Cahiers de la Quinzaine - Mardi 11 décembre 1906

Charles Péguy

CAHIERS DE LA QUINZAINE

Mardi 11 décembre 1906. — De la situation faite à l’histoire et à la sociologie et de la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne. — Les recherches que nous avons commencées sous ce titre sont si difficiles par elles-mêmes et si longues, la réalité où nous les poursuivons depuis le Zangwill est par elle-même si invinciblement inépuisable que ces recherches non seulement ne s’achèveraient point, mais que même sans doute elles n’avanceraient pas si nous y intercalions, à mesure qu’elles se produisent, et les objections, et les réponses aux objections. C’est alors que sans aucun doute nous n’arriverions jamais nulle part. Si l’on veut bien considérer que même en n’intercalant pas, en continuant tout droit, en n’interrompant pas, au sens et dans la mesure où cette réalité elle-même serait droite et ininterrompue, nous ne savons pas, nous ne pouvons pas savoir si nous aboutirons, si nous arriverons jamais quelque part.

Et jours suivants. — Pourtant je ne veux pas absolument m’interdire de relever en cours de route, — en cours de série, — pendant que je corrige tant d’épreuves de tant de bons cahiers que nous nous efforçons de produire et d’organiser en une bonne et forte et nombreuse série non indigne déjà de tant de séries précédentes, — je ne puis et je ne veux pas absolument m’interdire de relever en cours de route et les allégations qui me seraient opposées par certaines personnes, et les confirmations qui me seraient apportées par l’événement de la réalité.

Notamment je ne veux pas taire ni ajourner à une date qui serait par trop ultérieure, comme disent les gendarmes, cette lettre que je viens de recevoir de notre ancien et, j’en suis assuré, de notre futur collaborateur M. Jean le Clerc de Pulligny. Je dis : futur. Mais quand aurons-nous son cahier des Poisons industriels ? Et n’est-il pas singulier, mais n’est-il pas usuel, qu’ayant fait sa grande connaissance très expressément pour ce cahier qui fut annoncé très formellement dans un de ces tout petits vieux anciens cahiers chers de la troisième ou de la deuxième, et peut-être même de la première série, aujourd’hui épuisés ou en voie d’épuisement, ce cahier formellement promis et annoncé soit précisément le seul aussi qui n’ait point encore paru et qui soit encore en préparation, et qu’ensemble nous ayons fait de tout, mon cher collaborateur, et même et beaucoup de métaphysique, je le crois, de tout excepté justement ce cahier des Poisons industriels à qui j’ai réservé une place pour la neuvième série dans le programme de cette neuvième série avant qu’il ne fût définitivement clos.

Notre collaborateur, — et je crois en effet me rappeler qu’à la fin de l’un des précédents cahiers je lui avais touché comme on dit quelques mots, — notre collaborateur m’a répondu par une si bonne lettre que je ne puis me retenir, — et que je ne le dois, — de la publier sans plus attendre. Car si j’attendais outre son tour passerait, des événements viendraient, il en vient toujours, elle passerait, comme tout passe, et ce serait une grande perte.

Cette lettre est un peu familière. Mais c’est un des plus grands avantages de ces cahiers que les conversations les plus familières, c’est-à-dire, de ce chef, les plus exactes, les plus réelles, et aussi les plus poussées, les plus profondément poussées, s’y peuvent poursuivre et conduire, entre gens avertis, et ainsi définitivement s’y achever.

Après quelques commandes de librairie, qui regardaient M. Bourgeois, notre collaborateur écrivait ceci, qui me regardait :

J’ai lu avec intérêt de la situation et je fus touché d’être l’objet de votre finale prosopopée. Mais êtes-vous sérieux quand vous accusez le bloc d’avoir une métaphysique officielle ?

Je m’interromps tout de suite, à peine commencé, pour faire observer, une fois pour toutes, une fois pour toute cette citation, combien cette lettre est heureuse, en ce sens de : combien, comme familière et spontanée, elle verse au débat que nous avons à peine commencé de formules heureuses, claires, saisissantes, elles-mêmes familières, hardies, posées. Nous n’aurions peut-être jamais obtenu d’adversaires politiques une expression aussi claire de l’antithèse. Par la vertu de cette antithèse, venue d’un collaborateur tout impolitique, au seul contact, à la seule contrariété de cette antithèse, les formules de notre thèse se dessineront d’elles-mêmes.

Oui, j’accuse le bloc et nommément dans le bloc le parti intellectuel moderne d’avoir une métaphysique officielle, une métaphysique d’État, et de vouloir l’imposer à tout le monde par les moyens de la force gouvernementale. Ce qui est attentatoire à notre vieille amie la très honorablement connue liberté de conscience, et très formellement aux principes et au texte de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

métaphysique officielle ?Hélas il [en] est bien incapable !

Notre thèse au contraire sera qu’il ne s’agit nullement en cette matière, en ce débat, de capacité ou d’incapacité, et de plus ou moins de capacité ou d’incapacité, enfin de quantité de capacité ou d’incapacité. Il n’y a besoin de nulle capacité pour faire de la métaphysique, pour avoir une métaphysique, si cette métaphysique est nulle. Il n’est besoin de capacité pour faire de la métaphysique, pour avoir une métaphysique, pour avoir sa métaphysique, — et même sa religion, — que dans la mesure où cette métaphysique elle-même, — où cette religion, — a pour ainsi dire de la capacité. Du contenu.

Faire de la métaphysique, avoir une métaphysique, avoir sa métaphysique, — sa religion, — n’est pas en soi-même et par le fait une opération supérieure, de je ne sais quelle supériorité mystérieuse. Tout le monde au contraire a sa métaphysique, profonde ou superficielle, forte ou faible, bonne ou mauvaise, grossière ou fine, ou déliée. Rien n’est aussi commun que la métaphysique. Tout le monde en fait. Tout le monde en a. Rien n’est aussi répandu. Seulement, non seulement tout le monde n’a pas la même, ce qui n’est que trop évident, mais tout le monde n’en a ni de la même sorte, ni du même degré, ni de la même nature, ni de la même qualité.

Rien n’est aussi portatif, si l’on veut, que la métaphysique. Tout le monde a la sienne, inconsciente ou consciente, intellectuelle ou réelle, officielle ou libre. Et ce qui serait difficile, et ce qui est même rigoureusement impossible, ce serait de n’avoir pas, ce serait que quelqu’un n’eût pas sa métaphysique ou du moins de la métaphysique.

Tout le monde a sa métaphysique ou au moins de la métaphysique. La métaphysique est comme ces vieilles gens disaient qu’était le vin. On porte sa métaphysique tout de même qu’on disait sous l’ancien régime et dans l’ancien langage que les vignerons portaient le vin. Je dis l’ancien régime et l’ancien langage, car de même qu’il y a un monde moderne et qu’il y avait un monde ancien précédent, tout de même, ou plutôt par une application particulière, en un cas particulier, il y avait une ancienne ivresse, qui était l’ivresse du vin de la vigne, et il y a une ivresse moderne, qui est le delirium tremens de l’absinthe et autres alcools frelatés. Les bons ont la métaphysique bonne. Les mauvais l’ont mauvaise. Les méchants l’ont méchante. Les gouvernements et les gouvernementaux l’ont gouvernementale. Les autorités et les autoritaires l’ont autoritaire. Les politiques l’ont politique. Les politiciens l’ont politicienne. Les parlementaires l’ont parlementaire. Les imbéciles l’ont imbécile.

Tout le monde a sa métaphysique. Mais les métaphysiciens l’ont seuls métaphysique, ou si l’on préfère, et suivant les cas, métaphysicienne.

Ce qu’est la métaphysique des intellectuels, je ne prétends point le dire en deux mots, ni dans cette conversation écrite amicale avec notre collaborateur. Je ne puis procéder que par demandes et réponses. (Encore un catéchisme ? ô M. M. Mangasarian.) Je ne veux donc procéder que par indications très brèves. Et ce qu’est en effet la métaphysique officielle gouvernementale du bloc, ce qu’est la métaphysique sournoise du parti intellectuel moderne récemment aggloméré, ce sera certainement une des plus grosses questions, et des moins faciles, que nous rencontrerons et que nous aurons à traiter au cours de nos recherches. La thèse essentielle de la métaphysique intellectuelle moderne, qui est notre antithèse, toute la métaphysique officielle ou sournoise du parti intellectuel moderne revient essentiellement à cette proposition que l’homme, ou que l’humanité (on ne sait pas bien lequel des deux, ni ce que c’est que l’un ou l’autre, en ce sens) (mais qu’importe, proposons toujours) que l’homme vague ou que la vague humanité, enfin que nous pouvons connaître, atteindre et saisir, étreindre, d’une connaissance intégrale, d’une étreinte épuisante, réelle, métaphysique, tout l’événement de la réalité, toute la réalité de l’homme et de la création par des systèmes de jeux de fiches convenablement disposés.

Mais laissons cette antithèse. Notre thèse naturellement sera au contraire que la connaissance intellectuelle moderne, ainsi définie, ainsi entreprise, au premier degré dans l’histoire, au deuxième degré dans la sociologie, qu’une telle tentative de connaissance intellectuelle n’aboutit pas, qu’elle ne rend pas, dans cet ordre, en ce sens, qu’elle ne donne et qu’elle n’apporte et qu’elle ne peut apporter que des renseignements d’un ordre particulier, eux-mêmes classés d’avance, essentiellement faux, essentiellement et toujours incomplets, essentiellement et toujours à côté, juxtalatéraux.

Mais laissons notre thèse elle-même. Ce que je voulais seulement dire, c’est que cette thèse essentielle, qui sera la nôtre, est naturellement précédée d’une thèse préalable, d’une sorte de thèse lemme, la seule qui soit en cause dans cette réponse, ou du moins dans ce paragraphe, et qui sera évidemment qu’il y a une thèse métaphysique du parti intellectuel dans le monde moderne.

Quand donc je dis qu’il y a une thèse métaphysique du parti intellectuel dans le monde moderne, je supplie qu’on n’entende pas que pris d’une sorte de frénésie, intellectuelle si je puis dire, et d’une inconcevable fureur je m’aille mettre à faire ainsi un éloge inconsidéré autant que suprême du parti intellectuel et du monde moderne. Ils ont une métaphysique, puisqu’ils veulent nous l’imposer. Seulement on a toujours la métaphysique, — et la religion, — que l’on mérite. Parce que l’on n’a que la métaphysique, — la religion, — de ce que l’on est, ou, pour parler tout à fait exactement, que l’on est.

prosopopée. Mais êtes-vous sérieux quand vous accusez le bloc d’avoir une métaphysique officielle ? Hélas il [en] est bien incapable !

Je n’accuse pas le bloc ni le parti moderne intellectuel d’être capable. J’accuse le bloc et nommément dans le bloc le parti intellectuel moderne récemment aggloméré d’avoir une métaphysique, de la vouloir imposer à tout le monde par les moyens de la force gouvernementale, en matière d’histoire et dans la matière de la sociologie, par un abus de l’histoire et par un usage de la sociologie, pour assurer leur domination dans le temporel en l’ayant assurée dans le spirituel.

En un mot et en définitive j’accuse en effet le bloc, et dans le bloc j’accuse capitalement le parti intellectuel moderne assez récemment aggloméré de vouloir assurer et d’avoir commencé d’assurer par les moyens de la force gouvernementale temporelle une domination ensemble et étroitement mêlée et confondue temporelle et spirituelle, intellectuelle enfin, redoutablement contraire aux principes, et au principe, de la République, redoutablement contraire aux principes et au principe de la Révolution, infiniment contraire au principe de liberté, sans lequel bien nulle vie ne vaut.

Mais je reprends ma citation de la grande écriture de notre collaborateur.

Ce que je veux noter encore seulement, d’un mot, dans ceci, que tout le monde a sa métaphysique, c’est que sont ou deviennent seules véritablement insupportables les métaphysiques, — les religions, — qui se renient, qui ne se veulent point donner pour ce qu’elles sont, qui se veulent donner pour des physiques.

métaphysique officielle ? Hélas il [en] est bien incapable ! quant à ceux de ses membres qui pensent à remonter aux causes premières (combien peu !)

Ne pas remonter aux causes premières, mon cher collaborateur, et même ne pas penser à remonter aux causes premières, c’est déjà une métaphysique ; c’est même et très précisément la métaphysique des causes secondes. Comme par hasard.

Ce que le parti intellectuel moderne veut établir et exercer par et pour cette métaphysique des causes secondes, ce qu’il a commencé d’établir et d’exercer parmi nous et sur nous, c’est véritablement ce que l’on nommait un gouvernement des esprits ; et ensemble dans et sous ce gouvernement des esprits un gouvernement des biens temporels. C’est pour cela qu’il ne faut pas s’imaginer que je sois allé inconsidérément faire leur apologie ou que je me sois permis de leur attribuer quelque supériorité.

métaphysiques officielles ? Hélas et [en] bien est bien incapable ! quant à ceux de ses membres qui pensent à remonter aux causes premières (combien peu !) il y en a je pense plusieurs qui admettent les propositions suivantes :

Moi je ris (en moi-même), non point de me voir si belle, mais de voir venir d’un bon pas régimentaire plusieurs belles propositions bien alignées, qui nous serviront toute la vie de vis-à-vis et qui sauront bien entretenir la conversation.

il y en a je pense plusieurs qui admettent les propositions suivantes :

1o  les métaphysiques des diverses religions sont des contes de fées pour bébés sauvages [;]

C’est là ce que je nomme un raccourci de l’histoire des religions. Nous ne sommes pas près de finir d’en entendre parler quand dans nos recherches de la situation faite à l’histoire nous en viendrons particulièrement à la situation faite à l’histoire des religions dans le monde moderne. Mais aujourd’hui je préfère passer tout de suite à la proposition deuxième.

2o  les métaphysiques des plus célèbres philosophes grecs et celles de quelques notoires modernes qui se sont livrés aux mêmes jeux d’esprit sont des logomachies aussi creuses et aussi vides que leurs « physiques » [.]

C’est ici, amassée en ce bref deuxième paragraphe, une véritable fourmilière de questions, que nous retrouverons toutes. Et d’abord s’il est vrai que les physiques des Grecs et celles des anciens modernes soient aussi complètement épuisées, aussi passées, aussi dépassées que le dit notre collaborateur, aussi abolies, aussi creuses, et pour ainsi dire aussi pleinement vides, et même, ce qui déjà serait totalement différent, si elles seraient aussi complètement vidées. Pour moi, ce qui m’empêche de le croire, c’est que quand je dépouille, comme on doit le faire, la Revue générale des Sciences pures et appliquées, que je dépouille très régulièrement, ce qui me frappe d’abord, ce qui frappe invinciblement, c’est que mis à part les articles ou les fractions d’articles qui sont de renseignements de détail de faits et notamment de faits d’expérience, — et encore, — et les articles ou les fractions d’articles qui sont de renseignements pratiques et particulièrement techniques, tout ce qu’on nomme la science pure, c’est-à-dire le jeu des systèmes et des hypothèses, des explications et des théories, tout cela est plein, est bondé, est bourré des plus anciennes mythologies physiques et métaphysiques. Je dis les articles et les fractions d’articles qui nous sont directement apportés non point par les savants les plus notoires, je ne dis pas par les savants les plus renommés, les plus célèbres, les plus glorieux : cela ne prouve généralement rien, sinon que généralement ce ne sont pas les meilleurs. Ni les sérieux. Je laisse les grands faiseurs. Et les petits. Et il faut laisser M. Moissan et M. d’Arsonval aux grandes et aux très grandes publicités, notoirement à celle du Matin. Je dis les articles et les fractions d’articles qui nous sont apportés directement par des savants sérieux, véritablement savants, véritablement modernes. Ces articles et ces fractions d’articles sont pleins et bourrés de théologies et de mythologies antiques et anciennement modernes. Pour qui sait lire, car naturellement il faut savoir lire, un peu, et entendre les langages. Le langage a changé, — et encore. — Mais il suffît de savoir lire un peu et ce n’est au plus qu’une question de langage. Pour ma part, j’ai lu avec beaucoup d’intérêt un assez grand nombre d’articles théoriques et de science pure sur l’électricité, ou peut-être faut-il dire sur les électricités, notamment sur les électricités nouvelles, articles contribués par quelques-uns de nos camarades, scientifiques, par les hommes les plus profondément et les plus sérieusement savants, scientifiques, et modernes, où particulièrement les nommés ions recevaient tant de qualités, tant d’aptitudes, et de species, et de subtilités malicieuses qu’il ne faut pas dire seulement que l’on en faisait autant de petits bonhommes, comme nous, mais qu’il faut dire que les anciens Grecs n’eussent jamais osé donner autant d’attributs, si riches et si intelligents, à des petits bons dieux. Toutes ces grandes théories modernes et prétendues modernes, pour qui sait un peu lire et pour qui sait un peu d’histoire de la philosophie, ne sont très généralement que des transpositions en langage moderne de théories antiques ou anciennement modernes et quelquefois chrétiennes. Et celui qui croit qu’elles sont entièrement modernes, ou, comme ils disent, intégralement, c’est qu’ils ne se méfient pas des transpositions et qu’ils ne connaissent point les langages et qu’ils n’ont pas appris à distinguer ce qui vient, dans une différence, totale, de la différence de langage, et de la différence de la réalité.

Pour moi personnellement je me fais fort et je me chargerais, pourvu que j’eusse trente ou quarante ans devant moi, et que l’on voulût bien me rendre mon premier clerc, de répéter dans toutes ces théories modernes ou prétendues telles et d’en sortir notamment tant de théories antiques, — transposées ? — à peine ; de dire : ceci est proprement atomistique ; et : ceci au contraire est proprement éléatique ; ceci vient des Pythagoriciens ; mais : ceci vient d’Aristote et n’est point platonicien. Toute la différence qu’il y a, c’est que c’était généralement beaucoup plus intelligent dans les anciens que dans nous, plus subtil et plus avisé, plus délié, en un mot plus odysséen, parce qu’ils étaient les Hellènes antiques, parce qu’ils étaient Thalès et Pythagore, Aristote et Platon, et Plotin, comme ils étaient Homère, — je dis Homère, — comme ils étaient Sophocle, comme ils étaient Eschyle, comme ils étaient Phidias, et que nous, autres, tout Français que nous soyons, nous ne sommes que de pauvres modernes.

Et ils faisaient des théogonies et des mythologies comme ils faisaient des métaphysiques et des philosophies. Et ils faisaient des métaphysiques et des philosophies, même quand ils disaient et faisaient le contraire, comme ils faisaient des poèmes et des tragédies et des statues et des temples. C’est la meilleure manière d’en faire, et sans doute la bonne, et la seule, j’entends très expressément la seule qui soit, un peu, réelle, qui ait quelque réalité.

Ces antiques théogonies ou théologies, ou mythologies ou philosophies ou théories peuvent sembler grossières ou arriérées. Elles ne le paraissent, elles ne le sembleront qu’aux personnes qui ne voient point que c’est le langage, le langage seul, ce langage admirable, qui à nous barbares nous paraît arriéré. Les théories modernes au contraire se prétendent subtiles et se disent avancées. C’est même le grand mot de toutes les démagogies, politiques et scientifiques : avancées. Et même sociales. Mais pour qui sait voir, dans la métaphysique du monde moderne, et dans beaucoup de ses physiques, c’est le langage qui se croit avancé parce qu’il est prétentieux et laborieux, et la théorie elle-même, et la physique et la métaphysique est généralement grossière et arriérée, infiniment plus grossière et plus arriérée que celle de ces grands anciens.

Quand il n’y aurait que cette grossièreté, cette arrièreté, cette inintelligence, de se renier perpétuellement soi-même, et ce vice de caractère, le plus grave de tous, d’avoir honte de soi, de faire de la métaphysique et de dire que monsieur, ce n’est pas moi. Rien n’est aussi difficile que de faire comprendre à celui qui ne le veut pas qu’on a beau nier, qu’on fait tout de même de la métaphysique, et tout de même de la philosophie, et tout de même de la religion, — que généralement ne pas prendre certaines positions, ne pas occuper certaines situations, c’est infailliblement en prendre et en occuper d’autres.

Je prends une comparaison, ce que l’on ne devrait jamais faire, parce qu’une comparaison altère toujours un peu la raison. Je prends une comparaison qui semblera peut-être elle-même un peu grossière, mais dont je prie que l’on ne se scandalise point, s’il est vrai que rien ne peut nous servir autant de comparaison et de repère et de référence pour les événements d’alimentation mentale et sentimentale que les événements sensiblement correspondants de l’alimentation charnelle. Donc je suppose que je demande à un monsieur : monsieur le délicat moderne et le cérémonieux, voulez-vous bien vouloir bien me dire ce que vous pensez de l’alimentation carnée et que d’un air de dégoût il me réponde : La viande ? Je n’en pense rien. Il y a plus de cinquante ans que je n’y ai pas goûté. Il se trompe. Il en pense très exactement ceci. Il en a très exactement cette opinion : Qu’il y a cinquante ans qu’il n’y a pas goûté. Cela me suffit. Ce monsieur est un végétarien endurci. Et il en va de même de la métaphysique.

Ce qui résulte au contraire des admirables travaux de M. Duhem publiés dans la même Revue générale des mêmes Sciences pures et appliquées, entre tant d’autres enseignements capitaux, c’est que la marche générale des théories scientifiques, des physiques, et des métaphysiques au sens et dans la mesure où elles s’embranchent sur des physiques, n’est nullement ce que les modernes veulent se la représenter et ou ou nous la représenter. En somme on nous dit qu’il y aurait eu dans l’histoire du monde, au seuil du monde moderne, et constituant comme l’introduction de ce monde, une sorte d’explosion qui aurait été l’invention, l’imagination, réalisée, de la science moderne. Soudainement. Tout à coup. Et tout d’un coup. Disons le mot : miraculeusement.

Car ce qu’il y a de plus fort, je ne dirai point dans ce débat, qui est si vaste, mais dans cette partie du débat, ce qu’il y a de plus singulier et soi-même de plus prodigieux, c’est que l’idée moderne, exposée, affichée, proclamée partout aujourd’hui de l’intervention de la science moderne et de l’avènement et de l’introduction du monde moderne dans le monde, c’est que, loin d’être, elle-même, scientifique, au sens où ils entendent ce mot, c’est cette idée qui est merveilleuse, miraculeuse, prodigieuse, une idée de miracle et de la superstition du miracle. Si en effet l’humanité a été complètement, rigoureusement dépourvue de tout esprit scientifique, au sens qu’ils donnent à ces mots, pendant toute la miséreuse énormité de sa préhistoire et pendant toute la longueur, pendant toute la durée de son histoire, si l’apparition de l’esprit scientifique, de leur esprit scientifique, s’est faite comme par explosion, par un jaillissement imprévu et imprévisible, c’est alors que cette apparition est miraculeuse, qu’elle fait une merveille, un miracle, et peut-être la plus grande merveille et le plus grand miracle que l’on ait jamais imaginé.

Qu’ils se rassurent : Il semble bien que leur propre introduction dans le monde n’a pas été à ce point contraire à eux-mêmes, à ce qu’ils introduisaient ou prétendaient introduire, à ce qu’ils étaient introduits ou prétendaient être introduits. Il semble bien qu’à cet égard au moins, à cet égard en particulier ils aient eu raison, contre eux-mêmes, qu’il n’y a pas eu un miracle, que l’introduction du monde moderne a été comme les modernes veulent que soient les introductions, que l’introduction du monde et de l’esprit scientifique a été ce qu’ils nomment scientifique.

Il semble bien résulter en effet, notamment de ces travaux de M. Duhem que j’ai dits admirables, que la marche ou le progrès ou simplement que la tradition, — est-elle en progrès ? — des théories scientifiques, de ce qu’aujourd’hui, quand nous sommes sincères, nous nommons des hypothèses, scientifiques, et des théories ou hypothèses métaphysiques au sens et dans la mesure où elles s’embranchent sur des théories ou hypothèses physiques, est, comme d’ailleurs le demandent expressément les physiques et les métaphysiques scientifiques modernes, une marche, une tradition, une légation sensiblement continue.

La seule difficulté qu’il y aurait peut-être serait seulement de trouver, dans la plupart des théories modernes, notamment dans celles qui nous sont contemporaines, sinon dans toutes, d’en trouver qui soient justement dignes d’être nommées je ne dis pas les filles des grandes théories antiques, ni même les filiales, mais où nous puissions seulement reconnaître des théories antiques transposées, à la moderne.

Et par ces articles de M. Duhem, — et par ces idées que nous retrouverons, — nous joignons cette idée de notre maître M. Sorel, — combien, et de combien, n’est-il pas notre maître, ingénieur, dans toutes ces questions qui touchent à la technique, à l’industrie, au sens de la technique et de l’industrie, à la relation de l’industrie, moderne, à la science, moderne, — cette idée que nous avons reçue si souvent de lui, qui est essentielle dans son système d’idées, qui nous paraît en effet essentielle, dans tout système d’idées : que la technique a une importance capitale, en tout, et que s’il y a eu, au commencement et depuis le commencement du monde moderne, cette explosion d’industrie, scientifique, autant et plus que de science, industrielle, ce n’est point qu’au seuil du monde moderne les hommes aient brusquement, comme on dit, et comme on le dit, changé d’idées, ni, ce qui serait plus profond, changé d’idée, mais que c’est qu’à un moment donné ils se sont trouvés avoir à leur disposition une technique meilleure, j’entends ce mot dans son sens le plus simple, comme appareil et appareillage, outil et outillage, arsenal, et atelier encore beaucoup plus que laboratoire.

Car il me semble, — mais je prends ceci sous ma seule responsabilité, — que la conclusion de ces idées, une conclusion dans ce système d’idées serait que loin que ce soit l’industrie qui fût une sorte de science abaissée, abâtardie, basse, rendue pratique et ménagère, et, comme on dit, appliquée, ce serait la science au contraire qui serait de l’industrie théorisée.

Dans ce système la relation des sciences pures et appliquées, de la science et de l’industrie, serait non pas que l’industrie serait de la science descendue, mais que la science au contraire serait de l’industrie non pas tant montée, mais théorisée.

Le monde a bien dû renoncer à ces « physiques » malgré l’estime qu’il a conservée à leurs illustres auteurs, ô Péguy, et il fait bien de renoncer, malgré leur autorité, à leurs « métaphysiques » aussi. Ils n’en sont diminués en rien car ils avaient de bonnes raisons d’expliquer toutes choses comme ils le faisaient et nous en avons de meilleures pour [de] les expliquer différemment. Un homme n’a pas à rougir d’avoir été enfant : une science non plus.

Dans quel sens le monde a bien dû renoncer aux physiques, en quel sens et dans quelle mesure nous-mêmes y avons renoncé, ou dû renoncer, c’est ce que je viens d’essayer de dire assez faiblement, c’est ce que nous essayerons de montrer quand nous en serons venus là suivant le courant de nos recherches. Peut-être alors obtiendrons-nous, découvrirons-nous un certain nombre de confirmations de cette proposition que nous avons avancée que l’humanité change de technique, ou de techniques, perfectionne sa ou ses techniques beaucoup plus qu’elle ne change de physique ou de physiques, et qu’elle ne perfectionne sa ou ses physiques, en admettant même qu’elle puisse aucunement en changer et les perfectionner. Mais sous réserve de ce que nous avons dit du sort et de la transmission des physiques, de monde en monde par toute l’humanité, et sans renoncer ni porter aucune atteinte à ce que nous en avons dit, sans y attenter aucunement ni en perdre le bénéfice, il faut bien se garder de faire ici une confusion, téméraire, et de croire que, quand même nous perdrions sur ce point particulier des physiques, les métaphysiques seraient liées au même sort et perdues, pour nous, par là même. Le sort des métaphysiques n’est nullement lié au sort des physiques. Ce serait commettre l’erreur la plus grossière, et la plus barbare, — j’entends ce dernier mot très techniquement au sens où l’entendaient les anciens Hellènes, — ce serait être inintelligent de cette sorte particulière qui se contrarie assez justement, — au sens de ajusté, — à la sorte dont les anciens Grecs étaient intelligents, — c’est ne pas entendre ce que parler veut taire que de s’imaginer qu’il y aurait une espèce de succession des métaphysiques, une tradition, une transmission linéaire, un progrès, un perfectionnement linéaire des métaphysiques défini ainsi que chaque métaphysique suivante ou bien anéantirait chaque métaphysique précédente ou bien utiliserait chaque métaphysique précédente, l’utiliserait en s’en nourrissant, l’épuiserait pour asseoir dessus cette nouvelle métaphysique, laquelle nouvelle tiendrait la place et régnerait souverainement comme définitive jusqu’au jour où sa suivante de semaine à son tour la traiterait très exactement comme elle-même aurait traité sa précédente.

Ce serait commettre l’erreur la plus grossière et proprement la plus barbare que de s’imaginer que, en matière de métaphysiques, il y aurait, et il n’y aurait que, une succession linéaire des métaphysiques ainsi définie, soit linéaire discontinue en ce sens que chaque métaphysique suivante anéantirait, annulerait chaque métaphysique précédente, la mettrait à zéro, elle-même absolue, totale et définitive jusqu’à l’heure du temps, jusqu’à l’heure passagère où elle-même annulée à son tour elle céderait la place, la même place, et totalement, à sa suivante elle-même, à la nouvelle, appelée, destinée à régner du même règne dans le même royaume, soit linéaire continue en ce sens que chaque métaphysique suivante assumerait pour ainsi dire, absorberait sa précédente, s’en nourrirait par épuisement, et jusqu’à épuisement, pour la remplacer mieux et d’un remplacement ainsi moins provisoirement définitif, jusqu’à l’heure ainsi moins passagère où elle serait à son tour absorbée, résorbée, assumée par sa suivante et par cette nouvelle.

Dans l’hypothèse du progrès linéaire discontinu, chaque métaphysique présente et présentement définitive s’anéantirait instantanément, à un moment donné, laissant la place parfaitement vide, et libre, devant la métaphysique suivante, qui occuperait absolument tout, elle-même pour un temps totale et définitive. Et ainsi de suite.

Au contraire et de même, dans l’hypothèse du progrès linéaire continu, contraire comme continu, mais identique au titre de linéaire, chaque métaphysique présente et présentement plus réellement définitive, comme alimentaire irait nourrir la métaphysique suivante, qui ainsi nourrie, ainsi gonflée de sa métaphysique précédente, et par elle et de proche en proche de toutes les métaphysiques antérieures, à son tour, toute pleine de toutes les métaphysiques précédentes, emplirait, nourrirait, gonflerait toutes les métaphysiques à venir dans les siècles des siècles.

Ces deux hypothèses, l’hypothèse du progrès linéaire discontinu, et l’hypothèse du progrès linéaire continu, peuvent sembler fort différentes à qui les examinerait au point de vue de leur mécanisme intérieur, de leurs mécanismes respectifs ; mais à ce point de vue même il ne serait pas difficile de démontrer que leurs mécanismes ne sont point aussi étrangers l’un à l’autre qu’ils veulent bien le paraître, et nous aurons sans doute à le démontrer quelque jour, et à un autre point de vue ces deux hypothèses, ces deux imaginations, font sensiblement même figure dans le monde. Ce sont deux sœurs qui se chamaillent, mais ce sont deux sœurs, également disgraciées.

Ces deux hypothèses, ces deux imaginations aboutissent ensemble et également au mot dont eux-mêmes ils sont gonflés, au mot qui à chaque fois leur emplit la cavité buccale : que chaque métaphysique précédente est dépassée par la métaphysique suivante.

Il n’y a, malheureusement pour eux, rien dans la réalité qui corresponde à un dépassement de métaphysiques. Les grandes métaphysiques humaines, antiques, modernes, chrétiennes, mythologiques même et plus ou moins mythiques, ne sont aucunement les termes ni d’une série discontinue ni d’une série continue. Car elles ne sont les termes d’aucune série linéaire. Elles ne sont point des termes qui s’annulent ou qui se nourrissent, au moins en ce sens, et qui se dépassent les uns les autres. Elles ne sont ni des écus qui s’empilent, inertes, ni les grains d’un chapelet, ni les grains, perles, d’un collier, ni les chaînons d’une chaîne, ni même les mailles d’un filet. Elles ne sont pas non plus les bornes kilométriques (hectométriques pour les petites métaphysiques, les métaphysiques minores) d’une sorte de route, de ruban de route linéaire qui serait la route départementale de la métaphysique de l’humanité.

Je mets route nationale pour donner à cette thèse sa plus haute expression. Et il y aurait même plusieurs ou une route internationale. Mais les grandes métaphysiques ne veulent aucunement être les jalons d’aucune route. Elles ne se veulent prêter à aucun dépassement d’aucune sorte. Et non plus au dépassement industriel, auquel on pense toujours, qui dans les temps modernes fascine tout le monde, qui fait comme une sorte d’immense et impérieux et inévitable précédent. Descartes n’a point battu Platon comme le caoutchouc creux a battu le caoutchouc plein, et Kant n’a point battu Descartes comme le caoutchouc pneumatique a battu le caoutchouc creux. Il n’y a que dans les écoles que l’on se représente et que l’on représente, grossièrement, ces grands métaphysiciens comme des capucins de cartes (au fait, je voudrais bien savoir ce que c’est que des capucins de cartes, et vous devriez bien me le dire ; tout le monde en parle, èt je ne sais pas ce que c’est), des dominos, ou des lutteurs qui successivement se tomberaient les uns les autres. Dans les écoles, et sans doute aussi dans les propres esprits de ces grands métaphysiciens. Parce que la chair est faible.

Comme les grandes et profondes races, comme les grandes et vivantes nations, comme les peuples, comme les langages mêmes des peuples, parlés, écrits, comme les arts inventés les grandes métaphysiques, les philosophies ne sont rien moins que des langages de la création. C’est une thèse métaphysique, et des plus grandes, que l’univers, j’entends l’univers sensible, est un langage que Dieu parle à l’esprit de l’homme, un langage par signes, un langage figuré, en d’autres termes, en termes spécifiquement chrétiens, que la création est un langage que le Dieu créateur parle à l’homme sa créature. Elle-même comprise dans cette création. Mais faite à l’image et à la ressemblance de son Créateur. Une immense bonté tombait du firmament. Réciproquement les grandes philosophies, les grandes métaphysiques ne sont que des réponses. L’athéisme lui-même, qui est une métaphysique, est une réponse. Comme le blasphème est une réponse. Comme la malédiction remontante est une réponse. Vigny aussi fait une réponse. Muet, aveugle et sourd au cri des créatures. Les grandes métaphysiques sont des langages de la création. Et à ce titre elles sont irremplaçables. Elles ne peuvent ni jouer entre elles, ni se remplacer, ni se suppléer mutuellement, ni se faire mon service les unes les autres. Et ce qu’elles sont le moins, c’est interchangeables. Car elles sont les unes et les autres, toutes, des langages éternels. Dits une fois pour toutes, quand ils sont dits, et que nulle autre ne peut dire à leur place. La voix qui manque, manque, et nulle autre, qui ne serait pas elle, ne peut ni la remplacer, ni se donner pour elle, ni faire croire qu’elle est elle, ni la construire censément du dehors par subterfuges, échafaudages, artifices et fictions. Ce serait une folie que de croire et de s’imaginer par exemple qu’à défaut de la philosophie platonicienne et plotinienne une autre philosophie, quelque philosophie moderne, — et ce serait proprement une barbarie, — que si la philosophie platonicienne et la philosophie plotinienne avait manqué, avait fait défaut, avait répondu absent, avait omis de fleurir et de fructifier dans cet âge et dans cette race et dans ce peuple de l’humanité quelque autre philosophie, quelque philosophie chrétienne ou moderne eût pu venir a sa place et nous dire qu’elle était elle et nous faire croire que cela revenait au même. Pas plus qu’aucune humanité ne pouvait remplacer, suppléer l’humanité grecque et nous faire croire que cela fût revenu au même. Et pour la même raison. Comme il n’y a ici aucuns dépassements, il n’y a aussi nuls remplacements non plus. Et je ne dis pas même des remplacements totaux et bout pour bout. Ce serait une folie que de s’aller imaginer qu’une métaphysique moderne puisse ainsi remplacer totalement, suppléer bout pour bout une métaphysique antique dans le chœur universel, ou aussi et aussi bien qu’une métaphysique antique païenne eût pu suppléer totalement la longue monodie hébraïque. Dans cet ordre ce qui vient est toujours unique, et ce qui manque, manque. Ce qui ne vient pas manque éternellement. Une race, un art, une œuvre, une philosophie qui manque, manque éternellement. Une métaphysique de race et d’homme, de nature et d’œuvre qui n’aboutit pas, qui ne rend pas, qui manque, fait éternellement faute. Si la philosophie antique platonicienne et plotinienne, comme la race hellénique une fois pour toutes n’était point venue au monde, elle manquait, et manquait éternellement. Et nulle de ses illustres successeurs ne la pouvait aucunement suppléer, je ne dis pas même totalement, je dis non pas même partiellement. Car ce serait encore une grossièreté que de croire et de s’imaginer qu’il peut y avoir, en une telle matière, des remplacements même partiels. Car il ne s’agit nullement, dans cet ordre, de parties et de touts qui se recouvriraient plus ou moins. Mais il ne s’agit que de tons. Une philosophie qui est, qui vient d’une tout autre race, est toujours une tout autre philosophie, étant d’un tout autre ton. Si la philosophie platonicienne et plotinienne antique n’était pas née d’une certaine race, d’un certain peuple, sous un certain ciel et dans un certain climat, elle manquait, et nulle autre philosophie, née d’une autre race, d’un autre peuple, sous un autre ciel et dans un autre climat ne la pouvait aucunement remplacer. Tout ainsi de la philosophie cartésienne, et de la philosophie kantienne, et de la philosophie bergsonienne. Un grand philosophe, nouveau, un grand métaphysicien, nouveau, n’est nullement un homme qui arrive à démontrer que chacun de ses illustres prédécesseurs séparément et tous ensemble, et notamment le dernier en date, était le dernier des imbéciles. C’est un homme qui a découvert, qui a inventé quelque aspect nouveau, quelque réalité, nouvelle, de la réalité éternelle ; c’est un homme qui entre à son tour et pour sa voix dans l’éternel concert. Une voix qui manque, nulle autre ne la peut remplacer, et elle ne souffre pas d’être contrefaite. Non seulement elle ne peut pas être contrefaite par un imposteur, mais elle ne peut être ni refaite ni doublée par l’homme et par le peuple de la meilleure volonté. Le plus grand philosophe du monde, la plus grande philosophie du monde, grande en elle-même et par la considération de sa valeur intrinsèque et de son mécanisme intérieur propre, est aussi démunie qu’un enfant quand il s’agit de recréer d’une autre philosophie. Je ne dis pas seulement l’homme le plus savant, ce qui n’est que trop naturel, mais l’homme le plus grand homme. Car il est grand, mais il est autre. C’est ce qui fait qu’il n’y a jamais qu’un langage, un seul, pour chaque objet, qu’une parole à dire quand on veut dire ceci, ou cela. Quiconque voudra parler du monde intelligible et du monde sensible, de la réalité idéale et de la passagère apparence, de l’ascension dialectique et de la symbolisation mythique, et de l’insertion des esprits ou des âmes dans les corps devra parler un langage de l’ancienne Grèce hellénique, un de ces langages nommés la philosophie platonicienne et la philosophie plotinienne. Quiconque voudra parler de Dieu juste et jaloux, et d’un Dieu, unique, et de justice temporelle, poursuivie presque frénétiquement, et d’élection de peuple, et de la destination d’un homme et d’un peuple, éternellement il faudra qu’il parle le langage du peuple d’Israël. Quiconque voudra parler de dieux et de beauté temporelle, de sagesse et de santé, d’harmonie et de divine intelligence, de la destination de la fatalité, de la cité, temporelle, éternellement il faudra qu’il parle le langage antique du peuple de Hellade. Quiconque voudra parler de chute et de rédemption, de jugement et de salut éternel, de Dieu fait homme et d’homme fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, d’un Dieu unique à personnes plurielles, d’un Dieu infiniment Créateur, infiniment tout-puissant, infiniment juste et infiniment bon, de communion éternelle, de cité éternelle et de charité, éternelle, éternellement il faudra qu’il parle le langage du peuple chrétien.

Quiconque voudra parler de substance, de substance pensante et de substance étendue, d’idée claire et distincte, reprendre la preuve ontologique, parler de je pense donc je suis, éternellement il faudra qu’il parle le langage nommé philosophie cartésienne. Quiconque voudra parler je ne dis pas de critique tant peut-être que d’obligation morale, éternellement il faudra qu’il parle le langage nommé philosophie kantienne. Quiconque voudra parler de vie et de mouvement et de repos, et de la relation du mouvement au repos, et de la réalité du mouvement, de durée et de liberté réelle, de temps et d’espace, de leur non homogénéité et de leur non parallélisme et de la fabrication, secondaire, d’un temps spatial, des données immédiates de la conscience, — généralement de toute réalité, — d’action et de contemplation et de la relation de l’une à l’autre, de matière et de mémoire et de la relation de l’une à l’autre, particulièrement du corps et de l’esprit et de la relation de l’un à l’autre, de l’effort enfin, et particulièrement de l’effort musculaire, pour m’en référer au cours de cette année même, et aux leçons de ces semaines mêmes, et aux leçons qui paraîtront pour ainsi dire en même temps que ce cahier, éternellement il faudra qu’il parle le langage nommé philosophie bergsonienne.

C’est ce qui fait, c’est une des causes et des raisons essentielles pour laquelle on peut dire qu’il n’y a jamais d’étoiles doubles au ciel de la philosophie ; c’est une des raisons essentielles pour lesquelles un élève n’y signifie plus rien. De même que les grandes métaphysiques, et de même que les grandes philosophies ne se peuvent aucunement remplacer, l’une l’autre, de même les grands métaphysiciens et philosophes ne se peuvent pas doubler, l’un l’autre. De même que les grandes métaphysiques et de même que les grandes philosophies ne se peuvent aucunement remplacer, l’une l’autre, l’autre étant supposée défaillante, de même elles ne se recouvrent pas, jamais, et même elles ne jointent pas, et elles ne peuvent aucunement se doubler l’une l’autre, l’autre étant supposée existante et présente. Il est évident d’ailleurs que ces deux impossibilités sont solidaires, se tiennent, se comportent et se requièrent, qu’elles s’exigent l’une l’autre. De même que l’humanité n’a reçu aucun don, aucune faculté de substitution, de même qu’il ne fonctionne aucun remplacement, qu’il ne joue aucun service de remplacement dans, entre les métaphysiques et entre les philosophies, d’une métaphysique et d’une philosophie à l’autre, jeu qui par définition consisterait à faire ou à permettre, à faire et à laisser faire qu’une philosophie et qu’une métaphysique se fît ou se laissât prendre pour une autre, de même il ne fonctionne aucun doublement, d’une métaphysique et d’une philosophie sur l’autre, il ne joue aucun service de doublement par lequel une métaphysique, une philosophie, étant la même qu’une autre, réussirait à se faire passer comme étant autre et non pas comme étant la même, réussirait enfin à se faire passer pour une métaphysique, pour une philosophie, comme les autres, au même titre que les autres. Pour une métaphysique et pour une philosophie autonome. C’est pour cela, premièrement qu’il y a eu des étoiles, et deuxièmement que l’on peut dire qu’il n’y a jamais eu d’étoiles doubles au ciel de la philosophie. De même qu’aucun remplacement n’est admis, de même il n’a jamais été délivré de duplicatum. Il n’y a point là de chargés de cours et de suppléants. Il y a des airs qui n’ont pas été joués ; mais on n’a jamais joué deux fois le même air à l’humanité. Une voix qui donnerait une résonance, et que vous supposez n’exister pas, c’est-à-dire ne pas se faire entendre, ne sera éternellement pas suppléée par une autre voix, qui par définition de réalité donnerait une autre résonance. Une voix qui donne une résonance, et que vous supposez qui existe, c’est-à-dire qui se fait entendre, ne sera éternellement pas doublée par une seconde voix, par une autre voix qui par définition factice voudrait en même temps être la même, c’est-à-dire donner la même résonance. Un élève ne signifie plus rien. Le plus grand des élèves, s’il est seulement élève, s’il répète seulement, s’il ne fait que répéter, je n’ose pas même dire la même résonance, car alors ce n’est plus même une résonance, pas même un écho, c’est un misérable décalque, le plus grand des élèves, s’il n’est qu’élève, ne compte pas, ne signifie absolument plus rien, éternellement est nul. Un élève ne vaut, ne commence à compter que au sens et dans la mesure où lui-même il introduit une voix, une résonance nouvelle, c’est-à-dire très précisément au sens et dans la mesure même où il n’est plus, où il n’est pas un élève. Non qu’il n’ait pas le droit de descendre d’une autre philosophie et d’un autre philosophe. Mais il en doit descendre par les voies naturelles de la filiation, et non par les voies scolaires de l’élevage. Une métaphysique, une philosophie a toujours le droit, et peut-être, souvent, le devoir, — et sans doute ne peut-elle pas faire autrement, — d’être naturellement la fille, la filleule, la filiale d’une métaphysique et d’une philosophie maternelle, marraine, aïeule : en aucun cas elle n’a le droit d’en être scolairement l’élève. Il y a ici, au point de vue où nous nous sommes trouvés situés, une différence capitale entre la relation naturelle du père au fils et la relation, quand elle est scolaire, du maître à l’élève.

Rien n’est donc aussi faux que de se représenter la succession des métaphysiques et des philosophies dans l’histoire du monde comme une succession linéaire, comme une chaîne ininterrompue, continue ou discontinue, toujours linéaire, dont chaque maille annulerait ou dépasserait la maille immédiatement précédente.

[On entend bien qu’une série, qu’une suite historique peut être à la fois ininterrompue et discontinue. Ininterrompue en ce sens qu’il y aurait communication d’un bout à l’autre ; discontinue en ce sens que les différents éléments en seraient des unités discrètes. Grossièrement parlant, et pour emprunter de grossières images figurées, la différence et la relation qu’il y aurait entre une série, une suite historique ininterrompue continue et une suite ininterrompue discontinue serait comparable à la différence et à la relation qu’il y aurait entre une corde de chanvre par exemple, ou une corde métallique, et une chaîne à maillons. Toutes les deux sont ininterrompues, également. Pourtant l’une est en un certain sens continue, et l’autre discontinue.]

Mais il faut se représenter l’ensemble des grandes métaphysiques dans l’histoire et dans la mémoire de l’humanité, l’ensemble des grandes philosophies, seules dignes de ce grand nom de métaphysiques et de philosophies, comme l’ensemble des grands peuples et des grandes races, en un mot comme l’ensemble des grandes cultures : comme un peuple de langages, comme un concert de voix qui souvent concertent et quelquefois dissonent, qui résonnent toujours. Et qui n’existent et ne méritent que comme donnant une résonance. Rien n’est donc aussi faux, — et c’est une des plus grandes erreurs du monde moderne, une des erreurs les plus graves du parti intellectuel moderne, quand il essaie de regarder un peu derrière lui, quand regardant quelquefois en arrière il essaie de faire monter un regard insuffisant vers de plus nobles, vers de plus hautes anciennes humanités, répétons le mot : c’est une des erreurs les plus graves de la métaphysique honteuse, — honteuse : qui se cache et ne s’avoue pas et se renie elle-même, — de la métaphysique du parti intellectuel moderne que de se représenter ou de vouloir nous représenter la succession des métaphysiques et des philosophies, — des religions, — comme un progrès linéaire ininterrompu continu ou discontinu. Plus généralement c’est une des plus graves erreurs de la métaphysique du parti moderne intellectuel que de se représenter ou de vouloir nous représenter le progrès, — ce qu’ils nomment ou croient ou imaginent un progrès, — la succession des théories comme un progrès linéaire ininterrompu continu ou discontinu. Et cette plus grave erreur générale n’est elle-même qu’un cas particulier de cette plus grave erreur encore plus générale, qui consiste en une confusion, qui revient à confondre la succession des théories avec le progrès linéaire des pratiques. Ce sont les pratiques, les techniques, les économies qui avancent ou qui peuvent avancer d’un progrès linéaire, chaque ou toute pratique meilleure, chaque technique plus avancée, toute économie ultérieure, toute machine suivante, tout mécanisme, outil, appareil, outillage, appareillage inventé, imaginé, réalisé meilleur annulant, supprimant, dépassant ipso facto son précédent, — son concurrent, son modèle ? — son antérieur, son antécédent.

Mais de ce que les pratiques avancent par un progrès linéaire ininterrompu continu ou discontinu, il ne suit nullement, — et l’on ne peut passer de l’une à l’autre proposition que par une assimilation indue, qui est très précisément l’assimilation indue que commettent perpétuellement, dans leur métaphysique honteuse, les politiciens du parti intellectuel moderne, — il ne suit nullement a priori, peut-être au contraire, qu’il y ait un progrès des théories, et surtout que ce progrès soit un progrès linéaire.

Une métaphysique, une philosophie, un art, un peuple, une race, une culture est au contraire de l’ordre de l’événement. C’est un événement, qui arrive, ou qui n’arrivait pas, que l’on fait, qui se fait, ou qui ne se faisait pas. Quand c’est fait, c’est fait une fois pour toutes. En ce sens qu’on ne le redouble pas, mais non pas en ce sens qu’on ne peut pas le perdre. Quand ce n’est pas fait, quand c’est raté, il se peut que ce ne soit fait jamais, que ce soit raté une fois pour toutes.

Cette confusion de la métaphysique du parti intellectuel moderne entre le progrès linéaire des techniques, réel, et un progrès linéaire, imaginaire, des théories, vient elle-même enfin d’une incapacité, originelle, plus ou moins voulue, plus ou moins sincère, du parti intellectuel et du monde moderne à saisir, à distinguer la réelle différence, capitale, qu’il y a entre les pratiques et les théories.

Cette distinction si profonde et toute capitale qu’il y a lieu de faire non pas seulement entre la spéculation, la méditation, mais proprement entre le rêve et l’action, distinction qui fait une partie essentielle de la philosophie bergsonienne, et que j’ai naturellement oubliée dans mon énumération faible et beaucoup trop incomplète encore de ce langage, la distinction du théorique et du pratique a généralement échappé aux modernes. Et ils y ont généralement mis de la complaisance. Car nous montrerons tout au courant de ces recherches que nulle distinction réelle n’est aussi redoutable, — n’est aussi redoutée, plus ou moins confusément, plus ou moins obscurément, plus ou moins inconsciemment ou consciemment, — pour et par les fortifications imaginaires et pour et par les trop réelles dominations du parti moderne intellectuel.

Ce que je veux noter seulement pour aujourd’hui, ce que nous retrouverons peut-être à loisir à ce point de nos mêmes recherches, — et alors nous tâcherons de nous y arrêter, — c’est l’amusante substitution, demi-frauduleuse, — croyez bien que je le sais autant que vous, — mais si naïve et dans sa rouerie politicienne si désarmante, par laquelle tout ce monde moderne essaie de masquer l’absence plus ou moins consciente, plus ou moins voulue de cette capitale distinction réelle dans sa métaphysique en essayant de lui substituer une distinction imaginaire similaire, une distinction imaginaire en simili, chargée de tenir la place, du mieux qu’elle pourra, et de tâcher de faire oublier l’autre, la vraie : je veux dire cette si célèbre distinction nouvelle, nouvellement introduite entre le physique et le métaphysique, selon laquelle on nommerait physique tout ce qui est saisissable et ne réserverait à l’homme que de faciles triomphes, et selon laquelle aussi on nommerait métaphysique tout ce qui est insaisissable et ne réserverait à l’homme que d’ingrates déconvenues, une sorte de chasse gardée.

Nous montrerons au contraire et nous aurons à montrer que la métaphysique est peut-être la seule recherche de connaissance qui soit directe, littéralement, et que la physique, au contraire, ne peut jamais être qu’une tentative de recherche de connaissance indirecte, administrée par le ministère intermédiaire des sens. Et nous montrerons et nous aurons à montrer que toutes les métaphysiques ne sont point par cela même des théories, ni que toutes les physiques ne sont point ipso facto des techniques et des pratiques, mais qu’il y a des théories, des pratiques, des faits et des événements métaphysiques, au même titre qu’il y a des théories, des pratiques, des faits et des événements physiques. Ce qui revient à dire que nous montrerons et que nous aurons à montrer que la distinction, assez récemment introduite, entre la physique et la métaphysique ne recouvre pas, loin de là, cette autre distinction, infiniment plus profonde et plus utile, qu’une grande philosophie a reconnue entre le rêve et l’action.

Il n’y a qu’un mot à dire, et les personnes qui savent et qui ont réfléchi combien les opérations du jeu entrent profondément dans les opérations de la vie, les personnes qui ont pensé un peu à cette entrée, à cette pénétration, si inquiétante et si profondément, si naturellement et si tranquillement immorale, si mystérieuse, ne seront point étonnées que ce mot soit un mot qui a pris particulièrement un sens tout particulier dans un jeu, et dans le jeu qui est devenu comme le représentant éminent et comme le symbole essentiel du jeu, comme le symbole même de la passion et de la tentation du jeu, ce même jeu y étant appliqué, n’y servant souvent que d’instrument à des superstitions de devineresse et à des essais de calculs de la destination, il n’y a qu’un mot à dire : une métaphysique, une philosophie, un art, une race, un peuple, une œuvre est une réussite. Je n’emploie pas seulement ce mot dans son sens de jeu. Mais je l’emploie dans son sens de jeu. Et ce n’est pas seulement une réussite. Mais c’est inéluctablement une réussite. Comme toute vie.

Cela vient en événement, ou cela ne vient pas. Nulle métaphysique, nulle philosophie, — nulle religion, — ne peut faire faire son service par une autre. Nulle aussi ne peut faire le service d’une autre.

Les quelques recouvrements que l’on pourrait signaler ou bien ne sont que des recouvrements apparents, ou bien n’intéressent pas la métaphysique et la philosophie. Dans l’un et l’autre cas, ils n’établissent ni ne permettent aucunement d’établir qu’il y ait ni qu’il y ait eu un progrès linéaire des métaphysiques et des philosophies. Deux exemples pour aujourd’hui nous suffiront. Il est expressément vrai, comme on me l’opposera, que les arguments des Éléates helléniques ont attendu jusqu’à ce jour pour trouver une réfutation, mettons pour la recevoir. Mais si l’on veut bien y regarder d’un peu plus près, on verra que cette réfutation n’est point une réfutation par dépassement ni recouvrement linéaire. Il est vrai que les arguments de Zénon d’Élée ont attendu jusqu’à ce jour pour obtenir une réfutation qui valût. Mais ce n’est point une réfutation qui ait procédé en série linéaire. Nous n’avons point dépassé les arguments de Zénon d’Élée, en ce sens que dans la même série, linéaire, nous eussions inventé, imaginé, découvert, trouvé un argument nouveau, inconnu jusqu’ici, ou un ensemble d’arguments, un raisonnement qui dépassant le raisonnement, l’argument éléatique, l’ait pour ainsi dire effacé comme un chaînon aboli de la même série linéaire. Nous n’avons pas dépassé l’argument éléatique. Nous y avons échappé, ce qui est tout différent. Par le ministère d’un grand philosophe, nous avons pris une certaine vue de la réalité, une vue directe, une immédiate saisie, d’où ensuite nous nous sommes aperçus que l’argument éléatique n’était qu’une vue de l’esprit, et à ce titre ne pouvait prévaloir contre une vue de la réalité.

Deuxième exemple, on m’opposera qu’une bonne partie de l’Esthétique transcendantale a été non pas seulement précisément démolie, mais décontenancée par un chapitre au moins de l’Essai sur les données immédiates ; démolie ou décontenancée, ce serait donc en tout cas dépassée. Et il est de fait que nul aujourd’hui et désormais ni toujours ne pourra plus parler du temps et de l’espace, particulièrement considérés comme des formes de la sensibilité, nécessaires et a priori, c’est-à-dire nécessaires et antérieures à toute expérience, extérieure, sans intercaler, sans faire intervenir ceci : que l’assimilation, que le parallélisme établi et consacré du temps à l’espace a été lui-même attaqué, comme le point central, comme le réduit, comme le nœud de résistance, et de faiblesse, comme le défaut de l’armure, presque initial, particulièrement bien placé, particulièrement bien trouvé, sinon de tout le kantisme, au moins de tout le kantisme critique, ou de tout le criticisme kantiste, que cette assimilation et que ce parallélisme a été nié, critiqué lui-même, qu’ainsi le critique a été critiqué, lui-même, et qu’enfin nous sommes donc là en présence d’un fait nouveau, d’un fait acquis, une fois pour toutes, d’un progrès, comme il y en a dans la science.

Mais c’est qu’en effet il ne s’agit plus ici de philosophie et de métaphysique : il s’agit, en effet, d’une science. Il s’agit de la science nommée psychologie. Il est vrai qu’une partie notable de l’Esthétique a été ruinée, surprise, déboutée, dépassée par une partie notable de l’Essai sur les données, et qu’il y a eu, qu’il y a en ce sens un fait acquis. Mais ce dépassement est un dépassement scientifique. C’est presque un dépassement technique. Ce progrès linéaire est un progrès linéaire discontinu scientifique, ininterrompu si l’on veut. Ce n’est pas une théorie qui chasse une théorie. Car il ne s’agit point là de théorie, mais de savoir en fait, en événement, comment jouent, comment fonctionnent, comment s’obtiennent certains mécanismes, certains résultats, déterminés, de la connaissance psychologique. Et pour la part où il y aurait peut-être intercalation de théories, nous démontrerons en son temps qu’il ne s’agit plus d’un dépassement linéaire, mais, comme dans le cas précédent, comme dans le premier exemple, comme dans la difficulté éléatique, d’un échappement, d’une libération, qu’il y s’agit pareillement d’échapper à une vue de l’esprit par l’administration d’une vue de la réalité.

C’est en ce sens, mais, je crois, en ce sens seulement, que l’on peut considérer comme une théorie la théorie de la fabrication psychologique, secondaire, d’un temps spatial dont les éléments premiers seraient la durée pure et d’autre part l’espace venant peut-être lui-même de l’étendue. D’un certain sens premier de l’étendue.

Quand il s’agit vraiment de métaphysiques et de philosophies, quand il s’agit de théories, ni dépassement, ni doublement. Ni progrès linéaire ni faculté de retour. L’humanité dépassera les premiers dirigeables comme elle a dépassé les premières locomotives. Elle dépassera M. Santos-Dumont comme elle a dépassé Stephenson. Après la téléphotographie elle inventera tout le temps des graphies et des scopies et des phonies, qui ne seront pas moins télé les unes que les autres, et l’on pourra faire le tour de la terre en moins de rien. Mais ce ne sera jamais que de la terre temporelle. Et même entrer dedans et la transpercer d’outre en outre comme je fais cette boule de glaise. Mais ce ne sera jamais que la terre charnelle. Et on ne voit pas que nul homme jamais, ni aucune humanité, en un certain sens, qui est le bon, puisse intelligemment se vanter d’avoir dépassé Platon. Je vais plus loin. J’ajoute qu’un homme cultivé, vraiment cultivé, ne comprend pas, ne peut pas même imaginer ce que cela pourrait bien vouloir dire que de prétendre, avoir dépassé Platon.

Platon est, comme les autres. S’il n’était pas, ce n’est pas vous qui l’inventeriez. Vous pourriez y mettre tout l’apparatus criticus que vous voudrez, assaisonné de cet esprit scientifique, le seul esprit de sel que notre collaborateur M. Fernand Gregh, ami, comme son maître Hugo, des calembours vraiment spirituels, ait osé, par un à peu près délicieux, nommer le sel Cérébros. Un homme, une œuvre, une culture est une réussite, appartient à l’ordre de l’événement. Dans cet ordre tout ce qui est fait est fait et peut se défaire, se perdre. Et au contraire tout ce qui est perdu est irrémédiablement perdu et ne peut se rattraper. Car dans cet ordre les renaissances, toutes merveilleuses, toutes miraculeuses qu’elles soient, sont toujours fort incomplètes, et, quand elles ne demeurent pas complètement impossibles, quand elles naissent, naissent et demeurent éminemment précaires. En ce double sens, premièrement qu’il est précaire qu’il y en ait, qu’elles sont aléatoires, et deuxièmement, que quand par événement de fortune il y en a, elles sont et demeurent incomplètes et précaires. La grande Renaissance, la Renaissance des quinzième et seizième siècles, celle enfin que nous nommons la Renaissance, sans plus, fut une véritable merveille dans l’histoire de l’humanité. Elle n’en était pas moins fort incomplète. Et nous pouvons voir aujourd’hui, nous pouvons mesurer combien elle aura été précaire.

C’est pour cela que nous ne pouvons absolument pas compter sur les renaissances. Nous n’avons absolument pas le droit de tabler sur elles pour précipiter les chutes, pour précipiter, pour souffrir, pour souhaiter les ruines et les pertes ni les morts. On sait ce que l’on perd. On ne sait jamais ce que l’on rattrapera. Ou plutôt on sait de certain premièrement qu’il y a un risque et que l’on n’est jamais assuré de retrouver rien, deuxièmement que ce que l’on retrouvera, que ce que l’on rattrapera ne sera jamais que le fruit d’une renaissance incomplète et précaire.

C’est enfin pour cela qu’il est permis de dire que dans cet ordre les pertes sont irréparables. Si Platon n’était point venu, n’était point né, n’avait point parlé, une fois, si cette voix, si le langage nommé la philosophie platonicienne et plotinienne une fois, cette fois, n’avait point résonné, généralement si le peuple et la race, les hommes et les dieux, si la Grèce antique elle-même n’était point née, une fois, si elle n’était pas venue, au monde, cette fois, si ce langage n’avait pas sonné dans l’histoire du monde, si le talon de cette race et la résonance de ce pas n’avait pas sonné sur le pavé du monde, si la Grèce antique n’avait point prononcé une fois pour toutes la parole antique, par quelles misérables mixtures prétendues scientifiques, par quelles pauvres combinaisons, scientifiques même véritablement, qui eût rien pu faire de comparable à cette invention merveilleuse.

Ainsi des autres. Ainsi de tous les autres, du cartésien, du kantien, du bergsonien. Et ainsi, infiniment plus, du chrétien. Et infiniment autrement.

De telles pertes sont irréparables. Une diminution générale de la culture, un réenvahissement de la barbarie nous enseignent assez, nous font assez voir et mesurer quelle était la valeur et le sens, quel était le prix, le rare prix de la culture antique, éminemment de la culture hellénique, depuis quelques années seulement qu’une poussée de la démagogie primaire politicienne et de la démagogie scolaire intellectuelle moderne, bassement utilitaire, l’a fait chasser de nos enseignements. À la grandeur du défaut, à la grandeur de ce qui nous manque, aujourd’hui déjà, nous pouvons mesurer la grandeur de la perte. Demain, et infiniment plus, et infiniment autrement, quand la même poussée, s’attaquant successivement à toutes les cultures qui ont fait la grandeur et la force et la moelle de l’humanité, aura commencé de ruiner dans les consciences un christianisme quinze et vingt fois séculaire (on peut compter sommairement vingt siècles, parce que s’il y a eu la préparation de l’établissement, il y avait eu aussi une sorte d’incubation) alors nous verrons, et nous pourrons mesurer ce que nous aurons perdu.

De telles pertes sont irréparables. Et irréparables non pas seulement en un sens, au sens que nous avons dit, mais irréparables en un double sens. Car il faudrait un aveuglement inconcevable, — inconcevable, mais ordinaire, inconcevable, mais fréquent et commun, — pour ne pas voir, pour ne pas considérer que symétriquement et solidairement c’est nous aussi qui nous perdons. Quand nous voyons et quand nous constatons qu’une métaphysique, — une religion, — et qu’une philosophie est perdue, ne disons pas seulement qu’elle seule est perdue. Sachons voir et constater, osons dire qu’en face et par contre, ensemble et en même temps, c’est nous aussi, qui d’autant, sommes perdus. Quand nos modernes, quand le parti intellectuel moderne voient disparaître, dans l’ordre de la vie intérieure, quelque philosophie ou quelque religion, quelque métaphysique, ils se réjouissent dans leurs viscères et comme et tout ainsi et tout autant que quand ils assistent, dans l’ordre de la vie sociale, à quelque désintégration, à quelque désorganisation de quelque corps, quand ils obtiennent quelque désorganisation et désintégration de quelque corps, ils allument aux frontons en faux ionien des sous-préfectures démocratiques les lampions vraiment laïques des électorales réjouissances nationales. Qu’ils se rassurent, pourtant. Quand une métaphysique et une religion, quand une philosophie disparaît de l’humanité, c’est tout autant, c’est peut-être bien plus l’humanité qui disparaît de cette métaphysique et de cette religion, de cette philosophie. Ces grandes passions de toute l’humanité ne se comportent point autrement que les passions de tout homme :

Toutes les passions s’éloignent avec l’âge,
L’une emportant son masque et l’autre son couteau,
Comme un essaim chantant d’histrions en voyage
Dont le groupe décroît derrière le coteau.

Quand le groupe des métaphysiques et des religions, des philosophies masquées décroît derrière des coteaux que l’humanité ne reverra sans doute jamais, en vérité ne nous réjouissons pas : car symétriquement et solidairement c’est nous aussi qui décroissons.

Ne nous félicitons pas : le mot définitif et le mot le plus profond qu’ait prononcé l’homme le plus mêlé de l’instauration du monde moderne, après la plus scandaleuse, après la plus frauduleuse, après la plus désastreuse banqueroute où le monde moderne eût jamais conduit, comme on conduit au cimetière, eût jamais fait aboutir sa plus glorieuse affaire, et la plus belle affaire que jamais monde ait eue entre les mains, parole qui l’honore infiniment plus qu’un Panthéon, grandement plus que son œuvre, dont la plus grande partie le déshonore, grandement plus que son acte même.

Remontons de deux siècles. Ce grand classique dix-septième siècle français nous donnera par une comparaison la formule brève et quasi définitive. Nous dirons qu’il se produit dans l’administration des métaphysiques un phénomène très comparable à celui qui se produit dans l’administration de ce que les hommes du dix-septième siècle osaient nommer des vices. Réflexions, sentences et maximes morales. 197 : Quand les vices nous quittent, nous nous flattons de la créance que c’est nous qui les quittons.

Remontons d’un siècle encore. Et pénétrant au cœur de la Renaissance française, et détendant un peu en tendresse de vers la sévérité de notre prose, nous obtiendrons d’un poète, comme il sied, et d’un autre gentilhomme, et d’un Vendômois, la formule admirable et plus belle que le grec, la formule française et Renaissance française, et qui porte son âge avec une admirable justesse, une formule de la Pléiade enfin, la formule je ne dirai pas autant définitive qu’initiale :

Le temps s’en va, le temps s’en va, ma Dame,
Las ! le temps, non, mais nous, nous en allons.

Quand les métaphysiques et les religions, quand les philosophies nous quittent, nous nous flattons de la créance que c’est nous qui les quittons.

Quand elles quittent l’humanité, l’humanité se flatte de la créance que c’est elle qui les quitte. Et tost serons estendus sous la lame. Les philosophies s’en vont. Et nous aussi, de notre côté, nous nous en allons. L’humanité s’en va. Ces grandes passions qui marquèrent les grandes étapes de l’humanité dans le temps font comme ce temps, poésies diverses : elles s’en vont. Mais nous, quand nous commençons à nous déprendre d’une métaphysique et d’une religion, d’une philosophie, et quand nous voyons que nous en sommes dépris, ne nous vantons pas, et surtout ne faisons pas les malins, ne nous gonflons pas et ne faisons pas les sots, et ne disons pas que nous l’avons dépassée. Car il n’y a pas de quoi nous vanter et faire les malins. Tout ce qui se produit alors signifie simplement que nous sommes désaccordés.

Un esprit qui commence à dépasser une philosophie est tout simplement une âme qui commence à se désaccorder du ton et du rythme, du langage et de la résonance de cette philosophie. Quand nous ne consonons plus, alors nous disons que nous commençons à nous sentir libérés.

C’est vraiment en ce sens que le moderne est libre. En ce seul sens. Il y a seulement une différence. Quand cette liberté fonctionne à son avantage, quand elle fait le jeu de ses intérêts, le moderne se vante, et hautement, de cette liberté. Il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’en est pas ainsi dans notre commune estimation de la mise au linceul des mondes précédents. Si la mémoire d’Hypatie demeure une des plus hautement honorées entre toutes les mémoires humaines, si elle a une situation presque unique dans un Panthéon des mémoires qui n’est pas au bout de la rue Soufflot, ce n’est point seulement parce que la fidélité dans le malheur, poussée, poursuivie jusqu’à demeurer fidèle dans une sorte de malheur suprême, et non plus seulement d’infortune et d’adversité, dans un malheur véritablement métaphysique, dans une sorte de malheur suprême, de finale catastrophe allant jusqu’à une espèce d’anéantissement peut-être total, ce n’est point seulement parce que cette fidélité au malheur est peut-être le plus beau spectacle que la pure humanité ait pu jamais présenter. C’est peut-être, encore plus, et techniquement, ceci : Ce que nous admirons, et ce que nous aimons, ce que nous honorons, c’est ce miracle de fidélité, mais de fidélité entendue autrement, en un sens peut-être infiniment plus profond, en un sens et musical et plastique, en un sens harmonieux, en un sens de résonance et de ligne, ce miracle et cette fidélité, qu’une âme fût si parfaitement accordée à l’âme platonicienne, et à sa filiale l’âme plotinienne, et généralement à l’âme hellénique, à l’âme de sa race, à l’âme de son maître, à l’âme de son père, d’un accord si profond, si intérieur, atteignant si profondément aux sources mêmes et aux racines, que dans un anéantissement total, quand tout un monde, quand tout le monde se désaccordait, pour toute la vie temporelle du monde et peut-être pour l’éternité, seule elle soit demeurée accordée jusque dans la mort.

Charles Péguy