Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/24


La casa de Espositos (hospice des Enfants-Trouvés), à Cordoue. — Dessin de Gustave Doré.


VOYAGE EN ESPAGNE,


PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].


Séparateur



SÉVILLE.


1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


L’ancienne Cordoue : Corduba ou Corteba. — Silius Italicus et Martial. — Cordoue sous la domination romaine. — Les patriciens ; la cepa de Cordoba. — Un mot du Grand Capitaine. — Les Sénèque et l’auteur de la Pharsale. — Le palais des rois goths. — Splendeurs de Cordoue sous les khalifes d’Occident. — Les livres à Cordoue et la musique à Séville. — Les chrétiens et les juifs sous la domination arabe. — Décadence de Cordoue.

Il n’est pas de ville en Espagne, on pourrait presque dire en Europe, qui puisse s’enorgueillir d’un passé plus glorieux que Cordoue. Son histoire remonte si haut, qu’on ignore jusqu’à l’étymologie de son nom ; on n’a pas encore décidé la question de savoir si les Romains l’appelèrent Corduba en empruntant ce mot à la langue ibérienne ; si, suivant Bochart, Corduba dérive de corteba, c’est-à-dire, en phénicien, pressoir à huile, ou bien si les Carthaginois l’appelèrent ainsi d’un mot qui signifiait la perle du Sud.

La ville de Cordoue est bâtie dans une situation si avantageuse, qu’on peut supposer qu’elle fut un des premiers endroits occupés par les plus anciens habitants de l’Espagne. Il est certain qu’elle existait longtemps avant Jésus-Christ, car Silius Italicus la mentionne dans son poëme sur la seconde guerre Punique, parmi les villes qui fournirent des secours à Annibal. Ce vers du même poëte pourrait faire croire qu’à cette époque Cordoue, ou du moins la province, passait pour produire de l’or :

Nec decus auriferæ cessavit Corduba terræ.

Plusieurs anciens auteurs assurent, du reste, que le Betis (aujourd’hui le Guadalquivir) et d’autres rivières de la Bétique, roulaient autrefois de l’or dans leurs sables.

Martial parle aussi de l’ancienne Cordoue, dont il cite les trapeta ou pressoirs à huile. Les environs de cette ville produisaient autrefois, dit-on, autant d’huile que toute l’Andalousie.

Les Turduli, dont Cordoue était la capitale, étaient très-avancés dans les sciences : Strabon rapporte qu’ils conservaient avec soin les livres de leurs auteurs et de leurs poëtes, et que leurs lois, qu’ils faisaient remonter à une antiquité très-éloignée, étaient écrites en vers. La ville avait été augmentée d’une manière notable dès l’an de Rome 585, par le consul M. Claudius Marcellus, et fut la première d’Espagne à laquelle les Romains donnèrent le titre et les priviléges de colonie romaine. De plus, elle reçut le nom de Patricia, parce qu’un grand nombre de familles patriciennes sans fortune étaient venues s’y établir.

Aujourd’hui encore, la cepa de Cordoba — la souche de Cordoue — est citée comme appartenant à la plus ancienne aristocratie, à celle qui est de la sangre azul, ou du sang bleu, comme disent les Espagnols en parlant de la plus haute noblesse. Ceci rappelle le mot qu’on attribue à Gonzalve de Cordoue : « Il est peut-être d’autres villes où j’aimerais mieux vivre, mais il n’en est aucune où j’aimerais mieux être né. »

Cordoue eut bientôt des temples, des théâtres, des amphithéâtres, en un mot tous les monuments qui embellissaient la capitale du monde civilisé ; et elle ne tarda pas à devenir célèbre par ses écoles, où la langue grecque était enseignée par des grammairiens et des rhéteurs en renom. Parmi les personnages qui illustrèrent la facunda Corduba, — l’éloquente Cordoue — nous ne citerons que les plus connus : Lucain, l’auteur de la Pharsale, et les Sénèque. Les nombreux fragments d’inscriptions latines qui se sont conservés à Cordoue, malgré les bouleversements successifs que la ville a subis, suffiraient, du reste, pour donner une idée de sa splendeur à l’époque romaine.

Sous la domination des Goths, Cordoue perdit un peu de sa prospérité. Cependant plusieurs rois la choisirent pour leur séjour et y firent bâtir des édifices somptueux. On l’appelait alors la ville sainte et savante. Théodefroi, père du roi Rodrigue, y éleva un palais dont les rois arabes firent plus tard leur résidence ; on nous en a montré quelques vestiges dans l’édifice qu’on appelle aujourd’hui el Alcazar-viejo. Cette demeure était ornée avec tant de luxe, que, suivant l’expression d’un auteur arabe, les décorations éblouissaient les yeux.

Après l’invasion de l’Espagne par Tarik, en 711, Cordoue fut la première ville qui eut le courage d’opposer de la résistance aux envahisseurs : les chrétiens y soutinrent courageusement un siége de trois mois. Forcée de céder au nombre, elle devint sous Abdul-r-Rahman ou Abdérame dit le Juste, la capitale du khalifat d’Occident. Abdérame, qui régnait sous la suzeraineté des khalifes de Damas, se déclara indépendant en 756, et prit le titre d’Emir al mumenin, ou prince des croyants. C’est sous le règne de ce prince que fut commencée la merveilleuse mosquée de Cordoue ; c’est lui aussi qui fit venir d’Asie les hommes les plus remarquables dans tous les genres, et qui fonda ces écoles où se formèrent tant de savants célèbres, pendant que le reste de l’Europe était plongé dans l’ignorance.

Sous les successeurs d’Abdérame, Cordoue arriva à l’apogée de sa splendeur et de sa prospérité : elle mérita alors d’être appelée l’Athènes de l’Occident, et devint, suivant l’expression du célèbre médecin Razis, la « nourrice des sciences, le berceau des capitaines. » D’autres auteurs arabes l’appellent encore « la mère des cités, le trône des sultans, le minaret de piété et de dévotion, le refuge de la tradition, le séjour de la magnificence et de l’élégance, etc. » Un poëte dit que Cordoue est à l’Andalousie ce que la tête est au corps ; un autre compare cette province à un lion, dont la capitale des Khalifes d’occident serait le cœur.

Cordoue était au moyen âge la ville du monde où il y avait le plus de livres. Le Khalife Hishám avait réuni une bibliothèque qui contenait plus de six cent mille volumes, et dont le catalogue n’occupait pas moins de quarante-quatre tomes. Cordoue avait la prééminence pour les lettres et les sciences ; Séville, sa voisine, passait pour l’emporter sous le rapport de la musique. Un auteur arabe raconte à ce sujet une anecdote assez intéressante :

« J’étais une fois, dit-il, dans le palais du Khalife Al-Mansúr Ya’Kúb lorsqu’une dispute s’éleva entre un faquir et un caïd au sujet des mérites divers des deux villes. Celui-ci venait de faire l’éloge de Séville : C’est très-bien, reprit le faquir, mais je n’ai qu’une chose à vous dire : c’est que lorsqu’un homme instruit habitant Séville vient à mourir, et que ses héritiers veulent tirer parti de sa bibliothèque, ils l’envoient toujours à Cordoue pour la faire vendre. Lorsqu’au contraire un musicien meurt à Cordoue, et que ses instruments sont à vendre, la coutume est de les envoyer à Séville. »

Malgré les guerres civiles qui désolèrent l’Andalousie, les Khalifes de Cordoue devinrent tellement puissants que plusieurs princes d’Europe et même d’Orient leur envoyèrent des ambassadeurs pour solliciter leur alliance ; les récits contemporains sont remplis de détails sur la réception qui fut faite aux envoyés venus de Constantinople. Mariana, parlant de l’un des Khalifes, dit qu’il tenait en ses mains la paix et la guerre, et qu’il était maître de faire et de défaire les rois.

Malgré leur puissance, les princes arabes se montrèrent fort tolérants à l’égard des chrétiens : dans toutes les villes conquises ceux-ci obtinrent le libre exercice de leur culte. Les vainqueurs firent même mieux : ils partagèrent avec eux les églises par moitié. Ainsi, lorsqu’il fut question de bâtir la fameuse mosquée de Cordoue, comme l’emplacement choisi était occupé par une église dont les chrétiens jouissaient par moitié, Les musulmans durent s’entendre avec eux pour le rachat de leur part. Le auteurs arabes citent même le chiffre de l’indemnité, qui s’éleva, disent-ils à cent mille dinars.

Ce qui prouve encore la tolérance des Khalifes de Cordoue à l’égard des chrétiens, c’est qu’un concile d’évêques fut tenu dans leur capitale sous le règne d’Hishám, fils d’Abdérame Ier, et qui occupa le trône après lui. On assure même que dans un seul jour, trois mille chrétiens de Cordoue abjurèrent leur religion pour embrasser solennellement celle de Mahomet. Les Juifs étaient également libres de pratiquer leur culte : ils avaient leur synagogue dans une rue qu’on appelle encore aujourd’hui la Calle de los Judios, — la rue des Juifs. Cette construction existe encore, et sert de chapelle sous l’invocation de sainte Quiteria.

Depuis le commencement du neuvième siècle jusqu’à la fin du douzième, Cordoue fut une des villes les plus brillantes et les plus peuplées du monde entier : rivale de Damas et de Bagdad, les deux villes Les plus florissantes de l’Orient, elle vit sa population s’élever à près d’un million d’habitants ; elle renfermait, assure-t-on, deux cent mille maisons, trois cents mosquées (d’autres disent même six cents), cinquante hospices, quatre-vingts écoles, et neuf cents bains publics. Le nombre des faubourgs s’élevait à vingt-deux, et chacun de ses faubourgs avait ses mosquées, ses marchés, ses bains, et autres établissements utiles. Les détails que donnent les historiens arabes sur le luxe et la splendeur de la cour des Khalifes sont tellement merveilleux, qu’on pourrait croire leurs récits exagérés s’ils n’étaient unanimes à ce sujet. L’or, l’argent, l’ivoire, les perles, les pierres fines et les marbres les plus précieux, les bois les plus rares étaient employés avec une profusion inouïe dans la construction et dans l’ameublement des palais des souverains, et des habitations des particuliers.

Les révolutions, les guerres civiles et les invasions des Berbères venus d’Afrique détruisirent peu à peu toutes ces splendeurs, et Cordoue étant tombée au pouvoir de Ferdinand III (saint Ferdinand) le 29 juin 1236, sa décadence ne fit que s’accroître sous la domination chrétienne. À la fin du dix-septième siècle, elle ne comptait que quatorze mille feux, et cent ans plus tard ce nombre était tombé à huit mille. Bien que sa population se soit un peu accrue depuis, elle ne contient guère aujourd’hui plus de dix mille feux ou cinquante mille âmes à peine. Nous voilà bien loin du million d’habitants qui peuplait Cordoue à l’époque des Khalifes !


L’entrée à Cordoue. — La tour de la Carrahola. — Le pont du Guadalquivir. — La Puerta del Puente. — La Mezquita ; Abdérame et son fils. — Le Patio de Los Naranjos. — Les expropriations à Cordoue au neuvième siècle. — Les huit cent cinquante colonnes de marbre. — Le Mihrab. — Une mosaïque byzantine. — Le Zancarron ; le Makssurah ; la silla del rey Almanzor. — Les cloches transformées en lampes. — L’éclairage au temps des Arabes. — Charles-Quint et la mosquée de Cordoue. — La colonne du Captif chrétien. — Les tombeaux de la Mosquée. — L’ancien Al-Minar. — La Puerta del Perdon. — Les heurtoirs arabes.

Notre entrée à Cordoue par le chemin de fer nous fit presque regretter le bon temps des diligences. Il est vrai qu’à cette époque on arrivait brisé, harassé de fatigue, poudré à blanc par la poussière, après avoir été cahoté sur une route pendant quarante, soixante heures, et même davantage, dans une voiture mal suspendue et trop étroite.

En revanche, l’entrée à Cordoue était superbe : après avoir laissé derrière soi la Carrahola, une majestueuse tour du quatorzième siècle surmontée de créneaux, on traversait le magnifique pont de seize arches sur le Guadalquivir, que défendait cette ancienne forteresse. Ce pont, dont on attribue la construction aux Romains, fut reconstruit par les Arabes, qui élevèrent parallèlement un aqueduc destiné à alimenter la ville, et dont on voit encore les fondations. À droite et à gauche on apercevait les anciens remparts de la ville surmontés de tours arabes, et au-dessus desquels s’élevaient des palmiers à la tige élégante et svelte qui se miraient dans les eaux calmes du fleuve.

À l’autre extrémité du pont, on traversait un arc de triomphe construit dans le goût de la renaissance à l’époque de Charles-Quint, et qu’on appelle la Puerta del Puente. La porte du Pont, dont l’aspect est assez grandiose, est l’œuvre d’Herrera, un des meilleurs architectes espagnols, et les bas-reliefs sont attribués au célèbre sculpteur florentin Torrigiano. On fait remarquer aux étrangers que sur les quatre colonnes qui soutiennent la porte, l’une est entièrement cannelée, tandis que les trois autres ne le sont que dans la partie inférieure. Cette irrégularité vient sans doute de ce qu’on s’est servi pour cette porte de colonnes antiques, provenant des ruines de différents édifices. La masse imposante de la mosquée arabe, surmontée d’un lourd dôme chrétien, s’élève au-dessus des terrasses et des toits plats des maisons.

Une fois entré dans la ville, on parcourait, pour arriver jusqu’à la Fonda, un dédale de rues étroites, tortueuses et désertes. Tel est encore, du reste, l’aspect de la plupart des quartiers de Cordoue : on dirait parfois, surtout à l’heure de la grande chaleur, que les habitants ont déserté leur ville. C’est à peine si, dans ces rues où pousse une herbe rarement foulée, on rencontre çà et là quelques rares passants.

Nous nous étions représenté Cordoue comme une vieille ville du moyen âge dans le genre de Tolède ou d’Avila ; nous espérions aussi trouver un bon nombre de monuments arabes dans l’ancienne capitale des Khalifes d’Occident. Rien de tout cela, ou presque rien, du moins ; les maisons uniformément peintes à la chaux, ont un aspect parfaitement moderne : des grilles de fer habilement travaillées à jour comme celles de Séville, laissent ordinairement apercevoir un patio garni de fleurs, au milieu duquel s’élance un mince jet d’eau ; les fenêtres, garnies de rejas aux solides barreaux de fer, sont ornées de plantes grasses qui retombent de vases de terre vernissée, à côté d’un rideau aux longues rayures bleues et blanches. Tout cela, du reste, a un air de propreté qui séduit les yeux : on se dit que si les habitants se montrent si peu dans les rues, c’est qu’ils se trouvent mieux chez eux, et qu’ils préfèrent, comme les Orientaux, le bien-être intérieur à la vie en public.

Les anciens monuments sont donc rares à Cordoue. Mais il en est un qui vaut à lui seul dix monuments. C’est la fameuse mosquée, la Mezquita comme l’appellent encore aujourd’hui les Espagnols. On peut dire que la mosquée de Cordoue est un édifice unique au monde. C’est en vain qu’on chercherait en Espagne, en Orient ou en Égypte une construction qui pourrait lui être comparée. L’Alhambra de Grenade, l’Alcazar de Séville sont des merveilles de l’architecture moresque ; mais ces palais ne peuvent donner aucune idée de la mosquée arabe, antérieure, du reste, de cinq ou six cents ans.

C’est en 770 qu’Abdérame (Abdu-r-Rahmán Ab-Dakhel) entreprit d’élever une mosquée qui surpassât en grandeur et en magnificence celles de Damas, de Bagdad et des autres villes de l’Orient. L’emplacement qu’il choisit était occupé par une église dédiée à saint Georges, et bâtie sur les ruines d’un temple de Janus : nous avons raconté comment les chrétiens, à qui cette église appartenait par moitié, furent indemnisés par le Khalife. On poussa les travaux avec une activité extraordinaire. On assure qu’Abdérame, qui avait tracé lui-même le plan de la mosquée, prenait un si grand intérêt à la construction, qu’il venait y travailler de ses mains une heure chaque jour. Néanmoins, il ne lui fut pas donné de voir l’achèvement de son œuvre, qu’il légua à son fils Hishám. Après sa mort, arrivée en 787, ce dernier continua les travaux, qui furent achevés vers la fin du huitième siècle.

On s’est souvent demandé comment les Arabes purent, il y a dix siècles, terminer en si peu de temps un monument aussi gigantesque. D’abord, il faut se souvenir qu’ils étaient alors plus avancés dans les arts et dans les sciences que la plupart des autres peuples. De plus, au lieu de tailler et de polir les innombrables colonnes de marbre qui furent employées dans la construction, on enleva les plus belles qu’on put trouver dans les temples et autres édifices antiques de l’Espagne et de l’Afrique. Notre pays y contribua même pour sa part, car on en fit aussi venir de Narbonne : on ajoute même, bien que ce fait ne semble guère croyable, qu’on vit venir de cette ville de la terre que les prisonniers chrétiens portèrent sur leurs épaules. Ce qui est certain, c’est qu’un grand nombre de prisonniers chrétiens de divers pays furent employés aux travaux. Les historiens arabes en font même un grand mérite au Khalife Al-Mansur, qui ajouta plus tard quelques travaux à la mosquée : ces additions, dit Al-Makkari, furent d’autant plus méritoires, que les travaux furent exécutés par des esclaves chrétiens amenés de la Castille et de plusieurs autres contrées infidèles.

Avant d’entrer dans la mosquée, nous traverserons le Patio de los Naranjos — la Cour des Orangers. — C’est une vaste et agréable enceinte pavée de dalles de marbre et plantée d’orangers et de citronniers énormes, de palmiers et de cyprès, qui forment une épaisse voûte de verdure, sous laquelle des fontaines jaillissantes entretiennent continuellement la fraîcheur. Ce patio offre une particularité assez curieuse : c’est qu’il existe en dessous une vaste citerne à laquelle il sert de voûte, malgré les grands arbres dont il est planté ; aussi un célèbre antiquaire de Cordoue l’a-t-il comparé aux fameux jardins suspendus de Babylone. Suivant une tradition populaire, cette citerne aurait servi, à l’époque de la domination arabe, de prison pour enfermer les esclaves chrétiens.

Le Patio de los Naranjos de Cordoue et celui de la cathédrale de Séville, ont de tout temps fait battre le cœur des Andalous, et lorsqu’ils sont en voyage, ils se plaisent à en évoquer le nom, comme un souvenir de la patrie absente. Ponz raconte à ce sujet une aventure qui lui arriva dans son Viage de España :

« Je parcourais l’Aragon, et j’arrivai de grand matin à un village éloigné de quatre ou cinq lieues de Teruel. II faisait très-chaud, et j’avais l’intention de partir deux heures avant le jour, pour arriver à cette ville avant la chaleur. M’étant mis à la fenêtre de la chambre qu’on m’avait donnée dans la posada, je vis arriver vers le soir six ou sept hommes à cheval, armés de grandes épées, coiffés de chapeaux blancs et vêtus à la dernière mode des majos. En entrant dans la posada, ils s’écrièrent tous ensemble : Alabado sea el patio de los naranjos ! (Béni soit le patio des orangers !)

« Ni les gens de la posada, ni deux ou trois voyageurs qui se trouvaient là ne purent rien comprendre à cette étrange exclamation, et moi-même je ne fus pas plus avancé qu’eux ; c’est en vain que je cherchai quelle sorte de gens ils pouvaient être. »

Ponz raconte ensuite comment, bien qu’il fût persuadé, ainsi que son arriero, que c’étaient des voleurs de grand chemin, ils ne voulurent pas retarder leur départ. Cependant ils arrivèrent à Teruel, fort étonnés de n’avoir pas été attaqués. Quelque temps après, ils rencontrèrent dans cette ville les mêmes cavaliers, et ils finirent par apprendre que c’étaient des toreros de


Extérieur de la Mosquée de Cordoue, du côté de la Calle del meson del Sol. — Dessin de Gustave Doré.

Cordoue qui se rendaient à Pampelune pour une corrida.

« C’est ainsi, ajoute le voyageur, que j’appris qu’il existait à Cordoue un Patio de los Naranjos. »

Ce patio, qui n’existait pas dans l’origine, est, dit-on, une des additions faites à la mosquée par le khalife Al-Mansúr. Un historien arabe raconte comment ce souverain procédait à l’égard des propriétaires qu’il voulait déposséder ; cette anecdote ne manque pas d’intérêt par le temps d’expropriations où nous vivons.

« Le khalife fit venir les propriétaires des maisons à détruire, et s’adressa ainsi à chacun d’eux en particulier :

« Ami, j’ai besoin de ta maison : il faut que je te l’achète pour augmenter la grande mosquée, car cet édifice est utile et même nécessaire au peuple. Demande-moi donc le prix que tu veux de ta maison, et la somme te sera payée sur la caisse royale.

« Chacun des propriétaires consentit volontiers à vendre sa maison, non sans en demander le plus haut prix possible, et Al-Mansúr donna immédiatement l’ordre de les payer ; de plus, il voulut que des maisons convenables fussent bâties pour les expropriés dans un autre quartier de la ville.

« La dernière personne à qui Al-Mansúr s’adressa était une vieille femme qui possédait une maison, dans la cour de laquelle se trouvait un palmier. Cette femme refusa obstinément de la céder à aucun prix, à moins qu’on ne lui donnât une autre maison ayant également une cour plantée d’un palmier. Sur quoi, le khalife donna ses ordres pour que les désirs de la vieille femme fussent accomplis, dût-il lui en coûter un million de dinars. Et en conséquence, une autre maison avec un palmier lui fut achetée à un prix exorbitant. »

On pénètre dans la mosquée de Cordoue par sept portes d’une hauteur médiocre, et dont les sculptures, d’un très-léger relief, sont d’un goût à la fois très-pur et extrêmement sobre. Les murs extérieurs, couronnés de créneaux dentelés, sont malheureusement couverts de ce badigeon jaune clair qu’on ne voit que trop souvent sur les édifices espagnols. Il n’existe pas ici de façade monumentale, ni de grand portail comme dans les églises du moyen âge ; on dirait que l’architecte a voulu exagérer la simplicité de l’extérieur, afin d’augmenter encore l’effet saisissant des magnificences de l’intérieur. Du reste, le plan même de la construction commandait cette simplicité : Théophile Gautier, un grand admirateur de la Mezquita, soutient avec raison que la plus juste idée qu’on puisse donner de cet étrange édifice, c’est de dire qu’il ressemble à une grande esplanade fermée de murs et plantée de colonnes en quinconce. Pour continuer cette comparaison, qui est d’une grande exactitude, ajoutons que cette esplanade a la forme d’un vaste quadrilatère de quatre cent quarante pieds de large sur six cent vingt de long.

Il est impossible de décrire l’impression que l’on éprouve quand on entre pour la première fois dans la mosquée de Cordoue : les innombrables colonnes qui supportent la voûte du temple forment, en s’entrecroisant comme les arbres d’une forêt, de longues perspectives qui changent à mesure qu’on pénètre plus avant dans l’intérieur. Une demi-obscurité, qui règne ici comme dans toutes les églises espagnoles, ajoute un charme de plus à la poésie de ces allées de marbre. Les colonnes, qui montent aujourd’hui à huit cent soixante, étaient bien plus nombreuses autrefois, et dépassaient, assure-t-on, douze cents. Du reste, les anciens auteurs ne sont pas d’accord sur le nombre : ainsi l’un d’eux parle de douze cent quatre-vingt-treize colonnes, un autre de quatorze cent dix-sept, et un troisième de quatorze cent dix-neuf, en y comprenant les cent dix-neuf de la chapelle qui précède le sanctuaire. On a même prétendu que le nombre total était autrefois de deux mille.

Ces colonnes sont faites des marbres les plus précieux, et offrent une collection des plus complètes en ce genre : le rouge et le vert antiques, la brèche de diverses couleurs, le vert d’Égypte, sans parler du granit et du porphyre, y sont représentés par les plus beaux échantillons ; nous y avons également remarqué de très-belles colonnes torses. Suivant la tradition, elles proviennent en grande partie du temple de Janus qui occupait autrefois l’emplacement de la mosquée ; soixante furent apportées de Tarragone et de Séville, cent quinze appartenaient aux monuments de Nîmes et de Narbonne, et cent quarante furent envoyées en présent par l’empereur Léon, qui régnait à Byzance. Un assez grand nombre fut aussi enlevé aux temples de Carthage et de plusieurs autres villes du littoral africain. La plupart de ces colonnes sont surmontées de chapiteaux corinthiens, d’autres sont d’ordre dorique ; beaucoup aussi appartiennent au style arabe. Tous ces chapiteaux étaient dorés autrefois, et on aperçoit encore sur quelques-uns des traces de l’ancienne dorure. Le fils du khalife Hishám les avait fait dorer, assure-t-on, ainsi que les colonnes et une partie des murs. Quant aux bases, très-peu de colonnes en possèdent, soit que les architectes arabes aient craint qu’elles ne fussent une gêne pour la circulation des fidèles, ou que la plupart des colonnes antiques s’étant trouvées trop longues, ils aient pensé qu’il était plus facile de les enterrer au-dessous du niveau du sol que de les scier pour en diminuer la longueur.

Les arcades qui reposent sur les colonnes présentent des formes très-variées : quelques-unes sont à plein-cintre, le plus grand nombre est en fer à cheval ; parmi ces dernières, la plupart sont comme dentelées et ornées de plusieurs lobes, toujours en nombre impair : ainsi nous en avons remarqué qui offraient trois, cinq, sept, neuf et même onze lobes. Ces arcades, presque toujours à jour, sont superposées sur deux rangs de hauteur, ce qui donne à l’ensemble de l’édifice une légèreté merveilleuse. On assure même qu’une partie des chapiteaux porte à faux sur leurs fûts, ce qui rendrait plus extraordinaire encore un tour de force qui n’a pas empêché l’édifice de rester intact depuis plus de dix siècles. Les nefs formées par l’entrecroisement des colonnes sont au nombre de dix-neuf dans le sens de la largeur, et de vingt-neuf dans celui de la longueur ; les Espagnols désignent les nefs par le nom de calles ou rues : ainsi, il y a la calle San-Nicolas, la calle San-Pedro, etc., ainsi nommées à cause des chapelles qui s’y trouvent. Chacune de ces calles a sa toiture séparée, recouverte d’épaisses lames de plomb.

C’est à l’extrémité de l’une des nefs que se trouve le Mihráb, autrefois la partie sainte par excellence de la mosquée ; c’est dans le sanctum sanctorum, réduit fort étroit et pratiqué dans l’épaisseur du mur, que l’on conservait autrefois l’Alcoran, et que les khalifes faisaient la prière publique. Le Mihrab était l’endroit le plus riche de la mosquée, et il a échappé, par un bonheur inouï, aux profanations successives qui ont dégradé beaucoup d’autres parties du monument. On y pénètre par un arc en fer à cheval supporté par d’élégantes colonnes de marbre, et au-dessus duquel existe la plus splendide mosaïque qu’on puisse voir : Saint-Marc de Venise, les anciennes églises de Rome et de Ravenne, n’offrent rien de plus riche. Cette mosaïque, composée de très-petits cubes de verre, présente de belles inscriptions en caractères cufiques, ainsi que des ornements du goût le plus pur et des couleurs les plus harmonieuses, qui se détachent sur un fond d’or et d’azur. Bien que de style arabe, elle fut faite à Constantinople, sans doute d’après le dessin d’un architecte cordouan, et un célèbre géographe arabe du onzième siècle, Edrisi, nous apprend que l’empereur Romain II l’envoya en présent à un khalife de Cordoue. Du reste, les Arabes, bien que très-avancés dans les arts qui se rapportent à l’ornementation, sont toujours restés étrangers à celui de la mosaïque.

L’intérieur du Mihráb, qui présente la forme d’un octogone régulier, n’a guère plus de quatorze pieds de diamètre sur vingt-sept de hauteur jusqu’à la voûte. Les murs sont revêtus de dalles de marbre blanc veiné de rouge, au-dessus desquelles règne une élégante corniche accompagnée d’une frise couverte d’inscriptions en caractères arabes. Un entablement de mosaïque, décrit dans les antiquités d’Espagne d’Ambrosio de Moralès, et qui existait encore à la fin du seizième siècle, a malheureusement disparu ; en revanche, les douze colonnettes de marbre blanc d’Afrique, avec bases et chapiteaux dorés, qui s’élèvent autour du sanctuaire, sont parfaitement conservées. L’affluence du peuple était autrefois si considérable dans ce lieu sacré, qu’on voit encore aujourd’hui le marbre usé et comme creusé circulairement. Suivant la tradition, les fidèles et les pèlerins en faisaient sept fois le tour. La voûte n’est pas d’un travail moins merveilleux : elle est formée d’un seul bloc de marbre blanc de quinze pieds de diamètre, évidé en forme de coquille, et orné de sculptures de la plus grande délicatesse.

Bien que la richesse du Mihrab, tel qu’il existe aujourd’hui, nous paraisse surprenante, elle est loin d’égaler ce qu’elle était autrefois, d’après les descriptions que nous en donnent plusieurs écrivains arabes. Ainsi, ce sanctuaire, dont l’entrée était ornée de marbres d’une valeur inestimable et de deux colonnes de lapis-lazzuli, était en outre couvert d’ornements en ivoire et en ébène ; d’autres incrustations de bois plus rares encore, composées de plus de trente-six mille morceaux, étaient fixées par des clous d’or pur, et rehaussées de pierres précieuses. Une copie du Livre sacré, de la main d’Othman, y était conservée dans une boîte d’or garnie de soie, ornée de perles et de rubis, et placée sur un support de bois d’aloès orné de clous d’or.

L’ancien sanctuaire des Arabes de Cordoue est communément appelé par dérision el zancarron, ce qui signifie littéralement un vieil os, un os décharné ; el zancarron de Mahoma est une expression vulgairement employée pour désigner les os du prophète que les musulmans vont visiter dans la mosquée de la Mecque. Il paraît que, d’après une ancienne tradition populaire, on croyait que la mâchoire de Mahomet était autrefois conservée dans le Mihrab ; de là le mot ridicule de zancarron, dont on se sert encore aujourd’hui pour désigner un endroit qui fut, pendant plusieurs siècles, l’objet du respect de tant de générations.

Un autre endroit de la mosquée particulièrement vénéré par les Arabes et appelé par eux le Makssúrah, est devenu depuis une chapelle catholique sous l’invocation de saint Étienne, la capilla de San Esteban. C’était une enceinte qui précédait le Mihrab, et dans laquelle se trouvait une espèce de trône ou de plate-forme destinée aux khalifes. Le sol du Makssurah était autrefois pavé d’argent, et les portes adjacentes étaient couvertes de mosaïques et d’ornements d’or ; une de ces portes était même en or massif. La plupart des colonnes étaient disposées par groupes de quatre, et chacun de ces groupes était couronné d’un seul chapiteau ; la sculpture de ces chapiteaux était de la plus grande finesse, et des incrustations de métaux précieux et de lapis-lazzuli ornaient les colonnes sur toute leur surface.

Les autres parties de la mosquée, bien que décorées avec moins de profusion, étaient cependant d’une grande richesse : ainsi il existait une espèce de chaire ou de pupitre où l’on montait au moyen de sept marches, et qui était, dit-on, un objet unique au monde pour la beauté du travail et le grand prix des matériaux. Toutes sortes de figures y étaient représentées ; car les musulmans de Cordoue, de même que ceux de Grenade et de plusieurs parties de l’Orient, étaient loin d’observer rigoureusement la loi de Mahomet qui interdisait la représentation d’objets animés. Cette chaire qu’on appelait la silla (siége) ou le carro (char) del rey Almanzor, parce qu’elle était montée sur quatre roues, existait encore à la fin du seizième siècle. Il est vraiment regrettable qu’un objet aussi intéressant ait disparu : il paraît qu’il fut détruit par des maçons qui travaillaient dans la mosquée, « je ne sais dans quel but, » dit un auteur contemporain, qui paraît du reste le regretter médiocrement, car il ajoute : « y asi pereció aquella antigualla » (et c’est ainsi que périt cette antiquaille).

Les auteurs arabes font des récits extraordinaires sur l’éclairage somptueux de la mosquée au temps des Arabes : plus de sept mille lampes suivant les uns, près de douze mille suivant d’autres, étaient allumées jour et nuit. Une particularité assez singulière, c’est que parmi ces lampes se trouvaient des cloches provenant de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle ; ces cloches, que le Khalife Al-Mansúr avait fait apporter de la Galice sur les épaules d’esclaves chrétiens, avaient été renversées et suspendues à la voûte au moyen de chaînes d’argent. Un autre Espagnol du seizième siècle, Marmol Carbajal, assure dans sa curieuse Descripcion de Africa, en avoir vu de semblables dans une mosquée de Fez. La tradition rapporte que lorsque saint Ferdinand s’empara de Cordoue, il fit enlever ces lampes d’un nouveau genre, et donna l’ordre
Aldabon (heurtoir) moresque de la Puerta del Perdon, mosquée de Cordoue (quinzième siècle). — Dessin de Catenacci d’après Ch. Davillier.
qu’elles fussent reportées sur les épaules par des prisonniers musulmans jusqu’à leur emplacement primitif, où leur ancienne destination leur fut rendue.

Outre cette étonnante quantité de lampes, la mosquée possédait encore un grand nombre de chandeliers de différentes formes ; on en comptait deux cent quatre-vingts de cuivre, outre ceux qui servaient à l’éclairage des portes. On admirait de plus trois grands chandeliers d’argent massif, dont l’un n’avait pas moins de quatorze cent cinquante-quatre becs. Les écrivains arabes, qui se complaisent aux plus minutieux détails sur ce sujet, assurent que chacun des chandeliers d’argent consumait chaque nuit sept arrobas (près de quarante kilogrammes) d’huile ; la consommation totale pour l’année s’élevait à plus de mille arrobas, ou deux cent cinquante quintaux. Pendant le seul mois du


Intérieur de la mosquée de Cordoue. — Dessin de Gustave Doré.

Ramadhán, soixante-quinze livres de coton étaient employées

pour les mèches. Quant à l’ambre, à l’aloès et autres parfums, on en brûlait ordinairement cent vingt livres par an. N’oublions pas de mentionner une grande lampe d’or d’un travail extraordinaire, qui était suspendue devant l’entrée du Mihráb.

Il serait fastidieux de reproduire tous les détails que rapportent ceux qui ont écrit sur la mosquée de Cordoue : ajoutons seulement ceux-ci : dans le commencement, le nombre de personnes chargées de l’entretien était de cent cinquante-neuf ; plus tard, il fut porté à trois cents.

La toiture de la mosquée où les eaux sont reçues par des canaux de plomb assez forts et assez grands pour contenir deux hommes debout, est encore citée comme une merveille ; on cite également la charpente, entièrement faite d’alerce, bois résineux qui était employé par les Arabes et par les Mores d’Espagne dans la plupart de leurs constructions. Les plafonds étaient merveilleusement sculptés, peints et dorés, comme on peut s’en convaincre par les parties qui subsistent encore. On assure que plusieurs parties de la toiture se sont effondrées parce que depuis plusieurs siècles on arrachait des poutres, soit pour les employer à d’autres édifices, soit pour en faire des vihuelas, ou d’autres instruments de musique, ainsi que des boîtes et toutes sortes de menus objets. Ces dégradations remontent à une époque éloignée, car Ambrosio de Moralès, qui vivait au seizième siècle, s’en plaignait déjà en disant que la valeur du bois ainsi enlevé s’élevait à plusieurs milliers de ducats.

Parmi les dégradations qui contribuèrent à défigurer la mosquée de Cordoue, il faut encore citer la construction du chœur, qui eut lieu en 1523, par ordre de l’évêque Alonso Manrique ; les membres de l’ayuntamiento s’y opposèrent, il est vrai, et il paraît même qu’on menaça de la peine de mort quiconque oserait toucher à l’édifice ; mais le chapitre en ayant appelé à l’empereur, celui-ci, qui n’avait jamais vu la mosquée, permit au prélat de passer outre. Trois ans plus tard, Charles-Quint étant venu à Cordoue, alla visiter l’édifice qui fait l’orgueil de la ville ; quand il vit qu’on avait endommagé de la sorte le chef-d’œuvre de l’architecture arabe, il entra dans une grande colère contre l’évêque et le chapitre :

« Je ne savais pas de quoi il s’agissait, s’écria-t-il, autrement je n’aurais pas permis qu’on touchât à l’œuvre ; car vous faites ce qu’on peut faire partout, et vous avez défait ce qui était unique au monde[2]. »

Ainsi la mosquée de Cordoue, de même que l’Alcazar de Séville et l’ancien palais des rois Mores de Grenade, a été profanée par un vandalisme grossier. Du reste, le plus grand défaut du chœur dont nous venons de parler est de se trouver au milieu d’un édifice arabe ; s’il était placé ailleurs, on l’admirerait volontiers comme un bel ouvrage de la renaissance. La Silleria — c’est ainsi qu’on nomme les stalles, est en caoba (acajou) massif, bois qui a été employé en Espagne avant qu’il fût connu en France. C’est un ouvrage du milieu du dix-huitième siècle, composé d’un très-grand nombre de figures qu’il faudrait regarder à la loupe, et où la patience nous parut avoir une part beaucoup plus large que l’art. Un sculpteur de Cordoue, Pedro Duque Cornejo, y consacra dix ans de sa vie comme nous l’apprit une inscription gravée sur sa tombe, placée sur une dalle à peu de distance du chœur.

Nous ne dirons rien des nombreux rétables de bois sculpté, des grilles de fer ouvragé, des chapelles surchargées de dorure, et qui contiennent des tombeaux d’une grande richesse ; toutes ces choses, qui seraient très-bien à leur place dans une église ordinaire, jurent singulièrement avec la noble simplicité de l’architecture arabe. Une de ces chapelles, celle de Sainte-Agnès, qui date de la fin du siècle dernier, est l’œuvre d’un sculpteur français, Michel Verdiguier, qui fut professeur à l’Académie de Marseille, et à qui on reproche d’avoir représenté la sainte dans une attitude peu décente. L’architecture est également d’un Français, Balthasar Dreveton, « professeur qui nous fut expédié, dit Ponz, comme un grand architecte, et sans qu’on sache comment. »

Parmi les curiosités de la mosquée, il en est une que les guides ne manquent jamais de faire observer aux visiteurs, et qui paraît l’emporter dans leur esprit sur toutes les autres : c’est une colonne sur laquelle se voit, à hauteur d’homme, un christ en croix très-grossièrement sculpté en bas-relief ; ce christ, à côté duquel brûle constamment une petite lampe, est recouvert d’un grillage de fer. Suivant la tradition populaire, cette sculpture plus que naïve serait l’ouvrage d’un prisonnier chrétien enchaîné à la colonne par les Arabes, et qui fut martyrisé plus tard. Jusque-là, rien de bien extraordinaire ; mais voici le merveilleux : le prisonnier en question exécuta son travail entièrement avec son ongle, et sans le secours d’aucun outil. Nous nous permîmes de faire observer à notre guide, en touchant de la main la colonne, que le marbre noir veiné de blanc dont elle est faite est précisément de la qualité la plus dure, et nous ajoutâmes que nous avions bien de la peine à comprendre comment l’ongle d’un homme avait pu remplacer un ciseau d’acier. Cette observation au sujet d’une légende qu’il avait racontée plusieurs centaines de fois, parut choquer si vivement notre homme, que nous nous empressâmes de nous rendre à son opinion, en lui disant que si nous nous étions permis une observation au sujet de la dureté du marbre, c’était simplement pour faire ressortir la bonté de la trempe de l’ongle du captif.

Notre guide s’étant subitement radouci, et voulant achever de dissiper nos derniers doutes, nous fit alors remarquer cette inscription : Lo hizó el cautibo con la uña, — fait par le captif avec son ongle. Il nous fit aussi observer un bas-relief de marbre peint placé près de la colonne : cette sculpture, qui nous parut dater du seizième siècle, représente le captif en prière ; il est à genoux, les mains jointes, avec la corde au cou et des chaînes aux pieds. Le bas-relief est accompagné de cette inscription en vers latins, digne d’un élève de quatrième, et qui explique comment, « tandis que les mahométans célèbrent leurs orgies dans ce temple, le captif invoque la vraie divinité du Christ ; l’image qu’il a dans son cœur, il la fixe à l’aide de son ongle sur le marbre le plus dur, et en même temps qu’il se rachète à l’avance, il acquiert ainsi l’auréole du martyre. »

 « Hoc sua dum celebrat mahometicus orgia templo,
    Captivus Christi numina vera vocat ;
Et quem corde tenet rigido saxo ungue figurat,
    Aureolam pro quo funere peremptus habet. »

Cette fiction invraisemblable et ridicule, dit un des historiens de Cordoue, ne peut avoir pour fondement que l’histoire de San Rogelio et de San Servio-Dio, qui en 852, un jour où les Musulmans célébraient une de leurs plus grandes fêtes, entrèrent dans la mosquée et se mirent à prêcher l’Évangile ; le peuple les chassa après les avoir maltraités, et ils furent condamnés à avoir la tête tranchée.

Une des tombes, incrustée dans le mur de la mosquée, présente une singularité que nous n’avions jamais observée ailleurs : elle a la forme d’une malle, et est fermée par trois cadenas. Comment le cadavre enfermé si soigneusement, se demande Théophile Gautier, fera-t-il au jour du jugement dernier pour ouvrir les serrures de pierre de son cercueil, et comment en retrouvera-t-il les clefs au milieu du désordre général ?

Nous remarquâmes encore une autre tombe où est enterrée une personne de la famille de Guzman, et sur laquelle se lit cette singulière épitaphe gravée sur une plaque de marbre noir :

« Ci-gît le cadavre de son Excellence Madame Doña Maria Isidra Quintina de Guzman y la Cerda, Marquesa de Guadalcazar é Hinojares, Grande de España, etc. Doctora en filosofia y letras humanas, catedratica honoraria y consiliaria perpetual de la Universitad de Alcalá, Academica honoraria de la Real española, etc.

Cette Grande d’Espagne, qui fut docteur en philosophie et en humanités, professeur et conseillère de l’Université d’Alcalá, membre de l’Académie espagnole, atc., mourut en 1803 à l’âge de trente-cinq ans.

Mentionnons encore une autre tombe, celle de Gongora, le célèbre poëte bel esprit, qui aiguisa quelques épigrammes contre Cervantès, et qui fut à son tour ridiculisé par Le Sage. Gongora était chapelain de Philippe III et chanoine de la cathédrale de Cordoue, où il fut enterré en 1623, dans la capilla de san Bartolomé.

En sortant de la mosquée, nous traverserons de nouveau le patio de los Naranjos, et nous trouverons devant nous une haute tour composée de cinq étages qui s’élèvent en diminuant de diamètre, et qui est surmontée de la statue dorée de saint Raphaël archange, qui plane sur la ville. Cette tour, bâtie originairement par Hernan Ruiz, le malencontreux architecte du chœur de la mosquée, fut renversée vers la fin du seizième siècle par un tremblement de terre, et reconstruite un peu plus tard. Son plus grand mérite, à nos yeux, est d’avoir deux cent vingt-cinq pieds de hauteur ; nous voulûmes monter jusqu’aux cloches et nous fûmes amplement dédommagés de cette fatigante ascension par une magnifique vue qui embrasse toute la ville de Cordoue, le cours du Guadalquivir et les coteaux qui s’élèvent insensiblement jusqu’aux contre-forts de la Sierra Morena.

La tour en question a été construite sur les fondations de l’ancien Al-minar ou minaret arabe. Le minaret de Cordoue était considéré, à l’époque des Khalifes comme une des principales merveilles du monde : on parlait partout des deux énormes globes d’or pur qui surmontaient le sommet de l’Al-minar, et qu’on apercevait à une très-grande distance quand ils étaient éclairés par les rayons du soleil. Entre ces deux globes, on en voyait un troisième d’argent, et ils étaient surmontés d’une énorme grenade, également d’or pur, qui s’élevait d’une coudée au-dessus du dôme.

À côté de la tour, nous remarquâmes la puerta del Perdon, la porte du Pardon, qui est d’une hauteur extraordinaire, et entièrement recouverte de petites plaques de bronze ayant la forme d’un hexagone irrégulier ; ces plaques, ornées d’arabesques et d’inscriptions arabes en relief où ces mots : Béni soit le nom de Dieu, se répétaient plusieurs centaines de fois, sont très-ingénieusement encastrées les unes dans les autres, à la manière des marqueteries de bois qui recouvrent plusieurs des portes de l’Alhambra.

Deux très-beaux aldabones ou heurtoirs de bronze, de forme ovale et de près de soixante centimètres de hauteur, complètent d’une manière très-heureuse la décoration de la puerta del Perdon. Ces aldabones sont très-élevés au-dessus du sol, suivant l’usage des Arabes, qui les plaçaient ordinairement à la hauteur que pouvait atteindre de la main un homme à cheval. Nous les aurions crus d’un travail beaucoup plus ancien, sans cette inscription : Benedictus Dominus Deus Israhel, en lettres gothiques du quinzième siècle, qui règne autour de la bordure. Ces heurtoirs, également repercés à jour et ornés d’arabesques du style le plus pur, sont sans doute l’ouvrage de quelque transfuge de Grenade établi à Cordoue ; on sait qu’un grand nombre d’artisans de ce pays, fourbisseurs, ciseleurs, orfévres, etc., venaient travailler dans les provinces de l’Espagne soumises à la domination chrétienne. Nous avons dessiné un de ces aldabones que nous signalons aux curieux comme le spécimen le plus remarquable qu’on puisse voir en ce genre, et nous en donnons la gravure, page 344. N’oublions pas de recommander en même temps à l’attention des amateurs de curiosités d’autres heurtoirs en bronze de la seconde moitié du seizième siècle, que nous avons remarqués sur une des portes donnant sur la Calle del meson del Sol : les beaux heurtoirs de cette époque, qu’on rencontre assez fréquemment en Italie, sont au contraire fort rares en Espagne.

C’est en vain, assurément, que nous avons essayé de décrire la mosquée de Cordoue : c’est un monument sans pareil dont on ne peut se faire une idée exacte si on ne l’a vu, car la plume et le pinceau même sont impuissants à en rendre les aspects variés et d’une poésie étrange. Nous y passions des heures entières sans pouvoir nous arracher à cette contemplation, et loin de trouver exagérées les louanges des poëtes, nous répétions, en ne les trouvant que vrais, ces vers de Victor Hugo :

 « … Cordoue aux maisons vieilles

« A sa mosquée, où l’œil se perd dans les merveilles. »


La casa de Espósitos. — Le Triunfo. — L’Archange Raphaël, patron et gardien de Cordoue. La Corredera ; la Calle de la Feria. — Le Paseo del Gran Capitan. — Gonzalve de Cordoue ; les Comptes du Grand Capitaine. — Les grands hommes de Cordoue ; Gongora ; Pablo de Cespédès ; Ambrosio de Moralès, le père Sanchez. — Les anciens cuirs de Cordoue ; le Cordoban et le Guadamacil. — Décadence de Cordoue.

Après la mosquée, les anciens monuments de Cordoue sont peu nombreux, bien que le passé si brillant de cette ville puisse faire croire le contraire ; il en est quelques-uns cependant qui ne laissent pas d’être assez intéressants, Il est vrai que le voisinage du merveilleux édifice arabe est fait pour rendre le touriste bien difficile ; néanmoins quelques heureuses surprises sont réservées à celui qui voudra consacrer quelques jours à des flâneries au hasard dans les rues tortueuses de la ville.


Marchand de bestiaux, à Cordoue. — Dessin de Gustave Doré.

Plus d’une bonne fortune de ce genre nous arriva à Cordoue : c’est ainsi que nous découvrîmes la charmante façade de la Casa de Espósitos (Hospice des Enfants-Trouvés) : le portail principal, qui date des dernières années du quinzième siècle, est de ce gothique riche et élégant qui a précédé la renaissance. Comme nous marchions depuis assez longtemps par une chaleur étouffante, Doré voulut saisir cette occasion pour faire une halte à l’ombre, pendant laquelle il dessina le portail de la Casa de Espósitos avec ses saints aux longues draperies, encore intacts depuis près de quatre siècles sous leurs dais de pierre finement repercés à jour. Nous admirâmes encore la petite église de Santa Marina, du quatorzième siècle, qui possède également un très-joli portail.

Un autre jour, en traversant une petite place qu’on appelle la Plazuela del Indiano, nous nous trouvâmes en face d’un grand portique carré orné d’une frise sculptée dans la pierre avec la plus grande élégance à l’époque de la domination musulmane et n’offrant qu’un très-petit relief, comme la plupart des sculptures arabes. Cette pauvre ville de Cordoue a été tellement bouleversée, que c’est à peine si on aperçoit de temps à autre dans quelques rues un fragment qui rappelle sa splendeur passée. Nous citerons cependant encore, parmi les rares vestiges de l’époque arabe qu’il nous fut possible de découvrir, une curieuse maison de la Plazuela de San Nicolas, connue sous le nom de la cuadra (l’écurie), la Torre de San Nicolas, une jolie tour aux créneaux dentelés, qui servait autrefois de minaret et une petite mosquée, depuis longtemps transformée en chapelle, qui dépend de l’hôpital del Cardenal. Le jardin de cet hôpital est encore désigné par le peuple sous le nom de Huerto del rey


Chapelle de Zancarron (mosquée de Cordoue). — Dessin de Gustave Doré.

Almanzor, quoique ledit roi Almanzor soit mort depuis

une dixaine de siècles.

Un monument assez curieux, bien qu’il date d’une époque beaucoup plus récente, c’est le Triunfo, élevé en l’honneur de l’archange Raphaël, patron et gardien de Cordoue, à peu de distance de la mosquée et du palais épiscopal, et qu’on prétend être une imitation du monument de la place Navone, à Rome. La statue du saint archange, plus grande que nature, est en bronze doré, et s’élève à cent pieds de hauteur au sommet d’une colonne surmontée d’un chapiteau également en bronze doré. Le patron de Cordoue est représenté, suivant l’usage, l’épée à la main et les ailes déployées. La colonne repose sur une espèce de rocher, orné des statues de quelques autres saints, également les patrons de la ville ; sur ce rocher, d’où jaillit une fontaine, nous remarquâmes différents sujets allégoriques, tels qu’un lion, un cheval et un palmier, faisant allusion à Cordoue et à la province.

Nous lûmes sur un cartouche l’inscription suivante en espagnol :

Yo te juro
por
Jesu Christo cruzificado
Que soy Rafael Angel, a quien
Dios tiene puesto por guar-
Da de esta ciudad.

« Je te jure par Jésus-Christ crucifié que je suis l’ange Raphaël, que Dieu a choisi pour gardien de cette ville. »

Cette singulière inscription, dont la rédaction n’a rien de commun avec le style lapidaire, ne peut guère être comprise sans une explication. Or, cette explication nous est donnée par un aleluya ou romance populaire, imprimé à Cordoue, et orné d’une gravure sur bois des plus naïves, où l’archange est représenté servant de guide au jeune Tobie, et tenant à la main son bâton de voyage et son poisson. À côté de l’image se lit le titre ainsi conçu : Véridique relation et curieuse légende du seigneur Raphaël archange, avocat de la peste et gardien de la ville de Cordoue.

D’après cet aleluya, le saint archange apparut le 7 mai 1578 au Bienheureux Roelas, gentilhomme et prêtre de Cordoue ; il lui parla pendant plus d’une heure et demie, et les premières paroles qu’il lui adressa, recueillies avec soin, ont été gravées depuis sur le Triunfo. Ceci nous rappela une peinture assez médiocre que nous avions vue dans une des chapelles de la mosquée, sans en comprendre le sujet, et qui représente l’apparition de l’archange Raphaël. La dévotion à cet archange est tellement générale à Cordoue, qu’on n’y compte pas moins de neuf Triunfos élevés en son honneur. Ajoutons un détail, c’est que les sculptures, assez médiocres du reste, du monument que nous venons de décrire, sont l’ouvrage d’un Français, Michel Verdiguier, que nous avons déjà eu l’occasion de citer à propos d’une Sainte Agnès de la mosquée.

L’archange Gabriel tient aussi une grande place dans les poésies populaires de l’Espagne. Nous avons recueilli celle-ci comme une des plus naïves :

Cuando el Eterno se quiso hacer niño,
Le dijo al Angel con mucho carino :
Andá, Gabriel, vete á Galilea ;
Alli verás una pequena aldea ;
Es Nazaret su gracioso apellido.

« Quand l’Éternel voulut se faire enfant, — Il dit à l’Ange d’un ton caressant : — Va, Gabriel, va en Galilée — Là tu verras un petit village — Qui porte le gracieux nom de Nazareth. »

Fué el Santo Arcangel bebiendo los vientos,
Hasta llegar al humilde aposento,
Y cuando vió a la hermosa Maria,
Le ha dado el encargo con que Dios le envia :
Dios te salve, Reina y hermosa Maria !

« Le Saint Archange s’en fut, buvant l’air — Jusqu’à ce qu’il arrivât à l’humble toit, — Et quand il vit la belle Marie, — Il lui porta le message dont Dieu l’avait chargé : — Dieu te salue, Reine et belle Marie ! »

À chaque instant nous retrouvons dans la langue espagnole des mots et des images empruntés aux Moresques. Il y avait là une civilisation avancée à tous les égards ; encore aujourd’hui, ce que l’Espagne offre de plus curieux au voyageur lui vient des Mores, aussi bien dans les arts que dans l’agriculture. La belle race des chevaux andalous, si estimée en France aux seizième et dix-septième siècle, est encore un héritage oriental. On peut en dire autant des troupeaux de bœufs et de moutons qu’on voit dans les plaines de l’Andalousie. Les conducteurs de ces troupeaux frappèrent Doré par leur allure étrange. Aussitôt son album s’enrichit d’un nouveau croquis dont on voit ici la reproduction.

La grande place de Cordoue, appelée autrefois le Corredera parce qu’on y donnait des courses de taureaux et des joutes, est devenue la Plaza de la Constitucion. C’est un grand quadrilatère irrégulier, entouré de maisons supportées par des arcades et garnies de trois étages de balcons en bois, d’un aspect assez délabré, où sèchent des loques de toutes les couleurs. La rue principale, appelée la Feria, où se voient quelques boutiques, est la seule qui présente un peu d’animation. La promenade de Cordoue, de création récente, est appelée Paseo del Grand Capitan, en souvenir du célèbre Gonzalo de Córdova. Le Grand Capitaine, dont les Cordouans sont si fiers, naquit à Montilla, bourg situé à peu de distance de la ville, et beaucoup plus connu aujourd’hui pour son excellent vin blanc que comme lieu de naissance d’un des plus grands hommes de l’Espagne. Il fut baptisé à Cordoue dans l’église de San Nicolas, qui existe encore.

Gonzalve de Cordoue, dont le chevalier de Florian n’a pas donné un portrait des plus ressemblants dans sa nouvelle, est beaucoup mieux connu aujourd’hui, grâce aux documents authentiques qui ont été publiés. Le fabuliste en avait fait un héros légendaire, une personnification de l’ancienne chevalerie des romans, tandis que, d’après l’histoire, le véritable fond de son caractère était une prudence et un sang-froid extrêmes, unis à une très-grande opiniâtreté.

Tout en reconnaissant les qualités incontestables du Grand Capitaine, les historiens sont unanimes pour lui reprocher son manque de bonne foi en plusieurs circonstances, notamment envers le jeune duc de Calabre et envers le célèbre César Borgia, lorsque, malgré son serment solennel, il les livra entre les mains de Ferdinand le Catholique, leur ennemi juré.

Cependant, le grand capitaine n’était pas ennemi de la plaisanterie, si nous en croyons une pancarte imprimée qu’on nous offrit un jour au musée d’Artillerie de Madrid, pour la modeste somme d’un real : cette pancarte, revêtue du timbre du Real museo militar de Artilleria, porte en tête ces mots : Cuentas del Gran Capitan, — les Comptes du Grand Capitaine.

D’après les livres qu’on lui présenta, dit le document en question, la trésorerie royale avait à réclamer des sommes très-considérables à Gonzalve de Cordoue ; mais celui-ci accueillit cette réclamation avec le plus haut dédain. Bien plus, il voulut donner une leçon sévère, aussi bien aux trésoriers qu’au roi lui-même, pour leur apprendre comment on devait traiter celui qui avait conquis plusieurs royaumes.

Il répondit donc d’un ton plein de calme et d’indifférence que le lendemain il présenterait aussi ses comptes, et qu’on verrait alors lequel était débiteur, de lui ou du fisc, bien que celui-ci lui réclamât trente mille ducats d’un côté, trois millions d’écus d’un autre, et ainsi de suite. Le grand capitaine tint sa promesse, et se faisant apporter à l’audience de la trésorerie un énorme registre, il se mit à lire d’une voix sonore les articles suivants, composant les sommes qui lui étaient dues :

« Deux cent mille sept cent trente-six ducats et neuf réaux, payés aux moines, aux religieuses et aux pauvres qui ont prié Dieu d’accorder la victoire aux armées espagnoles ; — Cent millions en piques, en boulets et en pioches de tranchée ; — Cent mille ducats en poudre et en boulets de canon ; — Dix mille ducats en gants parfumés pour préserver les troupes de la mauvaise odeur que répandaient les cadavres ennemis étendus sur le champ de bataille ; — Cent soixante mille ducats pour réparer et renouveler les cloches usées à force de sonner tous les jours à coups redoublés en l’honneur de nouvelles victoires obtenues sur nos ennemis ; — Cinquante mille ducats en eau-de-vie pour les troupes, un jour de combat ; — Un million et demi pour garder les prisonniers et les blessés ; — Un million pour messes d’actions de grâces et Te Deum en honneur du Tout-Puissant ; — Sept cent mille quatre cent quatre-vingt-quatorze ducats en espions et… — Et cent millions pour la patience avec laquelle j’ai écouté hier le roi, quand il demandait des comptes à celui qui lui a fait présent d’un royaume. »

Inutile d’ajouter que nous ne voulons pas garantir l’authenticité de ces prétendus comptes du grand capitaine, fort populaires, du reste, en Espagne. Gonzalve de Cordoue mourut à l’âge de soixante-deux ans dans son palais de Grenade ; Ferdinand le Catholique, qui de son vivant l’avait abandonné comme il avait fait pour Christophe Colomb, fit célébrer des services en son honneur dans la chapelle royale et dans les principales églises du royaume. « Voilà, dit Brantôme, la belle récompense que fist le roy à ce grand capitaine, à qui il estoit tant obligé. Je croy encore que si ces grands honneurs mortuaires et funérailles lui eussent beaucoup cousté, et qu’il les lui eust fallu faire à ses propres coust et despens, comme à ceulx du peuple, il n’y eust pas consommé cent escuz, tant il estoit avare. »

Outre le poëte Gongora, dont nous avons vu le tombeau dans la cathédrale, Cordoue compte encore d’autres personnages célèbres parmi ses enfants : c’est d’abord un autre poëte, Juan de Mena, bien connu en Espagne ; c’est Pablo de Cespédès, peintre, sculpteur, architecte, poëte et antiquaire ; Ambrosio de Moralès, un des hommes les plus érudits du seizième siècle ; et enfin le père Sanchez, ce fameux casuiste, qui publia des Disputationes sur le mariage, — un ouvrage intraduisible, et de qui on disait qu’il en savait sur le mariage plus long que le démon : Del matrimonio, sabe mas que el demonio.

Comme la plupart des grandes villes d’Espagne, Cordoue avait autrefois de nombreux couvents ; depuis la suppression des ordres monastiques en Espagne, ils sont presque tous inhabités, et l’herbe croît dans plus d’un cloître désert. Dans un de ces couvents, au dire d’un voyageur français du dix-septième siècle, il existait une cloche qui ne manquait pas de sonner d’elle-même toutes les fois que devait mourir un religieux : « Et ainsi, ajoute-t-il, on en sait le temps à un jour près. »

Chacun sait combien étaient renommés autrefois les cuirs de Cordoue ; leur réputation était tellement grande, que c’est encore sous ce nom que les amateurs désignent ces anciennes tentures de cuir gaufré, peint et doré, que l’on recherche aujourd’hui pour orner les appartements, et qui, pour la plupart, se faisaient dans les Flandres. Les peaux préparées et teintes portent en espagnol le nom de cordoban, d’où dérive le vieux mot français cordouan, qui a longtemps été synonyme de cuir. Quant aux cuirs pour tenture, ils étaient connus autrefois en Espagne sous le nom de guadameci ou guadamacil ; d’après un passage de Tallemant des Réaux, il paraît qu’au commencement du dix-septième siècle, on en faisait encore venir d’Espagne en France.

L’orfévrerie de Cordoue était très-renommée sous la domination musulmane ; comme la plupart des orfévres arabes, ceux de Cordoue travaillaient surtout le filigrane. Aujourd’hui encore, on y exécute très-habilement ce genre de travail, ainsi que des chaînes d’or d’une légèreté remarquable. Du temps des khalifes, les haras de Cordoue avaient également une grande réputation. On sait du reste que ce mot vient de l’arabe. Le marquis de Langle, qui parcourut l’Espagne vers la fin du siècle dernier, vante les beaux chevaux que fournissait le pays. « Le roi, dit-il, y entretient un haras ; la race barbe, qui est particulière à cette province, est conservée par une société de gentilshommes nommée maestranza. » Ponz, dans son Voyage d’Espagne, vante aussi les chevaux de Cordoue, qui de son temps se vendaient quelquefois, assure-t-il, jusqu’à dix mille francs.

Cette pauvre Cordoue, si florissante sous la domination arabe, n’est plus aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elle était autrefois, et depuis longtemps les écrivains espagnols déplorent à l’envi l’état de décadence où elle se trouve. « De toutes parts, des façades sans édifices où croissent la mousse et la mauve, des fenêtres ouvertes où passent librement les oiseaux amis des grandes
Paysan des environs de Cordoue. — Dessin de Gustave Doré.
ruines, des monastères inhabités, des temples déserts, des places où l’herbe croît, des rues silencieuses à toute heure, des marchés où l’on ne vend pas, des ateliers où l’on ne travaille pas, une population inactive, endormie, réduite à rien, pauvre, privée des bienfaits de la civilisation de l’islam, divorcée avec les douceurs du progrès chrétien, marquée du stigmate d’une douloureuse décadence matérielle et morale. » Telle est la peinture faite par l’auteur des Recuerdos y bellezas de España, de la Cordoue d’aujourd’hui.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)



Défilé du Despeñaperros, dans la Sierra Morena. — Dessin de Gustave Doré.

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337 ; t. VIII, p. 353 ; t. X, p. 1, 17, 353, 369, 385 ; t. XII, p. 353, 369, 385, 401 ; t. XIV, p. 353, 369, 385, 401 ; t. XVI, p. 305 et 321.
  2. Voici les mots de Charles-Quint, tels que les rapportent plusieurs auteurs espagnols : « Yo no sabia lo que era esto, pues no hubiera permitido que se llegase à la antigua ; porque haceis lo que puede hacerse en otras partes, y habeis deshecho lo que era singular en el mundo. »