Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 2/Zangwill
ZANGWILL
Le cahier que l’on va lire nous a été apporté tel que par le traducteur, mademoiselle Mathilde Salomon, directrice du Collège Sévigné, 10, rue de Condé, Paris sixième ; le nom du traducteur et sa qualité recommandaient amplement le cahier ; le nom de l’auteur n’est point connu encore du public français ; il m’était totalement inconnu.
Quand nous ne connaissons pas le nom d’un auteur, nous commençons par nous méfier ; et par nous affoler ; nous nous inquiétons ; nous courons aux renseignements ; nous nous trouvons ignorants ; nous sommes inquiets ; nous demandons à droite et à gauche ; nous perdons notre temps ; nous courons aux dictionnaires, aux manuels, ou à ces hommes qui sont eux-mêmes des dictionnaires et des manuels, ambulants ; et nous ne retrouvons la paix de l’âme qu’après que nous avons établi de l’auteur, dans le plus grand détail, une bonne biographie cataloguée analytique sommaire.
C’est là une idée moderne ; c’est là une méthode toute contemporaine, toute récente ; elle ne peut nous paraître ancienne, et acquise, et déjà traditionnelle, à nous normaliens et universitaires du temps présent, que parce que nous avons contracté la mauvaise habitude scolaire, de ne pas considérer un assez vaste espace de temps quand nous réfléchissons sur l’histoire de l’humanité.
Beaucoup plus que nous ne le voulons, beaucoup plus que nous ne le croyons, beaucoup plus que nous ne le disons tous formés par des habitudes scolaires, tous dressés par des disciplines scolaires, tous limités par des limitations et des commodités scolaires, nous croyons tous plus ou moins obscurément que l’humanité commence au monde moderne, que l’intelligence de l’humanité commence aux méthodes modernes ; heureux quand nous ne croyons pas, avec tous les laïques, avec tous les primaires, que la France commence exactement le premier janvier dix-sept cent quatre-vingt-neuf, à six heures du matin.
Or l’idée moderne, la méthode moderne revient essentiellement à ceci : étant donnée une œuvre, étant donné un texte, comment le connaissons-nous ; commençons par ne point saisir le texte ; surtout gardons-nous bien de porter la main sur le texte ; et d’y jeter les yeux ; cela, c’est la fin ; si jamais on y arrive ; commençons par le commencement, ou plutôt, car il faut être complet, commençons par le commencement du commencement ; le commencement du commencement, c’est, dans l’immense, dans la mouvante, dans l’universelle, dans la totale réalité très exactement le point de connaissance ayant quelque rapport au texte qui est le plus éloigné du texte ; que si même on peut commencer par un point de connaissance totalement étranger au texte, absolument incommunicable, pour de là passer par le chemin le plus long possible au point de connaissance ayant quelque rapport au texte qui est le plus éloigné du texte, alors nous obtenons le couronnement même de la méthode scientifique, nous fabriquons un chef-d’œuvre de l’esprit moderne ; et tant plus le point de départ du commencement du commencement du travail sera éloigné, si possible étranger, tant plus l’acheminement sera venu de loin, et bizarre ; — de tant plus nous serons des scientifiques, des historiens, et des savants modernes.
Avons-nous à étudier, nous proposons-nous d’étudier La Fontaine ; au lieu de commencer par la première fable venue, nous commencerons par l’esprit gaulois ; le ciel ; le sol ; le climat ; les aliments ; la race ; la littérature primitive ; puis l’homme ; ses mœurs ; ses goûts ; sa dépendance ; son indépendance ; sa bonté ; ses enfances ; son génie ; puis l’écrivain ; ses tâtonnements classiques ; ses escapades gauloises ; son épopée ; sa morale ; puis l’écrivain, suite ; opposition en France de la culture et de la nature ; conciliation en La Fontaine de la culture et de la nature ; comment la faculté poétique sert d’intermédiaire ; tout cela pour faire la première partie, l’artiste ; pour faire la deuxième partie, les personnages, que nous ne confondons point avec la première, d’abord les hommes ; la société française au dix-septième siècle et dans La Fontaine ; le roi ; la cour : la noblesse ; le clergé ; la bourgeoisie ; l’artisan ; le paysan ; des caractères poétiques ; puis les bêtes ; le sentiment de la nature au dix-septième siècle et dans La Fontaine ; du procédé poétique ; puis les dieux ; le sentiment religieux au dix-septième siècle et dans La Fontaine ; de la faculté poétique ; enfin troisième partie, l’art, qui ne se confond ni avec les deux premières ensemble, ni avec chacune des deux premières séparément ; l’action ; les détails ; comparaison de La Fontaine et de ses originaux, Ésope et Phèdre ; le système ; comparaison de La Fontaine et de ses originaux, Ésope, Rabelais, Pilpay, Cassandre ; l’expression ; du style pittoresque ; les mots propres ; les mots familiers ; les mots risqués ; les mots négligés ; le mètre cassé ; le mètre varié ; le mètre imitatif ; du style lié ; l’unité logique ; l’unité grammaticale ; l’unité musicale ; enfin théorie de la fable poétique ; nature de la poésie ; opposition de la fable philosophique à la fable poétique ; opposition de la fable primitive à la fable poétique ; c’est tout ; je me demande avec effroi où résidera dans tout cela la fable elle-même ; où se cachera, dans tout ce magnifique palais géométrique, la petite fable, où je la trouverai, la fable de La Fontaine ; elle n’y trouvera point asile, car l’auteur, dans tout cet appareil, n’y reconnaîtrait pas ses enfants.
Ou plutôt ce n’est pas tout, car depuis cinquante ans nous avons fait des progrès ; — le progrès n’est-il pas la grande loi de la société moderne ; — ce n’est pas le tout d’aujourd’hui ; aujourd’hui qui oserait commencer La Fontaine autrement que par une leçon générale d’anthropogéographie.
Tout cela serait fort bon si nous étions des dieux, ou, pour parler exactement, tout cela serait fort bien si nous étions Dieu ; car si nous voulons évaluer les qualités, les capacités, les amplitudes que de telles méthodes nous demandent pour nous conduire à l’acquisition de quelque connaissance, nous reconnaissons immédiatement que les qualités, capacités, amplitudes attribuées aux anciens dieux par les peuples mythologues seraient absolument insuffisantes aujourd’hui pour constituer le véritable historien, l’homme scientifique, — vir scientificus, — le savant moderne ; il ne suffit pas que le savant moderne soit un dieu ; il faut qu’il soit Dieu ; puisque l’on veut commencer par la série indéfinie, infinie du détail ; puisque l’on veut partir d’un point indéfiniment, infiniment éloigné, étranger, puisqu’avant d’arriver au texte même on veut parcourir un chemin indéfini, infini, pour épuiser tout cet indéfini, tout cet infini, l’infinité de Dieu même est requise, d’un Dieu personnel ou impersonnel, d’un Dieu panthéistique, théistique ou déistique, mais absolument d’un Dieu infini ; et nous touchons ici à l’une des contrariétés intérieures les plus graves du monde moderne, à l’une des contrariétés intérieures les plus poignantes de l’esprit moderne.
Pendant que les démagogues scientistes modernes se congratulent, se décorent, boivent et triomphent dans des banquets, le monde moderne est intérieurement rongé, l’esprit moderne est intérieurement travaillé des contrariétés les plus profondes ; et l’humanité aurait aussi tort de se river à ce que nous nommons aujourd’hui le monde moderne et l’esprit et la science modernes qu’elle a eu raison de ne pas se river aux formes de vie antérieures, aujourd’hui prétendument dépassées ; dans l’ordre de la connaissance, de l’histoire, de la biographie et du texte, nous sommes en particulier conduits à la singulière contrariété suivante.
Les humanités polythéistes et mythologues, ayant, même dans l’ordre de la divinité, excellemment, éminemment le sens du parfait, du fini, de la limite, l’avaient en particulier dans l’ordre de l’humanité ; ajouterai-je que ces humanités étaient généralement intelligentes, et qu’elles ne vivaient point sur des contrariétés intérieures sans les avoir enregistrées ; dans ces humanités l’homme était reconnu limité aux limites humaines ; et l’historien demeurait un homme.
Les humanités panthéistes et généralement théistes avaient, dans l’ordre de la divinité, excellemment, éminemment le sens de l’infini, de l’absolu, du tout ; mais justement parce qu’elles avaient le sens du tout comme tout, elles avaient le sens de la modeste humanité comme étant à sa place particulière dans ce tout ; elles connaissaient les limitations de l’humanité ; elles référaient, comparaient incessamment l’humanité au reste ; et au tout ; ajouterai-je que ces humanités étaient généralement profondes, et qu’elles ne vivaient point sur des contrariétés intérieures sans les avoir connues par les profondes voies de l’instinct ; dans ces humanités l’homme était reconnu partie et limité aux limites humaines ; l’historien demeurait un homme.
Les humanités déistes et particulièrement chrétiennes, ces singulières humanités, qui ne nous paraissent ordinaires et communes que parce que nous y sommes habitués, ces singulières humanités, où l’homme occupe envers Dieu une si singulière situation de grandeur et de misère, si audacieuse au fond, et si surhumaine, — l’homme fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, — et Dieu fait homme, — avaient séparément le sens du parfait et de l’imparfait, du fini et de l’infini, du relatif et de l’absolu ; elles connaissaient donc les limitations de l’humanité ; ajouterai-je que généralement ces humanités étaient à la fois intelligentes et profondes, et que la constatation même des contrariétés intérieures, de la grandeur et de la misère, faisait peut-être le principal objet de leurs méditations ; dans ces humanités l’homme était reconnu créature et limité aux limites humaines ; l’historien demeurait un homme.
Par une contrariété intérieure imprévue, et nouvelle dans l’histoire de l’humanité, il fallait justement arriver au monde moderne, à l’esprit moderne, aux méthodes modernes, pour que l’historien cessât réellement de se considérer comme un homme.
Le monde moderne, l’esprit moderne, laïque, positiviste et athée, démocratique, politique et parlementaire, les méthodes modernes, la science moderne, l’homme moderne, croient s’être débarrassés de Dieu ; et en réalité, pour qui regarde un peu au delà des apparences, pour qui veut dépasser les formules, jamais l’homme n’a été aussi embarrassé de Dieu.
Quand l’homme se trouvait en présence de dieux avoués, qualifiés, reconnus, et pour ainsi dire notifiés, il pouvait nettement demeurer un homme ; justement parce que Dieu se nommait Dieu, l’homme pouvait se nommer homme ; que ce fussent des dieux humains ou surhumains, un Dieu Tout ou un Dieu personnel, Dieu étant mis à sa place de Dieu, notre homme pouvait demeurer à sa place d’homme ; par une ironie vraiment nouvelle, c’est justement à l’âge où l’homme croit s’être émancipé, à l’âge où l’homme croit s’être débarrassé de tous les dieux que lui-même il ne se tient plus à sa place d’homme et qu’au contraire il s’embarrasse de tous les anciens Dieux ; mangeurs de bon Dieu, c’est la formule populaire de nos démagogues anticatholiques ; ils ont eux-mêmes absorbé beaucoup plus de bons Dieux, et de mauvais Dieux, qu’ils ne le croient.
En face des dieux de l’Olympe, en face d’un Dieu Tout, en face du Dieu chrétien, l’historien était un homme, demeurait un homme ; en face de rien, en face de zéro Dieu, le vieil orgueil a fait son office ; l’esprit humain a perdu son assiette ; la boussole s’est affolée ; l’historien moderne est devenu un Dieu ; il s’est fait, demi-inconsciemment, demi-complaisamment, lui-même un Dieu ; je ne dis pas un dieu comme nos dieux frivoles, insensibles et sourds, impuissants, mutilés ; il s’est fait Dieu, tout simplement, Dieu éternel, Dieu absolu, Dieu tout puissant, tout juste et omniscient.
Cette affirmation que je fais emplira de stupeur, sincère, un assez grand nombre de braves gens qui modestement, du matin au soir, jouent avec l’absolu, et qui ne s’en doutent jamais ; comment, diront-ils en toute sincérité, comment peut-on nous supposer de telles intentions ; nous sommes des petits professeurs ; nous sommes de modestes et d’honnêtes universitaires ; nous n’occupons aucune situation dans l’État ; nous sommes assez maltraités par nos supérieurs ; nous n’avons aucun pouvoir dans l’État ; nous ne déterminons aucuns événements ; nous sommes les plus mal rétribués des fonctionnaires ; nul ne nous entend ; nous poursuivons modestement notre enquête sur les hommes et sur les événements passés ; par situation, par métier, par méthode, nous n’avons ni vanité ni orgueil, ni présomption, ni cupidité de la domination ; l’invention des méthodes historiques modernes a été proprement l’introduction de la modestie dans le domaine historique.
C’est exactement là que réside la grande erreur moderne.
Les prêtres aussi étaient de petits abbés et de petits curés ; de modestes et d’honnêtes ecclésiastiques ; ils n’occupaient aucune situation dans l’État, car les petits curés de campagne n’étaient pas plus que ne sont aujourd’hui nos instituteurs, et nos grands prélats de l’enseignement, démagogues, députés, ministres, sénateurs, ne sont pas moins que n’étaient les grands évêques et les grands cardinaux ; pas plus tard qu’avant hier, dans son numéro daté du samedi 15 octobre 1904, la Petite République, ayant à interroger M. Gabriel Séailles sur la séparation des Églises et de l’État, employait aux fins de cette enquête, par le ministère de M. Henry Honorat, des expressions qui me paraissent empreintes d’un respect vraiment religieux : « à Paris, devant sa table de travail, » nous dit le journaliste, « au milieu de ses livres et de ses carnets, M. Gabriel Séailles me disait, en une causerie aimable et sympathique, les mêmes choses à peu près dans les mêmes termes. »
— Aimable, dans ces graves questions ; enfin.
« Deux jeunes hommes, deux de ses disciples, l’écoutaient avec moi. »
— Je vous assure, monsieur le journaliste, que vous vous trompez ; il n’y a point, sur la place, une philosophie qui soit proprement la philosophie de M. Séailles, et donc il n’y a point des disciples de M. Séailles ; c’est Jésus-Christ, qui avait des disciples ; M. Séailles forme des élèves, tout simplement.
« M. Gabriel Séailles aime ces entretiens familiers où se plaît sa bonne humeur charmante.
« Et vous la connaissez bien, amis des universités populaires ; car le maître qui consacra tant de belles pages à la « biographie psychologique » d’Ernest Renan et qui, par ses discours et ses écrits, nous a fait mieux connaître les pinceaux enchanteurs de l’immortel Watteau, »…
On dit le pinceau, d’habitude ; il est vrai qu’il en avait plusieurs.
« descend pour vous de sa chaire trop haute, et, pourquoi ne pas le dire ? trop universitaire de la Sorbonne, pour vous enseigner, philosophe et artiste, et poète, la sagesse et la beauté. »
C’est un beau programme. Ici le portrait dessiné de M. Gabriel Séailles.
« Ainsi, tantôt crayonnant une feuille blanche, devant lui, sur le buvard, et tantôt se frottant les mains l’une dans l’autre avec vivacité, ou roulant dans les doigts, et tordant, et meurtrissant je ne sais quel méchant bristol, le regard riant à travers le double verre du lorgnon bien posé sur le nez fort, le front large, la barbe cascadante grisonnante au menton, et les pieds chaudement fourrés dans les pantoufles, M. Gabriel Séailles poursuivit : »
Je suis assuré qu’un tel ton, de telles expressions désobligent beaucoup M. Gabriel Séailles ; je n’insisterai point sur ce que la description détaillée de toutes ces commodités de la conversation présente a de désobligeant quand on s’installe pour traiter d’un débat qui divise douloureusement les consciences ; je suis assuré que M. Séailles sent beaucoup plus vivement que moi combien ces expressions sont inconvénientes ; pour moi elles me paraissent tout simplement insupportables ; libertaire impénitent, j’y trouve, j’y entends toute une résonance de respect religieux ; encore avons-nous pris un exemple minimum ; et dans cet exemple minimum il y a des expressions désastreuses, comme une chaire trop haute, et d’où l’on descend ; évidemment le journaliste veut donner au Peuple l’idée que la chaire de M. Séailles en Sorbonne est surpopulaire, surhumaine, qu’il s’y passe des événements extraordinaires, et que, au fond, l’orateur y prononce des paroles surnaturelles ; quelle résonance n’aurions-nous pas obtenue si nous avions choisi un exemple maximum, et même des exemples communs ; les manifestations laïques ne sont-elles pas devenues des cérémonies toutes religieuses, des répliques, des imitations, des calques, des contrefaçons des cérémonies religieuses ; et pour la commémoration de Zola, pour l’anniversaire de sa mort, ne nous a-t-on pas fait une semaine sainte, une neuvaine : sentiment religieux et naissance de la démagogie.
Les prêtres aussi, les petits prêtres, en ce sens, n’occupaient aucune situation dans l’État, n’avaient aucun pouvoir dans l’État ; les prêtres aussi étaient assez maltraités par leurs supérieurs et ne déterminaient aucuns événements ; les prêtres aussi étaient les plus mal rétribués des fonctionnaires, et nul ne les entendait ; et quand ils ne seront plus des fonctionnaires mal rétribués d’État, ils seront des fonctionnaires mal rétribués d’Église ; et nul ne les entendra ; ils poursuivent modestement leur prédication de la vie future ; par situation, par métier, par humilité chrétienne ils n’ont ni vanité ni orgueil, ni présomption ni cupidité de la domination ; un curé de campagne est un petit seigneur ; l’exercice du ministère ecclésiastique est essentiellement un exercice d’humilité chrétienne.
Je ne dis pas que cela soit vrai des prêtres ; je dis que, autant et dans le sens que cela est vrai des universitaires, si l’on veut, autant et dans le même sens, mutations faites, cela est vrai des prêtres ; si l’excuse de modestie est valable pour les fonctionnaires de l’enseignement, l’excuse de l’humilité chrétienne est valable pour les fonctionnaires ecclésiastiques.
Pourtant ces prêtres administrent Dieu même ; examinons si ces universitaires, si ces historiens modernes, à leur tour, plus ou moins inconsciemment, ne remplaceraient pas les prêtres et ne suppléeraient pas Dieu ; ma proposition est exactement la suivante, que les méthodes scientifiques modernes, importées, transportées telles que dans le domaine de l’histoire, demandent, si on les entend exactement, et dans toute leur extrême rigueur, des qualités qui ne sont point les qualités de l’homme.
Notre ami l’historien Pierre Deloire me disait, — car je n’ai pas besoin d’ajouter que je n’en ai pas aux historiens personnellement, et que les historiens sérieux sont les premiers à s’émouvoir de ces graves contrariétés, — l’historien Pierre Deloire me disait un jour au bureau des cahiers : Le bon temps des historiens est passé. — Il entendait railler ainsi, doucement, les historiens antérieurs. — Le bon temps des historiens, disait-il, c’était quand le professeur d’histoire, assis devant son bureau, refaisait à loisir toutes les opérations du monde ; il parlait de tout ; il écrivait de tout ; il était ministre, et refaisait l’administration de Colbert, qui, entre nous, n’était pas fort ; il était général ou amiral, et refaisait la bataille d’Actium ; ce Marc-Antoine, hein, quelle brute ; il refaisait les plans de campagne ; il était roi, il refaisait Versailles, Paris et Saint-Denis ; il était le roi, dans son bureau ; il était l’empereur, l’empereur premier ; il refaisait Waterloo ; ce Napoléon, quel imbécile, comme le disait récemment le général Mirbeau ; demandez les mémoires du général baron Mirbeau ; quand M. Mirbeau découvrait que Napoléon était le dernier des imbéciles, ce grand romantique rentier révolutionnaire ne faisait que suivre les leçons de ses anciens professeurs d’histoire ; ainsi, continuait l’historien Pierre Deloire, ainsi le professeur d’histoire, étant le roi, l’empereur, le général, tenait le monde entier sur ses genoux, et il pouvait, dans le chef-lieu de son arrondissement, mépriser le sous-préfet et les sous-lieutenants d’artillerie, qui ne sont que les subordonnés de l’empereur ou des généraux ; il se payait ainsi des idées que le sous-préfet manifestait sur la supériorité de la hiérarchie administrative, et les sous-lieutenants sur la supériorité de la hiérarchie militaire.
Par de tels retours sur les historiens antérieurs, notre ami Pierre Deloire croyait bien signifier que les historiens d’aujourd’hui, dont il est, sont devenus modestes ; et peut-être a-t-il raison ; peut-être les historiens, personnellement et comme historiens, sont-ils devenus modestes ; mais je me demande justement si tout l’ancien orgueil ne s’est pas réfugié dans la méthode, agrandi, porté à la limite, à l’infini ; je demande s’il n’est pas vrai que les méthodes scientifiques modernes, transportées en vrac dans l’histoire et devenues les méthodes historiques, exigent de l’historien des facultés qui dépassent les facultés de l’homme.
Ce n’est pas moi qui invente ce circuit, cette circumnavigation mentale excentrique ; c’est mon auteur ; ce sont tous nos auteurs ; je me reporte à ce La Fontaine et ses fables, qui eut tout l’éclat, qui reçut tout l’accueil, et qui obtint tout le succès d’un manifeste ; il s’agit d’étudier La Fontaine et ses fables ; si nous commencions par parler d’autre chose ; et voici la préface :
« On peut considérer l’homme comme un animal d’espèce supérieure, qui produit des philosophies et des poëmes à peu près comme les vers à soie font leurs cocons, »…
À peu près !
… « et comme les abeilles font leurs ruches. Imaginez qu’en présence des fables de La Fontaine vous êtes devant une de ces ruches. On pourra vous parler en littérateur et vous dire : « Admirez combien ces petites bêtes sont adroites. » On pourra vous parler en moraliste et vous dire : « Mettez à profit l’exemple de ces insectes si laborieux. » On pourra enfin vous parler en naturaliste et vous dire : « Nous allons disséquer une abeille, examiner ses ailes, ses mandibules, son réservoir à miel, toute l’économie intérieure de ses organes, et marquer la classe à laquelle elle appartient. Nous regarderons alors ses organes en exercice ; nous essayerons de découvrir de quelle façon elle recueille le pollen des fleurs, comment elle l’élabore, par quelle opération intérieure elle le change en cire ou en miel. Nous observerons ensuite les procédés par lesquels elle bâtit, assemble, varie et emplit ses cellules ; et nous tâcherons d’indiquer les lois chimiques et les règles mathématiques d’après lesquelles les matériaux qu’elle emploie sont fabriqués et équilibrés. Nous voulons savoir comment, étant donnés un jardin et ses abeilles, une ruche se produit, quels sont tous les pas de l’opération intermédiaire, et quelles forces générales agissent à chacun des pas de l’opération. Vous tirerez de là, si bon vous semble, des conclusions non seulement sur les abeilles et leurs ruches, mais sur tous les insectes, et peut-être aussi sur tous les animaux. »
Je n’insiste pas aujourd’hui sur ce que ce programme aujourd’hui nous paraît présenter d’ambitieux, de présomptueux, de peu scientifique même ; quelque jour nous nous demanderons s’il est permis d’assimiler ainsi les sciences historiques aux sciences naturelles, de les référer ainsi aux sciences plus abstraites, chimiques, physiques, mathématiques ; aujourd’hui je ne veux qu’examiner la forme même du connaissement, le parcours, le tracé, ce commencement le plus étranger, le plus éloigné, cet acheminement, ce détour, ce circuit le plus long, le plus excentrique, le plus circonférentiel, et du programme je passe au livre même, au livre glorieux, au livre exemple, au livre type ; on y verra, première partie, l’artiste, chapitre premier, l’esprit gaulois, que c’est très délibérément que l’auteur prend le chemin le plus long ; l’acheminement le plus long, le mot n’est pas de moi, mais de lui :
« Je voudrais, pour parler de La Fontaine, faire comme lui quand il allait à l’Académie, « prendre le plus long ». Ce chemin-là lui a toujours plus agréé que les autres. Volontiers il citerait Platon et remonterait au déluge pour expliquer les faits et les gestes d’une belette, et, si l’on juge par l’issue, »…
Il n’a pas bien vu toute la malice du bonhomme remontant exprès aux sources, aux citations, aux causes bizarrement éloignées ; il n’a pas bien vu tout ce qu’il y a de Molière comique dans La Fontaine, et cette fausse ou amusante érudition, qui n’est qu’une parodie amusée de l’érudition cuistre ; il enrégimente un peu vite son auteur parmi les historiens modernes.
… « si l’on juge par l’issue, bien des gens trouvent qu’il n’avait pas tort. Laissez-nous prendre comme lui le chemin des écoliers et des philosophes, raisonner à son endroit comme il faisait à l’endroit de ses bêtes, alléguer l’histoire et le reste. C’est le plus long si vous voulez : au demeurant, c’est peut-être le plus court.
« I.
« Me voici donc à l’aise, libre de rechercher toutes les causes qui ont pu former mon personnage et sa poésie ; »…
Toutes les causes qui ont pu former son personnage et sa poésie, quelle prodigieuse audace métaphysique sont les modestes espèces d’un programme littéraire ; mais pour aujourd’hui passons.
… « libre de voyager et de conter mon voyage. J’en ai fait un l’an dernier par la mer et le Rhin, pour revenir par la Champagne. »…
Pour revenir est admirable, dans sa docte naïveté. Il fallait commencer par y aller.
… « Partout, dans ce circuit, éclate la grandeur ou la force. Au nord, »…
Circuit, le mot n’est pas de moi, le mot est de Taine : cette méthode est proprement la méthode de la grande ceinture ; si vous voulez connaître Paris, commencez par tourner ; circulez de Chartres sur Montargis, et retour ; c’est la méthode des vibrations concentriques, en commençant par la vibration la plus circonférentielle, la plus éloignée du centre, la plus étrangère ; en admettant qu’on puisse obtenir jamais, pour commencer, cette vibration la plus circonférentielle ; car on voit bien comment des vibrations partent d’un centre, connu ; on ne voit pas comment obtenir la vibration la plus circonférentielle, ni même comment se la représenter, si le centre est par définition non connu, et si un cercle ne se conçoit point sans un centre connu ; pétition de principe ; c’est le contraire de ce qui se passe pour les ondes sonores, électriques, optiques, pour toutes les ondes qui se meuvent partant de leur point d’émission ; c’est le contraire de ce qui se passe quand on jette une pierre dans l’eau ; c’est une spirale commencée par le bout le plus éloigné du centre ; à condition qu’on tienne ce bout ; ce sont les vastes tournoiements plans de l’aigle, moins l’acuité du regard, et le coup de sonde, et, au centre, la saisie ; je découpe ici mon exemplaire, et je cite au long, pour que l’on voie, pour que l’on mesure, sur cet exemple éminent, toute la longueur du circuit : « Au nord, l’Océan bat les falaises blanchâtres ou noie les terres plates ; les coups de ce bélier monotone qui heurte obstinément la grève, l’entassement de ces eaux stériles qui assiègent l’embouchure des fleuves, la joie des vagues indomptées qui s’entre-choquent follement sur la plaine sans limites, font descendre au fond du cœur des émotions tragiques ; la mer est un hôte disproportionné et sauvage dont le voisinage laisse toujours dans l’homme un fond d’inquiétude et d’accablement. — En avançant vers l’est, vous rencontrez la grasse Flandre, antique nourrice de la vie corporelle, ses plaines immenses toutes regorgeantes d’une abondance grossière, ses prairies peuplées de troupeaux couchés qui ruminent, ses larges fleuves qui tournoient paisiblement à pleins bords sous les bateaux chargés, ses nuages noirâtres tachés de blancheurs éclatantes qui abattent incessamment leurs averses sur la verdure, son ciel changeant, plein de violents contrastes, et qui répand une beauté poétique sur sa lourde fécondité. — Au sortir de ce grand potager, le Rhin apparaît, et l’on remonte vers la France. Le magnifique fleuve déploie le cortège de ses eaux bleues entre deux rangées de montagnes aussi nobles que lui ; leurs cimes s’allongent par étages jusqu’au bout de l’horizon dont la ceinture lumineuse les accueille et les relie ; le soleil pose une splendeur sereine sur leurs vieux flancs tailladés, sur leur dôme de forêts toujours vivantes ; le soir, ces grandes images flottent dans des ondulations d’or et de pourpre, et le fleuve couché dans la brume ressemble à un roi heureux et pacifique qui, avant de s’endormir, rassemble autour de lui les plis dorés de son manteau. Des deux côtés les versants qui le nourrissent se redressent avec un aspect énergique ou austère ; les pins couvrent les sommets de leurs draperies silencieuses, et descendent par bandes jusqu’au fond des gorges ; le puissant élan qui les dresse, leur roide attitude donne l’idée d’une phalange de jeunes héros barbares, immobiles et debout dans leur solitude que la culture n’a jamais violée. Ils disparaissent avec les roches rouges des Vosges. Vous quittez le pays à demi allemand qui n’est à nous que depuis un siècle. Un air nouveau moins froid vous souffle aux joues ; le ciel change et le sol aussi. Vous êtes entré dans la véritable France, celle qui a conquis et façonné le reste. Il semble que de tous côtés les sensations et les idées affluent pour vous expliquer ce que c’est que le Français.
« Je revenais par ce chemin au commencement de l’automne, et je me rappelle combien le changement de paysage me frappa. Plus de grandeur ni de puissance ; l’air sauvage ou triste s’efface ; la monotonie et la poésie s’en vont ; la variété et la gaieté commencent. Point trop de plaines ni de montagnes ; point trop de soleil ni d’humidité. Nul excès et nulle énergie. Tout y semblait maniable et civilisé ; tout y était sur un petit modèle, en proportions commodes, avec un air de finesse et d’agrément. Les montagnes étaient devenues collines, les bois n’étaient plus guère que des bosquets, les ondulations du terrain recevaient, sans discontinuer, les cultures. De minces rivières serpentaient entre des bouquets d’aulnes avec de gracieux sourires. Une raie de peupliers solitaires au bout d’un champ grisâtre, un bouleau frêle qui tremble dans une clairière de genêts, l’éclair passager d’un ruisseau à travers les lentilles d’eau qui l’obstruent, la teinte délicate dont l’éloignement revêt quelque bois écarté, voilà les beautés de notre paysage ; il paraît plat aux yeux qui se sont reposés sur la noble architecture des montagnes méridionales, ou qui se sont nourris de la verdure surabondante et de la végétation héroïque du nord ; les grandes lignes, les fortes couleurs y manquent ; mais les contours sinueux, les nuances légères, toutes les grâces fuyantes y viennent amuser l’agile esprit qui les contemple, le toucher parfois, sans l’exalter ni l’accabler. — Si vous entrez plus avant dans la vraie Champagne, ces sources de poésie s’appauvrissent et s’affinent encore. La vigne, triste plante bossue, tord ses pieds entre les cailloux. Les plaines crayeuses sous leurs moissons maigres s’étalent bariolées et ternes comme un manteau de roulier. Çà et là une ligne d’arbres marque sur la campagne la traînée d’un ruisseau blanchâtre. On aime pourtant le joli soleil qui luit doucement entre les ormes, le thym qui parfume les côtes sèches, les abeilles qui bourdonnent au-dessus du sarrasin en fleurs : beautés légères qu’une race sobre et fine peut seule goûter. Ajoutez que le climat n’est point propre à la durcir et à la passionner. Il n’a ni excès ni contrastes ; le soleil n’est pas terrible comme au midi, ni la neige durable comme au nord. Au plus fort de juin, les nuages passent en troupes, et, souvent dès février, la brume enveloppe les arbres de sa gaze bleuâtre sans se coller en givre autour de leurs rameaux. On peut sortir en toute saison, vivre dehors sans trop pâtir ; les impressions extrêmes ne viennent point émousser les sens ou concentrer la sensibilité ; l’homme n’est point alourdi ni exalté ; pour sentir, il n’a pas besoin de violentes secousses et il n’est pas propre aux grandes émotions. Tout est moyen ici, tempéré, plutôt tourné vers la délicatesse que vers la force. La nature qui est clémente n’est point prodigue ; elle n’empâte pas ses nourrissons d’une abondance brutale ; ils mangent sobrement, et leurs aliments ne sont point pesants. La terre, un peu sèche et pierreuse, ne leur donne guère que du pain et du vin ; encore ce vin est-il léger, si léger que les gens du Nord, pour y prendre plaisir, le chargent d’eau-de-vie. Ceux-ci n’iront pas, à leur exemple, s’emplir de viandes et de boissons brûlantes pour inonder leurs veines par un afflux soudain de sang grossier, pour porter dans leur cerveau la stupeur ou la violence ; on les voit à la porte de leur chaumière, qui mangent debout un peu de pain et leur soupe ; leur vin ne met dans leurs têtes que la vivacité et la belle humeur.
« Plus on les regarde, plus on trouve que leurs gestes, les formes de leurs visages annoncent une race à part. Il y a un mois, en Flandre, surtout en Hollande, ce n’étaient que grands traits mal agencés, osseux, trop saillants ; à mesure qu’on avançait vers les marécages, le corps devenait plus lymphatique, le teint plus pâle, l’œil plus vitreux, plus engorgé dans la chair blafarde. En Allemagne, je découvrais dans les regards une expression de vague mélancolie ou de résignation inerte ; d’autres fois, l’œil bleu gardait jusque dans la vieillesse sa limpidité virginale ; et la joue rose des jeunes hommes, la vaillante pousse des corps superbes annonçait l’intégrité et la vigueur de la sève primitive. Ici, et à cinquante lieues alentour de Paris, la beauté manque, mais l’intelligence brille, non pas la verve pétulante et la gaieté bavarde des méridionaux, mais l’esprit leste, juste, avisé, malin, prompt à l’ironie, qui trouve son amusement dans les mécomptes d’autrui. Ces bourgeois, sur le pas de leur porte, clignent de l’œil derrière vous ; ces apprentis derrière l’établi se montrent du doigt votre ridicule et vont gloser. On n’entre jamais ici dans un atelier sans inquiétude ; fussiez-vous prince et brodé d’or, ces gamins en manches sales vous auront pesé en une minute, tout gros monsieur que vous êtes, et il est presque sûr que vous leur servirez de marionnette à la sortie du soir.
« Ce sont là des raisonnements de voyageur, tels qu’on en fait en errant à l’aventure dans des rues inconnues ou en tournant le soir dans sa chambre d’auberge. Ces vérités sont littéraires, c’est-à-dire vagues ; mais nous n’en avons pas d’autres à présent en cette matière, et il faut se contenter de celles-ci, telles quelles, en attendant les chiffres de la statistique, et la précision des expériences. Il n’y a pas encore de science des races[1], et on se risque beaucoup quand on essaye de se figurer comment le sol et le climat peuvent les façonner. Ils les façonnent pourtant et les différences des peuples européens, tous sortis d’une même souche, le prouvent assez. L’air et les aliments font le corps à la longue ; le climat, son degré et ses contrastes produisent les sensations habituelles, et à la fin la sensibilité définitive : c’est là tout l’homme, esprit et corps, en sorte que tout l’homme prend et garde l’empreinte du sol et du ciel ; on s’en aperçoit en regardant les autres animaux, qui changent en même temps que lui, et par les mêmes causes ; un cheval de Hollande est aussi peu semblable à un cheval de Provence qu’un homme d’Amsterdam à un homme de Marseille. Je crois même que l’homme, ayant plus de facultés, reçoit des impressions plus profondes ; le dehors entre en lui davantage, parce que les portes chez lui sont plus nombreuses. Imaginez le paysan qui vit toute la journée en plein air, qui n’est point, comme nous, séparé de la nature par l’artifice des inventions protectrices et par la préoccupation des idées ou des visites. Le ciel et le paysage lui tiennent lieu de conversation ; il n’a point d’autres poèmes ; ce ne sont point les lectures et les entretiens qui remplissent son esprit, mais les formes et les couleurs qui l’entourent ; il y rêve, la main appuyée sur le manche de la charrue ; il en sent la sérénité ou la tristesse quand le soir il rentre assis sur son cheval, les jambes pendantes, et que ses yeux suivent sans réflexion les bandes rouges du couchant. Il n’en raisonne point, il n’arrive point à des jugements nets ; mais toutes ces émotions sourdes, semblables aux bruissements innombrables et imperceptibles de la campagne, s’assemblent pour faire ce ton habituel de l’âme que nous appelons le caractère. C’est ainsi que l’esprit reproduit la nature ; les objets et la poésie du dehors deviennent les images et la poésie du dedans. Il ne faut pas trop se hasarder en conjectures, mais enfin c’est parce qu’il y a une France, ce me semble, qu’il y a eu un La Fontaine et des Français. »
Mon Dieu oui ; seulement il y a une France pour tout le monde, la France luit pour tout le monde, et tous les Français, s’ils seront toujours français, ne sont pas La Fontaine ; je n’insiste pas sur toutes ces difficultés, sur toutes ces contrariétés ; je m’en tiens pour aujourd’hui à la forme même du connaissement ; la méthode ne se révèle pas dans toutes les œuvres modernes partout avec une aussi haute audace ; elle ne fait pas dans toutes les œuvres modernes partout l’objet d’une aussi manifeste déclaration que dans cet éminent La Fontaine ; elle est ailleurs plus ou moins dissimulée, plus ou moins implicite ; mais c’est essentiellement, éminemment, la méthode historique moderne, obtenue par le transport, par le transfert direct, en bloc, des méthodes scientifiques modernes dans le domaine de l’histoire ; l’auteur, en bon compagnon, commence par faire son tour de France ; il ferait son tour du monde, s’il était meilleur compagnon ; et quand il a fini son tour du pays, il commence l’autre tour, afin de ne point tomber par mégarde au cœur de son sujet, il commence le tour le plus cher à tout historien bien né, le tour des livres et des bibliothèques ; avec ce tour commencera le paragraphe deux.
« En tout cas, il y a un moyen de s’assurer de ce caractère que nous prêtons à la race. La première bibliothèque va vous montrer s’il est en effet primitif et naturel. Il suffit d’écouter ce que dit le peuple, au moment où sa langue se délie, lorsque la réflexion ou l’imitation n’ont pas encore altéré l’accent originel. Et savez-vous ce que dit ce peuple ? ce que La Fontaine, sans s’en douter, redira plus tard. »…
Sans s’en douter vaut un certain prix. « Quelle opposition entre notre littérature du douzième siècle et celle des nations voisines. »
J’arrête ici pour aujourd’hui la citation ; la méthode est bien ce que nous avons dit ; elle est doublement ce que nous avons dit ; quand par malheur l’historien parvient enfin aux frontières de son sujet, à peine réchappé de l’indéfinité, de l’infinité du circuit antérieur, il se hâte, pour parer ce coup du sort, de se jeter dans une autre indéfinité, dans une autre infinité, celle du sujet même ; à peine réchappé d’avoir absorbé une première indéfinité, une première infinité, celle du circuit, celle du parcours, et de tous ces travaux d’approche, qui avaient pour principal objet de n’approcher point, il invente, il imagine, il trouve, il feint une indéfinité nouvelle, une infinité nouvelle, celle du sujet même ; il analyse, il découpe son sujet même en autant de tranches, en autant de parcelles que faire se pourra ; il y aura des coupes, des tranches longitudinales, des tranches latérales, des tranches verticales, des tranches horizontales, des tranches obliques ; il y en aurait davantage ; mais notre espace n’a malheureusement que trois dimensions ; et comme nos images de littérature sont calquées sur nos figures de géométrie, le nombre des combinaisons est assez restreint ; tout restreint qu’il soit, nous obtenons déjà d’assez beaux résultats ; nous étudierons séparément l’homme, l’artiste, le penseur, le rêveur, le géomètre, l’écrivain, le styliste, et j’en passe, dans la même personne, dans le même auteur ; cela fera autant de chapitres ; nous nous garderons surtout de nous occuper dans le même chapitre de l’art et de l’artiste ; cela ferait un chapitre de perdu ; et si d’aventure, de mal aventure nous parvenons à parcourir toutes les indéfinités, toutes les infinités de détail de tous ces chapitres, de toutes ces sections, il nous reste une ressource suprême, un dernier moyen de nous rattraper ; ayant étudié séparément l’homme, l’écrivain, l’artiste, et ainsi de suite, nous étudierons les relations de l’homme et de l’écrivain, puis de l’artiste et de l’art, et du styliste, et ainsi de suite, d’abord deux par deux, puis trois par trois, et ainsi de suite ; étant données un certain nombre de sections, formant unités, les mêmes mathématiques nous apportent les formules, et nous savons combien de combinaisons de relation peuvent s’établir ; cela fera autant de chapitres nouveaux ; et quand nous aurons fini, si jamais nous finissons, le diable soit du bonhomme s’il peut seulement ramasser ses morceaux ; que de les rassembler, il ne faut point qu’il y songe ; l’auteur a fait un jeu de patience où nulle patience ne se retrouverait.
Le bonhomme avait prévu tout cela ; il en avait prévu bien d’autres ; il avait, croyons-le, nommément prévu Taine ; il savait qu’un faisceau est plus et autre que la somme arithmétique des dards ; il savait que l’homme est plus et autre que la somme arithmétique des sections, qu’un livre est plus et autre que la somme arithmétique des chapitres ; séparer les éléments du faisceau, c’est le meilleur, c’est le seul moyen de rompre ; mais dans l’histoire il ne s’agit pas de rompre la réalité, de briser son auteur, de fracturer son texte ; il faut les rendre, les entendre, les interpréter, les représenter ; on me permettra de citer sur une édition non savante :
Un vieillard près d’aller où la mort l’appeloit,
Mes chers enfants, dit-il, (à ses fils il parloit),
Voyez si vous romprez ces dards liés ensemble.
Je vous expliquerai le nœud qui les assemble.
L’aîné les ayant pris, et fait tous ses efforts,
Les rendit, en disant : Je le donne aux plus forts.
Un second lui succède, et se met en posture,
Mais en vain. Un cadet tente aussi l’aventure.
Tous perdirent leur temps ; le faisceau résista :
De ces dards joints ensemble un seul ne s’éclata.
Foibles gens, dit le père, il faut que je vous montre
Ce que ma force peut en semblable rencontre.
On crut qu’il se moquoit ; on sourit, mais à tort :
Il sépare les dards, et les rompt sans effort.
Nos modernes rompent sans effort les réalités qu’ils étudient ; reste à savoir si les réalités historiques s’accommodent de ce traitement.
Un historien doit conserver, au contraire ; il est essentiellement un conservateur de l’univers passé ; comment conserver, si on brise.
Telle est non point la caricature et la contrefaçon des méthodes historiques modernes, mais leur mode même, leur schème, l’arrière-pensée de ceux qui les ont introduites avant nous, de ceux qui les pratiquent parmi nous ; assistez à une soutenance de thèse historique ; la plupart des reproches que le jury adresse au candidat reviennent à ceci : que le candidat n’a point épuisé toute l’indéfinité, toute l’infinité du détail ; je ne dis pas que les membres du jury l’épuisent dans leurs propres travaux ; mais ce que je dis, si vous assistez à une soutenance de thèse et que vous entendiez bien, que vous interprétiez les critiques du jury, c’est qu’elles reviennent généralement à cela ; il faut avoir épuisé l’infinité du détail pour arriver au sujet ; et dans le sujet même il faut, par multipartition, avoir épuisé une infinité d’infinité du détail ; la manière dont on traite le sujet, quand on est parvenu au sujet, revient en effet à le traiter lui-même comme un chemin, comme un parcours, comme un lieu de passage indéfiniment détaillé, comme un circuit lui-même, à faire en définitive comme s’il n’était pas le sujet, à faire qu’il ne soit pas le sujet.
Avant de commencer, une infinité du détail par circulation ; au moment de commencer, une infinité d’infinité du détail par multipartition.
Épuiser l’indéfinité, l’infinité du détail dans la connaissance de tout le réel, c’est la haute, c’est la divine, c’est la folle ambition, et qu’on le veuille ou non c’est l’infinie faiblesse d’une méthode que je suis bien forcé de nommer de son nom scolaire la méthode discursive ; n’ayant point d’ailleurs à me présenter de sitôt devant le jury d’État constitué pour maintenir à l’agrégation de philosophie la pureté première des doctrines révolues, je puis traiter des méthodes intuitives et discursives, et les confronter, sans encourir, comme il advint récemment d’un jeune homme, les foudres universitaires ; de la certitude discursive et de la certitude intuitive ; la méthode intuitive passe en général pour surhumaine, orgueilleuse, mystérieuse, agnosticiste ; et l’on croit que la méthode discursive est humaine, modeste, claire et distincte, scientifique ; je démontrerai au contraire, un jour que nous essaierons d’éprouver plus profondément nos méthodes, qu’en histoire c’est la méthode discursive qui est surhumaine, orgueilleuse, mystérieuse, agnosticiste ; et que c’est la méthode intuitive qui est humaine, modeste, claire et distincte autant que nous le pouvons, scientifique.
Épuiser l’immensité, l’indéfinité, l’infinité du détail pour obtenir la connaissance de tout le réel, telle est la surhumaine ambition de la méthode discursive ; partir du plus loin possible, cheminer par la plus longue série possible ; parvenir le plus tard possible ; à peine arrivés repartir pour un voyage intérieur le plus long possible : mais si du départ le plus éloigné possible à l’arrivée la plus retardée possible et dans cette arrivée même une série indéfinie, infinie de détail s’interpose immense, comment épuiser ce détail ; un Dieu seul y suffirait ; et dans le même temps que les professeurs d’histoire et que les historiens renonçaient à devenir des rois et des empereurs, et qu’ils s’en félicitaient, ils ne s’apercevaient point que dans le même temps cette même nouvelle méthode, cette méthode scientifique, cette méthode historique moderne exigeait qu’ils devinssent des Dieux.
Telle est bien l’ambition inouïe du monde moderne ; ambition non encore éprouvée ; le savant chassant Dieu de partout, inconsidérément, aveuglément, ensemble de la science, où en effet peut-être il n’a que faire, et de la métaphysique, où peut-être on lui pourrait trouver quelque occupation ; Dieu chassé de l’histoire ; et par une singulière ironie, par un nouveau retour, Dieu se retrouvant dans le savant historien, Dieu non chassé du savant historien ; c’est-à-dire, littéralement, l’historien ayant conçu sa science selon une méthode qui requiert de lui exactement les qualités d’un Dieu.
Telle est bien la pensée de derrière la tête de tous ceux qui ont fondé la science historique moderne, introduit les méthodes historiques modernes, c’est-à-dire de tous ceux qui ont transporté en bloc dans le domaine de l’histoire les méthodes scientifiques empruntées aux sciences qui ne sont pas des sciences de l’histoire : une humanité toute maîtresse de toute son histoire ; une humanité ayant épuisé tout le détail de toute son histoire, ayant donc parcouru toute une indéfinité, toute une infinité de chemins indéfinis, infinis, avant donc littéralement épuisé tout un univers indéfini, infini, de détail ; une humanité Dieu, ayant acquis, englobé toute connaissance dans l’univers de sa totale mémoire.
Une humanité devenue Dieu par la totale infinité de sa connaissance, par l’amplitude infinie de sa mémoire totale, cette idée est partout dans Renan ; elle fut vraiment le viatique, la consolation, l’espérance, la secrète ardeur, le feu intérieur, l’eucharistie laïque de toute une génération, de toute une levée d’historiens, de la génération qui dans le domaine de l’histoire inaugurait justement le monde moderne ; hoc nunc os ex ossibus meis et caro de carne mea ; elle est partout dans l’Avenir de la science, — pensées de 1848 ; — et quel arrêt imaginé pour l’humanité enfin renseignée, savante, saturée de sa mémoire, totale ; quel arrêt de béatitude ; quel arrêt de béatitude et vraiment de divinité ; quel paragraphe singulier d’assurance et de limitation je trouve dans la préface même, écrite au dernier moment pour présenter au public, dans l’âge de la vieillesse, une œuvre de jeunesse :
« Les sciences historiques et leurs auxiliaires, les sciences philologiques, ont fait d’immenses conquêtes depuis que je les embrassai avec tant d’amour, il y a quarante ans. Mais on en voit le bout. Dans un siècle, l’humanité saura à peu près ce qu’elle peut savoir sur son passé ; et alors il sera temps de s’arrêter ; car le propre de ces études est, aussitôt qu’elles ont atteint leur perfection relative, de commencer à se démolir. L’histoire des religions est éclaircie dans ses branches les plus importantes. Il est devenu clair, non par des raisons a priori, mais par la discussion même des prétendus témoignages, qu’il n’y a jamais eu, dans les siècles attingibles à l’homme, de révélation ni de fait surnaturel. Le processus de la civilisation est reconnu dans ses lois générales. L’inégalité des races est constatée. Les titres de chaque famille humaine à des mentions plus ou moins honorables dans l’histoire du progrès sont à peu près déterminés. »
Je copie cette citation, pour ne pas découper mon exemplaire ; nous sommes épouvantés, aujourd’hui, de cette assurance, et de cette limitation ; quelles expressions d’audace et de limitation théocratique : on voit le bout des sciences historiques ; dans un siècle, l’humanité saura à peu près ce qu’elle peut savoir sur son passé ; et alors il sera temps de s’arrêter ;… l’histoire des religions est éclaircie dans ses branches les plus importantes ;… le processus de la civilisation est reconnu dans ses lois générales ; l’inégalité des races est constatée ; les titres de chaque famille humaine à des mentions plus ou moins honorables dans l’histoire du progrès sont à peu près déterminés. Et cette singulière et inquiétante affirmation, ce jugement implacable, hautain, désabusé : le propre de ces études est, aussitôt qu’elles ont atteint leur perfection relative, de commencer à se démolir.
Quel historien contemporain, quel petit-fils, quel petit-neveu du vieil homme ne reculera de saisissement devant de telles affirmations, devant de telles présomptions, devant cet admirable et tranquille orgueil, devant ces certitudes et ces limitations ; une humanité Dieu, si parfaitement emplie de sa mémoire totale qu’elle n’a plus rien à connaître désormais ; une humanité Dieu, arrêtée comme un Dieu dans la contemplation de sa totale connaissance, ayant si complètement, si parfaitement épuisé le détail du réel qu’elle est arrivée au bout, et qu’elle s’y tient ; qui au besoin, parmi les historiens du temps présent, se désavouera les ambitions de l’aïeul et qui ne les traitera de chimères et d’imaginations feintes ; qui ne les reniera, car nous n’avons pas toujours le courage d’avouer nos aïeux, de déclarer nos origines, et de qui nous sommes nés, et d’où nous descendons ; les jeunes gens d’aujourd’hui ne reconnaissent pas toujours les grands ancêtres ; ce ne sont point les pères qui ne reconnaissent pas leurs fils, mais les fils qui ne reconnaissent pas leurs pères ; et comme nos politiciens bourgeois ne reconnaissent pas volontiers leurs grands ancêtres de la révolution française, ainsi nos modestes historiens ne reconnaissent pas toujours leurs grands ancêtres de la révolution mentale moderne, les innovateurs des méthodes historiques, les créateurs du monde intellectuel moderne ; et puis, depuis le temps des grands vieux, nous avons reçu de rudes avertissements ; pour deux raisons, l’une recouvrant l’autre, nul aujourd’hui n’avancerait que toute l’histoire du monde est sur le point d’aboutir, nul aujourd’hui, de tous les historiens, ne souscrirait aux anticipations aventurées, aux grandes ambitions pleines de Renan.
Premièrement pour des raisons d’histoire même ; il est arrivé en très grand, pour l’histoire, ce qui arrive généralement des constructions navales françaises ; on n’en voit pas la fin : quand on mit l’histoire en chantier, armé, ou, pour dire le mot, outillé des méthodes modernes, les innovateurs en firent le devis ; mais à mesure qu’on avançait, et que justement parti des temps antiques on se mouvait au-devant des temps modernes, les mécomptes se multipliaient ; ils se sont si bien multipliés qu’aujourd’hui nul n’oserait en pronostiquer la fin, ni annoncer la fin du travail ; le seul historien de la révolution française que je connaisse personnellement qui soit exactement sérieux nous dira tant que nous le voudrons que pour mener à bien la seule histoire de la révolution française il faudrait des milliers de vies de véritables historiens ; or on ne voit pas qu’il en naisse des milliers ; et nous sommes fort loin de compte.
Deuxièmement, et cette deuxième raison, étant une raison de réalité, recouvre et commande la première, qui était une raison de connaissance ; comment l’histoire s’arrêterait-elle, si l’humanité ne s’arrête pas ; à moins de supposer que l’histoire ne serait pas l’histoire de l’humanité ; et c’est en effet bien là que l’on en était arrivé, c’est bien ce que l’on a supposé, au moins implicitement ; on a tant parlé de l’histoire, de l’histoire seule, de l’histoire en général, de l’histoire en elle-même, de l’histoire tout court, on a tant surélevé l’histoire que l’on a quelque peu oublié que ce mot tout seul ne veut rien dire, qu’il y faut un complément de détermination, que l’histoire n’est rien si elle n’est pas l’histoire de quelque événement, que l’histoire en général n’est rien si elle n’est pas l’histoire du monde et de l’humanité. Si donc, et c’était la première cause pour laquelle nul aujourd’hui n’avancerait plus que l’histoire est sur le point d’aboutir et de se clore, si donc l’histoire de l’humanité acquise est loin d’être acquise elle-même, comment l’histoire d’une humanité qui n’est pas acquise elle-même serait-elle acquise ; et quand l’histoire du passé n’est pas près de s’achever, tant s’en faut, comment l’histoire du futur serait-elle près de se clore ; nous touchons ici au secret même de cette faiblesse moderne ; on sait aujourd’hui, on a reconnu, généralement, que la plupart des idées et des thèses prétendues positives ou positivistes recouvrent des idées et des thèses métaphysiques mal dissimulées ; cette idée de Renan, que nous considérons en bref aujourd’hui, qui paraît une idée historique modeste purement, et simplement, cette idée que l’histoire touche à son aboutissement et à sa clôture, implique au fond une idée hautement et orgueilleusement métaphysique, extrêmement affirmée, portant sur l’humanité même ; elle implique cette idée que l’humanité moderne est la dernière humanité, que l’on n’a jamais rien fait de mieux, dans le genre, que l’on ne fera jamais rien de mieux, qu’il est inutile d’insister, que le monde moderne est le dernier des mondes, que l’homme et que la nature a dit son dernier mot.
Incroyable naïveté savante, orgueil enfantin des doctes et des avertis ; l’humanité a presque toujours cru qu’elle venait justement de dire son dernier mot ; l’humanité a toujours pensé qu’elle était la dernière et la meilleure humanité, qu’elle avait atteint sa forme, qu’il allait falloir fermer, et songer au repos de béatitude ; ce qui est intéressant, ce qui est nouveau, ce n’est point une humanité après tant d’autres, ce n’est point que l’humanité moderne ait cru, à son tour, qu’elle était la meilleure et la dernière humanité ; ce qui est intéressant, ce qui est nouveau, c’est que l’humanité moderne se croyait bien gardée contre de telles faiblesses par sa science, par l’immense amassement de ses connaissances, par la sûreté de ses méthodes ; jamais on ne vit aussi bien que la science ne fait pas la philosophie, et la vie, et la conscience ; tout armé, averti, gardé que fût le monde moderne, c’est justement dans la plus vieille erreur humaine qu’il est tombé, comme par hasard, et dans la plus commune ; les propositions les plus savamment formulées reviennent au même que les anciens premiers balbutiements ; et de même que les plus grands savants du monde, s’ils ne sont pas des cabotins, devant l’amour et devant la mort demeurent stupides et désarmés comme les derniers des misérables, ainsi la mère humanité, devenue la plus savante du monde, s’est retrouvée stupide et désarmée devant la plus vieille erreur du monde ; comme au temps des plus anciens dieux elle a mesuré les formes de civilisation atteintes, et elle a estimé que ça n’allait pas trop mal, qu’elle était, qu’elle serait la dernière et la meilleure humanité, que tout allait se figer dans la béatitude éternelle d’une humanité Dieu.
Si je voulais chercher dans l’Avenir de la science tout cet orgueil, toute cette assurance et cette naïve certitude, il me faudrait citer tout l’Avenir de la science, et une aussi énorme citation m’attirerait encore des désagréments avec la maison Calmann Lévy ; ce livre n’est rien s’il n’est pas tout le lourd et le plein évangile de cette foi nouvelle, de cette foi la dernière en date, et provisoirement la définitive ; tout ce livre admirable, et véritablement prodigieux, tout ce livre de jeunesse et de force est dans sa luxuriante plénitude comme gonflé de cette foi religieuse ; on me permettra de n’en point citer un mot, pour ne pas citer tout ; nous retrouverons ce livre d’ailleurs, ce livre bouddhique, ce livre immense, presque informe ; car j’ai toujours dit, et j’ai peut-être écrit que le jour où l’on voudra sérieusement étudier le monde moderne c’est à l’Avenir de la science qu’il faudra d’abord et surtout s’attaquer ; le vieux pourana de l’auteur, écrit au lendemain de l’agrégation de philosophie, comme elle était alors, passée en septembre, écrit dans les deux derniers mois de 1848 et dans les quatre ou cinq premiers mois de 1849, le gros volume, âpre, dogmatique, sectaire et dur, l’énorme paquet littéraire, le gros livre, avec sa pesanteur et ses allures médiocrement littéraires, le bagage, le gros volume, le vieux manuscrit, la première construction, les vieilles pages, l’essai de jeunesse, de forme naïve, touffue souvent abrupte, pleine d’innombrables incorrections, le vieil ouvrage, avec ses notes en tas, le mur aux pierres essentielles, demeure pour moi l’œuvre capitale de Renan, et celle qui nous donne vraiment le fond et l’origine de sa pensée tout entière, s’il est vrai qu’une grande vie ne soit malheureusement presque toujours qu’une maturité persévérante réalisée, brusquement révélée dans un éclair de jeunesse ; Renan lui-même en a beaucoup plus vécu, encore beaucoup plus qu’il ne l’a dit dans sa préface ; et le vieux Pourana de l’auteur est vraiment aussi le vieux Pourana du monde moderne ; combien de modernes, le disant, ne le disant pas, en ont vécu aujourd’hui encore, inconsciemment ou non, tous nous en vivons, sectaires et libertaires, et, comme le dit Hugo, mystiques et charnels.
J’ai donc bien le droit, j’ai le devoir de chercher dans Renan et dans Taine la première pensée du monde moderne, la pensée de derrière la tête, comme on dit, qui est toujours la pensée profonde, la pensée intéressante, la pensée intérieure et mouvante, la pensée agissante, la pensée cause, la source et la ressource de la pensée, la pensée vraie ; et pour trouver l’arrière-pensée de Renan, passant à l’autre bout de sa pleine carrière, on sait que c’est dans les dialogues et les fragments philosophiques, dans les drames qu’il faut la chercher ; je me reporte aux Dialogues et fragments philosophiques, par Ernest Renan, de l’Académie française, quatrième édition ; je sais bien que la citation que je vais faire est empruntée à la troisième partie, qui est celle des rêves ; certitudes, probabilités, rêves ; je sais que mon personnage est celui de Théoctiste, celui qui fonde Dieu, si j’ai bonne mémoire ; je sais que les objections lui sont présentées par Eudoxe, qui doit avoir bonne opinion ; je n’oublie point toutes les précautions que Renan prend dans sa préface ; mais enfin mon personnage dit, et je copie tout au long ; je passe les passages où ce Théoctiste rêve de la Terreur intellectuelle ; nous y reviendrons quelque jour ; car ils sont extrêmement importants, et graves ; et je m’en tiens à ceux où il rêve de la Déification intellectuelle :
« Je vous ai dit que l’ordre d’idées où je me tiens en ce moment ne se rapporte qu’imparfaitement à la planète Terre, et qu’il faut entendre de pareilles spéculations comme visant au delà de l’humanité. Sans doute le sujet sachant et pensant sera toujours limité ; mais le savoir et le pouvoir sont illimités, et par contre-coup la nature pensante elle-même pourra être fort agrandie, sans sortir du cercle connu de la biologie. Une large application des découvertes de la physiologie et du principe de sélection pourrait amener la création d’une race supérieure, ayant son droit de gouverner, non seulement dans sa science, mais dans la supériorité même de son sang, de son cerveau et de ses nerfs. Ce seraient là des espèces de dieux ou dévas, êtres décuples en valeur de ce que nous sommes, qui pourraient être viables dans des milieux artificiels. La nature ne fait rien que de viable dans les conditions générales ; mais la science pourra étendre les limites de la viabilité. La nature jusqu’ici a fait ce qu’elle a pu ; les forces spontanées ne dépasseront pas l’étiage quelles ont atteint. C’est à la science à prendre l’œuvre au point où la nature l’a laissée. La botanique fait vivre artificiellement des produits végétaux qui disparaîtraient si la main de l’homme ne les soutenait incessamment. Un âge se conçoit où la production d’un déva serait évaluée à un certain capital, représentant les appareils chers, les actions lentes, les sélections laborieuses, l’éducation compliquée et la conservation pénible d’un pareil être contre nature. Une fabrique d’Ases, un Asgaard, pourra être reconstitué au centre de l’Asie, et, si l’on répugne à ces sortes de mythes, que l’on veuille bien remarquer le procédé qu’emploient les fourmis et les abeilles pour déterminer la fonction à laquelle chaque individu doit être appliqué ; que l’on réfléchisse surtout au moyen qu’emploient les botanistes pour créer leurs singularités. C’est toujours la nutrition ou plutôt le développement d’un organe par l’atrophie d’un autre qui forme le secret de ces anomalies. Rappelez-vous ce docteur védique, dont le nom, selon Burnouf, signifiait οὖ τὸ σπέρμα εἰς τὴν ϰεφάλην ἀνέϐη. Comme la fleur double est obtenue par l’hypertrophie ou la transformation des organes de la génération, comme la floraison et la fructification épuisent la vitalité de l’être qui accomplit ces fonctions, de même il est possible que le moyen de concentrer toute la force nerveuse au cerveau, de la transformer toute en cerveau, si l’on peut ainsi dire, en atrophiant l’autre pôle, soit trouvé un jour. L’une de ces fonctions est un affaiblissement de l’autre ; ce qui est donné à l’une est enlevé à l’autre. Il va sans dire que nous ne parlons pas de ces suppressions honteuses qui ne font que des êtres incomplets. Nous parlons d’une intime transfusion, grâce à laquelle les forces que la nature a dirigées vers des opérations différentes seraient employées à une même fin. »
Ces rêves, ces imaginations nous paraissent aujourd’hui monstrueuses, peut-être parce qu’elles sont monstrueuses en effet, surtout parce que les sciences naturelles ont depuis continué à marcher, et parce que de toutes parts nous avons reçu de la réalité de rudes avertissements ; nul aujourd’hui, de tous les historiens modernes, et de tous les savants, ne les endosserait ; et non seulement il n’est personne aujourd’hui qui ne les renie, mais il n’est personne au fond qui n’en veuille à l’ancien d’avoir aussi honteusement montré sa pensée de derrière la tête ; nous au contraire, qui n’avons aucun honneur professionnel engagé dans ce débat, remercions Renan d’avoir, à la fin de sa pleine carrière, à l’âge où l’homme fait son compte et sa caisse et le bilan de sa vie et la liquidation de sa pensée, achevé de nous éclairer sur les lointains arrière-plans de ses rêves ; par lui, en lui nous pouvons saisir enfin toute l’orientation de la pensée moderne, son désir secret, son rêve occulte.
« On imagine donc (sans doute hors de notre planète) la possibilité d’êtres auprès desquels l’homme serait presque aussi peu de chose qu’est l’animal relativement à l’homme ; une époque où la science remplacerait les animaux existants par des mécanismes plus élevés, comme nous voyons que la chimie a remplacé des séries entières de corps de la nature par des séries bien plus parfaites. De même que l’humanité est sortie de l’animalité, ainsi la divinité sortirait de l’humanité. Il y aurait des êtres qui se serviraient de l’homme comme l’homme se sert des animaux. »
C’est alors peut-être que l’homme s’apercevrait que l’homme se sert mal des animaux.
« L’homme ne s’arrête guère à cette pensée qu’un pas, un mouvement de lui écrase des myriades d’animalcules. Mais, je le répète, la supériorité intellectuelle entraîne la supériorité religieuse ; ces futurs maîtres, nous devons les rêver comme des incarnations du bien et du vrai ; il y aurait joie à se subordonner à eux. »
J’arrête ici ma citation, parce qu’il est très long de copier, et parce qu’ici, comme dans l’Avenir de la science, il faudrait tout citer, tant tout est plein ; curieux, inquiétant, nouveau, passionnant ; pourtant il faut que je recommence :
« L’univers serait ainsi consommé en un seul être organisé, dans l’infini duquel se résumeraient des décillions de décillions de vies, passées et présentes à la fois. »
Or il est évident qu’un tel résumé ne pourrait s’obtenir que par une totalisation de la mémoire universelle, donc par une globalisation, par un achèvement, et par un arrêt de l’histoire.
« Toute la nature vivante produirait une vie centrale, grand hymne sortant de milliards de voix, comme l’animal résulte de milliards de cellules, l’arbre de millions de bourgeons. Une conscience unique serait faite par tous, et tous y participeraient ; l’univers serait un polypier infini, où tous les êtres qui ont jamais été seraient soudés par leur base, vivant à la fois de leur vie propre et de la vie de l’ensemble. »
C’est bien le ramassement de toute la mémoire humaine et surhumaine en une conscience Dieu ; or ce ramassement peut s’obtenir par deux moyens ; si l’on croit en Dieu, si l’on admet la résurrection des morts, et le miracle, ce ramassement de toute la mémoire des créatures peut s’obtenir sans passer par l’intermédiaire de l’histoire ; puisque ce sont les mémoires individuelles mêmes qui resservent ; il n’y a pas à rapprendre ; mais si, ce qui est, je pense, la position de Renan, nous ne croyons pas en Dieu, si nous n’admettons pas la résurrection personnelle, individuelle des morts, en un mot si de notre entendement nous rejetons le miracle, il n’y a plus aucun moyen d’obtenir ce ramassement de toute la mémoire sans passer par l’intermédiaire de l’histoire ; le couronnement et l’arrêt de la création s’obtient par la fabrication d’un historien Dieu ; Renan dirait : d’un Dieu historien ; mais pour nous, et pour ce que nous en faisons, cela revient au même ; je crois même que dans la formation de la pensée de Renan, c’est l’historien qui s’est haussé et Dieu, qui a culminé en Dieu, qui s’est fait Dieu, bien plutôt que ce n’est Dieu qui s’est incarné en historien.
« Déjà nous participons à la vie de l’univers (vie
Voire il faut que je me résolve à découper ici mon exemplaire :
trois façons de constater l’existence d’un être, le voir, entendre parler de lui, voir son action, et qu’un être comme celui dont nous parlons n’est connu d’aucune de ces trois manières ; mais on conçoit la possibilité d’un état où, dans l’infinité de l’espace, tout vive. Peu de matière est maintenant organisée, et ce qui est organisé est faiblement organisé ; mais on peut admettre un âge où toute la matière soit organisée, où des milliers de soleils agglutinés ensemble serviraient à former un seul être, sentant, jouissant, absorbant par son gosier brûlant un fleuve de volupté qui s’épancherait hors de lui en un torrent de vie. Cet univers vivant présenterait les deux pôles que présente toute masse nerveuse, le pôle qui pense, le pôle qui jouit. Maintenant, l’univers pense et jouit par des millions d’individus. Un jour, une bouche colossale savourerait l’infini ; un océan d’ivresse y coulerait ; une intarissable émission de vie, ne connaissant ni repos, ni fatigue, jaillirait dans l’éternité. Pour coaguler cette masse divine, la Terre aura peut-être été prise et gâchée comme une motte que l’on pétrit sans souci de la fourmi ou du ver qui s’y cache. Que voulez-vous ? Nous en faisons autant. La nature, à tous les degrés, a pour soin unique d’obtenir un résultat supérieur par le sacrifice d’individualités inférieures. Est-ce qu’un général, un chef d’État tient compte des pauvres gens qu’il fait tuer ?
« (vie bien imparfaite encore) par la morale, la science et l’art. Les religions sont les formes abrégées et populaires de cette participation ; là est leur sainteté. Mais la nature aspire à une communion bien plus intense, communion qui n’atteindra son dernier terme que quand il y aura un être actuellement parfait. Un tel être n’existe pas encore, puisque nous n’avons que« Un seul être résumant toute la jouissance de l’univers, l’infinité des êtres particuliers joyeux d’y contribuer, il n’y a là de contradiction que pour notre individualisme superficiel. Le monde n’est qu’une série de sacrifices humains ; on les adoucirait par la joie et la résignation. Les compagnons d’Alexandre vécurent d’Alexandre, jouirent d’Alexandre. Il y a des états sociaux où le peuple jouit des plaisirs de ses nobles, se complaît en ses princes, dit : « nos princes », fait de leur gloire sa gloire. Les animaux qui servent à la nourriture de l’homme de génie ou de l’homme de bien devraient être contents, s’ils savaient à quoi ils servent. Tout dépend du but, et, si un jour la vivisection sur une grande échelle était nécessaire pour découvrir les grands secrets de la nature vivante, j’imagine les êtres, dans l’extase du martyre volontaire, venant s’y offrir couronnés de fleurs. Le meurtre inutile d’une mouche est un acte blâmable ; celui qui est sacrifié aux fins idéales n’a pas droit de se plaindre, et son sort, au regard de l’infini (τῷ θεῷ), est digne d’envie. Tant d’autres meurent sans laisser une trace dans la construction de la tour infinie ! C’est chose monstrueuse que le sacrifice d’un être vivant à l’égoïsme d’un autre ; mais le sacrifice d’un être vivant à une fin voulue par la nature est légitime. Rigoureusement parlant, l’homme dans la vie duquel règne l’égoïsme fait un acte de cannibale en mangeant de la chair ; seul l’homme qui travaille en sa mesure au bien ou au vrai possède ce droit. Le sacrifice alors est fait à l’idéal, et l’être sacrifié a sa petite place dans l’œuvre éternelle, ce que tant d’autres êtres n’ont pas. La belle antiquité conçut avec raison l’immolation de l’animal destiné à être mangé comme un acte religieux. Ce meurtre fait en vue d’une nécessité absolue parut devoir être dissimulé par des guirlandes et une cérémonie.
« Le grand nombre doit penser et jouir par procuration. L’idée du moyen âge, de gens priant pour ceux qui n’ont pas le temps de prier, est très-vraie. La masse travaille ; quelques-uns remplissent pour elle les hautes fonctions de la vie ; voilà l’humanité. Le résultat du travail obscur de mille paysans, serfs d’une abbaye, était une abside gothique, dans une belle vallée, ombragée de hauts peupliers, où de pieuses personnes venaient six ou huit fois par jour chanter des psaumes à l’Éternel. Cela constituait une assez belle façon d’adorer, surtout quand, parmi les ascètes, il y avait un saint Bernard, un Rupert de Tuy, un abbé Joachim. Cette vallée, ces eaux, ces arbres, ces rochers voulaient crier vers Dieu, mais n’avaient pas de voix ; l’abbaye leur en donnait une. Chez les Grecs, race plus noble, cela se faisait mieux par la flûte et les jeux des bergers. Un jour cela se fera mieux encore, si un laboratoire de chimie ou de physique remplace l’abbaye. Mais de nos jours les mille paysans autrefois serfs, maintenant émancipés, se livrent peut-être à une grossière bombance, sans résultat idéal d’aucune sorte, avec les terres de ladite abbaye. L’impôt mis sur ces terres les purifie seul un peu, en les faisant servir à un but supérieur.
« Quelques-uns vivent pour tous. Si on veut changer cet ordre, personne ne vivra. L’Égyptien, sujet de Chéphrem, qui est mort en construisant les pyramides, a plus vécu que celui qui a coulé des jours inutiles sous ses palmiers. Voilà la noblesse du peuple ; il n’en désire pas d’autre ; on ne le contentera jamais avec de l’égoïsme. Il veut, s’il ne jouit pas, qu’il y en ait qui jouissent. Il meurt volontiers pour la gloire d’un chef, c’est-à-dire pour quelque chose où il n’a aucun profit direct. Je parle du vrai peuple, de la masse inconsciente, livrée à ses instincts de race, à qui la réflexion n’a pas encore appris que la plus grande sottise qu’on puisse commettre est de se faire tuer pour quoi que ce soit.
« Parfois, je conçois ainsi Dieu comme la grande fête intérieure de l’univers, comme la vaste conscience où tout se réfléchit et se répercute. Chaque classe de la société est un rouage, un bras de levier dans cette immense machine. Voilà pourquoi chacune a ses vertus. Nous sommes tous des fonctions de l’univers ; le devoir consiste à ce que chacun remplisse bien sa fonction. Les vertus de la bourgeoisie ne doivent pas être celles de la noblesse ; ce qui fait un parfait gentilhomme serait un défaut chez un bourgeois. Les vertus de chacun sont déterminées par les besoins de la nature ; l’État où il n’y a pas de classes sociales est antiprovidentiel. Il importe peu que saint Vincent de Paul n’ait pas été un grand esprit. Raphaël n’aurait rien gagné à être bien réglé dans ses mœurs. L’effort divin qui est en tout se produit par les justes, les savants, les artistes. Chacun a sa part. Le devoir de Gœthe fut d’être égoïste pour son œuvre. L’immortalité transcendante de l’artiste est à sa façon moralité suprême, si elle sert à l’accomplissement de la particulière mission divine dont chacun est chargé ici-bas.
« Pour moi, je goûte tout l’univers par cette sorte de sentiment général qui fait que nous sommes tristes en une ville triste, gais en une ville gaie. Je jouis ainsi des voluptés du voluptueux, des débauches du débauché, de la mondanité du mondain, de la sainteté de l’homme vertueux, des méditations du savant, de l’austérité de l’ascète. Par une sorte de sympathie douce, je me figure que je suis leur conscience. Les découvertes du savant sont mon bien ; les triomphes de l’ambitieux me sont une fête. Je serais fâché que quelque chose manquât au monde ; car j’ai conscience de tout ce qu’il enferme. Mon seul déplaisir est que ce siècle soit si bas qu’il ne sache plus jouir. Alors je me réfugie dans le passé, dans le XVIe siècle, le XVIIe, dans l’antiquité ; tout ce qui a été beau, aimable, juste, noble me fait comme un paradis. Je défie avec cela le malheur de m’atteindre ; je porte avec moi le parterre charmant de la variété de mes pensées.
« Vous avez cherché à montrer sous quelles formes on peut rêver une conscience de l’univers plus avancée que celle dont la manifestation est l’humanité. On m’a dit que vous possédez même un biais pour rendre concevable l’immortalité des individus. »
Nous ne pouvons pas laisser, même pour aujourd’hui, cette immortalité des individus ; car ce dogme de l’immortalité individuelle fait le point critique de presque toutes les doctrines ; c’est là que le critique attend le métaphysicien ; car c’est là que se révèlent les arrière-plans de l’espérance ; particulièrement ici le dogme de l’immortalité individuelle fera le point critique de la doctrine ; c’est à ce dogme en effet que nous allons reconnaître comment, dans les rêves de ce Théoctiste, l’humanité ou la surhumanité Dieu obtient sa mémoire totale ; nous y voyons dès les premiers mots qu’elle ne l’obtient point par une réelle résurrection des individus réels, qu’elle ne l’obtient point proprement par ce que nous nommons tous la résurrection des morts, mais que la surhumanité Dieu, dans les rêves de ce Théoctiste, obtient la totalisation de sa mémoire par une reconstitution historique, par une totalisation de l’histoire, par la résurrection des historiens, par le règne et par l’éternité de l’Historien.
« Dites mieux, la résurrection des individus. Sur ce point, je m’écarte des conceptions, merveilleuses du reste de poésie et d’idéal, où s’éleva le génie grec. Platon ne me paraît pas recevable quand il soutient que la mort est un bien, l’état philosophique par excellence. Il n’est pas vrai que la perfection de l’âme, comme il est dit dans le Phédon, soit d’être le plus possible détachée du corps. L’âme sans corps est une chimère, puisque rien ne nous a jamais révélé un pareil mode d’exister.
« Oui, je conçois la possibilité de la résurrection, et je me dis souvent comme Job : Reposita est hæc spes in sinu meo. Au terme des évolutions successives, si l’univers est jamais ramené à un seul être absolu, cet être sera la vie complète de tous ; il renouvellera en lui la vie des êtres disparus, ou, si l’on aime mieux, en son sein revivront tous ceux qui ont été. Quand Dieu sera en même temps parfait et tout-puissant, c’est-à-dire quand l’omnipotence scientifique sera concentrée entre les mains d’un être bon et droit, cet être voudra ressusciter le passé, pour en réparer les innombrables iniquités. Dieu existera de plus en plus ; plus il existera, plus il sera juste. Il le sera pleinement le jour où quiconque aura travaillé pour l’œuvre divine sentira l’œuvre divine accomplie, et verra la part qu’il y a eue. Alors l’éternelle inégalité des êtres sera scellée pour jamais. Celui qui n’a fait aucun sacrifice au bien, au vrai retrouvera ce jour-là l’équivalent exact de sa mise, c’est-à-dire le néant. Il ne faut pas objecter qu’une récompense qui n’arrivera peut-être que dans un milliard de siècles serait bien affaiblie. Un sommeil d’un milliard de siècles ou un sommeil d’une heure, c’est la même chose, et, si la récompense que je rêve nous est accordée, elle nous fera l’effet de succéder instantanément à l’heure de la mort. Beatam resurrectionem exspectans, voilà, pour l’idéaliste comme pour le chrétien, la vraie formule qui convient au tombeau.
« Un monde sans Dieu est horrible. Le nôtre paraît tel à l’heure qu’il est ; mais il ne sera pas toujours ainsi. Après les épouvantables entr’actes de férocité et d’égoïsme de l’être grandissant, se réalisera peut-être le rêve de la religion déiste, une conscience suprême, rendant justice au pauvre, vengeant l’homme vertueux. « Cela doit être ; donc cela est », dit le déiste. Nous autres, nous disons : « Donc cela sera » ; et ce raisonnement a sa légitimité, puisque nous avons vu que les rêves de la conscience morale peuvent fort bien devenir un jour des réalités. On conçoit ainsi une conscience qui résume toutes les autres, même passées, qui les embrasse en tant qu’elles ont travaillé au bien, à l’absolu. Dans cette pyramide du bien, élevée par les efforts successifs des êtres, chaque pierre compte. L’Égyptien du temps de Chéphrem dont nous parlions tout à l’heure existe encore par la pierre qu’il a posée ; ainsi sera-t-il de l’homme qui aura collaboré à l’œuvre d’éternité. Nous vivons en proportion de la part que nous avons prise à l’édification de l’idéal. L’œuvre de l’humanité est le bien ; ceux qui auront contribué au triomphe du bien fulgebunt sicut stellæ. Même si la Terre ne sert un jour que de moellon pour la construction d’un édifice futur, nous serons ce qu’est la coquille géologique dans le bloc destiné à bâtir un temple. Ce pauvre trilobite dont la trace est écrite dans l’épaisseur de nos murs y vit encore un peu ; il fait encore un peu partie de notre maison.
« Votre immortalité n’est qu’apparente ; elle ne va pas au delà de l’éternité de l’action ; elle n’implique pas l’éternité de la personne. Jésus aujourd’hui agit bien plus que quand il était un Galiléen obscur ; mais il ne vit plus.
« Il vit encore. Sa personne subsiste et est même augmentée. L’homme vit où il agit. Cette vie nous est plus chère que la vie du corps, puisque nous sacrifions volontiers celle-ci à celle-là. Remarquez bien que je ne parle pas seulement de la vie dans l’opinion, de la réputation, du souvenir. Celle-ci en effet ne suffit pas ; elle a trop d’injustices. Les meilleurs sont ceux qui la fuient. Tamerlan est plus célèbre que tel juste ignoré. Marc-Aurèle n’a la réputation qu’il mérite que parce qu’il a été empereur et qu’il a écrit ses pensées. L’influence vraie est l’influence cachée ; non que l’opinion définitive de l’histoire soit en somme très fausse ; mais elle pèche tout à fait par la proportion. Tel innomé a été peut-être plus grand qu’Alexandre ; tel cœur de femme qui n’a dit mot de sa vie a mieux senti que le poëte le plus harmonieux. — Je parle de la vie par influence, ou, selon l’expression des mystiques, de la vie en Dieu. La vie humaine, par son revers moral, écrit un petit sillon, comme la pointe d’un compas, au sein de l’infini. Cet arc de cercle tracé en Dieu n’a pas plus de fin que Dieu. C’est dans le souvenir de Dieu que les hommes sont immortels. L’opinion que la conscience absolue a de lui, le souvenir qu’elle garde de lui, voilà la vraie vie du juste, et cette vie-là est éternelle. Sans doute il y a de l’anthropomorphisme à prêter à Dieu une conscience comme la nôtre ; mais l’usage des expressions anthropomorphiques en théologie est inévitable ;il n’a pas plus d’inconvénient que l’emploi de toute autre figure ou métaphore. Le langage devient impossible, si l’on pousse à l’excès le purisme à cet égard.
« C’est entendu ; mais vous ne nous avez pas expliqué comment on peut parler de réelle existence sans conscience.
« La conscience est peut-être une forme secondaire de l’existence. Un tel mot n’a plus de sens quand on veut l’appliquer au tout, à l’univers, à Dieu. Conscience suppose une limitation, une opposition du moi et du non-moi, qui est la négation même de l’infini. Ce qui est éternel, c’est l’idée. La matière est chose toute relative ; elle n’est pas réellement ce qui est ; elle est la couleur qui sert à peindre, le marbre qui sert à sculpter, la laine qui sert à broder. La possibilité de faire exister de nouveau ce qui a déjà existé, de reproduire tout ce qui a eu de la réalité ne saurait être niée. Hâtons-nous de le dire, toute affirmation en pareille matière est un acte de foi ; or qui dit acte de foi dit un acte outre-passant l’expérience (je ne dis pas la contredisant). Après tout, notre espérance est-elle présomptueuse ? Notre demande est-elle intéressée ? Non, non certes. Nous ne demandons pas une récompense ; nous demandons simplement à être, à savoir davantage, à connaître le secret du monde, que nous avons cherché si avidement, l’avenir de l’humanité, qui nous a tant passionnés. Cela est permis, j’espère. Ceux qui prennent l’existence comme un devoir, non comme une jouissance, ont bien droit à cela. Pour moi, je ne réclame pas précisément l’immortalité, mais je voudrais deux choses : d’abord n’avoir pas offert au néant et au vide les sacrifices que j’ai pu faire au bien et au vrai ; je ne demande pas à en être payé ; mais je désire que cela serve à quelque chose : en second lieu, le peu que j’ai fait, je serais bien aise que quelqu’un le sût ; je veux l’estime de Dieu, rien de plus ; ce n’est pas exorbitant, n’est-ce pas ? Reproche-t-on au soldat mourant de s’intéresser au gain de la bataille et de désirer savoir si son chef est content de lui ?
« La sensation cesse avec l’organe qui la produit, l’effet disparaît avec la cause. Le cerveau se décomposant, nulle conscience dans le sens ordinaire du mot ne peut persister. Mais la vie de l’homme dans le tout, la place qu’il y tient, sa part à la conscience générale, voilà ce qui n’a aucun lien avec un organisme, voilà ce qui est éternel. La conscience a un rapport avec l’espace, non qu’elle réside en un point, mais elle sent en un espace déterminé. L’idée n’en a pas ; elle est l’immatériel pur ; ni le temps ni la mort ne peuvent rien sur elle. L’idéal seul est éternel ; rien ne reste que lui et ce qui y sert.
« Consolons-nous, pauvres victimes ; un Dieu se fait avec nos pleurs.
« Les savants positivistes auront toujours une difficulté capitale contre ce que vous venez de dire, et aussi contre plusieurs des vues que nous ont développées Philalèthe et Théophraste. Vous prêtez à l’univers et à l’idéal des volontés, des actes qu’on n’a remarqués jusqu’ici que chez des êtres organisés. Or rien n’autorise à regarder l’univers comme un être organisé, même à la manière du dernier zoophyte. Où sont ses nerfs ? Où est son cerveau ? Or, sans nerfs ni cerveau, ou pour mieux dire sans matière organisée, on n’a jamais constaté jusqu’ici de conscience ni de sentiment à un degré quelconque.
« Votre objection, décisive contre l’existence des âmes séparées et des anges, n’est pas décisive contre l’hypothèse d’un ressort intime dans l’univers. Cette impulsion instinctive serait quelque chose de sui generis, un principe premier comme le mouvement lui-même. Ce n’est jamais que par métaphore que nous avons pu présenter l’univers comme un animal. Animal suppose espèce, pluralité d’individus ; il y aurait donc plusieurs univers ! Mais que la masse infinie produise une sorte d’exsudation générale, à laquelle, faute de mieux et par suite d’un anthropomorphisme inévitable, nous donnons le nom de conscience, c’est ce que les faits généraux de la nature semblent indiquer. Tout dans la nature se réduit au mouvement. Oui certes ; mais le mouvement a une cause et un but. La cause c’est l’idéal ; le but, c’est la conscience.
« Je me dis souvent que si le but du monde était une course aussi haletante que vous le supposez vers la science, il n’y aurait pas de fleurs, pas d’oiseaux brillants, pas de joie, pas de printemps. Tout cela suppose un Dieu moins affairé que vous ne croyez, un Dieu déjà arrivé, qui s’amuse et jouit d’un état acquis définitivement.
J’irai plus loin que vous, et je réclamerai au centre de l’univers un immotum quid, un lieu des idées, comme le voulait Malebranche. On revient toujours aux formules de ce grand penseur, quand on veut se rendre compte des relations de Dieu et de l’univers, de l’individu avec l’infini. Croyez-moi Dieu est une nécessité absolue. Dieu sera et Dieu est. En tant que réalité, il sera ; en tant qu’idéal, il est. Deus est simul in esse et in fieri. Cela seul peut se développer qui est déjà. Comment, d’ailleurs, imaginer un développement ayant pour point de départ le néant ? L’abîme initial fût resté à tout jamais en repos, si le Père éternel ne l’eût fécondé. À côté du fieri, il faut donc conserver l’esse ; à côté du mouvement, le moteur ; au centre de la roue, le moyeu immobile. Théoctiste nous a bien montré que seule l’hypothèse monothéiste se prête à la réalisation de nos idées les plus enracinées sur la nécessité d’une justice supérieure pour l’homme et l’humanité. Ajoutons que si le mouvement a existé de toute éternité, on ne conçoit pas que le monde n’ait pas atteint le repos, l’uniformité et la perfection. Il n’est pas plus facile d’expliquer comment l’équilibre ne s’est pas encore rétabli que d’expliquer comment l’équilibre s’est rompu. Si le tireur dont nous parlions hier tire depuis l’éternité, il a déjà dû atteindre le but.
« Nous touchons ici aux antinomies de Kant, à ces gouffres de l’esprit humain, où l’on est ballotté d’une contradiction à une autre. Arrivé là, on doit s’arrêter. La raison et le langage ne s’appliquent qu’au fini. Les transporter dans l’infini, c’est comme si l’on prétendait mesurer la chaleur du soleil ou du centre de la terre avec un thermomètre ordinaire. Le développement particulier dont nous sommes les témoins n’est que l’histoire d’un atome ; nous voulons que ce soit l’histoire de l’absolu, et nous y appliquons les lignes d’un arrière-plan situé à l’infini. Nous confondons les plans du paysage ; nous commettons la même erreur que celle à laquelle on est exposé en déchiffrant les papyrus d’Herculanum. Les différents feuillets se pénètrent réciproquement, et l’on rapporte à une page des lettres qui viennent de dix pages plus loin.
« Remercions Théoctiste de nous avoir dit tous ses rêves. « C’est bien à peu près ainsi que parlent les prêtres ; mais les mots sont différents. » Les esprits superficiels échappent seuls à l’obsession de ces problèmes. Ils se renferment dans une cave et nient le ciel. Ces gens-là eussent dit à Colomb regardant l’horizon de la mer vers l’Occident : « Pauvre fou, tu vois bien qu’il n’y a rien au delà. »
« Dans quelques années, si nous existons et si quelque chose existe, nous pourrons reprendre ces questions et voir en quoi se sera modifiée notre manière d’envisager l’univers. Quel dommage que nous ne puissions, comme dans la légende racontée par Thomas de Cantimpré, donner rendez-vous à ceux d’entre nous qui seront morts, pour qu’ils viennent nous rendre compte de la réalité des choses de l’autre vie !
« Je crois qu’en pareille matière le témoignage des morts est peu de chose. Comme dit la parabole : Neque si quis mortuorum resurrexerit credent. En fait de vertu, chacun trouve la certitude en consultant son propre cœur. »
On ne me pardonnera pas une aussi longue citation ; mais on m’en louera ; et on la portera sans doute à mon actif ; car c’est un plaisir toujours nouveau que de retrouver ces vieux textes pleins, et perpétuellement inquiétants de nouveauté ; et quand dans un cahier on met d’aussi importantes citations de Renan, on est toujours sûr au moins qu’il y aura des bons morceaux dans le cahier ; — je ne dis point cela pour Zangwill, qui supporte toute comparaison ; — je sais tous les reproches que l’on peut faire au texte que je viens de citer ; il est perpétuellement nouveau ; et il est vieux déjà ; il est dépassé ; phénomène particulièrement intéressant, il est surtout dépassé justement par les sciences sur lesquelles Renan croyait trouver son plus solide appui, par les sciences physiques, chimiques, particulièrement par les sciences naturelles ; — mais ici que dirions-nous de Taine qui faisait aux sciences mathématiques, physiques, chimiques, naturelles, une incessante référence ; — c’est justement par le progrès des sciences naturelles que nous sommes aujourd’hui reconduits à des conceptions plus humaines, et, le mot le dit, plus naturelles ; je n’ignore pas toutes les précautions qu’il y aurait à prendre si l’on voulait saisir, commenter et critiquer tout ce texte ; mais telle n’est pas aujourd’hui la tâche que nous nous sommes assignée ; je n’ignore pas qu’il y a dans cet énorme texte religieux des morceaux entiers qui aujourd’hui nous soulèvent d’indignation ; et des morceaux entiers qui aujourd’hui nous paraissent extraordinairement faibles ; je n’ignore pas qu’il y a dans ce monument énorme des corps de bâtiments entiers qu’un mot, un seul mot de Pascal, par la simple confrontation, anéantirait ; je connais les proportions à garder ; je sais mesurer un Pascal et un Renan ; et je n’offenserai personne en disant que je ne confonds point avec un grand historien celui qui est le penseur même ; si j’avais à saisir et à commenter et à critiquer le texte que nous avons reproduit, je sais qu’il faudrait commencer par distinguer dans le texte premièrement la pensée de Renan ; deuxièmement l’arrière-pensée de Renan ; troisièmement, et ceci est particulièrement regrettable à trouver, à constater, des fausses fenêtres, des fragments, à peine habillés, d’un cours de philosophie de l’enseignement secondaire, comme était l’enseignement secondaire de la philosophie au temps où Renan le recevait, des morceaux de cours, digérés à peine, sur Kant et les antinomies, sur le moi et le non-moi, tant d’autres morceaux qui surviennent inattendus pour faire l’appoint, pour jointurer, pour boucher un trou ; combien ces plates reproductions de vieux enseignements universitaires, ces morceaux de concours, de l’ancien concours, du concours de ce temps-là, combien ces réminiscences pédagogiques, survenant tout à coup, et au moment même que l’on s’y attendait le moins, au point culminant du dialogue, détonnent auprès du véritable Renan, auprès de sa pensée propre, et surtout de son arrière-pensée ; comme elles sont inférieures au véritable texte ; et dans le véritable texte comme la pensée même est inférieure à l’arrière-pensée, ou, si l’on veut, comme l’arrière-pensée est supérieure à la pensée, à la pensée de premier abord ; quel travail que de commencer par discerner ces trois plans ; mais comme on en serait récompensé ; comme la partie qui reste est pleine et lourde ; comme la domination de l’arrière-pensée est impérieuse.
Je n’ignore pas, je le répète, que la plupart de ces rêves soulèvent en nous des indignations légitimes, et pour tout dire, qu’il y a des phrases, dans ces textes, qui vous rendraient démocrate.
Nous sommes aujourd’hui moins accommodants que cet Eudoxe ; mais nous sommes moins tranquilles, plus inquiets, plus passionnés que ce Philalèthe ; et c’est justement parce que nous aimons le vrai que nous sommes plus passionnés ; je n’ai point voulu arrêter par des réflexions ou par des commentaires un texte aussi exubérant, aussi plein, aussi fervent ; je me rends bien compte qu’un texte aussi plein dépasse de partout ce que nous voulons lui demander aujourd’hui ; que de lui-même il répond à toutes sortes d’immenses questions que nous ne voulons point lui poser aujourd’hui ; et je suis un peu confus de retenir si peu d’un texte aussi vaste ; c’est justement ce que je disais quand je disais que tout le monde moderne est dans Renan ; on ne peut ouvrir du Renan sans qu’il en sorte une immensité de monde moderne ; et si le Pourana de jeunesse était vraiment le Pourana de la jeunesse du monde moderne, le testament de vieillesse est aussi le testament de toute la vieillesse de tout le monde moderne ; je me rends bien compte qu’ayant à traiter toutes les autres immenses questions qu’a soulevées le monde moderne c’est au même texte qu’il nous faudrait remonter encore ; et c’est le même texte qu’il nous faudrait citer encore, tout au long ; nous le citerions, inlassablement ; nous l’avons cité aujourd’hui, tout au long, sans l’interrompre, et sans le troubler de commentaires, parce que s’il porte en même temps sur une infinité d’autres immenses questions, il porte aussi, tout entier et à plein, sur la grosse question qui s’est soulevée devant nous ; et sur cette question nous ne l’avons pas interrompu, parce qu’il est décisif, pourvu qu’on l’entende, et sans même qu’on l’interprète ; il est formellement un texte de métaphysique, et j’irai jusqu’à dire qu’il est un texte de théologie.
Les textes de Taine, et sur ces textes reportons-nous au même exemple manifeste, ne sont pas moins décisifs, ils ne révèlent pas moins la pensée de derrière la tête de tout le monde moderne ; reprenons ce La Fontaine et ses fables ; toutes les théories de la fin, qui elles-mêmes caractérisent si éminemment Taine, ses méthodes, les méthodes modernes, procèdent exactement du même esprit ; nous sommes aujourd’hui scandalisés de leur assurance roide et grossière, manipulant sans vergogne, et sans réussite, les tissus les plus fins, les mouvements les plus souples, les plus vivantes élaborations du génie même ; aujourd’hui je ne veux retenir, de tout ce scandale, que les indications qui me paraissent indispensables pour définir le débat même où nous allons nous trouver engagés.
Indications indispensables, en ce sens que nous ne retiendrons que ce dont nous ne pouvons rigoureusement pas nous passer ; mais indications indispensables en ce sens aussi qu’elles sont capitales et commandent tout le reste ; et c’est pour cela que nous ne pouvons pas nous en passer.
Car c’est un avantage capital de Taine, et que nul de ses ennemis ne songerait à lui contester, qu’il est net ; il ne masque point ses ambitions ; il ne dissimule point ses prétentions ; brutal et dur, souvent grossier, et mesurant les grandeurs les plus subtiles par des unités qui ne sont point du même ordre, il a au moins les vertus de ses vices, les avantages de ses défauts, les bonnes qualités de ses mauvaises ; et quand il se trompe, il se trompe nettement, comme un honnête homme, sans fourberie, sans fausseté, sans fluidité ; lui-même il permet de mesurer ce que nous nommons ses erreurs, et par ses erreurs les erreurs du monde moderne ; et dans les erreurs qui, étant les erreurs de tout le monde moderne, lui sont communes avec Renan, il nous permet des mesures nettes que Renan ne nous permettait pas ; nous lui devons la formule et le plus éclatant exemple du circuit antérieur ; je ne puis m’empêcher de considérer le circuit antérieur, le voyage du La Fontaine, comme un magnifique exemple, comme un magnifique symbole de toute la méthode historique moderne, un symbole au seul sens que nous puissions donner à ce mot, c’est-à-dire une partie de la réalité ; homogène et homothétique à un ensemble de réalité, et représentant soudain, par un agrandissement d’art et de réalité, tout cet immense ensemble de réalité ; je ne puis m’empêcher de considérer ce magnifique circuit du La Fontaine comme un grand exemple, comme un éminent cas particulier, comme un grand symbole honnête, si magnifiquement et si honnêtement composé que si quelqu’un d’autre que Taine avait voulu le faire exprès, pour la commodité de la critique et pour l’émerveillement des historiens, il n’y eût certes pas à beaucoup près aussi bien réussi ; je tiens ce tour de France pour un symbole unique ; oui c’est bien là le voyage antérieur que nous faisons tous, avant toute étude, avant tout travail, nous tous les héritiers, les tenants, la monnaie de la pensée moderne ; tous nous le faisons toujours, ce tour de France-là ; et combien de vies perdues à faire le tour des bibliothèques ; et pareillement nous devons à Taine, en ce même La Fontaine, un exemple éminent de multipartition effectuée à l’intérieur du sujet même ; et nous allons lui devoir un exemple éminent d’accomplissement final ; car ces théories qui empoignent si brutalement les ailes froissées du pauvre génie reviennent, elles aussi, elles enfin, à supposer un épuisement du détail indéfini, infini ; elles reviennent exactement à saisir, ou à la prétention de saisir, dans toute l’indéfinité, dans toute l’infinité de leur détail, toutes les opérations du génie même ; chacune de ces théories, d’apparence doctes, modestes et scolaires, en réalité recouvre une anticipation métaphysique, une usurpation théologique ; la plus humble de ces théories suppose, humble d’apparence, que l’auteur a pénétré le secret du génie, qu’il sait comment ça se fabrique, lui-même qu’il en fabriquerait, qu’il a pénétré le secret de la nature et de l’homme, c’est-à-dire, en définitive, qu’ayant épuisé toute l’indéfinité, toute l’infinité du détail antérieur, en outre il a épuisé toute l’indéfinité, toute l’infinité du détail de la création même ; la plus humble de ces théories n’est rien si elle n’est pas, en prétention, la saisie, par l’historien, par l’auteur, en pleine vie, en pleine élaboration, du génie vivant ; et pour saisir le génie, la saisie de tout un peuple, de toute une race, de tout un pays, de tout un monde.
Si telle est vraiment l’atteinte obtenue par les théories particulières, quelle ne sera pas la totale atteinte obtenue par la conclusion, où se ramassent et culminent toutes les ambitions des théories particulières ; je ne puis citer les théories particulières ; il faudrait remonter de la fin du volume au commencement, il faudrait citer presque tout le volume ; je cite au long la conclusion ; pourquoi n’éprouvons-nous que de l’indifférence quand nous découpons notre exemplaire de Taine, et pourquoi ne pouvons-nous découper sans regret notre exemplaire de Renan ; ce n’est point, comme le dirait un historien des réalités économiques, parce que les Renan coûtent sept cinquante en librairie et parce que les Taine, chez Hachette, ne coûtent que trois francs cinquante ; et pourquoi, découpant du Renan, recevons-nous une impression de mutilation que nous ne recevons pas découpant du Taine ; c’est que, malgré tout, un livre de Taine est pour nous un volume, et qu’un livre de Renan est pour nous plus qu’un livre ; et pourquoi ne peut-on pas copier du Taine, et peut-on copier du Renan, en se trompant, il est vrai ; et pourquoi est-ce un bon plaisir que de corriger sur épreuves un texte de Renan, et se fait-on un devoir de corriger sur épreuves un texte de Taine ; telle est la différence que je vois entre les héritages laissés par ces deux grands maîtres de la pensée moderne. « J’ai voulu montrer », dit Taine en forme de conclusion :
« J’ai voulu montrer la formation complète d’une œuvre poétique et chercher par un exemple en quoi consiste le beau et comment il naît.
« Une race se rencontre ayant reçu son caractère du climat, du sol, des aliments, et des grands événements qu’elle a subis à son origine. Ce caractère l’approprie et la réduit à la culture d’un certain esprit comme à la conception d’une certaine beauté. C’est là le terrain national, très-bon pour certaines plantes, mais très-mauvais pour d’autres, incapable de mener à bien les graines du pays voisin, mais capable de donner aux siennes une sève exquise et une floraison parfaite, lorsque le cours des siècles amène la température dont elles ont besoin. Ainsi sont nés La Fontaine en France au dix-septième siècle, Shakspeare en Angleterre pendant la Renaissance, Gœthe en Allemagne de nos jours.
« Car le génie n’est rien qu’une puissance développée, et nulle puissance ne peut se développer tout entière, sinon dans le pays où elle se rencontre naturellement et chez tous, où l’éducation la nourrit, où le public la fortifie, où le caractère la soutient, où le public la provoque. Aussi plus elle est grande, plus ses causes sont grandes ; la hauteur de l’arbre indique la profondeur des racines. Plus un poète est parfait, plus il est national. Plus il pénètre dans son art, plus il a pénétré dans le génie de son siècle et de sa race. Il a fallu la finesse, la sobriété, la gaieté, la malice gauloise, l’élégance, l’art et l’éducation du dix-septième siècle pour produire un La Fontaine. lia fallu la vue intérieure des caractères, la précision, l’énergie, la tristesse anglaise, la fougue, l’imagination, le paganisme de la Renaissance pour produire un Shakspeare. Il a fallu la profondeur, la philosophie, la science, l’universalité, la critique, le panthéisme de l’Allemagne et du dix-neuvième siècle pour produire un Gœthe. Par cette correspondance entre l’œuvre, le pays et le siècle, un grand artiste est un homme public. C’est par elle qu’on peut le mesurer et lui donner son rang. C’est par elle qu’il plaît à plus ou moins d’hommes et que son œuvre reste vivante pendant un temps plus ou moins long. En sorte qu’on doit le considérer comme le représentant et l’abrégé d’un esprit duquel il reçoit sa dignité et sa nature. Si cet esprit n’est qu’une mode et règne seulement quelques années, l’écrivain est un Voiture. Si cet esprit est une forme littéraire et gouverne un âge entier, l’écrivain est un Racine. Si cet esprit est le fond même de la race et reparaît à chaque siècle, l’écrivain est un La Fontaine. Selon que cet esprit est passager, séculaire, éternel, l’œuvre est passagère, séculaire, éternelle, et l’on exprimera bien le génie poétique, sa dignité, sa formation et son origine en disant qu’il est un résumé.
« C’est qu’il fait des résumés, et les meilleurs de tous. En cela, les poëtes sont plus heureux que les autres grands hommes. Sans doute un philosophe comme Hobbes ou Descartes, un érudit comme Henri Étienne, un savant comme Cuvier ou Newton résument à leur façon le large domaine qu’ils se sont choisi ; mais ils n’ont que des facultés restreintes ; d’ailleurs ils sont spéciaux, et ce champ où ils se retirent ne touche que par un coin la promenade publique où circulent tous les esprits. L’artiste seul prend cette promenade pour domaine, la prend tout entière, et se trouve muni, pour la reproduire, d’instruments que nul ne possède ; en sorte que sa copie est la plus fidèle, en même temps qu’elle est la plus complète. Car il est à la fois philosophe et peintre, et il ne nous montre jamais les causes générales sans les petits faits sensibles qui les manifestent, ni les petits faits sensibles sans les causes générales qui les ont produits. Son œuvre nous tient lieu des expériences personnelles et sensibles qui seules peuvent imprimer en notre esprit le trait précis et la nuance exacte ; mais en même temps elle nous donne les larges idées d’ensemble qui ont fourni aux événements leur unité, leur sens et leur support. Par lui nous voyons les gestes, nous entendons l’accent, nous sentons les mille détails imperceptibles et fuyants que nulle biographie, nulle anatomie, nulle sténographie ne saurait rendre, et nous touchons l’infiniment petit qui est au fond de toute sensation ; mais par lui, en même temps, nous saisissons les caractères, nous concevons les situations, nous devinons les facultés primitives ou maîtresses qui constituent ou transforment les races et les âges, et nous embrassons l’infiniment grand qui enveloppe tout objet. Il est à la fois aux deux extrémités, dans les sensations particulières par lesquelles l’intelligence débute, et dans les idées générales auxquelles l’intelligence aboutit, tellement qu’il en a toute l’étendue et toutes les parties, et qu’il est le plus capable, par l’ampleur et la diversité de ses puissances, de reproduire ce monde en face duquel il est placé.
« C’est parler bien longtemps que d’écrire un volume à propos de fables. Sans doute la fable, le plus humble des genres poétiques, ressemble aux petites plantes perdues dans une grande forêt ; les yeux fixés sur les arbres immenses qui croissent autour d’elle, on l’oublie, ou, si l’on baisse les yeux, elle ne semble qu’un point. Mais, si on l’ouvre pour examiner l’arrangement intérieur de ses organes, on y trouve un ordre aussi compliqué que dans les vastes chênes qui la couvrent de leur ombre ; on la décompose plus aisément ; on la met mieux en expérience ; et l’on peut découvrir en elle les lois générales, selon lesquelles toute plante végète et se soutient. »
Je me garderai de mettre un commentaire de détail à ce texte ; il faudrait écrire un volume ; il faudrait mettre, à chacun des mots, plusieurs pages de commentaires, tant le texte est plein et fort ; et encore on serait à cent lieues d’en avoir épuisé la force et la plénitude ; et je ne peux pas tomber moi-même dans une infinité du détail ; d’ailleurs nous retrouverons tous ces textes, et souvent ; c’était l’honneur et la grandeur de ces textes pleins et graves qu’ils débordaient, qu’ils inondaient le commentaire ; c’est l’honneur et la force de ces textes braves et pleins qu’ils bravent le commentaire ; et si nul commentaire n’épuise un texte de Renan, nul commentaire aussi n’assied un texte de Taine ; aujourd’hui, et de cette conclusion, je ne veux indiquer, et en bref, que le sens et la portée, pour l’ensemble et sans entrer dans aucun détail ; à peine ai-je besoin de dire que ce sens, dans Taine, est beaucoup plus grave, étant beaucoup plus net, que n’étaient les anticipations de Renan ; ne nous laissons pas tromper à la modestie professorale ; ne nous laissons d’ailleurs pas soulever à toutes les indignations qui nous montent ; je sais qu’il n’y a pas un mot dans tout ce Taine qui aujourd’hui ne nous soulève d’indignation ; attribuer, limiter Racine au seul dix-septième siècle, enfermer Racine dans le siècle de Louis XIV, quand aujourd’hui, ayant pris toute la reculée nécessaire, nous savons qu’il est une des colonnes de l’humanité éternelle, quelle inintelligence et quelle hérésie, quelle grossièreté, quelle présomption, au fond quelle ignorance ; mais ni naïveté, ni indignation ; il ne s’agit point ici de savoir ce que vaut Taine ; il ne s’agit point ici de son inintelligence et de son hérésie, de sa grossièreté, de son ignorance ; il s’agit de sa présomption ; il s’agit de savoir ce qu’il veut, ce qu’il pense avoir fait, enfin ce que nous voyons qu’il a fait, peut-être sans y penser ; il s’agit de savoir, ou de chercher, quel est, au fond, le sens et la portée de sa méthode, le sens et la portée des résultats qu’il prétend avoir obtenus ; ce qui ressort de tout le livre de Taine, et particulièrement de sa conclusion, c’est cette idée singulière, singulièrement avantageuse, que l’historien, j’entends l’historien moderne, possède le secret du génie.
Car vraiment si l’historien est si parfaitement, si complètement, si totalement renseigné sur les conditions mêmes qui forment et qui fabriquent le génie, et premièrement si nous accordons que ce soient des conditions extérieures saisissables, connaissables, connues, qui forment tout le génie, et non seulement le génie mais à plus forte raison le talent, et les peuples, et les cultures, et les humanités, si vraiment on ne peut rien leur cacher, à ces historiens, qui ne voit qu’ils ont découvert, obtenu, qu’ils tiennent le secret du génie même, et de tout le reste, que dès lors ils peuvent en régler la production, la fabrication, qu’en définitive donc ils peuvent produire, fabriquer, ou tout au moins que sous leur gouvernement on peut produire, fabriquer le génie même, et tout le reste ; car dans l’ordre des sciences concrètes qui ne sont pas les sciences de l’histoire, dans les sciences physiques, chimiques, naturelles, connaître exactement, entièrement les conditions antérieures et extérieures, ambiantes, qui déterminent les phénomènes, c’est littéralement avoir en main la production même des phénomènes ; pareillement en histoire, si nous connaissons exactement, entièrement les conditions physiques, chimiques, naturelles, sociales qui déterminent les peuples, les cultures, les talents, les génies, toutes les créations humaines, et les humanités mêmes, et si vraiment d’abord ces conditions extérieures, antérieures et ambiantes, déterminent rigoureusement les conditions humaines, et les créations humaines, si de telles causes déterminent rigoureusement de tels effets par une liaison causale rigoureusement déterminante, nous tenons vraiment le secret du génie même, du talent, des peuples et des cultures, le secret de toute humanité ; on me pardonnera de parler enfin un langage théologique ; la fréquentation de Renan, sinon de Taine, m’y conduit ; Renan, plus averti, plus philosophe, plus artiste, plus homme du monde, — et par conséquent plus respectueux de la divinité, — plus hellénique et ainsi plus averti que les dieux sont jaloux de leurs attributions, Renan, plus renseigné n’avait guère usurpé que sur les attributions du Dieu tout connaissant ; Taine, plus rentré, plus têtu, plus docte, plus enfoncé, plus enfant aussi, étant plus professeur, surtout plus entier, usurpe aujourd’hui sur la création même ; il entreprend sur Dieu créateur.
Dans sa grande franchise et netteté universitaire il passe d’un énorme degré les anticipations précautionneuses de Renan ; Renan ne donnerait pas prise à de tels reproches ; il ne donnerait pas matière à de telles critiques ; il ne donnerait pas cours à de tels ridicules ; Renan n’était point travaillé de ces hypertrophies ; lui-même il endossait trop bien le personnage de ses adversaires, de ses contradicteurs, de ses critiques éventuels ; toute la forme de pensée, toute sa méthode, tous ses goûts, tout son passé, toute sa vie de travail, de mesure, de goût, de sagesse le gardaient contre de telles exagérations ; il n’a jamais aimé les outrances, et, juste distributeur, autant et plus averti sur lui-même que sur les autres encore, il ne les aimait pas plus chez lui-même et pour lui-même qu’il ne les aimait chez les autres ; il aimait moins les outrances de Renan que les outrances des autres, peut-être parce qu’il aimait Renan plus qu’il n’aimait les autres ; comme Hellène il se méfiait des hommes, et des dieux immortels ; comme chrétien, il se méfiait du bon Dieu ; comme citoyen, il se méfiait des puissances ; et comme historien, des événements ; comme historien des dieux, et de Dieu, mieux que personne il savait comment en jouer, et quelles sont les limites du jeu ; il était un Hellène, un huitième sage ; il connaissait d’instinct que l’homme a des limites ; et qu’il ne faut point se brouiller avec de trop grands bons Dieux ; il s’était donc familièrement contenté de donner à l’humanité, à l’historien, les pouvoirs du Dieu tout connaissant ; il n’eût point mis à son temple d’homme un surfaîte orgueilleux et qui bravât la foudre.
Altier, entier, droit, Taine a eu cette audace ; il a commis cet excès ; il a eu ce courage ; il a fait cet outrepassement ; et c’est pour cela, c’est pour cet audacieux dépassement que c’est par lui, et non par son illustre contemporain, qu’enfin nous connaissons, dans le domaine de l’histoire, tout l’orgueil et toute la prétention de la pensée moderne ; avec Renan, il ne s’agissait encore, en un langage merveilleux de complaisance audacieuse, que de constituer une lointaine surhumanité en un Dieu tout connaissant par une totalisation de la mémoire historique ; avec Taine au contraire, ou plutôt au delà, nous avons épuisé nettement des indéfinités, des infinités, et des infinités d’indéfinités du détail dans l’ordre de la connaissance, et de la connaissance présente ; désormais transportés dans l’ordre de l’action, et de l’action présente, nous épuisons toute l’infinité de la création même ; toute sa forme de pensée, toute sa méthode, toute sa foi et tout son zèle, — vraiment religieux, — toute sa passion de grand travailleur consciencieux, de grand abatteur de besogne, et de bourreau de travail, tout son passé, toute sa carrière, toute sa vie de labeur sans mesure, sans air, sans loisir, sans repos, sans rien de faiblesse heureuse, toute sa vie sans aisance et sans respiration, toute sa vie de science et la raideur de son esprit ferme et son caractère et la valeur de son âme et la droiture de sa conscience le portaient aux achèvements de la pensée, le contraignaient, avant la lettre, à dépasser la pensée de Renan, à vider le contenu de la pensée moderne, le poussaient aux outrances, et à ces couronnements de hardiesse qui seuls achèvent la satisfaction de ces consciences ; il devait avoir un système, bâti, comme Renan devait ne pas en avoir ; il devait avoir un système, comme Renan devait nous rapporter seulement des certitudes, des probabilités et des rêves ; mais, sachons-le, son système était le système même de Renan, étant le système de tout le monde moderne ; et ce commun système engage Renan au même titre que Taine ; il fallait que Taine ajoutât, au bâtiment, à l’édifice de son système ce faîte, ce surfaîte orgueilleux, parce que ce que nous nommons orgueil était en lui un défi à l’infortune, à la paresse, aux mauvaises méthodes et au malheur, non une insulte à l’humilité, parce que ce que nous croyons être un sentiment de l’orgueil était pour lui le sentiment de la conscience même, du devoir le plus sévère, de la méthode la plus stricte ; et c’est pour cela que nous lui devons, à lui et non à son illustre compatriote, la révélation que nous avons enfin du dernier mot de la pensée moderne dans le domaine de l’histoire et de l’humanité.
Il y a bien de la fabrication dans Renan, mais combien précautionneuse, attentive, religieuse, éloignée, ménagée, aménagée ; c’est une fabrication en réserve, une fabrication de rêve et d’aménagement, entourée de quels soins, de quelles attentions, délicates, maternelles ; on fabriquera ce Dieu dans un bocal, pour qu’il ne redoute pas les courants d’air ; on lui fera des conditions spéciales ; cette fabrication de Renan est vraiment une opération surhumaine, une génération surhumaine, suivie d’un enfantement surhumain ; et l’humanité de Renan, ou la surhumanité de Renan, si elle usurpe les fonctions divines, premièrement, nous l’avons dit, usurpe les fonctions de connaissance divine, les fonctions de toute connaissance, beaucoup plutôt que les fonctions de production divine, de toute création, deuxièmement, et ceci est capital, usurpe aussi, commence par usurper les qualités, les vertus divines ; cette première usurpation, cette usurpation préalable, pour nous moralistes impénitents, excuse, légitime la grande usurpation ; nous aimons qu’avant d’usurper les droits, on usurpe les devoirs, et avant la puissance, les qualités ; enfin l’accomplissement de cette usurpation est si lointain ; et les précautions dont on l’entoure, justement par ce qu’elles ont de minutieux, par tout le soin qu’elles exigent, peuvent si bien se retourner, s’entendre en précautions prises pour qu’il n’arrive pas ; une opération si lointaine, si délicate, si minutieuse, ne va point sans un nombre incalculable de risques ; Renan, grand artiste, a évidemment compté sur la sourde impression que l’attente et l’escompte de tous ces risques produiraient dans l’esprit du lecteur ; lui-même il envisage complaisamment ces risques ; ils atténuent, par un secret espoir de libération, de risque, d’aventure, et, qui sait, de cassure, disons le mot, de ratage, cette impression de servitude mortelle et d’achèvement clos ; ils effacent peut-être cette impression de servitude ; et quand même ils effaceraient cette impression glaciale ; l’auteur sans doute s’en consolerait aisément ; il ne tient pas tant que cela aux impressions qu’il fait naître ; ces risques soulagent également le lecteur et l’auteur ; par eux-mêmes Renan n’est point engagé au delà des convenances intellectuelles et morales ; lui-même les envisage complaisamment ; dans cette institution de la Terreur intellectuelle que nous avons passée, la remettant à plus tard, « mais ne pensez-vous pas, » dit Eudoxe :
« Mais ne pensez-vous pas que le peuple, qui sentira grandir son maître, devinera le danger et se mettra en garde ?
« Assurément. Si l’ordre d’idées que nous venons de suivre arrive à quelque réalité, il y aura contre la science, surtout contre la physiologie et la chimie, des persécutions auprès desquelles celles de l’inquisition auront été modérées. La foule des simples gens devinera son ennemi avec un instinct profond. La science se réfugiera de nouveau dans les cachettes. Il pourra venir tel temps où un livre de chimie compromettra autant son propriétaire que le faisait un livre d’alchimie au moyen âge. Il est probable que les moments les plus dangereux dans la vie d’une planète sont ceux où la science arrive à démasquer ses espérances. Il peut y avoir alors des peurs, des réactions qui détruisent l’esprit. Des milliers d’humanités ont peut-être sombré dans ce défilé. Mais il y en aura une qui le franchira ; l’esprit triomphera. »
Des milliers d’humanités ont peut-être sombré dans ce défilé : Théoctiste nous le dit pour nous effrayer ; mais Renan, bon père, nous le dit par ce que c’est vrai, et aussi à seule fin de nous rassurer ; lui-même il se rassure ainsi ; la réalisation de son Dieu en vase clos l’épouvante lui-même ; et c’est pour cela qu’il met la réalisation du risque au passé, de l’indicatif, passé indéfini ; c’est acquis ; c’est entendu ; et la réalisation d’échapper au risque, la réalisation de Dieu, il met la réalisation de Dieu au futur, qui est le temps des prophéties ; si elle est mise au temps des prophéties, religieuses, si elle est une prophétie, peut-être bien qu’elle ne se réalisera pas, espérons qu’elle ne se réalisera pas ; il était payé pour savoir ce que valent les prophéties, particulièrement les prophéties religieuses, et comment elles se réalisent ; mettre cette affirmation au rang des prophéties, de sa part, c’était nous garantir qu’elle ne se confirmerait point ; un peut-être ajouté au parfait indéfini masquera cette garantie aux yeux du vulgaire grossier ; mais elle éclatera, toute évidente, le langage étant donné, pour le lecteur insidieux ; dans la préface même de ces dialogues redoutables et censément consolateurs, de ces rêves redoutablement consolateurs, le sage nous met en garde contre les épouvantements : « Bien assis sur ces principes, livrons-nous doucement à tous nos mauvais rêves. Imprimons-les même, puisque celui qui s’est livré au public lui doit tous les côtés de sa pensée. Si quelqu’un pouvait en être attristé, il faudrait lui dire comme le bon curé qui fit trop pleurer ses paroissiens en leur prêchant la Passion : « Mes enfants, ne pleurez pas tant que cela : il y a bien longtemps que c’est arrivé, et puis ce n’est peut-être pas bien vrai. »
« La bonne humeur est ainsi le correctif de toute philosophie. »… La réalisation de son Dieu n’arrivera que dans bien longtemps ; et il n’est peut-être pas bien vrai qu’elle doive jamais arriver.
Rien de tel dans Taine ; Taine était un homme sérieux ; Taine n’était pas un homme qui s’amusait, et qui jouait avec ses amusements ; ce qui rend le cas de Taine particulièrement grave, et particulièrement caractéristique, et particulièrement important pour nous, et, comme on dit, éminemment représentatif, c’est que dans sa grande honnêteté universitaire il usurpe nettement les fonctions de création, et qu’il usurpe ces fonctions pour l’humanité présente avec une brutalité nette.
La seule garantie qu’on nous donne à présent est qu’ « une société d’anthropologie vient de se fonder à Paris, par les soins de plusieurs anatomistes et physiologistes éminents » ; nous qui aujourd’hui savons ce que c’est, dans le domaine de l’histoire, que l’anthropologie, et ce que c’est, dans la république des sciences, que la société d’anthropologie, une telle garantie nous effraye plus qu’elle ne nous rassure ; c’est bien sensiblement à l’humanité présente, à la grossière et à la faible humanité, que Taine remet non pas seulement le gouvernement mais la création de ce monde ; il ne s’agit plus d’un Dieu éloigné, incertain, négligeable, mort-né ; c’est à l’humanité que nous connaissons, aux pauvres hommes que nous sommes, que Taine remet tout le secret et la création du monde ; par exemple c’est lui, Taine, l’homme que nous connaissons, qui saisit et qui épuise tout un La Fontaine, tout un Racine ; c’est la présente humanité, c’est l’humanité actuelle que Taine, au fond, se représente comme un Dieu actuel, réalisé créateur.
Ainsi les propositions de Taine ont l’air moins audacieuses que les propositions de Renan, parce qu’elles ne parlent point toujours de Dieu, parce qu’elles ne revêtent point un langage métaphysique et religieux, parce qu’il était malhabile, maladroit dans les conversations religieuses, grossier, inhabile à parler Dieu ; mais elles sont d’autant moins nuancées, d’autant moins modestes au contraire ; et en réalité elles impliquent une immédiate saisie de l’homme historien, moderne, sur la totalité de la création ; c’est parce que les propositions de Renan revêtent un langage surhumain qu’elles sont modestes, sincères, quelles ne nous trompent pas sur ce qu’elles contiennent ou veulent révéler de surhumanité ; et c’est parce que les propositions de Taine revêtent un simple langage professoral, modeste, qu’à son insu elles nous trompent et que, nous donnant le dernier mot de la pensée moderne en tout ce qui tient à l’histoire, elles nous dissimulent tout ce qu’elles contiennent et admettent de surhumanité.
Ce dernier mot de la pensée moderne en tout ce qui tient à l’histoire, je sais qu’il n’est aujourd’hui aucun de nos historiens professionnels qui ne le désavouera ; et comment ne le renieraient-ils point ; nous sommes aujourd’hui situés à distance du commencement ; nous avons reçu des avertissements que nos anciens ne recevaient pas ; ou sur qui leur attention n’avait pas été attirée autant que la nôtre ; nous avons reçu du travail même et de la réalité de rudes avertissements ; du travail même nous avons reçu cet avertissement que le détail, au contraire, est au fond le grand ennemi, que ni l’indéfinité, l’infinité du détail antérieur, ni l’indéfinité, l’infinité du détail intérieur, ni l’indéfinité, l’infinité du détail de création ne se peut épuiser ; et de la réalité nous avons reçu ce rude avertissement que l’historien ne tient pas encore l’humanité ; qui soutiendrait aujourd’hui que le monde moderne est le dernier monde, le meilleur, qui au contraire soutiendrait qu’il est le plus mauvais ; s’il est le meilleur ou le pire, nous n’en savons rien ; les optimistes n’en savent rien ; les pessimistes n’en savent rien ; et les autres non plus ; qui avancerait aujourd’hui que l’humanité moderne est la dernière humanité, la meilleure, ou la plus mauvaise ; les pessimismes aujourd’hui nous paraissent aussi vains que les optimismes, parce que les pessimismes sont des arrêts comme les optimismes, et que c’est l’arrêt même qui nous paraît vain ; qui aujourd’hui se flatterait d’arrêter l’humanité, ou dans le bon, ou dans le mauvais sens, pour une halte de béatitude, ou pour une halte de damnation ; l’idée que nous recevons au contraire de toutes parts, du progrès et de l’éclaircissement des sciences concrètes, physiques, chimiques, et surtout naturelles, de la vérification et de la mise à l’épreuve des sciences historiques mêmes, de l’action de la vie et de la réalité, c’est cette idée au contraire que la nature, et que l’humanité, qui est de la nature, ont des ressources infinies, et pour le bien, et pour le mal, et pour des infinités d’au delà qui ne sont peut-être ni du bien ni du mal, étant autres, et nouvelles, et encore inconnues ; c’est cette idée que nos forces de connaissance ne sont rien auprès de nos forces de vie et de nos ressources ignorées, nos forces de connaissance étant d’ailleurs nous, et nos forces de vie au contraire étant plus que nous, que nos connaissances ne sont rien auprès de la réalité connaissable, et d’autant plus, peut-être, auprès de la réalité inconnaissable ; qu’il reste immensément à faire ; et que nous n’en verrons pas beaucoup de fait ; et qu’après nous jamais peut-être on n’en verra la fin ; que le vieil adage antique, suivant lequel nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, non seulement est demeuré vrai dans les temps modernes, et sera sans doute vrai pendant un grand nombre de temps encore, si, même, il ne demeure pas vrai toujours, mais qu’il reçoit tous les jours de nouvelles et de plus profondes vérifications, imprévues des anciens, inattendues, nouvelles perpétuellement ; que sans doute il en recevra éternellement ; que l’avancement que nous croyons voir se dessiner revient peut-être à n’avancer que dans l’approfondissement de cette formule antique, à lui trouver tous les jours des sens nouveaux, des sens plus profonds ; qu’il reste immensément à faire, et encore plus immensément à connaître ; que tout est immense, le savoir excepté ; surtout qu’il faut s’attendre à tout ; que tout arrive ; qu’il suffit d’avoir un bon estomac ; que nous sommes devant un spectacle immense et dont nous ne connaissons que d’éphémères incidents ; que ce spectacle peut nous réserver toutes les surprises ; que nous sommes engagés dans une action immense et dont nous ne voyons pas le bout ; que peut-être elle n’a pas de bout ; que cette action nous réservera toutes les surprises ; que tout est grand, inépuisable ; que le monde est vaste ; et encore plus le monde du temps ; que la mère nature est indéfiniment féconde ; que le monde a de la ressource ; plus que nous ; qu’il ne faut pas faire les malins ; que l’infime partie n’est rien auprès du tout ; que nous ne savons rien, ou autant que rien ; que nous n’avons qu’à travailler modestement ; qu’il faut bien regarder ; qu’il faut bien agir ; et ne pas croire qu’on surprendra, ni qu’on arrêtera le grand événement.
Qui de nos jours oserait se flatter d’arrêter l’humanité ; fût-ce dans la béatitude ; fût-ce dans la consommation de l’histoire ; qui ferait la sourde oreille aux avertissements que nous recevons de toutes parts.
De la réalité nous avons reçu trop de rudes avertissements ; au moment même où j’écris, l’humanité, qui se croyait civilisée, au moins quelque peu, est jetée en proie à l’une des guerres les plus énormes, et les plus écrasantes, qu’elle ait jamais peut-être soutenues ; deux peuples se sont affrontés, avec un fanatisme de rage dont il ne faut pas dire seulement qu’il est barbare, qu’il fait un retour à la barbarie, mais dont il faut avouer ceci, qu’il paraît prouver que l’humanité n’a rien gagné peut-être, depuis le commencement des cultures, si vraiment la même ancienne barbarie peut reparaître au moment qu’on s’y attend le moins, toute pareille, toute ancienne, toute la même, admirablement conservée, seule sincère peut-être, seule naturelle et spontanée sous les perfectionnements superficiels de ces cultures ; les arrachements que l’homme a laissés dans le règne animal, poussant d’étranges pousses, nous réservent peut-être d’incalculables surprises ; et sans courir au bout du monde, parmi nos Français mêmes, quels rudes avertissements n’avons-nous pas reçus, et en quelques années ; qui prévoyait qu’en pleine France toute la haine et toute la barbarie des anciennes guerres civiles religieuses en pleine période moderne serait sur le point d’exercer les mêmes anciens ravages ; derechef qui prévoyait, qui pouvait prévoir inversement que les mêmes hommes, qui alors combattaient l’injustice d’État, seraient exactement les mêmes qui, à peine victorieux, exerceraient pour leur compte cette même injustice ; qui pouvait prévoir, et cette irruption de barbarie, et ce retournement de servitude ; qui pouvait prévoir qu’un grand tribun, en moins de quatre ans, deviendrait un épais affabulateur, et que des plus hautes revendications de la justice il tomberait aux plus basses pratiques de la démagogie ; qui pouvait prévoir que de tant de mal il sortirait tant de bien, et de tant de bien, tant de mal ; de tant d’indifférence tant de crise, et de tant de crise tant d’indifférence ; qui aujourd’hui répondrait de l’humanité, qui répondrait d’un peuple, qui répondrait d’un homme.
Qui répondra de demain ; comme dit ce gigantesque Hugo, si éternel toutes les fois qu’il n’essaie pas d’avoir une idée à lui :
Non, si puissant qu’on soit, non, qu’on rie ou qu’on pleure.
Nul ne te fait parler, nul ne peut avant l’heure
Ouvrir ta froide main,
Ô fantôme muet, ô notre ombre, ô notre hôte,
Spectre toujours masqué qui nous suit côte à côte,
Et qu’on nomme demain !
Oh ! demain, c’est la grande chose !
De quoi demain sera-t-il fait ?
Ainsi avertis parmi nous, comment nos camarades historiens ne renieraient-ils pas aujourd’hui les primitives ambitions, les anticipations de l’un, les assurances de l’autre, et les infinies présomptions qui ont pourtant institué toute la pensée moderne ; comment ne les renieraient-ils pas, avertis qu’ils sont dans leur propre travail ; et comment travailleraient-ils même s’ils ne les reniaient pas incessamment ; sachons-le ; toutes les fois qu’il paraît en librairie un livre, un volume d’un historien moderne, c’est que l’historien a oublié Renan, qu’il a oublié Taine, qu’il a oublié toutes ces grandeurs et toutes ces ambitions ; qu’il a oublié les enseignements des maîtres de la pensée moderne ; et les prétentions à l’infinité du détail ; et que, tout bêtement, il s’est remis à travailler comme Thucydide.
Et ce n’était pas la peine de tant mépriser Michelet.
Les vieux eux-mêmes, Taine, Renan, les autres, quand ils travaillaient, oubliaient, étaient contraints d’oublier leurs propres enseignements ; leurs propres ambitions ; toutes les fois qu’un volume de Taine paraissait, c’était que Taine avait, pour la pratique de son travail, pour la réalisation du résultat, oublié de poursuivre l’indéfinité du détail ; toutes les fois qu’il paraissait un livre de Renan, c’était que Renan avait, pour cette fois, renoncé à la totalisation du savoir ; ils avaient choisi ; comme tout le monde, comme les anciens, comme Hérodote, comme Plutarque, et comme Platon, ils avaient choisi.
Choisi, le grand mot est là ; choisir est un moyen d’art ; comment choisir, si l’on ne veut absolument pas, employer les moyens d’art ; choisir, c’est faire un raccourci ; et le raccourci est un des moyens d’art les plus difficiles ; comment choisir, donc, si l’on refuse absolument d’employer les moyens d’art ; comment choisir, enfin, dans l’indéfinité, dans l’infinité du détail, dans l’immensité du réel, sans quelque intuition, sans quelque aperception directe, sans quelque saisie intérieure ; aussi longtemps qu’un moderne, un historien poursuit toutes les indéfinités, toutes les infinités du détail, et la totalisation du savoir, il est fidèle à lui-même, il travaille servilement, il ne produit pas ; aussitôt qu’il produit, fût-ce un article de revue, un filet de journal, une note au bas d’une page, une table des matières, c’est qu’il est infidèle aux pures méthodes modernes, c’est qu’il choisit, c’est qu’il élimine, qu’il arrête la poursuite indéfinie du détail, qu’il fait œuvre d’artiste, et par les moyens de l’art.
Nous sommes ainsi conduits au seuil du plus grand débat de toute la pensée moderne ; au cœur de la plus grande contrariété moderne ; et c’est sur ce seuil que nous nous arrêterons, pour aujourd’hui, car il est évident que ce simple avant-propos ne peut devenir ni un traité, ni même un essai de la manière d’écrire l’histoire ; c’est déjà beaucoup, peut-être, que d’avoir commencé de contribuer à la position du débat ; et nous reconnaissons ici que ce débat n’est autre que le vieux débat de la science et de l’art ; mais c’est un cas nouveau, et particulièrement éminent, de ce vieux débat général ; d’un côté ceux que nous avons nommés les historiens modernes, c’est-à-dire, exactement, ceux qui ont voulu transporter, en bloc, les méthodes scientifiques modernes dans le domaine de l’histoire et de l’humanité ; nous avons aujourd’hui recherché leurs intentions, mesuré leur présomption, non pas seulement sur des exemples éminents, sur deux exemples capitaux, mais sur les deux exemples qui commandent tout le mouvement, étant à l’origine, au commencement, au moment de la franchise enfantine, et en dominant tout ; de l’autre côté, en face des historiens modernes, et non pas contre eux sans doute, car il s’agit d’un débat, et non pas d’un combat sans doute, en face des historiens modernes tous ceux de nous qui ne transportons point en bloc les méthodes scientifiques modernes au domaine de l’histoire et de l’humanité, qui ne transmutons point servilement les méthodes scientifiques modernes en méthodes historiques ; tous ceux de nous qui croyons qu’il y a, pour le domaine de l’histoire et de l’humanité, des méthodes historiques et humaines propres ; des méthodes humainement historiques ; nous nous arrêterons, pour aujourd’hui, au seuil de ce débat ; c’est assez écrit pour un cahier, pour l’avant-propos d’un cahier ; gardons-nous quelque travail pour les veillées de cet hiver ; en outre, je parviens au point de nos recherches où il me serait presque impossible de continuer sans commencer à parler de Chad Gadya ! Or c’est un principe absolu dans nos cahiers que le commentaire n’entrave jamais le texte ; il nous est arrivé souvent de mettre des commentaires dans le même cahier que leur texte ; mais ce n’était jamais des commentaires qui entravaient le texte ; qui l’encombraient ; c’étaient au contraire, quand le texte était préalablement encombré de malentendus, des commentaires pour le désencombrer ; je me ferais un scrupule d’appeler Chad Gadya ! en exemple, en illustration d’un travail de recherche dans le cahier même où paraît Chad Gadya ! ; de tels poèmes ne sont point faits pour les besoins des historiens ou des critiques de la littérature ; qu’on lise d’abord sans aucune arrière-pensée d’utilisation ce poème unique, cet étrange et admirable poème ; il sera toujours temps d’en parler plus tard ; si jamais l’impression reçue de la lecture s’efface un peu, et ainsi atténuée permet aux considérations d’apparaître sans paraître trop misérables en comparaison du texte.
- ↑ Une société d’anthropologie vient de se fonder à Paris, par les soins de plusieurs anatomistes et physiologistes éminents, MM. Brown-Sequard, Béclard, Broca, Follin, Verneuil. — Note de Taine.