Traduction par Louis Postif.
En pays lointainG. Crès (p. 93-114).

SIWASH

Ah ! Si j’étais homme…

Cette exclamation ne signifiait pas grand’chose ; mais le regard de profond mépris que Molly jeta aux deux hommes qui se tenaient avec elle sous la tente, ne leur échappa point.

Tommy, le marin anglais, détourna brusquement la tête, tandis que le vieux et galant Dick Humphries ancien pêcheur de saumon des Cornouailles, aujourd’hui capitaliste américain, regarda Molly avec son habituelle indulgence.

Dans la rude affection qu’il portait à toutes les femmes, il se disait qu’on ne peut leur en vouloir de leurs lubies ni de leur vision bornée.

Les deux hommes ne répondirent donc rien, eux qui, l’avant-veille, avaient recueilli sous leur tente Molly demi-morte de froid, l’avaient réchauffée et nourrie, après avoir arraché son bagage aux griffes des porteurs indiens.

Il leur en avait coûté une somme assez rondelette, sans parler d’une démonstration de force, car ce fut sous la protection du winchester de Dick Humphries que Tommy put régler les porteurs, en estimant, il est vrai, lui-même leur dû.

En somme, ce n’avait été qu’un simple incident de voyage ; mais pour une femme seule, jouant désespérément son va-tout dans la terrible ruée de 97 vers le Klondike, cet incident aurait pu être considéré comme de quelque importance. Molly aurait pu aussi penser que les hommes, ayant eux-mêmes assez de mal à pourvoir à leurs premiers besoins, ne devaient pas voir d’un bon œil une femme affrontant sans protection les risques de l’hiver arctique.

— Si j’étais homme, je sais bien ce que je ferais, répéta Molly, le regard flamboyant, comme chargé par l’énergie accumulée de cinq générations d’Américains.

Durant le silence qui suivit, Tommy posa un plat de biscuits dans le four du poêle qu’il rechargea.

Un flot de sang courut sous sa peau basanée, et, lorsqu’il se pencha, sa nuque était devenue écarlate.

Dick, lui, continuait de piquer une aiguille triangulaire de voilier dans la courroie de charge qu’il réparait ; il ne se déportait pas de son air bonhomme et ne paraissait nullement s’émouvoir des ravages dont cette colère de femme menaçait l’intérieur de la tente battue par l’ouragan.

— Et si vous étiez homme ? demanda-t-il d’une voix dont le ton demeurait sympathique.

L’aiguille plongea dans le cuir humide et l’homme suspendit un instant son travail.

— Si j’étais homme, je mettrais sac au dos et je filerais. Je ne moisirais pas dans un camp alors que le Yukon va se geler d’un moment à l’autre et tandis qu’il reste encore plus de la moitié de l’équipement à transporter. Et vous, des hommes, vous êtes là, assis, vous tournant les pouces. Un peu de vent et de pluie vous font peur. Franchement, les Yankees sont faits d’une autre étoffe ! Ils seraient en route pour Dawson, dussent-ils passer à travers tous les feux de l’enfer. Et vous, vous !… Ah ! que ne suis-je un homme !

— Je me félicite, ma chère, que vous ne le soyez pas, répliqua Dick Humphries qui, d’une torsion adroite et d’un coup sec, retirait l’aiguille engagée dans le cuir.

La rafale asséna, à ce moment même, une large claque sur la tente, tandis que le grésil crépitait contre la toile légère. Rabattue par le courant d’air, la fumée apporta, par la porte du foyer, l’âcre odeur du sapin vert.

— Bon Dieu ! Comment faire entendre raison à une femme ? se disait Tommy, dont la tête émergea d’un nuage compact, les yeux rougis par la fumée.

— Un homme ne pourrait-il montrer un peu plus d’énergie ? reprit Molly aigrement.

D’un bond, le marin se redressa ; il poussa un formidable juron et, dénouant les rideaux de la tente, il les entr’ouvrit brutalement.

Le spectacle qui apparut n’avait rien d’engageant : quelques tentes toutes trempées formaient un premier plan lamentable ; derrière, la pente fangeuse aboutissait à une gorge que balayait le torrent descendant de la montagne. Sur cette pente, quelques maigres sapins rabougris rampaient misérablement, avant-garde peureuse de la forêt voisine. Au loin, sur le versant opposé, on pouvait distinguer à travers les hachures de la pluie, les contours blanc sale d’un glacier.

À l’instant même, entraîné par quelque convulsion souterraine, le front massif du glacier s’effondra dans la vallée ; et le tonnerre de la chute domina la voix perçante de l’ouragan.

Molly eut un instinctif mouvement de recul.

— Regarde, femme ! Regarde donc de tous tes yeux ! Il y a trois milles à couvrir d’ici au lac Crater, en pleine tempête, et deux glaciers à traverser avec de l’eau furieuse jusqu’aux genoux. Regarde, te dis-je, femme yankee, regarde ! Les voici, tes compatriotes.

Tommy indiqua d’un geste courroucé les tentes ébranlées par le vent.

— Tous des Yankees, hein ! Y sont-ils, eux, sur la piste ? Et tu voudrais nous en remontrer ? Mais regarde donc !

Un autre énorme bloc du glacier s’écroula.

Le vent, s’engouffrant dans la tente, la souleva toute gonflée au bout de ses cordes, et elle prit l’aspect d’une vessie monstrueuse ; tandis que la fumée tourbillonnait autour de notre trio et que le grésil fouettait douloureusement leur chair.

Tommy se hâta de rattacher les rideaux et revint larmoyer devant le poêle fumant à côté de Dick Humphries, qui, ayant achevé de réparer ses courroies, alluma sa pipe.

Molly s’était rendue à l’évidence ; mais ce ne fut pas pour longtemps.

— Et mes vêtements ? s’écria-t-elle tout à coup d’une voix étranglée, l’instinct féminin reprenant le dessus. Et mes vêtements ? Ils sont en haut de la cache ; ils vont être perdus, perdus, vous dis-je.

— Allons ! allons ! interrompit Dick qui, pour couper court à ces jérémiades, ajouta : Ne vous faites pas de bile pour cela, ma petite dame. Je suis assez vieux pour être le frère de votre père, et j’ai une fille plus âgée que vous. Je vous renipperai quand nous serons arrivés à Dawson, devrait-il m’en coûter jusqu’à mon dernier dollar.

— Quand nous serons arrivés à Dawson !… Elle dit ces mots de son ton le plus méprisant… Vous pourrirez en route. Vous vous noierez dans la boue, tas de… d’Anglais !…

Elle jeta ce dernier mot comme la pire des injures ; s’il ne pouvait remuer ces hommes, mieux valait y renoncer.

Le sang de la colère montait au visage de Tommy et rougissait sa nuque. Pourtant il continua à avaler sa langue. Mais le regard de Dick s’attendrit. Dick possédait sur Tommy l’avantage d’avoir eu comme épouse une femme blanche.

Ces hommes étaient des Britanniques. Durant de longues années, sur terre et sur mer, leurs aïeux s’étaient battus contre les aïeux de Molly ; et Molly était tout agitée par le besoin de suivre les traditions de sa race. En elle bouillonnait un ardent passé. Ce n’était pas Molly Travis seule qui s’affublait de bottes de caoutchouc, d’un imperméable et se ceignait de courroies ; les Forces mystérieuses de milliers d’ancêtres bouclaient son sac, surveillaient sa colère et donnaient à son regard cet air décidé.

Il parut inutile aux deux hommes d’essayer de s’opposer à l’extravagant projet de la jeune Yankee, car elle leur parut tout à fait résolue à sortir. Toutefois, Dick proposa à l’impétueuse créature ses propres vêtements cirés, en lui faisant observer que le mackintosh qu’elle portait la défendait contre la tempête à peu près comme une feuille de papier.

Mais elle lui adressa un geste si violent de refus qu’il préféra converser avec sa pipe jusqu’à ce qu’elle eût rattaché, de l’extérieur, les rideaux de la tente et qu’elle fût partie en pataugeant sur la piste inondée.

— Tu crois qu’elle arrivera ? demanda Dick à son compagnon d’une voix qui voulait se faire indifférente.

— Si seulement elle tient tête au vent jusqu’à la cache, sans parler du froid et des misères de la route, elle en deviendra folle, folle à lier. Supporter cela ? Tu sais ce que c’est, Dick ! N’as-tu pas doublé le Cap Horn par gros temps ? Tu as goûté le plaisir de te trouver dans la voilure en pleine bourrasque, quand il faut lutter contre le grésil, la neige, la toile gelée, qu’on sent qu’on va tout lâcher et qu’on est prêt à pleurer comme un gosse. Ses vêtements… Elle ne sera plus capable de distinguer un paquet de jupons d’une batée ou d’une théière.

— Nous avons eu tort, hein, de la laisser partir ?

— Ah ! Fichtre non ! Tu parles, Dick, quel enfer elle aurait fait de cette tente pendant le reste du voyage, si nous l’avions retenue ! Elle a trop de feu ; mais ça va la rafraîchir.

Dick hocha la tête.

— Oui, dit-il, elle est un peu trop téméraire. Mais à part ça, on ne peut rien lui reprocher. C’est une sacrée petite folle de se risquer dans une pareille entreprise ; mais elle vaut tout de même mieux que ces femmes qui sont tout le temps à vous dire : « Traîne-moi. » Elle est bien de la race de nos mères. Pardonnons-lui sa fougue. Il faut une vraie femme pour faire un homme. Celle qui n’a de la femme que les jupons ne peut enfanter un être viril. Pour allaiter un tigre, il faut prendre une chatte de préférence à une vache.

— Quand elles sont déraisonnables, faut-il tout leur passer ? demanda Tommy d’un ton de protestation.

— Quelle idée ! Si tu te coupes avec un couteau bien aiguisé, la blessure sera plus profonde que s’il est émoussé. Est-ce une raison pour user le tranchant de ton couteau sur une barre de cabestan ?

— Je ne veux pas te contredire ; mais à prendre femme, j’en choisirais maintenant une avec un peu moins de tranchant.

— Qu’en sais-tu ? répliqua Dick.

— J’ai mes raisons pour parler ainsi, répondit Tommy, qui se pencha pour prendre les bas mouillé de Molly et les tendit en travers de ses genoux afin de les faire mieux sécher.

Dick jeta sur son ami un coup d’œil mélancolique. Il alla prendre dans la musette de la femme divers vêtements tout trempés et revint vers le poêle pour les exposer à la chaleur.

— Je croyais t’avoir entendu dire que tu ne t’étais jamais marié ? dit-il.

— J’ai dit ça, moi ? Possible… Pourtant non… c’est-à-dire, oui ; j’ai été marié ! Et jamais femme n’a été plus dévouée pour un homme.

— Elle a chassé sur l’ancre ? demanda Dick avec un geste qui symbolisait l’infini.

— Hélas ! oui, répondit Tommy, qui ajouta après un instant de silence : elle est morte en couches.

Les haricots bouillaient en chantonnant sur le devant du poêle ; il poussa la casserole vers une surface moins chaude. Après avoir examiné avec soin les biscuits et s’être assuré de leur degré de cuisson en les piquant avec un éclat de bois, il les mit de côté en les couvrant avec un linge humide.

Dick, suivant l’habitude des personnes de son tempérament, savait maîtriser sa curiosité. Il se garda donc d’interroger son compagnon ; mais celui-ci reprit de lui-même :

— Oui. Et c’était une femme toute différente de Molly. Une Siwash !

Dick fit signe qu’il comprenait.

— Elle n’était pas aussi fière, ni aussi volontaire, mais elle était fidèle dans la bonne et la mauvaise fortune. Elle n’avait pas de rivale pour manier la pagaie et savait jeûner sans plus de façons comme le bonhomme Job. Sur un bateau comme le mien, qui avait plus souvent le nez sous l’eau que dessus, elle ne se laissait pas abattre ; elle tenait la voile comme un homme.

« Une fois, nous partîmes en tournée de prospection vers Teslin, plus loin que le Lac Surprise et la Petite Tête Jaune. La nourriture manqua ; nous dûmes manger les chiens. Quand ils furent avalés, nous nous jetâmes sur les harnais, les mocassins et les fourrures. Jamais une plainte.

« Avant de partir, elle m’avait bien recommandé de ménager les provisions ; mais quand la famine se fit sentir, jamais un reproche. Épuisée, les pieds meurtris, elle pouvait à peine soulever ses raquettes ; mais plusieurs fois elle me répéta : « Cela ne fait rien, Tommy ! Je préfère avoir le ventre vide et rester ta femme, que d’avoir tous les jours des festins, et d’être la klooch[1] du chef George. »

« Il faut te dire que George était le chef des Chilcoots et qu’il la désirait ardemment.

« C’était le bon temps alors. J’étais un gaillard présentable quand j’atteignis la côte. J’avais lâché un baleinier, l’Étoile-Polaire, à Unalaska et j’étais descendu vers Sitka en chassant la loutre. Là, je m’associai avec Jack l’Heureux. Tu le connais ?

— C’est lui qui prenait soin de mes pièges sur le Colombia, répondit Dick. Il était assez violent, je crois, n’est-ce pas ; et il avait une sacrée passion pour le whisky et pour les femmes.

— C’est bien lui. Pendant deux saisons, nous fîmes ensemble le commerce de conserves, de couvertures et d’autres articles. Puis j’ai acheté un sloop ; et pour ne pas me séparer de Jack l’Heureux, je suis venu du côté de Juneau. C’est là que j’ai fait la connaissance de Killisnoo ; je l’appelais Tilly pour abréger.

« J’avais rencontré cette femme à une danse de squaws sur la grève. Le chef George, qui venait de terminer son trafic annuel chez les Sticks, était de retour de Dyea avec la moitié de sa tribu. J’étais le seul blanc au milieu de cette foule de Siwash. Personne ne me connaissait, à part quelques jeunes Indiens de cette tribu que j’avais rencontrés sur le chemin de Sitka. Jack l’Heureux m’avait mis au courant de la plupart de leurs aventures.

« Ils parlaient tous le Chinook, sans se douter que je pouvais le dégoiser mieux que beaucoup d’entre eux, notamment deux jeunes filles qui s’étaient sauvées de la Mission Haines près du Canal Lynn.

« De gentilles créatures, ces deux filles, agréables à regarder. J’avais plutôt dans l’idée de m’en tenir là ; mais elles étaient frétillantes comme des poissons qu’on retire de l’eau. Trop de tranchant, comme tu vois.

« Comme j’étais un nouveau-venu, elles commencèrent à se moquer de moi, sans soupçonner que pas un mot de leurs propos ne m’échappait. Je n’en fis rien paraître et je me mis à danser avec Tilly. Plus nous dansions, plus nos cœurs se sentaient attirés l’un vers l’autre.

« — Il cherche une femme, dit l’une des filles.

« — Il a peu de chances d’en trouver une si les femmes choisissent elles-mêmes, répondit l’autre en secouant drôlement la tête.

« Les jeunes coqs et les squaws, qui nous regardaient, commencèrent à sourire et à ricaner en répétant cette remarque.

« J’avoue que mon visage était encore imberbe ; mais depuis longtemps déjà on me considérait comme un homme parmi les hommes ; ces railleries me vexaient.

« — Il danse avec la fiancée du chef George, dit une voix. Tout à l’heure George va le fesser à coups de pagaie et l’envoyer prendre prestement le large.

« Or le chef George entendit le propos. Il nous avait regardés jusqu’ici d’un air assez maussade ; il partit d’un grand éclat de rire en se frappant sur les cuisses. C’était un bougre qui aurait su au besoin se servir de la pagaie.

« Tilly se fut bien gardée de me communiquer ses craintes ; du reste, tu ne doutes pas qu’elle m’eût méprisé si elle avait deviné en moi le moindre commencement de frousse ; mais elle essaya, tout en dansant, de m’entraîner loin du groupe moqueur que les deux filles de la Mission continuaient à amuser à mes dépens.

« Je me rapprochai autant que je pus du groupe.

« — Qui sont ces filles ? demandai-je a Tilly.

« Leur nom me rappela tout ce que Jack l’Heureux m’avait dit sur leur compte. Je continuai de faire ma cour à Tilly, tandis que les quolibets tombaient dru sur moi. Et comme la danse prit fin, je vis le chef George apporter une pagaie à mon intention.

« On se pressa autour de nous pour assister à ma déconfiture et les filles de la Mission me servirent encore quelques bonnes plaisanteries qui soulevèrent des rires bruyants. Malgré mon irritation, je dus me pincer les lèvres pour ne pas éclater de rire ; car j’avais mon plan de défense comme tu vas voir.

« Soudain je me tournai vers mes impertinentes : « Avez-vous fini ? » demandai-je.

« Quelle tête elles firent en m’entendant sortir mon chinook ! Alors j’allai droit au fait. Je racontai tout ce que je savais sur elles, tous leurs sales tours, toutes les affaires louches auxquelles leurs pères, mères, frères et sœurs avaient été mêlés ; et je fis une allusion à une petite histoire où le chef George et elles-mêmes n’avaient pas joué un rôle très décoratif. Tu m’entends bien, une allusion seulement, car, en allant plus loin, je me serais fait mettre en charpie par toute la tribu qui aurait pris fait et cause pour le chef bafoué. Mais une allusion décochée avec un certain regard planté droit sur un homme est une menace qui inspire le respect.

« Sauf les deux gueuses et mon George, personne ne comprit ; mais tous riaient d’entendre un blanc parler ainsi leur patois.

« Je vis les traits du chef George se figer quelques secondes. Il ne sut d’abord quel parti prendre et finalement il s’en tira en riant à gorge déployée devant les deux files qui me suppliaient de me taire : « Oh ! Non, non… Tommy. Ne continuez pas… Nous serons gentilles pour vous. Pour sûr, Tommy… pour sûr. »

« Voilà notre première rencontre. Quand je fis mes adieux à Tilly, ce soir-là, je lui promis de revenir dans une semaine environ ; et je ne lui cachai pas mon désir de faire plus ample connaissance.

« Ils n’y vont pas par quatre chemins dans cette race-là lorsqu’il s’agit de montrer leur affection ou leur haine. Bien qu’elle fût une honnête fille, elle sut me faire comprendre que ma proposition ne lui était pas désagréable. Vraiment, c’était un type extraordinaire de femme ! Rien d’étonnant que le chef George s’en fût amouraché.

« Tout allait pour le mieux. Je le supplantai du premier coup. J’avais l’intention d’embarquer la jeune fille et de cingler sur Wrangel tant que le vent soufflerait, en plaquant là George. Mais ce n’était pas chose facile.

« Je dois te dire que Tilly demeurait avec un oncle — comme une espèce de tuteur — tout prêt à claquer de phtisie ou de quelque autre truc dans les poumons. Il allait tantôt bien, tantôt mal, et il ne voulait pas l’abandonner avant d’avoir cassé sa pipe.

« Nous nous rendîmes à sa tente au moment de mon départ pour savoir combien de temps il pouvait encore durer ; mais le vieux gredin avait promis Tilly au chef George, et dès qu’il m’aperçut, il entra dans une telle rage qu’il en résulta une bonne hémorragie.

« — Reviens me chercher, Tommy ! me dit-elle quand nous nous fîmes nos adieux sur la grève.

« — Certainement, répondis-je, dès que tu me feras signe.

« Je l’embrassai à la manière des blancs, comme font chez nous les amoureux. Je la sentis frémir comme une feuille de tremble et j’étais moi-même si bouleversé que, sur le moment, j’étais presque décidé à aller balancer l’oncle dans l’autre monde.

Tommy fut obligé de s’interrompre, car l’air devenait irrespirable, le vent ayant refoulé la fumée sous la tente. Les deux hommes furent pris d’une quinte de toux.

— Donc, reprit bientôt Tommy, je partis vers Wrangel, au delà de la Sainte-Mary et même de la Reine-Charlotte, vendant du whisky et mettant le sloop à toutes les sauces.

« C’était au cœur d’un hiver rude et glacial. J’étais de retour à Juneau lorsque je pus avoir des nouvelles de Tilly.

« – Toi venir, me dit le pouilleux qui me les apporta, Killisnoo veut revoir toi maintenant.

« – Qu’est-ce qu’il y a de cassé ? demandai-je.

« – Chef George donner festin ; Killisnoo être femme de George.

« Oui, certes, il faisait froid. Le Taku hurlait comme jamais. L’eau salée gelait sur le pont. J’avais peine à faire avancer mon vieux sloop pris par les griffes du vent, et je me trouvais à une centaine de milles de Dyea.

« À mon départ, j’avais pour tout équipage un homme de l’île Douglas ; mais à mi-chemin, il fut balayé par-dessus la lisse. Je tirai des bordées et revins trois fois en arrière ; mais je ne pus le retrouver. »

— Probable qu’il aura été saisi par le froid, dit Dick, tout en suspendant une jupe de Molly pour la faire sécher. Il a dû couler comme un plomb.

— C’est aussi mon idée. Je finis mon voyage tout seul, et j’étais à moitié mort lorsque j’atteignis Dyea en pleine nuit. La marée m’était favorable, et je pus faire aborder le bateau droit sur la rive, à l’abri du fleuve. Mais il n’y avait pas moyen d’avancer d’un pouce, car l’eau douce ne formait qu’un bloc solide. Les commandes et les poulies étaient couvertes de glace au point que je ne pouvais amener la grande voile, ni le falot.

« D’abord, je commençai par m’enfiler une pinte de whisky pur de mon chargement ; puis, laissant le tout en l’état, je me dirigeai à travers la plaine vers le camp.

« Pas d’erreur, c’était le jour de gala. Les Chilcoots étaient venus en masse, chiens, enfants et pirogues, sans parler de la tribu des Oreilles-de-Chiens, de celle des Petits-Saumons et des gens des Missions.

« Il y avait bien cinq cents Indiens pour célébrer les fiançailles de Tilly, et pas un homme blanc à vingt milles à la ronde.

« Personne ne fit attention à moi ; du reste, on n’aurait pas pu me reconnaitre, car ma couverture me cachait le visage. Je me frayai un passage parmi les chiens et les enfants et j’atteignis le premier rang. La fête avait lieu dans un grand espace libre entre les arbres. De grands brasiers étaient allumés et la neige battue par les mocassins était dure comme du ciment de Portland. Non loin de moi, j’aperçus Tilly, somptueusement vêtue d’écarlate, parée de colliers, et en face d’elle le chef George et ses principaux guerriers.

« Le shaman[2] officiait avec le concours des grands sorciers des autres tribus.

« Sans savoir pourquoi, je pensai aux gens de Liverpool, et aussi à Gussie-la-Rousse dont j’avais rossé le frère après mon premier voyage parce qu’il ne voulait pas que sa sœur eût un matelot pour amoureux.

« Quel drôle de monde, me disais-je, où un homme marche sur des pistes auxquelles sa mère était loin de songer lorsqu’elle le tenait au sein !

« Au fait, je commençais à me rendre compte de la témérité de mon action ; mais il me suffit de jeter un coup d’œil sur George pour me sentir prêt à toutes les audaces. Que faire ? Sauter à la gorge du chef comme j’en avais une sacré envie ? Ce n’était pas cela qui eût arrange mon affaire.

« Tout à coup, je vis ce qu’il fallait tenter.

« Je dois d’abord te dire que le camp fourmillait de chiens. Ici, là, il y en avait partout : des loups apprivoisés, ni plus, ni moins. Quand la nourriture vient à manquer, on les renvoie dans la forêt chez leurs congénères sauvages, et ils reprennent vite leurs habitudes de rudes combattants.

« Je n’étais plus séparé de Tilly que par un groupe de chiens, qui, allongés dans différentes poses, attendaient l’heure du festin. L’un d’eux se mit à bâiller ; et c’est en voyant ses crocs formidables que mon idée me vint. Il était juste devant mes mocassins, tandis que j’en avais un autre contre mes talons.

« Le vacarme était à son comble ; les tambours, en peau de morse, grondaient, et les prêtres chantaient.

« — Es-tu prête ? Criai-je à Tilly.

« Bon Dieu ! Elle n’eut pas un sursaut en reconnaissant ma voix. Très lentement elle tourna la tête de mon côté et, le visage impassible, elle me fit le petit signe de quelqu’un qui tend l’oreille.

« — Tu iras sur la haute falaise, au bord de la glace. Je te rejoindrai.

« Aussitôt je mis le pied sur la queue du molosse, couché devant moi et j’appuyai jusqu’à la faire craquer. L’animal se redressa férocement ; il crut me happer dans ses mâchoires ; mais j’avais déjà enjambé le second chien que je projetai contre le furieux.

« — File ! criai-je en même temps à Tilly.

« Tu sais comment ces chiens se battent. En un clin d’œil, il y en avait un cent aux prises, cul par-dessus tête, se mordant et se déchirant. Les gosses et les femmes se bousculaient de tous côtés ; tu aurais dit un camp de fous. Je te laisse à penser si Tilly s’esquiva promptement.

« Je me gardai bien de suivre aussitôt ses traces. Une double fuite aurait pu attirer l’attention sur nous. J’attendis un moment ; et, dans ce moment-là, j’eus l’envie folle d’aller narguer mon George en me glissant hors de mes couvertures. Je ne sais comment j’ai pu résister au désir de me moquer de lui et de tous ces imbéciles en leur laissant croire que la fiancée s’était envolée vers le ciel sous l’effet de mes passes magiques.

« Mais trêve de blagues. M’exposer, c’était exposer aussi ma belle. Et puis il me tardait joliment de la rejoindre. C’est ce que je fis. Je t’assure que s’ils avaient vu avec quelle agitation je bondissais sur les roches de la crête, vers mon sloop, ils auraient bien cru que j’étais moi-même ensorcelé.

« Bon Dieu ! Avec quelle vitesse nous filâmes chassés par le Taku, le pont balayé par les vagues glaciales. J’aurais voulu que tu fusses là pour voir.

« Nous restâmes la moitié de la nuit sur le pont, où nous avions été obligés de tout attacher. J’étais à la barre, et Tilly cassait la glace. Enfin, nous arrivâmes à l’île du Porc-Épic, et nous nous mîmes à l’abri dans la baie. Nos couvertures étaient trempées ; Tilly fit sécher les allumettes sur sa poitrine.

« Tu vois donc que je m’y connais un peu, hein ! Durant sept ans, Dick, nous avons été mari et femme, par le beau temps comme par la tempête… Et puis elle est morte au cœur de l’hiver, morte en couches, là-haut, à la station du Chilcat.

« Jusqu’à la dernière minute, elle me tint la main ; la glace grimpait à l’intérieur de la porte et couvrait l’appui de la fenêtre d’une couche épaisse.

« Au dehors, c’était le Silence, à peine rompu par le hurlement d’un loup solitaire. À l’intérieur, c’était encore le Silence et la Mort.

« Tu n’as jamais entendu le silence, Dick ? Dieu t’accorde de ne jamais l’entendre lorsque tu seras en présence de la mort ! Certainement on l’entend. La respiration vous paraît siffler comme une sirène, et le cœur fait comme la houle sur le rivage.

« C’était une Siwash, Dick, mais une femme ! Une blanche, Dick, blanche par tout son être.

« Alors, ouvrant les yeux où se lisait la souffrance, elle me dit :

« — J’ai été une bonne épouse pour toi, Tommy. À cause de cela, je voudrais que tu me promettes… que tu me promettes (les mots semblaient s’arrêter dans sa gorge) que lorsque tu te marieras encore, ce soit avec une blanche. Plus de Siwash, Tommy. Il y a beaucoup de femmes blanches à Juneau maintenant, je le sais. Les blancs t’appellent « homme à squaw » ; leurs femmes, dans la rue, détournent la tête en te voyant. Tu ne vas pas dans leurs cabanes comme tes frères. Pourquoi ? Parce que ton épouse est Siwash, n’est-ce pas ? Cela ne vaut rien. Je vais mourir. Jure-le moi ; et, comme gage de ta promesse, donne-moi un baiser.

« Je l’embrassai ; puis elle s’assoupit doucement, en murmurant :

« — C’est bien ainsi… Oui, rien qu’avec une blanche.

Et elle mourut en couches, là-haut, au poste du Chilcat. »

Dick bourra une nouvelle pipe, tandis que Tommy passait le thé et le mettait de côté pour le retour de Molly.

Et la femme aux yeux flamboyants et au sang de Yankee ?

Aveuglée, écrasée, rampant sur les mains et sur les genoux, suffoquée par le vent, elle arriva enfin devant la tente. Toute la fureur de la tempête s’acharnait contre un énorme paquet qu’elle portait sur les épaules.

Elle essaya, sans y parvenir, de dénouer les attaches des rideaux ; mais Tommy et Dick s’empressèrent de l’aider. Faisant un dernier effort elle entra en chancelant et tomba épuisée sur le sol.

Tommy la débarrassa de son paquet, pendant que Dick préparait un bol de whisky.

– Là, petite fille, dit celui-ci quand elle eut bu le whisky et qu’elle parut reprendre quelques forces. Voilà des nippes sèches. Sautez dedans ; nous allons consolider les piquets de la tente. Appelez-nous quand vous serez prête ; et nous rentrerons pour dîner.

– Tu paries, Dick, si cela lui aura émoussé le tranchant pour le reste du voyage ! dit Tommy à son compagnon, après avoir tapé sur les piquets. Comme cela, elle nous fichera la paix jusqu’à l’arrivée.

— Mais c’est justement ce tranchant qui fait son charme, répliqua Dick, enfonçant la tête entre les épaules pour éviter une bourrasque de grésil. C’est le tranchant que toi et moi, Tommy, nous possédons, et qui nous vient de nos mères.

Tommy tressaillit. Vraiment, il s’attendait à la réplique de son camarade ; il l’avait inconsciemment provoquée pour répondre à une objection qu’il n’aurait pas su formuler. Elle lui alla droit au cœur ; et, les yeux fixés sur les rideaux de la tente, mais le regard perdu au loin, il murmura : « …Oui, peut-être… avec une blanche… oui, Molly, peut-être… »


  1. Klooch signifie épouse
  2. Shaman, c’est-à-dire prêtre