De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne

Charles Péguy

DE LA SITUATION FAITE

au parti intellectuel
dans le monde moderne

Renan n’ignorait pas tout cela. J’entends qu’il n’ignorait pas ce que c’est que l’appareil scientifique des sanctions modernes. Il avait connu sans doute ces inimitiés de séminaire, qui ne doivent point le céder à des inimitiés d’école normale, étant les unes et les autres des inimitiés d’internat. Il avait connu sans doute quelques-unes de ces inimitiés de prêtres, qui ne doivent en rien le céder à des inimitiés de savants, étant les unes et les autres des inimitiés de prêtres.

Il faut noter pourtant que généralement l’Église l’avait ménagé, le ménagea pour ainsi dire constamment, au moins dans les relations personnelles. Dans les temps modernes l’Église n’a pour ainsi dire jamais maltraité grossièrement aucun de ceux qui l’ont quittée décemment. Elle a mis souvent une sorte de courtoisie, de politesse, presque de coquetterie et de mondanité, à les ménager, à parler d’eux honorablement, quelquefois à les traiter presque favorablement. Ils sont encore ses enfants, bien qu’ils se soient faits prodigues. Ils sont ses anciens enfants. Elle a pour eux les sentiments d’une sorte d’ancienne et honoraire maternité. Une maternité un peu sèche, les maternités lactées ayant toujours comme une arrière-pensée païenne. Ainsi elle est liée à eux, elle demeure attachée à eux par une sorte d’entente secrète, une qualité particulière, unique, rare, d’ancienne intelligence conservée, aromateuse, essentielle, un peu capiteuse, une connivence, d’encens, de sacristie, de tabernacle, d’armoire et ensemble d’autel, de linge blanc frais pur et de pauvre vieille dentelle jaunie, de vieille armoire de grande famille, un commun souvenir qui va de la commodité mobilière et usagère du sacristain jusqu’à la divine autorité du prêtre, une collusion, une entente particulière par-dessus la tête du public, du vulgaire, des tiers, particulièrement par-dessus la tête de ceux qui sont les plus vulgaires de tous ces tiers, et qui certainement n’y comprennent plus rien du tout, par-dessus la tête de ceux qui se sont faits hautement les partisans, les protecteurs, les intronisateurs improvisés du déporté dans sa nouvelle religion.

À quel point l’Église a ménagé Renan, j’entends naturellement la vraie Église, la seule qui soit qualifiée, la hiérarchie ecclésiastique, pontificale, épiscopale, sacerdotale, enfin la seule qui soit autorisée, et non point naturellement toutes ces bandes démagogiques de journalistes cléricaux, qui sont encore pire, s’il était possible, que les bandes symétriquement démagogiques des journalistes anticléricaux et aujourd’hui anticatholiques, — à quel point la seule vraie Église a ménagé Renan, la sortie de Renan, l’évacuation de Renan, la transition et l’aménagement de Renan, les premiers pas et les premiers établissements de Renan dans la vie laïque, toute son installation dans la vie de tout le monde, — ensemble pour qu’il n’y eût aucun scandale, ou au moins pour qu’il n’y eût que le moins de scandale, et aussi par un effet de cette sorte d’affection continuée que nous avons dite, enfin tout ensemble par une application d’une politique sage et d’une affection sentimentale sagement politique, et aussi d’une politique affectueuse, il faut le dire, et même par une affection sincère continuée sincèrement, — à quel point enfin la seule vraie Église et la seule qui compte et qu’il faille juger ou qu’il soit important ou intéressant de juger a ménagé Renan et l’a presque protégé, nous le savons par les confidences de lui-même Renan toutes les fois qu’elles sont un peu sincères, — et pour qui sait le lire il n’y a aucun doute sur ce point, les preuves en sont abondantes au point qu’il y en aurait presque trop, — nous le savons par tous les textes et par la bonne tradition, — nous le savons par tous les témoignages des tiers toutes les fois que ces tiers n’ont pas été aveuglés par la passion politique ou, aveuglement plus grave encore, par cette sorte si particulière d’hébétude mentale, ou d’habitude, intellectuelle, qui fait que l’on croit que tout est ami chez les amis apparents, et que tout est ennemi au contraire chez les ennemis apparents et officiels et classés, et que l’on ne voit pas ni les fissures qui naissent au cœur des apparentes amitiés, ni les correspondances profondes qui lient par en-dessous des inimitiés apparentes.

En quoi faisant l’Église n’avait d’ailleurs aucun mérite particulier à l’égard de Renan, car elle ne faisait que suivre à son égard, et à cet égard, sa politique générale, au moins sa politique générale comme elle nous apparaît dans les temps modernes, peut-être sa plus ancienne et traditionnelle politique générale. Nous voyons par tous les scandales que les journalistes et les journaux et l’État essaient de lui susciter aujourd’hui, aujourd’hui que le gouvernement de l’État, sinon ce ministère même fonctionnant comme tel, a entrepris de la persécuter, et que les journalistes et les journaux et ensemble le gouvernement de l’État ont par des moyens démagogiques entrepris de la déshonorer, — nous voyons combien toute sa politique est au contraire une politique d’apaisement, je dis dans cet ordre particulier, une politique de sagesse et de pacification, d’étouffement plutôt et de passement d’écritures par profits et pertes, une politique d’effacement du scandale et de qu’il soit bien entendu que c’est une affaire arrangée, et que l’on n’en parlera plus, une politique de mutuel honneur et de modestie et de silence, avec le minimum de foudres et d’excommunications, mineures, de fulminations, comme les nommait Clemenceau : romaines.

De sorte que l’on pourrait bien plutôt lui reprocher de manquer de dignité, que de bonté, de bonté humaine, comme on bêle aujourd’hui, lui reprocher de manquer d’un certain sens et de la revendication de sa propre grandeur.

C’est en somme aujourd’hui, et d’un mot, c’est proprement la politique de Néarque. Tel est en effet le retentissement de ces grandes œuvres du génie français, à toutes distances, à des distances infinies, que l’on n’a rien de mieux à faire, et de plus évocateur, et de plus juste, que de reprendre, aujourd’hui comme hier comme demain comme toujours, que de simplement reprendre un nom propre de l’un de ces personnages éternels. Et même et autant de l’un des moindres personnages, de l’un des personnages mineurs.

Les personnages mineurs convenant mieux encore, peut-être, aux situations mineures et basses. Comme sont les situations d’aujourd’hui.

« Le Dieu de Polyeucte et celui de Néarque
« De la terre et du ciel est l’absolu monarque,

Mais tout de même il y a la politique de Néarque, et pour parler ainsi, et l’on me pardonnera ce que je vais dire, la politique de Polyeucte. En cet ordre particulier du scandale individuel et de l’individuelle apostasie, au moins moderne, l’Église, au moins moderne, aujourd’hui ne procède évidemment plus que par la politique de Néarque :

Il ne commande point que l’on s’y précipite.

On ne peut évidemment dire qu’elle s’y précipite. Et encore :

Il suffit, sans chercher, d’attendre et de souffrir.

Et encore :

Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.

Et encore :

Par une sainte vie il faut la mériter.

Et la politique très précisément mise en méthode :

Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe :
Vivez pour protéger les chrétiens en ces lieux.

La politique religieuse. La peur de la persécution :

Je ne puis déguiser que j’ai peine à vous suivre.
Sous l’horreur des tourments je crains de succomber.

Rien ne paraît singulier, quand on s’y arrête, comme ce mélange de la politique et du religieux. Mais il faut bien vivre. Et les acteurs de ces drames divins sont des hommes. La modestie ; argument de psychologie, ordinaire, et de morale, et de moralité, usagère, journalière, très profond, très frappant, atteignant loin ; le célèbre argument de la modestie et de l’humilité contre l’orgueil ; des devoirs ordinaires, des devoirs de famille, ordinaires, et comme séculiers, des devoirs d’état contre les devoirs extraordinaires ou d’élection :

Qui n’appréhende rien présume trop de soi.

La théologie ; argument culminant, particulièrement bien situé, à la culmination du débat :

Dieu même a craint la mort.

Pour l’effacement du scandale au moins individuel au moins moderne l’Église aujourd’hui ne procède plus que par la politique de Néarque. Nous le voyons par tous ces scandales qu’on lui fait, par tous ces scandales machinés, truqués, qu’on lui veut jeter dans les jambes, que l’on réussit quelquefois à lui jeter dans les jambes, qu’une presse démagogique et un sous-gouvernement non moins démagogique et astucieux et facétieux veut lui jeter sur le chemin de sa destination.

Agrémentés de quelques semis de véritables escrocs.

Je dis sous-gouvernement parce que tout le monde sait que toutes ces machinations grossières de scandales ne viennent point tant du gouvernement, surtout de celui que nous avons failli avoir, que d’un sous-entourage, d’un gouvernement occulte, qui travaille en-dessous, d’un sous-personnel d’intrigue et de bassesses que tout le monde nomme.

Dans l’ordre du scandale individuel et de l’individuelle apostasie, l’Église ne répond aujourd’hui que par la politique de Néarque. Nous le voyons par la réponse qu’elle fait à tous ces scandales artificiels. Nous l’avons vu éminemment par la réponse qu’elle a faite au dernier ou à l’avant-dernier de ces scandales, en attendant le prochain, qui fut aussi le plus retentissant. Loin de procéder par anathèmes et retentissantes excommunications, qui eussent été des réponses homothétiques, égales ou équivalentes en scandale, qui étaient peut-être de son devoir, il est évident au contraire que l’on a immédiatement négocié, payé sans doute, car on a immédiatement obtenu ce résultat singulier, on est arrivé immédiatement à ce résultat singulier, commode pour tout, et pour tout le monde, et aussi, comme il fallait, pour la curiosité, de la foule, de tout le monde, pour la frivolité, pour la curiosité du scandale, mais enfin commode pour tout excepté, comme par hasard, pour la seule démagogie, anticatholique, même anticléricale, à ce résultat singulier que les mémoires d’un scandale formèrent un récit tout particulièrement édifiant, un feuilleton généralement écrit dans un langage pieux.

Ainsi tout le monde, sauf eux, y trouvait son compte. Il y avait bien journalisme, feuilleton, reportage, interview, témoignages, et confessions sensationnelles. Mais tout cela était pieux, très exactement édifiant, la faute et le repentir, le péché puis la contrition, le désolement et le désarroi du pécheur, la détresse, les consolations du rite, enfin tout à fait une histoire pour pensionnats. Et le repentir jusqu’au sein de la faute. C’était un peu niais, peut-être un peu conventionnel, mais très traditionnel, très comme il faut, il n’y a que ce mot : très édifiant. Sans pourtant donner l’éveil.

Je dis payé, parce que tout cela est enroulé dans des combinaisons avec un journal dont il ne faut point dire qu’il est vénal, mais dont il faut écrire qu’il est la vénalité même, la perpétuelle et totale vente, en gros et au détail.

Il y a aussi ce que je me suis permis de nommer la politique de Polyeucte. J’entends par là que loin de reprocher à l’Église d’avoir maltraité ce Renan, et tant d’autres, un catholique véritablement croyant, et généralement un chrétien serait beaucoup plus fondé à reprocher à l’Église d’avoir eu pour ce même Renan, plus que pour tant d’autres, de lui avoir montré, manifesté je ne dirai pas trop de ménagements, — on n’en a jamais assez, — ni trop de respect, — on n’en a jamais assez, quand on est un gouvernement, — mais une trop grande estime, au sens, étymologique, où estime implique mesure, je veux dire une estime de trop, pluris, une estime à trop de valeur, une trop grande estimation. Je maintiens que toute la conduite ultérieure de l’Église à l’égard de Renan et même sa conduite immédiate, et même anticipée, antérieure, je veux dire sa conduite au moment de la séparation et même dans les lentes préparations de l’éloignement, que toute cette conduite suppose admise une hypothèse, accordé un postulat, qui par un singulier retournement se trouve être précisément celui-ci : que l’histoire, laïque, moderne, a une importance, une vérité, absolue, une réalité, métaphysique, une primauté, une suprématie, une primatie, un primat, un principat et Renan comme prince des historiens toute une principauté de gouvernement absolu que dans nos recherches présentes et ultérieures nous verrons justement qu’ils n’ont point.

Et ce n’est peut-être pas la première, mais assurément ce ne sera pas la seule fois que nous rencontrerons, tout au courant de ces longues recherches, que l’Église moderne a dans ces débats une situation beaucoup plus moderne que chrétienne, quelquefois toute moderne, et nullement chrétienne, et que là est tout le secret de sa faiblesse présente.

Je maintiens qu’allant plus loin, au moins dans le sens du social, un véritable catholique, véritablement croyant, généralement un véritable chrétien, — car il y a aussi ce que je me permettrai aussi de nommer la politique de Pascal, — serait beaucoup plus fondé à reprocher à l’Église d’avoir eu pour ce même Renan, d’avoir montré, d’avoir manifesté pour ce même Renan, outre tous les effets de cette politique de Néarque, beaucoup trop de ce respect que dans les temps modernes au moins, et peut-être dans tous les temps, elle n’a jamais cessé d’avoir pour les puissances temporelles.

Ou plutôt et ensemble et sans même les séparer beaucoup, Renan était pour elle et une puissance intellectuelle, et une puissance temporelle ; et une principauté intellectuelle, et une principauté temporelle ; tout cela se résumait, se ramassait, se recoupait dans la chaire du Collège de France et dans la situation, non moins officielle, plus officielle encore peut-être, en ce temps, de grand auteur à nombreux sept cinquante grandement lu d’un grand public par le ministère d’un grand éditeur. En ce temps le Collège de France avait une situation de principauté intellectuelle et temporelle ensemble, une puissance d’esprit et une puissance d’État ensemble, et d’institution, et de tradition, et d’antiquité, une grandeur de gouvernement mentale, morale, et sociale, dont nous ne pouvons plus avoir aucune idée. Comme en ce temps un grand auteur, un sept cinquante, — on en avait beaucoup moins abusé, — un grand public, — il y en avait un, — un grand éditeur, — il y en avait, — exerçaient une sorte de magistrature spirituelle et temporelle que nous ne pouvons même plus imaginer.

La preuve en est aujourd’hui que, somme faite, les différentes manifestations des catholiques et particulièrement des différentes autorités de l’Église contre Renan l’ont beaucoup moins diminué que n’ont en quelques années diminué sa mémoire les manifestations saugrenues organisées autour de son nom par les politiciens de l’anticatholicisme.

L’Église, elle, n’avait point, au fond, cessé de le traiter respectueusement.

Parce que l’Église et lui, au fond, continuaient à travailler dans la même partie. Et eux au contraire étaient si étrangers à tout cela.

Tu es christianus in aeternum : Renan le lui a bien rendu. Les personnes qui savent lire un texte, — elles se font de plus en plus rares depuis l’envahissement des méthodes prétendues scientifiques, — les personnes en particulier qui savent encore lire les textes si difficiles de Renan, j’entends particulièrement les textes, beaucoup moins nombreux qu’on ne le croit généralement, où il nous laisse apercevoir quelque peu de sa pensée, et même quelque entre-aperçu de son arrière-pensée, n’ont aucune hésitation sur la question de savoir à qui Renan pensait quand il écrivait un peu de sa pensée. Pensait-il à ses nouveaux amis, à ses partisans, hommes vulgaires et grossiers pour un ecclésiastique aussi ancien que lui, aussi affiné, hommes terre-à-terre surtout, et vraiment incapables de toute métaphysique, pour un homme demeuré aussi profondément religieux et métaphysicien. Non, il ne pensait point à eux. Il n’écrivait point pour eux. Au fond ils n’étaient point, ils ne devaient jamais être de sa famille mentale et sentimentale. Ils étaient étrangers, comme trop grossiers et insurnaturels, à sa vie mentale et sentimentale, à sa vie nouvelle, continuation, beaucoup plus que ne le pouvaient croire ces partisans grossiers, de son ancienne et de sa première vie, beaucoup trop grossiers pour lui, nouveaux, vulgaires et immétaphysiciens. Il n’écrivait pour eux que ses écritures superficielles et grossières, ses histoires. Et encore, dans ces écritures grossières même, dans ces histoires, combien de précautions, combien de sous-entendus, combien d’avertissements, combien de regards d’intelligence adressés aux autres, aux catholiques, et aux anciens catholiques, généralement aux chrétiens. Comme il semble leur dire : Vous voyez ce que j’écris, parce qu’il faut bien écrire pour tout le monde, et pour le monde, mais vous qui me connaissez, à ce signe, inaperçu des autres, qui n’y entendent rien, à ce signe faites attention que profondément je suis demeuré des vôtres et que les méditations de la vie intérieure ne me sont point devenues insoupçonnées. Je vis dans le siècle et je parais écrire pour le siècle. Il faut bien que chacun mange le pain temporel. Mais vous qui me connaissez et qui savez me lire, vous ne vous y trompez point. Je ne vous y trompe point.

Nous ne nous y sommes pas trompés : les Panbéotiens redoutables de la Prière que je fis sur l’Acropole, nous les avons reconnus : ce sont très exactement les inaugurateurs du monument de Renan à Tréguier. Tout le monde l’a entendu ainsi. Et la ligue de toutes les sottises, ô Eurhythmie, quelle était bien la ligue ultérieure à laquelle pouvait penser le prophète Renan ?

Voilà pour qui justement il écrivait, j’entends qu’il écrivait profondément et intérieurement, une écriture perpétuellement sous-jacente, voilà pour qui juste il sous-écrivait perpétuellement, pour qui quelquefois il a écrit en clair : catholiques, anciens catholiques, et généralement chrétiens. Juifs aussi, premièrement Juifs, antérieurement Juifs, et subsidiairement, qui sont les témoins et les figurateurs, les serviteurs de la première loi. Serviteurs de la première et de la deuxième Alliance, de l’ancienne et de la Loi nouvelle, voilà pour qui justement il écrivait. Nullement pour les modernes, comme tels, et faisant leur fonction de modernes. Là est le secret de sa vie et le secret de son œuvre, si inquiétante, autrement, — si inquiétante ainsi déjà, — et si incompréhensible. Tout à fait incompréhensible autrement, si incompréhensible ainsi déjà. Le secret de son style même, du style qui de lui autant que de personne est de l’homme même. Je défie qui que ce soit, moderne, lisant comme un moderne et feignant de n’entendre que dans le sens moderne, d’affirmer qu’il tient à chaque instant toute la pensée de Renan, la pensée extérieure et ensemble et aussi bien la pensée antérieure. Il est évident au contraire, si moderne l’on veut lire en moderne et feindre de n’entendre que dans le sens moderne, que l’on n’entend pas tout, que l’on a des manques incessamment, et, comme par hasard, justement aux endroits où il ne faudrait pas avoir de manques, parce que ce sont les points les plus intéressants, les points capitaux, les passages essentiels. Ce qui revient à dire que l’on se rend assez rapidement compte, si l’on est sincère, que lisant ainsi, on n’y entend plus rien du tout.

J’attire sur ce point toute l’attention du lecteur sincère : dans toute l’œuvre de Renan, sans aucune exception, il court tout au-dessous de l’œuvre comme un sous-entendu perpétuel. Et ce sous-entendu perpétuel aboutit de loin en loin à la surface comme à des points d’émergence. Et il se trouve, comme par hasard, que ce sont ces points d’apparition comme involontaire qui se reconnaissent aussitôt comme des points essentiels, capitaux, comme étant, eux seuls, ces points de discernement où un lecteur averti attend une œuvre et un homme.

Combien tout cela n’est-il pas plus vrai encore, et plus vérifié, non plus des passages, mais des quelques œuvres où Renan fait presque profession de nous dire, de nous dévoiler, de nous révéler un peu de ce qu’il pense, de ce qu’il arrière-pense, dans ses dialogues et fragments philosophiques, dans ses drames, et notamment, montant de degré en degré, dans ses certitudes, probabilités, rêves ; car on ne s’y est point laissé tromper, ici non plus, et sous les déguisements décroissants des personnages, ce sont quelques-unes de ses arrière-pensées qui se démasquent de plus en plus, à des plans de niveaux de plus en plus élevés, le supérieur devenant inférieur à son tour à mesure qu’il avance et qu’il monte et cédant aussitôt à un supérieur encore, et loin que ce soient les certitudes qui décroissent, au contraire ce sont les certitudes qui croissent de certitudes en probabilités et de probabilités en rêves. Je défie qui que ce soit, non catholique, non ancien catholique, et généralement non chrétien, et antérieurement ou subsidiairement non juif, d’entendre rien, d’intercepter quoi que ce soit, comme moderne, lisant comme moderne, enfin ne recueillant qu’au titre de moderne, à ces œuvres confessionnelles.

Et, d’ailleurs, comme on reconnaît aisément que ces œuvres véritablement confessionnelles sont en fin les œuvres de la confession propre de Renan.

Le style même : il y a dans toute l’œuvre de Renan des phrases, des mots, des formes de phrases, des expressions qui courent en-dessous et qui parfois affleurent, qui sont du langage catholique même et généralement chrétien, qui ne peuvent s’adresser qu’à des catholiques mêmes et généralement à des chrétiens, qui ne peuvent être entendues que de catholiques mêmes et généralement de chrétiens.

Particulièrement ces œuvres, qui sont littéralement confessionnelles, sont bourrées de ces expressions.

Il méprise les modernes. On sent qu’il méprise les modernes. À un certain ton, qu’il a, et qui est délibéré. Il est plein d’expressions, voulues, de formes, intentionnelles, qui leur passent par-dessus la tête, qui de toute façon leur demeurent inaccessibles. Qui leur sont et leur demeurent insaisissables, et, comme on dit, littéralement, impensables. Étant du style de la vie intérieure, et même, techniquement, et particulièrement, du style de la vie spirituelle.

À ce style, à des emplois qu’il fait de ce style, à l’idée même, ou à l’instinct qu’il a eu généralement d’en faire emploi, à la lente ascension, et au brusque surgissement de certains mots, on sent que ces modernes sont pour lui des partisans, grossiers, lui qui n’était pas grossier, au moins dans le même sens.

Nos modernes, qui n’ont jamais rien ignoré, de tout ce qu’ils avaient à savoir, et ensemble de tout le reste, pouvaient n’ignorer pas le mépris où les a toujours tenus Renan leur fondateur. Mais, fût-on moderne, il est toujours pénible, de prendre connaissance, fût-elle scientifique, d’un mépris, fût-il justifié, dont on est l’objet. Combien n’est-il pas plus désagréable, pour les sectateurs d’une secte, fût-elle une secte laïque, de prendre connaissance du mépris autorisé, du mépris paternel et inaugural, du mépris originel, du mépris gouvernemental, du mépris originaire, initial, du mépris enfin où son inventeur l’a tenue. Nos modernes, qui ne sont naturellement point clairvoyants, ont tout fait ici, tout ce qu’ils ont pu, pour aveugler encore ici leur inclairvoyance naturelle.

Nos modernes ne pouvaient naturellement point ignorer ces œuvres de Renan, compromettantes, et dans tous ses autres ouvrages ces passages compromettants. Mais comme les modernes expliquent tout, ils n’ont point manqué d’expliquer des œuvres et des passages qui n’entraient pas précisément dans leur politique, n’étant pas uniquement des œuvres et des passages de défense républicaine. Et comme les modernes sont naturellement très malins, ils n’eurent point de peine à trouver ces explications, qui sont naturellement des explications définitives. Et comme les explications que nous donnons du monde nous ressemblent toujours, nos modernes ont donné de ces œuvres et de ces passages des explications modernes. C’est-à-dire grossières, primaires, notoirement, grossièrement insuffisantes. Ils ont dit…

Tantôt ils ont dit que c’était par habitude ; et cette explication par l’habitude serait parfaitement recevable, au moins pour une partie, et pour une bonne partie, si ce mot même d’habitude ils ne l’avaient entendu en un grossier sens moderne, au sens d’une habitude scolaire, d’un pli intellectuel, d’une sorte de manie, professionnelle, plus que professionnelle, professorale, universitaire, à l’extrême limite, et en lui faisant, à lui Renan, beaucoup d’honneur, d’une manie d’homme de cabinet, d’homme de bibliothèque et d’écrivain, au sens d’une troisième et peut-être d’une cinquante-et-unième nature, nullement, comme ils devaient, au sens profond des naturalistes, des physiologistes et des moralistes, au sens, qui eût été vraiment moderne, étant vraiment scientifique, d’une habitude organique et mentale, d’une deuxième et peut-être d’une première nature. Et peut-être comme une fantaisie habituelle d’homme de lettres. Car il ne suffit point de dire que si l’habitude est une deuxième nature, la nature n’est peut-être qu’une première habitude : il faut peut-être aller jusqu’à dire que l’habitude elle-même est une première nature. On nous pardonnera d’employer ici une expression grossière, mais pour noter une explication grossière il est inévitable, il est juste, — car il est propre, — d’employer une expression grossière elle-même : ils pensaient naïvement, et grossièrement, que leur inventeur-fondateur était, — disons le mot, — un défroqué qui avait gardé quelques plis de son froc. Ils ont une certaine habitude, eux-mêmes, puisque nous en sommes à ce qu’ils nomment habitudes, — ils ont une certaine habitude, aujourd’hui, depuis le commencement de leur triomphe, et à cette heure, depuis le commencement de la grande misère temporelle de leur ennemie l’Église, d’avoir avec eux, parmi eux, aspirant aux premières places, aux meilleures places, aux places de gouvernement, obtenant les places de commandement, un contingent croissant de ceux qu’ils nomment communément, et grossièrement, des défroqués.

Renan, dans cette hypothèse, comme on dit, serait un défroqué.

Non seulement un défroqué, mais il serait le prince et l’ordonnateur, l’ordinateur des défroqués, le premier de tous, le premier en date et le premier en dignité, l’inventeur du genre et en même temps, du même genre, la plus grande illustration, le plus illustre exemple, car il serait enfin Renan le fondateur, l’initiateur, l’instaurateur, instauratio magna, celui qui le premier fit la plus grande opération laïque, laquelle est naturellement la plus grande aussi de toutes les opérations humaines, laquelle est naturellement, étant donné un clerc, d’en faire un laïque, celui qui le premier fit la grande renonciation, celui qui le premier fit, et cela sur soi-même, la plus grande opération, celui qui donc en fut récompensé, comme de juste, par la plus grande récompense temporelle, par le plus de gloire, par le plus de gouvernement, par le plus de postérité intellectuelle.

Ne croyons pas, n’allons pas nous imaginer qu’en intronisant Renan comme le prince, comme le Défroqué en chef, ils aient aucunement eu l’intention de le diminuer. Au contraire. Fils intellectuels de Renan, postérité innombrable, ils ont vu parmi eux croître et embellir une telle puissance, un si nombreux contingent, une telle race de défroqués authentiques, officiels, et pour ainsi dire confessionnels, dans le laïque, ils ont vu ces défroqués envahissants et montants recevoir ou prendre un tel gouvernement, un tel commandement parmi les puissances politiques et parlementaires, qui sont à leurs yeux les puissances essentielles, qu’ils croient au contraire avoir grandement augmenté Renan quand ils ont fait à ce grand historien l’honneur de le considérer comme l’auteur et comme l’initiateur, comme le père et l’éditeur de cette engeance. L’éditeur étant, bien entendu, responsable. Et tout ceci étant une opération de révérence et de vénération.

En faisant ainsi de Renan le chef des défroqués, — on n’avait point encore inventé les schismatiques, et j’avoue qu’à présent qu’on a vu fonctionner les schismatiques, on se sent pris d’un vieux respect pour ces vieux défroqués encore naïfs, pour ces anciens défroqués de l’ancienne génération, qui eux au moins s’en allant de la maison ne prétendaient point emporter les meubles, — ils croient bien lui attribuer, lui restituer une partie, la meilleure, de son salaire temporel, celle qui vaut mieux que la gloire même, et qui d’ailleurs se confond pour sa plus grande part avec la gloire, parce qu’elle en fait partie intégrante : une part dans le gouvernement des hommes et des sociétés, une part dans le gouvernement politique parlementaire. C’est comme si, rétrospectivement, on le nommait ministre. Ambassadeur de la République auprès des Puissances réactionnaires, principalement auprès des Puissances ecclésiastiques. Une sorte d’ambassadeur extraordinaire et de ministre plénipotentiaire de la grande République du Monde moderne et de la Science infaillible et définitivement rassurée auprès des Puissances occultes, définitivement vaincues, secrètement redoutées, auprès des Gouvernements réactionnaires, auprès des Commandements catholiques, auprès des Dominations de la vie religieuse, auprès des Trônes et des Puissances, auprès des Vertus, auprès des Intuitions, Domaines et toutes Royautés que de droit de toute la Vie intérieure. Il sera reçu encore dans le monde des Principautés, mais au titre étranger, au titre de représentant du peuple et de délégué de la République aux armées. Il sera leur grand représentant, leur grande autorité, celui sous lequel ils se couvriront contre les Puissances redoutables. Il est le patron du grand Village moderne contre le toujours nouvel Ennemi. Je dirais qu’il est le grand Totem, si ce n’était ici un mot dont nous avons éprouvé qu’il ne faut jamais user qu’avec la plus grande circonspection. Par cette investiture ils n’entendent nullement le diminuer. Mais ils veulent le restituer, au contraire, lui conférer le plus grand honneur qu’il y ait chez eux, dans leur pays, dans le pays de la Science. Ils ont vu les défroqués subsidiaires atteindre chez eux et parmi eux à de telles fortunes qu’ils ne croient rien pouvoir imaginer de mieux, de plus flatteur, de plus populaire, pour l’ancêtre, le grand homme, que de se le représenter, de le représenter et de le fêter et de l’inaugurer comme le défroqué en chef. Tel fut exactement le sens et la valeur de l’inauguration du monument de Renan à Tréguier. Et cette inauguration n’était elle-même que le point d’aboutissement d’une longue et laïque intronisation, introduction, de tout un cheminement elle-même. Elle était entièrement, intégralement, dans cet ordre de pensées et de célébration. C’était littéralement une intronisation, bien plutôt, beaucoup plus qu’une commémoration. Ou tout au moins il s’agissait de faire atteindre à la mémoire de Renan une fortune capitale, une fortune qui fût la première dans l’ordre des fortunes atteintes par ceux que l’on tenait à considérer comme ses élèves, comme ses simples imitateurs.

On se rattrapait sur sa mémoire et sur la glorification de sa mémoire, puisqu’il était malheureusement mort de sa personne avant le triomphe et avant la fête. C’était d’ailleurs plus sûr, car on pouvait lui faire, à sa mémoire, de ces apothéoses que, vivant, il n’eût peut-être pas laissé passer tout de même. On pouvait lui attribuer des propos et des sens que vivant il n’eût sans doute point laissé passer.

On pouvait lui dire, et lui faire dire, ce que l’on voulait. On était sûr, au moins, qu’il ne répondrait pas, ni ne protesterait.

Cette idée, particulièrement, était celle de ces imitateurs eux-mêmes, qui souvent — et très souvent en toute conscience, en toute sincérité, — s’autorisaient de son exemple, de cet illustre, de ce premier précédent : Je fais, disaient-ils naïvement, je fais la même chose que Renan. Ainsi parlaient ces pauvres enfants. Un prêtre s’aperçoit-il que sa foi se supprime avec la suppression du budget des cultes, du même geste et d’un seul mouvement, vite je fais la même chose que Renan. Il est ainsi devenu le patron de ceux qui ne veulent plus avoir de patrons. Saint Renan, — non pas l’ancien, le catholique, mais le nouveau, — saint Renan, priez pour nous : c’est une affaire entendue, et entendue pour l’éternité. Tant qu’il y aura une France, et un clergé français, toutes les fois qu’un clerc sortira du clergé, pour n’importe quelle raison, il y aura toujours un imbécile qui ouvrira la bouche et dira : Il fait la même chose que Renan.

Et pourtant il y a aujourd’hui deux raisons pour qu’ils ne fassent pas la même chose : la première, l’ancienne, est qu’ils ne sont point Renan ; la deuxième, la nouvelle et récente, est que Renan ni les hommes de son temps et de sa formation n’eussent jamais imaginé même de se faire schismatiques. Tant il est vrai qu’à mesure que l’on vieillit, et que le monde vieillit, on découvre toujours que l’événement est plus fort que vous, devient toujours plus fort que ce que l’on imaginait, se redouble, se bat lui-même, se multiplie. Se dépasse. Les hommes du temps de Renan, et de la formation de Renan, quand ils se mettaient dehors, ne prétendaient point en même temps être dedans.

Or comme ils ont noté, ce qui n’était pas difficile à voir, qu’un très grand nombre de ces démissionnaires et presque de ces permissionnaires avaient gardé certaines habitudes, certains plis de leur ancien ministère, on pourrait presque dire de leur ancien métier, certains plis professionnels, certaines expressions, un certain style, un certain goût du commandement, certaines manies, une passion de l’autorité, un appétit du gouvernement, ou, au contraire, ou bien au contraire tout ensemble, et l’un portant l’autre, l’un masquant l’autre, une certaine mansuétude, une certaine souplesse ecclésiastique, un certain velouté, une certaine tendresse molle, une certaine pâte, une certaine confiserie épiscopale, ce sont, par un singulier retour, ou par une singulière continuation, ce sont ces anciens légers défauts de métier que tout tranquillement ils s’imaginent retrouver dans Renan ; comme ils n’ont pas cessé de les trouver dans les heureux successeurs, ils ne cessent point non plus de les retrouver dans Renan le père ; et ils ne manquent pas de les lui pardonner, car ils sont bons enfants, gais, joviaux, et ils sont secrètement honorés d’avoir dans leur monde des personnes aussi bien élevées que des curés, ce qui les change, comme ils ont coutume de pardonner, car ils sont bons garçons, comme ils en ont pardonné bien d’autres à ses inégaux héritiers. Ne faut-il pas d’ailleurs et n’est-il pas très bon qu’un ambassadeur ait le ton des puissances étrangères auprès desquelles il est accrédité. Et ne faut-il pas montrer à ses ennemis qu’on est aussi bien élevé qu’eux. Que deviendrait toute la vieille politesse française démocratisée. Renan, dans cette hypothèse, n’est plus qu’un exemple, un cas particulier, premier, éminent, de ce que l’on peut nommer selon eux la persistance du caractère ecclésiastique chez les défroqués, chez les messieurs prêtres, chez les anciens ecclésiastiques. Renan, qui ne fut pas seulement l’initiateur de cette opération, mais qui dut à cette opération de devenir un grand seigneur selon le siècle, un prince de la Science, qui sans cette opération fût assurément devenu un prince de l’Église, avait quelque droit de rester un prélat. Telle est leur explication que l’on peut nommer l’explication par l’habitude. C’est une excuse autant qu’une explication.

Ils ont dit tantôt, ils ont dit aussi, — et ce sera là l’excuse et l’explication par l’intérêt, — que si Renan avait conservé dans beaucoup de ses passages et dans quelques-unes de ses œuvres ces certaines formes ecclésiastiques, c’était par prudence, par l’effet d’une prudence élémentaire, d’une sagesse filleule de celle du vieil Ulysse, cet autre navigateur, ce Grec Breton mâtiné de Normand, que c’était en somme pour sauvegarder ses plus simples intérêts. Ils savent leurs dates. Ils savent leurs filiations. Ils n’oublient point que si Renan est leur initiateur, cela veut dire par définition qu’il avait commencé avant eux, avant tous les autres, en un temps où ça ne rapportait pas encore, où ça commençait à peine à rapporter insensiblement, avant tous les autres eux, qu’il fut le premier, en un temps difficile. Étant donnés ces grands exemples de prudence que nous avons donnés nous-mêmes, pensent-ils, en un temps où notre domination paraît de toutes parts assurée, considérant ces nobles exemples de sagesse, que nous avons fournis, ces précieux exemples de retenue, de nos précieuses personnes, dont quelques-uns se haussèrent jusqu’à la lâcheté, notamment ce grand exemple de circonspection que nous donnâmes dans cette illustre affaire où nous n’abandonnâmes la justice et la vérité que rigoureusement pendant le temps où elles coururent un véritable danger, quittes à nous précipiter à leur secours, à leur défense avec frénésie, avec une véritable sauvagerie, aussitôt que nous eûmes acquis l’assurance que quelques sots les avaient définitivement tirées d’affaire, il n’est pas étonnant que notre maître, en des temps moins gouvernementaux, ait pris quelques précautions. Il a conservé certaines formes qui plaisaient aux anciennes clientèles, en un temps où il était indispensable à sa gloire, à sa puissance, à sa réussite, à sa sécurité même, au moins à sa sécurité sociale et professorale, que ces anciennes clientèles, — cléricales et sans doute réactionnaires, mais il faut bien vivre, — le couvrissent au moins de leur indifférence et presque d’un reste de fidélité.

Ils parlaient ainsi, méconnaissant leur maître. Ils peuvent croire qu’ils font la même chose que Renan, mais nous avons, nous aussi, une assurance ; nous avons l’assurance, nous, que Renan ne faisait pas la même chose qu’eux, ou du moins qu’il ne faisait pas seulement la même chose qu’eux.

Je ne nie pas cette explication par l’intérêt. Je crois qu’elle est vraie en elle-même. En outre elle est vraie, parce qu’on l’a dit, parce qu’on l’a donnée, parce qu’on a dit qu’elle était vraie, parce que ce sont eux qui l’ont dite et donnée ; ainsi elle est vraie au sens beaucoup plus intéressant, au sens et dans la mesure où les plus misérables tares des descendants sont représentées, sont incluses, existent en fait, sont en germe dans les œuvres des ascendants, fût-ce dans les plus grandes œuvres des plus grands ascendants, proviennent d’elles, tout de même, et par conséquent au sens et dans la mesure où les pères en réalité sont responsables des fils, où tous les ancêtres sont responsables de tous les descendants, les fondateurs des héritiers, les maîtres des élèves. Les fondateurs, des empires ; et les maîtres, des chétives écoles. Il est évident en effet que quand un fils parle mal, pense mal de son père, un élève de son maître, une école de son scholarque, un empire de son fondateur, ils ont raison, ils disent vrai. Quoi qu’il en soit, ou qu’il en paraisse être par ailleurs, en vérité. En réalité. Car en un sens il est inévitable, il est automatique, il est infaillible qu’ils aient raison, qu’ils disent vrai. Ils ont raison, quand même ils auraient tort. Ils disent vrai, quand même ils mentiraient, ou quand même ils feraient erreur, quand même ils se tromperaient, et quand même ils tromperaient. C’est une question qui a été fort agitée que de savoir à quel point et dans quel sens le père est responsable du fils, le maître de l’élève, généralement le premier, l’inventeur de ses imitateurs, et tout auteur de toute sa filiation. Sans entrer dans ce débat, qui nous acheminerait à d’autres études, et de cette controverse ne retenant que les quelques parties qui se trouvent sur le passage de notre cheminement, je maintiens que lorsqu’un fils parle mal, pense mal de ses père et mère, un élève de son maître, il faut bien qu’ils aient raison, en un certain sens, quand même ils auraient tort, il faut bien qu’ils disent vrai, en un certain sens, quand même, inconsciemment ou sciemment, ils diraient faux, ils feraient ou commettraient erreur. Car s’ils disent faux, s’ils se trompent ou s’ils trompent en ce sens que leur auteur n’était point comme ils se le représentent ou comme ils nous le représentent, par conséquent en ce sens que la représentation, que l’image qu’ils ont ou qu’ils donnent de leur auteur n’est point exacte, conforme à la réalité, quand un fils parle, pense mal de son père charnel ou de son père intellectuel, en dernière analyse il a raison, il dit vrai, en ce sens beaucoup plus intéressant, beaucoup plus profond, infiniment plus réel, étant infiniment plus vivant, que ce père et que cet auteur mérite profondément que nous ayons de lui, réellement, que notamment ses fils et que ses produits eussent de lui cette image et cette représentation, puisque justement il a eu cette tare, profonde, puisque précisément il a véritablement commis ce crime, d’avoir une descendance qui en viendrait à parler mal, à penser mal de lui. En ce sens toute accusation portée contre un père par ses fils porte, car il est coupable au moins de ce crime le plus grave, le plus essentiel de tous : précisément au point de vue de la paternité, de la descendance, de la génération, de la filiation : d’avoir produit des fils qui porteraient cette accusation contre lui, qui porteraient la parole contre lui, ou obscurément qui porteraient la pensée. Lever la main sur son père, disaient les vieilles gens. Lever la parole sur son père, dirons-nous, et simplement lever la pensée. Tout père sur qui son fils lève la main est coupable : d’avoir fait un fils qui levât la main sur lui. Réservant donc, laissant donc de côté cette question générale de savoir à quel point et dans quel sens l’auteur sera généralement responsable de ses produits, nous nous en tiendrons pour cette étude que nous avons commencée à cette constatation que nous avons faite que, au sens que nous avons dit, toute inscription prise par un descendant contre un ascendant est valable, par elle-même et par cela même, et qu’elle est en ce sens une inscription éternelle. Très exactement et limitativement en ce sens que l’auteur est coupable, comptable et responsable de ce qu’il soit sorti de lui un produit qui ne le respecterait point. En ce sens, toute allégation sortie de la descendance remonte infailliblement jusque dans l’ascendance, au cœur de l’ascendance, et vaut. Elle a une valeur d’interprétation, de signification, de signe, de symbole, et aussi et surtout de représentation, une valeur symbolique infiniment plus importante, plus intéressante, plus dangereuse qu’une valeur directe, et, pour qui sait, plus redoutable. Elle a une valeur déléguée, qui remonte à l’auteur de sa délégation. Rien n’est mortel pour une ascendance comme ces témoignages de tare intérieure qui sortant pour ainsi dire de l’intérieur même de la race remontent vers le passé des profondeurs inconnues de l’avenir. D’un avenir qui pour eux était l’avenir et qui pour nous est devenu rapidement le présent. Car on vieillit, vite. Rien n’est mortel pour une mémoire comme ces lèpres qui partant du bourgeon censément le plus éloigné ressortent, ayant remonté par un cheminement intérieur à rebours, jusque sous l’écorce du tronc. Singulière, mystérieuse répercussion végétale, retentissement mystérieux, rebroussement de l’arborescence qui par la canalisation de la sève remonte obscure du plus petit bourgeon le plus éloigné, le plus inaperçu, jusqu’aux artères maîtresses du tronc, premier, des grosses racines, premières, éclatant et crevant de l’écorce, comme éclaterait et crèverait une maladie de peau de l’arbre, manifestation et témoin de la tare intérieure inexpiable. Cette sorte de reniement à distance, et par soi-même, cette sorte de reniement par soi-même à distance, par soi-même représenté par un autre, soi-même, par un autre sans doute, mais enfin par celui qui à cette date aura peut-être ou paraîtra peut-être seul avoir qualité pour vous représenter, pour parler en votre nom, pour être vous, en ce temps-là, par celui qui peut-être aura seul, en ce temps-là, la parole, et qui la portera, cette renégation est le plus épouvantable châtiment, temporel, qui puisse atteindre un auteur, véreux ; c’est un châtiment automatique, mécanique, une preuve, par le fait posthume ultérieur, qu’il est véreux, en effet, qu’il avait une tare secrète intérieure, qu’il avait réussi à masquer aux regards de ses contemporains, qu’il n’avait peut-être pas vue, qu’il ne connaissait peut-être pas lui-même, que ses proches les plus proches ne connaissaient point, qu’il réussissait peut-être à se masquer à lui-même, inconsciemment ou consciemment, innocemment ou non, mais qui, par le seul événement du temps, par le seul écoulement de la durée, par le seul développement, par la seule floraison, par le seul bourgeonnement, par la seule arborescence et par le seul éclatement de la race comme un poison non pas inoculé mais indigène et qui se révèle enfin, qui se décèle ouvre enfin la tige, se fend à l’extérieur, ouvre au dehors les secrets anciens, brusquement jaillit en une postérité, en un peuple d’accusateurs. Il y a là un phénomène singulièrement poignant, une sorte de réponse, moderne, à cette opération, qui était capitale chez les anciens, de la malédiction paternelle. C’est une sorte de malédiction filiale, qui remonte. C’est vraiment une opération réciproque, homothétique, antagoniste, de l’ancienne malédiction paternelle. Cette ancienne malédiction paternelle était une opération qui sommairement consistait en ce que le père faisait appel, contre sa propre descendance, et avec une autorité d’autant plus puissante que c’était lui le père et que c’était sa propre descendance, par une application, par un retournement de son autorité paternelle, par une application retournée, dans l’insuffisance de ses moyens paternels propres, à des puissances extérieures. Symétriquement cette nouvelle malédiction filiale, cette réprobation moderne est une opération qui consiste à ce que le fils prouve, et réprouve, contre le père, et avec une autorité d’autant plus poignante et d’autant plus monstrueuse que c’est lui le fils et que celui-là est son propre père et que cela fait un monstrueux renversement du respect filial, en faisant appel, au contraire, à des puissances intérieures, aux puissances intérieures communes, précisément aux puissances intérieures qui lui sont communes avec son père, communes de la plus profonde communauté, puisqu’il a reçu ces puissances intérieures de son père par la voie de la génération, et ce sont elles qu’il retourne contre lui, par une trahison monstrueuse, sans effort pourtant, sans mauvaise volonté, sans intention, sans volonté peut-être même, puisqu’il suffit qu’il agisse par une simple manifestation des puissances communes intérieures. Et c’est ce qui fait cette action, cette réaction monstrueuse si redoutable, qu’on sent qu’elle n’est point voulue, qu’elle n’a pas besoin d’être voulue. Qu’elle n’a qu’à paraître pour triompher. Il y a vraiment là, de l’ancien au moderne, un retournement, tout un renversement du sens où cheminent les responsabilités. Ce n’est plus le sang des pères, le sang versé par les pères, qui retombe sur les enfants ; c’est proprement le sang des enfants, non versé, qui transmis dans les veines remonte à sa source, aux artères, originelles, et qui avoue, qui dénonce sa source, qui trahit le secret de sa source. Il ne s’agit plus d’être maudit et réprouvé dans ses enfants jusqu’à la troisième et jusqu’à la vingtième génération. Mais c’est la vingtième génération au contraire qui remonte et va porter jusque dans le sein de l’auteur cette contre-malédiction, cette réprobation remontante. Il y a vraiment là une contre-indication formelle du moderne à l’ancien. Quand un fils parle mal de ses père et mère, je suis blessé dans mes sentiments les plus profonds, j’ai l’impression d’une impudeur, peut-être la plus grave de toutes, et d’une indécence ; mais moderne je l’en crois : car ils sont coupables, d’avoir eu ce fils, qui dit cela. C’est toujours une mauvaise note, pour une maison, que d’être divisée contre elle-même, et que de recevoir perpétuellement des démentis intérieurs. Mais nulle note n’est aussi mauvaise que pour un père d’avoir introduit dans le monde sa propre condamnation, elle-même intérieure. Car si une maison divisée contre elle-même périra, que sera-ce de cette division à distance qui anime contre un auteur aboli des descendances de tares et des survivances de responsabilités, qui anime contre un auteur, à l’heure même où il ne peut plus se défendre et protester, des protestations dès lors indiscutables et qui jamais plus ne seront discutées.

Il y a là un phénomène moral troublant du même ordre que le phénomène moral si connu et pour ainsi dire parallèle à ce phénomène moral si connu, sur lequel nous ne pouvons pas nous arrêter aujourd’hui, par lequel un bienfaiteur est toujours, en un sens profond, responsable d’une ingratitude consécutive. Comme il a fait le bienfait, il a fait l’ingratitude aussi, dedans le bienfait ; il a fait un bienfait véreux, déjà tout rongé en dedans du ver d’ingratitude, au moment originaire même, au moment où il naissait bienfait. Et, à dire vrai, la responsabilité de l’ingratitude ultérieure n’est elle-même qu’un cas particulier de cette sorte de responsabilité générale que nous avons rencontrée sur notre chemin, car le bienfaiteur, l’auteur d’un bienfait, est aussi, est en cela même l’auteur de celui qui reçoit le bienfait, au sens étymologique, au sens véritable de ce mot d’auteur, que je crois que j’ai reconnu dans un travail précédent.

Ils sont coupables, d’avoir eu ce fils, qui parlerait ainsi. En ce sens et dans cette mesure quand les modernes, héritiers innombrables de Renan, eux-mêmes introduisent dans le débat une certaine idée de Renan, qu’ils ont ou qu’ils font semblant d’avoir, — et qui d’ailleurs est en elle-même vraie ou fausse, — par le jeu de cette singulière équivalence que nous avons dite, par l’opération de ce singulier report de responsabilité, que nous avons approfondi un peu, nous pouvons, nous devons les en croire, et l’auteur lui-même Renan est responsable de cette idée, fût-elle grossière, qu’ils ont de lui ou que du moins ils manifestent. Les grossièretés que les modernes ont prêtées à Renan, qu’ils ont vues ou qu’ils ont mises dans Renan, quand même elles n’y seraient pas, — quand même elles n’y seraient pas textuellement, officiellement et présentement, — elles y sont tout de même, elles y sont profondément, d’autant plus réellement, cela équivaut, cela fait une équivalence, revient au même que si elles y étaient, ou, comme disent les scientifiques, mais en un sens beaucoup plus réel, tout se passe comme si elles y étaient, ou plutôt elles y sont réellement, plus réellement que s’il avait mis ces grossièretés en épigraphe, étant plus profondes, qu’une épigraphe, car il faut, pour qu’aujourd’hui elles sortent et se manifestent, qu’il ait fait ; qu’il ait eu, qu’il ait commis cette grossièreté beaucoup plus profonde, cette grossièreté essentielle, cette grossièreté mère d’avoir donné la naissance à ce peuple de grossiers qui lui attribueraient un jour ces grossièretés, qui seraient assez grossiers pour les lui attribuer ; en ce sens et dans cette mesure la cérémonie de l’inauguration du monument de Renan à Tréguier elle-même, bien qu’elle soit en un sens tout ce que l’on peut imaginer de plus étranger, de plus hostile même et de plus contraire au caractère, au style, à la personnalité même de Renan, par ailleurs en cet autre sens elle n’est que le couronnement de toute une vie et de toute une mémoire, de toute une postérité, la mémoire prolongeant la vie et la postérité prolongeant la mémoire, elle n’est que le point d’aboutissement d’un cheminement continu dont le point d’origine était à l’intérieur de Renan lui-même et qui ne devait éclater pleinement qu’à cette date ; après lui ; en ce sens et à ce point Renan est responsable des grossièretés modernes ultérieures, y compris toutes celles qui culminèrent dans cette gouvernementale cérémonie ; en ce sens et dans cette mesure, nous proposant d’analyser, d’interpréter, de lire ce livre de fondation de la superstition de la science moderne que fut l’Avenir de la Science, nous ne pourrons pas négliger, nous ne devons pas un seul instant perdre de vue les explications, les lectures, les interprétations, fussent-elles grossières, qui nous assaillent montant de toutes parts de ces innombrables postérités.

Nous ne devons pas perdre de vue l’explication par l’intérêt. D’une part c’est une explication qui est vraie en elle-même. D’autre part, et ceci est presque plus intéressant, c’est une explication qui est vraie comme représentation d’une tare ancestrale intérieure. Ainsi entendue, en ces deux sens, au sens intrinsèque, et au sens d’une représentation de la responsabilité, cette explication par l’intérêt est nécessaire, mais elle ne suffit pas. Elle est même fort loin d’être suffisante.

Nous ne devons pas perdre de vue l’explication par l’habitude. D’une part c’est une explication qui est vraie en elle-même, même au sens grossier où nous la proposent les gens qui en sont les incitateurs. D’autre part, et ceci est décidément plus intéressant, c’est une explication qui est vraie comme représentation d’une tare ancestrale intérieure. Ainsi entendue, en ces deux sens, au sens étroit intrinsèque, et au sens étroit d’une représentation de la responsabilité, cette explication par l’habitude est nécessaire, mais elle ne suffit pas. Elle est même fort loin d’être suffisante.

Mais dans leur commune exactitude générale en ces deux sens, dans leur nécessité générale commune en ces deux sens, dans leur commune et générale insuffisance en ces deux sens, dans leur étroitesse et dans leur faiblesse même ces deux explications, l’explication par l’habitude et l’explication par l’intérêt diffèrent profondément, apportent, présentent d’elles-mêmes une différence profonde en ce sens que la deuxième, l’explication par l’intérêt demeure, comme il fallait s’y attendre, puisque c’est une explication par l’intérêt, une explication étroite et infertile, tandis que la première, l’explication par l’habitude, étant une explication d’origine organique et particulièrement psychologique, ouvre, à qui veut remonter à sa source, tout un courant, tout un fleuve d’explication beaucoup plus intéressante et beaucoup plus profonde.

Je retiens cette explication par l’habitude. Mais je ne la retiens pas seulement, je ne l’entends pas seulement en ce double sens étroit, au sens d’une exactitude directe, et au sens d’une représentation de responsabilité par équivalence. Nous ne l’entendrons pas seulement en ce double sens étroit, mais je lui restitue toute sa force première, toute sa puissance et sa singularité originelle. Oui c’est par habitude que Renan continuait, c’est par habitude que Renan a mis ou a laissé dans ses œuvres tant d’expressions de la vie spirituelle, et que même il a fait expressément plusieurs œuvres qui sont proprement des œuvres de la vie spirituelle, c’est par habitude qu’il a continué comme il avait commencé ; mais ce n’était pas seulement par une habitude professionnelle, par une habitude de métier ; c’était par une habitude beaucoup plus profonde, par une habitude intellectuelle, intérieure elle-même, morale, mentale, psychologique de toute sa psychologie, par une habitude organique, elle-même ancestrale. Par une habitude sentimentale enfin, de toutes les plus profondes, et les plus essentielles. Ces mansuétudes mutuelles de l’Église et de Renan, ces échanges et ces communications de mansuétudes, et non pas seulement de politesses, par dessus nos têtes, ne peuvent recevoir une autre explication. Renan, depuis le commencement de ses ancêtres, et à plus forte raison depuis son commencement à lui, ou pour parler exactement depuis son commencement, depuis son ancien, depuis son premier commencement en ses ancêtres et depuis son propre deuxième commencement en lui-même avait reçu, avait conçu cette habitude indélébile de parler, de penser un certain langage de la vie spirituelle ; non pas seulement depuis Saint-Sulpice, depuis quelque petit séminaire breton, depuis quelque petite cure de village départemental, depuis son baptême et depuis quelque destination à l’état ecclésiastique, mais de beaucoup plus loin, depuis les parents barbares et les plus anciens ancêtres Cimmériens. Nul ne se détache entièrement de telles habitudes, ainsi entendues, ainsi reçues, ainsi conçues, aussi profondes, aussi organiques, aussi tenantes à la vie elle-même, nul, à moins de couper sa vie, cette même vie elle-même, les racines de sa pensée, de sa conscience, de toute sa vie, de toute son existence, de tout son être et de toute sa raison d’être, de sa personne et de ce qui est beaucoup plus profond que même la personne. En admettant même que cela soit possible, ce que nul ne croira. Renan ne tenait aucunement à s’en détacher entièrement ainsi. Ce serait une opération proprement monstrueuse ; et Renan avait assez de goût pour aimer le naturel en ce qu’il est tout ennemi d’une opération monstrueuse. Et puis enfin il pensait à lui-même, à son avenir, à son intérêt, à son utilisation, à ses progrès, à ses intérêts, à sa réussite. Il avait pour tout cela, pour lui-même Renan, une attention inquiète, une douce et bonne et molle pitié, une piété même, une pitié piété ecclésiastique aux joues molles et flasques et redoublées, une tendresse pieuse, une affection émue. Ça aurait fait du tort à Renan, et il n’avait point un tel goût de l’injustice qu’il eût consenti à faire du tort à Renan. Qui était un si bon homme, et si intéressant. Cette opération aussi fait mal, beaucoup de mal. Et n’ayant point l’âme insensible, il eût fait beaucoup d’autres choses, plutôt que du mal à M. Renan. Renan n’avait nulle envie de couper les racines qui alimenteraient la vie de Renan, la gloire et les talents de Renan. Ses bonnes et ses mauvaises qualités, qui étaient également nombreuses, et qu’il aimait également, le défendaient également, conspiraient à le garder contre toute tentation de procéder à une opération aussi entière. Il faut voir, il faut un peu considérer quelle était alors la situation de Renan, sa situation mentale et surtout sa situation sentimentale. Conservateur, profondément et nativement conservateur, non point conservateur de la révolution, comme ces autres, mais conservateur de la conservation, ennemi né de toute nouveauté, de tout moderne, — car il est singulier, mais il est vrai, et d’ailleurs ce ne serait pas la première fois que ce phénomène se serait présenté dans l’histoire, — que ce père de tous les modernes était l’homme du monde le plus ennemi de tout ce qui ressemblait à du moderne, conservateur par habitude elle-même et par naissance, né, demeuré conservateur, timide, pour ne pas dire peureux de tout changement, à plus forte raison de toute révolution, sociale ou simplement politique, et morale même ou mentale, Breton certes et non point déjà Bleu de Bretagne, il conservait, il aimait toute habitude ; et comme il aimait beaucoup Renan, par modestie, entre toutes habitudes, avec une prédilection singulière il aimait, il conservait les siennes. Et quand même il ne les eût pas aimées et conservées naturellement et par habitude, il était trop intelligent pour ne pas savoir quelle nourriture substantielle, quelle pâture alimentaire cette religion, qu’il allait quitter ou qu’il venait de quitter, continuerait à fournir à la consommation de son talent et ainsi à la préparation de sa gloire.

Les soldats, disait sensiblement l’ancienne théorie, procurent leur succès et préparent leur gloire, (de leurs chefs militaires). L’Église, dans ce système, le catholicisme, le christianisme recevait l’honneur de continuer à être chargé de procurer le succès et de préparer la gloire du chef exégétique.

D’une part il était assez intelligent, il avait assez le sens des réalités, des conservations, des origines et des alimentations pour savoir que généralement il est extrêmement dangereux pour un talent et pour une gloire de se couper de ses racines anciennes ; cette opération étant radicalement impossible, par définition, pour un génie ; lui particulièrement il était assez intelligent, il avait assez le sens de soi-même, de son talent, de sa valeur, de ses moyens, de sa conservation, de ses origines, de son alimentation, de sa continuation, de sa gloire à préparer, de ses limites aussi pour savoir qu’à lui plus qu’à personne il était extrêmement dangereux de couper ses racines alimentaires. Car nul homme autant que lui n’était nourri de ses plus anciennes racines. Et il ne l’ignorait pas. Car il était intelligent. D’autre part il connaissait parfaitement tout l’avantage, toute l’immense supériorité que le maintien d’une certaine vie spirituelle dans son arrière-opération mentale, dans son arrière-pensée, traduit, exprimé par le maintien d’un certain langage de la vie spirituelle dans son arrière-style, dans son arrière-écriture, dans son arrière-langage, lui donnerait sur ses nouveaux amis, sur ses nouveaux partisans, sur ses nouveaux élèves.

Et il n’est point certain, le malicieux vieillard qu’il avait toujours été, que de toutes les supériorités qu’il prétendait obtenir ce ne fût point celle-là, cette supériorité sur ses disciples et sur ses amis, et aussi sur ses survivants successeurs, qui secrètement ne lui fût pas le plus agréable. Qu’on repense à un certain ton, prétendûment détaché, dont il parle de sa propre mort, et de la continuation des autres. Je me disais que le vieux manuscrit serait publié après ma mort,… et que de là peut-être viendrait pour moi un de ces rappels à l’attention du monde dont les pauvres morts ont besoin dans la concurrence inégale que leur font, à cet égard, les vivants.

Il y a deux sortes d’amis : ceux qui veulent l’emporter sur leurs amis, se faire supérieurs à leurs amis, commander à leurs amis, primer, dominer, exercer sur leurs amis une autorité de commandement, commander en gloire et commander en domination : ce sont les amis selon le siècle, et, à dire le vrai, ils ne méritent même point, en aucun sens ni d’aucune façon, le nom d’amis ; car ils sont ennemis au contraire, infiniment plus ennemis que les véritables et les simples ennemis ; les autres ne pensent pas même à se comparer à leurs amis, parce qu’ils savent que l’émulation même est mauvaise et que ce que l’on nomme de ce nom d’émulation n’est jamais que le déguisement de l’envie originelle et de la vieille jalousie ; ceux-ci ne pensent pas à se faire supérieurs, à exercer une autorité de commandement, une gloire de domination : ils n’y pensent même pas ; car ils pensent à se réjouir du bonheur de leurs amis ; ou plutôt ils n’y pensent même pas et c’est tout naturellement et spontanément, inconsciemment et bonnement, sans y penser, tout communément qu’ils sont heureux dans le bonheur de leurs amis ; tout innocemment ; ceux-ci sont les amis intérieurs, les amis selon la règle de l’amitié, les véritables amis, les simples et les seuls qui soient dignes de recevoir ce nom d’amis.

Or il est malheureusement certain que Renan appartenait à la première sorte ; comme il était devenu un clerc selon le laïque, il avait toujours été un ami selon le siècle ; et voilà ce qu’il ne faut jamais oublier quand on aborde, comme un livre plein d’enseignements et de renseignements, l’Avenir de la Science.

Il y a deux sortes d’hommes, ceux qui veulent avoir des partisans et ceux qui ne veulent pas avoir des partisans, ou du moins qui ne se proposent pas uniquement d’avoir des partisans ; les premiers veulent exercer une autorité de commandement, une gloire de domination sur des hommes qui ainsi deviennent des partisans et par eux sur le reste du monde ; ceux-ci sont les chefs de parti ; et il y a des partis intellectuels comme il y a des partis politiques ; et les partis intellectuels, — politiques eux-mêmes, — sont beaucoup plus dangereux que les partis politiques, — propres, — parce qu’ils atteignent l’homme beaucoup plus profondément ; les autres ne redoutent rien tant que de devenir hommes de parti, si ce n’est ce qu’ils redoutent beaucoup plus encore, ce qu’ils redoutent le plus : de devenir chefs de parti.

Or il est malheureusement certain que Renan appartenait à la première sorte ; la cérémonie de l’inauguration du monument de Renan à Tréguier, accomplie essentiellement comme une fête de parti, comme une cérémonie gouvernementale, n’a fait, en ce sens, que traduire, comme un couronnement de fait, comme un aboutissement suprême extérieur, en un langage particulièrement grossier, une tendance, un esprit originel intérieur invincible. Renan était profondément un homme de parti et ne demandait qu’à devenir un chef de parti, de parti intellectuel et peut-être bien, Dieu aidant, de parti politique, — on n’a pas oublié sa candidature libérale indépendante sous l’Empire, en mai-juin 1869, dans une certaine circonscription de Seine-et-Marne, je crois que c’est dans la circonscription où il y avait Lagny, — et l’on ne sait jamais jusqu’où les hommes de ce temps et de cette génération, les intellectuels d’avant le mot, les fondateurs et les pères intellectuels, après et pendant les exemples retentissants de Lamartine et de Hugo, de tant d’autres, étaient ambitieux, convoiteux non pas tant peut-être de la puissance et de la domination que de la gloire politique, — ou plutôt il était d’autant plus volontiers un homme de parti que c’est le bon moyen pour devenir ce qu’il ne demandait qu’à être : un chef de parti : voilà ce qu’il ne faut jamais oublier quand on aborde l’Avenir de la Science : que ce livre est un livre de parti, un livre d’homme de parti, et, sourdement, un livre d’homme de parti qui ne demandait lui-même qu’à se faire des partisans, qu’à devenir chef de parti. Qui ne demandait pas seulement à devenir lui-même partisan, mais qui ne demandait qu’à se recruter des partisans, fonder un parti, se faire le fondateur et le chef, statutaire, d’un parti. Enrôler des jeunes gens, la plus vieille et la plus chère ambition, la plus secrète convoitise ecclésiastique.

Il y a beaucoup plus de ressemblance, beaucoup plus de voisinage qu’on ne le croit, ou, pour tout dire, il y a une toute proche, une étroite parenté entre l’ambition intellectuelle et l’ambition politique, entre les partis intellectuels et les partis politiques, entre la passion du commandement intellectuel et la passion du commandement politique ; ou plutôt il n’y a pas seulement des affinités, une affinité générale entre l’autorité du commandement intellectuel et l’autorité de commandement politique, il n’y a pas seulement entre elles deux ce goût singulier, cette convoitise commune, cet appétit commun de toute autorité de commandement, si répandu dans nos démocraties, mais nous voyons par tout ce qui aujourd’hui se passe autour de nous que la convoitise de la domination intellectuelle est la même que la convoitise de la domination politique, et du gouvernement. Non pas seulement qu’elle en est un cas particulier, mais qu’elle est la même, plus approfondie encore, infiniment plus inquiétante et plus dangereuse, étant inquisitoriale et pour ainsi dire plus intérieure, étant plus essentielle et pénétrant aux racines mêmes des libertés intérieures, pour les atteindre. Qui en douterait, il n’aurait qu’à regarder un peu ce qui se passe autour de nous. Car c’est pour cela, c’est par un effet de cette parenté, de cette unité, de cette continuité, de cette identité, entre l’autorité de commandement intellectuel et l’autorité de commandement politique parlementaire et gouvernemental, que tant de jeunes gens autour de nous, et tant d’hommes faits, passent aussi aisément, et d’une marche continue, de leurs tentatives de domination intellectuelle, à des réalisations de dominations politiques. Tout le parti jaurésiste notamment est ainsi fait de vieux jeunes gens intellectuels, particulièrement de vieux normaliens célibataires vieux jeunes gens intellectuels bien conservés qui vendraient leur âme premièrement pour ne pas faire leur classe, dans un département, deuxièmement pour exercer, pour chiper une parcelle de pouvoir politique sur les serviles Français. Il faut croire qu’il y a dans l’exercice de la domination politique une jouissance, une sorte de délice inconnue, inaccessible aux véritables hommes d’études, aux hommes de travail et d’œuvre. La preuve en serait encore dans la facilité, dans la continuité avec laquelle nous voyons que partout autour de nous les partis intellectuels, eux-mêmes, considérés globalement et comme partis, les partis intellectuels tout faits, les partis intellectuels en bloc deviennent des partis politiques, se transforment en partis politiques, ou plutôt, car c’est là leur véritable, leur intérieure et leur finale forme, se forment, s’informent en partis politiques. Et particulièrement enfin, et individuellement, c’est pour cette raison que nous avons vu depuis quelques années et que nous voyons tous les jours autour de nous davantage tant d’intellectuels, — tant d’universitaires, notamment, — aussi aisément, aussi continûment devenir des politiciens, notamment se porter candidats aux élections parlementaires, et quelquefois y réussir, — je ne parle pas des élections municipales, — ce qui ne leur arriverait jamais, et dont ils ne courraient aucun risque, s’ils étaient proprement, purement des intellectuels. On croyait, ils croyaient peut-être eux-mêmes qu’ils étaient des intellectuels, de purs intellectuels ; ils parlaient de la politique avec un certain dédain, sur un certain ton ; ils étaient des messieurs intellectuels, des professionnels de l’intellectualité : au premier usage, au premier voyage on les découvrait, on les reconnaissait et eux-mêmes ils se découvraient, ils se reconnaissaient, ils se saluaient politiciens dans l’âme, politiciens de vieille date et de vieille souche, familiers et vieilles troupes de la politique, politiciens chez eux et à la coule, politiciens d’avant toujours et non pas même seulement par vocation, mais politiciens nés, — égarés, passants, véritablement étrangers aux pays proprement intellectuels. Sans avoir jamais rien appris de la politique, d’instinct ils la savaient toute, la politique. Car ce n’est point par une conversion, ni par un saut, mais c’était par un passage immédiatement continu, ou plutôt c’était par un retour sur soi-même, par une rentrée en soi-même et dans leur véritable nature, par une retrouvaille de soi qu’ils se rendaient de leurs prétendus pays de travail intellectuel à leurs véritables patries de la politique et de ses agitations.

De cette connexité de la domination intellectuelle et de la domination politique, parlementaire gouvernementale, venue de leur profonde unité, manifestation extérieure, déjà grossière, et un peu superficielle, de leur identité même, de leur communauté de source profonde comme étant une communauté de vice, nous venons justement d’avoir une illustration la plus éclatante. Il avait été mille fois entendu, promis, juré, mis sur les programmes, ce qui n’est rien, mis sur les affiches, dans les journaux, dans les brochures, dans les revues, dans les livres, dans les déclarations et dans les pactes, les plus solennels, qu’aussitôt que le parti intellectuel serait parvenu au gouvernement de la République, à la domination de l’État, son premier soin serait d’assurer la neutralité, philosophique, religieuse, métaphysique, du gouvernement et de la domination de l’État de cette République. Il ne devait plus y avoir ni philosophie d’État, ni religion d’État, ni métaphysique d’État. De même qu’après le triomphe du dreyfusisme il ne devait plus y avoir de raison d’État.

Il faut à ce titre considérer comme un des plus grands événements du temps présent non point le discours de M. Viviani, le nouveau ministre du travail, récemment affiché sur nos murs, mais tout un passage de ce discours.

Un peu déshabitué de la tribune après, je crois, huit années d’absence, demeuré juvénile, très allant, et ami de la période oratoire et de la littérature éloquente parlementaire, au besoin fleurie, le nouveau ministre du nouveau ministère a fait ce que n’eussent point fait beaucoup de ses nouveaux collègues, beaucoup de ses amis, politiques ou amicaux, ce que n’eût point fait un homme infiniment plus avisé comme son collègue de l’Instruction publique et des cultes, un homme infiniment plus délié comme son collègue de l’Intérieur et président du conseil.

Ce que ni Briand ni Clemenceau n’eussent fait jamais, c’est précisément cela que M. Viviani a commencé par faire, s’est empressé de faire pour son commencement de ministère, pour son installation, et aussi pour sa rentrée à la tribune : démasquer ses batteries, parlant au nom du parti intellectuel, révéler, dénoncer, victorieusement annoncer l’arrière-pensée du parti intellectuel.

Un très grand nombre d’intellectuels avaient déjà mangé le morceau. Mais aucun d’eux n’avait jamais encore parlé au nom du gouvernement, officiellement et comme étant un membre du gouvernement.

Les catholiques avaient souvent dit que telle était l’arrière-pensée du parti intellectuel, et même une pensée qui n’était plus arrière du tout. Mais ils avaient tant menti, comme parti politique autoritaire, quand ils étaient eux-mêmes le parti de gouvernement, que l’on ne pouvait croire qu’ils dissent vrai depuis qu’ils étaient devenus non point tant une minorité, au moins électorale, persécutée, qu’une minorité, au moins électorale, destinée, dans l’intention du parti intellectuel, à subir la persécution.

Pour la première fois depuis que Renan a jeté, a posé les tout premiers tracés des statuts de la domination du parti intellectuel un ministre de la République, un secrétaire d’État, parlant officiellement et formellement en son nom et au nom du Gouvernement à la tribune de la Chambre, aux applaudissements d’une immense majorité, dans le silence mal averti de toute la minorité, applaudissements ratifiés et silence souligné par un affichage voté lui-même à une énorme majorité, pour la première fois un membre du Gouvernement est monté à la tribune et a déclaré, officiellement et en titre, a proclamé, solennellement, non seulement que le parti intellectuel se proposait d’asseoir sur le monde une domination philosophique, religieuse, métaphysique, mais même qu’il y avait réussi pleinement.

Cette déclaration, officielle, cette solennelle proclamation est d’autant plus intéressante, si elle n’était pas d’autant plus imprévue, que M. Viviani n’étant point proprement, originairement, un intellectuel, on peut considérer cette annonciation comme la manifestation, comme le manifeste d’un ralliement, d’autant plus significative. M. Viviani a vraiment porté la parole pour le parti intellectuel, s’est vraiment fait le porte-parole du parti intellectuel.

Cela n’a pas suffi, a dit le nouveau ministre, et alors nous nous sommes attachés à une œuvre d’anticléricalisme, nous avons arraché de l’âme du peuple la croyance à une autre vie, à des visions célestes décevantes et irréelles.

« C’est ici, dit à son tour le Matin, que le talent de M. Viviani a trouvé sa preuve, si tant est qu’il eût besoin de preuve. Car pas une protestation ne s’est élevée à droite quand le ministre du travail a dit cette chose formidable, formidable si l’on songe que c’est un ministre qui l’a dite, même après la loi de séparation. »

Je vous crois, ô Matin, que ce fut formidable. Vous avez eu la langue trop longue, vous aussi, comme un ministre du travail, ô courriériste parlementaire, simple journaliste officieux. Oui je vous crois, ô journal et journaliste, que ce fut formidable, même et surtout après la loi de séparation. Car cette annonce fait tout le contraire d’une séparation. Nous ne saurions trop nous applaudir ici que le grand journal du matin ait été plus perspicace que nos députés parlementaires. Qui ne semblent point s’être alors aperçus, alors ni depuis, que ce fût formidable. Pas même ceux de la droite, qui n’ont protesté que par habitude fatiguée, sans conviction. Ils sont tellement gauches et mal habitués de n’avoir plus le gouvernement qu’ils ne savent plus rien reprocher au gouvernement.

Une déclaration ministérielle aussi officiellement, aussi souverainement faite à la tribune, dans une séance aussi pleine, aussi attentivement attendue et suivie, une proclamation faite par un ministre dans ces circonstances et dans ces conditions, dans tout le plein exercice de son ministère, a par tout cela même une première solennité, une première valeur de solennité. Une déclaration ministérielle faite pour la création d’un ministère, dans toute la pleine et solennelle inauguration d’un ministère, d’un département ministériel nouveau, a comme une deuxième solennité, une deuxième valeur de solennité. Parce qu’elle marque un commencement.

Une déclaration ministérielle aussi solennellement affichée, — si prodigue d’affichages que la Chambre se soit montrée en ces derniers temps, et qu’ordinairement elle se montre au commencement d’une session, — par le fait d’un vote aussi marqué, par l’effet parlementaire des suffrages d’une aussi importante majorité, a comme une deuxième double solennité, une deuxième double valeur de solennité. Elle n’engage plus seulement l’autorité ministérielle, gouvernementale et la responsabilité. Elle engage tout ensemble, tout également, l’autorité parlementaire et législative et la responsabilité. La Chambre s’y engage, formellement, et non plus seulement le ministère.

« M. René Viviani, ministre du travail. — Nous avons dit à l’homme qui s’arrête au déclin du jour, écrasé sous le labeur quotidien et pleurant sur sa misère, nous lui avons dit qu’il n’y avait, derrière les nuages que poursuit son regard douloureux, que des chimères célestes, et d’un geste magnifique nous avons éteint, dans le ciel, des lumières qu’on ne rallumera plus. (Applaudissements prolongés à gauche)

« Maintenant, l’œuvre commence aujourd’hui ; car que répondrez-vous à l’homme, à qui nous avons arraché sa foi, à qui nous avons fait le ciel vide, qui reste humilié tous les jours par le contraste qui fait de lui à la fois un misérable et un souverain ? »

Je ne le lui fais pas dire. Et enfin plus loin :

À ceux qui disent qu’un pays sans idéal religieux est en voie de décadence, répondez qu’un pays n’est pas en décroissance s’il augmente la valeur morale et sociale de l’individu.

Je prends ce texte dans le Matin du vendredi 9, novembre, et je crois que je puis l’y prendre sans danger, s’il est vrai que le Matin est devenu l’organe officieux de ce nouveau gouvernement à un point que l’on n’avait jamais atteint peut-être. Il n’est donc point suspect d’avoir voulu jouer un mauvais tour au nouveau ministre. Il ne tend au contraire, tout son effort ne tend, dans ce numéro et dans les numéros environnants, tout son effort, toute sa combinaison, toute sa présentation, ne tendent qu’à le faire mousser, comme ils disent. Ils appuient dans son propre sens. Tout permet donc de croire que nous avons ici, dans le Matin, le texte originaire, le texte premier et le plus exact.

Même texte dans le Petit Temps daté du même jour au soir, ce qui beaucoup plus simplement me fait croire que ce texte est tout bonnement le texte analytique distribué aux journaux, par les services officiels je crois, même texte, — sous cette réserve cependant, et ce détail m’intéresse, qu’après la phrase des becs de gaz qu’on ne rallumera plus, après les applaudissements prolongés à gauche, le texte du Petit Temps porte : Vives réclamations à droite. J’ose conjecturer que ce n’est point le Petit Temps qui a inventé ces Vives réclamations à droite, qu’elles étaient en effet dans le texte, que la droite s’est tout de même aperçue qu’on venait de lui dire quelques mots, et que c’est le Matin qui les a supprimées, sans doute parce qu’elles tenaient de la place, peut-être parce qu’elles offusquaient la magnificence du geste de l’éteigneur. Car enfin :

Comme enfin une innovation dans le mouvement ne peut jamais aller sans une innovation dans la forme correspondante, et réciproquement, il faut noter que c’est ici aussi la première fois depuis que le monde existe qu’un romantique nous présente comme étant magnifique un geste qui consiste à éteindre des lumières. Et d’un geste magnifique, nous avons éteint, dans le ciel, des lumières qu’on ne rallumera plus. Ceci est nouveau, dans le verbe, et cette nouveauté dans le verbe ne fait que souligner, représenter, comme il arrive toujours, une correspondante nouveauté, dans le geste, une innovation du geste lui-même. Le vieux père Hugo et à sa suite un nombre incalculable de romantiques avaient bien fait profession de tirer pour la joie de nos regards et pour l’éblouissement de nos yeux un nombre incalculable de métaphores du pacifique métier d’allumeur de réverbères, devenu avec le temps et par le progrès de la civilisation le métier municipal d’ouvrier demi fonctionnaire d’allumeur de becs de gaz. Hugo menant la grande bande et sarabande des romantiques nous avait bien habitués à cette spécialité de métaphores. Et dans la grande boutique

Romantique

il en avait tout un rayon. Mais ils nous avaient habitués aussi à distinguer nettement entre les deux parties également honorables de cet honorable métier. Les allumeurs de becs de gaz allument quand il faut. Mais ils éteignent aussi. Quand l’heure est venue. Les grands romantiques avaient soigneusement distingué, trié entre ces deux opérations, ces deux parties du métier de cette honorable corporation. Retenant pour eux les fonctions d’allumeurs de ces becs de gaz que dans leurs métaphores ils nommaient généralement étoiles, soleils, phares, et autres rimes glorieuses, à cause de fanfares, ils réservaient dédaigneusement et haineusement, d’une haine au moins romantique, la deuxième opération, l’opération contraire, d’éteigneur de ces mêmes becs, pour les rois, les prêtres, les papes, et autres princes de la nuit. C’est alors que Hugo faisait rimer ombre avec sombre, et ensuite ombres avec sombres, et quelquefois, plus heureusement, avec décombres, car il n’était pas comme nos jeunes hommes, que je ne veux point appeler des jeunes gens, pour ne point me faire assassiner, et il respectait la règle du pluriel. C’est alors qu’il faisait sortir et qu’il faisait donner les rimes des ténèbres. Les esquadrons volans des hussards de la mort. Hugo, lui personnellement, en avait-il assez allumé, de lumières, et ses damnés ennemis en avaient-ils assez éteint. Il suivait ainsi le bon sens d’ailleurs, comme il faisait souvent, le sens vulgaire, le sens commun ; qui faisait sa force ; car ces hommes, ces fonctionnaires, ces ouvriers municipaux, ces honorables syndiqués nos maîtres, qui également allument et également éteignent, nous-mêmes, nous les nommons allumeurs seulement, allumeurs de becs de gaz ; par une espèce de pudeur et de révérence ; et nous n’avons point la pensée de les nommer au contraire éteigneurs ; bien que ce fût juste et que ce soit également leur métier, l’autre partie, la partie contraire de leur métier ; ni tout au long de leur titre messieurs les allumeurs puis éteigneurs de becs de gaz ; comme le demanderait une saine logique, équitable ; nous aurions honte, pour eux, de les nommer éteigneurs de becs de gaz ; nous préférons, si je puis dire, laisser cela dans l’ombre. Pour la première fois dans l’histoire du verbe, dans l’histoire de la métaphore française, et peut-être de toute la métaphore, la vieille et toujours bonne métaphore vieille et jeune romantique a été retournée. Il s’est trouvé un homme assez hardi, un révolutionnaire pour faire cela. Et c’est le contraire, c’est le geste de l’éteigneur qui a été hautement revendiqué par le poète comme un geste qu’il a proclamé magnifique. Il y a là un événement d’une portée incalculable.

Nous lui avons dit qu’il n’y avait, derrière les nuages que poursuit son regard douloureux, que des chimères célestes, et d’un geste magnifique, nous avons éteint, dans le ciel, des lumières qu’on ne rallumera plus. Mais nous-mêmes aujourd’hui soyons historiens. À nous la confrontation des textes. Faisons jouer l’appareil critique. Reportons-nous au Journal officiel, numéro du même vendredi 9 novembre. Non point que le texte du Journal officiel soit de soi un texte plus authentique. Souvent au contraire il est moins authentique, étant le texte que l’orateur a revu plus à loisir, qu’il a corrigé sur épreuves, qu’il a établi à tête plus reposée. Ainsi le texte du Journal officiel, qui est celui que l’on affiche en cas d’affichage, loin de donner authentiquement, au sens de réellement, ce qui a été dit en séance, ne le donne que authentiquement au sens de officiellement et non point au sens de réellement. Nous n’avons point là ce qui a été dit réellement en séance, mais ce que le soir, lisant ses épreuves à l’imprimerie, ou dans un bureau, l’orateur veut qu’il soit publié officiellement qu’il ait dit.

Or le texte du Journal officiel, pour le passage que nous avons retenu, est non seulement plus complet, ce qui est naturel, mais plus explicite encore et plus marqué que ce texte que j’ai conjecturé être un simple texte analytique. Et de cette explicitation et de ce marquage on doit féliciter également et l’orateur et le ministre. On doit aussi l’en remercier. Avec lui au moins nous savons je ne dis pas seulement même où nous allons, car lui-même il ne parle qu’au passé, mais où nous sommes allés, où nous sommes arrivés :

Cela n’a pas suffi, Tous ensemble, par nos pères, par nos aînés, par nous-mêmes, nous nous sommes attachés dans le passé à une œuvre d’anticléricalisme, à une œuvre d’irréligion. Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. Lorsqu’un misérable, fatigué du poids du jour, ployait les genoux, nous l’avons relevé, nous lui avons dit que derrière les nuages il n’y avait que des chimères. Ensemble, et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus ! (Vifs applaudissements à gauche et à l’extrême gauche)

Les applaudissements sont devenus vifs, de prolongés qu’ils étaient, et ils se sont étendus à l’extrême gauche ; mais les vives réclamations à droite sont tombées, comme dans la version du Matin. C’est une compensation.

Qu’est-ce que vous voulez répondre, je vous le demande, à l’enfant devenu un homme qui a profité de l’instruction primaire complétée d’ailleurs par les œuvres postscolaires de la République, pour confronter sa situation avec celle des autres hommes ? Qu’est-ce que vous voulez répondre à un homme qui n’est plus un croyant, grâce à nous, que nous avons arraché à la foi, à qui nous avons dit que le ciel était vide de justice (Applaudissements à l’extrême gauche et à gauche) quand il cherche la justice ici-bas ?

M. Lasies.Très bien ! très bien !

M. le ministre du travail. — — — Répondez à ceux qui disent que la hardiesse dans les réformes sociales précipite un pays dans la décadence économique et financière, qu’un pays n’est jamais en décroissance quand il augmente la valeur morale et la valeur sociale de ses enfants ! (Applaudissements)

Ici la variante est importante. Mais la déclaration de prise du pouvoir du parti intellectuel est alors assez acquise. Que ce soit le parti intellectuel qui soit entré dans le pouvoir, ou plutôt, ici du moins, le pouvoir qui soit entré dans les vues du parti intellectuel. On comprend que M. Lasies ait trouvé que c’était Très bien ! très bien !

Dans le grand discours du lendemain, même vendredi, et qui reçut également les honneurs de l’affichage, bien qu’il dît très exactement le contraire, et même qu’il fût fait très expressément pour cela, qui reçut tout de même les honneurs du même affichage, car affichage parlementaire sur affichage parlementaire vaut, un homme d’État infiniment plus homme d’État, un homme de gouvernement infiniment plus soucieux de ses responsabilités, un homme aussi infiniment plus habile et plus avisé, sinon plus souple, un homme dont nous avions mesuré depuis dix ans dans les congrès socialistes, mais dont les partis bourgeois ne connaissent que depuis quelques années le prodigieux talent parlementaire, un homme qui est réservé peut-être aux fortunes parlementaires les plus hautes, et peut-être, dans ce genre, les plus méritées, un homme qui de rapporteur premièrement de la loi de séparation en est devenu par le fait et par sa propre prise de possession comme l’auteur, au moins général, au point qu’on dira peut-être la loi Briand comme on dit la loi Waldeck-Rousseau, un homme qui d’ailleurs mesurait ainsi, lui aussi, sa propre responsabilité, un homme qui ménage l’avenir, qui mesure l’avenir, qui escompte l’avenir, un homme qui enfin travaille et pour aujourd’hui, et pour plus tard, et pour beaucoup plus tard, et non pas seulement pour aujourd’hui, qui ce jour-là aussi travaillait dans sa propre partie et dans le domaine de sa propre responsabilité où il est devenu compétent, qui n’avait plus à parler en l’air et dans la zone des métaphores et des lumières, mais qui avait la responsabilité d’agir dans la grise région des réalisations et des faits, le lendemain vendredi le ministre des cultes essayait de rattraper, autant qu’il pouvait, la déclaration proclamatoire de M. Viviani. Sur l’administration des différents cultes, et notamment du culte catholique, sur la neutralité formelle de l’État en forme de cultes et plus profondément sur ce qui est représenté par cette neutralité formelle, sur la neutralité matérielle de l’État en matière de religion, de métaphysique et de philosophie, le ministre du-traitement-que-l’État-fera-subir-à-la-prière, j’entends à la prière qui ne sera pas dite sur l’Acropole, a prononcé des paroles excellentes. Parlant au nom de tout le gouvernement, et non plus seulement, comme le précédent ministre, sur ce point, en son nom personnel, et aussi parlant sur des résolutions de politique prochaine, pour des décisions de gouvernement immédiat, il a sensiblement réussi à dégager le gouvernement du discours de la veille.

Il a recloué au mur la vieille déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, que le précédent orateur, dans son mouvement, procédant comme un simple congréganiste et comme un Vendéen, avait, somme toute, foulée aux pieds. Décrochée de l’autre côté, foulée du pied gauche, mais enfin décrochée aussi, foulée aussi au pied.

Mais considéré comme une déclaration par adoption, par endossement, comme une proclamation de prise de pouvoir du parti intellectuel, ce discours de Viviani, dans ce passage que nous avons retenu, demeure entier.

Tout y est dans ce discours, dans ce passage ; rien n’y manque, et pas même la destination, dans l’intention du parti intellectuel moderne, de l’enseignement primaire et des œuvres post-scolaires. De la troisième République, pour achever de parler comme eux.

Faut-il rappeler ici, une fois de plus, faut-il rappeler encore une fois dans ce pays, et nos Français ne se rappelleront-ils jamais eux-mêmes, jamais tout seuls que les négations métaphysiques sont des opérations métaphysiques au même titre que les affirmations métaphysiques, souvent plus précaires, ou, pour parler exactement, que les négations étant, généralement, et génériquement, des affirmations, retournées, étant une sorte particulière d’affirmations : les affirmations négatives, particulièrement les négations métaphysiques sont des affirmations métaphysiques, retournées, une sorte particulière d’affirmations métaphysiques : les affirmations métaphysiques négatives, souvent plus précaires, si possible, que les affirmations métaphysiques pures, que les affirmations métaphysiques proprement dites, affirmatives, affirmantes. Positives.

Ainsi faut-il rappeler pêle-mêle et en bref, pour prendre date, encore une fois, que la croyance en Dieu est une opération, une opinion métaphysique, religieuse ; que même pour compter juste il y a la croyance en Dieu, en un seul Dieu, qui est une croyance métaphysique, religieuse. Croire en un seul Dieu, qu’il y a un Dieu, mais qu’il n’y en a pas plusieurs, c’est faire une opération métaphysique, religieuse, variable elle-même et différente, différente de soi-même, c’est en réalité en faire déjà plusieurs, selon qui est ce Dieu, unique. Et il y a autant d’opérations différentes qu’il y a de ces Dieux, uniques. Réciproquement croire qu’il n’y a pas un Dieu, mais plusieurs, c’est encore faire une opération métaphysique, religieuse, différente de la première, bien qu’elle soit peut-être un peu de la même famille, variable elle-même et différente entre elle-même, c’est faire une multitude en réalité d’opérations métaphysiques, religieuses, autant que vous ferez une multitude non seulement de ces dieux pluriels à l’intérieur de chaque mythologie polythéiste mais de ces mythologies polythéistes mêmes. Contrairement croire qu’il n’y a ni un Dieu ni plusieurs, c’est faire en face, en contraire, en réplique, une opération métaphysique, religieuse, ou plutôt c’est faire en une seule, sous le vêtement d’une seule, une multitude d’opérations métaphysiques, religieuses, autant qu’il y a d’opérations positives dont on fait ainsi les négatives, autant qu’il y a d’opérations affirmatives dont vous faites ainsi les répliques.

Pour parler le langage de l’école, faut-il donc rappeler que l’athéisme est une philosophie, une métaphysique, qu’il peut être une religion, une superstition même, et qu’il peut devenir ce qu’il y a de plus misérable au monde, un système, ou plutôt, et pour parler exactement, qu’il est ou qu’il peut être plusieurs et beaucoup de tout cela, au même titre et ni plus ni moins que tant de théismes et tant de déismes, tant de monothéismes et tant de polythéismes, et de mythologies, et de panthéismes, qu’il est une mythologie, lui aussi, comme les autres, et, comme les autres, un langage, et que tant qu’à faire et puisqu’il en faut, il y en a eu de plus intelligents.

Pareillement de la croyance à la vie éternelle. Croire à une vie future, de justice réparatoire ou de béatitude, ou de toute autre indication, c’est faire une opération métaphysique, religieuse. Croire à plusieurs vies ultérieures, comme tant d’humanités y ont cru, et aussi à plusieurs vies antérieures, ce qui en est le complément naturel, et ce qui en fait comme l’équilibre attendu, croire à une indéfinité d’autres vies, antérieures et ultérieures, c’est faire une autre, c’est faire d’innombrables autres opérations métaphysiques, religieuses. Mais croire au contraire que cette mort temporelle a une valeur absolue, essentielle, totale, métaphysique, religieuse, parfaitement annulante, c’est faire encore une autre, encore une multitude d’autres opérations métaphysiques, religieuses.

Infiniment plus inintelligibles, plus inconcevables, plus impossibles encore à se représenter même. Hypothèses infirmes, comme toutes les autres, parce qu’elles sont, comme toutes les autres, de pauvres opérations humaines. Hypothèses encore infiniment plus infirmes.

Faut-il donc rappeler que la métaphysique et la philosophie et que la religion intellectuelle et que la superstition du parti intellectuel moderne est une métaphysique, une religion, une superstition de plus, comme tant d’autres, après tant d’autres, — avant tant d’autres, — dans l’histoire de tant d’humanités.

Je ne dis pas seulement et globalement dans l’histoire de l’humanité. Croient-ils donc, après tant d’autres, comme tant d’autres, — avant tant d’autres, — qu’ils ont dit le dernier mot de l’histoire de l’humanité, qu’ils ont mis le point final à l’histoire de toute la pensée humaine.

Faut-il ici rappeler tant de métaphysiques et tant de philosophies, tant de religions et tant de superstitions, faut-il citer tant d’humanités abolies ou vivantes, faut-il prévoir tant d’humanités éventuelles, ou quelques-unes de ces humanités, faut-il redemander à un auteur admirablement averti quelques nouvelles Histoires de quatre ans ?

Pour moi je lui en redemanderais bien deux ou trois, pour commencer, parce que c’est bien agréable à lire en épreuves, beaucoup plus que le meilleur des discours parlementaires.

On peut penser personnellement, comme je le pense, que cette métaphysique du parti intellectuel moderne est une des plus grossières que l’humanité aura jamais connue, qu’elle est infiniment plus sommaire et plus barbare, au sens hellénique de ce mot, que les toutes premières cosmogonies helléniques, ou plutôt qu’elle l’est, et qu’elles ne l’étaient point, qu’elle remonte comme réactionnaire très au delà des premiers Eléates et qu’elle eût semblé toute grossière et inintelligente et sommaire et arriérée à Thalès le Milésien, comme à tous ces premiers Ioniens, pour ne point me référer à ces Pythagoriciens admirables. On peut penser, comme je le pense personnellement, que les auteurs et que les sectateurs de cette basse et grossière métaphysique du parti intellectuel moderne, inintelligente, eussent été dénoncés, méprisés comme barbares, comme n’ayant non seulement aucun sens de la beauté, mais comme n’ayant pas même, au fond, le sens de la nature, non pas seulement dans les écoles d’Athènes, comme n’ayant pas même une idée des questions qui se posent, et s’ébrouant dans des questions qui ne se posent pas, mais avant le commencement de la grandeur d’Athènes dans toutes les cités colonies des côtes ioniennes, et à l’autre bout du monde, de ce monde grec, dans toutes les cités colonies des côtes de la Grande-Grèce, des côtes siciliennes et déjà des côtes italiennes. Je ne parle pas des anciens Juifs, qui eussent commencé, comme entrée en matière, par les passer au fil de l’épée, comme impurs, et désagréables au Seigneur. Car on ne saura jamais à quel point ce vieil Israël était un peuple militaire. Mais là n’est point le débat.

Les intellectuels modernes, le parti intellectuel moderne a infiniment le droit d’avoir une métaphysique, une philosophie, une religion, une superstition tout aussi grossière et aussi bête qu’il est nécessaire pour leur faire plaisir, j’entends sinon le droit civique, du moins le droit social, politique, enfin le droit légal. Cela ne nous regarde pas, j’entends sinon comme citoyens, du moins comme contribuables, comme électeurs. Étant mis de côté préalablement, et par définition, à quel point cela nous regarde comme hommes, comme philosophes, et comme métaphysiciens nous-mêmes. Mais ce qui est en cause et ce dont il s’agit, ce qui est le débat, c’est de savoir si l’État, moderne, a le droit et si c’est son métier, son devoir, sa fonction, son office d’adopter cette métaphysique, de se l’assimiler, de l’imposer au monde en mettant à son service tous les énormes moyens de la gouvernementale force.

Il y a eu tant d’autres humanités, tant d’autres métaphysiques, tant d’autres philosophies, tant d’autres religions, tant d’autres superstitions. Faut-il rappeler seulement que la métaphysique intellectuelle, que la philosophie intellectuelle moderne, que la religion, que la superstition du parti intellectuel moderne va directement à peu près contre tout le monde, contre tout le monde acquis et qui a fait ses preuves, différentes, contre toutes les humanités vraiment dignes de ce nom, contre toutes les humanités intéressantes et qui aient vraiment vécu, allant directement contre toute la destination du peuple d’Israël, — et par là même allant aussi beaucoup contre les Juifs, — car il est bien difficile, — quoi qu’en veuillent faire croire certaines apparences modernes, — il est bien difficile d’aller directement contre la destination du peuple d’Israël et de n’aller pas nommément contre les Juifs ; allant directement contre toutes les cités et les écoles helléniques ; allant directement contre tous les peuples chrétiens ; allant également contre les Juifs et contre les Chrétiens ; parmi les chrétiens allant également contre les négligeables schismatiques, mais allant également contre toutes les sortes de protestants et contre les catholiques ; allant également contre ceux qui sont de plusieurs sortes et contre ceux qui ne sont que d’une sorte ; et parmi les philosophes, race méprisable peut-être, et négligeable parce qu’ils ne sont pas des peuples, allant également contre les platoniciens, contre les cartésiens, et contre les kantiens ; sans compter la philosophie que l’on voit venir.

Dans le langage de l’école allant également contre tous les théistes et contre tous les déistes, dont les sortes sont innombrables, contre tous les monothéismes, tous les polythéismes, toutes les mythologies, tous les panthéismes.

C’est-à-dire allant à peu près contre tout le monde, contre tout ce que l’on a vu et connu d’un peu propre, depuis qu’il y a un monde, et d’un peu intelligent, allant certainement contre des morceaux d’humanité qui sont au moins de gros morceaux et dont le moins que l’on puisse dire est que nul ne peut les traiter comme négligeables. Et que tout de même on ne peut pas compter subtiliser d’un tour de main.

Le parti intellectuel moderne a cent fois le droit d’avoir ainsi une métaphysique, si basse qu’elle nous paraisse, et d’aller ainsi, aussi intrépidement, contre tant de considérables humanités. Ce qu’il s’agit seulement de savoir, ce qui est seulement en cause et en débat, c’est s’ils réussiront à fonder par l’usage et par l’abus des moyens gouvernementaux le règne souverain de cette métaphysique.

Il ne s’agit pas de savoir ce que vaut cette métaphysique et cette religion. Il ne s’agit pas de le savoir ici. Quand même elle serait excellente, — et il n’y a pas de métaphysique excellente, en ce sens, il n’y a pas, par définition, de métaphysique universellement démontrable, et ainsi politiquement et socialement valable, — quand même, ce qui est impossible, cette métaphysique serait excellente, ce qui est impossible de toute impossibilité, de droit et de fait, à cet égard, et en ce sens, — quand même alors l’État n’aurait absolument aucun droit ni de se l’assimiler, ni de se l’incorporer, ni de nous l’imposer par les moyens qui lui sont propres.

Ni d’en faire une partie intégrante et constitutive de l’État, ni de s’en faire le ministre exécutif et le bras séculier.

Quand donc aurons-nous enfin la séparation de la Métaphysique et de l’État ; mais pour de bon, cette fois ; la vraie, la bonne séparation ; non pas toujours la séparation de la Métaphysique électoralement, politiquement la plus faible, en politique parlementaire, au profit et pour l’établissement gouvernemental de la Métaphysique électoralement, politiquement la plus forte, en politique parlementaire, mais définitivement la séparation de la métaphysique, forte ou faible, sans acception, et sans exception, même électorale, même politique, et même parlementaire.

Quand donc nos Français ne demanderont-ils à l’État et n’accepteront-ils de l’État que le gouvernement des valeurs temporelles ? ce qui est déjà beaucoup, et peut-être trop ; quand donc refuseront-ils de recevoir des mains de l’État ce qui n’est aucunement du domaine de l’État ? Quand donc l’État lui-même fera-t-il son métier, qui est déjà si vaste, et si difficile, et si lourd pour les sociétés modernes, et dont il s’acquitte si mal, et s’en tiendra-t-il rigoureusement, honnêtement, aux limites et aux conditions de son métier.

Quand donc notre État, qui a déjà tant de métiers, qui fabrique des allumettes et qui fabrique des lois, qui fabrique du transport par chemins de fer et des règlements d’administration publique, non sans peine et souvent sans quelque embarras, qui s’aperçoivent, laissera-t-il en paix définitivement les consciences et comprendra-t-il que ce n’est pas son affaire que de nous fabriquer de la métaphysique.

Quand donc l’État, fabricant d’allumettes et de contraventions, comprendra-t-il que ce n’est point son affaire que de se faire philosophe et métaphysicien.

Il y en a déjà bien assez, qui sommes métaphysiciens.

Nous avons le désétablissement des Églises. Quand aurons-nous le désétablissement de la métaphysique.

Quel onze ou douze décembre, puisqu’on nous parle toujours de ce onze décembre, le onze ou douze décembre de quelle année du temps nous apportera le désétablissement de la métaphysique.

Quand un ministre à la tribune enfin comprendra-t-il que ce n’est pas son affaire, comme ministre, de nous faire un enseignement ni une imposition de métaphysique ; et qu’il a tant d’autres choses, utiles, à nous dire et à faire.

Nous n’avons plus de catéchisme d’État. Il n’y a pas très longtemps et nous devons nous en féliciter sans aucunes réserves. Faudra-t-il, Pulligny, que ce Monde sans Dieu qu’ensemble nous éditâmes d’un bon accord, vous traducteur parce que telles étaient sensiblement vos opinions, moi éditeur comme l’essai le plus intéressant dû dans ce genre à l’initiative privée, faudra-t-il que ce Monde sans Dieu, par un retournement que sans doute vous n’escomptiez pas, devienne à son tour un nouveau catéchisme gouvernemental, enseigné par les gendarmes, avec la bienveillante collaboration de messieurs les gardiens de la paix ?

Charles Péguy