Une Fille de l’Aurore

Traduction par Louis Postif.
En pays lointainG. Crès (p. 116-133).

UNE FILLE DE L’AURORE

Vous, qui êtes (comment dites-vous ça ?) ah ! oui ! un paresseux ! Vous, un paresseux, vous voudriez me prendre pour femme ? N’y songez pas un instant ! Jamais, au grand jamais, un paresseux ne sera mon mari !

Comme on le voit, Joy Molineau n’y allait pas par quatre chemins avec Jack Harrington. La veille au soir, elle avait tenu les mêmes propos à Louis Savoy, d’une façon plus banale cependant, et dans son propre dialecte.

— Écoutez, Joy !

— Non, non ! À quoi bon écouter un paresseux ? C’est très mal de venir traîner ainsi autour de moi, de me rendre visite dans ma cabane, et de rester inactif. Comment feriez-vous pour nourrir une famille ? Pourquoi n’avez-vous pas de poudre d’or ? Les autres, pourtant, en trouvent à profusion.

— Mais je trime dur, Joy ! Il ne se passe pas de jour que je ne sois sur la piste ou au ruisseau. Même en ce moment, j’en reviens. Mes chiens n’en peuvent plus. Les autres, des veinards, rencontrent beaucoup d’or. Mais, moi… moi, je n’ai pas de chance !

— Ah oui ! Mais lorsque cet homme…, Mac Cormack qu’il s’appelle, celui dont la femme est Indienne, a découvert le Klondike, vous n’y êtes pas allé. Les autres l’ont suivi et, à présent, ce sont tous des richards.

— Mais vous savez bien que j’étais parti en prospection du côté des sources de la Tanana, protesta Harrington, et je n’ai entendu parler que trop tard de l’Eldorado et du Bonanza.

— C’est différent ! Seulement, vous faites ce qu’on appelle fausse route.

— Quoi ?

— Fausse route. Oui ! Vous marchez à l’aveugle. Il n’est jamais trop tard. Sur le creek de l’Eldorado se trouve une mine où l’or abonde. Quelqu’un est venu la jalonner ; il est parti, et l’on n’en a jamais entendu parler depuis. Si, au bout de soixante jours, la prise de possession n’est pas enregistrée, tous les autres auront le droit — comment dites-vous ? — de sauter dessus. Ils courront, rapides comme le vent, pour aller faire la déclaration. Le gagnant sera très riche et pourra nourrir une belle famille.

Harrington feignit de ne pas trop s’intéresser à l’histoire.

— Quand le délai expire-t-il ? Et quel est ce lotissement ?

— J’en ai causé avec Louis Savoy hier soir, continua-t-elle, faisant mine de ne pas avoir entendu sa demande. Je crois que ce sera lui le vainqueur.

— Au diable Louis Savoy !

— Voilà ce que m’a dit Louis Savoy, ici dans ma cabane, hier soir. Il a dit : « Joy, je suis un rude gaillard, je possède de bons chiens. J’ai du souffle, et je serai victorieux. Alors, me voudrez-vous pour mari ? » Et je lui ai répondu…

— Que lui avez-vous répondu ?

— Que si Louis Savoy gagne, il m’aura comme épouse.

— Et s’il perd ?

— Alors, Louis Savoy ne sera pas, comme on dit, le père de mes enfants.

— Et si je gagne, moi ?

— Vous, gagner ? Ah ! Ah ! Jamais !

Quoique ironique, le rire de Joy Molineau était agréable à entendre. Harrington ne s’en formalisa pas. Il y était habitué depuis longtemps. Elle avait torturé tous ses soupirants de la sorte, et lui ne faisait pas exception. En ce moment, surtout, elle était séduisante, les lèvres entr’ouvertes, le teint animé par l’âpre baiser du froid, les yeux brillants de l’attrait irrésistible qu’on ne rencontre nulle part, sauf dans le regard de la femme.

Ses chiens de traîneau pressaient autour d’elle leurs formes hirsutes, et le chef de file, Croc-de-Loup, glissa doucement son museau pointu sur ses genoux.

— Et si je gagne ? insista Harrington.

Son regard se promena du chien au soupirant et revint vers la bête.

— Qu’en dis-tu, Croc-de-Loup ? Si Jack est un rude gars et arrive le premier à l’enregistrement, deviendrons-nous sa femme ? Hein ? Qu’en dis-tu ?

Croc-de-Loup redressa ses oreilles et se tourna en grognant vers Harrington.

Il fait vraiment froid, ajouta-t-elle tout à coup, avec un coq-à-l’âne bien féminin, pendant qu’elle se levait pour ranger les chiens.

L’amoureux transi regarda devant lui d’un air stupide. Dès leur première rencontre, elle l’avait entretenu dans le doute, et l’homme avait dû ajouter la patience à ses autres qualités.

— Hi ! Croc-de-Loup ! cria-t-elle, en sautant sur le traineau au moment où il démarrait brusquement.

— Aï ! Ya ! En avant !

Du coin de l’œil, Harrington la regardait filer sur la piste dans la direction de Forty-Mile. Arrivée à l’endroit où elle bifurque et traverse la rivière vers Fort-Cudaby, la jeune femme fit arrêter les chiens et se retourna.

— Eh ! monsieur le paresseux ! lui annonça-t-elle, Croc-de-Loup dit oui, à condition que vous soyez vainqueur !

Comme il arrive toujours, cette conversation s’ébruita, et tout Forty-Mile, qui avait fait maintes hypothèses sur le choix de Joy Molineau entre ses deux derniers prétendants, se risqua maintenant, à parler et à pronostiquer à propos du gagnant possible de la course qui allait avoir lieu.

Le camp s’était divisé en deux clans, dont les efforts tendaient à faire arriver premier au but leur favori respectif.

Les meilleurs chiens que pouvait fournir la contrée furent raflés à l’envi, car ceux-là étaient particulièrement, et par-dessus tout, indispensables à la victoire. Et quels lauriers pour le héros ! Outre la possession d’une femme dont la pareille était encore à créer, il deviendrait propriétaire d’une mine valant au bas mot un million de dollars.

Cet automne-là, lorsque la rumeur parvint que Mac Cormack avait découvert de l’or sur le Bonanza, tout le Bas-Pays, y compris Circle-City et Forty-Mile, s’était rué vers le Haut-Yukon, excepté toutefois ceux qui, comme Jack Harrington et Louis Savoy, étaient à ce moment partis en prospection dans l’Ouest. Des pacages de rennes et des ruisseaux furent jalonnés pêle-mêle et, par hasard, le plus invraisemblable des creeks, l’Eldorado.

Olaf Nelson y prit possession de cinq cents pieds le long de la rivière, planta dûment son piquet, et disparut.

À cette époque, le bureau de déclaration le plus proche était situé dans la caserne de la police, à Fort-Cudahy, de l’autre côté du fleuve, en face de Forty-Mile. Mais dès que la nouvelle se fut répandue que le creek de Eldorado était une grotte aux trésors, on découvrit qu’Olaf Nelson avait négligé de descendre le Yukon pour faire enregistrer son claim.

Les hommes jetaient des yeux avides sur le lot sans propriétaire, où ils n’ignoraient pas que des milliers et des milliers de dollars n’attendaient que la pelle et la vanne. Cependant, ils n’osèrent s’en emparer, car la loi accordait à Olaf Nelson un délai de soixante jours entre la pose des jalons et l’enregistrement. En attendant, nul ne pouvait toucher au lot.

Dans toute la contrée, on parlait de la disparition d’Olaf, et une vingtaine de mineurs se préparaient à la prise de possession du lotissement et à la course vers Fort-Cudahy, qui devait en décider.

Mais les concurrents n’étaient pas très nombreux à Forty-Mile. Étant donné que les deux clans dépensaient à qui mieux mieux leurs énergies pour favoriser soit Jack Harrington, soit Louis Savoy, personne n’eût été assez sot pour se mettre sur les rangs avec ses seules ressources.

Il s’agissait d’une course de cent milles jusqu’au bureau du commissaire, et on calculait qu’il faudrait aux deux favoris quatre relais de chiens, échelonnés le long du trajet.

Naturellement, le relais final devait être décisif, et, pour les vingt-cinq derniers milles, les partisans des deux candidats s’évertuaient à trouver les animaux les plus vigoureux possible. La rivalité des deux clans s’accentuait, et leurs offres faisaient des bonds si considérables que jamais, dans les annales du pays, le prix des chiens n’avait monté si haut. Cette rafle excita la curiosité publique, qui tourna vers Joy Molineau un œil encore plus indiscret. Non seulement elle avait déclenché toute l’affaire, mais elle possédait le meilleur chien de traîneau, du Chilkoot à la mer de Behring. Croc-de-Loup n’avait pas de rival. L’homme qu’il conduirait à l’étape finale devait forcément gagner ; on n’en pouvait douter. Mais la communauté avait le sens inné des convenances, et nul ne s’avisa d’influencer Joy en faveur de l’un ou de l’autre des clans. Chacun d’eux se consola en pensant que s’il ne tirait point parti du chien, le camp adverse n’en profiterait pas davantage. Partant de ce principe que l’homme pris individuellement ou en collectivité a été ainsi façonné qu’il traverse la vie dans un état de béate incompréhension de la femme, ceux de Forty-Mile ne devinaient rien de l’esprit de secrète malice qui animait Joy Molineau.

Ils reconnurent, après coup, qu’ils n’avaient pas su pénétrer le secret de cette fille de l’Aurore, dont les yeux sombres s’étaient ouverts pour la première fois à la lumière scintillante de la Terre du Nord. En effet, son père exerçait dans le pays le trafic des fourrures, longtemps avant qu’eux-mêmes eussent songé à l’envahir.

Non, le hasard de sa naissance ne l’avait pas rendue moins femme, pas plus qu’il n’avait limité sa compréhension féminine des hommes. Ils avaient conscience qu’elle se jouait d’eux, mais ils ne parvenaient pas à discerner la finesse de ses desseins et l’art consommé de ses artifices.

Les hommes de Forty-Mile ne voyaient d’autres cartes que celles qu’elle voulait bien leur montrer, de sorte qu’ils se laissèrent bercer par d’agréables illusions jusqu’au moment où elle abattit son dernier atout. Seulement alors, ils virent clair dans son jeu.

Au début de la semaine, tout le camp était sur pied pour assister au départ de Jack Harrington et de Louis Savoy. Ceux-ci avaient pris leurs dispositions pour atteindre le lot d’Olaf Nelson quelques jours avant l’expiration du délai de protection ! afin de pouvoir se reposer et être dispos, eux et leurs chiens, pour le premier relais.

Sur leur chemin, ils rencontrèrent les hommes de Dawson, qui plaçaient déjà leurs attelages supplémentaires le long de la piste, et il était visible que rien n’avait été épargné pour enlever cet enjeu de plusieurs millions.

Deux jours après le départ de ses champions, Forty-Mile commença à envoyer ses relais, le premier à soixante-quinze, le deuxième à cinquante, et le dernier à vingt-cinq milles du but.

Les attelages destinés à la dernière étape étaient magnifiques, et tous deux si bien assortis que les hommes du camp en discutèrent les mérites sous une température de cinquante degrés en dessous de zéro, pendant une heure entière, avant de les laisser partir.

À la dernière minute, Joy Molineau s’élança au milieu d’eux avec son traîneau. Elle prit à part Lon Mac Fane, qui soignait l’attelage de Harrington. À peine eut-elle commencé à parler, que l’homme resta bouche bée, et l’enthousiasme peint sur son visage laissa prévoir de grandes choses.

Il détacha Croc-de-Loup et le mit à la tête du traîneau de Harrington ; puis, il poussa la file des chiens sur la piste du Yukon.

— Pauvre Louis Savoy ! dirent les hommes.

Mais une lueur de défi brilla dans les yeux noirs de Joy Molineau, et elle s’en retourna à la cabane de son père.

Il était près de minuit.

Quelques centaines d’hommes emmitouflés de fourrures avaient préféré, à l’attrait des cabanes chaudes et des couchettes confortables, le plaisir d’assister, par une température de soixante degrés en dessous de zéro, à la prise de possession du claim d’Olaf Nelson. Un certain nombre d’entre eux avaient leurs piquets tout préparés, et leurs chiens se trouvaient à proximité. Une escouade de policiers à cheval du capitaine Constantine était sur place pour garantir la régularité de l’opération. On avait lancé un ordre interdisant à quiconque de planter un jalon avant que la dernière seconde du jour fût tombée dans le passé. Dans le Northland, de telles lois sont aussi respectées que si elles étaient de Jéhovah lui-même, car le coup de feu vengeur est aussi rapide et aussi efficace que ses foudres. Le temps était clair et glacial. L’aurore boréale projetait au firmament une orgie de couleurs chatoyantes. Des vagues d’un rose pâle, froides et brillantes, traversaient le zénith, tandis que des couches éclatantes de vert et de blanc éclipsaient les étoiles, et qu’une main titanique traçait des arcs gigantesques au-dessus du pôle. Et devant cet aspect grandiose, les chiens-loups hurlaient comme avaient fait leurs ancêtres dans les siècles passés.

Un policier, revêtu d’un manteau de peau d’ours, se plaça en évidence, la montre à la main. Les hommes, se précipitant au milieu de leurs chiens, les firent se lever. Après avoir débrouillé leurs traits, ils les rangèrent pour le départ. Les concurrents s’alignèrent sur la limite, tenant d’une main ferme piquets et pancartes.

Ils avaient déjà si souvent parcouru le contour du claim, qu’ils auraient pu refaire le trajet les yeux fermés. Le policier leva la main. Ils rejetèrent leurs peaux et leurs couvertures superflues ; on entendit le dernier cliquetis de ceintures resserrées, et tous se tinrent au garde à vous.

— Attention !

— Partez !

Soixante paires de mains se dégantèrent, autant de mocassins s’affermirent dans la neige.

Ils s’élancèrent dans l’espace libre, le long des quatre côtés, plantant leurs fiches à chaque coin, et, de là, ils se dirigèrent vers le milieu, où les deux jalons centraux devaient être placés. Puis ils bondirent vers leurs traîneaux qui les attendaient sur le lit gelé du cours d’eau. Un bruit et un mouvement infernal éclatèrent. Des traîneaux entrèrent en collision, des attelages s’entremêlèrent, le pelage hérissé, les crocs grinçants. La rivière étroite était obstruée par cette masse grouillante. Du manche, aussi bien que de la courroie, des coups de fouet tombèrent indistinctement sur les hommes et sur les bêtes. Et pour compliquer les choses, chaque concurrent avait à sa suite une escouade de camarades empressés à le sortir de la cohue. Mais un par un, et à force de lutter, les traîneaux arrivèrent à se dégager, puis disparurent brusquement dans les ténèbres des rives surplombantes.

Jack Harrington avait prévu cette bousculade et attendu près de son traîneau qu’elle eût pris fin. Louis Savoy, conscient de la supériorité de son rival pour conduire les chiens, avait suivi son exemple, et il attendait, lui aussi.

Les bruits de la horde s’affaiblissaient dans le lointain quand ils se décidèrent à prendre la piste. Ce ne fut qu’après un trajet d’une dizaine de milles, en descendant le Bonanza, qu’ils la rejoignirent, glissant en file, mais se tenant de près. On n’entendait presque plus de bruit, et il n’y avait guère de chance de gagner de l’avance sur cette partie du trajet.

Les traîneaux mesuraient, d’un patin à l’autre, seize pouces, la piste n’était large que de dix-huit ; mais la circulation y avait creusé de profondes ornières.

De chaque côté s’étendait une couche cristalline de neige molle. Si un homme avait essayé d’y faire passer son attelage, les chiens s’y seraient enfoncés jusqu’au ventre et n’auraient plus avancé qu’à l’allure d’un escargot. Les hommes ne pouvaient donc que se tenir à côté de leurs traîneaux bondissants et attendre.

Rien ne fut changé à leur position réciproque le long des quinze milles de descente du Bonanza, puis du Klondike jusqu’à Dawson ; à cet endroit, ils rencontreraient le Yukon, où les attendaient les premiers relais. Mais Harrington et Savoy, quittes à crever leurs premiers attelages, avaient placé leurs relais à une couple de milles plus loin que les autres. Dans la confusion causée par l’échange des traîneaux, ils dépassèrent une bonne moitié des concurrents. Ils n’en avaient plus qu’une trentaine devant eux, quand ils s’élancèrent sur la large poitrine du Yukon. C’était la partie la plus critique du parcours.

Lors de la prise du fleuve en automne, l’eau était restée libre sur la longueur d’un mille entre deux immenses barrières de glace. Cette voie ne s’était gelée que tout récemment, par suite de la rapidité du courant. À présent, elle était unie, dure et glissante comme le parquet d’une salle de danse. Dès qu’ils entrèrent en contact avec ce miroir de glace, Harrington se mit sur les genoux, se cramponnant d’une main, tandis qu’il faisait claquer sauvagement son fouet sur les chiens, et retentir à leurs oreilles de terribles imprécations. Les attelages dévalèrent sur la surface lisse, à toute allure. Mais dans tout le Nord on n’en trouvait pas deux comme Harrington pour enlever un attelage. Dès le début, il fut en tête, et Louis Savoy, emboîtant le pas, se colla désespérément derrière lui, ses chiens conducteurs touchant le traîneau de son rival.

Ils avaient parcouru la moitié de la surface glissante, lorsque leurs relais se précipitèrent de la rive au-devant d’eux. Mais Harrington ne ralentit pas sa course pour cela. À l’instant précis où le nouveau traîneau fut à sa hauteur, il sauta dessus et se mit à crier en pressant l’allure des chiens tout frais. L’autre conducteur se laissa glisser comme il put du véhicule en marche. Savoy agit de même avec son propre relais, et les deux attelages abandonnés, privés de direction, entrèrent en collision avec ceux qui les suivaient. Un pêle-mêle inextricable s’ensuivit.

Harrington menait un train endiablé, et Savoy le serrait de près. Parvenus près de la berge, ils furent de niveau avec le traineau de tête, et les premiers à aborder la piste étroite entre ses talus de neige molle. Dawson, admirant ce spectacle sous la clarté de l’aurore boréale, jura que c’était du beau travail.

Les hommes ne peuvent endurer longtemps sans feu ou sans se livrer à un exercice violent, un froid de soixante degrés au-dessous de zéro. Harrington et Savoy se conformant donc à la vieille coutume du Nord. Sautant de leurs traîneaux, guides en main, ils couraient derrière pour rétablir la circulation du sang et se réchauffer, puis remontaient jusqu’à ce que le froid les eût saisis de nouveau.

Ce fut ainsi qu’ils couvrirent les deuxième et troisième relais. À plusieurs reprises, sur la glace unie, Savoy stimula les chiens, mais ne put réussir à dépasser son rival.

Dans une file s’égrenant sur une longueur de cinq milles derrière eux, les autres coureurs s’évertuaient à les rattraper, mais en vain, car à Louis Savoy seul était dévolu l’honneur de se maintenir à l’allure vertigineuse de Jack Harrington.

Quand ils abordèrent l’étape des soixante-quinze milles, Lon Mac Fane les frôla comme un éclair. Croc-de-Loup, en tête des chiens, attira le regard d’Harrington. D’avance il était sûr de la victoire. Il n’existait pas dans tout le Nord un attelage qui pût le dépasser sur ces derniers vingt-cinq milles. Et lorsque Savoy aperçut Croc-de-Loup à la tête de l’attelage de son adversaire, il sentit que la course était perdue pour lui et il jura entre ses dents. Mais il s’accrocha malgré tout à la piste fumante de l’autre, tentant sa chance jusqu’au bout. Et tandis qu’ils poursuivaient leur route, cahotés sous les lueurs de l’aube qui se levait vers le Sud-Est, ils méditèrent, l’un avec allégresse, l’autre la mort dans l’âme, sur la conduite de Joy Molineau.

Tout Forty-Mile avait quitté de bonne heure les lits de fourrures pour se rassembler sur le bord de la piste. De là, on découvrait le Haut-Yukon jusqu’à sa première courbe à plusieurs milles de distance.

De là aussi, on pouvait voir sur l’autre rive Fort-Cudahy, but de la course, où le commissaire de l’or attendait avec impatience. Joy Molineau s’était placée à une certaine distance de la piste, mais, en cette circonstance, les gens de Forty-Mile s’écartèrent pour ne pas gêner sa vue. Aussi, l’espace qui la séparait de l’étroit sentier où devaient passer les coureurs restait libre. Des feux avaient été construits autour desquels les hommes risquaient leur poudre et leurs chiens dans des paris où la forte cote était pour Croc-de-Loup.

— Les voilà ! glapit un jeune Indien, perché sur la cime d’un pin.

Du haut du Yukon, on vit se détacher sur la neige un point noir, suivi de près par un second. À mesure qu’ils grossissaient, d’autres apparaissaient, mais à une distance appréciable en arrière. Peu à peu, ils se transformèrent en chiens et en traîneaux, sur lesquels des hommes étaient étendus à plat ventre.

— C’est Croc-de-Loup qui conduit ! murmura le lieutenant de police à Joy.

Elle répondit par un sourire qui trahissait son émoi.

— Dix contre un sur Harrington ! cria le roi du Creek du Bouleau, en produisant son sac à or.

— La Reine vous paie-t-elle cher ? s’enquit Joy.

Le lieutenant hocha la tête.

— Vous avez bien tout de même un peu de poudre d’or, hein ? Combien ? continua-t-elle.

Il montra son sac. Elle l’évalua d’un coup d’œil rapide.

– Mettons deux cents. Bien ! Maintenant, je vous… comment appelez-vous ça ?… je vous donne le tuyau. Couvrez le pari.

Joy eut un sourire énigmatique.

Le lieutenant réfléchissait, le regard errant sur la piste.

Les deux concurrents, à demi relevés, se jetaient sur leurs genoux et fouettaient leurs chiens à tour de bras.

Harrington venait en tête.

— Dix contre un sur Harrington ! brailla le roi du Creek du Bouleau, brandissant son sac devant le visage du lieutenant.

– Couvrez le pari ! insista Joy.

Il obéit avec un haussement d’épaules pour indiquer qu’il se rendait, non aux conseils de sa propre raison, mais uniquement pour être agréable à la jeune fille. Joy lui fit signe de la tête de se rassurer.

Tout bruit avait cessé.

Les hommes avaient suspendu leurs paris.

Zigzaguant, roulant, tanguant comme des bateaux chassés par le vent, les traîneaux arrivaient à toute allure. Derrière celui de Harrington, Louis Savoy maintenait toujours son chien conducteur, mais l’expression de son visage ne reflétait aucun espoir. Harrington pinçait les lèvres, ne regardait ni à droite ni à gauche.

Ses chiens bondissaient dans un rythme parfait, avec précision, rasant la piste, et Croc-de-Loup, la tête basse, les yeux au sol, geignait doucement, entraînant ses camarades dans un élan magnifique.

Tout Forty-Mile retenait son souffle. On n’entendait que le crissement des patins et le claquement des fouets.

À cet instant la voix claire de Joy Molineau retentit dans l’air.

– Aï ! Ya ! Croc-de-Loup ! Croc-de-Loup !

Croc-de-Loup entendit. Il quitta brusquement la piste et s’avança droit sur sa maîtresse. Tout l’attelage le suivit. Le traîneau resta en équilibre pendant un instant sur un seul patin, puis bascula Harrington dans la neige.

Savoy, filant comme l’éclair, le dépassa. Harrington, se relevant, le vit glisser sur la rivière dans la direction du commissaire de l’or, et il entendit parfaitement ce que Joy Molineau disait au lieutenant.

– Ah ! il a bien travaillé ! expliquait-elle. Il a… Comment dites-vous ça ?… mené le train. C’est cela même, il a bien mené le train.