Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 2/Liberté

Nouvelle Revue Française (Tome 2p. 157-185).

DISCOURS POUR LA LIBERTÉ

GEORGES CLEMENCEAU

Je n’ai pu revenir plus tôt sur ce cahier, cinquième cahier de la cinquième série ; je n’ai pu apporter plus tôt les quelques commentaires que je préparais ; l’édition, la fabrication de cahiers tous les jours plus considérables, la publication de textes tous les jours plus considérables m’ont totalement empêché pendant deux mois d’écrire ces commentaires ; mais nous sommes ici d’accord sur ce que nous devons avant tout éditer, fabriquer, autant que nous le pouvons, des cahiers tous les jours plus considérables, publier, autant que nous le pouvons, des textes tous les jours plus considérables ; que les textes valent par eux-mêmes et passent avant les commentaires ; que nous devons réduire nos commentaires autant que la publication de nos textes nous le demande ; que nous savons lire des textes ; et que nous nous passons aisément de commentaires.

Ce que je voulais noter seulement, c’était d’abord ce que ne pouvaient pas bien imaginer d’eux-mêmes ceux de nous qui n’avaient pas assisté à la séance même, c’est ce que nous ont rapporté tous ceux de nos abonnés qui avaient assisté à la séance ; beaucoup d’entre eux n’étaient pas des habitués des séances parlementaires ; habitués et non habitués rapportaient cette impression à peu près unanime : que dans sa plus grande part cette séance ne fut vraiment pas une séance parlementaire, et que Clemenceau ne s’y conduisit pas comme un orateur parlementaire ; la séance dépassa de beaucoup, et en largeur du débat, et en une certaine hauteur, et même en quelque profondeur, en toutes dimensions, pour ainsi dire, ce que l’on peut attendre d’une simple séance parlementaire ; on avait l’impression que l’on dépassait de beaucoup le gouvernement et le Sénat ; en outre il y eut des parties de grande polémique et de grande comédie, qui firent de plusieurs passages le texte et la matière de véritables représentations, non pas seulement aux deux sens que nous avons reconnus dans ces cahiers aux deux mots représentation parlementaire.

Parties de grande polémique et parties de grande comédie dont le compte rendu sténographique officiel, de l’avis unanime des assistants, ne pouvait donner aucune idée, tant elles étaient vives, et tant il est atténué ; c’est pour cela qu’ayant publié ce compte rendu sténographique nous devons le compléter au moins par cet avertissement qu’il est ainsi incomplet ; parties de polémique ancienne et grande, qui faisaient dire aux anciens, parlant aux jeunes : À présent vous avez une idée de ce que fut comme orateur l’ancien Clemenceau. Il faut croire en effet que si l’ancienne action parlementaire de M. Clemenceau a laissé un si grand souvenir, c’est parce qu’elle était assez grande en effet ; assez grande en elle-même ; assez grande par la qualité même et par la valeur des adversaires ; assez grande par toute la qualité, par toute la valeur de la politique parlementaire en ce temps ; les périodes politiques de même forme ou de même apparence ne sont pas forcément de même qualité, de même grandeur, de même taille ; les républicains d’alors, les opportunistes et les radicaux étaient moins petits sans doute que nos radicaux de gouvernement ; si nous avons l’impression que la vie politique parlementaire était moins petite, moins ingrate au temps où Clemenceau renversait les grands opportunistes, ce n’est pas seulement parce que le passé paraît toujours mieux que le présent ; ce n’est pas seulement parce que nos anciens nous ont dit que leur temps valait mieux ; mais sans doute c’est parce qu’en effet la troisième République, à mesure que des mains de ses rêveurs, de ses martyrs et de ses ouvriers elle est descendue aux mains de ses politiciens, est descendue tous les jours plus bas dans la petitesse et dans l’ingratitude, dans la corruption. Comme ce grand Bernard-Lazare un jour me le disait ; et je me rappelle textuellement ses paroles ; c’était au moment où il devenait évident que les politiques parlementaires, ayant dénaturé l’affaire, allaient dénaturer la reprise de l’affaire : Les opportunistes, me dit-il, ont mis trente ans pour se pourrir ; les radicaux n’ont pas mis trente mois ; les socialistes n’auront pas mis trente jours. Tout nous fait croire que la vie politique parlementaire était tout de même un peu moins petite pendant la première période, pendant les premières années de la malheureuse République.

Ce qui plaît, encore aujourd’hui, et peut-être aujourd’hui surtout, dans les discours de M. Clemenceau, et dans quelques-uns de ses articles, c’est que les uns et les autres nous présentent plusieurs des rares textes où nous pouvons avoir connaissance de ce que fut la République, la tradition républicaine ; aujourd’hui nous ne savons plus ce que c’est qu’un républicain, j’entends un simple républicain ; tout ce qu’il y avait de bon dans la République s’est réfugié dans le socialisme, libertaire, anarchiste ; nous n’entendons même plus ce que c’est qu’un républicain qui n’est pas socialiste, libertaire, anarchiste ; ce fut pourtant ; il y eut un esprit républicain, une âme républicaine, et c’est un phénomène historique assez important pour que nous nous y arrêtions quelque peu dès ce cahier.

Un grand, un énorme mouvement, événement d’histoire, comme le christianisme, enveloppe tout un système philosophique, mental, sentimental, moral, religieux, toute une vie, tout un monde de pensée, de théologie, de philosophie, d’amour divin, de sentiment, de passion, de charité, de sacrifice, de don : cela va bien ; il y a là comme une proportion gardée du développement, du déroulement historique au contenu mental et sentimental qui satisfait l’esprit ; pareillement un grand, un énorme mouvement, événement d’histoire, au moins en espérance, comme le socialisme, enveloppe tout un système philosophique, mental, sentimental, moral ; ayons le courage de le dire, métaphysique ; toute une vie, tout un monde de pensée, de métaphysique, de philosophie, d’amour humain, de sentiment, de passion, de solidarité, de communication : cela va bien encore ; il y a là cette même proportion gardée du déroulement historique au contenu moral et sentimental ; mais la satisfaction de l’esprit n’est pas la loi de la réalité ; il y a de grands mouvements, de grands événements de l’histoire qui ne sont pas emplis d’une réalité mentale, sentimentale, correspondante ; il y a de grandes réalités mentales, sentimentales, qui n’obtiennent jamais les mouvements, les événements d’histoire qu’elles nous paraissent mériter ; il y a des événements sans contenu ; il y a des contenus sans événement ; c’est là, du moins il me semble, un sujet de méditations inépuisables pour les philosophes et pour les historiens, selon que l’on aborderait ce problème et cette inquiétude partant du contenu même ou partant de l’événement ; c’est un problème où l’histoire et la philosophie, venues de chez elles chacune, sont étroitement, solidairement engagées.

Par exemple particulier, c’est un cas particulier de ce problème que de savoir si le socialisme, ayant commencé à donner un mouvement, un événement d’histoire assez proportionné à son contenu idéal, ayant promis, ayant fait espérer la continuation, et l’achèvement de ce mouvement proportionné, de cet événement, sous nos yeux va s’arrêter court, pour avoir été criminellement remis aux mains des politiques parlementaires ; c’est un problème particulier que de savoir si le socialisme en fin de compte sera un mouvement proportionné ou un mouvement disproportionné, improportionné, si le mouvement, si l’événement d’histoire socialiste épuisera dans son déroulement ou n’épuisera pas tout le contenu de l’idéal socialiste.

Au contraire c’est un fait désormais acquis, et l’explication seule de ce fait donné réserverait les inconnues d’un problème, d’un cas particulier qui provoquerait les méditations, que le mouvement d’histoire, que l’événement républicain a de beaucoup dépassé le contenu, l’idéal correspondant ; ni dans l’histoire de la pensée, ni dans l’histoire du sentiment l’idéal républicain ne figure au premier plan ; il n’a point apporté une modalité nouvelle, un monde nouveau, une humanité nouvelle, neuve ; l’État républicain bourgeois ne figure pas dans l’éternelle énumération au même titre et sur le même plan que la cité hellénique ou la cité chrétienne ou la cité socialiste ; la République bourgeoise n’entre pas en concurrence avec ces grandes cités ; elle n’est pas de leur monde ; elle n’est pas de leur société, de leur compagnie ; elle n’a pas apporté un contenu de même qualité, de même nouveauté, de même grandeur ; cela est entendu ; et pourtant.

Pourtant si redescendant de ces hautes et grandes considérations nous regardons autour de nous modestement le détail de l’action, des événements, des réalisations, un fait indéniable immédiatement nous frappe : cet idéal républicain bourgeois, étatiste, a obtenu un mouvement, un événement d’histoire qui le dépassait de beaucoup ; nous pouvons parler de ce mouvement en toute sérénité, aujourd’hui que la courbe en est sensiblement achevée ; nous devons avouer que cet idéal républicain bourgeois, étatiste, politique et parlementaire, tout vide qu’il fût de pensée, tout sec de sentiment, a obtenu un mouvement, un événement d’histoire que le socialisme même, si plein de pensée, si plein de sentiment, n’est plus désormais assuré d’obtenir ; il y a eu tout un esprit républicain, toute une âme républicaine, un personnel républicain, du travail, de l’action, les dévouements républicains.

Nous avons du mal à nous le représenter aujourd’hui, parce que tout ce qui tient à la République bourgeoise et à l’État démocratique nous apparaît à travers les déformations radicales, à travers les contrefaçons politiques ; mais ce ne sont là que les tristes conséquences de la corruption, les tristes résultats de la décadence ; il y a eu un personnel républicain ; et la constance et le dévouement de ce personnel prouve que si un mouvement, un événement d’histoire a besoin d’un idéal approprié, ajusté, en fin de compte, proportionné qui l’emplisse pour demeurer au livre de l’humanité, il n’a pas besoin d’un idéal aussi plein pour tenir une assez pleine réalisation temporaire.

Ainsi, comme je l’ai dit dans un précédent avertissement, une humanité n’en remplace une autre que si elle est au moins aussi grave, au moins aussi efficiente ; mais un mouvement, un événement d’histoire, temporaire, n’est nullement proportionné à l’événement, au mouvement intérieur dont il fait le déroulement historique.

De même que dans la vie familière et dans la vie de l’histoire nous connaissons tous les jours qu’il y a des hommes et des institutions qui n’obtiennent pas une réalisation qui leur corresponde, ainsi les grandes idées humaines, et les grandes institutions qui les revêtent, et même les races qui les nourrissent et qui les portent, n’obtiennent pas toujours une réalisation qui leur corresponde.

Ainsi un remplacement stable, une survivance, exige au moins une égalité de valeur, de grandeur, de gravité, d’efficience ; mais un événement ne représente pas toujours son contenu ; il y a là une sérieuse difficulté, sur laquelle je reviendrai ; tout ce que j’en ai pu dire aujourd’hui était pour nous garder d’une erreur que je vois souvent commettre au détriment des républicains.

La tentation est ici, en effet, et la tentation est grande, premièrement d’évaluer le passé sur le présent, deuxièmement d’évaluer l’événement sur le contenu, l’histoire sur la philosophie, le déroulement sur le mouvement de pensée.

Quand un jeune homme, un homme au-dessous de vingt ans, assiste aujourd’hui aux manifestations de la politique parlementaire, il est tenté de croire qu’il en a toujours été ainsi ; nous qui sommes assez anciens pour avoir dans les premiers temps de nos enfances recueilli le témoignage de mœurs beaucoup moins corrompues, qu’il nous soit permis d’apporter ce témoignage aux jeunes socialistes en faveur de l’ancienne République bourgeoise ; on peut nous en croire ; et nous sommes témoins impartiaux ; il y a eu un temps, et non seulement sous le second Empire, mais dans la première période, pendant les premières années de la troisième République, où ce beau mot de République ne servait pas seulement aux généraux de brigade qui veulent devenir généraux de division, aux généraux de division qui veulent devenir généraux commandant un corps d’armée, aux généraux commandant un corps d’armée qui veulent se réserver pour devenir quelque jour ministre de la guerre ; ce mot de République a été prononcé, défendu, honoré par des hommes qui ont bravé, pour fonder la République et pour la soutenir, les extrêmes persécutions des puissances réactionnaires ; pour moi je considère comme un bonheur personnel d’avoir connu, dans ma toute première enfance, quelques-uns de ces vieux républicains ; hommes admirables ; durs pour eux-mêmes ; et bons pour les événements ; j’ai connu par eux ce qu’était une conscience entière et droite, une intelligence à la fois laborieuse et claire, une intelligente et demi-voulue naïveté, une bonté ancienne, un courage aisé, gai, infatigable ; et ce perpétuel renouveau de courage et de gaieté ; nous ressemblons peu à ces hommes ; et nous devons continuer à les aimer d’autant ; nous avons des soucis et des tristesses, des peines mêmes qu’ils ne connaissaient pas ; justement parce que notre socialisme est plus plein, il nous fatigue davantage, nous vieillit plus que ne faisait leur simple républicanisme ; ces vieux républicains sont plus jeunes à cinquante ans que nous ne le sommes à trente ; ils n’ont pas connu les désillusions, les détournements et les déceptions qui nous attendaient au seuil de l’action socialiste ; ce sont aussi des hommes qui n’écoutent pas volontiers leurs propres désillusions ; ils ont connu des temps heureux, où les mots républicains vêtaient des réalités républicaines ; et le reflet de cet ancien bonheur, les illuminant encore aujourd’hui, leur maintient une perpétuelle jeunesse.

Les réactionnaires bourgeois, les républicains orléanistes, les nommaient avec épouvante les rouges, les radicaux ; car ce nom même de radicaux, prostitué aujourd’hui à toutes les aventures de politique et d’argent, recouvrait en ce temps ancien, et dans les départements, que je connais, la constance et la fidélité des plus admirables dévouements obscurs ; nos jeunes gens ne connaissent guère aujourd’hui de tels hommes ; les mœurs politiques de tous les partis politiques parlementaires sans exception, bourgeois et prétendus socialistes, ont subi depuis vingt ans une altération dont peuvent seuls s’apercevoir les hommes d’un certain âge ; et tout le monde participant au mouvement, à la décadence, on ne s’est pas aperçu qu’il y avait mouvement, décadence ; notons que ces vieux républicains existent encore ; et même ils existent autant que jamais ; seulement on ne les connaît pas ; on ne les connaît pas comme enfants nous les avons connus ; nos jeunes arrivistes radicaux les méprisent, les écartent, les appellent familièrement vieilles bêtes ; et je ne sais pas si nos jeunes socialistes cultivent autant qu’ils doivent la cultiver l’amitié ancienne et précieuse de ces hommes.

Il est merveilleux de penser que ce même nom de radical, qui aujourd’hui désigne M. Delpech, a désigné jadis tant d’honnêtes gens, tant d’hommes honorables, tant de conscience, tant de dévouement, tant d’épreuves, et tant de vertus. Mais quand on y pense, il n’est pas moins merveilleux de penser que ce grand nom de socialiste, si plein de sens et déjà d’événement, et qui a désigné tant de martyrs, tant d’hommes honnêtes et honorables, tant de conscience et tant de vertus, tant de dévouement, tant de travail, désigne aujourd’hui M. Zévaès.

Nous ne devons pas plus faire porter à ces vieux républicains la peine des altérations subies par la République et le radicalisme qu’il ne serait juste aujourd’hui de nous faire porter la peine des altérations subies par le socialisme ; au contraire nous devons les honorer de ce nom de radicaux, puisqu’ils avaient tant fait pour honorer ce nom ; comme nous devons nous honorer de ce nom de socialistes, que nous n’avons rien fait pour déshonorer.

Je ne sais pas s’il y a de ces vieux républicains à nos jeunes socialistes assez de communication il serait vite dit, et il serait d’un marxisme grossier, inexact, sans doute infidèle, de dire qu’après tout ces républicains étaient des politiciens bourgeois ; non, ils n’étaient nullement des politiciens ; et même qu’ils n’étaient que des républicains bourgeois ; ils étaient des ouvriers républicains ; ils ont été les ouvriers de la République ; ils attendaient tout de la République ; ce n’est pas de leur faute si, remise criminellement aux mains des politiques parlementaires, la République a fait faillite ; ils ne sont pas plus responsables de leurs politiciens que nous ne sommes responsables des nôtres.

Je ne crois pas qu’il y ait entre ces vieux républicains et nos jeunes socialistes assez de communication ; il y a entre les uns et les autres l’espace de plusieurs générations politiques ; ce qui est trop ; les hommes de ma génération seuls peuvent avoir eu, dans les toutes premières années de leur apprentissage, avec ces vieux républicains, cette communication immédiate que rien ensuite ne peut plus instituer. Ainsi ces vieux républicains sont toujours jeunes, et pourtant ils ne sont plus guère que par nous en communication avec la jeunesse révolutionnaire ; ils ne sont pas en communication directe avec la jeunesse révolutionnaire.

Que nos jeunes socialistes en croient donc le témoignage que nous apportons ; et si ne les ayant pas connus personnellement ils ne peuvent avoir pour ces vieux républicains l’amitié particulière que nous avons, ils ne doivent pas manquer de les estimer grandement ; car s’il est vrai que notre socialisme est beaucoup plus plein d’idéal, de contenu, et d’événement espéré, que leur simple République, il est vrai aussi que dans la réalité ils ont effectué, ils ont réalisé beaucoup plus que nous n’avons fait encore, peut-être beaucoup plus que nous ne ferons jamais ; que si ces hommes de cinquante ans accueillent avec une indulgente bonté nos déclarations socialistes révolutionnaires, à l’efficacité desquelles nous avons nos raisons de croire, c’est que, depuis le temps de leur jeunesse, ils en ont tant entendu, de déclarations.

Si ces hommes ont gardé, pour les discours et pour les articles de M. Clemenceau, un goût particulier que nous ne pouvons partager entièrement, c’est que M. Clemenceau est aujourd’hui un des rares orateurs et journalistes en qui ces vieux républicains retrouvent la résonance de leur ancienne République ; ils n’ont jamais bien mordu à Jaurès, même dans le temps de sa gloire honnête et de sa véritable grandeur ; avec un instinct merveilleux ils sentaient en lui la persistance de cet opportunisme qu’aux temps héroïques ils avaient tant combattu dans leurs départements ; ils n’ont jamais cessé de lui préférer Clemenceau, malgré tout ce qu’ils reconnaissaient en lui souvent de politique et de parlementaire ; c’est que le vieil et intraitable radical, malgré tout, est un homme de leur temps, de leur famille, de leur parenté ; un homme de leur sang, comme on disait ; nous-mêmes, soyons historiens, et si nous ne reconnaissons pas, connaissons en M. Clemenceau un exemple de cet esprit républicain.

Oublions pour cela les enseignements que nous avons reçus dans nos classes de logique, oublions tout ce que nous avons en nous de scolaire ; car la deuxième tentation ici, et c’est la grande tentation scolaire, est de mesurer la réalité de l’événement républicain à la réalité de son contenu mental, et un jeune homme, un homme au-dessous de vingt ans, à peine entré dans les premières années de son apprentissage, ayant aperçu les immenses profondeurs du socialisme révolutionnaire et libertaire, jettera un coup d’œil dédaigneux sur cette pauvre ancienne République politique bourgeoise et dira : Il n’y avait rien dans cette misérable et vaine République ; aucune pensée, aucun système, aucune philosophie, aucune connaissance de l’histoire ; donc elle n’a rien pu développer dans l’événement ; il n’y a pas eu un personnel républicain, un mouvement républicain, un dévouement républicain. — Erreur grossière, jeunes écoliers, — je parle comme ces anciens, — confusion venue de naïveté. Cette République, si pauvre, en théorie, de contenu mental et sentimental, a, dans la réalité, suscité un peuple de dévouements qui la dépassaient de beaucoup ; et c’est justement de quoi nous n’avons pas à nous vanter, que le socialisme, qu’un socialisme aussi plein de sens en soit encore à soulever les dévouements jeunes, constants, non vieillissants, qu’une République aussi pauvre a certainement suscités.

La satisfaction de l’esprit ne fait pas la loi de la réalité ; les événements ne sont pas proportionnés justement à leur contenu ; nous qui représentons le grand socialisme, combien de défaillances, de fatigues et d’aigreurs ne reconnaissons-nous pas autour de nous, et la simple République bourgeoise, mère ingrate, a été servie en son temps par tout un peuple d’ouvriers laborieux et gais.

Ainsi est la réalité ; dans la même nation, à trente ans de distance, il y a eu un mouvement qui n’était rien, qui n’avait rien, ni grande philosophie, ni grande pensée, ni grand contenu, ni grand sens ; et toutes ces pauvretés ensemble ont animé un grand personnel, ont fait, ont constitué une existence, ont obtenu un déroulement dans l’histoire, un événement ; il n’y avait rien ; et il y a eu, il s’est passé quelque chose, il a existé quelque chose ; aujourd’hui un mouvement capital, plein de philosophie, plein de pensée, plein de sens, plein de contenu, n’obtient rien, ni personnel, ni dévouement ; ni travail ; il y avait beaucoup ; et il n’y a plus rien ; nulle réalisation ; nulle existence ; tel est un effet de la déperdition politique parlementaire ; peu avait donné beaucoup ; beaucoup ne donne rien ; tel est aussi l’effet d’abattement de la désillusion produite sur une génération, au commencement de sa vie morale et sociale, par le manquement de la génération précédente.

Ainsi est la réalité ; Hugo était un bourgeois ; et même il n’était pas un des meilleurs parmi les bourgeois ; il n’en a pas moins obtenu un peuple de lecteurs ouvriers, qui lisaient pieusement, constamment, patiemment, avec enthousiasme ; et joyeusement ; car ces hommes étaient joyeux ; bons et gais ; ils chantaient ; on ne chante plus comme ils chantaient ; ils allaient, ils chantaient, l’âme sans épouvante ; ils avaient des souliers autant qu’aujourd’hui nous en pouvons avoir ; ils chantaient des chansons qui n’étaient nullement des pornographies et qui n’étaient pas non plus l’inévitable Internationale ; ils chantaient la Marseillaise ; et toute la disparité de fortune obtenue par les deux mouvements se ramasse en la disparité de fortune obtenue par les deux hymnes ; ce mouvement, où il n’y avait presque rien, s’est manifesté par un grand événement, parce qu’un peuple de pauvres gens y ont mis leur cœur : cette Marseillaise, dont les paroles sont si peu pleines, et si peu contestables, elle a tenu, dans la réalité de l’histoire, de la passion révolutionnaire complète comme aucune Internationale n’en a contenu encore.

Vous lisez un article, un discours de Clemenceau, et vous dites : Mais c’est plein de trous, c’est inégal ; ça ne se tient pas ; d’une main il donne la liberté, de l’autre main il retire la liberté ; cela ne se tient pas ; il néglige d’énormes parties de la réalité ; il néglige tout l’économique, tout le socialisme. — Vous lisez mal.

Il ne s’agit pas de chercher et de trouver dans les articles et dans les discours de M. Clemenceau une philosophie et un système du monde ; il s’agit ici d’écouter les derniers échos d’une réalité qui fut ; elle eut peut-être tort d’être ; mais elle fut ; rien au monde, aucune théorie ne remplace d’avoir été ; aucune imagination ne vaut d’avoir été ; l’événement de l’histoire n’est point modelé sur le jeu de nos exigences intellectuelles ; cette réalité, toute condamnée qu’elle fût, en théorie, par la logique et par la docte philosophie, en réalité fut ; et combien de réalités que les théoriciens annoncent, que les logiciens construisent, que les philosophes méditent, ne seront pas.

C’est une des raisons pour lesquelles nous avons publié en un cahier ce discours pour la liberté ; ce discours n’était pas un simple discours parlementaire ; il était contaminé parfois d’intentions parlementaires ; on y reconnaît aisément des parties parlementaires ; M. Clemenceau est sénateur ; il y a un ministère Combes à soutenir ; d’où les contaminations parlementaires ; je ne suis pas suspect de n’apercevoir pas dans un discours sénatorial, même de M. Clemenceau, les contaminations politiques parlementaires ; mais sommairement le discours de M. Clemenceau pour la liberté était plus et autre qu’un simple discours politique parlementaire.

Sur M. Clemenceau parlementaire, homme politique, sénateur, candidat, peut-être, à quelque ministère ou à la présidence du conseil, politicien sans doute, ministériel et combiste, je n’ai aucune illusion ; nul homme, quel que soit son talent, ne peut se dérober aux servitudes formidables de telles situations ; M. Clemenceau parlementaire, homme politique, sénateur, candidat ministre, candidat président du conseil, politicien, ministériel et combiste ne peut donner, ne peut valoir que ce que le parlementarisme, la politique, le sénat, la candidature, le ministérialisme, et le combisme permet de valoir, et de donner.

Je n’ai aucune illusion sur la politique de M. Clemenceau. Trois jours après cette séance du mardi 17 novembre, où il avait prononce ce beau discours pour la liberté, dans la séance du vendredi 20 novembre 1903, M. Clemenceau, répondant à M. Waldeck-Rousseau, prononça contre les congrégations un discours, ou plutôt une exhortation, un entraînement où la tare politique reparaît toute, où il n’y a rien absolument que de la politique, c’est-à-dire où il n’y avait littéralement rien, bref un discours politique parlementaire que je défie le plus audacieux des politiciens de concilier avec le beau discours précédent pour la liberté, où même il est permis d’apercevoir un désaveu politique de ce beau discours ; dans l’intervalle de ces trois jours, que s’était-il passé ; la politique avait repris le dessus ; Clemenceau homme politique avait regretté son beau discours ; il en avait eu honte ; et il se hâtait de le rattraper ; il se le faisait pardonner.

Je n’ai aucune illusion sur la politique de M. Clemenceau ; M. Clemenceau a consommé la plus grande partie de sa vie politique à tomber des ministères ; tomber des ministères est une opération politique, parlementaire, aussi vaine, aussi oiseuse, que de soutenir ou de former des ministères ; c’est une opération de même plan, du même ordre, de même grandeur, de même utilité, de même efficacité, l’antiministérialisme politique parlementaire est aussi misérable qu’un ministérialisme politique parlementaire ; c’en est le contraire et l’équivalent.

M. Clemenceau, un peu tard, s’en est aperçu ; et, comme pour compenser son ancien antiministérialisme, il s’est récemment jeté dans un ministérialisme, aussi forcené, aussi outrancier ; avec la même fougue intraitable et jeune ; seulement, à son ancien antiministérialisme politique parlementaire, il n’a su rien substituer par opposition qu’un ministérialisme politique parlementaire ; mais, réciproquement, un ministérialisme politique parlementaire fait une opération de même plan, du même ordre, de même grandeur, de même utilité, de même efficacité, aussi vaine, aussi misérable qu’un antiministérialisme politique parlementaire.

Non que par un secret retour il n’y ait beaucoup d’antiministérialisme politique parlementaire dans le nouveau ministérialisme politique parlementaire de M. Clemenceau ; et dans cette séance du vendredi 20 novembre où il sauva le ministère de M. Combes, il tomba surtout, sinon le ministère même de M. Waldeck-Rousseau, du moins un ministère waldeckiste ; je vois qu’on s’en est beaucoup félicité autour de nous ; ces débats politiques parlementaires sont beaucoup trop savants pour que j’y puisse participer ; mais il me semble que tous ces politiques parlementaires, prétendus socialistes, prétendus dreyfusistes, ont la mémoire courte ; car j’ai au contraire une mémoire extrêmement longue, et anormale, qui peut remonter jusqu’à plusieurs années en arrière ; donc j’ai connu un temps où tous ces politiques parlementaires, dont nous n’avons jamais été, qui se gaudissent aujourd’hui de M. Waldeck-Rousseau, se jetaient à ses pieds et le suppliaient d’accepter le pouvoir ; et en ce temps-là, qui eût proposé de confier le gouvernement de la République à M. Combes, on l’eût embarqué directement pour Charenton.

Ayant toute sa vie fait tomber obstinément des ministères dont les torts aujourd’hui ne nous apparaissent plus qu’atténués par l’éloignement et par un certain oubli, M. Clemenceau soutient aujourd’hui opiniâtrement le ministère qui depuis trente ans de République au moins nominale a fait le plus de tort je ne dis pas à la justice, à la vérité, à la liberté, à l’humanité en France, à la culture, au dreyfusisme, au socialisme, à la Révolution, à l’acratisme, je dis à la simple République.

Je n’ai aucune illusion sur le ministérialisme politique parlementaire de M. Clemenceau ; M. Clemenceau est beaucoup trop intelligent pour croire lui-même aux raisons qu’il nous apporte et qu’il nous présente en faveur, en faveur gouvernementale, du gouvernement ; mais voilà ; lui-même il se dit : c’est de la politique ; ce sont des boniments politiques ; c’est bon pour le public politique ; — les politiques eux-mêmes pensent comme nous de la politique ; ils sont les premiers à l’estimer ce qu’elle vaut, c’est-à-dire à la mépriser ; mais ils disent : voilà, c’est de la politique ; — et ce mot excuse tout ; on fait ainsi, on délimite un domaine séparé où les obligations les plus simples de la morale ne fonctionnent plus, ne pénètrent pas, où les devoirs les plus élémentaires sont nuls et non avenus ; et les hommes politiques sont les premiers à savoir le peu que vaut le public politique.

Je n’ai aucune illusion sur le nouveau ministérialisme, sur le ministérialisme politique parlementaire de M. Clemenceau ; comme tout le monde je suis excédé de lire tous les matins dans l’Aurore le même article, où toute l’argumentation, fort brillante, revient à qualifier de romains les catholiques français ; comme si ce n’était pas une gageure d’aberration dans le jugement historique et social que de nommer romain tout un culte rituel, toute une religion, aussi vieille, aussi indigène, aussi terrienne, et aussi enracinée ; étaient-ils donc des Romains, un Théroude et un Villon, un Ronsard et un du Bellay, un Descartes, un Corneille, un Pascal, un Racine, un Chateaubriand, un Lamartine, un Pasteur ; devons-nous croire, si nous sommes sérieux, que nulles traces de leurs anciens et de leurs nouveaux catholicismes français n’aient subsisté dans ce pays ; devons-nous croire, si nous sommes sérieux et historiens, que tout un héritage de pensée, de sentiment, de religion, d’âme, aussi vieux, que tout un passé, traditionnel, se soit radicalement éliminé pour quelques embêtements ; devons-nous croire, si nous reconnaissons en France quelques manifestations de catholicisme, que tout ce catholicisme est importé artificiellement de Rome ; et quand même, à la rigueur, il serait importé artificiellement de Rome ; comme tout le monde je suis excédé de ce Rome ; comme tout le monde j’ai envie d’envoyer à M. Clemenceau une carte postale illustrée non point par le Photo-Bromure, mais de ce simple vers manuscrit :

Rome, l’unique objet de ton ressentiment ;


bien que je ne le tutoie pas ; comme tout le monde, plus que tout le monde, étant internationaliste, je suis excédé de ce naïf ou de ce politique nationalisme radical ; enfin quand même ils seraient Romains ; devons-nous proscrire les Romains ; n’est-il plus permis d’être Romains ; la question n’est pas de savoir s’ils sont Romains ou Napolitains ; mais la seule question est de savoir s’ils peuvent imposer à nos consciences leur croyance religieuse par l’exercice d’une autorité de commandement et réciproquement si nous avons le droit de poursuivre dans leurs consciences leur croyance religieuse par l’exercice d’une réciproque autorité de commandement.

M. Clemenceau le sait aussi bien que nous ; il disait un jour dans les couloirs, par un de ces délicieux écarts de langage qui lui gardent l’amitié de ses amis, qui lui ramènent instantanément la sympathie des tiers, sympathie affectueuse, curieuse et amusée, mais inquiète, — car on a peur, on ne sait jamais bien quel acte, quelle parole va sortir de ce grand humoriste, échapper de sa fantaisie ou jaillir de sa verve, — il disait : Je ne sais pas si je ne deviens pas ridicule, avec mon histoire. — Mais depuis le jour où cette pensée lui vint, comme il est aussi intraitable avec lui-même, et plus intraitable, qu’il ne l’est avec les autres, il a redoublé son histoire, il a refait son article avec une certaine volupté.

C’est justement ce qui m’intéresse ; quand on veut mesurer les ravages de la politique parlementaire, on peut, on doit commencer par en évaluer les ravages moyens, ordinaires, la zone intermédiaire ; et pour cela considérer les effets de la politique parlementaire dans les esprits, dans les caractères moyens ; ce ne sont pas les caractères moyens qui manquent, ni les petits caractères, faibles, nuls ; ni les esprits nuls ; quand ensuite on veut déterminer les limites de cette zone même, par en haut et par en bas, et effectuer les mesures extrêmes, il faut considérer les maxima, et les minima d’immoralité politique ; en haut les minima d’immoralité politique parlementaire ; en bas les maxima d’immoralité politique parlementaire ; ces maxima sont intéressants ; et ils ne manquent pas non plus ; mais que l’on choisisse comme exemple le cas d’un Edwards, le cas d’un Zévaès, ou le cas de M. Henri Bérenger, rien n’est aussi dégoûtant que de fouiller, fût-ce avec les instruments de la chirurgie, dans ces basses régions politiques parlementaires ; non moins intéressants, non moins nombreux, les minima d’immoralité politique parlementaire peuvent apporter beaucoup de tristesses ; ils apportent beaucoup plus de nausées ; je dis minima d’immoralité politique parlementaire et non minima d’immoralisation politique parlementaire ; il se peut que les ravages politiques parlementaires exercés dans l’ancien caractère de M. Ferdinand Buisson par les pratiques politiques parlementaires ne soient pas moins considérables que les ravages politiques parlementaires exercés dans l’ancien caractère de M. Alexandre Zévaès par les mêmes pratiques ; mais, les points de départ n’étant pas les mêmes, les résultats non plus ne sont pas les mêmes, et nous sommes en mesure de considérer le cas de M. Ferdinand Buisson comme un cas minimum d’immoralité politique parlementaire.

Ces minima d’immoralité politique parlementaire sont plus intéressants que les maxima et que les cas moyens ; les cas moyens sont naturellement flottants ; les maxima présentent de telles outrances et de telles hideurs que la mesure y devient difficile, s’y noie ; les minima permettent des mesures plus délicates, plus claires, plus exactes ; il est donc extrêmement intéressant, et extrêmement utile, d’étudier le cas minimum d’un Jaurès ou d’un Clemenceau, de M. Buisson, et, un peu plus bas, de M. Charbonnel ou de M. Delpech, d’hommes honnêtes ou ayant joui d’une honnête réputation.

Il est évident que ce que nous disons des cas moyens et des cas extrêmes, cas maxima, cas minima de contamination politique parlementaire ne s’entend pas des hommes seulement, mais des groupes ; des peuples, des assemblées, des institutions, de toutes les personnes morales et de toutes les personnes sociales, individuelles ou collectives.

Jaurès fait un merveilleux exemple d’homme politique envahi peu à peu, ravagé par la politique parlementaire ; et si dans ces cahiers nous avons suivi dans un certain détail son évolution, ce fut pour beaucoup de raisons sans doute, mais ce fut en particulier parce que l’histoire de cette évolution nous renseigne admirablement sur la marche de la maladie.

Clemenceau fait un exemple plus merveilleux encore ; ce n’est point par longues et lentes invasions, ce n’est point par vagues longues, ce n’est point par ondes que la politique parlementaire l’envahit et le pénètre ; il est beaucoup trop fort pour cela ; il se connaît trop bien lui-même ; et il connaît trop bien les environs ; la politique parlementaire fait le pain quotidien de son existence ; il connaît parfaitement la politique parlementaire et les moyens de cette politique ; il fut député, longtemps ; il est sénateur ; et sa situation politique a presque toujours dépassé le grade politique où il était parvenu ; son action politique a presque toujours dépassé de beaucoup sa situation officielle ; aussi connaît-il parfaitement la politique et n’est-il presque jamais, comme Jaurès, ému des grandeurs qu’elle paraît conférer ; son caractère aussi le garde contre les auto-montages de coups, contre les envahissements de la fatuité ; la politique fait la trame ordinaire de sa vie, de ses articles et de ses discours ; et puis brusquement, comme un homme averti, comme un homme spontané, en impulsif qu’il est, ayant des amitiés et des inimitiés, solides, que ses ennemis nomment des rancunes, il fait des sorties ; qui, entendues en leur sens plein, chambarderaient toute sa politique même ; cela lui vient justement de ce qu’il représente un peu parmi nous, dans leur esprit et dans leur geste, ces vieux républicains dont je parlais ; cela lui vient surtout, et ensemble, de son tempérament même, qui, intraitable, subit malaisèment les fictions, y compris et surtout les fictions de M. Clemenceau. Ou plutôt son tempérament même est un exemple persistant d’un ancien tempérament ; indivisément il représente le tempérament des anciens républicains parce qu’ils avaient en eux ce tempérament ; et qu’en lui-même il en a gardé un. Ce sont de telles sorties qui lui maintiennent l’amitié constante, obstinée, fidèle, de ses vieux amis et admirateurs ; car à son âge, ayant tant vécu, ayant subi tant de vicissitudes politiques, il a conservé ce que Jaurès n’a déjà plus, des amitiés et des admirations ; amitiés, admirations personnelles, d’hommes qu’il connaît, qui ne l’ont point quitté, qui le fréquentent ; amitiés, admirations, sans doute plus précieuses, d’hommes qu’il n’aura jamais connus, d’hommes ignorés, qui l’aiment et l’admirent silencieusement ; nul homme, aujourd’hui, n’a, encore, autant d’amis inconnus parmi les petites gens honnêtes et avisées ; il suscite même aujourd’hui des amitiés et des admirations, dès le premier abord, dès le premier choc, parmi de tout jeunes gens, socialistes, qui préfèrent son radicalisme natif et verjuteux aux vanités oratoires d’un socialisme scolaire ; ils savent tout ce qui lui manque ; mais ils aiment sa verve primesautière ; ils ont d’autres théories, d’autres principes d’action ; mais ils aiment ces coups de boutoir, ces raides agressions, ces saillies imprévues, ces plaisanteries à la Voltaire, à la Diderot ; car il n’est pas seulement un exemple d’une génération précédente, il remonte fort loin dans la tradition de l’esprit français ; il est clair, ouvert ; il n’est un philosophe qu’au sens du dix-huitième siècle ; mais en ce sens il est exactement ce qu’on nommait alors un philosophe ; averti du travail scientifique et philosophique juste assez pour ne l’avoir pas approfondi, pas pénétré ; juste à point, assez renseigné, assez ignorant, pour en faire des exposés ; il est pour tous ses amis et admirateurs, pour les uns et pour les autres, j’entends pour les jeunes et pour les vieux, non pas comme un enfant gâté, mais, ce qui est plus amusant, plus rajeunissant, plus délicieux, comme un père gâté, comme un vieil oncle, qui a de mauvais quarts d’heure, mais à qui, dans ses bons moments, on ne peut résister ; ces bons moments sont proprement les frasques du vieux politicien ; car c’est la trame ordinaire de sa vie politique, parlementaire, et gouvernementale, qui condamnerait M. Clemenceau ; et ce qui le sauve, et ce qui lui ramène la sympathie des tiers, au moment qu’elle allait se décourager, ce sont justement ses moments d’oubli, ses incartades, quand le naturel, et par suite quand la vérité reprend le dessus ; ce sont ses frasques, ses blagues, ses gambades, ses brimades, ses boutades et ses écarts ; on lui pardonnera beaucoup parce qu’il a beaucoup blagué ; il n’a pas toujours, évidemment, le sens du respect que nous devons aux puissances politiques parlementaires ; il ne sait pas toujours obéir et trembler, comme nous devons ; cet irrespect chronique à manifestations intermittentes a beaucoup nui à sa carrière politique parlementaire ; mais c’est cela aussi qui le sauve dans la considération des honnêtes gens, dans l’estime des hommes libres ; on assure que c’est à une mauvaise plaisanterie qu’il avait faite à un député qu’il dut de ne pas devenir président de la Chambre ; de tels traits honorent un homme.

La politique lui paraît sans doute, comme à tant d’autres, un mal nécessaire ; la politique lui fait commettre, comme elle en fait commettre à tous ceux qui en font, des actions mauvaises ; et qui ne lui ressemblent pas ; il a été, par combisme, et comme pour faire oublier son beau discours pour la liberté, pour le rattraper, d’une férocité injuste envers les hommes qui refusaient d’entrer dans la démagogie combiste ; il a cherché noise à plusieurs, qui ne le méritaient pas ; il a querellé l’homme le plus innocent, le plus dévoué, le plus innocemment dreyfusiste, M. Gabriel Monod ; et l’énoncé même, la matière, le prétexte de cette querelle a beaucoup surpris, beaucoup attristé ceux qui savent un peu de quelle combinaison politique parlementaire la grâce de M. Dreyfus et l’amnistie tout ensemble furent le résultat.

Il reste que certains jours, à certaines heures, le vieux sang de l’ancien républicain remonte ; le tempérament du vieil intraitable reprend le dessus ; la politique du sénateur Clemenceau l’embête encore plus que toutes les politiques ; parce qu’il est dedans ; il envoie tout ballader ; … et il fait un de ces discours impolitiques imparlementaires qui crèvent les combinaisons, dépassent les transactions, affolent les timidités ; il ignore la discipline ; il épouvante ses amis ; et, comme nous tous, libérâtres impénitents, il fait le jeu, l’immortel jeu de la réaction.

Le vieil orateur à ces moments retrouve ces parties de grande comédie qui firent l’épouvante jadis des grotesques politiques, des fantoches parlementaires ; le fils de Voltaire et de Diderot se retrouve aussi le fils de Molière ; on m’assure que dans cette séance du mardi 17 novembre il y eut des parties de la plus grande et de la plus haute comédie ; on était à cent lieues du Sénat ; c’était tout le vieux débat français, — nullement romain, que l’on m’en croie, — de l’honnête homme et de la vie contre la domination de l’école ; c’était le vieux dit de Montaigne et de Rabelais, de Descartes et de Molière, de Pascal et de Rousseau contre nos ennemis les doctes ; et l’on dit que l’honorable M. Lintilhac, assis à sa place, faisait mine aussi piteuse que Thomas Diafoirus dessus son tabouret ; il essaya vainement de repousser les premières incursions ; ramené vivement, il se tint coi jusqu’à la fin de l’opération.

Pour toutes ces raisons, et pour beaucoup d’autres, ce discours méritait de faire un cahier ; c’est une opération extrêmement intéressante que de chercher à déterminer les ravages de la politique parlementaire dans un homme comme Jaurès ou dans un homme comme Clemenceau, que de chercher à mesurer ces ravages, à en faire pour ainsi dire la reconnaissance topographique, la délimitation, la géographie, la mensuration ; que d’en lever les plans et d’en dessiner la carte ; nous avons parlé souvent de Jaurès, et dans un certain détail ; nous serons sans doute contraints d’y revenir quelque jour ; car la maladie continue ; nous parlerons beaucoup moins souvent de M. Clemenceau ; il n’est pas comme Jaurès entré dans le mouvement politique parlementaire prétendu socialiste ; et quand il fait des bêtises politiques parlementaires, il ne dit pas, comme Jaurès, aux spectateurs, que c’est ça le socialisme.

Je ne veux pas anticiper sur des recherches éventuelles ; mais on avait noté pendant l’affaire, — j’entends pendant l’ancienne affaire, cela va de soi, — que les dreyfusistes, ayant raison, avaient plus de talent que les antidreyfusistes, qui avaient tort ; ou plutôt ils remplaçaient le talent accoutumé par un certain génie propre, qui était celui de la liberté, de la justice, de la vérité ; et même les mêmes hommes, selon qu’ils étaient ou n’étaient pas dreyfusistes, selon qu’ils entraient et demeuraient dans le dreyfusisme, ou au contraire qu’ils en sortaient, et demeuraient dehors, les mêmes hommes recevaient et conservaient ce génie propre, ou le perdaient et redescendaient du génie au talent, quand même ils n’y perdaient pas le simple talent ; pour la correspondance, pour la communication du dreyfusisme au génie propre du dreyfusisme, ces hommes étaient à eux-mêmes leurs propres témoins, au sens que l’on donne à ce mot dans les expériences de laboratoire.

On observerait un phénomène analogue et de tout point comparable, étudiant les ravages de la politique parlementaire ; les mêmes hommes ont un talent et même un génie propre quand ils se meuvent dans le domaine de la morale, quand ils défendent la liberté ; la justice ; la vérité ; l’humanité ; le travail ; les mêmes hommes n’ont ni talent ni génie, descendent du génie au talent, ou du talent à rien du tout, quand ils se meuvent dans le domaine de la politique, parlementaire, quand ils défendent, quand ils veulent imposer l’autorité de commandement, l’autorité de gouvernement, l’autorité d’État, le dogme, le combisme.

Les orateurs alors deviennent inéloquents et rhéteurs, les conférenciers bafouillent, les écrivains écrivent comme des journalistes, et les journalistes comme des savates. Les exemples abondent.

Il y a là non pas sans doute l’effet d’une justice immanente, mais tout de même comme une immanente sanction, une correspondance, une communication de la cause que l’on soutient au langage que l’on parle ; un homme, pris au hasard, peut très bien dire vrai et bafouiller ; mais le même homme, étant donné le même talent, le même génie, à valeur égale, à dispositions égales, — sauf exceptions et sommairement parlant, — parle plus net, agit plus droit, pousse plus franc de pied quand il sait qu’il dit vrai, que quand il sait qu’il ment.

C’est ce qui fait l’intérêt particulier du Bloc et de certaines œuvres, ou études, plus littéraires de M. Clemenceau ; dans le Bloc il n’avait tout de même pas des préoccupations politiques autant immédiates.