Du Juste (trad. Souilhé)/Notice

Notice sur Du Juste
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 3e  partiep. 7-11).
◄  Clitophon
Du Juste  ►

NOTICE


I

LE SUJET ET LA DATE DU DIALOGUE

Le Περὶ δικαίου ne se trouve pas mentionné dans les catalogues des écrits platoniciens qui nous ont été conservés par ne Laërce. Il ne nous est guère possible aujourd’hui de nous expliquer sa présence parmi les manuscrits[1]. Mullach prétend qu’Isidore de Péluse ferait allusion à ce dialogue dans une lettre au sophiste Harpocrate et l’attribuerait à Platon[2]. Mais le texte d’Isidore est vraiment trop général et peut s’appliquer tout aussi bien à d’autres ouvrages[3]. En tout cas, la question d’authenticité ne se pose même pas et nul n’a jamais été tenté de restituer à Platon une dissertation aussi insignifiante.


Le thème. — Sans aucun préambule pour situer le lieu ou les circonstances de la discussion, Socrate impose à son disciple anonyme[4] le thème que l’on développera. Il s’agit de déterminer la nature de la justice. À l’aide d’une série d’exemples, le maître indique le caractère d’une bonne définition. Il faut chercher à grouper tous les cas particuliers sous l’unité d’un concept. Ici, on s’efforcera de découvrir la norme commune qui permet d’attribuer à nos actions la qualité de justes (373 a). La question de méthode éclaircie, on entre au cœur du sujet et on se demande :

1o  Quel instrument sert à distinguer le juste de l’injuste. L’enquête amène à conclure que la parole, le discours aident à opérer un tel discernement (373 a-d).

2o  Quelle est la nature de l’objet ainsi distingué (373 d-e). Comme le disciple avoue son embarras, Socrate assigne un point de vue sous lequel on examinera le problème : est-on, oui ou non, injuste sciemment, et faut-il en croire le poète, quand il dit : nul n’est méchant volontairement ? Ce thème va servir de base à la discussion et, par une série d’exemples, on établira la proposition suivante : ce qu’on appelle injuste, par exemple, tromper, mentir, nuire… peut être juste ou injuste suivant les circonstances de temps, de lieu, de personnes. Donc les mêmes actions seront tantôt bonnes, tantôt mauvaises (374 a-375 a).

3o  Par conséquent, il faut agir avec circonspection pour agir justement. Mais agir ainsi, c’est agir conformément à la science. La justice est donc une science. Dès lors, l’injustice est une ignorance, et puisque l’ignorance est involontaire, l’injustice est semblablement involontaire (375 a-fin).


L’auteur. — Le thème de la justice est un de ceux qui fut le plus exploité par les écrivains anciens. On signale un περὶ δικαιοσύνης parmi les œuvres de Speusippe ; deux commentaires ou exhortations du même titre parmi celles de Xénocrate ; trois dialogues composés par Héraclide de Pont et quatre livres par Aristote[5]. Ce n’est évidemment à aucun de ces derniers que nous devons attribuer la paternité de l’écrit pseudo-platonicien. Le titre seul de leurs ouvrages diffère de celui que la tradition revendique pour le petit dialogue.

Diogène-Laërce mentionne parmi les σκυτικοὶ διάλογοι dont le cordonnier Simon serait l’auteur, deux περὶ δικαίου (II, 122). Mais ce Simon a-t-il existé, ou, du moins, a-t-il écrit ?

N’est-il pas plutôt un personnage légendaire que les dialogistes aimaient à mettre en scène ? Les σκυτικοὶ λόγοι : constituèrent fort probablement un genre à la mode au ve siècle, et le Simon, à qui plus tard on prêta généreusement toute une littérature, ne fut vraisemblablement que le héros de ces sortes d’écrits[6].

K. Joël prétend qu’Aristote connaissait déjà le περὶ δικαίου : il citerait et discuterait dans l’Éthique à Nicomaque l’aphorisme poétique utilisé par l’auteur du dialogue (374 a)[7]. Est-ce vraiment au περὶ δικαίου qu’Aristote fait allusion dans le passage allégué ? Ne songeait-il pas plutôt à un lieu commun de la littérature socratique, qui dut plus d’une fois se réclamer de l’aède en question ou d’un de ses semblables ?

Ce qui caractérise le dialogue pseudo-platonicien, c’est, en fait, la pauvreté artistique et la banalité des idées. On ne retrouve aucune pensée personnelle, aucune de ces expressions originales qui font le charme du moindre dialogue de Platon. Une série de développements, en cours dans les écoles du ve et du ive siècle, se soudent plus ou moins les uns aux autres, sans art et sans grande variété. En particulier, le thème que les mêmes actions peuvent être justes ou injustes, selon qu’elles ont pour objet des amis ou des ennemis (374 c et suiv.), a été traité par Platon au Ier livre de la République (331 c et suiv.), par Xénophon dans les Mémorables (IV, 2, 13 et suiv.) et par l’auteur des dissertations sophistiques connues sous le nom de δισσοὶ λόγοι. (Diels II, 83, 3). Le Clitophon nous apprend également que c’était une des thèses favorites du socratisme antisthénien. L’auteur du περὶ δικαίου précise un point : d’après lui, l’opportunité, le καιρός d’une action, sera la pierre de touche qui permettra de discerner la justice ou l’injustice de cette action (375 a et suiv.). Or, telle est aussi, comme l’a déjà remarqué H. Gomperz[8], la solution à laquelle paraît se rallier l’auteur des δισσοὶ λόγοι (II, 83, 12). En somme ce sont là idées banales et superfificielles qui devaient alimenter la rhétorique des sophistes.

Notre dialogue est donc probablement un exercice d’école. Il provient, sans doute, de ce milieu plus ou moins teinté de socratisme que Platon a souvent combattu. L’auteur a-t-il connu les premiers dialogues platoniciens ? La ressemblance entre certains textes et une page d’Euthyphron[9] porterait à le croire. Mais aucune raison n’impose, comme le veut Pavlu, d’assigner à cet écrit une date post-aristotélicienne[10]. Au contraire, le genre de développements et la forme littéraire rappellent davantage les procédés d’une époque plus ancienne.

II

LE TEXTE

Les manuscrits suivants ont servi de base à l’édition du texte :

Parisinus 1807 (ixe siècle) = A.
Vaticanus graecus I (xe siècle) = O.
Vindobonensis 21 (xive siècle ?) = Y.
Vaticanus graecus 1029 Β (fin xiie siècle) = V.
Parisinus 3009 (xvie siècle) = Z.


Le Vaticanus graecus I a été collationné sur les photographies qui sont la propriété de l’Association Guillaume Budé. Ce manuscrit fort important comprenait autrefois deux volumes. Nous ne possédons plus que le second renfermant les Lois, l’Épinomis, les Lettres, les Définitions, six apocryphes et quelques lignes du septième, Axiochos. Le texte est apparenté à celui du Parisinus 1807, mais les variantes insérées dans les marges et provenant de collations de divers manuscrits revisés et parfois corrigés avec soin, témoignent d’un travail critique approfondi. Ce manuscrit se rattache par là au mouvement philologique dirigé par le patriarche Photios[11].

Le Vaticanus graecus 1029 Β a été collationné également sur une reproduction photographique. Le texte reproduit généralement la tradition de O, surtout des corrections marginales, mais il est aussi l’écho d’une tradition différente, peut-être celle que représente le Vindobonensis 54 (W). Ce dernier manuscrit ne contient pas les apocryphes, mais pour les dialogues communs à W et à V, l’ordre suivi, le titre sont identiques. De plus, certaines leçons caractéristiques de W, différentes de A et de O, se retrouvent dans V.

Nous avons collationné directement le Parisinus 3009 qui est apparenté à Y. Plusieurs leçons permettent de corriger le Vindobonensis 21, souvent fautif, et de retrouver, semble-t-il, la tradition ancienne de ce manuscrit.

Enfin, nous avons utilisé à l’occasion, d’après la collation faite par Bekker, le Venetus 184 (E) qui donne parfois des variantes intéressantes (Sur ce manuscrit, voir notre notice de Minos).

Stobée reproduit de larges extraits des apocryphes. Nous ne pouvions négliger cette tradition indirecte, qui, dans certains cas, nous a mis sur la voie de corrections nécessaires.


  1. Voir notice générale, 2e  Partie, p. ix.
  2. Fragm. phil. graec. III, p. 62.
  3. Πόσους διαλόγους συνέγραψεν ὁ ἐλλογιμώτατος Πλάτων, δεῖξαι ἐθέλων, τί τὸ δίκαιον, καὶ μηδὲν σαφὲς φράσας, μηδὲ πείσας τινας, ἀλλὰ καὶ αὐτῆς τῆς ἐλευθερίας ἐκπεσὼν ἐτελεύτησε. Migne, P. G., LXXVIII, 1153.
  4. Ἀνώνυμός τις disent les manuscrits ; ἑταῖρος, écrivent quelques éditions.
  5. Cf. Diog. Laërce : pour Speusippe, IV, 4 ; pour Xénocrate, IV, 12, 13 ; pour Héraclide, V, 86 ; pour Aristote, V, 22.
  6. On cite des σκυτικοὶ λόγοι, ainsi qu’un dialogue intitulé Simon parmi les œuvres de Phédon. Diog. Laërce, II, 105. Voir Wilamowitz-Moellendorff, Platon I, p. 101 et suiv. ; Hermes, 14, 187.
  7. Der echte und xenoph. Sokrates I, p. 402. — Aristote, Éth. Nicom. Γ, 7, 1113 b 14.
  8. Sophistik und Rhetorik, p. 154.
  9. Περὶ Δικ. 372, 373 a et Euthyphron, 7 b.
  10. J. Pavlu, Die pseudoplatonischen Gespräche über Gerechtigkeit und Tugend, Wien, 1913.
  11. Cf. notre édition des Lettres de Platon, t. XIII, 1re  partie, de la Collection Guillaume Budé, p. xxix.