forty-Mile. Étant donné que les deux clans dépensaient à qui mieux mieux leurs énergies pour favoriser soit Jack Harrington, soit Louis Savoy, personne n’eût été assez sot pour se mettre sur les rangs avec ses seules ressources.

Il s’agissait d’une course de cent milles jusqu’au bureau du commissaire, et on calculait qu’il faudrait aux deux favoris quatre relais de chiens, échelonnés le long du trajet.

Naturellement, le relais final devait être décisif, et, pour les vingt-cinq derniers milles, les partisans des deux candidats s’évertuaient à trouver les animaux les plus vigoureux possible. La rivalité des deux clans s’accentuait, et leurs offres faisaient des bonds si considérables que jamais, dans les annales du pays, le prix des chiens n’avait monté si haut. Cette rafle excita la curiosité publique, qui tourna vers Joy Molineau un œil encore plus indiscret. Non seulement elle avait déclenché toute l’affaire, mais elle possédait le meilleur chien de traîneau, du Chilkoot à la mer de Behring. Croc-de-Loup n’avait pas de rival. L’homme qu’il conduirait à l’étape finale devait forcément gagner ; on n’en pouvait douter. Mais la communauté avait le sens inné des convenances, et nul ne s’avisa d’influencer Joy en faveur de l’un ou de l’autre des clans. Chacun d’eux se consola en pensant que s’il ne tirait point parti du chien, le camp adverse n’en profiterait pas davantage. Partant de ce principe que l’homme pris individuellement ou en collectivité a été ainsi façonné qu’il traverse la vie dans un état de béate incompréhension de la femme, ceux de Forty-Mile ne devinaient rien de l’esprit de secrète malice qui animait Joy Molineau.

Ils reconnurent, après coup, qu’ils n’avaient pas su pénétrer le secret de cette fille de l’Aurore, dont les yeux sombres s’étaient ouverts pour la première fois à la lumière scintillante de la Terre du Nord. En effet, son père exerçait dans le pays le trafic des fourrures, longtemps avant qu’eux-mêmes eussent songé à l’envahir.

Non, le hasard de sa naissance ne l’avait pas rendue moins femme, pas plus qu’il n’avait limité sa compréhension féminine des hommes. Ils avaient conscience qu’elle se jouait d’eux, mais ils ne parvenaient pas à discerner la finesse de ses desseins et l’art consommé de ses artifices.

Les hommes de Forty-Mile ne voyaient d’autres cartes que celles qu’elle voulait bien leur montrer, de sorte qu’ils se laissèrent bercer par d’agréables illusions jusqu’au moment où elle abattit son dernier atout. Seulement alors, ils virent clair dans son jeu.

Au début de la semaine, tout le camp était sur pied pour assister au départ de Jack Harrington et de Louis Savoy. Ceux-ci avaient pris leurs dispositions pour atteindre le lot d’Olaf Nelson quelques jours avant l’expiration du délai de protection ! afin de pouvoir se reposer et être dispos, eux et leurs chiens, pour le premier relais.

Sur leur chemin, ils rencontrèrent les hommes de Dawson, qui plaçaient déjà leurs attelages supplémentaires le long de la piste, et il était visible que rien n’avait été épargné pour enlever cet enjeu de plusieurs millions.

Deux jours après le départ de ses champions, Forty-Mile commença à envoyer ses relais, le premier à soixante-quinze, le deuxième à cinquante, et le dernier à vingt-cinq milles du but.

Les attelages destinés à la dernière étape étaient magnifiques, et tous deux si bien assortis que les hommes du camp en discutèrent les mérites sous une température de cinquante degrés en dessous de zéro, pendant une heure entière, avant de les laisser partir.

À la dernière minute, Joy Molineau s’élança au milieu d’eux avec son traîneau. Elle prit à part Lon Mac Fane, qui soignait l’attelage de Harrington. À peine eut-elle commencé à parler, que l’homme resta bouche bée, et l’enthousiasme peint sur son visage laissa prévoir de grandes choses.

Il détacha Croc-de-Loup et le mit à la tête du traîneau de Harrington ; puis, il poussa la file des chiens sur la piste du Yukon.

— Pauvre Louis Savoy ! dirent les hommes.

Mais une lueur de défi brilla dans les yeux noirs de Joy Molineau, et elle s’en retourna à la cabane de son père.

Il était près de minuit.

Quelques centaines d’hommes emmitouflés de fourrures avaient préféré, à l’attrait des cabanes chaudes et des couchettes confortables, le plaisir d’assister, par une température de soixante degrés en dessous de zéro, à la prise de possession du claim d’Olaf Nelson. Un certain nombre d’entre eux avaient leurs piquets tout préparés, et leurs chiens se trouvaient à proximité. Une escouade de policiers à cheval du capitaine Constantine était sur place pour garantir la régularité de l’opération. On avait lancé un ordre interdisant à quiconque de planter un jalon avant que la dernière seconde du jour fût tombée dans le passé. Dans le Northland, de telles lois sont aussi respectées que si elles étaient de Jéhovah lui-même, car le coup de feu vengeur est aussi rapide et aussi efficace que ses foudres. Le temps était clair et glacial. L’aurore boréale projetait au firmament une orgie de couleurs chatoyantes. Des vagues d’un rose pâle, froides et brillantes, traversaient le zénith, tandis que des couches éclatantes de vert et de blanc éclipsaient les étoiles, et qu’une main titanique traçait des arcs gigantesques au-dessus du pôle. Et devant cet aspect grandiose, les chiens-loups hurlaient comme avaient fait leurs ancêtres dans les siècles passés.

Un policier, revêtu d’un manteau de peau d’ours, se plaça en évidence, la montre à la main. Les hommes, se précipitant au milieu de leurs chiens, les firent se lever. Après avoir débrouillé leurs traits, ils les rangèrent pour le départ. Les concurrents s’alignèrent sur la limite, tenant d’une main ferme piquets et pancartes.

Ils avaient déjà si souvent parcouru le contour du claim, qu’ils auraient pu refaire le trajet les yeux fermés. Le policier leva la main. Ils rejetèrent leurs peaux et leurs couvertures superflues ; on entendit le dernier cliquetis de ceintures resserrées, et tous se tinrent au garde à vous.

— Attention !

— Partez !

Soixante paires de mains se dégantèrent, autant de mocassins s’affermirent dans la neige.

Ils s’élancèrent dans l’espace libre, le long des quatre côtés, plantant leurs fiches à chaque coin, et, de là, ils se dirigèrent vers le milieu, où les deux jalons centraux devaient être placés. Puis ils bondirent vers leurs traîneaux qui les attendaient sur le lit gelé du cours d’eau. Un bruit et un mouvement infernal éclatèrent. Des traîneaux entrèrent en collision, des attelages s’entremêlèrent, le pelage hérissé, les crocs grinçants. La rivière étroite était obstruée par cette masse grouillante. Du manche, aussi bien que de la courroie, des coups de fouet tombèrent indistinctement sur les hommes et sur les bêtes. Et pour compliquer les choses, chaque concurrent avait à sa suite une escouade de camarades empressés à le sortir de la cohue. Mais un par un, et à force de lutter, les traîneaux arrivèrent à se dégager, puis disparurent brusquement dans les ténèbres des rives surplombantes.

Jack Harrington avait prévu cette bousculade et attendu près de son traîneau qu’elle eût pris fin. Louis Savoy, conscient de la supériorité de son rival pour conduire les chiens, avait suivi son exemple, et il attendait, lui aussi.

Les bruits de la horde s’affaiblissaient dans le lointain quand ils se décidèrent à prendre la piste. Ce ne fut qu’après un trajet d’une dizaine de milles, en descendant le Bonanza, qu’ils la rejoignirent, glissant en file, mais se tenant de près. On n’entendait presque plus de bruit, et il n’y avait guère de chance de gagner de l’avance sur cette partie du trajet.

Les traîneaux mesuraient, d’un patin à l’autre, seize pouces, la piste n’était large que de dix-huit ; mais la circulation y avait creusé de profondes ornières.

De chaque côté s’étendait une couche cristalline de neige molle. Si un homme avait essayé d’y faire passer son attelage, les chiens s’y seraient enfoncés jusqu’au ventre et n’auraient plus avancé qu’à l’allure d’un escargot. Les hommes ne pouvaient donc que se tenir à côté de leurs traîneaux bondissants et attendre.

Rien ne fut changé à leur position réciproque le long des quinze milles de descente du Bonanza, puis du Klondike jusqu’à Dawson ; à cet endroit, ils rencontreraient le Yukon, où les attendaient les premiers relais. Mais Harrington et Savoy, quittes à crever leurs premiers attelages, avaient placé leurs relais à une couple de milles plus loin que les autres. Dans la confusion causée par l’échange des traîneaux, ils dépassèrent une bonne moitié des concurrents. Ils n’en avaient plus qu’une trentaine devant eux, quand ils s’élancèrent sur la large poitrine du Yukon. C’était la partie la plus critique du parcours.

Lors de la prise du fleuve en automne, l’eau était restée libre sur la longueur d’un mille entre deux immenses barrières de glace. Cette voie ne s’était gelée que tout récemment, par suite de la rapidité du courant. À présent, elle était unie, dure et glissante comme le parquet d’une salle de danse. Dès qu’ils entrèrent en contact avec ce miroir de glace, Harrington se mit sur les genoux, se cramponnant d’une main, tandis qu’il faisait claquer sauvagement son fouet sur les chiens, et retentir à leurs oreilles de terribles imprécations. Les attelages dévalèrent sur la surface lisse, à toute allure. Mais dans tout le Nord on n’en trouvait pas deux comme Harrington pour enlever un attelage. Dès le début, il fut en tête, et Louis Savoy, emboîtant le pas, se colla désespérément derrière lui, ses chiens conducteurs touchant le traîneau de son rival.

Ils avaient parcouru la moitié de la surface glissante, lorsque leurs relais se précipitèrent de la rive au-devant d’eux. Mais Harrington ne ralentit pas sa course pour cela. À l’instant précis où le nouveau traîneau fut à sa hauteur, il sauta dessus et se mit à crier en pressant l’allure des chiens tout frais. L’autre conducteur se laissa glisser comme il put du véhicule en marche. Savoy agit de même avec son propre relais, et les deux attelages abandonnés, privés de direction, entrèrent en collision avec ceux qui les suivaient. Un pêle-mêle inextricable s’ensuivit.

Harrington menait un train endiablé, et Savoy le serrait de près. Parvenus près de la berge, ils furent de niveau avec le traîneau de tête, et les premiers à aborder la piste étroite entre ses talus de neige molle. Dawson, admirant ce spectacle sous la clarté de l’aurore boréale, jura que c’était du beau travail.

Les hommes ne peuvent endurer longtemps sans feu ou sans se livrer à un exercice violent, un froid de soixante degrés au-dessous de zéro. Harrington et Savoy se conformant donc à la vieille coutume du Nord. Sautant de leurs traîneaux, guides en main, ils couraient derrière pour rétablir la circulation du sang et se réchauffer, puis remontaient jusqu’à ce que le froid les eût saisis de nouveau.

Ce fut ainsi qu’ils couvrirent les deuxième et troisième relais. À plusieurs reprises, sur la glace unie, Savoy stimula les chiens, mais ne put réussir à dépasser son rival.

Dans une file s’égrenant sur une longueur de cinq milles derrière eux, les autres coureurs s’évertuaient à les rattraper, mais en vain, car à Louis Savoy seul était dévolu l’honneur de se maintenir à l’allure vertigineuse de Jack Harrington.

Quand ils abordèrent l’étape des soixante-quinze milles, Lon Mac Fane les frôla comme un éclair. Croc-de-Loup, en tête des chiens, attira le regard d’Harrington. D’avance il était sûr de la victoire. Il n’existait pas dans tout le Nord un attelage qui pût le dépasser sur ces derniers vingt-cinq milles. Et lorsque Savoy aperçut Croc-de-Loup à la tête de l’attelage de son adversaire, il sentit que la course était perdue pour lui et il jura entre ses dents. Mais il s’accrocha malgré tout à la piste fumante de l’autre, tentant sa chance jusqu’au bout. Et tandis qu’ils poursuivaient leur route, cahotés sous les lueurs de l’aube qui se levait vers le Sud-Est, ils méditèrent, l’un avec allégresse, l’autre la mort dans l’âme, sur la conduite de Joy Molineau.

Tout Forty-Mile avait quitté de bonne heure les lits de fourrures pour se rassembler sur le bord de la piste. De là, on découvrait le Haut-Yukon jusqu’à sa première courbe à plusieurs milles de distance.

De là aussi, on pouvait voir sur l’autre rive Fort-Cudahy, but de la course, où le commissaire de l’or attendait avec impatience. Joy Molineau s’était placée à une certaine distance de la piste, mais, en cette circonstance, les gens de Forty-Mile s’écartèrent pour ne pas gêner sa vue. Aussi, l’espace qui la séparait de l’étroit sentier où devaient passer les coureurs restait libre. Des feux avaient été construits autour desquels les hommes risquaient leur poudre et leurs chiens dans des paris où la forte cote était pour Croc-de-Loup.

— Les voilà ! glapit un jeune Indien, perché sur la cime d’un pin.

Du haut du Yukon, on vit se détacher sur la neige un point noir, suivi de près par un second. À mesure qu’ils grossissaient, d’autres apparaissaient, mais à une distance appréciable en arrière. Peu à peu, ils se transformèrent en chiens et en traîneaux, sur lesquels des hommes étaient étendus à plat ventre.

— C’est Croc-de-Loup qui conduit ! murmura le lieutenant de police à Joy.

Elle répondit par un sourire qui trahissait son émoi.

— Dix contre un sur Harrington ! cria le roi du Creek du Bouleau, en produisant son sac à or.

— La Reine vous paie-t-elle cher ? s’enquit Joy.

Le lieutenant hocha la tête.

— Vous avez bien tout de même un peu de poudre d’or, hein ? Combien ? continua-t-elle.

Il montra son sac. Elle l’évalua d’un coup d’œil rapide.

— Mettons deux cents. Bien ! Maintenant, je vous… comment appelez-vous ça ?… je vous donne le tuyau. Couvrez le pari.

Joy eut un sourire énigmatique.

Le lieutenant réfléchissait, le regard errant sur la piste.

Les deux concurrents, à demi relevés, se jetaient sur leurs genoux et fouettaient leurs chiens à tour de bras.

Harrington venait en tête.

— Dix contre un sur Harrington ! brailla le roi du Creek du Bouleau, brandissant son sac devant le visage du lieutenant.

— Couvrez le pari ! insista Joy.

Il obéit avec un haussement d’épaules pour indiquer qu’il se rendait, non aux conseils de sa propre raison, mais uniquement pour être agréable à la jeune fille. Joy lui fit signe de la tête de se rassurer.

Tout bruit avait cessé.

Les hommes avaient suspendu leurs paris.

Zigzaguant, roulant, tanguant comme des bateaux chassés par le vent, les traîneaux arrivaient à toute allure. Derrière celui de Harrington, Louis Savoy maintenait toujours son chien conducteur, mais l’expression de son visage ne reflétait aucun espoir. Harrington pinçait les lèvres, ne regardait ni à droite ni à gauche.

Ses chiens bondissaient dans un rythme parfait, avec précision, rasant la piste, et Croc-de-Loup, la tête basse, les yeux au sol, geignait doucement, entraînant ses camarades dans un élan magnifique.

Tout Forty-Mile retenait son souffle. On n’entendait que le crissement des patins et le claquement des fouets.

À cet instant la voix claire de Joy Molineau retentit dans l’air.

— Aï ! Ya ! Croc-de-Loup ! Croc-de-Loup !

Croc-de-Loup entendit. Il quitta brusquement la piste et s’avança droit sur sa maîtresse. Tout l’attelage le suivit. Le traîneau resta en équilibre pendant un instant sur un seul patin, puis bascula Harrington dans la neige.

Savoy, filant comme l’éclair, le dépassa. Harrington, se relevant, le vit glisser sur la rivière dans la direction du commissaire de l’or, et il entendit parfaitement ce que Joy Molineau disait au lieutenant.

— Ah ! il a bien travaillé ! expliquait-elle. Il a… Comment dites-vous ça ?… mené le train. C’est cela même, il a bien mené le train.

À L’HOMME SUR LA PISTE

À L’HOMME SUR LA PISTE

— Corse-le bien !

— Mais dis-donc, Kid, est-ce qu’il ne sera pas un peu trop fort ? Du whisky et de l’alcool, c’est déjà pas mal ; inutile d’y ajouter du brandy, de la sauce au poivre et…

— Corse-le bien ! te dis-je. Vas-tu m’apprendre à préparer du punch ?

Et Malemute Kid eut un sourire satisfait derrière les nuages de vapeur.

— Écoute, mon gars, reprit-il, lorsque tu auras parcouru ce pays aussi longtemps que moi, et vécu de crottes de lièvre et de vessies de saumon, tu sauras que la Noël ne vient qu’une fois l’an. Et une fête de Noël, sans punch, c’est un puits sans minerai.

— Suis ces conseils, et sers-nous quelque chose de fameux ! s’écria le grand Jim Belden.

Il revenait de son claim de Mazy-May pour passer la Noël et il ne s’était nourri que de viande d’élan pendant les deux derniers mois.

— Dis-moi, Kid, te souviens-tu du klooch[7] que nous avons préparé sur le Tanana ?

— Si je m’en souviens ! Ah, vous auriez rigolé, les petits, en voyant la tribu entière ivre et prête à se battre, tout cela grâce à un peu de sucre et de levain adroitement fermentés. Cela se passait avant ton temps, continua Malemute Kid, s’adressant à Stanley Prince, jeune ingénieur des mines, depuis deux ans dans la contrée. Il n’y avait alors pas de femme blanche et Mason voulait épouser Ruth, la fille du chef des Tananas, lequel s’opposait à ce mariage, tout comme le reste de la tribu. Si c’était fort ? Dame, j’y avais employé ma dernière livre de sucre. En fait de klooch, je n’ai rien fait de mieux de ma vie. Il aurait fallu voir cette poursuite le long du fleuve et du portage !

— Mais la squaw ? demanda Louis Savoy, Canadien français de haute taille, qui commençait à s’intéresser au récit, ayant entendu parler de cette prouesse l’hiver précédent, alors qu’il était à Forty-Mile.

Malemute Kid, né conteur, ne se fit pas prier pour entamer l’histoire véridique du Lochivar[8] de la Terre du Nord.

Plus d’un rude aventurier sentit, en l’écoutant, son cœur se serrer et monter en lui de vagues désirs de revoir les pâturages du Sud ensoleillés, où la vie promettait quelque chose de plus qu’une lutte stérile contre le froid et la mort.

— Ruth, Mason et moi, conclut Malemute Kid, nous atteignîmes le Yukon juste après sa première débâcle, et la tribu nous suivait à un quart d’heure de marche. C’est ce qui nous sauva, car la seconde débâcle rompit les glaces en amont et retarda nos poursuivants. Lorsqu’enfin ils arrivèrent à Nuklukyeto, tout le poste était mobilisé pour les recevoir. Pour ce qui est du mariage, renseignez-vous auprès du Père Roubeau que voici, c’est lui qui a célébré la cérémonie.

Le Jésuite retira sa pipe de ses lèvres, et se contenta d’exprimer sa satisfaction par des sourires paternels, cependant que protestants et catholiques applaudissaient vigoureusement.

— Bon sang ! interrompit Louis Savoy, épris par le côté romanesque du récit, La petite squaw[9] ! Ce brave Mason ! Bon sang !

Lorsque les premiers petits gobelets de punch eurent fait le tour, Bettles, surnommé « Boit-sans-Soif », se leva, et entonna sa chanson à boire favorite :

J’ai vu les professeurs d’école du dimanche
S’ingurgiter, sans embarras,
La tisane de sassafras.
Sait-on jamais le nom de ce qu’on boit on mange ?
Peut-être sous ce nom on leur avait vendu
Le jus enivrant du fruit défendu !


et le chœur bachique répétait :

Peut-être sous ce nom on leur avait vendu
Le jus enivrant du fruit défendu !

L’effrayante mixture de Malemute Kid accomplissait son œuvre. Les hommes des camps et des pistes se détendaient sous sa chaleur bienfaisante, et les rites, les chansons et les contes d’aventures lointaines circulaient à la ronde.

Citoyens d’une douzaine de nations différentes, ils buvaient à la santé de chacun et de tous : l’Anglais, Prince, en l’honneur de l’« Oncle Sam, le précoce enfant du Nouveau-Monde », le Yankee Bettles trinquait à la santé du « Roi, Dieu le bénisse… »

Alors, Malemute Kid se leva, gobelet en main, et regarda la fenêtre de papier huilé que recouvrait une couche de givre d’au moins trois pouces. Puis il dit :

À la santé de l’homme qui, cette nuit, avance sur la piste ! Puissent ses chiens garder leur vigueur, sa nourriture lui suffire et ses allumettes toujours prendre !

Clic ! Clac ! Ils reconnurent le cinglement familier du fouet des chiens, le hurlement plaintif des Malemutes[10] et le crissement d’un traîneau qui s’approchait de la cabane.

La conversation languit, et ils attendirent.

— Ce doit être un ancien ! Il s’occupe de ses chiens avant de songer à lui-même, murmura Malemute Kid à Prince, pendant qu’ils écoutaient les claquements des mâchoires et les grognements tantôt furieux, tantôt douloureux des chiens-loups. Leurs oreilles exercées devinaient que le nouveau-venu repoussait leurs propres bêtes pour donner à manger aux siennes.

Bientôt, le coup attendu résonna contre la porte, sec et confiant, et l’homme pénétra.

Ébloui par la lumière, il s’arrêta un moment sur le seuil, et tous purent le dévisager.

C’était un beau type d’homme, très pittoresque dans son accoutrement arctique de laine et de fourrures. Il avait six pieds et deux ou trois pouces de haut, les épaules carrées et la poitrine large. L’air glacial avait rendu luisant et rose son visage rasé et, avec ses longs cils et ses sourcils blancs de givre, les rabats de son énorme casquette en peau de loup négligemment relevés, on eût dit le roi des frimas, émergeant des ténèbres.

Une ceinture à grains maintenait, sur son vêtement imperméable, deux grands revolvers Colt et un couteau de chasse ; il portait, en plus de l’indispensable fouet, un fusil « sans fumée » du plus fort calibre et du dernier modèle.

Lorsqu’il s’avança, les autres purent voir, malgré la fermeté et l’élasticité de sa démarche, qu’il était terrassé par la fatigue.

Un silence embarrassant s’était produit, mais sa cordiale salutation de : « Amusez-vous bien, les gars ! » les mit aussitôt à l’aise et, l’instant d’après, Malemute Kid et l’étranger échangeaient une poignée de mains. Sans jamais s’être rencontrés, ils avaient entendu parler l’un de l’autre, et ils s’étaient reconnus.

Une présentation générale eut lieu et on lui fit accepter de force un cruchon de punch, sans lui laisser le temps d’expliquer le but de sa course.

— Depuis combien de temps est passé ce traîneau en forme de panier, avec trois hommes et huit chiens ? demanda-t-il.

— Il y a juste deux jours. Tu les poursuis ?

— Oui, c’est mon attelage. Ils me l’ont enlevé à mon nez, les bandits ! J’ai déjà gagné deux jours sur eux, et les rattraperai dans la prochaine étape.

Tu crois qu’ils feront de la résistance ? demanda Belden, afin d’entretenir la conversation car Malemute Kid avait posé la cafetière sur le feu et s’occupait activement à faire frire du lard et de la viande d’élan.

Le nouveau-venu, pour toute réponse, fit claquer sa main sur ses revolvers.

— Quand as-tu quitté Dawson ?

— À midi.

— Hier, naturellement ?

— Aujourd’hui même.

Il était juste minuit. Un murmure de surprise fit le tour de l’auditoire, et il y avait de quoi : on ne voit pas tous les jours un homme qui vient de parcourir, pendant douze heures d’affilée, soixante-quinze milles de piste rugueuse sur le fleuve.

La conversation dévia bientôt et roula sur les aventures de jeunesse de tous ces nomades.

Tandis que l’étranger dévorait le grossier repas, Malemute Kid scrutait attentivement son visage, dont il ne tarda pas à découvrir la beauté et qui reflétait l’honnêteté et la franchise. Il le trouva tout de suite à son goût. Ses traits, jeunes encore, avaient été profondément creusés par les privations et la fatigue. Bien que vifs quand il parlait, et doux lorsqu’il se taisait, ses yeux bleus conservaient cette lueur d’acier qui éclate dans l’action et particulièrement dans l’imprévu. La mâchoire solide, le menton carré, dénotaient une opiniâtreté et une indépendance farouches. Il joignait à ses qualités de bravoure une certaine douceur et un léger sentiment de féminité qui trahissaient sa nature sensible.

— Et voici comment ma vieille et moi nous nous sommes mariés, dit Belden qui venait de raconter l’histoire captivante de ses fiançailles.

— Nous voilà, père, dit Sal.

— Va-t’en au diable ! répondit son père. Puis, s’adressant à moi :

— Jim, fais voir que tu as le cœur bien placé. Je voudrais qu’une bonne partie de ce terrain de quarante acres soit labouré avant le dîner.

Se tournant vers elle, il ajouta :

— Et toi, Sal, va faire ta vaisselle !

Ah ! si j’étais heureux ! Mais il m’aperçut encore là et s’écria :

— Eh bien, Jim ?

Vous pouvez croire que j’ai filé aussitôt vers l’écurie…

As-tu des gosses qui t’attendent aux États ? demanda l’étranger.

— Non. Sal est morte avant d’en avoir eu. Voilà pourquoi je me trouve ici.

Belden, distraitement, se mit en devoir de rallumer sa pipe non éteinte, et dit, comme pour changer de sujet :

— Et toi, étranger, es-tu marié ?

Pour toute réponse, celui-ci ouvrit sa montre, la détacha de la bandelette de cuir qui lui servait de chaîne, et la passa à la ronde. Belden saisit la lampe à huile, examina l’intérieur du boîtier d’un air connaisseur, puis, laissant échapper à voix basse un juron d’admiration, il tendit la montre à Louis Savoy. Après de nombreuses exclamations, il la présenta à Prince, et l’on put remarquer que ses mains tremblaient et que ses yeux prenaient une expression particulièrement tendre. Et les mains calleuses se repassaient la photographie d’une femme, d’un type cher à ce genre d’hommes, pressant un enfant contre sa poitrine.

Ceux qui n’avaient pas encore vu cette merveille étaient dévorés de curiosité. Ceux qui l’avaient vue se taisaient et devenaient songeurs. Il leur était indifférent d’affronter la morsure de la faim, la griffe du scorbut ou la mort soudaine sous la terre ou sous l’eau, mais l’image d’une femme inconnue et d’un enfant suffisait à les émouvoir.

— Je n’ai jamais vu le gosse. C’est un garçon… et il a deux ans, dit l’étranger en reprenant possession de son trésor. Ses yeux restèrent fixes sur le portrait un long moment, puis il fit claquer le boîtier et se détourna, mais pas assez vite pour cacher les larmes prêtes à jaillir.

Malemute Kid le guida vers une couchette en le priant de s’y reposer.

— Tu m’appelleras à quatre heures précises. N’y manque pas !

Ce furent ses dernières paroles. Il était si accablé par le sommeil qu’aussitôt couché il se mit a ronfler.

— Par Jupiter ! Il a du cran ce gars-la ! conclut Prince. Trois heures de sommeil après une course de soixante-quinze mille avec les chiens, et puis reprendre la piste ! Tu le connais Kid ?

— C’est Jack Westondale. Il est venu dans le pays il y a trois ans. Il est connu pour travailler comme un cheval et avoir contre lui toutes les déveines. Jusqu’ici je ne l’avais jamais rencontré, mais Sitka Charley m’en a parlé.

« C’est dur, pour un homme ayant comme lui une jeune et belle femme, de venir gâcher sa vie dans un trou abandonné de Dieu où les années comptent double.

« Son défaut, c’est de pousser trop loin le courage et la ténacité. Par deux fois il a fait fortune dans les claims et par deux fois il a tout perdu. »

Ici la conversation fut interrompue par le vacarme de Bettles, car l’effet produit par l’étranger commençait à se dissiper et bientôt les mornes années d’une nourriture toujours la même et d’un labeur épuisant furent oubliées dans une gaîté bruyante à laquelle, seul, Malemute Kid semblait réfractaire. Il jetait à chaque instant des regards anxieux sur sa montre. Soudain, il mit son bonnet en peau de castor et ses moufles, sortit de la cabane et alla fouiller dans la cache.

Brûlant d’impatience, il secoua son hôte quinze minutes avant l’heure convenue.

Le jeune géant se réveilla tout ankylosé et il fallut le frictionner vigoureusement pour le remettre sur pieds. Il sortit avec peine de la cabane et trouva ses chiens harnachés et tout prêts pour le départ.

Les hommes lui souhaitèrent bonne chance et une prompte arrivée, tandis que le Père Roubeau, après l’avoir béni, rentra en toute hâte, suivi des autres. Bien leur en prit, car il est dangereux d’affronter soixante-quinze degrés au-dessous de zéro les mains et les oreilles découvertes.

Malemute Kid l’accompagna jusqu’à la piste principale. Arrivé là, il lui serra cordialement la main et lui fit des recommandations.

— Tu trouveras cent livres d’œufs de saumon sur le traîneau, dit-il. Cela procurera autant de force à tes chiens que cent cinquante livres de poissons. Tu ne pourras pas te réapprovisionner à Pelly, comme tu comptais sans doute le faire.

L’étranger sursauta et une lueur de surprise traversa ses yeux, mais il laissa parler l’autre.

— Impossible d’obtenir une once de nourriture, soit pour hommes soit pour chiens, avant d’atteindre Five Fingers, et nous en sommes au moins à deux cents milles. Méfie-toi de l’eau libre, sur le fleuve Thirty Mile et n’oublie pas de suivre le raccourci au-dessus du lac Le Barge.

— Comment es-tu parvenu à savoir ? La nouvelle ne m’a certainement pas précédé ?

— Je ne sais rien et, qui plus est, je ne veux rien savoir. Mais le traîneau que tu pourchasses ne t’a jamais appartenu. Sitka Charley l’a vendu au printemps dernier. Il m’a parlé de toi comme d’un type loyal et je le crois. J’ai vu ton visage, il me revient, et j’ai vu… Aussi, grand Dieu !… file vers l’eau salée, vers ta femme et…

Là-dessus, Kid retira ses moufles et sortit son sac.

— Non, je n’en ai pas besoin ! et les larmes se gelaient sur les joues de l’homme pendant qu’il étreignait convulsivement la main de Malemute Kid.

— Alors, ne ménage pas les chiens, coupe les traits aussitôt qu’ils viendront à tomber ; achètes-en et considère-les à bon marché à dix dollars la livre. Tu peux en avoir à Five Fingers, Little Salmon et sur l’Hootalinqua. Prends garde d’avoir les pieds mouillés ! cria-t-il comme conseil d’adieu. Continue à marcher jusqu’à vingt-cinq degrés au-dessous de zéro, mais, si la température baisse, construis un feu et change de bas.

Un quart d’heure s’était à peine écoulé qu’un tintement de clochettes annonçait de nouveaux arrivants. La porte s’ouvrit et un homme de la police montée du territoire Nord-Ouest entra, suivi de deux métis conducteurs de chiens.

Tout comme Westondale, ils étaient armés jusqu’aux dents et paraissaient exténués. Les métis, habitués dès l’enfance à la piste, pouvaient supporter facilement la fatigue. Mais le jeune policier était à bout de forces. Pourtant, la ténacité de sa race le rivait à la tâche qu’il avait entreprise, et il s’y tiendrait jusqu’à ce qu’il tombât sur place.

— Quand Westondale est-il reparti ? demanda-t-il. Il s’est arrêté ici, n’est-ce pas ?

Cette question était superflue, car les traces laissées dans la neige ne parlaient que trop.

Malemute Kid ayant fait un signe de l’œil à Belden, celui-ci, prenant le vent, répondit évasivement.

— Il n’est pas près de revenir.

— Allons, l’homme, parle ! ordonna le policier.

— Vous n’avez pas l’air de vouloir le lâcher, à ce que je vois. Se serait-il battu sur la route de Dawson ?

— Il a refait Harry Mac Farland de quarante mille dollars et échangé cette somme au P. C. Store contre un chèque sur Seattle. Qui donc l’empêchera de l’encaisser si nous n’arrivons pas à le rattraper ? Quand est-il parti ?

Les hommes ne paraissaient porter aucun intérêt à cette histoire, car l’attitude de Malemute Kid avait dicté leur conduite, et le jeune officier ne rencontrait que des visages indifférents autour de lui.

S’avançant vers Prince, il lui posa la même question. Celui-ci, après avoir examiné la physionomie franche et honnête de son compatriote, lui fournit à regret de vagues détails sur l’état de la piste.

Le policier s’adressa alors au Père Roubeau qui, lui, ne pouvait mentir.

Il y a un quart d’heure, répondit le prêtre, mais il a dormi trois heures, ainsi que ses chiens.

— Un quart d’heure d’avance, et il s’est reposé. Mon Dieu !

Le pauvre diable recula de quelques pas en chancelant, à moitié évanoui de fatigue et de découragement, et marmotta des phrases où il était question du trajet de Dawson en dix heures et de chiens épuisés.

Malemute Kid lui fit prendre presque de force un cruchon de punch ; ensuite l’homme se dirigea vers la porte et ordonna aux conducteurs de continuer leur route. Mais la chaleur et l’espoir du repos étaient trop tentants et ils élevèrent de vigoureuses protestations.

Kid, comprenant leur patois français, suivait leur conversation avec anxiété.

Ils juraient que les chiens étaient rendus, qu’ils seraient obligés d’abattre Siwash et Babette avant d’avoir couvert le premier mille, que les autres chiens étaient dans un état aussi piteux ; et qu’il serait préférable pour tout le monde de faire une halte.

— Voulez-vous me prêter cinq chiens ? demanda l’officier en se tournant vers Malemute Kid.

Kid secoua la tête négativement.

— Je vous signerai un chèque sur le Capitaine Constantine, pour cinq mille dollars ; voilà mes papiers, je suis autorisé à tirer sur lui à ma propre discrétion.

Le même refus silencieux lui répondit.

— Dans ce cas, je les réquisitionne au nom du Roi.

Kid sourit d’un air narquois, jeta un coup d’œil sur son arsenal bien garni, et l’Anglais, se rendant compte de son impuissance, se disposa à sortir. Mais les conducteurs continuant de protester, il se tourna brusquement de leur côté et les traita de femmes et de chiens.

Le visage basané du plus âgé des métis s’empourpra de colère. Il se leva et se promit, sans ménager ses termes, de faire voyager son chef jusqu’à ce que ses jambes l’abandonnent et déclara qu’il serait alors enchanté de le planter là, dans la neige.

Le jeune officier, — et ce geste exigeait toute sa volonté, — marcha d’un pas régulier vers la porte, affectant une force physique qu’il était loin de posséder. Tous s’en rendaient compte, et appréciaient son orgueilleux effort ; il est vrai qu’il ne pouvait dissimuler les contractions de douleur qui crispaient son visage.

Les chiens, couverts de givre, étaient couchés en rond dans la neige, et il fut presque impossible de les faire remettre sur leurs pattes. Les pauvres bêtes gémissaient de souffrance sous les coups cinglants du fouet, car les conducteurs étaient furieux et sans pitié ; lorsqu’ils eurent dételé Babette, le chien de flèche, ils purent seulement décoller le traîneau et reprendre la piste.

— C’est un sale coquin et un menteur ! Bon Dieu ! C’est un malhonnête, un voleur. Pire qu’un Indien !

Les compagnons de Malemute Kid ne cachaient pas leur colère, d’abord pour la façon dont Westondale les avait trompés, et ensuite parce qu’il avait violé la morale du Northland, où l’honnêteté est considérée, par-dessus tout, comme la qualité maîtresse de l’homme.

— Et dire que, sachant ce qu’il a fait, nous avons prêté la main à un tel gredin !

Tous les yeux se tournèrent, accusateurs, vers Malemute Kid, qui venait de sortir du coin où il avait installé Babette confortablement et vidait en silence le bassin pour une dernière tournée de punch.

— Il fait froid, les gars, la nuit est glaciale !

Tel fut le début inattendu de son plaidoyer.

« Vous avez tous été sur la piste, et vous savez ce que cela veut dire. Ne battez pas un chien quand il est par terre. Vous n’avez entendu qu’une cloche. Jamais homme plus loyal que Jack Westondale n’a mangé à notre gamelle ou partagé notre couverture.

« L’automne dernier, il a donné à Joe Castrell tout ce qu’il avait pu gratter, soit quarante mille dollars, pour acheter dans les Dominions. Aujourd’hui, il serait millionnaire. Mais tandis qu’il s’était attardé à Circle-City, soignant son associé malade du scorbut, qu’est-ce que fait mon Castrell ? Il va chez Mac Farland, joue plus que le maximum et perd tout le sac. On l’a trouvé mort dans la neige le lendemain. Et le pauvre Jack avait combiné son plan pour rejoindre, cet hiver, sa femme et l’enfant qu’il n’avait jamais vu ! Je vous fais remarquer qu’il a pris exactement ce que son compagnon avait perdu : quarante mille dollars. Eh bien, le voilà parti, qu’allez-vous faire maintenant ? »

Kid regarda autour de lui le cercle de ses juges, observa l’expression adoucie de leurs physionomies, puis il leva son gobelet et but :

À la santé de l’homme qui, cette nuit, avance sur la piste ! Puissent ses chiens garder leur vigueur, sa nourriture lui suffire et ses allumettes toujours prendre !

— Que Dieu lui soit propice ! Que le bonheur l’accompagne !

— Et que le diable emporte la police montée ! conclut Bettles, tandis qu’ils reposaient avec fracas leurs tasses vides.


LE DIEU DE SES PÈRES

LE DIEU DE SES PÈRES

I

De tous côtés s’étendait la forêt primordiale — théâtre des comédies bruyantes et des tragédies muettes. La lutte pour l’existence y continuait avec toute sa brutalité farouche. Les Anglais et les Russes ne s’étaient pas encore abattus sur la terre où finit l’arc-en-ciel, — là en plein cœur de cette région — et l’or yankee n’avait pas encore acheté ce vaste domaine. Les loups en bandes y harcelaient encore les flancs du troupeau des caribous, choisissant les plus faibles, ou les femelles prêtes à mettre bas, pour les terrasser avec la même cruauté qu’avaient montrée les milliers de générations précédentes. Les indigènes clairsemés reconnaissaient toujours l’autorité de leurs chefs et de leurs docteurs, exorcisaient les esprits malfaisants, brûlaient les sorciers, se battaient avec leurs voisins, et dévoraient leurs ennemis avec un solide estomac dont leur appétit était la meilleure preuve.

Mais cela se passait au déclin de l’âge de pierre.

Déjà, par des routes inconnues, à travers des étendues sauvages, apparaissaient les précurseurs de l’acier, hommes indomptables, aux visages blonds, aux yeux bleus, et en qui s’incarnait la fiévreuse activité de leur race. Lancés par le hasard ou dans un but déterminé, isolés ou par petits groupes de deux ou trois, ils arrivaient, se battaient et se faisaient tuer, ou bien poursuivaient leur route pour aller on ne savait où.

Les prêtres fulminaient contre eux, les chefs rassemblaient leurs guerriers, la pierre s’entrechoquait avec l’acier, mais sans grands résultats. Comme l’eau suintant d’un vaste réservoir, les blancs s’infiltraient à travers les forêts obscures et les passes des montagnes, affrontaient les rapides dans des pirogues d’écorce, ou frayaient avec leurs mocassins la piste pour les chiens-loups. Ils appartenaient à une grande race, et nombreuses étaient leurs mères. Mais les indigènes couverts de fourrures du Northland avaient encore à l’apprendre. De même que l’aventurier anonyme combat jusqu’à son dernier souffle et meurt sous la froide lumière de l’aurore boréale, de même ses frères luttent et périssent dans les sables ardents et les jungles ténébreuses, comme ils continueront à le faire sans trêve aucune, jusqu’à ce qu’avec les temps la destinée de leur race soit accomplie.

Il était près de deux heures. À l’horizon, du côté du Nord, une lueur rose-pâle vers l’Ouest, et plus accentuée vers l’Est, indiquait la course invisible du soleil de minuit. Les deux crépuscules étaient si rapprochés qu’à proprement parler il n’existait pas de nuit ; les jours se rejoignaient dans un mélange difficilement perceptible de deux orbes solaires. Un pluvier pépia timidement à l’approche de la nuit ; tandis qu’un rouge-gorge saluait le matin à pleine voix.

D’une île située en plein courant du Yukon, une colonne d’oiseaux sauvages vociférait en discussions interminables, et un plongeon, sur une des berges du fleuve où l’eau était moins agitée, lui répondait de son rire moqueur.

Au premier plan, accotées au rivage d’une anse tranquille, des pirogues d’écorce de bouleau étaient alignées sur deux ou trois rangs. Des épieux à pointe d’ivoire, des flèches d’os barbelées, des arcs aux cordes de cuir, et de simples nasses en forme de paniers annonçaient la montée du saumon dans le courant boueux du fleuve.

De l’arrière, parmi le fouillis des tentes de peaux et des claies à poissons, s’élevaient les voix multiples de la tribu des pêcheurs. Les jeunes gens plaisantaient entre eux, ou contaient fleurette aux filles ; les vieilles squaws qui avaient rempli par la maternité le but de leur existence, étaient tenues à l’écart et jacassaient en tressant des câbles avec les racines vertes des vignes rampantes. Tout près d’elles leurs enfants, nus, jouaient et se chamaillaient, ou se roulaient dans la boue, pêle-mêle avec les chiens-loups au poil fauve.

Sur un des côtés du camp principal, et nettement séparées de celui-ci, s’élevaient deux tentes. C’était le campement d’un blanc et, à défaut d’autre indice, le choix même de son emplacement en eût été une preuve convaincante. Voulait-il attaquer ses ennemis ? Il commandait d’une centaine de mètres le quartier indien ; pour se défendre, il était maître de la crête et de l’espace libre ; en cas de défaite, il pouvait enfin fuir par la pente rapide d’une vingtaine de mètres, qui descendait vers les pirogues.

D’une des tentes venaient les cris perçants d’un enfant malade et le chant monotone de sa mère qui le berçait. Dehors, près d’un feu couvant sous la cendre, deux hommes conversaient.

— Eh bien ! oui ! J’aime l’Église comme un bon fils. À un tel point que mes jours se sont passés à la fuir et mes nuits à rêver au moyen de transiger avec elle. Écoute !

La voix du métis s’éleva en un grondement de colère.

— Je suis né sur le fleuve Rouge. Mon père était blanc, aussi blanc que toi. Mais tu es un Yankee, et lui était Anglais, et le fils d’un gentleman. Quant à ma mère, fille d’un chef indien, elle avait enfanté en moi un rude gaillard ; il fallait y regarder à deux fois pour reconnaître quel sang coulait dans mes veines, car je vivais avec les blancs, leur égal, et le cœur de mon père battait dans ma poitrine. Il arriva qu’une vierge — une blanche — me regarda d’un œil bienveillant. Son père possédait de vastes territoires et de nombreux chevaux. Il occupait une haute situation parmi les siens et il était Français par le sang.

Il prétendit que sa fille ne savait pas ce qu’elle voulait, et après maintes discussions il entra dans une violente colère en constatant que ses discours ne retardaient en rien les événements.

Mais elle avait son idée de derrière la tête. Peu après, nous nous présentions devant le pasteur. Son père nous y avait devancés avec des paroles fallacieuses, des promesses mensongères, que sais-je, enfin ? Si bien que le pasteur prit un air digne et refusa de nous unir.

De même qu’au début de ma vie l’Église m’avait refusé sa bénédiction, aujourd’hui encore elle me déniait le droit de me marier, et allait rougir mes mains du sang des hommes. Eh bien ! vois-tu maintenant si j’ai des raisons d’aimer l’Église ?

Là-dessus, je frappai le prêtre sur sa face d’eunuque. Puis la jeune fille et moi nous partîmes sur de rapides chevaux pour Fort Pierre, où il y avait un ministre plein de bonté. Mais son père, ses frères et d’autres gens gagnés à leur cause, étaient à nos trousses. Nous engageâmes un combat, et, sans m’arrêter, je désarçonnai coup sur coup trois cavaliers. Les autres renoncèrent à la poursuite et gagnèrent Fort Pierre.

Alors nous nous dirigeâmes vers l’Est, la contrée des collines et des forêts ; nous y vécûmes comme mari et femme, sans avoir été unis légalement. Voilà l’œuvre de la bonne mère l’Église, que j’aime comme un fils !

Mais écoute bien ceci. C’est une preuve de la bizarrerie des femmes, qu’aucun homme ne peut comprendre. Son père tomba de sa selle et les chevaux qui galopaient derrière le piétinèrent. Ma jeune femme et moi fûmes témoins de la scène, qui se serait effacée aisément de mon esprit si elle n’avait hanté, par la suite, celui de ma compagne. Dans la paix du soir, après cette journée de la chasse à l’homme, la vision se dressa entre nous ; de même dans le silence des nuits, quand nous étions allongés sous les étoiles et que nos âmes n’auraient dû faire qu’une, l’hallucination ne nous quittait pas. Ma femme n’en parlait jamais, mais le fantôme venait s’asseoir à notre foyer, se plaçant sans cesse entre nous. Lorsqu’elle cherchait à l’éloigner, il se dressait alors de toute sa hauteur et s’imposait à un tel point que je parvenais à le sentir moi-même dans le regard apeuré de sa fille et dans le rythme même de sa respiration.

À la fin, elle me donna une fille et mourut. Je revins alors parmi le peuple de ma mère pour que l’enfant pût grandir entourée d’affection. Mais hélas, mes mains étaient rougies du sang des hommes — écoute-moi bien — par la faute de l’Église. Les cavaliers du Nord se mirent à ma recherche, mais le frère de ma mère qui, par droit de naissance, était chef, me cacha et me procura des chevaux et de la nourriture. Puis nous partîmes, mon enfant et moi, jusqu’à la région de la Baie d’Hudson, où les blancs, peu nombreux, ne nous embarrasseraient pas de questions. Je travaillai pour la Compagnie comme chasseur, guide et conducteur de chiens jusqu’à ce que ma fille fût devenue une femme, grande, svelte et agréable à regarder.

Tu n’es pas sans savoir que l’hiver long et solitaire engendre de mauvaises pensées et de perfides actions. Le chef-facteur, homme rude et hardi, n’avait rien dans son apparence qui pût réjouir l’œil d’une femme. Il jeta les yeux sur ma fillette, devenue femme à présent. Mère de Dieu ! Il m’envoya pour un long voyage avec les chiens afin de pouvoir… Tu m’entends. C’était un homme dur et sans cœur. Elle avait la fierté d’une blanche, l’âme virginale, et c’était avant tout une honnête femme. Eh bien ! elle en mourut.

Le soir de mon retour, après un mois d’absence, il faisait un froid cruel et les chiens traînaient la patte quand j’arrivai au Fort. Les Indiens et les métis me dévisagèrent en silence et je me sentis envahi par une crainte inexpliquée. Mais je ne soufflai mot. J’attendis que les chiens eussent avalé leur pâtée, et j’expédiai mon repas comme doit le faire un homme pressé par la besogne. Ensuite j’élevai la voix. Je les questionnai sur leur attitude bizarre ; ils s’écartèrent de moi dans la crainte de ma colère et des actes qui pouvaient s’ensuivre. Mais enfin je leur arrachai le récit du drame, du pitoyable drame, mot par mot, acte par acte, et ils s’étonnèrent de mon sang-froid.

Quand ils m’eurent tout appris, je me rendis chez le facteur, plus calme encore que je ne le suis en le racontant. Pris de peur, il avait appelé les métis pour le défendre, mais ils réprouvaient son crime et l’avaient laissé étendu sur le lit qu’il s’était préparé. Alors il s’était réfugié chez le pasteur où je le rejoignis. En arrivant, je trouvai celui-ci devant moi. Il me prodigua des paroles de douceur, me disant qu’un homme courroucé ne devait obliquer ni à droite ni à gauche, mais se diriger tout droit vers Dieu. Je l’implorai, au nom de ma colère paternelle, de me livrer passage, mais il me dit que je ne franchirais le seuil de sa porte que sur son corps. Puis il m’exhorta à la prière.

Tu vois, l’Église, toujours l’Église ! Naturellement, je passai sur son corps et j’envoyai le facteur rejoindre ma pauvre enfant, devant son Dieu, un mauvais Dieu, le Dieu des blancs.

Il y eut un grand haro, car la nouvelle avait été transmise au poste voisin. Je partis. Je traversai la contrée du Grand-Esclave, descendis la vallée du Mackenzie jusqu’à la glace éternelle, franchis les Rocheuses Blanches, et une fois passée la grande courbe du Yukon, j’arrivai enfin ici. Et depuis lors, tu es le premier homme appartenant à la race de mon père que j’aie rencontré. Puisses-tu être le dernier ! Cette tribu, mon peuple à moi, est composée de gens simples qui m’ont élevé aux honneurs. Ma parole constitue leur loi, et leurs prières n’agissent que suivant mon bon vouloir, sans quoi je ne les tolérerais pas. Quand je parle pour eux, c’est pour moi-même ; nous demandons qu’on nous laisse en paix, nous n’avons que faire de votre race ; si nous vous permettions de vous asseoir à nos foyers, bientôt vos églises, vos prêtres et vos dieux suivraient — sache-le ! Je ferai renier son Dieu à tout homme blanc qui entrera dans mon village. Tu es le premier, et je te fais grâce. Aussi, vaudrait-il mieux que tu files, et sans tarder.

— Je ne suis pas responsable des méfaits commis par mes frères, répondit Hay Stockard en bourrant sa pipe d’un air pensif. Il était quelquefois aussi pondéré dans son langage que prompt dans ses actes, — mais seulement à l’occasion.

— Je connais tes semblables, répondit l’Indien, et je sais qu’ils sont nombreux. C’est toi et les tiens qui frayez la piste. Le reste suivra ensuite. Il viendra un temps où ils étendront leur puissance sur le pays. Mais je ne verrai pas cela, moi. À ce qu’on m’a dit, ils sont déjà aux sources de la Grande-Rivière, et bien loin au Sud se trouvent les Russes.

Hay Stockard leva brusquement la tête. C’était là une surprenante révélation géographique. Le Poste de la Baie d’Hudson à Fort Yukon possédait des données différentes sur le cours du fleuve, d’après lesquelles il devait se jeter dans l’Océan Arctique.

— Alors le Yukon se déverse dans la mer de Behring ? demanda-t-il.

— Je l’ignore. Mais je sais qu’au Sud il y a des Russes, beaucoup de Russes. Peu importe, vas-y toi-même, et renseigne-toi. Tu peux retourner vers tes frères, mais tu ne remonteras pas le Koyukuk tant que les prêtres et les guerriers m’obéiront. Je te l’ordonne, moi, Baptiste Le Rouge, chef de cette tribu, et dont la parole fait loi.

— Et si je refuse de descendre chez les Russes ou de retourner vers mes frères ?

— Si tu refuses ? Eh bien, tu partiras d’un pied léger devant ton Dieu, un mauvais Dieu, le Dieu des Blancs.

Le soleil, vers le Nord, montra à l’horizon sa tache sanguinolente.

Baptiste Le Rouge se leva, inclina légèrement la tête, et revint à son camp. Tout autour de lui s’étendaient les ombres rougeâtres, et le chant des rouges-gorges se faisait entendre.

Hay Stockard tirait les dernières bouffées de sa pipe auprès du feu. Il traçait dans les caprices de la fumée et du brasier les sources inconnues du Koyukuk, la rivière étrange qui terminait là son cours arctique pour mélanger ses eaux aux flots boueux du Yukon.

Quelque part dans la région, — s’il fallait en croire les dernières paroles d’un marin naufragé qui avait effectué par terre le terrible voyage, et si la fiole de grains d’or que renfermait sa blague prouvait quelque chose, — quelque part dans ce palais du froid se cachait la grotte aux trésors du Nord, et un gardien des portes, Baptiste Le Rouge, métis Anglais, et renégat, en barrait le chemin.

— Bah !

Il éparpilla les cendres et se leva de toute sa hauteur, les bras nonchalamment étendus, en contemplant d’un cœur tranquille le Nord qui s’embrasait.

II

Hay Stockard s’était mis à jurer, et employait pour manifester sa colère les rudes monosyllabes de sa langue maternelle. Sa compagne détourna les yeux des pots et des plats pour suivre son regard qui scrutait attentivement le fleuve. C’était une femme de la contrée du Teslin, habituée de longue date aux emportements de son mari. Une raquette se détachait-elle, ou bien se trouvait-on en présence d’une question de vie ou de mort ? Elle savait tout de suite de quoi il retournait, rien qu’au ton et à l’importance du juron. Aussi comprit-elle en l’occurrence qu’il convenait de prêter quelque attention à ce qui se passait.

Une longue pirogue, dont les pagaies reflétaient les rayons du soleil déclinant vers l’Ouest, traversait diagonalement le courant et se dirigeait vers la baie.

Hay Stockard ne la quittait pas des yeux. Trois hommes pagayaient avec des mouvements rythmés et précis, mais un mouchoir rouge, noué sur la tête de l’un d’eux, frappa son regard.

— Bill ! cria-t-il. Oh, Bill !

Un géant à l’aspect balourd et dégingandé se glissa en roulant hors d’une des tentes, bâilla et se frotta les paupières encore lourdes de sommeil. Il aperçut l’étrange pirogue, et écarquilla soudain les yeux.

— Par Mathusalem ! C’est ce damné pilote du ciel !

Hay Stockard fit un signe de tête résigné, esquissa un geste comme pour prendre son fusil, puis haussa les épaules.

— Descends-le ! — suggéra Bill, — et l’affaire sera réglée tout de suite. Si tu ne m’écoutes pas, il va sûrement tout faire rater.

Mais l’autre déclina cette mesure radicale et s’en alla, en ordonnant à la femme de reprendre ses occupations. Puis il emmena Bill le long du rivage.

Les deux Indiens qui occupaient la pirogue l’échouèrent sur le bord de la baie tandis que le Blanc, remarquable par son luxueux couvre-chef, remontait la berge.

— Comme Paul de Tarse, je vous salue. Que la paix soit avec vous dans la grâce du Seigneur !

Ses avances furent accueillies sans enthousiasme et ne reçurent aucune réponse.

— Salut à toi, Hay Stockard, blasphémateur et philistin. Dans ton cœur vit le culte de Mammon, dans ton esprit s’agitent les diables astucieux, et dans ta tente demeure la créature avec laquelle tu vis en concubinage. Cependant, même en ce lieu sauvage, moi Sturges Owen, apôtre du Seigneur, je t’ordonne de te repentir et de rejeter au loin tes iniquités.

— Épargnez vos homélies, épargnez-les ! répondit Hay Stockard d’un ton bourru. Il vous les faudra tout à l’heure pour Baptiste Le Rouge, là-bas. Et il désigna de la main le camp indien d’où le métis, le regard rivé sur eux, s’efforçait de reconnaître les nouveaux venus.

Sturges Owen, propagateur de la lumière et apôtre du Seigneur, se planta sur le haut de la pente et ordonna à ses hommes d’apporter le campement.

Stockard l’y accompagna.

— Écoutez, dit-il au missionnaire, en le saisissant par l’épaule et en le faisant pirouetter sur lui-même. Est-ce que vous tenez à votre peau ?

— Ma vie est sous la garde du Seigneur, et je me borne à travailler dans sa vigne.

— Ça va, ça va ! Est-ce un poste de martyr que vous cherchez ?

— Si c’est sa volonté !

— En ce cas, vous serez servi à souhait. Mais je tiens auparavant à vous donner un petit conseil, vous en ferez ce que vous voudrez. Je vous préviens que si vous restez ici, votre carrière va se trouver subitement brisée, et non seulement la vôtre, mais celle de vos hommes, celle de Bill et celle de ma femme.

— Laquelle est une fille de Belial, et ne révère point la véritable Église.

— …Et la mienne propre. Passe encore que vous vous attiriez des désagréments, mais nous allons en être les victimes. Si vous vous en souvenez, nous avons hiverné ensemble l’année dernière. J’ai pu me rendre compte que vous étiez un brave homme et un crétin. Que vous estimiez être votre devoir de combattre le paganisme, c’est fort bien, mais au moins apportez quelque discernement dans la manière dont vous l’exercez. Cet homme-là, Baptiste le Rouge, n’est pas un Indien ; il descend de la même souche que nous. Il est aussi tenace que j’ai jamais pu l’être et aussi sauvagement fanatique dans un sens que vous l’êtes dans l’autre. Quand vous serez aux prises, vous et lui, l’enfer sera déchaîné. Pour ma part, je me soucie fort peu d’être mêlé à cette affaire. Comprenez-vous ? Suivez mon conseil, et déguerpissez ! En descendant le fleuve, vous rencontrerez les Russes. Il y a sûrement des prêtres du rite grec parmi eux, qui vous feront passer sain et sauf jusqu’à la mer de Behring, à l’embouchure du Yukon et d’où il ne vous sera pas difficile de gagner les pays civilisés. Croyez-m’en, fuyez aussi vite que Dieu vous le permettra.

— Celui qui porte Dieu en son cœur et l’Évangile dans sa main se moque des machinations des hommes ou du diable, répondit avec fermeté le missionnaire. Je verrai ce pêcheur et je triompherai de son impiété. Une brebis égarée qu’on ramène au bercail est une plus grande victoire que la conversion de mille païens. Celui qui est fort dans le mal peut être autant dans le bien, ainsi qu’en témoigna Saül lors de son voyage à Damas pour ramener des chrétiens captifs à Jérusalem. Et la voix du Sauveur lui parvint, clamant : « Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ? » Et là-dessus, Paul se rangea du côté du Seigneur et devint par la suite un puissant sauveur d’âmes. Suivant ton exemple, Paul de Tarse, je cultive le champ du Seigneur, en butte aux épreuves, aux tribulations, aux rebuffades, aux sarcasmes, aux coups et aux injures pour l’amour de Lui.

— Apportez le petit sac de thé et une bouilloire d’eau, cria-t-il aussitôt après à ses rameurs, sans oublier le quartier de caribou et le poêlon.

Quand ces trois hommes, convertis jadis par lui, furent arrivés sur la berge, ils tombèrent à genoux, les mains embarrassées, les épaules chargées du matériel de campement, et offrirent à Dieu des actions de grâces pour leur avoir permis de traverser le désert et d’arriver à bon port.

Hay Stockard regardait s’accomplir le rite d’un air goguenard et désapprobateur. Son esprit pratique ne pouvait en saisir le côté romanesque et solennel… Baptiste Le Rouge, qui l’épiait toujours au loin, reconnut la posture traditionnelle. Il revit en pensées la jeune femme qui avait partagé sa couche sous les étoiles, dans les collines et les forêts, et la femme-enfant qui reposait quelque part au bord de la morne baie d’Hudson.

III

— Que diable, Baptiste ! Il ne peut être question de cela, pas un instant ! Cet homme est un imbécile, et un être inutile dans la création, je te l’accorde volontiers. Tu conviendras cependant que je ne peux te le livrer ainsi.

Stockard s’arrêta, essayant de traduire par ses paroles les rudes convictions morales qu’il sentait dans son cœur.

— Il m’a tourmenté autrefois, Baptiste, et il recommence aujourd’hui ; il m’a causé toute sorte de tracas, mais ne vois-tu pas qu’il est de ma race ? un blanc, et… et… Eh bien ! je ne pourrais racheter ma vie aux dépens de celle d’un autre, fût-il un nègre.

— Qu’à cela ne tienne, répondit Baptiste Le Rouge. Je t’ai fait grâce tout à l’heure ; maintenant je te donne le choix. Je vais revenir accompagné de mes prêtres et de mes guerriers ; ou bien je te tuerai, ou bien tu renieras ton Dieu. Abandonne-moi ton prêtre et tu pourras partir en paix, sinon votre piste se terminera ici. Tout mon peuple est contre vous, jusqu’aux enfants. Tu vois : ils ont déjà enlevé vos pirogues.

Il montra le fleuve. Des gamins, tous nus, descendus à la nage au fil de l’eau, avaient détaché les pirogues qu’ils lançaient dans le courant. Une fois parvenus hors de portée d’un coup de fusil, ils grimpaient par-dessus bord, et pagayaient vers le rivage.

— Livre-moi le prêtre et je te les rends. Allons ! décide-toi, mais réfléchis bien avant de parler.

Stockard hocha la tête. Son regard tomba sur la femme du Teslin qui allaitait son fils, et il aurait cédé, si ses yeux n’avaient rencontré les hommes qui se tenaient devant lui.

Sturges Owen continuait à pérorer.

— Je n’ai pas peur, dit-il. Le Seigneur me soutient de sa main droite, et je suis prêt à me rendre seul au camp du mécréant. Il n’est pas trop tard. La foi renverse des montagnes. Même à la onzième heure, je puis encore gagner son âme à la Vérité.

— Attrape cette brute de métis et ligote-le, chuchota Bill à l’oreille de son chef, tandis que le missionnaire, affalé sur le tapis, discutait avec les païens. Prends-le comme otage et assomme-le si les autres résistent.

— Non ! répondit Stockard. Je lui ai juré qu’il pouvait nous parler sans crainte. Ce sont les règles de la guerre, Bill, les règles de la guerre. Il a joué franc jeu et ne nous a pas pris en traître. Et puis, que diable ! mon vieux, je ne peux pas manquer à ma parole.

— Lui aussi tiendra la sienne, sois tranquille.

— Je n’en doute pas, mais je ne supporterai pas qu’un métis se montre plus beau joueur que moi. Pourquoi ne pas lui accorder ce qu’il demande ? Abandonnons-lui le missionnaire et que tout soit dit.

— N… non, répondit Bill en hésitant.

— C’est là que le soulier te blesse, hein ?

Bill rougit un peu et laissa tomber la conversation. Le métis attendait toujours la décision. Stockard vint à lui.

— Voici ce que j’ai à dire, Baptiste. J’ai traversé ton village tout à fait par hasard, en me rendant vers le haut du Koyukuk. Je ne voulais faire aucun mal, et mon cœur est encore plein des meilleures intentions. Ce prêtre est venu te voir sans que je l’y aie invité. N’eussé-je pas été là, il serait venu tout de même. Maintenant qu’il se trouve parmi nous, comme il appartient à ma race, mon devoir est de le défendre. Je n’y faillirai pas. Mais songes-y, ce ne sera pas un jeu d’enfant. Quand tout sera fini, ton village sera vide et silencieux et ta tribu ravagée comme par une famine. Nous aurons disparu, il est vrai, mais quand même, la fleur de tes guerriers…

— Mais les survivants auront la paix, et la religion des dieux étrangers et les paroles de leurs prêtres ne bourdonneront pas dans leurs oreilles.

Les deux hommes haussèrent les épaules et se détournèrent chacun de son côté. Le métis revint à son propre camp.

Le missionnaire appela ses deux hommes, et ils se mirent en prière.

Stockard et Bill abattirent les quelques pins qui les entouraient et les disposèrent en manière de retranchement à hauteur d’homme.

Le bébé s’étant endormi, sa mère le coucha sur un tas de fourrures et prêta la main pour fortifier le camp. Trois côtés se trouvaient ainsi protégés, la pente rapide empêchant toute attaque par derrière.

Ces préparatifs terminés, les deux hommes parcoururent le terrain découvert et le débarrassèrent des broussailles clairsemées çà et là.

Du camp opposé s’élevait le grondement des tambours de guerre et les voix des prêtres excitant la colère de leur peuple.

— Le pire est qu’ils vont tous se précipiter sur nous en même temps, dit Bill, comme il revenait la hache sur l’épaule.

— Et attendre jusqu’à minuit, au moment où il fait trop noir pour bien tirer.

— Alors commençons le bal. Il n’est pas trop tôt.

Bill échangea sa hache pour un fusil et se coucha avec soin sur le sol. Un des sorciers, se dressant plus haut que les autres Indiens, se détachait distinctement. Il le visa.

— Tout est prêt ? demanda-t-il.

Stockard ouvrit la boîte aux munitions, plaça la femme à l’abri pour qu’elle pût recharger les armes, et donna le signal.

Le sorcier s’écroula. Il y eut un instant de silence, puis un hurlement sauvage et une volée de flèches d’os s’abattit à peu de distance du retranchement.

— Je serais content de voir le bougre de près, dit Bill, en remplaçant la douille vide. Je jurerais que je l’ai troué juste entre les deux yeux.

— Cela n’aura pas suffi ! dit Stockard en hochant tristement la tête.

Évidemment, Baptiste avait apaisé les plus belliqueux de ses hommes et, au lieu de déclencher une attaque à la grande lumière du jour, le coup de fusil avait provoqué une retraite précipitée et les Indiens s’étaient retirés du village, hors de la ligne de feu.

Dans l’excitation de sa ferveur de prosélytisme, soutenu par la main de Dieu, Sturges Owen se serait aventuré seul dans le camp du mécréant, prêt aussi bien au martyre qu’au miracle. Mais, pendant la trêve qui s’ensuivit, la fièvre de ses convictions s’éteignit peu à peu et sa véritable nature reprit le dessus. La peur physique l’emporta sur l’espoir divin, et l’amour de Dieu fut maté par celui de la vie.

Pour lui ce n’était pas une première expérience, ses anciennes faiblesses allaient réduire à néant ses sublimes résolutions. Il connaissait fort bien ce genre de lutte, où il avait toujours eu le dessous. Il se remémorait le jour où ses compagnons, surpris par une effroyable débâcle glaciaire, se débattaient comme des fous à coups de pagaies contre les premières vagues qui menaçaient de les engloutir. Au moment le plus critique, il avait, jouet d’une épouvante bien humaine, laissé tomber sa propre rame pour implorer éperdument la pitié de son Dieu. Et il en avait été de même en bien d’autres circonstances. Ce sont là des souvenirs qu’on n’aime pas à évoquer. Il se sentait humilié de constater en lui l’esprit si fort et la chair si faible. Mais l’amour de la vie ! L’amour de la vie ! Il ne pouvait l’extirper de son être. Pour cet amour, ses ancêtres obscurs avaient perpétué leur race, et il était destiné à la continuer. Son courage, — si on peut employer ce terme, — son courage était pétri de fanatisme. Celui de Stockard et de Bill s’inspirait d’un idéal aux racines profondes. Ils aimaient la vie autant que lui, mais s’attachaient davantage aux traditions de la race. Ils ne défiaient pas la mort, mais ils étaient assez braves pour refuser de vivre au prix de la honte.

Le missionnaire se dressa soudain, aiguillonné par la soif du sacrifice. Il esquissa le geste d’escalader sa barricade pour se rendre à l’autre camp, mais se laissa retomber, masse tremblante et gémissante.

— L’homme s’agite et Dieu le mène ! Que suis-je pour mépriser ses décisions ? Avant la création du monde, tout l’avenir était déjà consigné au livre de la vie. Ver de terre que je suis, oserai-je en effacer les pages ? L’esprit doit se soumettre à la volonté divine !

Bill l’empoigna, le planta debout et, sans mot dire, le secoua violemment. Puis il le lâcha — paquet de nerfs apeuré — et porta son attention sur les deux convertis Mais ceux-ci, impassibles, procédaient avec bonne humeur et diligence aux préparatifs du combat.

Stockard, après un bref conciliabule à voix basse avec la femme du Teslin, se tourna vers le missionnaire. Apporte-le ici, ordonna-t-il à Bill. Et maintenant, dit-il à Sturges Owen, quand celui-ci eut été déposé devant lui, tu va nous marier et grouille-toi, hein ? Et s’adressant à Bill, il ajouta en manière d’excuse :

— On ne sait pas comment tout cela peut finir, aussi ai-je pensé mettre de l’ordre dans mes affaires.

La femme obéit aux ordres de son seigneur blanc. La cérémonie ne prenait pour elle aucune signification. À ses yeux elle était son épouse, et cela dès le premier jour de leur rencontre. Les convertis servirent de témoins. Bill se tint près du missionnaire et l’aida dans ses défaillances de mémoire. Stockard souffla les réponses à la femme et, le moment venu, à défaut de mieux, il lui entoura le doigt avec son pouce et son index, en guise d’anneau.

— Embrasse la mariée ! tonna Bill, et Sturges Owen n’eut pas la force de refuser.

— Maintenant, baptise le petit !

— Et dans les règles, hein ! ajouta Bill.

— Voilà le bagage qu’il faut pour une nouvelle piste, expliqua le père en prenant l’enfant des bras de sa mère.

Stockard se mit à plaisanter.

— Un jour, dit-il, j’étais allé me faire ravitailler aux Cascades. On m’avait fourré de tout dans mon sac, sauf du sel. Tant que je vivrai, je me rappellerai la fadeur de ces aliments ! Si la femme et la môme doivent, ce soir, partir pour le grand voyage, au moins seront-ils, eux, pourvus de sel pour leur casse-croûte. Entre nous. Bill, tout cela n’est que fumisterie, mais si ça n’avance à rien, ça ne peut non plus faire du mal.

Une tasse d’eau servit de fonts baptismaux ; on emmena l’enfant dans un coin bien abrité de la palissade. Les hommes firent du feu et préparèrent le repas du soir.

Le soleil, précipitant sa course vers le Nord, s’abaissait graduellement à l’horizon où le ciel se teinta de sang. Les ombres s’allongèrent, la lumière diminua et, dans les retraites obscures de la forêt, la vie s’éteignit peu à peu. Les oiseaux sauvages du fleuve eux-mêmes atténuèrent leurs rauques bavardages et renouvelèrent une fois de plus leur simulacre de sommeil nocturne.

Seuls, les Indiens accentuaient leur vacarme ; les grands tambours de guerre tonnaient à qui mieux mieux, et les voix s’élevaient en chants sauvages. Mais quand le soleil fut couché, le tumulte cessa. À minuit, le silence était complet partout à la ronde. Stockard, agenouillé, jeta un coup d’œil par-dessus les troncs d’arbres. À ce moment, l’enfant poussa un gémissement, et il sursauta. Lorsque la mère se pencha sur le bébé, celui-ci s’était déjà rendormi.

Le calme était profond, incommensurable.

Tout à coup, à plein gosier, les rouges-gorges saluèrent l’aurore de leur concert. La nuit était déjà terminée.

Une vague de formes confuses déferla sur le terrain découvert. Les flèches commencèrent à siffler, les cordes des arcs à vibrer, et le fracas des fusils leur donna la réplique. Un javelot, vigoureusement lancé, traversa de part en part la femme du Teslin, penchée sur son petit. Une flèche perdue pénétra par un interstice des troncs d’arbres et alla se planter dans le bras du missionnaire.

Il ne fallait pas songer à arrêter la ruée. Les cadavres des Indiens s’amoncelaient, mais les survivants continuaient d’avancer et venaient, comme une mer, se briser contre la barricade qu’ils submergeaient.

Sturges Owen se réfugia dans la tente, tandis que les autres étaient emportés dans le flot humain où ils disparurent.

Hay Stockard émergea seul de la surface. Il avait réussi à saisir une hache, dont il frappait à tour de bras les Peaux-Rouges qui se dispersèrent en hurlant comme des chiens.

Une main noire, empoignant l’enfant par un pied, l’arracha de dessous le cadavre de sa mère. Tournoyant au bout d’un bras, le pauvre petit corps vint s’écraser contre la barricade. D’un coup de hache, Stockard fendit la tête de l’homme jusqu’au menton. Puis, frappant sans relâche, il se mit à déblayer le terrain. Les sauvages se resserraient en cercle autour du blanc, et firent pleuvoir sur lui une grêle de javelots et de flèches à pointes d’os.

Tout à coup, le soleil se montra. Ils continuèrent, dans l’ombre rougeâtre, à reculer, puis à avancer, suivant les chances de la bataille. À deux reprises, Stockard eut le bras comme paralysé par les coups par trop violents que lui assénaient les Indiens. Ceux-ci en profitèrent pour se jeter sur lui, mais chaque fois il parvint à se ressaisir et à les éloigner avec sa hache.

Ils tombaient sous Stockard, qui piétinait les morts et les moribonds dans la boue rouge et glissante. Le soleil continuait à briller et dans l’air retentissait le chant des rouges-gorges.

Les Indiens épouvantés s’écartèrent du Blanc qui, hors d’haleine, s’appuya sur sa hache.

— Sang de mon âme ! — cria Baptiste Le Rouge — tu es au moins un homme, toi ! Renie ton Dieu, et je t’accorde encore la vie.

Stockard repoussa son offre par un juron, faiblement, mais avec dignité.

— Regarde donc ! Voici une femme !

On venait d’amener Sturges Owen devant Baptiste. À part une égratignure au bras, il était indemne. Il jetait néanmoins autour de lui des regards affolés par la peur. Le corps de l’héroïque blasphémateur, couvert de blessures et hérissé de flèches, appuyé d’un air de défi sur sa hache, calme, indomptable, superbe, finit par fixer son attention languissante. Il envia un instant ce héros capable d’affronter les portes de la mort avec un telle sérénité. Sûrement cet homme, et non lui, Sturges Owen, avait dû être coulé dans le même moule que le Christ. Il entendit confusément gronder en lui la malédiction de ses ancêtres, et rougit de la lâcheté morale qui, du fond d’un long passé, s’était transmise jusqu’à lui. Alors, plein de colère, il s’indigna contre cette puissance créatrice, dont le symbole lui importait peu à présent, et qui l’avait façonné, lui, son serviteur, de si faible argile.

Cette révolte intérieure et la pression des faits eussent suffi pour amener un homme d’un autre calibre que Sturges Owen à abdiquer sa foi ; pour celui-ci, les conséquences étaient inévitables.

Si on l’avait élevé à la dignité de servir le Seigneur, c’était pour mieux l’abaisser ensuite. On lui avait bien donné la foi et l’esprit, mais il lui manquait la force qui permet de surmonter tous les obstacles.

— Où est maintenant ton Dieu ? demanda le métis.

— Je n’en sais rien ! répondit-il, droit et immobile comme un enfant récitant son catéchisme.

— As-tu seulement un Dieu ?

— J’en avais un !

— Et maintenant ?

— Je n’en ai plus.

Hay Stockard essuya le sang qui lui coulait dans les yeux, et partit d’un éclat de rire. Le missionnaire le regarda étrangement, et comme dans un songe. Il lui sembla qu’une infinie distance le séparait du présent, comme s’il eut été soudain transporté dans le recul des âges. Dans le drame auquel il venait d’assister, et celui qui se déroulait maintenant, il ne jouait aucun rôle. Il regardait en spectateur, de loin, de très loin.

Les paroles de Baptiste lui parvinrent comme assourdies.

— Très bien ! veillez à ce que cet homme parte librement et qu’il ne lui soit fait aucun mal ! qu’il s’en aille en paix ! Donnez-lui une pirogue et des provisions. Dirigez-le du côté des Russes, afin qu’il puisse parler à leurs prêtres de Baptiste Le Rouge, dans la contrée duquel il n’y a pas de Dieu.

Les guerriers le conduisirent au bord du talus, et là ils s’arrêtèrent pour être témoin du dernier acte de la tragédie.

Le métis se tourna du côté de Hay Stockard.

— Il n’y a pas de Dieu ! affirma-t-il.

Pour toute réponse, l’homme se mit à rire. Un des jeunes Indiens se préparait à lancer un javelot de guerre.

— As-tu un Dieu ?

— Oui ! le Dieu de mes pères.

Il changea sa hache de place pour l’avoir mieux en main. Baptiste Le Rouge fit un signe et le javelot arriva en plein dans la poitrine du blanc. Sturges Owen vit la pointe d’ivoire lui ressortir dans le dos. Puis l’homme chancela, le sourire toujours aux lèvres, tomba en avant, et on entendit le bruit sec que fit la flèche en se brisant sous son poids.

Alors, le prêtre descendit le fleuve pour porter aux Russes le message de Baptiste Le Rouge, dans le pays duquel il n’existait pas de Dieu.

MÉPRIS DE FEMMES

MÉPRIS DE FEMMES

I

Ce fut une très regrettable méprise qui dressa, l’une contre l’autre, Freda et Mrs Eppingwell.

Bien que la cause même de leur désaccord ne fût connue que de quelques hommes, l’aventure, malgré le nombre des années écoulées depuis, n’est oubliée de personne, et elle restera probablement encore longtemps gravée dans le souvenir.

Freda, danseuse de profession, était Grecque d’origine. C’est du moins ce que l’on disait : mais la violente énergie de ses traits et la lueur infernale de son regard pouvaient bien en faire douter.

Elle possédait les plus belles fourrures de toute la contrée, du Chilcoot à Saint-Michaël ; et son nom voltigeait sur toutes les lèvres.

Mrs Eppingwell, femme d’un capitaine, était aussi une étoile sociale de première grandeur. Dans la société la plus select de Dawson, la « clique officielle », comme la qualifiait avec dépit ceux qui en étaient exclus, cette belle personne jetait son éclat.

L’Indien Sitka Charley avait eu une fois l’occasion de voyager en sa compagnie. C’était en pleine famine, alors que la vie d’un homme valait moins qu’une tasse de farine. Il l’avait jugée comme supérieure entre toutes ; et le jugement de l’Indien, qui allait droit à l’essentiel, faisait oracle ; son opinion prévalait dans tous les camps du cercle arctique.

Freda et Mrs Eppingwell avaient un merveilleux talent pour conquérir et asservir les hommes, mais chacune à sa façon.

Mrs Eppingwell, d’emblée dominatrice, régnait chez elle et à la caserne ; elle avait imposé sa loi à tous les jeunes hommes, y compris aux chefs du pouvoir judiciaire et exécutif.

Freda, souple et insinuante, conquit la ville. Et, en somme, elle avait soumis à son autorité les mêmes hommes que Mrs Eppingwell bourrait de thé et de conserves dans sa cabane de rondins au flanc de la colline.

Ces deux femmes menaient une existence nettement séparée. On peut dire qu’elles s’ignoraient complètement. Toutes deux avaient prêté l’oreille aux racontars du camp ; mais c’était simple curiosité ; elles ne cherchaient pas à en apprendre davantage.

Leur quiétude n’aurait jamais été troublée si une aventurière, en l’espèce une beauté professionnelle, n’était venue sur la première glace, en superbe attelage. Sa réputation mondiale l’avait précédée.

Cette personne au nom théâtral de Loraine Lisznayi précipita les événements. Ce fut à cause d’elle que Mrs Eppingwell descendit un jour le flanc de la colline pour pénétrer dans le domaine de Freda et que Freda jeta la confusion dans la ville et l’embarras au bal du gouverneur.

Tout cela est de l’histoire ancienne pour les habitants du Klondike. Rares sont les gens de Dawson qui en connaissent véritablement les dessous, et plus rares encore ceux qui peuvent se flatter d’avoir discerné les vrais mobiles auxquels obéirent la femme du capitaine et la danseuse grecque.

L’auteur ne cherche pas à rendre l’aventure plus compréhensible ; il se contente d’en exposer les données. Elle eut une solution. Tout l’honneur en revient à Sitka Charley, comme on le verra bien. Freda n’était pas femme à confier ses secrets à un écrivassier ; et ce n’est pas non plus Mrs Eppingwell qui eût voulu divulguer les siens. Peut-être plus tard toutes deux se laissèrent-elles aller à parler… Mais cette supposition est bien peu vraisemblable.

II

En apparence du moins, Floyd Vanderlip passait pour un des plus solides gaillards de tout Dawson. Ni le dur labeur, ni la plus grossière pitance n’avaient rien pour l’effrayer ; ses premières aventures en témoignent amplement. Devant le danger, il devenait un vrai lion. Quand il lui arriva de tenir en échec un demi-millier d’hommes affamés, tout le monde put dire que jamais œil plus calme n’avait fixé le reflet du soleil sur la mire d’un fusil.

Il n’avait qu’une faiblesse, excès de force peut-être : c’était de ne pas savoir diriger sa force. Cet être plein d’énergie manquait totalement d’esprit de coordination.

Certes il possédait un tempérament d’amoureux et des plus vifs encore. Mais il sut lui imposer silence. Durant de longues années, les collines glaciales furent ses eldorados étincelants ou il vivait de viande d’élan et de saumon.

Or, quand il eut enfin planté ses pieux sur un des claims les plus riches du Klondike, sa passion pour les femmes commença à sourdre et elle éclata lorsque notre homme fut unanimement proclamé roi du Bonanza, et qu’il eut conquis sa place dans la société.

Floyd Vanderlip se rappela alors qu’il avait une fiancée aux États. L’idée qu’elle l’attendait encore lui devint obsédante ; et, ma foi, cet homme qui vivait au 53e degré de latitude nord, considéra comme très agréable de prendre épouse.

Il adressa donc une belle épître de circonstance à la dite fiancée, une certaine Flossie, et lui ouvrit un crédit assez large pour la défrayer de toutes ses dépenses, trousseau et chaperon y compris. Aussitôt après, il fit bâtir une cabane confortable sur sa concession, en acheta une autre à Dawson et fit part de la nouvelle à ses amis.

L’attente ne tarda pas à lui devenir insupportable ; sa soif d’aimer, trop longtemps inassouvie, ne pouvait se contenir davantage.

Flossie arrivait, certes ; mais Loraine Lisznayi était dans la place.

Cette Loraine Lisznayi commençait à éprouver quelques difficultés à soutenir sa réputation mondiale. Elle avait perdu quelque peu de sa fraîcheur, si appréciée du temps où elle posait dans les ateliers des reines-artistes, lorsque princes et cardinaux venaient, prétendait-elle, lui rendre leurs hommages.

Pour comble d’ennui, ses finances n’étaient plus dans un état très brillant. Après une vie d’aventures, pouvait-elle rêver une meilleure fin qu’avec un roi du Bonanza, un personnage dont la fortune était si formidable qu’il ne fallait pas moins de sept chiffres pour l’indiquer ? Comme le soldat prudent qui cherche une confortable retraite après de longues années de campagne, elle était venue dans le Northland avec la sage intention de se marier. Aussi un jour glissa-t-elle un certain regard dans les yeux de Floyd Vanderlip, et cela au moment même où Vanderlip achetait, dans un magasin de la Compagnie P. C., du linge de table pour Flossie.

Ce regard porta droit au but.

Quand un homme dispose de lui-même, on lui passe bien des fredaines qui feraient jeter les hauts cris si on ne le savait point libre. Or, Floyd Vanderlip n’était plus libre. Tout le monde parlait déjà de sa future union avec Flossie dont on attendait la venue. Aussi quels murmures lorsqu’on vit Loraine Lisznayi descendre la rue principal de Dawson avec l’attelage de chiens-loups du roi de l’or !

Une femme, reporter de l’Étoile de Kansas City étant venue pour prendre des photographies des propriétés de Vanderlip, Loraine fut son acolyte et l’aida à la rédaction d’un article de six colonnes. Les deux femmes furent à cette occasion magnifiquement traitées dans la cabane préparée pour Flossie dont le linge de table rehaussa l’éclat du festin.

On remarqua de fréquentes allées et venues. D’autres festins eurent lieu. Tout s’y passa correctement, soit dit en passant ; n’empêche qu’on ne se fit pas faute d’en jaser ferme, de façon aigre-douce de la part des hommes, avec dépit manifeste de la part des femmes.

Seule, Mrs Eppingwell ne voulut rien entendre. Des rumeurs vagues montaient bien jusqu’à elle ; mais, peu portée au jugement téméraire, elle ferma les oreilles à la médisance. En somme, elle prêta peu d’attention à ce qui se disait.

Freda ne fit pas de même. Elle n’avait sans doute aucune raison d’être indulgente envers les hommes ni de les plaindre ; mais, par une étrange disposition de sa nature, elle s’attendrissait sur les femmes, et sur celles-là même qu’elle était en droit d’aimer le moins. Son cœur s’attendrit donc à la pensée de Flossie qui, en ce moment, suivait la longue piste pour rejoindre un homme qui allait peut-être se lasser de l’attendre.

Freda se la représentait comme une jeune fille timide et affectueuse, avec une bouche sans énergie, des lèvres gentiment boudeuses, une chevelure ébouriffée, baignée de soleil, et des yeux remplis des grands bonheurs et des petites joies de la vie. Mais parfois aussi elle se la figurait le visage masqué jusqu’au nez, aveuglée par la neige, se traînant péniblement derrière les chiens…

Voilà pourquoi, un soir, au bal, elle sourit à Floyd Vanderlip.

Peu d’hommes pouvaient échapper à la séduction du sourire de Freda ; et Floyd Vanderlip ne fit pas exception à la règle.

Sa bonne fortune auprès de l’ancien modèle des reines-artistes lui avait donné une excellente opinion de lui-même ; et la faveur que lui marquait maintenant la danseuse grecque le flatta au point qu’il se crut irrésistible.

Pour avoir pu attirer sur lui, deux fois de suite, l’attention de si charmantes créatures, il fallait qu’il possédât des qualités profondément sympathiques. Lesquelles ? Il n’aurait su exactement les définir ; mais il les sentait vaguement en lui et il en conçut un grand orgueil. Quelque jour, quand il aurait du temps à perdre, il s’analyserait en détail ; pour l’instant, il acceptait tout naturellement le présent que lui offraient les dieux.

Quelques réflexions germèrent dans le cerveau de cet impulsif.

Qu’avait-il pu trouver de si séduisant en Flossie ; et pourquoi diable l’avoir appelée à lui ?

Il dut s’avouer qu’il n’y songeait guère quelque temps auparavant. Son esprit était encore occupé par le souvenir tout récent de ses fouilles, celles qu’il avait si heureusement entreprises dans le Creek Bonanza. Elles lui avaient fait acquérir une situation bien assise. N’était-ce donc pas Loraine Lisznayi la femme qu’il lui fallait ? Connaissant la grande vie, elle saurait recevoir magnifiquement ses hôtes et faire sonner ses dollars.

Mais Freda lui avait souri ; et il s’était senti pris par elle. Comment eût-il pu reconnaître celle de ces deux femmes qui possédait le mieux son cœur ? Impossible de les comparer ; elles avaient agi sur lui de manières si différentes.

Dès le premier abord, Loraine l’avait ébloui par l’étalage de ses relations princières et par de petites anecdotes sur les cours où elle jouait toujours un rôle avantageux. Elle exhiba un peu plus tard de mignonnes lettres, signées du nom d’une reine authentique qui l’appelait « ma chère Loraine » et se disait « sa très affectionnée ». Il s’émerveilla qu’une si grande dame ait pu consentir à lui consacrer quelques instants.

Pour achever de l’ensorceler, elle le compara à de nobles personnages qui n’existaient du reste que dans son imagination. Ainsi lui fit-elle perdre la tête ; et notre homme regretta de s’être tenu si longtemps à l’écart du grand monde.

Plus rusée, Freda savait habilement doser ses louanges. Parfois elle se faisait humble pour mieux corser ses moyens de séduction. Floyd n’y entendait point malice ; et quand il se sentit vaincu, on l’eût fort embarrassé en lui demandant ce qui lui plaisait en elle. Le fait est que chaque jour il subissait davantage l’influence de Freda ; et on les vit très fréquemment en promenade dans son traîneau.

C’est de là que provint le malentendu qui fait le nœud de cette histoire.

Des bruits plus précis et plus consistants coururent, où le nom de la danseuse fut prononcé ; et ils parvinrent aux oreilles de Mrs Eppingwell.

Mrs Eppingwell, elle aussi, songeait à la pauvre Flossie, foulant la neige durant d’interminables heures, les pieds meurtris par les mocassins. Elle se mit à inviter fréquemment Floyd Vanderlip à prendre le thé chez elle, au flanc de la colline.

Nul avant lui n’avait été poursuivi de la sorte.

Trois femmes ! et quelles femmes… se disputaient son cœur, tandis qu’une quatrième arrivait pour faire valoir ses droits.

Mais revenons à Mrs Eppingwell et au malentendu.

La femme du capitaine chercha à sonder Sitka Charley qui connaissait la jeune Grecque à qui il avait vendu assez récemment des chiens. Mais au lieu de prononcer le nom de Freda, elle se contenta de la désigner sous l’appellation : « Cette… Hum… horrible femme. »

Sitka Charley crut qu’elle faisait ainsi allusion à la Liszanyi qui occupait sa pensée à cet instant même. Il répéta donc comme un écho :

— N’était-ce pas abominable de s’interposer ainsi entre des fiancés ? Certes, il en convint.

« Songez donc, Charley : ce n’est qu’une enfant, reprit-elle. J’en suis sûre. Elle arrive dans un pays étranger, sans une amie pour l’accueillir. Aidons-la, voulez-vous ? »…

Sitka Charley promit son concours et, en s’éloignant, il s’indigna de la scélératesse de Loraine Lisyani, tout en admirant fort les beaux sentiments de Mrs Eppingwell et de Freda, ces deux nobles cœurs qui s’intéressaient généreusement au sort d’une inconnue.

L’âme de Mrs Eppingwell était la limpidité même. Quand jadis Sitka Charley la conduisait à travers les collines du Silence, il avait parfaitement bien jugé cette femme au regard loyal, à la voix nette, à la franchise absolue et dont les lèvres avaient une façon bien spéciale pour intimer définitivement un ordre. Elle allait toujours droit au but. Ayant jaugé Floyd Vanderlip comme il convenait, elle estima inutile de le sermonner, mais elle n’hésita pas à descendre à la ville pour aller voir en plein jour Freda la danseuse.

Aussi bien que son mari, elle était au-dessus des commérages. Décidée à rencontrer Freda, rien ne pouvait la détourner de sa démarche.

Par un froid de soixante degrés, debout dans la neige, elle dut parlementer durant cinq longues minutes avec une camériste. On ne la reçut pas ; et sous cet affront, elle remonta la colline, le cœur ulcéré du traitement qu’on venait de lui infliger.

« Qu’était-ce donc, après tout, que cette femme pour refuser de la recevoir ? se demandait-elle. N’était-ce pas plutôt elle, femme d’un capitaine, qui pouvait éconduire une danseuse ? »

Si Freda était venue la voir pour un motif quelconque, ne l’aurait-elle pas fait asseoir à son foyer ? ne l’aurait-elle pas invitée à s’expliquer en toute franchise, la mettant à l’aise tout simplement ?

Faisant fi des conventions, Mrs Eppingwell n’avait pas hésité à faire une démarche quasi humiliante. Elle n’avait pas craint de s’exposer au jugement sévère des dames de la ville. À présent, l’affront reçu lui crispait de cœur, et elle éprouvait à l’égard de Freda le plus vif des ressentiments.

Et pourtant la conduite de Freda n’aurait pas dû susciter une telle colère. Nous allons essayer de montrer les choses sous leur véritable jour.

C’était bien avec un sentiment de condescendance que Mrs Eppingwell se rendit chez Freda, une déclassée en somme ; et, en se dérobant, Freda n’avait fait rien d’autre qu’obéir aux préjugés les plus impératifs de la société. Tout au fond d’elle-même, elle eût adoré le caractère de Mrs Eppingwell. Le fait de recevoir celle-ci dans son intimité, même quelques brefs instants, l’eût transportée de joie ; mais il ne convenait pas qu’une honnête femme vînt se commettre chez une danseuse. C’est ce que Freda voulut éviter par excès même de respect envers l’honnête femme. Ce refus de le recevoir, dû à un amour-propre exagéré, était également motivé par une autre cause.

Elle était encore toute suffoquée par la récente irruption que Mrs Mac Fee, la femme du pasteur, avait faite chez elle, avec des airs de virago, une pluie de soufre, une rafale de pieuses exhortations. Quel pouvait donc bien être le but de la visite de Mrs Eppingwell ?

Freda ne se sentait coupable d’aucun méfait ; la dame qui se morfondait à sa porte se souciait sans doute fort peu du salut de son âme. Alors qu’était-ce donc qui attirait cette dame ?

Bien que ne pouvant se détendre d’une vive curiosité, Freda se raidit dans cet orgueil que témoignent ceux qui en manquent d’ordinaire ; elle demeura dans la pièce la plus reculée de la maison, tremblante comme une vierge sous la première caresse de l’amant.

Si Mrs Eppingwell souffrit en remontant la colline, Freda éprouva aussi une vraie douleur, étendue, muette, le visage dans son oreiller, les yeux secs et la bouche brûlante.

Mrs Eppingwell possédait une grande science du cœur humain. Elle visait à l’universalité. Il lui était facile d’oublier la couche des conventions sociales pour considérer les choses du même œil que les sauvages. Ce qui est primitif, essentiel ; ce qui rapproche le chien-loup de l’homme affamé, ne lui eût pas échappé ; elle eût pu prévoir les actes de l’homme et de la bête placés tous deux dans un ensemble de circonstances semblables. Pour elle, une femme drapée de pourpre ou vêtue de haillons, restait femme.

Freda était femme. Mrs Eppingwell n’aurait pas été étonnée d’être cordialement reçue par la danseuse et de converser familièrement avec elle ; et, d’autre part, se voir traitée, après un accueil glacial, avec la dernière arrogance ne l’aurait pas autrement surprise.

Mais comment s’attendre au traitement que lui infligeait cette fille ? Voilà qui était tout à fait déconcertant. Le mobile de Freda échappait a Mrs Eppingwell. Cela valait peut-être mieux, car il est des sentiments qu’on ne pénètre qu’avec difficulté pour en éprouver une humiliation fort pénible. Le monde ne se porterait certainement pas plus mal si les femmes comme Mrs Eppingwell, se piquant de tout connaître, se trouvaient tout à coup dépourvues de cette curiosité dont elles s’enorgueillissent tant.

Quoiqu’il en fût, le ressentiment de Mrs Eppingwell était sans bornes, et l’estime de la danseuse envers Mrs Eppingwell, plus grande encore qu’auparavant.

III

Pendant un mois, les choses allèrent leur train.

Mrs Eppingwell s’efforça de soustraire notre homme aux câlineries de Freda jusqu’à ce que Flossie pût arriver. Celle-ci gagnait chaque jour quelques milles sur la piste mélancolique ; Freda, pour déjouer le plan de l’intrigante Lisznayi, concentrait ses batteries en rusant de son mieux pour remporter la victoire. Quant à l’homme, balancé par toutes ces intrigues comme une navette, il était de plus en plus fier et se croyait un autre Don Juan.

Si, en fin de compte, l’homme se laissa prendre aux manœuvres de Loraine, ce fut bien de sa faute.

On voit parfois un séducteur employer des ruses bien étranges contre la vierge qu’il convoite ; mais les ruses de la femme pour triompher de l’homme dépassent toute compréhension. Qui aurait osé prévoir la conduite de Floyd Vanderlip vingt-quatre heures auparavant ?

Peut-être fut-il fasciné par le restant des belles apparences de Loraine, ou par des histoires abracadabrantes de palais et de princes. Toujours est-il que cet être dont l’existence fut façonnée dans la rudesse et l’ignorance, se laissa éblouir au point de consentir finalement à descendre le fleuve pour épouser l’aventurière à Forty-Mile.

Comme gage de ses intentions, il acheta des chiens à Sitka Charley, car un seul traîneau ne suffit pas à une femme telle que Loraine Lisinayi s’apprêtant à prendre la piste. Puis il remonta le Creek pour s’assurer que ses mines du Bonanza n’auraient pas à souffrir de son absence.

Afin de dérouter les soupçons, il voulut laisser croire à Sitka Charley que les chiens demandés devaient servir à traîner du bois de charpente de la scierie à ses drains ; mais Sitka fit preuve à cette occasion d’une rare perspicacité.

Il promit de fournir les chiens à une certaine date : mais à peine Floyd Vanderlip venait-il de se diriger vers ses mines que l’Indien courut chez Loraine Lisznayi pour lui dire, d’un air bouleversé :

— Je suis au désespoir ! Je m’étais engagé à livrer des chiens à M. Vanderlip et je viens d’apprendre que ce malotru de Meyers, le trafiquant allemand, a raflé toutes les bêtes ; il a écumé le marché. Il faut que je sache où est allé M. Vanderlip pour connaître la date exacte à laquelle il aura besoin de ces chiens. Et encore ! Pourrai-je les lui procurer ? À cause de cet Allemand de malheur, les prix sont devenus inabordables ; on parle de cinquante dollars par tête. Mais où donc trouver M. Vanderlip ?

La Lisznayi lui indiqua tout ce qu’il voulait savoir. Elle s’efforça de le rassurer, s’engagea elle-même à parfaire la différence entre le prix convenu et le nouveau prix et poussa la naïveté jusqu’à le remercier de montrer tant d’empressement.

Une heure plus tard, Freda savait que l’enlèvement était fixé au vendredi soir, vers le haut du Creek et que, pour l’instant, Floyd Vanderlip était parti en amont du fleuve. Plus de temps à perdre.

Le vendredi matin, Devereaux, le courrier officiel, chargé des dépêches du Gouvernement, arriva sur la glace. Outre les dépêches, il apportait des nouvelles de Flossie. Il l’avait dépassée à Sixty-Mile ; gens et bêtes se portaient à merveille ; la jeune fille arriverait sans doute le lendemain.

Mrs Eppingwell en respira d’aise. Floyd Vanderlip était loin, hors d’atteinte. Avant que la Grecque pût le reprendre, sa fiancée serait auprès de lui.

Ce même après-midi, l’énorme Saint-Bernard, fidèle gardien de la demeure du capitaine Eppingwell, fut assailli par une bande de malemutes en maraude, qu’une longue piste avait affamée. Il disparut sous leur masse hirsute pendant une trentaine de secondes avant que deux solides gaillards, armés de haches, eussent réussi à le dégager. Deux minutes de plus, c’en était fait de lui ! Les voraces le dépeçaient et l’emportaient dans leur estomac. Heureusement, il ne s’agissait que de blessures peu graves. Mrs Eppingwell appela Sitka Charley pour réparer le dommage, en particulier une patte de devant qui, par mégarde, était restée une seconde de trop dans la gueule d’un des affamés.

Comme l’Indien remettait ses moufles pour s’en aller, la conversation tomba sur Flossie, et, tout naturellement, sur « cette horrible femme ». C’est ainsi que Mrs Eppingwell persistait à appeler Freda ; et Sitka, croyant toujours qu’elle faisait allusion à Loraine, lui apprit que « cette horrible femme » avait l’intention de filer cette nuit même avec Floyd Vanderlip.

Mrs Eppingwell jugea la conduite de Freda plus sévèrement que jamais. Elle rédigea sur le champ un billet à l’adresse de l’homme infidèle et le confia à un messager qui alla se poster à l’embouchure du Bonanza. Un autre commissionnaire, porteur d’une lettre de Freda, arriva également sur ce point stratégique, de sorte que Floyd Vanderlip, aux dernières lueurs du jour, en descendant gaîment de son traîneau, reçut les deux missives à la fois.

Il déchira en deux celle de Freda. Non, il n’irait pas la voir. Des événements plus importants l’attendaient cette nuit. Du reste, elle n’entrait plus en ligne de compte. Mais Mrs Eppingwell ! Il ferait de son mieux pour la satisfaire, il irait donc la voir au bal du gouverneur pour entendre ce qu’elle avait à lui dire. Au ton de la lettre, cela devait être important ; qui sait ?…

Avec un sourire de contentement, il ne chercha pas à approfondir les choses. Tout de même ! Quel succès auprès des femmes !… Éparpillant au vent les morceaux de la lettre, il lança les chiens au grand trot vers sa cabane.

Le bal en question était un bal masqué. Il lui fallut préparer le travesti qu’il avait porté à l’opéra, deux mois auparavant, puis se raser et dîner. Et voilà comment, lui, le principal intéressé, ignorait l’arrivée imminente de Flossie !

— Conduis-les jusqu’au trou d’eau, au delà de l’hôpital, à minuit précis. Et sois-y surtout ! dit-il à Sitka Charley venu pour lui annoncer que le dernier chien serait là, dans une heure.

— Voici le tas, voilà la balance. Pèse ta poudre et fiche-moi la paix ! Je dois me préparer pour le bal.

Sitka Charley pesa ce qui lui était dû et partit avec une lettre adressée à Loraine Lisznayi, dont les termes, devina-t-il à juste raison, avaient trait à un rendez-vous au trou d’eau, au delà de l’hôpital, à minuit précis.

IV

À deux reprises, Freda avait envoyé des messages à la caserne où la danse battait son plein, et chaque fois, ils étaient revenus sans réponse. Alors elle usa des grands moyens, les moyens que seule elle était capable d’employer.

Ayant mis ses fourrures et ajusté un masque sur son visage, elle se rendit au bal du gouverneur.

Il convient de dire qu’il existait une formalité à laquelle la « clique officielle » se conformait depuis longtemps, mesure de prudence pour protéger la dignité des femmes et des filles des fonctionnaires en assurant le décorum de la fête.

À chaque bal masqué, on formait un comité de personnes chargées de se tenir à l’entrée de la salle pour jeter un coup d’œil sous le masque des amants. La plupart des hommes ne recherchaient nullement l’honneur d’en faire partie ; mais il se trouvait que ceux qui désiraient le moins en être, étaient précisément les plus capables de rendre service.

Le pasteur n’était pas assez physionomiste et il ignorait trop la situation des habitants de la ville pour distinguer ceux qu’il convenait de recevoir ou d’évincer.

Il en était de même de quelques autres dignes gentlemen pourtant très désireux de jouer le rôle de cerbère. Mrs Mac Fee, l’épouse du pasteur, pour obtenir ce poste tant convoité par elle, aurait vendu son âme au diable.

Un soir, certain trio, ayant échappé au contrôle, causa pas mal de scandale avant qu’on eût découvert l’identité des intrus.

À la suite de cet incident, seules furent préposées à la garde les personnes vraiment capables de remplir cette fonction ; et elles s’y prêtèrent du reste de fort mauvaise grâce.

Cette nuit-là, un nommé Prince était de faction à la porte. On l’avait circonvenu et il ne revenait pas encore d’avoir pu accepter une mission qui menaçait de lui aliéner une moitié de ses amis pour complaire à l’autre.

Parmi ceux qu’il avait dû éconduire, il en connaissait trois ou quatre, rencontrés au travail ou sur la piste — d’excellents camarades au demeurant — mais qui ne présentaient précisément pas les qualités requises pour une soirée aussi mondaine.

Il songeait au moyen de se débarrasser au plus tôt de sa corvée, lorsqu’une femme apparut sous les lumières. Freda ! Rien qu’aux fourrures, il aurait juré que c’était elle, s’il ne l’avait déjà reconnue à son port altier.

C’était bien la dernière femme qu’il se serait attendu à voir en ce lieu. Mais, certainement, elle ne viendrait pas s’exposer à l’humiliation d’un refus et plus encore au mépris des femmes, en supposant qu’on la laissât pénétrer dans la salle de bal. Prince était parfaitement sûr qu’elle avait trop de jugement pour cela. Or elle s’approcha.

Il fit non de la tête, sans même lui demander qui elle était ; il la connaissait trop bien pour se méprendre.

Mais Freda, devant lui, souleva son loup de soie noire et le rabattit aussitôt. L’espace d’un éclair, il admira son visage.

Le dicton populaire qui circulait dans toute la contrée n’était pas sans fond de vérité : Freda jouait avec les hommes comme les enfants avec les bulles de savon.

Pas un mot ne fut échangé. Prince s’effaça et quelques instants plus tard il donna, avec force gestes et d’une voix incohérente, sa démission du poste qu’il avait trahi.

Dans la salle, une femme svelte, à l’allure souple, errait inquiète parmi les invités. Tantôt elle s’arrêtait devant un groupe, tantôt devant un autre.

D’aucuns — ceux qui auraient dû être de faction à l’entrée du bal — reconnaissant les fourrures, ne cachaient pas leur étonnement ; mais ils avaient garde de parler.

Le galbe de cette belle personne et toute sa grâce originale intriguaient les femmes ; mais sa silhouette, pas plus que ses fourrures, ne leur étaient familières.

Mrs Mac Fee, sortant de la salle ou tout était prêt pour le souper, rencontra l’éclair des yeux brillants et interrogateurs à travers le loup de soie. Elle sursauta en essayant de se rappeler ou elle avait déjà aperçu ce regard ; et elle revit aussitôt l’image vivante d’une certaine pécheresse orgueilleuse et rebelle, qu’elle avait rencontrée une fois au cours d’une mission infructueuse pour le compte du Seigneur.

En proie à une ardente et vertueuse colère, l’excellente dame voulut prévenir sans tarder Floyd Vanderlip et Mrs Eppingwell.

Ceux-ci venaient à l’instant même d’entrer en conversation. Sachant prochaine l’arrivée de la jeune fiancée, Mrs Eppingwell s’était décidée à aller droit au but ; et un petit sermon incisif sur la morale lui brûlait les lèvres, lorsque soudain un personnage inconnu les aborda.

Mrs Eppingwell remarqua, sans déplaisir, le léger accent étranger de la femme aux fourrures qui s’excusait de venir troubler l’entretien, préludant ainsi à la prise de possession de Floyd Vanderlip.

Au moment même où Mrs Eppingwell cédait sa place en se retirant avec un salut plein de courtoisie, la main justicière de Mrs Mae Fee s’abattit sur la coupable, dont elle arracha le masque.

Tout d’abord la femme fut consternée. Mais aussitôt un visage splendidement beau et des yeux itinérants apparurent aux assistants, qui, tous, s’approchèrent.

Quant à Floyd Vanderlip, il était confondu. La situation eût exigé un geste immédiat ; mais lui demeurait là, bouche bée, sans savoir de quoi il retournait. Désemparé, il regardait tout autour de lui.

De son côté, incapable elle aussi de comprendre ce qui se passait, Mrs Eppingwell ne savait quelle contenance prendre.

Pourtant il fallait bien qu’une explication vînt de quelque part ; et Mrs Mac Fee ne faillit pas à sa tâche.

Sa voix celtique, désagréablement perçante, s’éleva :

Mrs Eppingwell ! C’est avec le plus grand plaisir que je vous présente Freda Moloof, Mademoiselle Moloof, si je ne me trompe !

Malgré elle, Freda se détourna. Le visage découvert, il lui semblait entrer dans un cauchemar : elle se voyait toute nue au milieu d’un cercle d’individus masqués, dont on n’apercevait que la lueur des prunelles. Elle eut l’impression qu’une horde de loups avides la cernaient, prêts à se jeter sur elle. Peut-être quelqu’un aurait-il pitié d’elle ? Mais à cette idée elle se cabra. Décidément, elle préférait affronter le mépris général.

Elle avait le cœur solide, cette femme ; et puisqu’elle était venue chercher sa proie au milieu de la meute, que Mrs Eppingwell s’y oppose ou non, elle ne la lâcherait pas.

Un revirement soudain s’opéra dans l’esprit de Mrs Eppingwell. C’était donc Freda ! pensa-t-elle, Freda la danseuse, le fléau des hommes, cette femme qui lui avait fermé sa porte !

Elle ressentit, comme si elle souffrait elle-même, toute l’humiliation que devait éprouver maintenant cette fière créature, masquée seulement de sa fierté.

Peut-être parce que son tempérament anglo-saxon lui interdisait d’attaquer une ennemie en état d’infériorité, peut-être parce que la situation rendait Freda plus intéressante aux yeux de l’homme à conquérir, peut-être aussi pour ces deux motifs à la fois, Mrs Eppingwell eut un geste des plus inattendus.

La voix aiguë de Mrs Mac Fee, vibrante de méchanceté, s’étant fait de nouveau entendre, Freda ne put maîtriser un mouvement pour se détourner ; mais Mrs Eppingwell le prévint et enlevant son masque, elle salua la jeune Grecque d’un lent signe de tête.

Pendant que les deux femmes se dévisageaient, il s’écoula une de ces secondes qui paraissent interminables.

L’une, les yeux flamboyants, prête à foncer, telle une bête aux abois, éprouvait par anticipation toute la douleur et la rancune du mépris, du ridicule, des insultes que d’elle-même elle était venue chercher. Éblouissante coulée de lave, elle brûlait et bouillonnait de chair et d’esprit.

L’autre, l’œil calme, le visage impassible, forte de sa droiture, de sa confiance en elle-même, se sentait sans passions, sans le moindre trouble et apparaissait comme une statue ciselée dans un bloc de marbre.

Un gouffre les séparait. Mrs Eppingwell se refusait à le voir. Il n’y avait plus de pont à franchir, ni de talus à descendre. Elle semblait, par son attitude, vouloir montrer à l’autre femme l’absolue égalité où elle la tenait, un terrain de commune féminité, dont, imperturbable, elle n’abandonnerait pas un pouce.

Cette attitude exaspéra Freda. Si elle avait appartenu à une race inférieure, elle serait restée indifférente ; mais, sensible aux nuances les plus subtiles, elle pouvait suivre l’autre et lire jusqu’au tréfonds de son âme.

— Pourquoi me montrer tant de condescendance ? fut-elle sur le point de lui crier. Crachez sur moi, avilissez-moi, ce serait me témoigner plus de pitié.

Elle tremblait. Ses narines se dilataient et palpitaient. Mais elle se contint, rendit le salut et se tourna du côté de l’homme.

— Accompagnez-moi, Floyd, dit-elle tout simplement ; j’ai besoin de vous.

— Par le… s’écria brusquement Floyd Vanderlip qui s’arrêta soudain, étant encore assez correct pour ne pas achever son juron.

Où diable en était-il ? Fût-il jamais un homme dans une situation plus stupide ?

Du fond de sa gorge monta une sorte de gloussement qui s’éteignit contre son palais. Indécis, il haussa les épaules et regarda tour à tour les deux femmes d’un air suppliant.

— Je vous demande pardon, rien qu’un instant ; mais je désirerais parler d’abord à M. Vanderlip, dit Mrs Eppingwsll d’une voix grave et flûtée à la fois, témoignant la volonté par chacune de ses intonations.

L’homme ne demandait pas mieux et eut un regard de reconnaissance. Mais Freda intervint aussitôt :

— Je regrette, dit-elle, ce n’est pas le moment ; il faut qu’il me suive et tout de suite.

Ces mots tombèrent sans effort de ses lèvres ; mais elle ne put s’empêcher de sourire en elle-même de leur faiblesse, les sentant si peu appropriés à la circonstance. Elle les eût plutôt hurlés.

— Mademoiselle Moloof, se récria Mrs Eppingwell, qui êtes-vous donc pour vous emparer ainsi de Mr Vanderlip et lui dicter sa conduite ?

Les traits de l’homme se détendirent ; et son visage s’éclaira d’un sourire. Il n’y avait encore que Mrs Eppingwell pour le tirer d’embarras ; cette fois Freda avait trouvé à qui parler.

— Je… Je… balbutia Freda dans un instant d’hésitation ; mais son esprit féminin de combativité reprit le dessus.

— Et qui êtes-vous donc pour me poser pareille question ?

— Je suis Mrs Eppingwell, et…

— Bah ! interrompit sèchement Freda. Vous êtes la femme d’un capitaine qui, naturellement, est votre mari. Je ne suis qu’une danseuse. Que voulez-vous faire de cet homme ?

— Cela ne s’est jamais vu, dit avec indignation Mrs Mac Fee, avide d’entrer en lice.

Mais Mrs Eppingwell la fit taire d’un regard, car elle venait de concevoir un nouveau plan de riposte :

— Puisque mademoiselle Moloof semble avoir des droits sur vous, M. Vanderlip, au point qu’il lui paraît impossible de m’accorder quelques secondes de votre temps, elle m’oblige à m’adresser directement à vous. Puis-je vous parler seule à seul, tout de suite ?

Mrs Mac Fee ferma la bouche avec un petit bruit sec. Cela venait de mettre fin à une situation embarrassante.

— Mais… bien sûr ! bredouilla Floyd. Naturellement, naturellement, ajouta-t-il, devenant plus loquace à la perspective de se voir délivré.

La jeune Grecque se tourna vers lui, avec tous les feux de l’enfer dans ses yeux étincelants. On eût dit une dompteuse.

La bête qui était en lui rampa sous l’étrivière.

— C’est-à-dire, reprit-il, plus tard ! Demain, Mrs Eppingwell. Oui, demain ; c’est ce que je voulais dire !

Il se consola en songeant que s’il avait résisté, d’autres complications auraient pu survenir. Et puis, n’avait-il pas un rendez-vous au trou d’eau, près de l’hôpital ? Et l’heure pressait.

Bon Dieu ! Il n’avait jamais rendu pleine justice aux charmes de Freda ! N’était-elle pas admirable ?

Celle-ci dit d’un ton sec à Mrs Mac Fee :

— Je vous serais bien obligée de me rendre mon masque.

Sans un mot, la dame le lui rendit.

Même dans sa défaite, Mrs Eppingwell sut garder la majesté d’une reine : « Bonsoir mademoiselle Moloof, » dit-elle avec calme.

Freda lui rendit son salut et put à peine résister au désir de se jeter à genoux pour implorer son pardon. Au fait, peut-être est-ce un peu trop dire ; il n’en est pas moins vrai qu’un sentiment indéfinissable l’oppressait et qu’elle brillait d’envie de le manifester publiquement.

Vanderlip fit le geste de lui offrir le bras. Mais elle venait d’abattre sa proie au milieu de la meute ; et, avec la morgue des rois qui traînaient les vaincus derrière leur char, elle gagna seule la sortie ; Floyd sur ses talons cherchait à retrouver son équilibre mental.

V

Le froid était cinglant.

En suivant un détour de la piste, ils arrivèrent, après une marche d’un quart de mille, à la cabane de la danseuse. Sous l’effet de l’haleine, le visage de la jeune femme avait eu le temps de se couvrir de givre ; et la grosse moustache de son compagnon s’était transformée en glaçon. Aussi ne parlaient-ils plus maintenant qu’avec difficulté.

À la lueur verdâtre de l’aurore boréale, ils remarquèrent que le mercure était gelé dans l’ampoule du thermomètre suspendu à la porte. Un millier de chiens, chœur lamentable, gémissaient sur leurs anciennes infortunes et imploraient la pitié des étoiles impassibles.

Pas un souffle n’agitait l’atmosphère ; mais pour les pauvres bêtes, il n’existait nulle protection contre le froid, aucun coin bien abrité où se glisser prudemment. Le gel régnait partout ; elles restaient en plein air, étirant sans cesse leurs membres raidis par la fatigue et poussant le long hurlement du loup.

L’homme et la femme demeurèrent un instant silencieux. Freda se laissa enlever ses fourrures par la servante. En attendant que celle-ci se fût éloignée dans la pièce du fond, Floyd Vanderlip rechargea le feu, et, la tête penchée au-dessus du poêle, fit fondre les glaçons qui alourdissaient sa lèvre supérieure. Puis il roula une cigarette et regarda distraitement Freda, dont il respirait le parfum. Elle jeta un coup d’œil sur la pendule. Dans une demi-heure, il serait minuit.

Comment le retiendrait-elle ? Lui en voulait-il de ce qu’elle venait de faire ? Que pouvait-il bien penser ? Quelle contenance prendre à son égard ? Oh ! elle ne doutait pas de pouvoir le garder jusqu’à ce que Stika Charley et Devereaux se fussent acquittés de leur mission, devrait-elle pour cela le tenir sous la menace de son revolver.

Il y avait bien une autre façon d’y réussir ; à cette pensée, elle le méprisa davantage. Appuyant la tête sur sa main, elle vit défiler devant elle les souvenirs douloureux et tragiques de sa jeunesse, et elle songea un instant à l’émouvoir… Dieu ! Il serait au-dessous de la brute celui qui, à une pareille histoire, racontée avec un accent sincère, ne tressaillirait pas jusqu’au fond des entrailles ! Mais bah ! Floyd n’en valait pas la peine et c’eût été bien inutile de réveiller des souffrances passées.

Tandis que, soulevant le voile de sa vie passée, elle restait abîmée dans ses pensées, lui se délectait à examiner le lobe rose de son oreille, rendue diaphane par la lumière de la chandelle placée derrière elle.

Remarquant la direction de son regard, elle tourna un peu la tête pour se présenter à lui de profil.

La beauté de son pur profil était l’une de ses meilleures armes. Elle en connaissait depuis longtemps le pouvoir magique et ne se faisait pas faute de l’exercer à l’occasion.

La chandelle se mit à vaciller. Allongeant le bras, elle enleva délicatement, du milieu de la flamme jaune, la mèche charbonnée. Aucun de ses gestes n’était sans grâce et elle mettait cette fois tous ses soins à rendre plus parfaite sa grâce instinctive.

Posant à nouveau la tête sur sa main, elle se prit à considérer son compagnon d’un air rêveur ; car nul homme au monde ne reste insensible à l’attention d’une femme jolie.

Elle ne se pressait pas d’entamer la conversation. Si Floyd savourait cette attente, elle ne déplaisait pas non plus à Freda. Il ressentait une impression de bien-être à saturer ses poumons de nicotine en la contemplant ; et il songeait que là-bas, près du trou d’eau, passait une route qu’il arpenterait bientôt durant de longues heures glaciales. Il aurait dû, pensait-il encore, se montrer irrité contre Freda à cause de la scène qu’elle avait provoquée ; mais, chose curieuse, il ne lui en voulait nullement. Pareil scandale ne se fût sans doute pas produit sans Mrs Mac Fee, cette commère ! À la place du gouverneur, il imposerait cette femme, et toutes celles de son espèce, de cent onces d’or par trimestre, sans oublier non plus tous les requins de l’Évangile et les pilotes du ciel.

À coup sûr, Freda s’était comportée en grande dame ; bien mieux, elle avait tenu tête à Mrs Eppingwell. Jamais il ne lui aurait cru tant de fermeté.

Pour l’instant, ses regards s’attardaient sur la jeune femme, et de préférence ils revenaient à ses yeux. Mais il était bien loin de soupçonner le mépris qui se dissimulait dans leur profondeur.

Par Jupiter ! Quel beau brio de fille ! Pourquoi l’examinait-elle ainsi ? Est-ce que, par hasard, elle aussi voulait l’épouser ? Sans aucun doute ; mais elle n’était pas la seule.

Elle avait tout pour plaire assurément. Et jeune avec cela, plus que Loraine Lisznayi. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Vingt-trois, vingt-quatre, tout au plus vingt-cinq ans. Elle n’était pas d’une nature à s’épaissir ; cela se devinait au premier coup d’œil.

Il n’aurait pu en dire autant de Loraine Lisznayi qui, elle, avait pris quelque embonpoint depuis l’époque où elle posait chez les artistes. Bah ! elle maigrirait quand il la tiendrait sur la piste et lui ferait prendre les raquettes pour tasser la neige devant les chiens. Ce procédé ne rate jamais son effet.

Ses pensées le menèrent vers un palace, sous le ciel paresseux de la Méditerranée. Que deviendrait alors son union avec Loraine ? Plus de froid, plus de piste, ni même de famine pour rompre la monotonie des jours. Elle vieillirait et, à chaque réveil, les ravages du temps marqueraient leur œuvre. Tandis que Freda… Il poussa un vague soupir de regret de n’être point né sous l’étendard du Prophète ; puis ses pensées revinrent en Alaska.

— Eh bien ?

Les aiguilles de la pendule marquaient minuit moins le quart. Il était grand temps pour lui de descendre vers le trou d’eau.

— Oh ! s’écria Freda, comme sortant d’un rêve.

Son mouvement de surprise parut si spontané que l’autre s’y laissa prendre. Quand un homme s’aperçoit qu’une femme, en le regardant d’un air pensif, s’est oubliée à méditer sur son compte, il lui faut un sang-froid peu commun pour se résoudre à orienter ses voiles et à prendre le large.

— Je me demandais pourquoi vous désiriez me parler, expliqua-t-il, en rapprochant son siège de la table.

— Floyd, dit-elle, en l’enveloppant d’un beau regard, je ne peux plus me souffrir ici ; je veux partir. Il me serait impossible d’y vivre jusqu’à la débâcle du fleuve. Si je devais y rester plus longtemps, j’en mourrais. Je suis sûre que j’en mourrais. Je veux m’en aller tout de suite.

En un geste de supplication muette, elle posa la main sur celle de Floyd, qui s’en empara pour la retenir prisonnière.

Encore une, pensa-t-il, qui se jette à ma tête ! Bah ! Loraine ne se portera pas plus mal de se rafraîchir les pieds un peu plus longtemps au trou d’eau.

— Eh bien ?

L’interrogation, cette fois, venait de Freda, douce et anxieuse.

— Je ne sais que vous dire, répondit-il vivement, tout en trouvant que les événements se précipitaient un peu trop.

— Ce serait le bonheur de ma vie, Freda ; vous le savez bien, ajouta-t-il en lui pressant davantage la main.

Elle fit un signe d’assentiment. Après cela, faut-il s’étonner de sa piètre opinion des hommes ?

— Mais… voilà… poursuivit-il, je suis fiancé. Sans doute êtes-vous au courant ? La jeune personne vient me rejoindre comme je l’en ai priée. Où avais-je donc la tête le jour où je me suis engagé ? Mais c’est de l’histoire ancienne ; le feu de la jeunesse brûlait encore en moi.

— Je veux partir, quitter ce pays, pour n’importe où, reprit-elle, affectant d’ignorer l’obstacle qu’il venait de dresser devant elle et dont il semblait s’excuser. J’ai passé en revue tous les hommes que je connais, et j’en arrive à croire que… que…

— … Que je suis celui qui vous convient le mieux ?

Elle lui sourit, reconnaissante de lui avoir épargné un aveu pénible.

De sa main libre, Floyd attira la tête de Freda contre son épaule. Le parfum de la chevelure le grisait ; et il s’aperçut que leurs pouls se précipitaient en parfait synchronisme. Voilà un phénomène facilement explicable au point de vue physiologique, mais impressionnant quand même au moment précis où on en fait la découverte.

Cette impression lui était étrangement délicieuse, car toute sa vie il avait caressé plus de manches de pelles que de mains de femmes. Aussi, quand Freda appuya la tête contre son épaule, que ses cheveux lui frôlèrent la joue et que leurs regards se rencontrèrent, se laissa-t-il facilement troubler par la passion amoureuse qui brillait dans les yeux de la femme. Mon Dieu, à qui la faute s’il oubliait ses promesses ? Infidèle à Flossie, pourquoi pas à Loraine ?

Tant de femmes le persécutaient à la fois, qu’il n’aurait eu aucune excuse de se décider maintenant à la légère. Il possédait de l’argent à ne savoir qu’en faire ! Nulle autre que Freda ne saurait mieux embellir sa vie si rude jusqu’ici. Tous les hommes lui envieraient une telle épouse. Mais rien ne pressait. Il fallait agir avec prudence.

Il demanda à brûle-pourpoint :

— N’avez-vous jamais désiré vivre dans un palais ?

Elle hocha la tête. Il poursuivit d’un ton détaché :

— Jadis j’y ai rêvé. Mais je pense aujourd’hui qu’on doit y mener une existence molle et affadissante ; on ne doit pas tarder à s’y empâter.

— C’est ce que je pense aussi. Ce doit être agréable pendant quelque temps ; mais, comme vous, j’estime qu’on doit s’en lasser vite, dit-elle finement. Le monde a du bon ; mais il faut savoir varier ses plaisirs. Après avoir roulé sa bosse un peu partout, il n’y a rien de meilleur que d’aller se reposer dans quelque coin. Le rêve serait une croisière sur un yacht dans les mers du Sud, puis un petit séjour à Paris, un hiver en Amérique du Sud et un été en Norvège, quelques mois en Angleterre…

— Y rencontre-t-on de la bonne société ?

— Certes oui, et de la meilleure ! Puis on lève l’ancre. On va retrouver les chiens et les traîneaux du côté de la baie d’Hudson. Il n’y a que le changement, je vous dis. Un solide gaillard comme vous, plein d’allant et de vitalité, ne pourrait pas supporter un an une vie somptueuse et désœuvrée. C’est bon pour des efféminés ; mais vous n’êtes pas fait pour ce genre d’existence. Vous êtes viril, superbement viril !

— Vous croyez ?

— Est-il besoin d’y réfléchir ? Cela se voit tout de suite, parbleu ! N’avez-vous jamais remarqué comme il vous est facile d’éveiller l’intérêt des femmes ?

L’air d’innocence qu’elle sut se donner en parlant ainsi fut tout simplement admirable.

— D’où vous vient cette facilité ? reprit-elle. De ce que vous êtes mâle. Vous faites vibrer les cordes les plus sensibles du cœur de la femme. Elle sent en vous le protecteur, l’individu bien musclé, fort et plein de bravoure. Un homme, quoi !

Elle jeta un regard sur la pendule. Il était la demie. Elle avait donné trente minutes de marge à Sitka Charley ; peu importait maintenant l’heure à laquelle arriverait Devereaux. Sa tâche était remplie.

Redressant la tête, elle éclata d’un rire ou perçait sa jovialité naturelle ; et, retirant doucement sa main elle se leva et appela sa femme de chambre.

— Alice, aidez M. Vanderlip à endosser sa parka ; ses moufles sont sur le bord de la fenêtre, près du poêle.

L’homme n’y comprenait rien.

— Pourrais-je assez vous remercier de votre amabilité, mon cher Floyd ! Je savais que vous ne disposiez que de très peu de temps ; vous ne me l’avez pas ménagé. C’est vraiment très chic de votre part. Mais il faut maintenant que j’aille dormir. Bonne nuit. En quittant la cabane, ayez soin de tourner à gauche ; vous arriverez plus vite au trou d’eau.

À ces derniers mots, Floyd Vanderlip, se voyant soudain joué, se répandit en imprécations violentes.

Alice n’aimait pas à entendre jurer ; aussi déposa-t-elle la parka sur le sol et les moufles par dessus. Alors Floyd s’élança vers Freda qui, voulant se réfugier dans une autre pièce, trébucha contre la parka. Il la releva en lui saisissant rudement le poignet. Elle ne fit qu’en rire. Les hommes ne l’effrayaient pas le moins du monde. N’avait-elle pas enduré de leur part les pires cruautés, et ne continuait-elle pas à les supporter ?

— Ne soyez donc pas brutal. Réflexion faite, dit-elle en regardant sa main prisonnière, je me décide à ne point me retirer encore. Asseyez-vous tranquillement, au lieu de vous montrer ridicule. Vous avez des questions à me poser ?

— Oui, ma belle dame ; et des comptes à régler. (Il ne la lâchait pas.) — Que savez-vous au sujet du trou d’eau. Qu’avez-vous voulu dire par… Mais non… une seule question à la fois.

— Oh ! pas grand’chose. Sitka Charley y avait rendez-vous avec une personne de votre connaissance, je crois. Ne désirant nullement la présence d’un charmeur tel que vous, il m’avait prié de lui prêter son gracieux concours. Voilà tout ! Ils sont maintenant partis ; et depuis une bonne demi-heure.

— Où ? En descendant le fleuve ? Et sans moi ? Et un Indien, encore ?

— Vous savez bien qu’il ne faut pas discuter des goûts, surtout ceux des femmes.

— Que me revient-il de cette affaire ? J’y perds, sans compensation, quatre mille dollars de chiens et un joli brin de femme… Pourtant, ajouta-t-il comme s’il se ravisait, pourtant la compensation, j’y songe, c’est vous, vous ma belle ; et tout de même ce n’est pas cher pour le prix.

Freda haussa les épaules.

Il continua d’une voix mordante :

— Vous feriez bien, il me semble, de vous préparer. Je vais emprunter une couple d’attelages, et nous filons d’ici deux heures.

— Je le regrette infiniment ; mais il est temps que j’aille me reposer.

— Si vous comprenez vos intérêts, croyez-moi, allez de ce pas faire vos malles. Que vous ayez envie de dormir ou non, peu m’importe ! Dès que mes chiens seront ici, je vous embarquerai dans le traîneau. Ça, je vous le jure. Vous avez sans doute voulu vous payer ma tête ; mais je vous prends au mot, moi. Entendez-vous ?

Il lui serra le poignet jusqu’à lui faire mal. Cependant un sourire naissait sur les lèvres de Freda, qui prêtait l’oreille aux bruits du dehors.

Un tintement de clochettes se fit entendre. Une voix masculine cria : « Ho ! » Un traîneau s’arrêtait devant la porte de la cabane. Freda ne douta plus que Flossie arrivait, et ouvrit la porte toute grande.

— Me permettrez-vous, maintenant, d’aller me coucher ? dit-elle.

Le froid envahit la pièce, et sur le seuil, emmitouflée de fourrures usées par le voyage, apparut, plongée jusqu’à mi-jambes dans la buée, la silhouette hésitante d’une toute jeune femme, se profilant sur l’horizon embrasé par l’aurore boréale.

Elle demeura un instant immobile, ayant retiré le masque qui la protégeait centre le froid. Ses yeux clignotaient à cause de la lueur blanchâtre de la chandelle.

Vanderlip s’avança d’un pas incertain.

— Floyd ! s’écria Flossie dans sa joie, en s’élançant vers lui, malgré sa fatigue évidente.

Que pouvait-il faire, sinon la serrer dans ses bras et la couvrir de baisers ? Quelle jolie brassée de fourrures venait s’abattre contre lui !

— Que vous êtes gentil, dit-elle, d’avoir envoyé Devereaux à notre rencontre avec des chiens frais ! Sans cela nous n’aurions pu arriver avant demain.

L’homme regarda Freda avec inquiétude ; et la lumière se fit dans son esprit.

— Devereaux n’a-t-il pas droit, lui aussi, à votre reconnaissance ? demanda Freda doucement railleuse.

— Oh je comprends. Vous perdiez patience, n’est-ce pas, cher ami ? dit Flossie en se serrant plus étroitement contre lui.

— Ah ! oui, certes, j’étais impatient de vous revoir déclara-t-il sans la moindre vergogne. Et sur-le-champ il la souleva dans ses bras et la porta dehors vers les traîneaux.

VI

Cette même nuit, une aventure inexplicable arriva au Révérend Père James Brown.

Ce missionnaire vivait parmi les indigènes, à plusieurs milles en aval du Yukon, et s’évertuait à leur faire suivre les pistes conduisant tout droit au Paradis des blancs.

Il fut tiré de ses rêves par un Indien d’allure bizarre, qui, lui ayant confié non seulement l’âme, mais aussi le corps d’une femme, s’éclipsa en prenant les jambes à son cou.

Cette pécheresse, d’une beauté massive, se trémoussait de fureur, et de ses lèvres s’échappaient les mots les plus abominables.

Le digne homme en fut outré.

Lorsque la dame commença à se calmer, la situation ne parut pas meilleure à notre Révérend. Songez donc ! Il conservait encore un regain de jeunesse ; et la présence de la belle aurait pu — pour le moins aux yeux de ses ouailles — provoquer un beau scandale si elle ne s’était décidée, aux premières lueurs grises de l’aube, à filer à pied vers Dawson.

Tout cela s’était passé sans éclat. L’événement le plus sensationnel ne se produisit que bien plus tard à Dawson.

L’été venait de finir.

Ce jour-là, la population de Windsor se pressait sur la berge du Yukon pour assister aux courses nautiques. L’attention générale était attirée aussi bien par les allées et venues d’une certaine dame, superbe comme une reine à la parade, que par les savantes évolutions de Sitka Charloy, qui, à coups de pagaies rapides comme l’éclair, avait réussi à faire passer sa pirogue en tête.

À la même heure, Mrs Eppingwell, dont l’expérience s’était fort enrichie, rencontra Freda aux courses. Elle ne l’avait plus revue depuis la nuit du bal.

Sans hésiter, elle s’approcha de la danseuse et lui tendit la main, « oui, en public, sans le moindre égard pour la dignité de la paroisse ; remarquez bien, en public », dit ensuite Mrs Mac Fee.

Tout d’abord, comme rapportent les témoins oculaires, la jeune Grecque fit un pas en arrière. Quelques paroles furent échangées entre les deux femmes ; puis Freda, l’orgueilleuse Freda, se mit à pleurer sur l’épaule de la femme du capitaine.

Les gens de Dawson ignorèrent toujours le mobile auquel obéit Mrs Eppingwell, la raison de ce geste fait devant tout le monde comme un comble d’imprudence. Voilà ce dont on ne revenait pas et dont on n’est jamais revenu, du reste.

Il serait injuste d’oublier Mrs Mac Fee.

La digne dame retint une cabine sur le premier vapeur en partance et emporta avec elle une philosophie élaborée au cours de longues veillées silencieuses. Pour elle, la Terre du Nord est dépravée parce qu’il y fait un froid extrême. En effet, comment entretenir dans une glacière la crainte de l’Enfer !

L’ABNÉGATION DES FEMMES

L’ABNÉGATION DES FEMMES

Une tête, semblable à celle d’un loup, aux poils raidis par le givre et aux yeux avisés, se glissa entre les rideaux de la tente.

— Allez, couchez, Siwash ! Couchez, fils de Satan, protestèrent en chœur les occupants.

Bettles assena un coup sec d’une assiette d’étain au chien qui disparut d’un trait. Louis Savoy rattacha la portière, retourna du pied une poêle à frire et en assujettit le bas de la toile, puis alla se réchauffer les mains.

L’air était vif, au dehors. Quarante-huit heures auparavant, le thermomètre à esprit de vin avait éclaté à la température de soixante-huit degrés au-dessous de zéro, et, depuis ce temps, le gel n’avait fait que s’accentuer. On ne pouvait prévoir quand cette situation prendrait fin.

À moins d’y être forcé par la volonté des dieux, c’est une mauvaise affaire que de s’aventurer loin du poêle en pareilles circonstances, ou d’augmenter le volume de l’air froid qu’on est forcé de respirer. Des hommes parfois commettent cette imprudence, et souvent ils se glacent les poumons. On les voit bientôt atteints d’une toux sèche et intermittente qui s’irrite surtout quand on fait frire du lard. Par la suite, à une époque indéterminée du printemps ou de l’été, on dégèle la boue pour y creuser un trou ; le cadavre d’un homme y est déposé, recouvert de mousse et abandonné avec la certitude qu’il se lèvera au Jugement Dernier, parfaitement intact et conservé par le froid.

Aux gens de peu de foi, sceptiques quant à la croyance de la réincarnation en ce jour fatidique, on ne peut conseiller, pour y mourir, aucun pays mieux approprié que le Klondike, ce qui ne signifie pas que ce coin du monde soit fort confortable !

Si la température du dehors était très basse, la chaleur dans la tente n’avait, de son côté, rien d’excessif.

Le seul objet auquel on eût pu décerner l’épithète de mobilier était le poêle, et les hommes manifestaient nettement leur prédilection pour son voisinage.

Au milieu de la tente s’étalait, à même la neige, une couche de branchages de sapins, recouverte des fourrures de couchage. Partout ailleurs, le sol piétiné était jonché d’ustensiles de cuisine et des différents objets qui encombrent un campement sous le cercle arctique.

Le feu ronflait dans le poêle tout rouge, mais à trois pieds à peine un bloc de glace se montrait avec des arêtes aussi vives et une surface aussi dépolie que lorsqu’on l’avait extrait du fond du Creek.

La pression du froid extérieur forçait l’air chaud à s’élever.

Juste au-dessus du poêle, à l’endroit où le tuyau traversait la toile, on pouvait remarquer un petit cercle desséché par la chaleur ; puis ce cercle s’élargissait, humide et suintant ; enfin, le reste de la tente, pavillon et côtés, était recouvert d’un demi-pouce de cristaux de givre, secs et blancs.

— Oh ! oh ! oh !

Un jeune homme, barbu, blême et fatigué qui dormait dans ses fourrures, poussa un gémissement, attestant ainsi que le sommeil n’avait pas complètement endormi sa souffrance. Son corps, à demi sorti des couvertures, trembla et se secoua convulsivement, comme s’il avait cherché à fuir un lit d’orties

— Retournez-le ! ordonna Bettles. Il a des crampes !

Là-dessus, d’un élan sans douceur, il fut saisi, retourné, massé, agité par une demi-douzaine de camarades pleins de bonne volonté.

— Au diable la piste ! grogna-t-il d’une voix étouffée, en rejetant les couvertures et en s’asseyant. J’ai trimé pendant trois saisons, je me suis endurci par tous les moyens, et c’est pour venir échouer en pèlerin dans ce pays abandonné de Dieu, et m’apercevoir que je ne suis qu’un Athénien efféminé, dénué des qualités les plus élémentaires d’un homme.

Il se traîna jusqu’au poêle, courbé en deux, et roula une cigarette.

— Oh ! je ne me plains pas. Je peux très bien avaler ma purge ! Très bien ! Mais j’ai honte de moi-même, et je l’avoue. Me voilà, pour une randonnée de trente malheureux milles, aussi brisé, ankylosé et malade qu’un dégénéré, buveur de thé rose, après une promenade de cinq milles sur un sentier de campagne. Pouah ! j’en ai des nausées ! Vous avez une allumette ?

Betties lui passa le brin de bois demandé en lui disant, d’un ton protecteur :

— Te fais pas trop de bile, petit. Gardes-en un peu pour le dégel. Tu es légèrement démoli ? Ah ! je me vois encore, la première fois que j’ai pris la piste ! Tu es ankylosé ? J’ai connu des moments où il m’aurait fallu dix minutes pour me relever après avoir bu à un trou d’eau, toutes mes articulations craquantes et douloureuses à en crever. Tu as des crampes ? Elles me tordaient d’une telle façon que les camarades du camp auraient mis une demi-journée pour me dégourdir les membres.

« Tu ne vas pas mal pour un jeunet, et tu as la mentalité qu’il faut. D’ici un an, tu nous useras les pattes le long de la piste, à nous les vieux de la vieille, comme tu voudras. Et tu peux encore te vanter de n’avoir pas, dans ton anatomie, le filon de graisse qui a envoyé au sein d’Abraham pas mal de solides gaillards avant leur temps.

— Le filon de graisse ?

— Oui, cela vient avec l’embonpoint. Les plus gros ne sont pas les meilleurs pour suivre la piste.

— Je ne l’avais jamais entendu dire.

— Pas possible ? C’est pourtant un fait que tout le monde peut constater ; et il n’y a pas à en démordre. Un homme gros peut avoir le dessus lorsqu’il s’agit d’un violent effort momentané, mais, pour tenir le coup qui dure, la graisse ne vaut rien. Endurance et embonpoint ne marchent guère ensemble. Compte sur les petits hommes nerveux pour s’attacher à ce qu’ils entreprennent, comme un chien maigre après un os. Du diable, si les gros en sont capables !

— Bon Dieu ! interrompit Louis Savoy, c’est pas de la blague, ça ! Je connais un gars aussi épais qu’un buffle. Avec lui, à la ruée de Sulphur Creek, trottait un nommé Lon Mac Fane. Vous connaissez ce Lon Mac Fane, ce petit Irlandais à la tignasse rousse, qui rit toujours ? Ils marchent et marchent tout un jour et toute une nuit. Le gros père devient très fatigué et se couche à chaque instant dans la neige. Alors, le petit cogne sur le gros pour le faire relever et le gros pleure comme un gosse. Et le petit cogne et cogne — et longtemps pendant le trajet — cogne sur le gros jusqu’à ce qu’ils arrivent dans ma cabane. Il n’a pu se tirer de mes couvertures avant trois jours. Jamais je n’ai vu pareille femelle ! Non, jamais ! Ah ! il l’avait, lui, ce que vous appelez le filon de graisse !

— Qu’est donc devenu le fameux Axel Gunderson ? demanda Prince.

Le grand Scandinave, avec son odyssée obscurcie d’événements tragiques, avait laissé une profonde impression sur l’esprit de l’ingénieur des mines.

— Il est enterré quelque part, là-bas… Et, de la main, il balaya vaguement la direction de l’Est mystérieux.

— C’est le plus gros type qui se soit jamais aventuré vers l’Eau Salée, ou acharné sur la piste d’un élan, ajouta Bettles, mais il constitue l’exception qui confirme la règle. Voyez sa femme, Unga, elle pèse au plus cent dix livres, pas une once de superflu. Elle l’aurait vaincu en endurance, rattrapé, voire même dépassé, le cas échéant. Elle eût remué ciel et terre pour arriver à ses fins.

— Mais elle l’aimait, objecta l’ingénieur.

— Ce n’est pas cela. C’est…

— Écoutez, frères, — interrompit Sitka Charley de la place qu’il occupait sur la boîte aux provisions. Vous avez parlé du filon de graisse qui empâte les muscles des hommes gros, de l’abnégation et de l’amour des femmes, et vous avez bien parlé ; mais je songe à des choses qui se passaient lorsque la contrée était jeune et que les feux des hommes étaient aussi éloignés les uns des autres que des étoiles. C’est alors que j’ai eu affaire à un gros, à un filon de graisse, et à une femme. Bien qu’elle fût petite, son cœur était bien plus grand que celui de l’homme. Et elle avait du cran.

Nous suivions une rude piste le long de l’Eau Salée ; le froid était rigoureux, la neige épaisse et la faim dévorante. Et la femme aimait d’un amour puissant — on ne peut mieux dire.

Frères, le sang rouge des Siwash coule dans mes veines, mais mon cœur bat pour les blancs. Aux péchés de mes aïeux, je dois l’un ; aux vertus de mes amis, je suis redevable de l’autre. Une grande vérité m’est apparue, lorsque j’étais enfant. J’ai appris que la terre appartenait à vous et à votre race ; que les Siwash ne pouvaient rivaliser avec vous et que, comme le caribou et l’ours, ils étaient destinés à mourir dans le froid. Alors, je me suis approché de la chaleur, assis parmi vous, près de vos feux, et voyez, je suis devenu des vôtres.

J’ai beaucoup vu, en mon temps. J’ai appris des choses étranges ; sur les grandes pistes, j’ai trimé avec des gens de bien des races. C’est pourquoi je sais peser les actes, juger mes semblables et réfléchir.

Je vais vous parler sévèrement tout à l’heure d’un homme de votre clan, je sais que vous ne le prendrez pas en mauvaise part ; et si je loue quelqu’un de mes aïeux, je suis certain que vous ne me ferez pas ce reproche :

« Sitka Charley est un Siwash ; son regard est faux et il y a peu d’honneur dans sa parole. » Est-ce vrai ?

Le cercle des auditeurs grogna en signe d’assentiment.

Sitka Charley, l’Indien Siwash, poursuivit :

La femme dont je vais vous parler s’appelait Passuk. Je l’avait achetée honnêtement à ses parents qui étaient de la côte, et leur totem Chilcat se dressait à l’extrêmité d’un bras de mer.

Mon cœur n’allait pas vers elle, et je ne me souciais nullement de ses regards. D’ailleurs, elle levait rarement les yeux ; elle était timide et farouche, comme les filles jetées brusquement dans les bras d’un inconnu.

Comme je viens de le dire, il n’y avait dans mon cœur aucune place où elle pût se glisser, mais je projetais un grand voyage, j’avais besoin de quelqu’un pour nourrir mes chiens et pour manier la pagaie avec moi pendant les longs jours sur le fleuve.

Une seule couverture pouvait nous protéger tous deux, et je choisis Passuk.

Ne vous ai-je pas dit que j’étais au service du gouvernement ? Sinon, il est bon que vous le sachiez.

On m’embarqua sur un bateau de guerre, avec mes traîneaux, mes chiens et des provisions de conserves, et Passuk m’accompagna.

Nous nous dirigeâmes vers le Nord, vers les glaces qui constituent, l’hiver, le rivage de la mer de Behring, et là on nous débarqua, moi, Passuk et les chiens.

Je reçus de l’argent du gouvernement, des cartes d’un pays inconnu des hommes et des dépêches. Celles-ci étaient scellées, protégées soigneusement contre les intempéries, et j’avais ordre de les délivrer aux baleiniers de l’Arctique, pris dans les glaces à l’embouchure du grand Mackenzie. Jamais on ne vit plus grande rivière, excepté notre Yukon, la mère de toutes les rivières.

Mais tout ceci importe peu, car mon récit ne traite ni des baleiniers, ni de mon hivernage près du Mackenzie.

Plus tard, au printemps, lorsque les jours devinrent plus longs et la neige praticable, nous regagnâmes le Sud, Passuk et moi, vers la contrée du Yukon.

Ce fut un pénible voyage, mais le soleil guidait nos pas.

C’était alors une contrée déserte, et nous remontâmes le courant à la perche et à la pagaie jusqu’à Forty-Mile.

Il faisait bon revoir des visages blancs et nous nous arrêtâmes sur la rive.

Dans cet hiver cruel, l’obscurité et le froid tombèrent sur nous et, avec eux, la famine. L’agent de la Compagnie allouait à chaque homme quarante livres de farine et vingt de lard. Les haricots manquaient.

Les chiens hurlaient sans cesse ; il y avait des ventres creux et des visages émaciés. Les hommes forts devenaient faibles, et les faibles succombaient. Les cas de scorbut étaient fréquents.

Un soir, nous étions réunis dans le magasin ; la vue des rayons dégarnis nous faisait sentir davantage le vide de notre estomac. Nous parlions bas, à la lueur du feu, car les bougies avaient été mises de côté pour ceux en qui le printemps trouverait encore un souffle de vie.

On discuta, et il fut décidé qu’un homme partirait jusqu’à l’Eau Salée, afin de faire connaître au monde notre misère. Là-dessus tous les yeux se tournèrent vers moi, car on me considérait comme un hardi voyageur.

— Il y a sept cent milles, dis-je, d’ici à la Mission Haines, sur le bord de la mer, et pas un pouce de ce trajet qui puisse s’effectuer autrement que sur les raquettes. Donnez-moi la fleur de vos chiens, le meilleur de vos provisions et j’irai. Et Passuk viendra avec moi.

Ils acceptèrent.

Alors se leva l’un d’entre eux, le grand Jeff, un Yankee solidement charpenté et bien musclé. Son discours fut à l’avenant. Lui aussi, disait-il, était un grand voyageur né pour les raquettes et nourri au lait de buffle. Il m’accompagnerait pour passer la consigne à la Mission, au cas où je succomberais en route.

J’étais jeune et ne connaissais pas les Yankees. Comment aurais-je su que ses paroles vantardes trahissaient le filon de graisse, ou que les Yankees capables de grandes choses ne parlaient pas tant ?

Donc, nous prîmes les plus vigoureux des chiens, le meilleur des provisions, et partîmes sur la piste tous trois, Passuk, le grand Jeff et moi.

Vous qui m’entendez, vous avez frayé la neige vierge, peiné à la perche de direction, et vous savez ce que signifient les amas de glaçons ; aussi, je n’insisterai pas sur les difficultés du voyage. Sachez seulement que, certains jours, nous faisions nos dix milles, d’autres, trente milles, mais le plus souvent dix.

Les aliments « de choix » que nous avions préférés n’étaient pas fameux, et nous dûmes nous rationner dès le départ. De même, la crème des chiens ne valait pas cher, et nous avions peiné à les faire tenir sur leurs pattes.

Arrivés au Fleuve Blanc[11], nos trois traîneaux furent réduits à deux, et nous n’avions couvert que deux cents milles. Mais nous ne laissions rien perdre. Les chiens qui mouraient dans les traits passaient dans l’estomac des survivants.

Nous atteignîmes Pelly sans avoir entendu un seul bonjour ni aperçu la moindre fumée.

J’avais espéré y trouver des vivres et y laisser le grand Jeff qui, déjà fatigué de la piste, ne cessait de geindre.

Mais le facteur avait les poumons attaqués, les yeux brillants de fièvre, et sa cache était presque vide. Il nous fit voir que celle du missionnaire ne contenait rien non plus, et nous montra la tombe de celui-ci, sur laquelle s’amoncelaient des quartiers de roc pour protéger son cadavre contre les chiens.

Nous aperçûmes un groupe d’Indiens, mais, parmi eux, ni enfants, ni vieillards, et il était évident que peu de ceux qui restaient reverraient le printemps.

Nous poursuivîmes donc notre marche, le ventre vide et le cœur gros, avec quelque cinq cents milles de neige et de silence entre nous et la Mission Haines, au bord de la mer.

C’était l’époque des longues nuits, et à peine, si à midi le soleil parvenait à éclairer l’horizon vers le Sud. Mais les amas de glaçons étaient plus petits et la marche plus aisée.

Je pressais les chiens et je m’arrêtais tard, dans la nuit, pour reprendre la piste à la première heure, le lendemain.

Comme je l’avais dit à Forty-Mile, chaque pouce de terrain devait être parcouru sur des raquettes, et celles-ci produisaient sur nos pieds de larges plaies qui se fendillaient et se desséchaient, mais se refusaient à guérir. De jour en jour, elles devenaient plus douloureuses, si bien que le matin, quand nous nous chaussions, le grand Jeff pleurait comme un gosse.

Je l’avais mis devant le traîneau le plus léger pour frayer la piste, mais il se débarrassait de ses raquettes pour être plus à l’aise.

Naturellement, la neige n’étant pas tassée, ses mocassins laissaient de grands trous où les chiens s’enfonçaient, ce qui empirait leur état, car leurs os étaient prêts à percer la peau.

Je lui fis entendre de dures paroles et il me jura de ne plus recommencer, mais il manqua à sa promesse. Alors, je le battis avec le fouet des chiens, et après cela ils ne s’enfoncèrent plus.

C’était un enfant ; de plus, il souffrait, et il avait le filon de graisse.

Mais que faisait Passuk, pendant tout ce temps ?

Tandis que l’homme gémissait, étendu près du feu, elle cuisinait ; au matin, elle m’aidait à atteler les chiens, le soir à les dételer, et elle les assistait dans leur travail, leur facilitait la marche en aplanissant la neige de ses raquettes.

Passuk — comment m’expliquerai-je ? J’avais admis une fois pour toutes qu’elle fit tout cela, et je n’y prêtais plus d’attention, tellement j’avais l’esprit préoccupé par d’autres questions. En outre, j’étais jeune et connaissais peu la Femme.

En faisant un retour sur le passé, aujourd’hui seulement je finis par comprendre.

Notre compagnon n’était plus bon à rien.

Malgré l’épuisement des chiens, il se faisait traîner par eux, à la dérobée, quand il restait en arrière.

Passuk dit qu’elle s’occuperait de l’unique traîneau et il ne resta plus rien à faire pour l’homme.

Au matin, je lui tendais sa portion équitable de nourriture, et je l’envoyais seul sur la piste. Alors, la femme et moi levions le camp, chargions les traîneaux et harnachions les chiens.

Vers midi, au déclin du soleil, nous rattrapions le grand Jeff dont les larmes étaient gelées sur ses joues, et nous le dépassions.

À la nuit tombante, nous installions notre campement ; nous mettions à part sa ration de vivres, étalions ses fourrures de couchage et allumions un grand brasier, afin qu’il pût nous retrouver.

Plusieurs heures après, il arrivait en boitant, mangeait en pleurant et en gémissant, puis s’endormait.

Il n’était pas malade, cet homme, mais simplement meurtri et fatigué par la piste et affaibli par la faim. Cependant, Passuk et moi étions aussi mal en point ; nous faisions tout le travail, et lui rien ; mais il avait le filon de graisse, dont a parlé notre frère Bettles. Au reste, nous ne manquions jamais de lui donner sa ration.

Un jour, nous rencontrâmes deux ombres, errant dans le Silence : un homme et un jeune garçon, des blancs. La glace ayant cédé sur le Lac Lebarge, avait englouti la plus grande partie de leur équipement.

Chacun d’eux portail une couverture jetée sur les épaules. À la nuit, ils allumaient un feu et se tenaient courbés dessus jusqu’au matin.

Ils ne possédaient qu’un peu de farine. Ils la délayaient dans de l’eau chaude et buvaient ce mélange. L’homme me montra huit tasses de farine, toute leur richesse. Et Pelly, où la famine régnait, était encore à deux cents milles de là !

Ils nous dirent aussi qu’un Indien marchait à quelque distance derrière eux ; qu’ils avaient partagé loyalement avec lui, mais qu’il n’avait pu les suivre. Je ne crus pas leur histoire de partage loyal, sinon l’Indien aurait pu tenir le pas. Mais je ne pouvais leur donner aucune nourriture.

Ils essayèrent de me voler un chien — le plus gros, pourtant très maigre — mais je leur mis mon revolver sous le nez et leur dis : Filez !

Et ils partirent vers Pelly, en chancelant comme des hommes ivres à travers le Silence.

Il ne me restait que trois chiens et un seul traîneau et les bêtes n’avaient plus que la peau et les os.

Lorsque le bois est rare, le feu ne brûle que faiblement et la hutte se refroidit.

Il en était de même pour nous.

Quand on est mal nourri, le froid mord dur, et nos visages étaient noirs et gelés, au point que nos propres mères ne nous eussent pas reconnus. Nous avions les pieds cruellement meurtris.

Au matin, quand j’attaquais la piste, la sueur m’inondait de l’effort que je faisais pour ne pas crier de douleur en commençant à marcher avec les raquettes.

Passuk ne desserrait pas les dents, mais piétinait en avant pour tasser la neige.

L’homme hurlait.

Le Thirty-Mile coulait rapide, et le courant rongeait la glace par dessous ; on y voyait en quantités des trous d’air et des fissures, et pas mal d’eau libre.

Un jour, nous rejoignîmes l’homme, en train de se reposer, car il était parti en avant le matin, comme de coutume. Mais, entre lui et nous, il y avait un espace d’eau, dont il avait fait le tour en suivant la glace du bord, trop étroite pour permettre à un traîneau de passer.

À la fin, nous trouvâmes une passerelle de glace.

Passuk ne pesait pas lourd ; elle marcha la première, tenant horizontalement un long bâton pour le cas où la glace aurait cédé. Elle parvint à traverser, sur ses larges raquettes. Alors, elle appela les chiens. Comme ceux-ci n’avaient ni bâton, ni raquettes, la glace se brisa sous eux et ils furent happés par l’eau.

Je me cramponnais à l’arrière du traîneau. À la fin, les traits se rompirent et les bêtes disparurent sous la glace.

Ils n’avaient pas beaucoup de viande sous la peau, mais je comptais sur eux pour nous fournir de quoi manger pendant une semaine, et voilà qu’ils étaient partis !

Le lendemain, je partageai en trois les maigres provisions qui nous restaient, et j’informai le grand Jeff qu’il avait le choix de nous suivre ou de nous lâcher, car il importait, avant tout, d’accélérer notre allure.

Il éleva la voix, pleurnicha sur ses pieds meurtris, sur ses malheurs, et proféra des paroles blessantes contre la camaraderie.

Nos pieds aussi étaient meurtris, plus que les siens, peut-être, car nous avions peiné avec l’attelage et tous les soucis de la route nous encombraient.

Le grand Jeff nous jura qu’il mourrait plutôt que de reprendre la piste ; alors Passuk ramassa une couverture de peaux, moi une casserole et une hache, et nous nous préparâmes à partir.

Mais elle jeta les yeux sur la portion de l’homme et dit : « Ce serait un crime de gaspiller de la bonne nourriture pour cet avorton. Mieux vaut qu’il meure. »

Je secouai la tête et répondis : « Non ! on n’abandonne pas ainsi un camarade ! »

Elle me parla ensuite des hommes de Forty-Mile ; elle me dit qu’ils étaient nombreux et bons, et me rappela qu’ils comptaient sur moi pour avoir à manger au printemps.

Comme je continuais de répondre négativement, Passuk arracha mon revolver de ma ceinture, d’un geste rapide, et, selon l’expression de notre ami Bettles, elle envoya le grand Jeff au sein d’Abraham avant son temps.

Je réprimandai Passuk pour son acte, mais elle ne témoigna ni regret ni tristesse et, au fond de mon cœur, je lui donnai raison.

Sitka Charley s’arrêta de parler pour jeter quelques morceaux de glace dans la batée sur le poêle.

Les hommes se turent et un frisson courut le long de leur échine quand ils entendirent les cris plaintifs des chiens qui hurlaient leur misère dans la bise glaciale.

— Chaque jour, Passuk et moi découvrions, dans la neige, l’endroit foulé où avaient dormi les deux ombres, et nous souhaitions ardemment les retrouver avant notre arrivée à l’Eau Salée.

Peu après, nous croisâmes l’Indien qui marchait comme un autre fantôme, le cou tendu dans la direction de Pelly.

Il nous confia qu’ils n’avaient pas loyalement partagé leurs vivres, l’homme et le jeune garçon, et, depuis trois jours, il manquait de farine.

Tous les soirs, il faisait bouillir des lambeaux de ses mocassins dans une tasse, puis les mangeait. Le cuir allait aussi lui faire défaut.

C’était un Indien de la côte, ainsi que me l’apprit Passuk, qui parlait sa langue. Étranger dans le Yukon, il ne connaissait pas la route, cependant il se dirigeait droit vers Pelly.

Quelle distance l’en séparait encore ? Deux sommeils ? Dix ? Une centaine ? Il n’en savait rien. Il allait là bas, voilà tout, et il était trop loin pour songer à rebrousser chemin.

Se rendant compte que, nous aussi, nous étions à court, il ne nous demanda pas de nourriture.

Passuk regarda le sauvage, puis tourna ses yeux vers moi, comme si son esprit était partagé entre deux idées, telle une perdrix dont les petits sont en danger.

Je la fixai et lui dis :

— Les autres ont mal agi envers cet homme. Lui donnerai-je une partie de nos provisions ?

Je vis ses yeux briller d’une courte joie, mais elle examina longuement l’homme, puis moi. Ses lèvres se serrèrent avec une expression de dureté et elle répondit :

— Non. L’Eau Salée est bien loin, et la mort aux aguets. Il vaut mieux qu’elle enlève cet inconnu et épargne mon homme Charley.

L’homme s’éloigna dans le Silence, vers Pelly.

Cette nuit-là, Passuk pleura. Jamais je ne l’avais vue verser des larmes. Ce ne pouvait provenir de la fumée du feu, car le bois était sec. Je m’étonnai de sa tristesse, et je crus que son cœur de femme avait faibli devant le mystère de la piste et la souffrance.

La vie est une chose étrange. J’y ai souvent réfléchi et j’ai longuement médité sur elle ; cependant son secret, loin de s’éclaircir, ne fait qu’augmenter pour moi.

Pourquoi cette soif de vivre ?

C’est un jeu auquel personne ne gagne. Vivre, c’est peiner et souffrir jusqu’au moment où la vieillesse s’appesantit sur nous, et que, las, nous laissons tomber nos mains sur les cendres froides des feux éteints.

La vie est cruelle. C’est dans la souffrance que l’enfant aspire son premier souffle, et dans la douleur que, devenu vieux, il exhale son dernier soupir ; et chaque jour de son existence a amené sa part d’ennuis et de tristesses.

Pourtant, il avance vers la mort, qui lui tend les bras, en chancelant, en tombant, en détournant la tête, mais il lui résiste jusqu’au bout.

La mort est douce ! Il n’y a que la vie, et toutes les choses inhérentes à la vie, qui blessent. N’empêche que nous l’aimons et haïssons la mort. N’est-ce pas étrange ?

Nous parlâmes peu, Passuk et moi, dans les journées qui suivirent.

La nuit, nous gisions dans la neige comme des morts, et au matin nous reprenions notre route, à notre allure de fantômes.

La vie s’était retirée de tout ce qui nous entourait. Nous ne voyions ni ptarmigans, ni écureuils, ni lièvres à raquettes, rien !

La rivière coulait, silencieuse, sous son manteau blanc. La sève restait figée dans les arbres, et le froid était rigoureux comme à présent.

Les étoiles, la nuit, paraissaient plus proches et plus grandes, et elles sautillaient et dansaient à nos yeux. Le jour, les chiens du soleil nous éblouissaient au point que nous croyions voir plusieurs soleils. Toute l’atmosphère brillait et étincelait, et la neige ressemblait à la poussière de diamant.

Aucune chaleur, aucun bruit, rien que le froid piquant et le Silence.

Comme je viens de vous le dire, nous marchions ainsi que des fantômes, comme dans un rêve, sans la moindre notion du temps. Mais nos visages et nos âmes étaient tendus vers l’Eau Salée, et nos pieds inlassables nous portaient vers elle.

Nous campâmes près de la Takheena, sans nous en douter. Nos yeux regardèrent le Cheval Blanc sans le voir. Nos pieds foulèrent a notre insu le portage du Canyon. Nous étions devenus insensibles.

Souvent, nous culbutions en route ; à chaque chute, nos faces restaient tournées vers l’Eau Salée.

Nos dernières provisions s’épuisèrent. Nous les avions partagées loyalement, Passuk et moi, mais elle tombait plus fréquemment et, au Carrefour du Caribou, ses forces l’abandonnèrent.

Le matin nous trouva couchés sous notre unique couverture ; cependant, nous ne reprîmes pas la piste. J’étais résolu à rester là et à attendre la mort avec Passuk, la main dans la main, car j’avais vieilli et appris à connaître l’amour de la Femme.

La Mission Haines se trouvait encore à quatre-vingts milles au delà du grand Chilcoot, dont le sommet balayé par les ouragans se dressait bien au-dessus de la limite des bois.

Passuk me parla à voix basse et je dus appuyer mon oreille contre ses lèvres pour pouvoir l’entendre.

Et à ce moment, parce qu’elle n’avait plus à redouter ma colère, elle m’ouvrit son cœur et m’avoua son amour et d’autres choses que je n’étais pas arrivé à comprendre.

Elle me dit :

« Tu es mon homme, Charley, et j’ai toujours été une bonne épouse pour toi. Tous les jours, j’ai allumé ton feu et préparé tes aliments, nourri tes chiens, manié la pagaie ou frayé la piste, tout cela sans une plainte.

« Jamais je ne t’ai dit qu’il faisait plus chaud dans la cabane de mon père, ou que la nourriture était plus abondante au Chilcat. Lorsque tu as parlé, j’ai écouté ; lorsque tu as commandé, j’ai obéi. Est-ce vrai, Charley ? »

Je répondis :

— Oui, c’est vrai !

Elle reprit :

« Quand tu es venu au Chilcat et que, sans daigner me regarder, tu m’as achetée comme on achète un chien, et que tu m’as emmenée, mon cœur était irrité contre toi et rempli d’amertume et de crainte. Mais tout cela est loin !

« Tu as été bon pour moi, Charley, comme on est bon pour son chien. Il n’y avait pas de place pour moi en ton cœur ; pourtant, tu m’as traitée avec bienveillance et justice.

« J’étais à tes côtés dans les actes de hardiesse que tu as accomplis et dans les grandes entreprises que tu as dirigées. Je t’ai comparé aux hommes des autres races, j’ai vu que tu pouvais tenir ta place parmi eux avec honneur, que ta parole était sage et ta langue véridique.

« Je suis devenue fière de toi, au point que tu as fini par remplir tout mon cœur et toutes mes pensées.

« Tu étais pour moi comme le soleil d’été lorsque sa piste dorée tourne en cercle sans quitter le ciel. Et partout où je jetais mon regard, je contemplais le soleil. Mais ton cœur restait froid, Charley, et il n’y avait toujours pas en lui la moindre place pour moi. »

Je répondis encore :

— C’est exact. Il était froid, et ne contenait pas de place pour toi, mais cela est le passé. À présent, mon cœur fond comme la neige au printemps, lorsque le soleil reparaît.

Tout se détend sous le grand dégel. L’eau courante bruit, les choses vertes bourgeonnent ou pointent. On entend le vol des perdrix, le chant des rouges-gorges et une grande harmonie. L’hiver est vaincu, Passuk, et j’ai appris ce qu’est l’amour d’une femme. »

Elle sourit, se pressa plus étroitement contre moi, et elle ajouta : « Je suis heureuse ! »

Pendant un long moment elle resta immobile, respirant faiblement, sa tête appuyée contre ma poitrine. Ensuite, elle murmura :

« C’est ici que finit la piste, et je suis à bout de forces. Mais je voudrais, avant de me reposer, te parler d’autres choses.

« Il y a bien longtemps, lorsque j’étais encore une petite fille du Chilcat, je jouais toute seule parmi les balles de fourrures dans la cabane de mon père ; car les hommes étaient partis à la chasse et les femmes et les jeunes garçons s’occupaient à rentrer la viande.

« Nous étions au printemps. Je me trouvais seule. Un grand ours brun, affamé, qui sortait de son sommeil hivernal, et dont la fourrure plissait sur les os, passa la tête dans la cabane en grognant : Ouf ! À ce moment mon frère rentrait avec le premier traîneau de viande. Il lutta contre l’ours à l’aide de tisons qu’il retirait du feu et les chiens, tout harnachés, le traîneau toujours derrière eux, sautèrent sur le monstre. Ils déchaînèrent une grande bataille et beaucoup de vacarme, roulèrent dans le feu : les balles de fourrures furent éparpillées et la cabane bouleversée.

« À la fin, l’ours succomba. Dans la gueule, il gardait les doigts de mon frère, et le visage de celui-ci était labouré des marques de ses griffes.

« As-tu remarqué l’Indien sur la piste de Pelly ? Sa moufle qui n’avait pas de pouce et la main qu’il réchauffait à notre feu ? C’était mon frère ! Je lui ai refusé à manger, et il est parti dans le Silence, sans nourriture. »

Tel fut, frères, l’amour de Passuk, qui mourut dans la neige, près du Carrefour du Caribou.

C’était un amour puissant, car elle renia son frère pour l’homme qui la conduisait sur une piste de misère et à une fin cruelle.

Et mieux encore : son amour était si grand qu’elle se sacrifia elle-même.

Avant de fermer les paupières pour toujours, elle prit ma main et la glissa sur sa poitrine, sous sa parka en peaux d’écureuils. Je sentis un sachet bien rempli, et je compris enfin pourquoi elle s’était affaiblie. Chaque jour, nous avions divisé loyalement notre nourriture, jusqu’au dernier morceau ; mais, chaque jour, elle n’avait mangé que la moitié de sa part. Le reste était allé remplir le sachet.

Elle dit :

— Ici se termine la piste pour Passuk, mais la tienne, Charley, continue bien loin encore, par-dessus le grand Chilcoot jusqu’à la Mission Haines, près de la mer. Elle mène bien loin, éclairée par de nombreux soleils, à travers des pays inconnus et des mers étrangères ; elle est longue et pleine d’honneur et de gloire.

« Elle mène aux cabanes de nombreuses femmes et de bonnes épouses, mais elle ne conduira jamais à un plus grand amour que celui de Passuk. »

Je savais qu’elle disait vrai, mais une sorte de folie me saisit. Je jetai loin de moi le sachet et je jurai que mon voyage était terminé. Ses yeux fatigués se voilèrent de larmes et elle ajouta :

« Sitka Charley a vécu avec honneur parmi les hommes, et jamais il n’a manqué à sa parole. Ne tient-il donc plus compte de cet honneur, pour prononcer de vaines paroles près du Carrefour du Caribou ? Ne se souvient-il plus de ceux de Forty-Mile, qui lui ont donné le meilleur de leurs provisions et la fleur de leurs chiens ? Jusqu’ici, Passuk n’a cessé d’être fière de son homme ; qu’il se lève, chausse ses raquettes et parte, s’il ne veut perdre son estime. »

Lorsqu’elle se fut refroidie dans mes bras, je me levai, je recherchai le sachet bien rempli, laçai mes raquettes et repris ma route en chancelant, car mes genoux étaient faibles, mes oreilles bourdonnaient, j’étais pris de vertiges et d’éblouissements.

Il me semblait revoir les pistes depuis longtemps oubliées, parcourues dans mon enfance. Assis près de marmites pleines, à la fête du potlach, j’élevais la voix pour chanter et je dansais devant des hommes et des jeunes filles, accompagné du son des tambours en peau de morse. Ou bien Passuk me tenait par la main et lorsque je me couchais pour dormir, elle veillait près de moi. Lorsque je trébuchais et tombais, elle me relevait. Lorsque je me perdais dans la neige épaisse, elle me ramenait sur la bonne piste.

Et c’est ainsi que, comme un homme privé de raison, poursuivi d’hallucinations et dont les pensées sont égayées par le vin, j’arrivai à la Mission Haines, près de la mer.

Sitka Charley ouvrit les rideaux de la tente.

Il était midi. Vers le Sud, disparaissant derrière la morne colline d’Henderson, le soleil posait sur l’horizon son disque glacial. De chaque côté, les chiens du soleil brillaient. Dans le ciel, la gelée étincelante formait comme un réseau de fils de la vierge.

Au premier plan, à côté de la piste, un chien-loup, les poils hérissés par le froid, pointait son long museau et hurlait lugubrement.


FIN


TABLE DES MATIÈRES


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  1. Master of Arts. Grade universitaire correspondant à notre baccalauréat.
  2. Cayuses : petits chevaux à longs poils et grosse tête
  3. Jargon indien dans lequel entrent des mots français et anglais
  4. Concessions de mines
  5. Klooch signifie épouse
  6. Shaman, c’est-à-dire prêtre
  7. Boisson fermentée, très forte, d’origine russe.
  8. Héros légendaire de bravoure et de fidélité, chanté par Walter Scott dans son poème Mermion
  9. En français dans le texte
  10. Race de chiens esquimaux
  11. White River.