Où bifurque la piste

Traduction par Louis Postif.
En pays lointainG. Crès (p. 69-90).

OÙ BIFURQUE LA PISTE


Ah ! pourquoi faut-il donc quitter ce pays
Et te laisser, ma mie !
(Chanson populaire souabe.)

Le chanteur, garçon au teint clair et au regard joyeux, se pencha pour ajouter un peu d’eau dans la marmite où mijotaient des haricots, puis se releva, un brandon dans la main, et dispersa les chiens réunis en cercle autour de la boîte aux provisions et de son installation culinaire.

Ses yeux bleus, sa longue chevelure d’or et sa robuste vivacité faisaient plaisir à voir.

Le disque blafard de la nouvelle lune apparaissait au-dessus de la file blanche et serrée des sapins coiffés de neige qui entouraient le camp et l’isolaient du monde extérieur.

Au firmament clair et froid, les étoiles sautillaient avec des mouvements vifs et rythmiques.

Vers le Sud-Est, une lueur verdâtre qui allait en s’affaiblissant annonçait l’aurore boréale. Au tout premier plan, deux hommes étaient étendus sur des peaux d’ours qui leur servaient de lit. Sous ces peaux s’étalait une couche de six pouces de rameaux de sapins posés à même la neige. Les couvertures étaient enroulées.

Derrière eux, ils avaient pour abri une sorte d’écran formé d’une toile fixée entre deux arbres, inclinée à quarante-cinq degrés, et qui reflétait la chaleur du feu dans la direction des peaux.

Un autre homme assis sur un traîneau rapproché du brasier, raccommodait des mocassins.

Vers la droite, un monceau de gravier gelé et un treuil grossièrement bâti indiquaient l’endroit où ils peinaient chaque jour dans leur morne recherche du filon rémunérateur.

À gauche, se dressaient quatre paires de raquettes dénotant le mode de locomotion auquel ils avaient recours une fois sortis de l’emplacement de neige battue du camp.

La chanson populaire souabe résonnait, étrangement touchante sous les froides étoiles du Nord, et attristait les hommes désœuvrés autour du feu, après les fatigues de la journée.

Un malaise obscur et un besoin analogue à la faim envahissaient leurs cœurs et transportaient leurs âmes au Sud, par delà les montagnes, vers les pays du soleil.

— Pour l’amour de Dieu, Sigmund tais-toi ! dit un des hommes d’un ton de reproche.

Ses mains se crispaient douloureusement, mais il les dissimulait dans les plis de la peau d’ours sur laquelle il était étendu.

— Et pourquoi donc, Dave Wertz ? demanda Sigmund. Pourquoi ne chanterais-je pas si le cœur m’en dit ?

— Parce qu’il ne le faut pas, voilà tout. Jette un regard autour de toi, l’ami, et pense à la nourriture dont nous avons souillé nos organes pendant les derniers douze mois et a la façon dont nous avons vécu et trimé comme des bêtes.

Sigmund, l’homme aux cheveux d’or, ainsi sermonné, examina tout ce qui l’entourait, depuis les chiens-loups au pelage givreux jusqu’aux images de vapeur produits par la respiration de ses camarades.

— Pourquoi mon cœur ne serait-il pas gai ? dit-il en riant. Tout va bien ! Quant à la mangeaille…

Il plia le bras et caressa son biceps saillant.

— Et si nous avons vécu et trimé comme des bêtes, n’avons-nous pas été payés comme des rois ? Le filon rend vingt dollars à la batée et nous savons qu’il est profond de huit pieds. C’est un autre Klondike, — nous en sommes sûrs — et Jim Hawes, que voilà à côté de toi, le sait aussi, et il ne s’en plaint pas. Et Hitchcock ! Il coud les mocassins comme une vieille femme et attend ce que l’avenir lui réserve. Il n’y a que toi qui ne puisses attendre et travailler jusqu’au moment du lavage, au printemps. Alors, nous serons tous riches comme des Crésus. Seulement, tu perds patience. Tu veux retourner aux États. Moi aussi ; j’y suis né. Mais je peux attendre, lorsque chaque jour je vois l’or de la batée, jaune comme le beurre dans la baratte. Toi, tu voudrais déjà mener la bonne vie et, comme un gosse, tu pleures pour l’avoir dès maintenant. Bah ! Pourquoi ne chanterais-je pas :

L’an prochain, aux premiers beaux jours,
Je te reviendrai pour toujours.
Et si tu m’as été fidèle,
Je compte t’épouser, ma belle !

Dès que j’aurai fini mon temps
Je ne tarderai pas longtemps
Et si…

L’année prochaine, à la moisson
Je rentrerai dans ta maison,
Et si…

Lorsque les raisins seront murs
Tu me reverras dans ces murs
Et si…

Les chiens, hérissés et grondants, se rapprochèrent en cercle de la lumière du feu.

On entendait un crissement monotone de raquettes, coupé, à intervalles réguliers, par le glissement du talon qu’accompagnait un bruit de sucre qu’on tamise.

Sigmund interrompit son chant pour écarter les bêtes à grand renfort de jurons et de tisons.

Tout à coup, une silhouette couverte de fourrures apparut en pleine lumière et une jeune Indienne, se débarrassant de ses raquettes, rejeta en arrière le capuchon de sa parka en peaux d’écureuil, et resta debout au milieu d’eux.

Sigmund et les autres, étendus sur la peau d’ours, la saluèrent du nom de Sipsu, ainsi que du familier : Hello ! Mais Hitchcock se déplaça sur le traîneau pour qu’elle pût s’asseoir à côté de lui.

— Et comment ça va, Sipsu ? demanda-t-il, parlant comme elle dans un anglais décousu et en chinook[1] corrompu. La faim sévit-elle toujours au camp ? Et le docteur-sorcier a-t-il enfin trouvé pourquoi le gibier manque et pourquoi l’élan a disparu de la contrée ?

— Non, c’est toujours pareil. Il y a fort peu de gibier et nous nous préparons à manger les chiens. Mais le docteur-sorcier a découvert la cause de tous nos maux, et demain il veut sacrifier aux dieux et purifier le camp.

— Quelle est la victime désignée par le sort ? Un nouveau-né ou quelque pauvre diablesse de squaw vieille et tremblante, à charge à la tribu et dont on voudrait se débarrasser ?

— Ce n’est pas ainsi que le sort a parlé. Pour conjurer ce terrible fléau, on a choisi ni plus ni moins que la fille du chef ; moi-même, Sipsu !

— Enfer !

Le mot vint lentement aux lèvres de Hitchcock, puis éclata, plein et sonore, sur un ton qui trahissait l’émotion et la surprise.

— Voilà pourquoi nos pistes se séparent, la tienne et la mienne, continua-t-elle avec calme ; et je suis venue pour que nous puissions nous regarder une fois encore, la dernière.

Elle descendait d’une race inculte, et ses traditions, ainsi que son existence, étaient primitives. Elle considérait la vie d’une façon stoïque et, pour elle, le sacrifice humain était dans l’ordre des choses.

Les puissances qui règlent la lumière du jour et les ténèbres, le courant et la gelée, la naissance des bourgeons et la mort de la feuille, étaient irritées et voulaient être apaisées. Elles le témoignaient de différentes façons, soit par la mort dans l’eau à travers les croûtes de glace perfide, soit par l’étreinte de l’ours grizzly ou par la maladie dévorante qui saisit l’homme dans sa cabane et le fait tousser jusqu’au moment où la vie de ses poumons s’échappe par la bouche et les narines.

C’est ainsi que les dieux réclamaient le sacrifice.

Le docteur-sorcier connaissait leurs secrets, et son choix était infaillible.

C’était tout naturel. La mort frappe de nombreuses manières ; elle n’est, après tout, que la manifestation de la volonté impénétrable des dieux.

Les origines d’Hitchcock étaient plus modernes, ses traditions moins concrètes et son langage moins respectueux. Il dit :

— Mais non, Sipsu ! Tu es jeune et en pleine joie de vivre. Le docteur-sorcier est un fou et sa décision, inique. Cela ne se fera pas !

Elle répondit en souriant :

— La vie n’est pas douce, et pour bien des raisons. D’abord, elle a créé l’un de nous blanc et l’autre rouge, ce qui est injuste ; puis, après avoir fait se rencontrer nos pistes, elle les sépare, et nous n’y pouvons rien. Une fois déjà, les dieux étant courroucés, tes frères sont venus au camp. C’étaient trois hommes vigoureux, et ils dirent, en voyant la victime : « Ce sacrifice n’aura pas lieu. » Mais tous trois périrent peu après, et l’immolation eut lieu tout de même.

Hitchcock fit signe qu’il comprenait, puis, se tournant à demi, éleva la voix :

— Écoutez camarades ! Il se prépare au camp un crime odieux. On va assassiner Sipsu. Que dites-vous de cela ?

Wertz et Hawes se regardèrent, mais aucun d’eux ne desserra les dents.

Sigmund baissa la tête et caressa le chien de berger qu’il tenait entre les genoux. Il avait amené Shep avec lui et était très attaché à l’animal. En fait, certaine jeune fille vers laquelle allaient toutes ses pensées, et dont la photographie qu’il portait dans un médaillon sur la poitrine l’incitait à chanter, lui avait donné le chien en même temps que sa bénédiction, au moment des adieux avant son départ vers le Nord.

— Que dites-vous de cela ? répéta Hitchcock.

— Il se peut que ce ne soit pas si sérieux, répondit Hawes, délibérément. Ce n’est sans doute qu’une imagination de femme.

— Il ne s’agit pas de cela !

Hitchcock sentit la chaleur de la colère l’envahir, devant leur mauvaise foi évidente.

— La question est de savoir si nous les laisserons faire, au cas où ce qu’elle dit est vrai. Qu’allons-nous décider ?

Je ne vois aucune raison pour intervenir, reprit Wertz. C’est la façon d’agir de ces gens, leur religion, et cela ne nous regarde pas. Notre seul souci, c’est de ramasser la poudre d’or et de sortir au plus vite de cette contrée abandonnée de Dieu. Elle ne peut être habitée que par des bêtes. Et que sont ces diables noirs, sinon des bêtes ? D’ailleurs, nous ferions là une sacrée opération.

— C’est aussi mon avis, approuva Hawes.

— Nous voilà quatre, à trois cents milles du Yukon ou d’un blanc. Que pouvons-nous risquer contre une cinquantaine d’Indiens ? Si nous ne voulons pas vivre en bonne intelligence avec eux, il ne nous reste qu’à déguerpir. Si nous préférons nous battre, nous sommes écrasés d’avance. De plus, nous avons tapé dans le filon, et par Dieu ! moi, du moins, je m’y accroche !

— Moi idem, appuya Wertz.

Hitchcock se tourna avec un geste d’impatience vers Sigmund, qui fredonnait :

Lorsque les raisins seront mûrs
Tu me reverras dans ces murs.

— Eh bien ! voici ce que je pense, Hitchcock ! dit-il enfin. Je suis dans le même bateau que les autres. Devant une soixantaine de mâles qui ont pris la décision de tuer cette vierge, nous ne pouvons rien. Un seul assaut, et nous voilà balayés du paysage. Et à quoi cela servirait-il ? Ils auraient la fille tout aussi bien. Il n’est pas prudent de contrecarrer les habitudes d’un peuple, à moins d’être en force.

— Mais nous sommes en force ! interrompit Hitchcock. Quatre blancs valent bien cent Peaux-Rouges. Songe donc à la jeune fille !

Sigmund caressa le chien d’un air pensif.

— Mais je ne fais qu’y songer, à la jeune fille ! Ses yeux sont bleus comme un ciel d’été et rieurs comme la mer étincelante sous le soleil ; sa chevelure est blonde comme la mienne et tressée en nattes aussi épaisses que le bras d’un homme. Depuis de longs jours, elle m’attend là-bas sur une terre meilleure, et maintenant que nous touchons à la fortune, tu penses bien que je ne vais pas l’abandonner.

— Et moi, j’aurais honte de regarder dans les yeux bleus d’une femme alors que mes mains seraient teintes du sang d’une autre aux yeux noirs, ricana Hitchcock, car il avait dans l’âme le sentiment de l’honneur et de la bravoure, ainsi que le désir d’accomplir les choses pour elles-mêmes sans s’arrêter à leurs conséquences.

Sigmund hocha la tête :

— Tu n’arriveras pas à me fâcher, Hitchcock, ni à me faire commettre des folies, sous prétexte que tu es fou toi-même. Il s’agit là d’une affaire à laquelle nous devons réfléchir de sang-froid. Je ne suis pas venu dans ce pays pour m’amuser et, je te le répète, nous sommes trop faibles pour intervenir. Si les choses se passent ainsi, j’en suis navré pour elle, voilà tout. C’est une coutume de son peuple, et le hasard a voulu que nous nous trouvions ici en cette circonstance. Ces gens-là ont fait des sacrifices humains depuis des milliers d’années, ils vont recommencer aujourd’hui, et continueront à perpétuité. D’ailleurs, ils n’appartiennent pas à notre race, pas plus que la nouvelle victime. Décidément, je prends le parti de Wertz et de Hawes, et…

Mais les chiens grondaient et se rapprochaient ; Sigmund s’interrompit, prêtant l’oreille au craquement de nombreuses raquettes.

Les uns après les autres, les Indiens se présentaient gravement dans l’espace illuminé par le feu, hauts et farouches, silencieux dans leurs fourrures et leurs ombres dansaient bizarrement sur la neige.

L’un d’eux, le docteur-sorcier, s’adressa à Sipsu en syllabes gutturales.

Son visage était barbouillé de tatouages barbares, et une peau de loup, dont les crocs étincelants et le museau surmontaient sa tête, pendait sur ses épaules.

Les mineurs restaient silencieux. Sipsu se leva et remit ses raquettes.

— Adieu ! ô mon homme ! dit-elle à Hitchcock.

Mais lui, auprès de qui elle s’était assise sur le traîneau, ne fit pas un geste et ne leva même pas la tête lorsque le cortège s’enfonça dans la forêt blanche.

À l’opposé de bien d’autres, sa faculté d’adaptation, quoique développée, et son large esprit cosmopolite ne lui avaient jamais fait entrevoir une alliance avec les femmes de la terre du Nord. Si le désir lui en était venu, sa philosophie ne l’en aurait pas détourné, mais il n’y avait jamais songé.

Sipsu ? Il s’était plu à bavarder avec elle près des feux du camp, non pas d’homme à femme, mais comme avec un enfant, et comme l’eût fait tout homme de son caractère, sans aucune autre raison que celle de combattre l’ennui d’une morne existence. Rien de plus !

Mais, en dépit de son origine yankee et de son éducation en Nouvelle-Angleterre, il avait en lui certains instincts chevaleresques d’un sang plus chaud, et il était ainsi fait que les côtés matériels de la vie lui semblaient souvent vides de sens, et en contradiction avec ses impulsions les plus intimes.

Donc, il restait là, silencieux, baissant la tête, tandis qu’une force organique, plus vigoureuse que lui-même, grande comme sa race, travaillait en lui.

Ses trois compagnons le regardaient de temps à autre, d’un air interrogateur, et leur attitude trahissait une légère agitation, perceptible, pourtant.

Maintes fois, au cours de leur vie précaire, ils avaient pu constater la vigueur physique de Hitchcock ; aussi restaient-ils vaguement inquiets et curieux de savoir quelle serait sa conduite quand il se déciderait à agir.

Cependant, son silence se prolongeait et le feu touchait à sa fin lorsque Wertz s’étira en bâillant et manifesta l’intention de se coucher.

Alors, Hitchcock se dressa de toute sa taille.

— Que Dieu damne vos âmes au plus profond des Enfers, lâches au cœur de poulet ! Il n’y a plus rien de commun entre nous !

Il parlait d’un ton relativement calme, mais sa force vibrait dans chaque syllabe, et chaque intonation était une menace.

— Allons ! continua-t-il. Partagez ! et de la façon qui vous conviendra le mieux. Je possède un quart des claims[2], ainsi qu’il résulte de nos contrats. Il y a vingt-cinq à trente onces dans le sac, provenant des batées d’essai. Amenez la balance ! Nous allons diviser séance tenante. Toi, Sigmund pèse moi le quart des provisions, et mets-le de côté. Quatre des chiens m’appartiennent, et j’en veux quatre autres. En échange des bêtes, je vous abandonne ma part de l’équipement du camp, ainsi que des outils, et j’ajouterai mes six ou sept onces d’or et mon second revolver 45/90 avec ses munitions. Sommes-nous d’accord ?

Les trois hommes s’éloignèrent pour délibérer.

Quand ils revinrent, Sigmund se fit leur porte-parole :

— Nous partagerons loyalement, Hitchcock, et de chaque chose tu recevras le quart, ni plus ni moins ; c’est à prendre ou à laisser. Nous avons autant besoin des chiens que toi ; tu prendras tes quatre, pas davantage. Et si tu refuses ta part d’équipement et d’outillage, c’est ton affaire ! Si tu la veux, prends-la. Sinon, laisse-la !

— C’est la loi interprétée au pied de la lettre, ricana Hitchcock. Allez toujours… J’accepte. Mais grouillez-vous. Plus tôt j’aurai quitté ce camp et sa vermine, mieux cela vaudra pour moi.

Le partage fut effectué sans autres commentaires.

Hitchcock attacha son maigre bagage sur un des traîneaux, rassembla ses quatre chiens et les harnacha. Il ne toucha ni à sa part d’équipement, ni aux outils, mais il jeta sur le véhicule une demi-douzaine de harnais, tandis que, du regard, il défiait les autres de l’en empêcher.

Ceux-ci, se bornant à hausser les épaules, le virent disparaître dans la forêt.

Un homme rampait sur la neige. Tout autour de lui se projetaient les formes vagues des tentes en peau d’élan.

Ça et là, un chien efflanqué hurlait ou grognait contre son voisin. À un moment, l’un d’eux s’aventura près de l’homme, et celui-ci s’arrêta net. L’animal vint le flairer et se rapprocha encore jusqu’à ce que son nez le touchât.

Alors, Hitchcock (car c’était lui) se retourna brusquement, et sa main dégantée happa la gorge raboteuse de la bête. Le chien s’abattit sous cette étreinte mortelle, et l’homme continua sa route, le laissant là sans vie, le cou tordu, sous le ciel étoilé.

C’est ainsi que Hitchcock parvint à s’approcher de la tente du chef. Il resta longtemps étendu dans la neige, prêtant l’oreille aux voix des occupants et s’efforçant de découvrir l’endroit où se trouvait Sipsu. Sans aucun doute, ils étaient nombreux dans la tente, et les rumeurs qui lui parvenaient laissaient deviner leur grande surexcitation. À la longue, pourtant, il put distinguer la voix de la jeune fille : il rampa autour de la tente, jusqu’à ce qu’il ne fût plus séparé de Sipsu que de l’épaisseur d’un cuir d’élan. Alors, creusant une sorte de tunnel dans la neige, il y glissa la tête et les épaules.

Lorsqu’il sentit l’air chaud de l’intérieur le happer au visage, il s’arrêta et attendit, les jambes et la plus grande partie du corps restant au dehors. Il ne pouvait rien voir, et n’osait se hasarder à lever la tête.

D’un côté se trouvait une balle de peaux qu’il reconnut à l’odeur ; cependant, il s’en assura avec précaution par le toucher. De l’autre côté, sa joue effleurait un vêtement en fourrure, qu’il savait recouvrir un corps. Ce devait être Sipsu. Il aurait voulu qu’elle parlât encore, mais, coûte que coûte, il fallait agir.

Il pouvait entendre le chef et le docteur-sorcier s’entretenir à haute voix, tandis que, dans un coin éloigné, quelque enfant affamé gémissait avant de s’endormir.

Se tournant sur le côté, Hitchcock leva prudemment la tête, écouta la respiration ; c’était celle d’une femme. Il allait risquer le coup.

Il se pressa doucement, mais fermement contre elle, et la sentit sursauter à son contact, puis attendit de nouveau, et bientôt une main tâtonnante se glissa sur sa tête et se reposa dans sa chevelure frisée. L’instant d’après, la main fit tourner son visage et ses yeux rencontrèrent le regard de Sipsu.

Elle était très calme. Changeant de posture sans ostentation, elle posa le coude très haut sur le ballot de fourrures, y appuya son corps et étendit sa parka de façon à le dissimuler complètement. Puis, feignant toujours un geste machinal, elle se pencha sur lui pour lui permettre de respirer entre son bras et sa poitrine. Elle baissa la tête et approcha son oreille des lèvres de Hitchcock.

— Dès que l’occasion se présentera, murmura-t-il, quitte la tente et pars à travers la neige dans la direction du vent, jusqu’au bouquet de sapins, à la courbe du creek. Là, tu trouveras mes chiens et mon traîneau tout équipés pour la piste. Cette nuit même, nous descendrons vers le Yukon et, comme il faudra se hâter, saisis par la toison du cou tous les chiens sur lesquels tu pourras mettre la main et emmène-les jusqu’à mon traîneau.

Sipsu secoua négativement la tête ; cependant, ses yeux brillèrent de fierté et de joie, devant cette grande preuve d’affection. Mais, comme toutes les femmes de sa race, elle avait été habituée, dès l’enfance, à obéir à l’homme et, quand Hitchcock lui eut intimé une deuxième fois l’ordre de partir, bien qu’elle n’eût fait aucune réponse, il savait que sa volonté ferait loi pour elle.

— Ne t’occupe pas des harnais des chiens ajouta-t-il, en se disposant à s’éloigner. Je t’attendrai, mais ne perds pas de temps. Le jour chasse les ténèbres et elles ne s’attardent pas pour plaire à l’homme.

Une demi-heure après, battant la semelle et se frappant les côtes près du traîneau, il la vit arriver, tirant de chaque main un chien récalcitrant. Ses propres bêtes accueillirent leur approche avec fureur et il dut les régaler du manche de son fouet jusqu’à ce qu’elles se fussent calmées. Le vent soufflait vers le camp et il redoutait par-dessus tout le moindre bruit qui trahirait sa présence.

— Attelle-les dans le traîneau, ordonna-t-il, lorsqu’elle eut harnaché les deux bêtes. Je veux mes conducteurs en tête.

Mais à peine eut-elle fini de les atteler, que ses deux chiens, dépossédés de leur place habituelle, se précipitèrent sur ceux de Hitchcock. Bien que celui-ci cherchât à les faire taire à coups de crosse, il s’ensuivit un vacarme qui retentit dans le camp endormi.

— Maintenant, nous allons nous procurer des chiens, tant que nous en voudrons ! remarqua-t-il d’un air farouche, en arrachant une hache placée dans les courroies du traîneau. Harnache tous ceux que je te passerai et, en même temps, surveille l’attelage !

Il avança de quelques pas et attendit entre deux pins. La ruée des chiens du camp troublait déjà la tranquillité de la nuit ; il les guetta.

Un point noir, grandissant à vue d’œil, prit forme sur la mystérieuse étendue de neige. C’était un éclaireur du clan, qui galopait ventre à terre et qui, suivant la coutume des loups, hurlait à ses frères la direction à suivre.

Hitchcock se tenait dans l’ombre ; quand le chien arriva à sa hauteur, il se baissa vivement, lui saisit au vol les pattes de devant et l’envoya rouler dans la neige. Puis, il lui asséna un coup derrière l’oreille et le lança à Sipsu.

Pendant qu’elle se hâtait de le boucler dans les harnais, Hitchcock, à grands coups de sa hache, défendait le passage aux autres chiens jusqu’au moment où une masse velue, éclairée de prunelles luisantes et de crocs blancs, surgit sur la crête. Sipsu ne perdait pas une seconde. Lorsqu’elle eut terminé, Hitchcock fit un saut en avant, saisit et étourdit un second chien et le lui jeta. Trois fois il répéta ce geste et, quand une file de dix chiens grondants fut attelée au traîneau, il cria :

— En voilà assez !

Mais, au même instant, un jeune Indien de la tribu se faufila d’un pied léger entre les chiens, et les rejetant à droite et à gauche, tenta de forcer le passage. La crosse de Hitchcock l’envoya sur les genoux, et il tomba ensuite sur le côté. Le docteur-sorcier, qui arrivait à toute allure, fut témoin de la scène.

Hitchcock commanda alors à Sipsu de partir.

À son cri aigu de : « Marche ! », les bêtes furieuses s’élancèrent droit devant elles et les bonds violents du traîneau faillirent faire perdre l’équilibre à la jeune femme.

Sans aucun doute, les dieux étaient irrités contre le docteur-sorcier, car, à cet instant précis, ils le dirigèrent sur la piste.

Le chien de flèche, marchant sur les raquettes du sorcier, le fit culbuter et les neuf chiens suivants, ainsi que le traîneau, lui passèrent sur le corps.

Mais il se releva bien vite et les événements de la nuit eussent pu tourner différemment si Sipsu, frappant en arrière avec le long fouet des chiens, ne l’avait aveuglé.

Hitchcock courait à toute vitesse pour la rejoindre. Il tomba sur le sorcier qui, encore étourdi par la douleur, restait au milieu de la piste.

Et lorsque ce théologien primitif fut de retour dans la cabane du chef, ses connaissances s’étaient accrues quant à l’efficacité du poing de l’homme blanc. Aussi, quand il prit la parole dans le Conseil, il les engloba tous dans la même haine.

— Debout, fainéants ! Debout ! Le déjeuner sera prêt avant que vous ne soyez chaussés.

Dave Wertz rejeta la peau d’ours, se mit sur son séant et bâilla ; Hawes, s’étirant, s’aperçut qu’il s’était froissé un muscle du bras et le massa, encore à moitié endormi.

— Je me demande où Hitchcock a pu coucher la nuit dernière, dit-il en atteignant ses mocassins, raidis par le froid.

Et, en chaussettes, il se dirigea prudemment vers le feu pour les dégeler.

— Il a mieux fait de partir, ajouta-t-il. Mais tout de même, quel rude travailleur !

— Oui…, mais par trop autoritaire. C’était là son défaut. C’est dommage pour Sipsu. Croyez-vous qu’il tenait beaucoup à elle ?

— Je ne pense pas. C’était pour le principe, voilà tout ! Il trouvait que ce sacrifice était injuste et, de fait, il n’avait pas tort : mais nous n’avions pas à nous mêler de cette histoire pour nous faire balayer de la plaine avant notre temps !

— Un principe reste un principe et a parfois du bon, mais il vaut mieux le laisser chez soi quand on part pour l’Alaska. Pas vrai ?…

Wertz avait rejoint son camarade, et tous deux s’occupaient à rendre la souplesse à leurs mocassins gelés.

— Crois-tu que nous aurions bien fait de nous fourrer dans cette affaire ?

Sigmund secoua la tête. Il était affairé. Un jet d’écume venait de monter de la cafetière, et le lard avait besoin d’être retourné. En outre, il songeait à la jeune fille aux yeux miroitants comme les vagues au soleil, et il fredonnait doucement.

Ses camarades échangèrent un sourire et se turent.

Bien qu’il fût sept heures passées, il leur restait encore trois heures à attendre le lever du jour. L’aurore boréale avait disparu du firmament, et le camp ressemblait à une oasis de lumière au milieu des ténèbres. Dans cette clarté, les silhouettes des trois hommes se découpaient nettement.

Sigmund, enhardi par le silence, éleva la voix et entonna la dernière strophe de la vieille chanson :

Lorsque les raisins seront mûrs…

Au même instant, la nuit fut déchirée par une salve crépitante de coups de fusil.

Hawes poussa un gros soupir, fit un effort pour se lever, puis s’affaissa. Wertz tomba sur le coude, la tête penchée. Il fut à demi suffoqué et un flot noir jaillit de sa bouche. Et Sigmund, l’homme à la chevelure d’or, la gorge encore vibrante de la chanson, leva les bras et s’abattit en travers du brasier.

Le docteur-sorcier avait les yeux sérieusement pochés, et cela ne contribua pas à le rendre accommodant ; car il se querella avec le chef pour la possession du fusil de Wertz et préleva sur le sac de haricots une part plus grande que celle qui lui revenait. En outre, il s’appropria la peau d’ours, ce qui provoqua des murmures parmi les hommes de la tribu. Enfin, il essaya de tuer le chien que la jeune fille aux yeux bleus avait offert à Sigmund, mais l’animal se déroba et le sorcier tomba dans le puits et se démit l’épaule sur le seau.

Quand le pillage du camp fut consommé, les Indiens revinrent à leurs tentes et il y eut de grandes réjouissances parmi les femmes.

Peu après, un troupeau d’élans apparut sur les hauteurs, du côté du sud, et fut abattu par les chasseurs ; le docteur-sorcier vit croître sa renommée, et les hommes de la tribu se chuchotaient qu’il avait la parole au Conseil des dieux.

Mais plus tard, lorsque tous furent partis, le chien de berger se glissa vers le camp abandonné et, pendant toute une nuit et tout un jour, il hurla à la mort.

Puis il disparut.

Et de nombreuses années ne s’étaient pas écoulées que les chasseurs indiens remarquèrent un changement dans la race des loups de forêt : ils portaient des taches de couleurs claires et bigarrées, comme aucun loup n’en avait présenté jusqu’alors.


  1. Jargon indien dans lequel entrent des mots français et anglais
  2. Concessions de mines