Yan, l’irréductible

Traduction par Louis Postif.
En pays lointainG. Crès (p. 33-46).

YAN, L’IRRÉDUCTIBLE

Car il n’y a pas de loi, ni de Dieu, ni des hommes,

Qui vaille au nord du 53e degré de latitude.

Yan roula à terre, jouant des pieds et des mains, dans un mutisme farouche. Deux des trois hommes qui s’accrochaient à lui se criaient des ordres, et tentaient de maîtriser ce démon trapu et velu qui ne cessait de gigoter. Le troisième poussa soudain un hurlement. Son doigt était pris entre les dents de Yan.

— Assez blagué, Yan, calme-toi ! s’écria Bill le Rouge d’une voix entrecoupée. En même temps, il serrait le coup de Yan à l’étrangler. Que diable ! ne peux-tu te laisser pendre sans faire tous ces embarras ?

Mais Yan ne lâchait pas le doigt, et continuait à se tortiller sur le sol de la tente, au grand dommage des pots et des poêlons.

— Vous n’êtes pas un gentleman ! représenta Taylor, dont le corps suivait le doigt, et qui se pliait à tous les soubresauts de la tête de Yan. Vous avez tué M. Gordon, le plus brave et le plus honnête homme qui ait jamais battu la piste derrière les chiens. Vous n’êtes qu’un assassin, et il ne vous reste aucune dignité.

— Tu n’es plus un frère, reprit Bill le Rouge, autrement tu nous laisserais te passer la corde au cou, sans résistance. Allons, Yan, sois chic avec les copains. Tu nous as assez ennuyés. Cesse tes grimaces, que nous puissions te pendre proprement et en un tournemain. Ensuite, on n’en parlera plus.

— Hardi, les gars ! brailla Lawson, l’ancien matelot.

— Fourrez-lui la tête dans le pot aux haricots et appuyez ferme !

— Et mon doigt, Monsieur ? protesta Taylor.

— Tu nous barbes avec ton doigt ! il nous gêne rudement.

— Mais je ne peux pas le retirer, Monsieur Lawson, il est toujours dans la gueule du type et il me l’a à moitié chiqué.

— Attention aux étais !

Au moment où Lawson lançait son cri d’avertissement, Yan était parvenu à se relever à demi, et les quatre hommes aux prises se bousculèrent à travers la tente dans un pêle-mêle de peaux et de couvertures qui mit à découvert le corps d’un homme inanimé portant au cou la trace sanguinolente d’une balle.

L’accès de folie de Yan était cause de tout cela, cette folie qui s’empare de l’homme qui, ayant dépouillé depuis longtemps le grossier vernis de la civilisation pour se vautrer dans la rudesse primitive, voit un jour se dresser, dans son imagination, les vallées fertiles de son pays natal et sent pénétrer dans ses narines le parfum du foin coupé, de la verdure, des fleurs et de la terre fraîchement labourée.

Pendant cinq années glaciales, sa démence avait eu le temps de germer au cours de son pénible labeur le long du fleuve Stewart, à Forty Mile, Circle City, Koyukuk, Kotzebue. Elle avait atteint son point culminant à Nome, non la ville aux grèves d’or et aux sables rouges, mais la Nome de 97, avant le lotissement de la Cité de l’Enclume, ou l’organisation du district de l’Eldorado.

John Gordon, Yankee de naissance, aurait dû faire preuve de plus de discernement. Pourquoi avait-il lâché le mot blessant juste à un moment ou Yan, torturé par la nostalgie, grinçait des dents, et où ses yeux, injectés, lançaient des flammes ?

Il en était plus avancé ! La tente sentait à présent la poudre ; un homme gisait immobile, et un autre se débattait comme un rat acculé, en refusant de se livrer à ses camarades, pour être pendu de la façon discrète préconisée par eux.

— Si vous vouliez bien me le permettre, Monsieur Lawson, avant de continuer ce vacarme, je vous indiquerais un excellent moyen pour forcer cette vermine à desserrer les dents. Il ne veut ni me trancher le doigt, ni me le lâcher. Il a l’astuce du serpent, Monsieur, l’astuce du serpent !

— La hachette ! vociféra le matelot, la hachette ! Il glissa le tranchant près du doigt de Taylor, et pesa sur les dents de l’homme. Yan tenait bon, et respirait par le nez, en soufflant comma un phoque.

— Hardi tous ! Ça y est !

— Merci bien, Monsieur. Quel soulagement !

Et M. Taylor se mit en devoir d’immobiliser, à pleins bras, les jambes de la victime qui s’agitait éperdument.

Mais, Yan, ensanglanté, écumant, jurant, persistait dans sa rage féroce. Ses cinq années de glaces semblaient s’être transformées d’un coup en un feu infernal. Le groupe chancelait de ci de là, haletait, suait comme un monstre cyclopéen et multipède, jailli des profondeurs de la planète. La lampe fut renversée, s’éteignit en grésillant, et la scène ne fut plus éclairée que par le jour crépusculaire de midi dont la lueur arrivait à peine à percer la toile souillée de la tente.

— Pour l’amour de Dieu ! Yan ! supplia Bill le Rouge, reprends tes esprits. Nous ne voulons ni te faire du mal, ni te tuer, ni rien de tout ça, simplement te pendre. Tu fais un raffut et un gâchis, que c’en est effrayant. Et dire que nous avons pris la piste ensemble, et tu me traites de la sorte ! Je n’aurais jamais cru cela de toi, Yan !

— Il a trop de sillage ! Amarre-lui les guiboles, Taylor, et hale dessus !

— Oui, Monsieur… monsieur Lawson. Quand je vous préviendrai, portez tout votre poids sur lui

Le Kentuckien tâtonna autour de lui dans l’obscurité.

— Allez-y maintenant, Monsieur, c’est le moment !

Un mouvement de houle et deux cent cinquante kilos de chair humaine oscillèrent et vinrent s’abattre contre les parois de la tente ; les piquets s’arrachèrent, les cordes cédèrent, et la toile s’affaissa, enveloppant la mêlée dans ses plis graisseux.

— Tu ne fais qu’aggraver ton cas ! poursuivit Bill le Rouge, en enfonçant ses pouces dans un gosier velu dont il avait réussi à terrasser le propriétaire. Tu crois que tu ne nous a pas assez embêtés ? Il va nous falloir maintenant perdre une demi-journée à tout remettre en place, quand nous t’aurons hissé en l’air.

— Lâchez-moi ! Je vous en prie, Monsieur, bredouilla Taylor.

Bill le Rouge desserra son étreinte en grommelant, et les deux hommes rampèrent vers le dehors. À ce moment, Yan réussit à se débarrasser du matelot, et détala à travers la plaine neigeuse.

— Allez ! flemmards du diable ! Buck ! Bright ! Cherche ! Attrape ! Attrape ! cria Lawson en s’élançant à la poursuite du fuyard.

Buck et Bright, suivis de tous les autres chiens, eurent bientôt rejoint et cerné le meurtrier.

Cette course n’avait aucune raison d’être ; il était aussi futile pour Yan de chercher à fuir, que pour les autres de vouloir l’en empêcher. D’un côté s’étendait le désert, de l’autre la mer gelée. Sans provisions, sans abri, il ne pouvait aller bien loin.

Il eût été plus simple d’attendre son retour, que la faim et le froid rendaient inévitable. Mais ces hommes ne prenaient pas le temps de réfléchir. Une sorte de démence s’était emparée d’eux. D’ailleurs, le sang avait coulé et en eux parlait, tenace et brûlante, la soif du sang.

« La vengeance m’appartient, » a dit le Seigneur, et cela sous les climats tempérés où le soleil ardent amollit l’énergie humaine. Mais dans le Northland, la prière n’est efficace qu’appuyée de muscles solides, et, de longue date, les hommes ne comptent plus que sur eux-mêmes. On leur a affirmé que Dieu était partout, alors qu’en réalité il obscurcit le pays la moitié de l’année, afin, semble-t-il, qu’on ne puisse le repérer : alors ils tâtonnent dans les ténèbres. Quoi d’étonnant à ce qu’ils aient parfois des doutes sur les préceptes du Décalogue qu’ils estiment inefficaces dans ce pays ?

Yan fuyait éperdument, sans but, sous l’empire d’une seule idée : « vivre ». Vivre ! Exister ! Buck fila comme une flèche grise, mais le manqua. L’homme le frappa comme un fou et trébucha. Alors, les crocs luisants de Bright se refermèrent sur son cou, et il s’abattit.

Vivre ! Exister ! Il continua de lutter, sauvagement, noyau d’une mêlée d’hommes et de chiens. Son poing gauche était crispé dans le dos d’un chien-loup, tandis que son bras entourait le cou de Lawson, en sorte que chaque effort du chien contribuait à suffoquer un peu plus l’infortuné matelot. La main droite de Yan disparaissait dans la toison bouclée de Bill le Rouge. Quant à M. Taylor, il gisait cloué au sol, réduit à l’impuissance par le poids des autres.

La situation était sans issue ; car la rage de Yan lui donnait une force prodigieuse. Tout à coup, sans motif apparent, il relâcha ses diverses prises et s’étendit tranquillement sur le dos. Ses adversaires se dégagèrent et se redressèrent.

Yan ricana avec malice.

— Mes amis, dit-il, vous m’avez demandé d’être aimable. Maintenant, je le suis. Que voulez-vous de moi ?

— Allons ! cela va mieux, Yan. Calme-toi, répondit gentiment Bill le Rouge. Je savais bien que tu ne tarderais pas à retrouver ton bon sens. Calme-toi, et nous allons liquider gentiment notre petite affaire.

— Quoi ? Quelle affaire ?

— Eh bien ! te pendre, voyons. Et tu devrais remercier ta bonne étoile d’être tombé sur un gars qui s’y connaît. C’est une opération que j’ai faite plus d’une fois aux États, et je la réussis à merveille.

— Pendre qui ? Moi ?

— Dame !

— Ah ! Ah ! Écoutez-le divaguer ! Donne-moi la main, Bill, que je me relève, et que j’aille me faire pendre.

Il se remit péniblement sur pied, et jeta les yeux autour de lui.

– Herr Gott ! Vous l’entendez ? Il voudrait me pendre ! Ho ! ho ! ho ! Viens-y donc !

– Eh bien ! nous allons voir ! tête de Souabe ! reprit ironiquement Lawson, tout en coupant une sangle de traîneau qu’il enroula avec un soin qui ne disait rien de bon. Le juge Lynch préside le tribunal aujourd’hui !

– Un moment ! s’écria Yan, et il se recula vivement du nœud coulant qu’on lui présentait. J’ai quelque chose à demander et une importante proposition à faire. Kentucky, sais-tu ce que c’est que le juge Lynch, toi ?

– Oui, Monsieur, c’est une institution ancienne et respectée d’hommes libres et de gentlemen. La corruption peut se cacher sous la toge d’un magistrat, Monsieur, mais on peut toujours faire confiance au juge Lynch, pour rendre la justice sans frais d’audience. Il se peut que des gens vendent la loi et que d’autres l’achètent, mais, dans ce pays éclairé, la justice est aussi libre que l’air que nous respirons, aussi puissante que la liqueur que nous buvons, aussi expéditive que…

– Abrège ! que nous sachions ce qu’il veut ! interrompit Lawson, troublant la péroraison du discours.

– Eh bien Kentucky ! réponds-moi. Quand un individu en tue un autre, le juge Lynch le pend-il ?

– Si sa culpabilité est suffisamment prouvée, oui, Monsieur !

– Et dans ton cas, Yan, les preuves abondent pour en faire pendre une douzaine ! jeta Bill le Rouge.

— T’en fais pas, Bill. Je causerai après avec toi. C’est autre chose que je veux savoir de Kentucky… Et si le juge Lynch ne pend pas cet individu, qu’est-ce qui arrive ?

— Dans ce cas, l’homme est libre, et ses mains sont lavées du sang qu’il a versé. De plus, Monsieur, il est dit pour mémoire dans le texte de notre grande et glorieuse Constitution, que nul ne peut être poursuivi, au péril de sa vie, deux fois pour un seul et même crime, ni en fait ni en paroles.

— Et on n’a pas le droit de tirer sur lui, de l’assommer à coups de bâton ou de lui faire autre mal ?

— Non, Monsieur !

— Bon ! Vous entendez ce que dit Kentucky, têtes de pioches que vous êtes tous ! Maintenant, c’est à Bill que je m’adresse Tu connais ton affaire. Bill, et tu vas me pendre tout chaud, n’est-ce pas ? Qu’en dis-tu ?

— Tu peux parier sur ta vie, Yan, que si tu ne nous cherches plus d’histoires, tu auras lieu d’être satisfait de mon travail. Je sais y faire.

— Tu as de la tête, Bill, et tu as retenu pas mal de choses. Alors, tu sais que deux et un font trois, pas vrai ?

Bill en convint d’un signe de tête.

— Quand tu as deux choses, ce n’est pas trois, pas vrai ? Alors suivez-moi bien, et je vais m’expliquer. Pour une pendaison, il faut trois choses : il faut avoir l’homme. Et d’une ! C’est moi. Il faut une corde. Ça fait deux ! C’est Lawson qui la tient. La corde doit être attachée à quelque chose. Et de trois ! Promenez vos yeux sur le paysage et cherchez cette troisième chose. Hein ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

Machinalement, tous les regards balayèrent la plaine de neige et de glace. C’était une surface uniforme, sans contrastes ni saillies, triste, désolée et désespérément monotone, puis la mer encombrée de glaces, la pente douce du rivage, avec, comme fond, des collines basses, et sur tout cela la neige étendait son manteau.

– Ni arbres, ni étais, ni cabanes, et de poteaux télégraphiques pas davantage, gémit Bill le Rouge, rien d’assez fort ni d’assez grand pour faire quitter terre aux orteils d’un homme de cinq pieds ! J’abandonne la partie ! Et il examina avec regret la portion de l’anatomie de Yan placée entre la tête et les épaules. J’abandonne, répéta-t-il tristement à Lawson. Jette ta corde. Dieu n’a jamais voulu créer cette contrée pour les nécessités de la vie, voilà un fait manifeste.

Yan se mit à ricaner triomphalement.

— Je pense que je puis aller fumer une pipe dans la tente ?

— Les faits te donnent raison, Yan, mon fils, reprit Lawson, mais tu n’es qu’une gourde, et ceci, sache-le, ne fait pas l’ombre d’un doute. C’est aux gens de mer de venir vous donner des leçons, à vous, tas de croquants. Savez-vous ce que c’est qu’une paire de ciseaux ? Eh bien ! pigez-moi ça !

Sans perdre de temps, le matelot exhuma une paire de longues rames du tas d’objets hétéroclites qu’ils avaient fourrés dans leur bateau au début de l’hiver. Il les attacha ensemble, à peu près à angle droit, par l’extrémité des palettes. Il enfonça les poignées dans la neige jusqu’au sable. Puis, au point d’intersection, il attacha deux cordes de tentes, fixa l’une d’elles à un bloc de glace et tendant l’autre à Bill le Rouge :

— Voilà, mon gars ! Attrape ça et débrouille-toi !

— Non ! non ! s’écria, Yan, en reculant et montrant les poings : ça n’a rien à faire ! Je ne veux pas être pendu. Approchez, tas de brutes, que je vous rosse tous l’un après l’autre. Vous allez voir ce que c’est qu’un diable. Je me ferai tuer, plutôt que de me laisser pendre.

Et il vit avec horreur sa potence se dresser en l’air.

Le marin et les deux autres hommes bondirent sur le meurtrier, fou de rage. Tous trois roulèrent et se débattirent furieusement dans la neige qu’ils creusaient jusqu’au sol. Leur lutte inscrivait sur la page blanche de la nature un chapitre de la tragédie humaine.

Chaque fois qu’il pouvait s’en saisir, Lawson ligotait une main ou un pied de Yan. Ruant, griffant, jurant, il finit, pouce après pouce, par être réduit à l’impuissance, ficelé et traîné à l’endroit où les rames inexorables étaient plantées dans la neige comme un compas gigantesque.

Bill le Rouge ajusta le nœud coulant, et lui plaça la boucle sous l’oreille gauche, à l’instar du bourreau. M. Taylor et Lawson empoignèrent l’autre corde, n’attendant que l’ordre de hisser. Bill s’attardait à contempler son œuvre avec une satisfaction d’artiste.

— Herr Gott ! Regardez donc !

L’intonation de terreur qui perçait dans la voix de Yan les fit tous se détourner.

La tente aplatie s’était soulevée et, dans le crépuscule grandissant, elle tendait des bras fantomatiques, et titubait dans leur direction.

Mais au même instant, John Gordon, ayant enfin trouvé une issue, en sortait.

– Quel sacré !…

Sa voix s’étrangla dans sa gorge quand il aperçut la scène.

— Hé là ! Je ne suis pas mort ! hurla-t-il, en s’avançant furieux vers le groupe.

— Permettez-moi, monsieur Gordon, de vous féliciter pour vous en être si bien tiré, aventura M. Taylor.

— Il était moins cinq, juste moins cinq !

— Au diable tes félicitations ! J’aurais aussi bien pu crever et pourrir ! Je ne vous dois aucun merci, bande de…

Et là-dessus, les sentiments de John Gordon se traduisirent en un torrent tumultueux de mots anglais, élégants, véhéments, accusateurs, et comprenant uniquement des explétifs et des épithètes.

— Il m’a simplement marqué, ajouta-t-il, après avoir déversé sa rancune. Tu as déjà marqué du bétail, Taylor ?

— Oui, Monsieur, plus d’une fois, là-bas, dans le Pays de Dieu.

— Eh bien ! c’est précisément ce qui m’est advenu. La balle n’a fait que m’effleurer la base du crâne en haut de l’échine. J’ai été étourdi, mais il n’y a pas de bobo.

Il se tourna vers l’homme garrotté.

— Debout Yan ! Je vais t’en mettre tant que tu pourras en encaisser, ou tu vas me faire des excuses. Déblayez la place, vous autres !

— Pas du tout ! Déliez-moi, et vous allez voir ! répliqua Yan l’irréductible, dont le démon intérieur restait indompté. Quand je t’aurai rossé, ce sera le tour des autres abrutis, l’un après l’autre, et tous tant qu’ils sont !