De la situation faite à l’histoire et à la sociologie dans les temps modernes

Charles Péguy

DE LA SITUATION FAITE

à l’histoire et à la sociologie
dans les temps modernes

Je me propose de rechercher jusqu’à un certain point quelle est la situation faite à l’histoire et à la sociologie dans les temps modernes. C’est une recherche extrêmement difficile et qui n’a pas été communément tentée, peut-être parce qu’elle était particulièrement difficile.

C’est donc une recherche pour laquelle nous ne recevrons sans doute aucun secours, et pour laquelle particulièrement nous ne pouvons attendre aucun secours ni des historiens, ni, encore moins, des sociologues professionnels.

C’est une recherche enfin qui serait infinie si on avait la présomption de se proposer de la poursuivre pour ainsi dire dans toute sa largeur, de la conduire sur tout son front, car alors elle n’exigerait pas moins que de ramasser en passant tout le monde, comme en Beauce on voit ces couples attelés et ces équipes de moissonneuses-lieuses mécaniques sur un même front de biais s’avancer au pas des chevaux, moissonnant, ramassant et liant tout le vaste monde sur une grande largeur et jusque sur toute la largeur d’un champ de blé. Plus faibles moissonneurs, moins mécaniques aussi, et d’un monde plus rebelle, et infiniment fort, et infiniment grand, nous serons contraints de procéder par les très sèches méthodes linéaires, et non point par les méthodes volumineuses ni superficielles même ; nous serons contraints de suivre comme un fil ; nous serons contraints de procéder par approchements et par approfondissements successifs, — ce qui ne veut point dire du tout par successives approximations, — par sondages que nous pousserons aussi loin que nous le pourrons, par cheminements, par galeries de mine, et par tous les moyens de la sape.

Nous ne nous avancerons point de front, ni sur aucune largeur ; mais nous cheminerons par file ; et nous aurons à nous défiler souvent.

Nous aurons ainsi à faire un emploi particulièrement fructueux, et d’ailleurs particulièrement inévitable ici, de la méthode des cas rares, des cas uniques, des cas éminents ou de représentation, des cas extrêmes, des cas suprêmes, plus particulièrement et proprement des cas limites.

Ainsi linéaires, ainsi acheminées, nos recherches seront perpétuellement des recherches doubles, parce que nous aurons séparément à chercher quelle est la situation faite à l’histoire dans les temps modernes, et quelle est la situation faite à la sociologie dans ces mêmes temps ; l’histoire et la prétendue sociologie soutiennent en effet une relation telle que l’histoire forme un système de connaissance du premier degré ou degré de base et que la sociologie formerait un système de connaissance du deuxième degré, d’un deuxième degré ou degré qui reposerait sur le premier degré ou degré de base.

L’histoire et la prétendue sociologie soutiennent une relation telle que l’histoire forme tout un premier système de connaissance, ou système de base, et que la prétendue sociologie formerait au-dessus un deuxième système de connaissance, un système supérieur, et qui reposerait sur le premier.

Il en résulte que l’histoire et la prétendue sociologie, considérées comme instituant deux systèmes superposés de connaissance, et deux systèmes en un sens indépendants l’un de l’autre, soutiennent une relation telle que tout ce qui est gagné de certitude pour l’histoire n’est point gagné pour cela par la dite sociologie et au contraire que tout ce qui est perdu de certitude pour l’histoire est perdu automatiquement aussi pour la même sociologie.

La sociologie est une histoire prétendue réformée. Partout où l’histoire est incertaine, automatiquement et de la même incertitude la sociologie est incertaine. Partout où l’histoire est certaine, il ne s’ensuit pas automatiquement que la sociologie soit certaine, mais il faut encore et toujours qu’elle fasse sa preuve.

Il faut qu’elle apporte toujours une preuve à elle. Elle ne peut pas partager comme un pain la preuve de l’histoire.

Si je ne connais pas avec certitude un événement, il suit automatiquement que je ne puis pas même imaginer avec certitude une loi dont cet événement soit la matière ; si je crois que je connais avec certitude un événement, il ne suit pas automatiquement, il reste à prouver que je puisse imaginer même avec certitude une loi dont cet événement soit la matière.

Si je ne connais pas avec certitude un événement du temps de Charlemagne, ou, comme le disaient ces soldats facétieux, un homme, un type dans le genre de Charlemagne, il suit automatiquement que je ne puis pas même imaginer avec certitude une loi qui recouvre pour ainsi dire cet événement, dont cet événement serait la matière ; un tissu dont il serait le fil, un vêtement dont il serait l’étoffe ; si je crois que je connais avec certitude un événement du temps de Charlemagne, il ne suit pas automatiquement, il reste à prouver que je puisse imaginer même avec certitude une loi qui recouvre cet événement, dont cet événement soit la matière.

Ainsi en ce qui concerne la certitude l’histoire est indépendante de la sociologie et la sociologie est indépendante de l’histoire ; chacune des deux n’a que sa certitude à soi, s’il y en a ; en ce qui au contraire concerne l’incertitude, l’histoire est indépendante de la sociologie, mais la sociologie est dépendante de l’histoire.

L’histoire a de l’incertitude et n’a point de certitude pour la sociologie.

En ce qui concerne la certitude et l’incertitude, l’histoire est également indépendante de la sociologie ; en ce qui concerne la certitude, la sociologie est encore indépendante de l’histoire ; mais en ce qui concerne l’incertitude cette indépendance cesse de fonctionner : la sociologie devient dépendante de l’histoire.

En ce qui concerne la certitude, la sociologie est indépendante de l’histoire en ce sens que la certitude ne remonte pas de l’histoire à la sociologie ; en ce qui concerne l’incertitude, la sociologie est dépendante de l’histoire, en ce sens que toute incertitude remonte de l’histoire à la sociologie.

Dans le sens de la montée, la dépendance ne joue qu’une fois sur deux, et l’indépendance une fois, l’autre fois ; il y a montée automatique d’incertitude ; il ne peut jamais y avoir, il n’y a jamais montée automatique de certitude.

L’histoire ne gage pas la sociologie.

L’autre question, de savoir si réciproquement la sociologie gage l’histoire, si de la certitude ou de l’incertitude redescend ou descend de la sociologie sur l’histoire, cette question réciproque est à réserver jusqu’à plus ample étude ; il nous suffît en effet de savoir, d’avoir obtenu que la sociologie n’est point soudée à l’histoire et ne partage pas automatiquement son sort pour savoir que nous aurons à poursuivre sur deux files nos recherches linéaires.

C’est ici déjà une question de nécessaire et de suffisant ; il est nécessaire que l’histoire soit certaine pour que la sociologie soit certaine, et il n’est pas nécessaire que l’histoire soit incertaine pour que la sociologie soit incertaine ; il suffit que l’histoire soit incertaine pour que la sociologie soit incertaine, et il ne suffit pas que l’histoire soit certaine pour que la sociologie soit certaine.

Tout ce qui est gagné par l’histoire n’est gagné que pour l’histoire, et tout ce qui est perdu par l’histoire est perdu tout à la fois pour l’histoire et pour la sociologie.

Toute preuve de certitude administrée pour l’histoire n’est valable que pour l’histoire, et tout est à recommencer pour la sociologie superposée ; toute preuve d’incertitude au contraire administrée contre l’histoire est automatiquement valable et rien n’est plus à recommencer contre la sociologie superposée.

Par un effet de ce mécanisme même et de ce jeu, toute recherche poursuivie sur l’histoire et sur la sociologie doit se poursuivre séparément sur l’histoire et séparément sur la sociologie, et elle doit commencer par l’histoire, et n’entreprendre la sociologie que quand elle a épuisé ce qu’elle a pu obtenir de l’histoire.

Comme il y a deux étages de difficultés, il doit y avoir aussi deux étages d’études.

Dans un précédent travail, intitulé Zangwill, auquel il est permis de ne pas se reporter, je m’étais efforcé de ne point perdre pied partant de deux illustres exemples, et j’avais été conduit à rechercher quelle est la situation faite à l’histoire dans les temps modernes en partant de Taine et de Renan ; ces deux grands maîtres nous avaient été, peut-être involontairement, de quelque secours ; parce qu’ils nous avaient été de quelque utilité ; mais ce serait se ménager les déceptions les plus graves que de s’imaginer qu’en général on recevra des historiens beaucoup de secours dans cette recherche.

J’entends des historiens qualifiés ou professionnels.

Et c’est peut-être parce que Taine et Renan n’étaient pas autant qu’on le croit, autant qu’eux-mêmes le croyaient, aussi proprement, aussi purement, aussi seulement des historiens qualifiés et professionnels qu’ils nous furent alors de quelque secours, nous étant de quelque utilité.

Mais les vrais historiens qualifiés ; les vrais historiens professionnels vraiment ?

L’immense majorité des historiens se recrutent aujourd’hui dans les fonctions de l’enseignement ; et comme il n’y a rien de si contraire aux fonctions de la science que les fonctions de l’enseignement, puisque les fonctions de la science requièrent une perpétuelle inquiétude, et que les fonctions de l’enseignement au contraire exigent imperturbablement une assurance admirable, il n’est pas étonnant que tant de professeurs d’histoire n’aient point accoutumé de méditer sur les limites et sur les conditions de la science historique.

C’est à peine s’ils font de l’histoire, s’ils peuvent en faire, s’ils sont outillés, situés pour en faire ; ne leur demandons point de faire de la critique, de la philosophie, de la métaphysique. Tenons-nous-en à l’histoire.

Ceux qui appartiennent à l’enseignement primaire sont officiellement chargés, sous le gouvernement des préfets, leurs supérieurs hiérarchiques, d’enseigner au peuple une histoire gratuite, laïque et obligatoire ; sous le gouvernement de la République ils sont tenus d’enseigner au peuple une histoire de défense républicaine ; sous un gouvernement réactionnaire ils seraient contraints, plus brutalement encore, d’enseigner au peuple une histoire de défense réactionnaire. Et quand même ils auraient la liberté politique et sociale d’enseigner une histoire simplement historique, il n’est point prouvé que, sauf de rares et très honorables exceptions, ils en auraient le goût ; l’autre liberté, la plus importante, la liberté intérieure, la liberté de l’esprit ; l’enseignement primaire demande une telle force d’affirmation, ne fût-ce que pour maintenir parmi les élèves la plus élémentaire discipline, et la science historique demande au contraire une telle force d’hésitation permanente qu’il faudrait un perpétuel miracle pour que le même esprit pût tenir à la fois ces deux attitudes.

Contrairement à ce que l’on croit généralement, c’est dans l’enseignement secondaire, et non pas dans l’enseignement supérieur, qu’il y a aujourd’hui, et les meilleurs historiens, et le plus de bons historiens. Si balancés que soient les secondaires entre les forces du primaire, qui les attirent par en bas, et les forces du supérieur, qui les attirent par en haut, entre la force d’affirmation du primaire et la force d’hésitation du supérieur, ils n’en tiennent pas moins un équilibre unique, par cela seul qu’ils mènent une vie modeste, pauvre, et qu’ils sont restés en un contact permanent avec les réalités de la vie départementale. Cette classe moyenne fait la force de la nation des historiens. C’est parmi eux que l’on trouve le plus d’historiens véritables, c’est-à-dire d’hommes qui recherchent passionnément la vérité des événements passés, particulièrement des événements humains, et qui le plus ordinairement la trouvent, dans la mesure où nous verrons qu’il est possible de la trouver.

Quand un jeune homme ou quand un homme de quelque maturité dispute, arrache aux fatigues et aux tares professionnelles un temps, un esprit qu’ensuite il reporte tout entier aux travaux de la recherche historique, on peut être assuré qu’il fait de l’histoire pour faire de l’histoire, et non point pour avoir de l’avancement dans les fonctions de l’enseignement de l’histoire. Nous n’avons aucune sécurité au contraire avec ces jeunes gens qui se faufilent directement dans l’enseignement supérieur de l’histoire, évitant soigneusement tout contact avec les désagréables réalités.

Réalités de tous ordres et surtout réalités économiques et budgétaires. Difficultés budgétaires du simple père de famille moyen français.

C’est ici une des erreurs capitales des temps modernes dans l’organisation du travail historique ; on attribue aux méthodes et aux instruments, — qui ont leur importance, une certaine importance, mais une importance toute méthodique et instrumentale, — une importance capitale, et si parfaitement totale qu’elles doivent suppléer à tout. On obtient ainsi, et on lance dans la circulation de l’enseignement supérieur ces artificiels petits jeunes gens maigres, qui possèdent plus ou moins approximativement les instruments et les méthodes, mais qui ne possèdent aucun contenu. Comme si l’ignorance du présent était une condition indispensable pour accéder à la connaissance du passé. Je dis maigres pour que l’on ne puisse même pas me soupçonner de penser à notre bon camarade M. Thomas. Qui est, à ce que l’on m’assure, un agrégé d’histoire.

C’est pourtant cette ignorance qui paraît le plus communément requise par le gouvernement de l’État pour le choix des fonctionnaires qu’il nomme et qu’il prépose à l’enseignement d’État d’une histoire d’État.

Combien plus intéressants, et combien plus utiles, généralement et encore beaucoup plus pour ce que nous voulons faire, ces jeunes professeurs des lycées et des collèges qui osant aller travailler dans les provinces, et abordant la vie de front, commencent par savoir d’une incommunicable expérience personnelle, — d’homme et de citoyen, — ce que sont les réalités de la famille et de la cité, commencent par savoir de cette expérience présente ce que c’est que le présent, avant de remonter, ainsi éclairés, à quelque étude, à quelque recherche, à quelque essai de connaissance et ainsi, eux seuls, à quelque connaissance du passé. Ces hommes, et non d’autres, sont vraiment les véritables réserves de la science, du travail historique, ces hommes et non point ceux qui se poussent de séminaire en séminaire. Ceux-ci, qui sont près de nous, et non point les antres, sont les ressources véritables et autochtones, et qui jaillissent du sol, et quand on voudra quelque peu ranimer un enseignement supérieur devenu languissant, et un travail scientifique devenu languissant, c’est d’abord et surtout à l’enseignement secondaire, conclusion paradoxale, qu’il faudra que l’on redonne de la vie ; mais il ne demande que cela ; quand on voudra récolter des moissons de science un peu moins cinéraires, c’est au personnel actuel de l’enseignement secondaire qu’il faudra les demander. Ce n’est point en multipliant les internats, les instituts, les serres et les vases clos qu’on les obtiendra jamais : c’est en donnant honnêtement les moyens de vivre en travaillant à ceux qui se sont mis dans les conditions de la vie. Un État qui serait vraiment soucieux de régénérer le travail scientifique n’aurait ni à imaginer ni à multiplier des instruments d’État. Il n’aurait qu’à donner les moyens de vivre et de travailler au personnel tout existant, tout dévoué de notre actuel enseignement secondaire. Quand dans les conditions actuelles de leur existence on voit ces professeurs abattre un travail scientifique si considérable encore, on admire leur énergie, on s’étonne, on admire leur puissance, et l’on est assuré au moins qu’ils ne font pas de l’histoire pour avancer d’autant sur le chemin de la fortune. Il n’y aurait qu’à leur donner les moyens de vivre et de travailler, ne pas les écraser sous des tâches absurdes, sous des charges sociales et professionnelles écrasantes, les soustraire à toutes les servitudes politiques et sociales, — aux pires de toutes, aux servitudes locales, — et aux servitudes et aux soucis de la misère, en les payant assez. Ne pas ajouter l’imbécillité d’administrations qui les surveillent, — au lieu de les administrer, — en surcharge à l’imbécillité lourde des parents politiciens. Leur donner, à eux et non pas à d’autres, quelques instruments, des laboratoires, des bibliothèques. Du loisir, de la tranquillité, du repos. Leur donner la divine paix de l’esprit. Autant qu’on peut l’avoir dans une vie ordinaire. Pour moi, au commencement de cette longue recherche, où nous ne sommes pas sûrs de toujours nous retrouver, je tiens à déclarer combien de renseignements et d’enseignements, quel secours j’ai reçu de cet admirable personnel, généralement sous forme de confidences, quelquefois de confessions, rarement ou jamais sous forme de déclarations écrites, car ils ont femme et enfants.

Ceux-là, quand ils font de l’histoire, savent ce que c’est que l’histoire, et ce que c’est que de faire de l’histoire. Justement parce qu’ils en font passionnément, justement parce qu’ils sont désintéressés, ils en font en connaissance de cause. Justement aussi parce que dans la réalité présente ils ont opéré, ils opèrent continuellement la seule saisie de la réalité qu’il ait été donné à l’homme de recevoir. Ils font de l’histoire comme d’un beau et honnête métier. Quand ils font de l’histoire, ils savent, ils sentent profondément quelles sont les conditions et quelles sont les limites, ils savent ce que l’on peut et ce que l’on ne peut pas, ce que l’on obtient et ce que l’on n’obtient pas, ce que l’on n’obtiendra jamais, et s’ils ne l’écrivent pour ainsi dire jamais non plus, c’est que sous la domination de la science historienne, rien ne serait aussi dangereux qu’une insubordination. Une hérésie, on saurait bien l’empêcher de durer. Quant à la sociologie, dans l’état actuel de nos connaissances universitaires, un auteur, un professeur qui voudrait soulever le joug, secouer seulement la tête, serait un homme qui aurait la manie du suicide.

C’est une erreur capitale des temps modernes dans l’organisation du travail historique et dans l’estimation des historiens que de croire que les instruments et que les méthodes sont tout et de s’imaginer que la probité ne serait rien ; c’est la probité au contraire qui est centrale ; un homme qui a de la probité, manquant d’instruments, a beaucoup plus de chances d’avoir accès à quelque vérité qu’un homme qui n’a que des instruments, manquant de probité.

De très grandes découvertes scientifiques, les plus grandes peut-être, au moins jusqu’ici, ont été faites avec des instruments qui aujourd’hui nous paraissent grossiers. De grandes découvertes historiques aussi ont été faites avec des instruments relativement grossiers.

À quel point tous les instruments du monde, modernes, et tous les appareils, quand la probité est nulle, ne servent plus de rien, ne servent pas de rien, comme disait le vieux, à quel point en un mot, — en un mot d’un autre vieux, d’un plus vieux encore, — science sans conscience est la ruine de l’âme, on l’a vu assez, récemment, par le scandale, d’ailleurs parfaitement inutile, provoqué par cet imposteur de Mathieu, ou Matthieu, un des plus grands imposteurs que la terre ait jamais porté. Je parle naturellement du Mathieu qui n’est ni évêque ou archevêque, au moins dans l’Église romaine apostolique, ni cardinal, ni membre de l’Académie française.

L’État au contraire se fait comme un jeu cruel, — comme tous ces jeux d’État, — d’estimer tous ses fonctionnaires, et particulièrement ses fonctionnaires professeurs, en raison inverse de ce qu’ils valent, exactement en raison inverse du sens qu’ils peuvent avoir de la réalité. Il se méfie de tout homme, et plus encore d’un fonctionnaire, qui a quelque sens de la réalité. Et les professeurs. Pensez donc : s’ils allaient enseigner quelque atome de réalité, transmettre quelque atome de sens de la réalité. À leurs élèves. Il n’y aurait plus de gouvernement. Il sent bien qu’il y a là un ennemi, et l’ennemi le plus redoutable. Toute bureaucratie, russe, a en horreur et tient en persécution ce sentiment, ce sens ennemi de la réalité.

Nous n’aurons pas moins de secours de ces quelques personnes qui, préparées pour entrer dans l’enseignement, nommément dans l’enseignement universitaire, sont sorties d’y entrer pour instituer, à leurs frais, risques et périls, et à ceux de leurs amis, en dehors de l’État, de libres instruments de haute culture, de travail scientifique et d’enseignement extérieur. Nous savons en effet par l’histoire des arts, de la philosophie, des sciences, que la plupart des progrès obtenus en arts, en philosophie, en sciences même, ont été amorcés et souvent même effectués par des personnes qui n’étaient pas de l’école ou qui du moins, sorties de l’école, n’opéraient pas dans l’école.

Loin de nous être d’aucun secours, nous ne trouverons qu’hostilité chez ces professionnels de l’enseignement supérieur, je veux dire chez ces jeunes gens qui ne se sont jamais proposé comme fin première de l’homme que de passer directement dans l’enseignement supérieur. L’État est merveilleusement organisé pour eux. Merveilleusement outillé. Des chambres de chauffe régulièrement aménagées, juxtaposées bout à bout, avec des joints hermétiques, une succession de bourses communales, départementales, nationales, publiques, privées, internationales, une tuyauterie soignée de maisons et d’écoles, jusqu’aux tièdes sinécures des secrétariats et des bibliothèques, les conduisent, les font arriver jusqu’à l’enseignement de l’histoire universelle sans jamais avoir éprouvé les courants d’air de la vie.

Ce sont enfin des filiformes.

Nous obtiendrons au contraire un secours paternel et particulièrement précieux de ces anciens universitaires qui ayant passé un long temps dans les devoirs et dans les modestes opérations de l’enseignement secondaire sont parvenus par le jeu naturel de l’avancement, d’un lent et modeste et honnête avancement, aux loisirs et aux travaux de l’enseignement supérieur. Le seul fait qu’ils aient surmonté les fatigues et les déceptions de l’enseignement secondaire, qu’ils n’y aient point laissé tout ressort et toute activité, montre assez quelle est leur puissance. Cette puissance est l’effet et comme l’œuvre d’une véritable survivance. Par cette expérience personnelle de l’enseignement secondaire, ils ont une fois pour toutes acquis une connaissance personnelle de la réalité immédiate et de la vie qui leur permet de se livrer fructueusement ensuite, et en connaissance de cause, aux travaux de la recherche désintéressée. Leur expérience a je ne sais quelle bonté calme, elle reçoit, elle donne, elle communique je ne sais quel avertissement perpétuel que l’érudition peut nourrir mais qu’elle ne remplacera jamais.

Que telle soit l’organisation ou plutôt le commandement de l’État dans l’enseignement de l’histoire, c’est d’ailleurs ce que nous aurons à examiner de très près quand au courant de ces études, et assez près de leur achèvement, nous en viendrons à explorer quelle est la situation faite, entre autres parties du monde, à l’histoire et à la sociologie dans l’État moderne. Et c’est alors que nous retrouverons les filiformes. Et nous verrons un peu en détail comme ils sont parfaitement organisés en un parti de gouvernement. En un parti politique de gouvernement.

Plus haut et en dernière analyse, en dernier appel et en dernier degré de juridiction, recevrons-nous du secours des historiens professionnels eux-mêmes, des auteurs d’histoires, des auteurs d’œuvres, des auteurs de leçons et de travaux publiés, des auteurs de contributions, comme ils disent, enfin des maîtres de l’histoire. Il faut ici, et avant toute enquête, éliminer les maniaques de l’érudition. Les maniaques de l’érudition, comme tels, ont été réglés définitivement par la Bruyère, et, naturellement aussi, ce règlement n’a servi à rien.

Ces sortes de règlements n’ont jamais servi à rien. « Hermagoras », de la société et de la conversation, lxxiv, Hermagoras, dit la Bruyère, « ne sait pas qui est roi de Hongrie ; il s’étonne de n’entendre faire aucune mention du roi de Bohême : ne lui parlez pas des guerres de Flandre et de Hollande, dispensez-le du moins de vous répondre ; il confond les temps, il ignore quand elles ont commencé, quand elles ont fini ; combats, sièges, tout lui est nouveau. Mais il est instruit de la guerre des Géants, il en raconte le progrès et les moindres détails ; rien ne lui est échappé : il débrouille de même l’horrible chaos des deux empires, le Babylonien et l’Assyrien ; il connaît à fond les Égyptiens et leurs dynasties. Il n’a jamais vu Versailles ; il ne le verra point : il a presque vu la tour de Babel ; il en compte les degrés ; il sait combien d’architectes ont présidé à cet ouvrage : il sait le nom des architectes. Dirai-je qu’il croit Henri IV (Henri le Grand) fils de Henri III ? Il néglige du moins de rien connaître aux maisons de France, d’Autriche et de Bavière : quelles minuties ! dit-il, pendant qu’il récite de mémoire toute une liste des rois des Mèdes ou de Babylone, et que les noms d’Apronal, d’Hérigebal, de Noesnemordach, de Mardokempad, lui sont aussi familiers qu’à nous ceux de Valois et de Bourbon. Il demande si l’empereur a jamais été marié ; mais personne ne lui apprendra que Ninus a eu deux femmes. On lui dit que le roi jouit d’une santé parfaite ; et il se souvient que Thetmosis, un roi d’Égypte, était valétudinaire, et qu’il tenait cette complexion de son aïeul Alipharmutosis. Que ne sait-il point ? quelle chose lui est cachée de la vénérable antiquité ? Il vous dira que Sémiramis, ou, selon quelques-uns, Sérimaris, parlait comme son fils Nynias ; qu’on ne les distinguait pas à la parole : si c’était parce que la mère avait une voix mâle comme son fils, ou le fils une voix efféminée comme sa mère, qu’il n’ose pas le décider. Il vous révélera que Nembrot était gaucher, et Sésostris ambidextre ; que c’est une erreur de s’imaginer qu’un Artaxerxe ait été appelé Longuemain, parce que les bras lui tombaient jusqu’aux genoux, et non à cause qu’il avait une main plus longue que l’autre ; et il ajoute qu’il y a des auteurs graves qui affirment que c’était la droite ; qu’il croit néanmoins être bien fondé à soutenir que c’est la gauche. »

Hermagoras n’est point seulement un maniaque, et il n’est point seulement ce qui est beaucoup plus, un caractère de la Bruyère ; c’est un don des grands siècles, et des siècles sérieux, et notamment ce fut un don de notre dix-septième siècle, entre tous, que de ne pouvoir se tenir d’indiquer au moins dans leurs œuvres les problèmes qui se présenteront plus tard dans les sujets qu’ils traitent. Et même dans ceux qu’ils ne traitent pas. Hermagoras, une fois marqué, ne cessera plus de nous accompagner sur le chemin de nos recherches. Il sera notre héros. Grotesque ou héroïque, selon les jours, grotesque et héroïque, comme tous les héros. C’est de lui-même que nous aurons généralement à nous occuper. Mais il ne s’agira plus seulement de savoir s’il est grotesque et s’il fait un caractère, de savoir les dynasties babyloniennes et de ne pas savoir les dynasties impériales allemandes contemporaines, ou royales françaises. Il s’agira de se demander si Hermagoras connaît et peut connaître les dynasties babyloniennes, et surtout il s’agira de se demander dans quel sens et dans quelle mesure il peut connaître les dynasties allemandes et françaises. Dans quel sens et dans quelle mesure nous-mêmes pouvons dire que nous les connaissons.

De cette étude, intitulée Zangwill, où pour partir nous nous étions éclairés de Renan et de Taine, et dont les résultats n’ont jamais été sérieusement contestés, il résultait jusqu’à l’évidence que l’arrière-pensée de l’histoire moderne était d’épuiser le détail infini de l’événement proposé. À ce résultat nous avait conduits une analyse un peu poussée de cette méthode si singulière des inépuisables circumnavigations de Taine. À ce résultat nous avaient conduits beaucoup moins les procédés que certains aveux de Renan.

De tous les historiens modernes Renan était éminemment désigné pour apercevoir les immenses difficultés ou impossibilités métaphysiques ou physiques, humaines ou naturelles qui s’opposent à la constitution d’une science historique, moderne, ainsi entendue. Il n’était point de ces historiens qui ne méditent pas. On pourrait presque dire au contraire que la méditation était son état naturel, et en outre son état de prédilection. Qu’elle faisait le fond de sa nature et de sa vie mentale et sentimentale. Il était breton. Il avait été catholique. Il était de race catholique. Il était demeuré catholique et généralement chrétien un peu plus qu’il ne le croyait, beaucoup plus qu’il ne le disait, encore plus qu’il ne le laissait entendre, infiniment plus qu’on ne nous l’a dit depuis. Il était un homme de méditation. Il avait fait un assez long apprentissage de la vie sacerdotale. Or il n’était point homme à oublier un apprentissage. Il était au fond, et sous certaines apparences de gaieté, un homme de tristesse, de la salubre et toute salutaire tristesse. Toutes ces apparences de gaîté n’étaient pour sa tristesse que des revêtements de pudeur. Quelquefois presque impudiques. À défaut du don des larmes, il garda profondément, sous toutes les apparences, à travers tant d’insincérités, on oserait presque dire à travers toutes les insincérités, sous toutes les mondanités, il garda éternellement ce don originel et métaphysique de tristesse ; une longue expérience, une expérience personnelle de la vie religieuse l’avait introduit irrévocablement à la méditation métaphysique ; un souci perpétuel de n’être pas ridicule, même auprès de soi-même, et pour cela de n’être pas dupe, même de soi-même, remplaçait presque avantageusement chez lui un certain amour de la vérité. Qu’il y a chez beaucoup d’autres, moins innocents. Par toutes ces voies il était conduit à méditer, sous ses occupations journalières, de l’objet même de ces occupations. Il n’était point étranger à toute métaphysique. Il entendait ce que c’était. Il était fort loin d’en ignorer. Il en avait besoin.

Les autres historiens font ordinairement de l’histoire sans méditer sur les limites et sur les conditions de l’histoire. Sans doute ils ont raison. Il vaut mieux que chacun fasse son métier. Il y aurait beaucoup de temps perdu dans le monde si tout le monde faisait de la métaphysique, et Descartes lui-même ne voulait que l’on en fît que quelques heures par an ; d’une manière générale il vaut mieux qu’un historien commence par faire de l’histoire, sans en chercher aussi long. Autrement il n’y aurait jamais rien de fait. Il en va de l’histoire comme de toutes les autres occupations humaines. Un mathématicien qui resterait fasciné toute sa vie sur le postulat d’Euclide et sur les autres postulats et définitions mathématiques ne ferait peut-être pas avancer beaucoup les mathématiques elles-mêmes, les sciences mathématiques. Et peut-être en outre et en face, pour se rattraper, ne ferait-il pas avancer beaucoup la métaphysique non plus, s’il n’était point métaphysicien bien doué, s’il n’était pas né philosophe. Un historien qui resterait fixé sur une méditation de la situation faite à l’histoire ne ferait pas avancer beaucoup cette histoire. Et non plus la métaphysique, s’il n’était point doué, né philosophe et métaphysicien. Ils seraient deux hommes en arrêt, et non des hommes qui travailleraient. Dans toutes les occupations humaines la division du travail se fait normalement ainsi : se situant également et ensemble au lieu des postulats, principes, définitions, conditions et limites, et des situations faites, le savant et l’artiste, s’accordant très libéralement tout cela, qui est demandé, considérant tout cela comme allant de soi, comme vu et entendu, partant de ce point précis redescendent incontinent le cours de leurs sciences respectives et de leurs arts. Mais se situant également et ensemble avec eux à ce même point précis, à ce point de difficulté, le philosophe s’y assied, et il n’en veut plus démarrer avant que d’avoir éclairci ces difficultés, qui sont généralement inéclaircissables. De là vient sa dignité, son prix, singulier, sa grandeur et sa lamentable misère. De là vient que les autres le méprisent et le redoutent, et quelquefois le haïssent, haussent les épaules, mais quelquefois baissent les yeux. Et il en a pour sa vie entière, qui est une pauvre vie d’homme, comme les autres, et il n’arrivera jamais au bout, car il y en aurait pour plusieurs vies ; et nul homme n’arrivera jamais au bout, car il y en aurait pour une éternité. Car au delà des difficultés il y a les impossibilités, et les contrariétés insurmontables. Les autres sont des hommes de facilités, de possibilités et de dérivation. Il est un homme de difficultés, d’impossibilités, d’inhibitions, un homme d’arrêt. Un homme impopulaire et désagréable. Un raté en un certain sens, et presque par définition, puisque ce qu’il veut faire, c’est ce que l’on ne fera jamais, ce que nul ne réussira jamais bien ni tout à fait ; et il n’aura jamais une carrière, comme les autres, car il peut y avoir, il a pu y avoir des carrières de savants et d’artistes : il n’y aura jamais de carrières de philosophes et de métaphysicien. Et ces deux mots jurent d’être même imaginés ensemble. Il est donc, profondément, presque par définition, éternellement, un déclassé ; je dirais un désœuvré, un gauche et emprunté, puisqu’il n’aura jamais son œuvre sous la main. Les autres descendent le fil de l’eau. Il ne quittera plus ce poste que pour essayer, partant de ce point, de remonter plus haut encore, tournant délibérément le dos aux autres qui descendent le courant, de remonter plus haut encore dans des régions encore plus inaccessibles. Les autres suivent le fil de l’eau de l’art, et de la science, et de la vie. Lui au contraire il a entrepris de remonter le courant de l’être. S’il peut.

Telle est l’association provisoire précaire, plutôt apparente, et aussitôt après telle apparaît la dissociation profonde éternelle, réelle, de tout travail humain : au commencement tout paraît aller bien ; artistes et savants d’une part, et d’autre part les seuls philosophes s’installent ensemble, au même point, comme une amicale compagnie. C’est presque ce que nous modernes nommons une coopérative, moins les disputes. Mais apparente association : tout aussitôt après, aux premiers mots de conversation, la scission éternelle intervient instantanée ; artistes et savants, toujours ensemble, descendent la facilité du fleuve ; et leur tournant le dos, les solitaires philosophes entreprennent de remonter.

Peu d’hommes, et ceux-là devons-nous les nommer des hommes seulement, peu d’hommes circulent par dessus ce point de discernement. Par dessus ce point de rupture et d’opposition contrariée. Peu d’hommes vont et viennent à leur volonté par-dessus ce point. Peu d’hommes à leur volonté montent et descendent. Mais les uns vont. Et les autres viennent. Les uns montent. Et ce sont les autres qui descendent. Et les véritablement très grands hommes ne sont peut-être que les très rares génies qui ont eu le don d’aller et de venir comme des dieux par-dessus ce point de rupture humaine, d’aller et de venir en leur entière liberté par-dessus ce point de fatale diversion, en leur entière unité par-dessus ce point de démembrement, d’une marche continue par-dessus ce point de capitale discontinuité. Ainsi Michelet.

Les autres prennent les occupations ; les philosophes se réservent, dans toute la force étymologique du mot, les préoccupations. Un homme comme Michelet cumule dans un courant et dans un tourbillonnement de vie d’une puissance insurmontable les occupations et la préoccupation.

Le jour que l’on voudra bien se demander un peu profondément ce qui fait un de ces hommes essentiels, un peintre essentiel comme Rembrandt, un musicien essentiel comme Beethoven, un tragique essentiel comme Corneille, un penseur essentiel comme Pascal, et je m’arrête à ces quelques exemples pour ne point avoir à citer un trop grand nombre de nos Français, le jour que l’on voudra bien se demander un peu profondément ce qui fait ces œuvres essentielles, les pèlerins d’Emmaüs, la neuvième, Polyeucte, les Pensées, on reconnaîtra peut-être que c’est en particulier ceci que pour de tels hommes et pour de telles œuvres ce point de disloquement cesse de fonctionner, ce point de dislocation que nous reconnaissons au contraire comme valable et capital, comme donné, comme irrévocablement acquis pour les autres hommes, pour l’immense commun des hommes et des auteurs, pour la plèbe immense des œuvres de talent. Ou plutôt des ouvrages, car il vaut mieux réserver le nom d’œuvres aux œuvres du génie. Ainsi se vérifierait une fois de plus, et très exactement, sur ce point particulier, ce fait général, et j’irai jusqu’à dire cette loi, au seul sens que nous puissions reconnaître à ce mot, que le génie n’est point du talent porté à un très haut degré, ni même du talent porté au plus haut degré, ni même à sa limite, mais qu’il est d’un autre ordre que le talent.

Un homme comme Michelet est un historien essentiel au même titre et dans le même sens que Rembrandt est un peintre et Pascal un penseur, aussi indéplaçable, et une œuvre comme ses Histoires est faite comme la neuvième et comme Polyeucte, aussi indestructible, aussi indiscutable ; c’est fait de la même sorte, et les reproches que l’on entend faire à Michelet, comme à Corneille, comme à Pascal, sont très précisément de ceux que ferait à Beethoven quelqu’un qui ne serait pas musicien, à Rembrandt quelqu’un qui ne serait pas peintre.

C’est-à-dire, ainsi que nous le démontrerons, quelqu’un dont il n’y a plus, absolument pas à s’occuper.

Pour un homme comme Michelet ce point de distraction, qui existe et qui est capital pour tous les autres hommes, n’existe pas.

Non seulement il n’existe pas pour lui en ce sens qu’il réussirait à le passer, avec une certaine difficulté, moyennant un certain effort, mais il n’existe absolument pas pour lui, en ce sens que ce passage ne correspond absolument chez lui à aucune difficulté, à aucun effort, ne demande rien, n’existe pas. Ne signifie rien. Ce passage que les autres, les talents, ne peuvent effectuer, réussir, à aucun prix, le génie ne s’en doute même pas. Et il serait bien étonné si on lui en parlait. C’est véritablement le génie qui boit l’obstacle.

Non seulement ce point de distraction, d’écartèlement n’existe absolument pas pour lui, mais il cesse aussi absolument d’exister pour qui est avec lui ; de là vient, pour le lecteur, pour le spectateur, cet aisé enchantement que le talent laborieux ne donnera jamais.

Ceux qui ne sont pas Michelet font comme ils peuvent. Ils se partagent le travail. La célèbre division du travail commence à fonctionner pour eux, mais elle ne commence à fonctionner que pour eux. Ce sont les uns qui vont. Et les autres qui viennent. Ce sont les uns qui montent. Et les autres qui descendent. Et sans doute vaut-il mieux qu’il en soit ainsi.

Nous savons par l’histoire des sciences, des arts et de la philosophie, surtout en ce que la troisième a eu de connexe aux deux premières, ou plutôt nous savons par l’histoire des savants, des artistes et des philosophes, surtout en ce que la troisième a eu de connexe aux deux premières, que les savants et que les artistes professionnels qui ont voulu se mêler de métaphysique y ont généralement fort mal réussi, et les savants, il faut leur faire cette justice, encore beaucoup plus mal, s’il est possible, que les artistes. Il est fort heureux que les historiens professionnels n’aient généralement pas eu la pensée de se mêler de métaphysique, et même généralement de philosophie, car on ne voit pas de raison pour qu’ils y eussent réussi davantage. Et ainsi nous aurions peut-être beaucoup plus de métaphysique et de philosophie, mais elle serait mauvaise ; et nous aurions, d’autant, beaucoup moins d’histoire, qui a pu être fort bonne.

Les œuvres des autres sont telles qu’on voit fort bien comment un homme intelligent, à force d’intelligence, pourrait en faire autant. Il y suffirait, à la rigueur, d’un prodige d’intelligence. Au contraire ces œuvres que j’ai nommées essentielles, on ne voit absolument pas comme elles sont faites, elles sont du donné, comme la vie elle-même.

L’intelligence y nuirait plutôt, c’est à peu près tout ce que l’on en peut dire. Et même on a l’impression qu’il y a entre elles et l’intelligence une antipathie, profonde, une invincible contrariété intérieure. Tous les gens intelligents que nous connaissons, et cette engeance pullule à Paris en France, haïssent mortellement le génie et les œuvres du génie. C’est même le seul sentiment sincère qu’on leur connaisse.

Tout autre est la situation d’un Renan, et c’est une situation presque véritablement unique. D’une part en effet il n’est point un de ces hommes essentiels, c’est-à-dire qu’il n’est point un de ces hommes où n’apparaît pas ce point de rupture. Et d’autre part, sous des aspects de frivolités qui allèrent souvent jusqu’à sembler devenir des mondanités odieuses, il est constant qu’il eut de constantes préoccupations métaphysiques, philosophiques, religieuses. Mais ses occupations d’historien et ses préoccupations de philosophe ne communiquaient point entre elles. Du moins ainsi. Tantôt il était d’un côté, tantôt il était de l’autre. Tantôt il se mouvait dans ses occupations. Tantôt il se mouvait dans ses préoccupations. Il était deux hommes. Mais jamais il ne passait de l’un à l’autre d’un mouvement continu. Tantôt il était d’un côté de ce point de discontinuité. Tantôt il était d’un autre côté, de l’autre côté. Jamais il n’obtint, jamais il ne réalisa cette suppression totale, ou plutôt cette non existence absolue de ce point même de discontinuité, cette communication absolument libre qui fait une marque des génies.

C’est pour cela qu’il nous sera particulièrement précieux dans nos recherches. Un Michelet n’est pas commode pour des petites gens comme nous. De là vient sa grande impopularité actuelle, surtout auprès de nos historiens. Mais un Renan, justement par ce qu’il a de discontinué, de décontenancé, de désarticulé, nous sera particulièrement utile dans nos recherches. Il nous sera comme une planche anatomique préparée d’avance.

Il faut bien se garder de confondre avec les génies véritables ces pseudo-génies qui ne font que nous en donner une représentation, une similitude, une image pour ainsi dire algébrique et intellectuelle, un symbole non équivalent. Les composés symbolisent avec les simples. Mais ils ne sont pas les simples. Il y a des compositions qui donnent l’illusion quelque temps et qui fournissent comme une symbolisation du génie ; mais elles ne sont pas le génie. Parce qu’on les voit tantôt qui sont d’un côté du point que nous avons reconnu et tantôt qui sont de l’autre, on croit naturellement qu’ils passent ce point comme ils veulent, comme les véritables génies, qu’ils se promènent, là précisément, à leur volonté, enfin que ce point n’existe pas pour eux non plus. Erreur grossière : ils ne passent jamais ce point ; mais tantôt ils sont d’un côté tantôt ils sont de l’autre, n’étant pas les mêmes hommes, et n’ayant pas de communication avec soi-même. Quand Renan est hanté de préoccupations métaphysiques, il n’est plus, il n’est pas un historien. Quand il s’adonne à ses occupations d’historien, il n’est plus, il n’est pas un philosophe. Ses occupations et ses préoccupations ne sont pas du même monde. Un Michelet au contraire n’est jamais discernable comme historien de ce qu’il est comme philosophe, ni comme philosophe de ce qu’il est comme historien. On ne peut jamais le prendre sur le fait. Il n’est jamais coupable. Il n’est jamais saisissable comme l’un ou comme l’autre. Son œuvre, en ce sens, défie toute analyse et se présente indissoluble.

C’est pour cela qu’un homme comme Renan nous apportera un concours presque uniquement précieux ; ses incessantes plaisanteries, si souvent immodestes, n’étaient pourtant là que pour la modestie, et comme un vêtement.

Leurs habits sont aisés à faire ; car, en ce doux climat, on ne porte qu’une pièce d’étoffe fine et légère, qui n’est point taillée, et que chacun met à longs plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant la forme qu’il veut : c’est, donnée par Fénelon, ce Renan du dix-septième siècle, une exacte définition de notre Renan. Tant de mondanités, tant de faiblesses, tant de concessions au siècle n’étaient qu’un revêtement. Et le souci métaphysique était dans l’organisme même.

Nulle part ce souci dans Renan n’apparaît autant que dans ce livre singulier, singulièrement copieux, unique de forme et de teneur dans toute son œuvre, qu’il a lui-même intitulé l’Avenir de la Science (pensées de 1848). Testament avant la vie, peut-être les plus sincères de tous, testament au seuil de sa vie d’homme : c’est lui qui nous le dit : Hoc nunc os ex ossibus meis et caro de carne mea. Témoignage d’avant la vie, pour être publié après sa mort, publié à l’achèvement de sa vie, parce que la vie se faisait longue, parce que la mort tardait à venir, parce que l’éternité reniée se faisait attendre. Ou plutôt témoignage entre deux vies, testament après l’achèvement, après un premier achèvement, qu’il pouvait croire définitif, de la vie sacerdotale et religieuse, engagement, promesse, témoignage, vœu avant le commencement de la deuxième carrière, avant l’inauguration de la carrière scientifique.

I’ay quaſi peur que voſtre Alteſſe ne penſe que ie ne parle pas icy ſerieuſement ; mais cela ſerait contraire au reſpect que ie luy dois, & que ie ne manqueray iamais de lui rendre. Et ie puis dire, auec vérité, que la principale regle que i’ay touſiours obſeruée en mes études, & celle que ie croy m’auoir le plus ſeruy pour acquérir quelque connoiſſance, a eſté que ie n’ay iamais employé que fort peu d’heures, par iour, aux penſées qui occupent l’imagination, & fort peu d’heures, par an, à celles qui occupent l’entendement | ſeul, & que i’ay donné tout le reſte de mon temps au relaſche des ſens & au repos de l’eſprit ; meſme ie conte, entre les exercices de l’imagination, toutes les conuerſations ſerieuſes, & tout ce à quoy il faut auoir de l’attention. C’eſt ce qui m’a fait retirer aux champs ;… (Adam-Tannery, tome III, pages 692-693 ; lettre CCCX, 28 Juin 1643 ; d’Egmond du Hoef) Observandum, non adeo incumbendum esse meditationibus, nec rebus metaphysicis, nec eas commentariis & similibus elaborandas ; multo minus altius repetendas quam author fecit, ut quidam id tentant, nam ipse satis alte eas exorsus est. Sed sufficere semel in genere haec novisse, & tum* recordari conclusionem ; alias nimis abstrahunt mentem a rebus physicis et sensibilibus, et faciunt eam ineptam ad illas considerandas, quod tamen maxime optandum ut homines facerent, quia inde utilitas ad vitam redundaret. Ipse autem satis est persecutus res metaphysicas in Meditationibus contra Scepticos, etc., et adstruxit earum certitudinem, sic ut id omnes tentare et aggredi non debeant, aut meditando diu se vexare in eis rebus opus habent ; sed sufficit nosse primum Principiorum librum, in quo continentur ea quae ex Metaphysicis ad Physica etc. scitu sunt necessaria. (Adam-Tannery, tome V, page 165 ; Correspondance, DXIV, Entretien de Descartes avec Burman, 16 avril 1648 [texte de Burman, — avec ou sans la collaboration de Clauberg ?]) que je traduis à mes risques et à mes périls : Il faut observer, non s’adonner (incumbere, se coucher sur, comme cela est loin de notre français incomber) à ce point aux méditations, ni aux choses métaphysiques, ni les travailler de commentaires et semblables élaborations ; (encore) beaucoup moins faut-il aller les rechercher plus profondément (plus loin) que l’auteur ne l’a fait, comme certains le tentent, car lui-même les a prises (commencées) [d’] assez loin. Mais il suffit de les avoir connues une fois dans leur génération, (dans leur genre, dans leur classe, à leur place, dans leur formation et dans leur démonstration par ordre) et alors (et désormais) de se rappeler la conclusion ; autrement elles retirent trop l’esprit des choses physiques et sensibles, et le rendent inapte à considérer celles-là (les choses physiques et sensibles), ce que (considération que) il faut pourtant souhaiter, (choisir) au plus haut point que les hommes fissent, parce que [de] l’utilité pour la vie en redonderait. Mais lui-même a poursuivi assez les choses métaphysiques dans [ses] Méditations contre les Sceptiques, etc., et a établi (administré, bâti) leur certitude, ainsi que tous ne doivent pas le tenter et entreprendre (attaquer), ou en méditant ils ont besoin de se fatiguer longtemps dans ces choses ; mais il suffit d’avoir connu le premier livre des Principes, dans lequel sont contenues ces [choses] qui tirées des Métaphysiques pour les Physiques etc. sont nécessaires à savoir.

Telles sont les limites et les conditions imposées par un Descartes à l’administration de la métaphysique dans nos administrations générales. Au moins pour le temps, l’importance, la relation. Pour l’usage, l’utilisation. Mais le souci métaphysique ressort toujours, déborde des limites, brise les conditions. Il est difficile de faire une fois pour toutes, semel, sa part à l’inquiétude métaphysique. Descartes lui-même, nous ne savons pas si Descartes n’a donné que fort peu d’heures par an aux pensées qui occupent l’entendement seul, et je sais que les pensées qui occupent l’entendement seul cartésien ne recouvrent pas, tant s’en faut, qu’elles sont fort loin de recouvrir tout ce que nous nommons communément la métaphysique ; mais enfin de tout Descartes ce qui a le plus frappé sans doute même les gens de son temps, ce qui en tout cas est le plus demeuré dans la mémoire des hommes, ce qui domine aujourd’hui, c’est, à beaucoup près, ce que nous nommons ici la métaphysique, et c’est vraiment ce qui en reste. Ainsi Renan. Son histoire passera, elle est déjà passée pour sa plus grande part. Mais ses préoccupations ne passeront point. Que lisons-nous de lui aujourd’hui, sinon, aux deux extrémités de sa vie, les ouvrages où il nous laisse quelque peu voir, très peu, de son arrière-pensée métaphysique. Nous ne lisons point cet entre-deux, ce travail d’historien, ce labeur énorme, dit-on, qui pour ainsi dire meubla tout l’intermédiaire de sa vie ; mais nous lisons, nous relisons les philosophies du commencement et les philosophies de la fin, les deux extrémités de la vie. Ici encore, dans cet ordre aussi, les deux extrémités se joignent par dessus l’immense plateau moyen, par dessus toute la plaine intermédiaire.

Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière.

On ne voit plus rien du tout dans l’immense et intermédiaire maturité ; nous ne lisons plus ces longues élaborations scientifiques ; ou si nous les lisons, si nous les parcourons, c’est encore par un arrière-souci, par une arrière curiosité métaphysique et religieuse, avec une arrière-pensée nous-mêmes, pour y chercher, pour y retrouver de loin en loin ces quelques affleurements, ces quelques bouillonnements des sources métaphysiques profondes. Ce que nous lisons, ce sont les métaphysiques initiales et les métaphysiques finales, cet Avenir de la Science, et ces Dialogues et fragments et poèmes ou drames philosophiques, certitudes, probabilités, rêves. Parce que nous sentons bien que c’est là, réellement, qu’est la pensée. Au moins ce qu’il veut bien nous en laisser voir.

Des papiers de Renan récemment publiés dans un certain nombre de revues et en librairie, lettres ou notes, il semble bien résulter que le livre publié dans la vieillesse de Renan par lui-même Renan sous ce titre l’Avenir de la Science daterait en effet de 1848 ; en effet, c’est-à-dire comme il nous le dit, partout et particulièrement dans sa préface. Il serait permis d’en douter, si nous n’avions ces preuves extérieures de soutènement, historiques, tant ce livre, tant le texte, à une lecture un peu approfondie, apparaît peu comme un livre de jeune homme.

À première vue l’Avenir de la Science est un livre de jeune homme, surtout si on le compare aux autres ouvrages de Renan ; une certaine, une singulière abondance, presque une redondance ; comme une chaleur, un enthousiasme ; une commotion perpétuelle, un mouvement copieux, généreux, un mouvement de vibration et de perpétuel va-et-vient sur soi-même.

C’est bien ainsi, à ce titre et dans ce sens que ce livre est généralement lu ; et généralement présenté ; c’est ainsi qu’il devint le bréviaire de toute une génération, de la génération précisément qui porta la religion de la science historique à son plus haut point de développement, de la génération qui nous a immédiatement précédés.

Et pourtant ce livre, ainsi que nous le verrons dans une étude un peu poussée, ce livre est au fond un livre de duplicité, un livre de feinte ignorance, de feinte cécité, de feinte surdité, de feinte mutité devant certains problèmes, devant les seuls problèmes qui, comme par hasard, fussent embarrassants, pour lui. Cela aussi est éminemment moderne. Et comme il annonçait les modernes et les préparait, du même geste il nous les représentait, du même geste il devenait, il se faisait un de leurs plus éminents, peut-être leur plus éminent représentant. Chez les classiques jamais un livre de feinte et de duplicité n’eût été le livre d’un jeune homme.

On ne peut plus se représenter aujourd’hui comment toute une génération, la génération des hommes qui ont aujourd’hui entre trente-sept et quarante-huit ans, accueillit l’Avenir de la Science, comment elle s’y reconnut, s’y salua elle-même, et s’y glorifia. En ce livre elle reconnut ses plus secrètes aspirations. On ne peut plus imaginer l’enthousiasme avec lequel ce livre fut invoqué. Pour nous au contraire, pour les hommes de ma génération, notre enthousiasme, plus débordant encore peut-être, était un enthousiasme d’adolescence.

En réalité. En réalité au contraire ce livre est un livre extrêmement cauteleux. Tout le talent, toute l’infinie souplesse de l’auteur, du jeune auteur, toute une érudition, immense pour cet âge, ou qui veut se donner pour immense, n’y tend qu’à masquer, envelopper, noyer les difficultés, les impossibilités métaphysiques de l’histoire prématurément apparues à une intelligence avertie. Tout le livre est plein de ces difficultés, de ces impossibilités. Tout l’effort sous-tendu du livre est de les embarbouiller ensemble. Afin que le lecteur, enthousiaste ou charmé, ne s’y reconnaisse plus. C’est un immense et perpétuel détournement d’enthousiasme, disons le mot, un véritable abus de confiance, et il y aurait même dans le langage des tribunaux correctionnels un mot technique, le nom d’une sorte particulière de vol, qui désignerait mieux, et qui suffirait à désigner ce genre d’opération. Il est incroyable déjà qu’un intellectuel ait pu, aussi constamment, déployer, comme on dit, tant d’astuce. On dirait d’un paysan. Il faut que toute la vieille rouerie des ancêtres marins et pêcheurs et des ancêtres paysans se soit maintenue en dessous, ait nourri son homme, son vieil enfant, ait soutenu la constance de la défense oblitérée. Une telle ruse, une telle astuce, d’une telle constance, d’une telle perfection, est beaucoup trop accomplie pour être une simple astuce intellectuelle. Il faut que ce soit une astuce de paysan, une astuce héréditaire demeurée toujours vigilante, et infatigable. Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parents barbares, chez les Cimmériens bons et vertueux qui habitent au bord d’une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages. Mais surtout il est presque incroyable qu’un jeune homme ait pu, dans tout un livre aussi volumineux, pendant tout un travail aussi copieux, développer et maintenir une telle prudence de vieillard. Faire aussi constamment, aussi précautionneusement, aussi fidèlement semblant de ne pas voir, de ne pas entendre, de ne pas comprendre, quand il était si intelligent, si intellectuellement intelligent. Oculos habent. Celui qui n’entend pas. Et si obstinément ne pas répondre, faire semblant de ne pas comprendre qu’il faut répondre, à la question, à ce qui est en cause, à ce qu’on lui demande, à ce que lui-même il n’a jamais cessé de se demander. Comme en ceci encore, en ceci déjà, il annonce, il prépare, et ensemble il représente bien le monde moderne. Ce monde de feinte. Ce monde vieillard. Ou plutôt ce monde vieillot. Cela est contre nature, presque hors nature, et vraiment monstrueux. Il fallait aussi qu’il eût gardé, aggravé la prudence ecclésiastique. Et enfin il y allait du caractère même de cet homme : ici apparaît déjà, ici apparaît dans sa manifestation peut-être la plus grave cette prudence de Renan, qui empêche un homme de se mettre mal avec les puissants du jour, mais qui le sauve aussi d’atteindre aux vérités, qui sont des personnes essentiellement compromettantes.

Le caractère même de Renan apparaîtrait ici sous un assez vilain jour. On me dit d’ailleurs que sans doute il ne faut pas traiter ce livre comme un livre de jeunesse, malgré les apparences, et malgré la présentation que Renan lui-même nous en fait. À cette date, me dit-on, Renan n’était plus jeune, en supposant, ce qui est fort contestable, qu’il eût été jeune jamais. Il avait vingt-cinq ans en 1848. Mais ce n’étaient pas les vingt-cinq ans de tout le monde : c’étaient vingt-cinq ans de Renan ; et les années de séminaire avaient compté double. Au moins comme avertissement, prétérition, timidité, méfiance, contrariété intérieure, analyse, pénétration, confession, retour sur soi-même, et sur les autres, défiance de soi-même et des autres, désenchantement, enseignement de silence, leçon d’extrême prudence. Connaissance du monde et des dangers qu’il y a dans la vie. C’est-à-dire, en dernière analyse, comme vieillissement. En outre sa sortie du séminaire, et ainsi de l’Église, avait été comme une mort intellectuelle et morale, une première mort, un premier achèvement, une fin, par conséquent précédée d’une première vieillesse, avait clos une première vie. Donc il n’était plus jeune. Et ce n’est pas en vain qu’il avait quitté la communion des fidèles pour l’agrégation de philosophie.

Je me rangerais volontiers à cette explication, à cette leçon, à cette version, à cette sorte de défense et de plaidoyer. Un homme ne fait pas, dans sa même vie, deux conversions contraires. Surtout il ne les fait pas à quelques années de distance. Peu d’hommes sont capables de rompre avec leurs amis politiques pour l’invention, pour la défense, pour le maintien, pour la victoire de la vérité, une fois connue, ce qui est le premier degré du courage. Il n’y a pour ainsi dire aucun homme qui, pour la même vérité, rompe derechef avec les amis politiques nouveaux qu’il s’est faits en rompant, pour cette vérité, avec ses anciens amis politiques. Ce qui serait le deuxième degré du courage. Mais je ne mets là ce deuxième degré que pour la symétrie, et je ne me dissimule point qu’il est proprement ce que les mathématiciens nomment un cas imaginaire. Nullement un cas historique, réalisé, réel.

Je crois que l’on trouverait aisément dans l’histoire du monde un très grand nombre d’exemples de personnes qui apercevant soudain la vérité, la saisissant, ou l’ayant cherchée l’ayant trouvée, rompent délibérément avec leurs intérêts, sacrifient leurs intérêts, rompent délibérément avec leurs amitiés politiques et même avec leurs amitiés sentimentales. Je ne crois pas que l’on trouve beaucoup d’exemples d’hommes qui ayant accompli ce premier sacrifice, et s’apercevant ensuite, comme il arrive communément, que leurs nouveaux amis ne valent pas mieux que les anciens, que leurs deuxièmes amis ne valent pas mieux que les premiers, aient eu le deuxième courage de sacrifier aussi délibérément leurs deuxièmes intérêts, leurs deuxièmes amitiés. Malheur à l’homme seul, et ce qu’ils redoutent le plus dans la création, c’est la solitude. Ils veulent bien, pour la vérité, se brouiller avec une moitié du monde. D’autant qu’en se brouillant ainsi avec une moitié du monde, non sans un peu de retentissement, ils se font généralement des partisans de l’autre moitié du monde, qui ne demande pas mieux que d’être antagoniste à la première. Mais si, pour l’amour de cette même vérité, ils vont se mettre sottement à rompre avec cette deuxième moitié, qui sera leurs partisans ?

Ils ne sont point des amis du genre humain, non, cela serait indigne d’eux. Et de leur courage. Mais ils voudraient bien demeurer les amis de la moitié du genre humain.

De cette véritable loi historique, au seul sens que nous puissions reconnaître à cette insidieuse expression de loi historique, nous avons eu la plus récente et la plus éminente illustration dans cette affaire qu’à présent nous avons le droit de retenir, aujourd’hui qu’une liquidation et qu’une réhabilitation générale définitivement l’a fait entrer dans le domaine de l’histoire, définitivement l’a figée, l’a enterrée dans le passé ; nous en avons donc eu le plus illustre exemple, le cas exemplaire le plus illustre dans cette immortelle affaire Dreyfus, qui fournira sans doute à l’historien les illustrations les plus éclatantes d’un très grand nombre de lois, que nous-mêmes donc nous retiendrons et que nous citerons souvent sans doute, qui pour celle-ci en particulier, pour cette loi que nous avons trouvée sur le chemin de nos recherches, fit semblant de départager les anciens partis et les départagea réellement, mais ne les départagea, réellement, que pour instituer des partis nouveaux ; et non pas, comme on l’avait espéré, comme on nous l’avait dit, et formellement promis, une humanité nouvelle. En sorte que l’humanité se trouva sensiblement aussi peu avancée après qu’avant cette immortelle affaire. Car les dreyfusistes politiques, devenus victorieux selon la puissance, n’eurent point de cesse qu’ils ne fissent à leur tour un gouvernement antidreyfusiste. Et le peuple naturellement les suivit. Parce que le peuple naturellement va du côté de la puissance. Et non pas du côté de la justice ni de la vérité. Ou il ne va du côté de la justice ou de la vérité que pourvu qu’elles soient accompagnées de puissance, ou qu’elles promettent, qu’elles annoncent un très prochain accompagnement de puissance. Les intellectuels suivirent la foule qui suivait la puissance ; et tout cela ensemble faisait un beau cortège ; et ainsi les intellectuels, d’une suite ils en faisaient deux qui leur sont également chères ; car ils aiment également suivre la foule, accompagner le plus grand nombre, faire le plus grand nombre, surtout s’il est très grand ; et suivre la puissance. Et les intellectuels vont naturellement du côté de la puissance. Et non pas du côté de la justice ni de la vérité. Ou ils ne vont du côté de la justice et de la vérité que pourvu qu’elles soient accompagnées de puissance, ou qu’elles promettent, qu’elles annoncent un très prochain accompagnement de puissance. Ils aiment bien, somme toute, ils aiment surtout avoir, exercer le gouvernement. Ils ont un faible pour le gouvernement, mais particulièrement quand c’est le leur, et qu’il ne s’agit plus que de gouverner tout le monde. Or pour exercer le gouvernement, dans nos sociétés démocratiques, et même dans les autres, il vaut mieux, en principe, être du côté où il y a beaucoup de monde.

Tel fut le mécanisme, schématisé, de cette immortelle affaire Dreyfus, tel est le mécanisme, schématisé, de toutes les grandes affaires humaines, et aussi de toutes les petites, qui sont beaucoup plus nombreuses que les grandes, et censément beaucoup plus importantes : on voit quelquefois, pas très souvent, des conversions, sincères ; on ne voit jamais, ou pour ainsi dire jamais, des contre-conversions, ou des surconversions ; c’est-à-dire des conversions ultérieures et supérieures, des deuxièmes conversions, des conversions deuxièmes, en sens contraire. Telle sera proprement une des lois des conversions. Ce sont de ces opérations qui se font bien une fois, et encore. Mais il n’y a pas de danger qu’on les fasse deux fois.

On coupe bien les ponts derrière soi, au moins quelques personnes ; mais si vous les coupez aussi devant, vous seriez dans une île.

Tel est exactement le mécanisme, schématisé, de ces sortes d’opérations : un homme courageux, et il n’y en a déjà pas beaucoup, rompt pour la vérité avec ses amis et ses intérêts ; ainsi se forme un nouveau parti, qui est originairement et censément le parti de la justice et de la vérité, qui en moins de rien devient absolument identique aux autres partis ; un parti comme les autres, comme tous les autres ; aussi vulgaire ; aussi grossier ; aussi injuste ; aussi faux ; alors, à cette deuxième fois, il faudrait un homme surcourageux pour opérer une deuxième rupture : il n’y en a pour ainsi dire plus.

Cumuler les ennemis inexpiables que l’on s’est faits par la première opération avec les contraires ennemis infiniment plus inexpiables que l’on se ferait par la deuxième opération : qui oserait ? Ajouter à des ennemis d’un premier bord autant et bientôt peut-être plus d’ennemis du bord opposé ; infiniment plus acharnés, désormais ; ajouter, superposer contre soi des inimitiés doubles, des haines doubles, des ressentiments doubles, — les deuxièmes éléments de ces doubles étant infiniment plus forts que les premiers ; — faire cette addition singulière, et sur soi, cette sommation paradoxale de valeurs qui en elles-mêmes et mutuellement étaient de signes contraires ; qui naturellement se combattaient ; accumuler comme à plaisir, sur sa tête malheureuse, des hostilités qui partout ailleurs se contrarieraient, des faits de guerre qui partout ailleurs s’annuleraient mutuellement, se faire un total de même signe avec deux parties de signe contraire ; aller, pour sa perte, contre toutes les règles du calcul ; tenir cette gageure mathématique : nul n’y donnera les mains. Sévèrement filtrée par ces deux opérations successives et de sens contraire, seule la pauvre vérité, la pauvre justice, dont la moitié d’un monde s’était un instant réclamée, continuera comme elle pourra son misérable chemin. Ce qu’il y a de plus fort, depuis qu’elle chemine ainsi, c’est qu’il ne soit jamais arrivé que cheminant ainsi au hasard des routes humaines elle se soit complètement perdue.

Ce qu’il y a d’inexplicable dans le monde, ce n’est point l’erreur, ce n’est pas tant la vérité, que cette singulière survivance et cet acheminement de la vérité.

Je dis ennemis infiniment plus ennemis, parce que si les hommes ne nous pardonnent pas de leur fausser compagnie après tout un long temps de compagnonnage, après tout un commencement de vie passé ensemble, ils pardonnent encore infiniment moins quand après tout cela, et après avoir ensemble rompu, après leur avoir tenu compagnie dans la rupture, on leur fausse compagnie de la rupture première, et du léger accompagnement malentendu qui a suivi, par une rupture seconde. Il en vient alors des haines incroyables. Il semble que toute la haine de la rupture première, se retrouvant, se retournant et se contrariant elle-même, se multiplie infiniment, de marcher ainsi à contre sens. Ou plutôt quand une ancienne majorité d’hommes, suivant sa route politique, fausse compagnie à la vérité, elle ne le pardonne point à la petite compagnie qui, rompant, accompagne la vérité. Mais cette réprobation, cette haine et ce ressentiment n’est rien en comparaison de celui que cette petite compagnie à son tour devenue grande, cette minorité devenue majorité, quand à son tour elle fausse compagnie à la même misérable vérité continuante, voue aux quelques misérables solitaires qui, rompant de nouveau, ne craignent point de continuer d’accompagner une vérité désormais solitaire. Il semble que cette deuxième rupture, dénonçant la première, la remontant, la désavoue pour ainsi dire et fasse comme un scandale double de retour en arrière sur un scandale qui paraissait acquis.

Il était si doux aux autres de légitimer pour ainsi dire cette rupture première, de la consolider, comme on légitime une révolution, comme on consolide un emprunt. Voyez quelle était leur situation. Ils avaient rompu, d’avec la puissance. Ils avaient fait une révolution. À leur corps défendant, sans doute, mais enfin ils avaient fait une révolution. Ils étaient sortis. Non sans une inquiétude, secrète, parce qu’il est doux d’être du côté du pouvoir, de la conservation, de la tradition. Ils se hâtaient donc de consolider tout cela. De se refaire une vie, de faire une fin. Ils se formaient hâtivement en parti, politique. Ils faisaient hâtivement leur petite restauration. Ils devenaient les potentats de la vérité, les dominateurs de la justice, les tyrans de la liberté, les rois de la république, les conservateurs de la révolution, les bibliothécaires et les archivistes de cette révolution une fois faite et parfaite et que nul ne recommencerait, n’oserait recommencer jamais plus. Situation unique : ils cumulaient, ils joignaient ensemble toutes les quiétudes que donne le régime établi, la puissance, la domination, la conservation, et toutes les inquiétudes, en réalité toutes les imaginations d’inquiétudes que laisse la liberté, la faiblesse, la révolution. Ces deux jouissances contraires se faisaient valoir, se multipliaient infiniment l’une l’autre, l’une par l’autre. Ils pouvaient à la fois être heureux autant et plus que des conservateurs, que les autres conservateurs, et, comme révolutionnaires, mépriser les anciens conservateurs. Et voilà qu’en deux ou trois ans tout serait à recommencer ?

Juste au moment où ils commençaient à faire cette fin, où ils commençaient à réussir.

Nuls hommes ne sont aussi bassement conservateurs, aussi férocement réactionnaires que ces conservateurs traditionnels de la révolution, car, d’autant que leur situation est une situation unique, d’autant ils sont acharnés à la défendre. Ils se conforment ainsi au grand principe de la conservation. Ils ont à la fois tous les avantages de la solidité, politique et sociale, et ensemble toutes les incommutables joies du vieil orgueil. Ils ont été des héros, peut-être authentiques, une fois dans leur vie. Mais ils ne savaient pas ce que c’était, la première fois, quand ils ont entrepris d’être des héros. Et ils ont eu tellement peur, cette fois-là, quand ils ont vu ce que c’était, que d’être des héros, quand ils ont vu comme c’était fatigant, et dangereux, et qu’il pouvait vous arriver malheur, qu’ils se sont bien juré dans le fond de leur cœur, à eux-mêmes, qu’il n’y a pas de danger, qu’on les y reprenne. Mais pour garder tout de même l’orgueil, dans leur nouvelle situation, ils ont imaginé de faire de l’héroïsme à vie une fonction d’État, et ils se sont faits et ce sont eux les fonctionnaires héros inamovibles.

Ils ont ainsi gardé tout.

C’est pour cela qu’ils ne pardonnent point à ceux qui font la deuxième sortie, le deuxième saut. Juste au moment où leur ancienne révolution, devenue bien conservatoire et très comme il faut, commençait à être reçue dans le monde. Bien portée. Portée comme une de ces décorations révolutionnaires. Légitime enfin. Presque légitimiste. Et voilà que ce retardé, par sa nouvelle sortie, par son deuxième saut, jette une fâcheuse suspicion sur cette opération première que vous aviez faite en commun avec lui. Sur cette opération originaire, sur cette opération dont enfin vous êtes sorti, tout le monde ne demande qu’à se le rappeler. Comme on a raison de dire, qu’il faut toujours se méfier de ses anciens complices. Ces gens-là feraient croire que cette première opération, commune, était une opération sérieuse, et non pas une opération comme il faut. Ces sortes de gens feraient croire qu’une telle opération était une opération de petites gens, petite elle-même, une opération vulgaire, populaire, une opération révolutionnaire enfin, et non point de ces révolutions qui se confirment, et qui se marient dans le grand monde. Ils éveillent, ils réveillent vraiment de fâcheux souvenirs. Ils vous délégitiment, d’un geste, d’un rappel, une première opération qui ne demandait qu’à se légitimer. Ils sont les perpétuels parents pauvres, inévitables, des révolutions parvenues.

Ils sont ceux que l’on nommait : ces espèces.

On a noté souvent et depuis fort longtemps que les sectes religieuses, et à leur imitation les sectes politiques, pardonnent tout, qu’elles peuvent pardonner l’infidélité, l’indifférence, l’hostilité, la guerre, mais qu’elles ne pardonneront jamais l’apostasie. Elles admettent tout, que l’on soit contre elles ; à la rigueur ; autant que l’on voudra : mais elles ne pardonnent pas, elles n’admettent pas que celui qui a été en elles s’en aille, sorte, et soit contre elles ni même en dehors d’elles : elles ne le pardonneront, elles ne l’admettront jamais ; c’est un vieux fait d’expérience que les sectes religieuses, et à leur imitation les sectes politiques, — les sectes politiques ayant pris des sectes religieuses tout ce qu’elles avaient de mauvais, et n’en ayant naturellement pas pris tout ce qu’elles pouvaient avoir de bon, — ne haïssent et ne poursuivent personne autant que leurs anciens religionnaires : c’est ici le premier degré du ressentiment ; un degré fort élevé déjà ; et c’est aussi une des raisons pourquoi le premier degré du danger, le premier degré du courage est aussi d’être une fois apostat. On sait que l’on s’attire ainsi des haines propres, et comme des haines d’élection. Mais on n’a peut-être jamais noté combien la deuxième apostasie est infiniment plus dangereuse, combien elle demande un courage infiniment plus rare, combien par suite elle est elle-même infiniment plus rare, au point de ne se manifester pour ainsi dire jamais.

Car les autres, qui sont aussi des apostats, qui ont commis avec vous cette apostasie première, qui depuis ont fondé une fidélité, un loyalisme nouveau, vous en veulent, et comme apostat, et comme nouvel apostat, et infiniment comme ayant rappelé, par votre apostasie récente, cette ancienne, cette première, cette commune apostasie qu’ils commençaient de faire oublier.

Étant des orthodoxes de couche récente, ils ont une haine elle-même nouvelle, une haine infinie, une haine de néophyte contre cette apostasie nouvelle, contre cette apostasie deuxième, contre cette apostasie relapse qui fait dire à tout le monde : c’est leur ancien ami.

Ou encore : ils ont fait comme lui, dans le temps.

Et pourtant il faut que la vie de l’honnête homme soit, en ce sens, une apostasie et une renégation perpétuelle, il faut que l’honnête homme soit un perpétuel renégat, il faut que la vie de l’honnête homme soit, en ce sens, une infidélité perpétuelle. Car l’homme qui veut demeurer fidèle à la vérité doit se faire incessamment infidèle à toutes les incessantes, successives, infatigables renaissantes erreurs. Et l’homme qui veut demeurer fidèle à la justice doit se faire incessamment infidèle aux injustices inépuisablement triomphantes.

Cette perpétuelle infidélité est d’autant plus difficile à tenir, — j’entends cette expression au sens où l’on dit tenir sa foi, — que les puissances modernes ont des sanctions implacables. Généralement toutes. Mais particulièrement les puissances modernes intellectuelles, devenues politiques, ont des sanctions plus implacables encore, et plus redoutées, que les puissances politiques propres. Elles ont mis, elles gardent à leur service tous les différents, tous les ingénieux appareils de l’enfer social moderne laïcisé. La solitude d’abord, le prétendu splendide isolement, si terrible au contraire, et si obscur, si bourré d’inquiétudes, et si communément redouté. La solitude qui en d’autres temps nourrissait un homme et lui donnait du recul, qui lui conférait une sorte d’éloignement sur place et d’éternité présente ; l’isolement qui dans ces temps modernes au contraire tue son homme, l’étrangle de misère, l’étouffe d’ombre et de silence. Un isolement parfait, un silence total, un isolement double, car les nouveaux ennemis s’en vont de vous, et les anciens ennemis ne vous reviennent pas pour cela. Une solitude double et cumulée, parfaite. Les nouveaux ennemis anciens deuxièmes amis vous font par devant un mur de solitude. Les anciens ennemis anciens premiers amis vous font et vous avaient fait par derrière un mur d’isolement. Car les amis peuvent devenir ennemis. Et ils ne s’en privent pas. Et les ennemis pourraient devenir amis. Et ils s’en privent. Mais les anciens amis devenus ennemis jamais plus ne redeviendront amis. Et ils sont au contraire des ennemis de prédilection. Ainsi s’organisent dans le monde moderne autour d’un homme, autour d’une œuvre, autour d’une vie, autour d’une action, un de ces parfaits silences qui pour cette sorte sont plus mortels que la mort même.

Et il y a encore l’immense tourbe, la foule innumérable, l’incalculable plèbe de tous ceux qui ne seront jamais ni amis ni ennemis, des morts indifférents. Et il y avait aussi ceux qui étaient ennemis d’avant, d’avance, avant tout commencement de vie, avant toute explication, pour ainsi dire par définition et tradition, avant toute entrée en matière de jeunesse même.

Les anciennes censures, l’ostracisme grec, l’exil ancien, l’extermination de la cité, la mise au ban, les pénalités médiévales, féodales, royales, ecclésiastiques, l’excommunication, l’index étaient ou comportaient des sanctions redoutables. Souvent mortelles. Souvent elles étaient capitales. Elles atteignaient peut-être moins sûrement leur effet, sinon leur objet, elles atteignaient beaucoup moins gravement et moins définitivement les libertés intellectuelles que ne les atteint le savant boycottage organisé dans le monde moderne par le monde moderne contre tout ce qui toucherait à la domination du moderne. C’est une des raisons pour lesquelles, et cela sans aucun doute, les activités intellectuelles sont moins nombreuses dans le monde moderne qu’elles ne l’ont jamais été, dans aucun monde, moins considérables, moins libres surtout, moins fraîches, moins neuves, moins jaillissantes. Beaucoup moins que dans aucun monde connu. Il faut aux œuvres, à presque toutes les œuvres, et à presque tous les auteurs, sinon un accueil enthousiaste, à défaut même de la simple bonté, à défaut d’un accueil simplement bienveillant, au moins un combat, une bataille, la guerre, le débat, tout plutôt qu’un de ces silences comme le monde moderne seul a su en organiser autour des œuvres et des hommes qui auraient seulement l’air de faire semblant d’être capables d’être suspects de vouloir seulement commencer à marcher contre les superstitions modernes.

Les haines intellectuelles modernes ont adopté, ont emprunté tout l’arsenal des haines politiques anciennes et modernes, et notamment des haines politiques modernes, qui sont particulièrement bien outillées.

Le monde moderne s’est vanté d’avoir introduit dans le monde les méthodes, ce qu’il a nommé les méthodes scientifiques, et plus généralement la méthode. Il n’a point menti pour cette méthode particulière que requiert l’organisation méthodique, généralement de la haine, particulièrement de la haine et du boycottage intellectuel.

De là vient en partie cette grande indigence intellectuelle des temps modernes.

La solitude passerait encore, et un homme particulièrement courageux, ou, comme nous l’avons dit, surcourageux, pourrait porter l’isolement. Mais par l’isolement même et comme son complément indispensable le monde moderne fait ici jouer sa deuxième sanction, celle à laquelle nul ne résiste, car nul ne peut résister : l’isolement économique, le boycottage industriel, c’est-à-dire l’indigence la plus vulgaire, la misère et la faim. Les anciennes sanctions, les sanctions proprement pénales, les sanctions antiques et chrétiennes, féodales et royales, et aussi les violences des sanctions populaires étaient évidemment plus brutales, plus contondantes pour ainsi dire, et ainsi elles paraissaient beaucoup plus écrasantes. Mais en réalité elles étaient moins hermétiques. Justement par ce qu’elles avaient de pugilaire, elles n’atteignaient pas uniformément tout, et si elles retombaient lourdement quelques parts, elles laissaient beaucoup plus passer. II y avait une anarchie dans tout et une ignorance qui se retrouvait dans la sanction. Elles laissaient beaucoup plus où elles ne retombaient pas. Le monde moderne peut se vanter d’avoir, ici, introduit de la méthode et rien n’est comparable, comme fini d’exécution, à certains boycottages organisés dans le monde moderne contre le citoyen qui ne veut pas marcher droit.

D’autres temps nous ont laissé d’autres chefs-d’œuvre ; des temples, des cathédrales, des statues, des tragédies ; mais ceci sera proprement, devant l’éternité, le chef-d’œuvre des temps modernes.

Au moins les anciennes sanctions n’étaient-elles point hypocrites. Elles désignaient celui qu’elles voulaient frapper.

Ainsi ont commencé de nous apparaître au courant de ce premier cahier ; sous cette forme, sous cette figure ont commencé de se profiler sur l’horizon de nos recherches les premiers linéaments du massif montagneux, les premiers profils, et ces dents, ces découpures, ces profilements bleus, par qui s’annoncent au voyageur en marche, à l’homme de la plaine, les immobiles montagnes ; ainsi ont commencé de se dessiner les premiers tracés de l’énorme question, du système, comme disent nos géographes, du problème puissant et statutaire qui fera comme le réduit central de ces études.

L’ancien problème, le problème des générations précédentes, et notamment de la génération qui nous a immédiatement précédés, était de savoir comment et pourquoi tout un monde s’était séparé du christianisme, particulièrement du catholicisme.

Tout particulièrement et centralement la question était de savoir comment et pourquoi Renan, au commencement de tout ce monde, comment et pourquoi Renan, introduisant, préparant, figurant, représentant tout ce monde, s’était séparé du christianisme, particulièrement du catholicisme, comment et pourquoi notamment, car pour lui la question revêtait cette forme particulièrement critique, particulièrement aiguë, particulièrement éminente, comment et pourquoi il avait quitté les fonctions du sacerdoce, le ministère ecclésiastique, l’état religieux.

Cette ancienne question, cet ancien problème, on peut dire qu’il est aujourd’hui à peu près complètement résolu. Pour cette question particulière de Renan, pour cette question critique et centrale, dans ces cahiers même nous avons eu la bonne fortune d’en lire et d’en publier une solution, historique, sensiblement complète, un énoncé, historique, sensiblement parfait dans le cahier que nous avons fait de l’inauguration du monument de Renan à Tréguier, des mains de notre collaborateur et de notre ami René Litalien.

Cette question particulière et le problème général qu’elle introduit et représente a été de toutes parts si complètement résolu qu’il a été pour ainsi dire presque trop complètement résolu. La solution a été tellement parfaite qu’enfin elle est trop parfaite.

Et surtout qu’elle a pour ainsi dire tué le problème. Le problème n’a pas seulement cessé d’être intéressant, pour nous. Il a disparu. Il a été comme étouffé, comme écrasé sous la solution. La solution, trop grosse commère, s’était par mégarde assis sur le plat problème.

Alors apparaît, dans le silence et dans l’aplatissement de l’ancien problème, dans l’effacement de cet ancien problème aujourd’hui épuisé, vidé, défait, dépassé, alors apparaît au loin le nouveau problème, le problème de la génération présente, infiniment plus difficile, quand ce ne serait que parce qu’il est un problème de comparaison, de relation, et aussi infiniment moins sommaire et grossier, le problème dont nous venons de voir les premières avancées, introduites par leurs premières explications, se profiler à l’horizon de nos études, le problème enfin de savoir comment et pourquoi tout ce monde, et Renan comme introduisant et représentant tout ce monde, n’ont abjuré les difficultés, les impossibilités, les contrariétés métaphysiques du christianisme et particulièrement du catholicisme que pour s’engager, pour se vouer, pour vouer leur foi et leur vie dans des difficultés infiniment plus difficiles, dans des impossibilités infiniment plus impossibles, dans des contrariétés infiniment plus contraires, enfin dans des métaphysiques infiniment plus grossières, qui sont proprement les difficultés, les impossibilités, les contrariétés, les métaphysiques de l’histoire et de la sociologie dans cet âge moderne.

Au lieu d’attendre, de vivre solitaires, de faire n’importe quoi d’autre. De voir venir. De faire venir.

De faire n’importe quel autre métier, qui eût été honorable. De se faire, fût-ce de très loin, les annonciateurs, fût-ce très isolés, les préparateurs d’un autre monde, quel qu’il fût, il aurait toujours été meilleur que ce monde moderne, les introducteurs, fût-ce très lointains et très perdus, de n’importe quel autre monde, à venir, d’un tiers monde, d’une tierce création, d’une tierce Rome.

Tout eût mieux valu, et infiniment, que ce monde moderne, historique, scientifique, sociologique, incurablement bourgeois.

Si Renan et à sa suite et par le ministère de sa représentation le monde moderne entier ne s’étaient pas engagés dans cette voie d’être le monde moderne, comme nous le connaissons, comme et tel que nous en avons fait l’ingrate et la douloureuse expérience, s’ils n’avaient point fait, institué, introduit, imposé cette métaphysique la plus grossière de toutes, ce dogme le plus grossier de tous, aucun problème ne se poserait plus pour nous. L’ancien problème, je l’ai dit, a été vidé. Les anciennes difficultés ont été expliquées. Trop expliquées. Trop bien. Trop complaisamment.

Il n’y aurait plus pour nous aucun problème. La situation, la déjà ancienne et classique situation d’homme qui a quitté l’Église, qui a perdu le sentiment religieux, qui a quitté le christianisme, qui particulièrement a quitté le catholicisme, qui de sa personne a quitté l’état ecclésiastique est aujourd’hui si parfaitement connue, d’une connaissance si claire et si intellectuelle, nous l’avons connue par tant de personnes compétentes qui nous l’ont si complaisamment énumérée que nous ne pouvons plus, aujourd’hui, nous y intéresser. C’est une situation reçue, établie, acquise, usuelle, fréquente. C’est la situation de beaucoup d’hommes et l’on pourrait presque dire aujourd’hui de beaucoup de peuples.

Il n’y a de problème que, mais il y a un problème énorme, un problème de relation et de comparaison, parce que du même geste qu’ils quittaient l’Église, du même mouvement, de la même courbe qu’ils abandonnaient le dogme catholique et généralement le dogme chrétien, du même geste, du même mouvement, du même accomplissement de courbe ils inventaient, ils fondaient, ils imposaient un dogme infiniment plus autoritaire, infiniment plus plein de difficultés infinies infiniment plus difficiles, d’impossibilités infinies infiniment plus impossibles, infiniment plus plein de contrariétés infinies infiniment plus contraires, tout sommaire enfin, tout plein de grossièretés.

Pour donner à ma pensée une forme qui réponde pleinement aux préoccupations présentes, je dirai que nous acceptons parfaitement que Renan se soit désabonné du christianisme et particulièrement du catholicisme, de recevoir et de donner les enseignements chrétiens et particulièrement catholiques. Cela, c’est une affaire classée. Ce qui est nouveau, ce qui fait un fait nouveau, ce qui fait le problème, ce qui fait nos étonnements, commencements, sinon de toute science, au moins de toute étude, ce n’est point ce désabonnement. C’est qu’au sortir de cet abonnement traditionnel, de ce vieil abonnement, il ait, entre tant d’autres, éventuels, il soit allé souscrire cet abonnement nouveau. Qu’il se soit abonné à l’insipide revue que le monde moderne édite et joue pour l’embêtement de l’humanité. Et non seulement ce qui fait le problème c’est ce singulier abonnement nouveau. Mais c’est la liaison, la relation de ce désabonnement à cet abonnement nouveau.

Charles Péguy