Du Juste (trad. Souilhé)

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Du Juste
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 3e  partiep. 13-25).

DU JUSTE



SOCRATE, UN ANONYME

372Peux-tu me dire ce qu’est le juste ? Ne te semble-t-il pas que la question mérite d’être discutée[1] ?

Je le crois tout à fait.

Qu’est-ce donc ?

Serait-ce autre chose que ce que la coutume consacre comme juste ?

Ne me réponds pas ainsi. Mais voyons : si tu me demandais ce qu’est l’œil, je te dirais : ce par quoi nous voyons, et si tu me priais de te le montrer, je te le montrerais ; si tu me demandais : à quoi donne-t-on le nom d’âme, je te dirais : à ce par quoi nous connaissons, et si tu me demandais encore ce qu’est la voix, je te répondrais : ce par quoi nous parlons. À ton tour, exprime-toi de cette manière : est juste ce par quoi nous faisons telle chose, comme je viens de te le demander.

Je suis embarrassé pour te répondre ainsi.

Eh bien ! puisque tu ne le peux de cette façon, peut-être par cet autre biais arriverons-nous plus facilement. Voyons, à quoi nous référons-nous pour discerner ce qui est plus grand de ce qui est plus petit ? N’est-ce pas à la mesure ?

Oui.

Et avec la mesure, à quel art ? N’est-ce pas à la métrétique ?

373Oui, à la métrétique.

Et pour distinguer ce qui est léger de ce qui est lourd ? N’est-ce pas au poids ?

Oui.

Et avec le poids, à quel art ? À l’art de peser, n’est-ce pas ?

Sans aucun doute.

Et alors, pour discerner ce qui est juste de ce qui est injuste, à quel instrument nous référons-nous, et avec l’instrument, à quel art de préférence ? Même sous cette forme, cela ne te paraît-il pas encore bien clair ?

Non.

Reprenons donc de cette autre manière. Quand nous ne sommes pas d’accord sur ce qui est plus grand ou plus petit, qui tranche pour nous ? Les mesureurs, n’est-ce pas ?

Oui.

bEt quand il s’agit de quantité grande ou petite, qui tranche ? Ce sont les calculateurs ?

Évidemment.

Et lorsque c’est au sujet du juste ou de l’injuste que nous ne sommes pas d’accord, à qui nous adressons-nous, quels sont ceux qui tranchent pour nous dans tous les cas ? Réponds.

Veux-tu parler des juges, Socrate ?

Bien, tu as trouvé. Allons, essaie donc maintenant de répondre à cette nouvelle question. Comment s’y prennent les mesureurs pour juger de ce qui est grand et de ce qui est petit ? Ne mesurent-ils pas ?

Si.

Et pour discerner ce qui est lourd de ce qui est léger ? Ne pèse-t-on pas ?

On pèse assurément.

Et pour ce qui concerne les quantités grandes ou petites ? Ne compte-t-on pas ?

Si.

cEt alors, pour ce qui concerne le juste et l’injuste ? Réponds.

Je ne sais.

On parle, n’est-ce pas[2] ?

Oui.

C’est donc en parlant que les juges tranchent pour nous, quand ils se prononcent sur le juste et l’injuste ? possèdent l’injustice ? ou est-ce malgré eux ? Je veux dire : penses-tu qu’ils commettent l’injustice et sont injustes le voulant bien, ou sans le vouloir ?

Sans doute le voulant bien, Socrate, car ils sont mauvais.

Et, d’après toi, c’est volontairement que les hommes sont méchants et injustes ?

Mais oui. Pas pour toi ?

Non, si du moins il faut en croire le poète.

Quel poète ?

Celui qui a dit :

Nul n’est volontairement malheureux, ni involontairement heureux[3].

Mais, Socrate, le vieux proverbe a raison qui prétend que les poètes mentent souvent[4].

bJe serais surpris si dans ce cas notre poète mentait. Au reste, as-tu le temps ? Nous pourrions examiner s’il ment ou dit la vérité.

J’ai le temps.

Eh bien ! qu’est-ce qui est juste, d’après toi, mentir ou dire la vérité ?

Dire la vérité, évidemment.

Mentir est donc injuste ?

Oui.

Et s’il s’agit de tromper ou de ne pas tromper ?

Ne pas tromper, sans aucun doute.

Tromper est donc injuste ?

Oui.

Et encore, est-ce nuire qui est juste, ou rendre service ?

Rendre service.

Nuire est donc injuste ?

Oui.

cDonc, dire la vérité, ne pas tromper, rendre service, voilà ce qui est juste ; mentir, au contraire, nuire, tromper, voilà l’injuste.

Par Zeus, c’est absolument cela.

Et même s’il s’agit des ennemis ?

Oh ! nullement.

Mais il est juste de nuire aux ennemis, injuste de leur rendre service[5] ?

Oui.

Donc, il est juste de les tromper, et ainsi de leur nuire ?

Pourquoi pas ?

De plus, mentir pour les tromper et pour leur nuire, n’est-ce pas juste ?

Si.

dEt encore, aider ses amis, ne concèdes-tu pas que ce soit juste ?

Évidemment.

En ne les trompant pas, ou en les trompant, si c’est pour leur intérêt ?

Même en les trompant, par Zeus.

Il est donc juste de leur être utile en les trompant. Mais pas en mentant, ou même en mentant ?

Même en mentant, c’est juste.

D’où il est manifeste que mentir et dire la vérité est à la fois juste et injuste.

Oui.

De même ne pas tromper et tromper sont juste et injuste

C’est manifeste.

De même, nuire et rendre service est juste et injuste.

Oui.

eCes mêmes choses, manifestement, sont donc toutes justes et injustes.

Je le crois aussi.

Écoute : j’ai un œil droit et un œil gauche comme tout le monde ?

Oui.

Une narine droite et une narine gauche ?

Assurément.

Une main droite et une main gauche ?

Oui.

Eh bien ! puisque ces mêmes parties de mon corps, tu les appelles les unes droites et les autres gauches, si je te demandais lesquelles, ne pourrais-tu me répondre : celles qui sont de ce côté sont droites, celles qui sont de cet autre sont gauches ?

Si.

Fais-en autant ici. Puisque tu donnes aux mêmes choses tantôt le nom de justes, tantôt le nom d’injustes, peux-tu me dire lesquelles sont justes, 375lesquelles injustes ?

À mon avis, toutes celles qui sont faites à propos et au moment propice[6] sont justes, et celles qui sont faites hors de propos sont injustes.

Ton idée est bonne. Donc celui qui accomplit toutes ces actions à propos agit justement, celui qui les accomplit hors de propos, injustement ? Oui.

Par conséquent, l’un accomplissant les actions justes est juste, l’autre accomplissant des actions injustes est injuste ?

C’est cela.

Mais quel est celui qui peut, à propos et au moment propice tailler et brûler, ou faire maigrir[7] ?

Le médecin.

bParce qu’il sait, ou pour une autre raison ?

Parce qu’il sait.

Et qui peut à propos bêcher, labourer, planter ?

L’agriculteur.

Parce qu’il sait, oui ou non ?

Parce qu’il sait.

N’en est-il pas ainsi de toute chose ? Celui qui sait est capable de faire ce qu’il faut, quand il le faut et au moment propice, et celui qui ne sait pas en est incapable ?

Il en est ainsi.

Et alors, pour ce qui est de mentir, de tromper, de rendre service, celui qui sait est capable d’accomplir toutes ces actions quand c’est à propos cet au moment propice : celui qui ne sait pas, non[8] ?

Tu dis vrai.

Donc celui qui fait tout cela à propos est juste ?

Oui.

Et c’est grâce à la science qu’il fait tout cela.

Sans aucun doute.

C’est donc par la science qu’est juste celui qui est juste.

Oui.

Mais l’injuste, n’est-ce pas par le contraire du juste qu’il est injuste ?

Il le semble.

Or, le juste est juste par la sagesse.

Oui.

C’est donc par l’ignorance que l’injuste est injuste.

Apparemment.

Il y a donc toute chance pour que cette sagesse que nous ont léguée nos ancêtres, ce soit la justice[9], et que le nom d’ignorance recouvre dl’injustice.

Apparemment.

Mais est-ce volontairement que les hommes sont ignorants ou involontairement ?

Involontairement.

C’est donc involontairement aussi qu’ils sont injustes ?

Il semble.

Et les injustes sont mauvais ?

Oui.

C’est donc involontairement qu’on est mauvais et injuste.

Oui, absolument.

Et c’est parce qu’ils sont injustes qu’ils commettent l’injstice ?

Oui.

Donc, par quelque chose d’involontaire ?

Tout à fait.

Or, ce n’est pas par de l’involontaire que le volontaire se produit.

Assurément non.

Et c’est parce qu’on est injuste qu’on produit l’acte injuste.

Oui.

Mais le fait d’être injuste est involontaire ?

Involontaire.

Par conséquent, c’est involontairement qu’on commet l’injustice et que l’on est injuste et méchant.

Involontairement, du moins à ce qu’il semble.

Donc, il ne mentait pas en cela, le poète ?

Apparemment non.
  1. La façon d’engager le débat rappelle le début de Minos. On pourra comparer cette première page avec Minos 313 et 314 a, b. Cela permettra de se rendre compte des procédés mis en œuvre dans les écoles de rhéteurs.
  2. Voir pour tout ce passage République, IX, 582 d : les λόγοι sont l’instrument utilisé par le philosophe pour juger de ce qui convient ou non.
  3. On ignore de quel poète il s’agit. En tout cas l’aphorisme est ancien. Aristote le cite dans Éth. Nicom. Γ, 7, 1113 b, 14, et Socrate l’interprète d’après sa propre doctrine, suivant laquelle on ne peut volontairement commettre l’injustice (cf. Lois, IX, 860 d). Mais le sens primitif était, sans doute, différent, et πονηρός, qui s’oppose ici à μάκαρ, a certainement sa signification originelle de malheureux (cf. v. g. Hésiode, fr. 43, 5), plutôt que celle de méchant, sans quoi le contraste cherché par l’auteur n’existerait plus entre les deux parties du dicton.
  4. D’après le scoliaste, ce proverbe stigmatise les poètes qui mentent par cupidité et par flatterie : tandis que jadis ils disaient la vérité, lorsqu’on s’est mis à instituer des concours et à proposer des récompenses, ils ont préféré feindre et raconter des choses inexactes, afin de se concilier la faveur du public. Le même proverbe aurait été rappelé par Solon dans ses Élégies et par Philochoros, dans son Livre I des Atthides. Au livre II de la République, Platon s’élève contre les mensonges des poètes concernant les légendes des dieux (381 c, d).
  5. Cette théorie relativiste de la justice est exposée par le Socrate des Mémorables (IV, 2, 13 et suiv.), mais ce n’est point du tout la doctrine du Socrate platonicien, qui refuse de regarder comme juste un acte nuisible à qui que ce soit, ami ou ennemi (Républ. I, 332 d-336. Voir la conclusion de tout le débat à propos de la parole de Simonide, 335 e. Cf. également la protestation du Criton, 49 a et suiv.).
  6. La notion de καιρός, norme du bien, est courante chez les moralistes grecs. Elle est, sans doute, une transposition de la notion médicale : le καιρός est le juste milieu, le point précis en deçà et au delà duquel l’équilibre est rompu dans le corps (Cf. Hippocrate : περὶ τόπων τῶν κατὰ ἄνθρωπον, Littré VI, 339, 44). Platon identifie le καιρός et le δέον à la mesure morale, qui apporte partout où elle s’introduit beauté et bonté (Politique 283 c-285 c).
  7. Platon, dans Gorgias 522 a, a des expressions semblables pour désigner l’œuvre des médecins.
  8. Voir dans Alcibiade II (145 a, b) la définition du φρόνιμος : celui qui sait quand, comment et dans quelle mesure il convient d’agir. Toutes ces déter­minations concrètes ont passé dans la notion morale de μεσότης élaborée par Aristote : τὸ δ’ ὅτε δεῖ καὶ ἐφ’ οἷς καὶ πρὸς οὒς καὶ οὖ ἕνεκα καὶ ὡς δεῖ, μέσον τε καὶ ἄριστον, ὅπερ ἐστὶ τῆς ἀρετῆς (Eth. Nicom. Β, 5, 1106 b, 21 et suiv. Voir Γ, 10, 1115 b, 7).
  9. Sur l’identification de la justice et de la σοφία, cf. Platon, Républ. I, 350 c et Xénophon, Mémorables III, 9, 5.