Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/23


VOYAGE EN ESPAGNE,


PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].


Séparateur



SÉVILLE.



1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


Les danses religieuses de l’Espagne. — L’évêque de Valence et le cardinal Ximénès. — Les Farsas santas y piadosas. — Philippe II et les danses au Concile de Trente. — Les ballets ambulatoires. — La Pela en Galice. — Les Villancicos de Navidad. — Une Jota la nuit de Noël à Saragosse. — Les Seises de La cathédrale de Séville. — Leur voyage à Rome. — Un costume du seizième siècle. — La danse devant le Saint-Sacrement. — Le chant des Seises.

Après avoir passé en revue les danses populaires des diverses provinces de l’Espagne, il nous reste à dire quelques mots des danses religieuses en usage dans certaines provinces, et particulièrement à Séville. Les étrangers qui ont séjourné quelque temps dans la capitale de l’Andalousie n’ont pas manqué d’entendre parler des Seises de la cathédrale, ou de les y voir exécuter leurs pas, s’ils ont assisté aux fêtes de l’Octave du Corpus ou de la Conception de la Sainte-Vierge.

Avant de parler des Seises, disons que l’usage des danses religieuses est très-ancien en Espagne : dans un pays si riche en théologiens et en casuistes, les danses de ce genre ne pouvaient manquer de défenseurs. Aussi les uns, remontant aux temps bibliques, citent Marie, la fille d’Aaron et la fille de Jephté, sans oublier, bien entendu, le roi David dansant devant l’Arche. D’autres rappellent ce passage du Lévitique, qui ordonne aux Hébreux de prendre des palmes vertes et de danser dans le sanctuaire, en signe de réjouissance. Viennent ensuite plusieurs Pères de l’Église, notamment saint Grégoire de Nazianze, qui permit à l’empereur Julien les danses religieuses à l’exclusion de toutes les autres ; puis saint Basile, qui assure qu’il n’est pas de plus grand bonheur sur la terre que d’imiter la danse céleste des anges (tripudium angelorum).

Saint Thomas de Villeneuve, évêque de Valence, rapporte que de son temps on dansait devant le Saint-Sacrement dans les églises de Séville, de Tolède, de Yepes et de Valence ; et il approuve cet usage, quoique le pape Zacharie, plusieurs siècles avant, eût défendu les danses dans Les églises, les cimetières et les processions. Au seizième siècle, le cardinal Ximénès rétablit dans la cathédrale de Tolède l’ancien usage des messes des Mozarabes, pendant lesquelles on exécutait des danses dans le chœur et dans la nef.

Le P. Mariana blâme les compositions dévotes mêlées d’entremeses inconvenants et de danses déshonnêtes, introduites à son époque dans les églises ; ces espèces de représentations, qu’on appelait farsas santas y piadosas, des farces saintes et pieuses, s’étaient introduites, ajoute le célèbre historien, jusque dans les couvents de religieuses ; c’est pourquoi il demande que ces danses soient préalablement soumises à la consulte ecclésiastique.

« En 1562, raconte Castil Blaze, les Pères, assemblés en concile dans la ville de Trente, sous la présidence du cardinal Hercule de Mantoue, après avoir invoqué l’Éternel et demandé les lumières du Saint-Esprit pour être suffisamment éclairés sur les questions importantes qu’ils allaient résoudre, convinrent, par une délibération authentique et solennelle, dûment enregistrée et signée, que ce qu’ils pouvaient faire de mieux avant de se mettre à l’ouvrage, était de donner une fête galante aux dames, digne en tout de la magnificence des Princes de l’Église. Philippe II, roi d’Espagne, assistait au concile, et la fête lui fut dédiée. Les dames de Trente et des environs, les aimables Italiennes que l’ouverture du concile avait amenées, y parurent avec le plus brillant éclat. Le souper fut délicat et somptueux, le bal enchanteur ; la fête mérita les applaudissements de Philippe II. Ce prince y dansa, de même que les cardinaux, les prélats, les docteurs en théologie que le concile rassemblait. Le divertissement se prolongea très-avant dans la nuit, et la gaieté la plus aimable vint l’embellir. Le cardinal Pallavicini, historien du concile de Trente, ne donne pas de plus grands détails ; il ne dit point si les Pères de l’Église dansèrent la gaillarde ou la gavotte, la courante ou la bourrée. Ô dom Calmet ! dom Calmet, pourquoi faut-il que tu n’aies point assisté à cette fête ? »

Des ballets ambulatoires furent donnés autrefois en Portugal, à l’occasion de la canonisation de saint Charles Borromée. Des fêtes du même genre furent aussi célébrées en Espagne en honneur de saint Ignace de Loyola, et offrirent un très-curieux mélange du sacré et du profane. Un auteur raconte avec beaucoup de détails les représentations qui eurent lieu, et dans lesquelles figurèrent les principaux événements de la guerre de Troie, sans oublier le fameux cheval de bois. On vit ensuite paraître les peuples des diverses nations, vêtus des costumes de leurs pays, et ils se mirent à exécuter un ballet très-agréable à voir. Ce ballet se composait de quatre troupes ou quadrilles représentant les quatre parties du monde. Le quadrille de l’Amérique était le plus intéressant de tous : une des danses de cette fête obtint, à ce qu’il paraît, un succès particulier : elle était exécutée par des enfants de huit à dix ans, déguisés en singes, en guenons et en perroquets.

C’était autrefois la coutume en Galice de danser, le jour de la Fête-Dieu, un pas religieux qu’on appelait la Pela : un jeune garçon, très-richement habillé, était perché sur les épaules d’un homme de haute taille, qui dansait en le portant en tête de la procession. Au dix-septième siècle, le jour de la fête de plusieurs saints, on donnait encore dans certaines provinces de l’Espagne, notamment dans la Catalogne et le Roussillon, des représentations de mystères accompagnées de danses religieuses. Des cérémonies de ce genre avaient aussi lieu en France, si l’on en croit le Père Ménestrier, qui assure en avoir vu de son temps dans quelques églises. Le jour de Pâques notamment, les chanoines et les enfants de chœur se prenaient par la main et se mettaient à danser en chantant des hymnes de réjouissance, quelquefois aussi, les prêtres et le peuple dansaient en rond dans le chœur.

Un voyageur qui parcourait l’Espagne au commencement de ce siècle, raconte qu’il a vu jouer à Séville Le Légataire universel de Regnard, le jour de l’Assomption, et il cite textuellement l’affiche qui était ainsi conçue : « À l’impératrice du Ciel, mère du Verbe éternel, etc., etc… C’est à son profit et pour l’augmentation de son culte que les comédiens de cette ville joueront ce soir une très-plaisante comédie, intitulée le Légataire universel… Le célèbre Romano dansera le Fandango, et la salle sera brillamment éclairée avec des arañas (lustres). »

Les Villancicos, poésies populaires destinées à accompagner les danses religieuses, sont très-anciens en Espagne. Un poëte espagnol de la fin du quinzième siècle, Lucas Fernandez, publia des Villancicos para se salir cantando y vailando, c’est-à-dire pour aller, chantant et dansant : le Christ, la Sainte Vierge, les Anges, les Bergers, jouent le principal rôle dans ces vers pleins de naïveté. Il y avait en outre des Villancicos burlescos, où les chanteurs s’habillaient en bergers ou en villageois, notamment aux fêtes de Noël.

Nous avons souvent entendu chanter des Villancicos sur des airs de Seguidillas ; par exemple celui-ci :

Este Rey niño Jesus
De los Cielos baja acá
Siendo su real comitiva
Maria y Jose y no mas ;

    Por cuna un pesebre
Por templo un portal
Eso es lo que encuentra
Su Real Magestad

« Ce Roi, l’enfant Jésus, — Est descendu du Ciel, — Ayant pour royale escorte — Marie et Joseph seulement ;

« Pour berceau une mangeoire — Pour temple une étable : — Voilà ce qu’a trouvé — Sa Royale Majesté. »

Ces vers naïfs nous reportent à plusieurs siècles en arrière, en plein moyen âge ; on croirait entendre le prologue d’un mystère du quinzième siècle. Ces souvenirs du temps passé se représentent souvent en Espagne ; on sent qu’on est dans un pays attaché par-dessus tout à ses vieilles traditions religieuses.

Un autre couplet de Seguidilla met en scène les Gitanos, qu’on ne s’attendait guère à voir figurer à la naissance du Christ :

En el portal de Belen
Gitanitos han entrado,
Y al niño recien nacido
Los pañales le han quitado.

    Picaros Gitanos,
Caras de aceituñas,
No han dejado al niño
Ropa ninguna.

« Dans l’étable de Bethléem — Sont entrés de petits Gitanos. — Et à l’enfant nouveau né, — Ils ont enlevé ses draps. »

« Fripons de Gitanos ! Faces d’olives (faces verdâtres), — Ils n’ont laissé à l’enfant — Aucun vêtement. »

C’est là un couplet à la fois religieux et populaire puisqu’il associe au grand souvenir de la Nativité la haine et la méfiance des Espagnols à l’égard des Bohémiens. Nous avons déjà eu l’occasion d’observer que cette race, conservée assez pure en Espagne, a le privilége de fournir le personnel à peu près complet des maquignons, des tondeurs de mules et des filous. Ils jouissent même d’une véritable réputation comme voleurs à la tire, et ne seraient pas désavoués par leurs aïeux de la Cour des Miracles. Revenons aux Villancicos.

Aujourd’hui encore, les Villancicos de Navidad sont en usage dans toute l’Espagne pendant la Noche buena, la bonne nuit, comme on appelle la nuit de Noël. La veille de la naissance du Christ, Vijilia de Nadal, on se livre depuis la Catalogne jusqu’à l’Andalousie, depuis la Galice jusqu’à l’Estrémadure, à la chorégraphie la plus variée, accompagnée de refrains qui ne sont pas toujours canoniques. Nous nous rappelons une certaine Jota, que nous avons entendue à Saragosse, et où les louanges du Rédempteur et de la Mère des anges revenaient alternativement avec le turron (nougat), et le vin de Manzanilla. C’était la nuit de Noël ; les rues de la ville étaient pleines de gens du peuple qui chantaient et dansaient joyeusement ; ici c’était un orchestre composé d’instruments de cuivre ; plus loin les guitares, les castagnettes et les tambours de basque en faisaient tous les frais. C’est avec un accompagnement de ce genre que nous entendîmes chanter la Jota en question, intitulé la Navidad del Señor. Un soliste entonna d’abord ce couplet :

De Jesus el nacimiento
Se celebra por dó-quier :

Por dó-quier reina el contento,
Por dó-quier reina el placer.

« La naissance de Jésus — Se célèbre en tout lieu : — En tout lieu règne la joie, — En tout lieu règne le plaisir. »

Puis après de nouvelles danses, le chœur reprit et chanta d’autres coplas, dont voici la dernière :

A tan bello dia
No falta alegria :
Ni el dulce turron,
Ni el manzanilla ;
Ni á mi morenilla
Tu fiel corazon.

« À un si beau jour — L’allégresse ne manque pas : — Ni le doux nougat, — Nile vin de Manzanilla — Ni à toi, ma brunette, — Ton cœur fidèle. »

Les castagnettes redoublèrent, et après un pas des plus animés, le chœur reprit :

Celebremos la alegria
De la Madre angelical,
Al mirar llegado el dia
De su parto virginal.

« Célébrons l’allégresse — De la Mère angélique, — En voyant arriver le jour — De son enfantement virginal. »

Après avoir montré que les danses religieuses sont depuis longtemps dans les mœurs espagnoles, revenons aux Seises. C’est le nom qu’on donne à des enfants de chœur de la cathédrale de Séville dont l’emploi principal consiste à figurer comme chanteurs, aussi bien que comme danseurs, dans certaines cérémonies religieuses. On les avait autrefois appelés los seises, — les six, à cause de leur nombre ; bien qu’aujourd’hui ils soient dix, leur ancien nom s’est conservé. Quelquefois aussi on les appelait les Niños cantorcillos, — les petits chanteurs.

La danse des Seises est un souvenir des anciennes representaciones et des danzas qui, au moyen âge, accompagnaient dans les principales ville d’Espagne les processions de la Fête-Dieu. Une bulle du pape Eugène IV, datée de 1439, autorisait les danses des Seises ; il paraît qu’un archevêque de Séville, don Jaime de Palafox, essaya de les supprimer, les trouvant peu compatibles avec le respect dû au Saint-Sacrement. Le chapitre, qui n’était pas du même avis, fréta un navire, et les Seises, accompagnés du Maestro de Capilla, s’embarquèrent pour Rome, afin de montrer au souverain pontife que leurs costumes et leurs danses ne faisaient qu’augmenter l’éclat des solennités religieuses. L’archevêque de Séville avait déjà fait tout son possible pour obtenir la suppression des danzas qui s’exécutaient aux frais de la municipalité, dans les processions de la Fête-Dieu. Plus tard on voulut, dit-on, empêcher les Seises de garder leur chapeau en dansant devant le Santisimo ; il paraît que cette permission aurait été accordée par la cour de Rome, mais elle fut bornée au temps où les costumes seraient conservés sans être aucunement modifiés : c’est pour cela, assure-t-on, qu’ils n’ont subi depuis lors aucun changement.

Les seises appartiennent ordinairement à des familles d’ouvriers on d’artisans : pour être admis, ils doivent avoir moins de dix ans. Les chanoines du chapitre, après avoir entendu chanter les aspirants présentés par le maître de chapelle, choisissent ceux qui montrent la plus belle voix, et les élèvent à la dignité de seises. On leur donne alors un costume ordinaire très-simple, et d’autres plus riches pour les solennités où ils doivent figurer. Il est facile de les reconnaître dans les rues de Séville à leur bonnet rouge et à leur manteau de même couleur orné d’une espèce de rabat bleu ; le reste de leur costume se compose de bas noirs et de souliers à bouffettes ornés de boutons de métal. Le costume de cérémonie des seises est encore exactement celui qu’ils portaient au seizième siècle : le chapeau de forme légèrement conique, a le bord relevé d’un côté, et retenu par un nœud de velours blanc d’où part une touffe de plumes bleues et blanches. Le justaucorps, en soie de même couleur, est serré à la taille par une ceinture et surmonté d’une écharpe nouée sur le côté ; un petit manteau, attaché aux épaules, tombe gracieusement jusqu’à mi-jambes. Mais la partie du costume qui nous parut surtout caractéristique, c’est la golilla, espèce de fraise de guipure empesée et tuyautée qui entoure le cou, de manière que la tête, suivant l’expression d’un ancien auteur français, « ressemble au chef de saint Jean-Baptiste en un plat. » Des manchettes de dentelles, un haut de chausse ou calzoncillo à crevés, des bas de soie bleue et des souliers blancs ornés de bouffettes complètent le costume dont Doré fit un croquis lorsque nous les vîmes dans la cathédrale de Séville, le jour de l’octave de la Concepcion. Pour les autres cérémonies, notamment pour celles de la Fête-Dieu, ils ont un costume différent, où le bleu, nous a t-on dit, est remplacé par le rouge.

La danse des seises n’attire pas moins de curieux à Séville que les cérémonies de la Semaine Sainte, et l’immense cathédrale est trop étroite les jours où ils doivent figurer dans une funcion. Fort heureusement un ami nous avait réservé des places ; mais pour y arriver nous eûmes toutes les peines du monde à nous frayer un passage à travers une foule énorme échelonnée sur les gradas ou escaliers qui entourent l’église. Nous aperçûmes enfin les dix seises placés sur deux rangs devant le maître-autel ; bientôt, après avoir salué le Saint-Sacrement, ils se mirent à danser lentement en faisant résonner leurs castagnettes d’ivoire ; puis ils entonnèrent ce villancico, fort ancien sans doute, à la louange de la Vierge, fille, mère et épouse, plus pure et plus belle que l’aurore et que l’astre du jour :

Salve, oh Virgen ! mas pura y mas bella
Que la aurora y que el astro del dia ;
Hija, Madre y esposa, oh Maria !
Y la puerta de Dios oriental.

Après quelques instants de repos les niños cantorcillos chantèrent encore d’autres coplas, toujours en


Courses portugaises à Séville : Les pagadores. — Dessin de Gustave Doré.

l’honneur de la sainte Vierge, et après chaque copla ils

reprenaient cet estribillo ou relrain :

A la madre de Dios escogida,
Compañeros, cantad,
Y de España Patrona real,
Campañeros, cantad, concebida
Sin pecado original.

« Chantez, mes compagnons, à la louange de la Mère de Dieu, à la louange de la royale Patrone de l’Espagne, conçue sans péché originel. »

Tout en chantant ces couplets d’une fort jolie voix, les seises continuaient à danser en s’accompagnant de leurs castagnettes ; à vrai dire leurs pas ne ressemblent en rien aux danses profanes en usage en Espagne : ce sont des coulés ou des glissés, sur un mouvement de valse très-lent, tout à fait dans le genre de ceux de l’ancienne pavane d’Espagne telle qu’on la dansait au seizième siècle, ou du menuet, qui la remplaça. Le jour de la Fête-Dieu les seises figurent dans la procession à côté de la custodia qui contient le Saint-Sacrement ; on nous a assuré que d’après un usage très-ancien, ils dansent aussi devant la reine, quand elle vient à Séville.

Les seises n’exercent leurs fonctions que pendant quelques années ; lorsque leur voix commence à muer, ils sont remplacés par des enfants plus jeunes, et après avoir laissé au vestiaire de la sacristie leurs brillants costumes, ils disent adieu aux honneurs pour reprendre le chemin de la boutique ou de l’atelier.


Une Corrida à la portugaise. — Les Vendedores. — Don Joaquin de los Santos, le Caballero en plaza. — Les rejoncillos. — Le tigre José Bo. — Les pegadores. — Un espada monté sur des échasses : Miguel Lopez Gorrito. — Le Brindis au Señor présidente. — Les Indios et les Caporales. — La Sopimpa, le Cucullé et le Tango. — Maria Rosa Carmona, la pegadora. — Un taureau sellé et bridlé. — L’acteur Maiquez et le picador. — Teresa Bulsi, la torera.

Nous avons déjà dit quelques mots d’une Corrida à la Poriuguesa qui fut donnée à Séville à l’occasion des fêtes de Pâques : ce mélange du sacré et du profane est chose assez commune dans la Péninsule : nous n’avons donc pas besoin de transition pour passer des danses religieuses et des seises de la cathédrale aux Corridas en question.

Depuis quelque temps les principales rues de Séville étaient tapissées de gigantesques affiches de toutes couleurs, hautes de deux mètres au moins, et larges en proportion. Ces affiches annonçaient aux habitants de Séville et aux populations andalouses rassemblées dans la capitale une course extraordinaire de taureaux ; on lisait en tête ces mots en caractères énormes :

GRAN CORRIDA DE TOROS EMBOLADOS LIDIADOS
A LA PORTUGUESA.

Nous avons déjà parlé des taureaux embolados : on sait que leurs cornes sont garnies de morceaux de bois arrondis garnis de cuir, qui les empêchent de percer leurs adversaires, mais non de leur infliger des contusions plus dangereuses parfois que les coups de poing les plus vigoureusement appliqués.

Quant aux taureaux combattus à la portugaise, lidiados a la Portuguesa, contrairement à ce qui se passe dans les corridas à l’espagnole, ils n’ont pas tous nécessairement à affronter l’épée de l’espada, et ils sortent quelquefois vivants du cirque. En outre, il est de rigueur qu’ils doivent toujours être embolados ; les affiches en préviennent formellement le public, et il est de règle que si, pendant la course, un taureau vient à se desembolar, c’est-à-dire à perdre l’accessoire qui le rend relativement inoffensif, il doit être reconduit à l’étable sous l’escorte des cabestros, ces bœufs paisibles que les taureaux les plus féroces suivent avec une parfaite docilité. Aussitôt qu’il a disparu, un autre taureau embolado entre immédiatement en scène pour le remplacer.

Notre affiche promettait encore aux aficionados les exercices du caballero en plaza, souvenir des anciennes courses du temps de Charles-Quint[2], les Indios et les Caporales, et les fameux Pegadores portugais, sans oublier une Pegadora, chargés d’arrêter dans leur course les taureaux les plus furieux.

Ce n’était pas tout, une cuadrilla complète de toreros espagnols devait combattre des toros de muerte, — des taureaux de mort : c’est ainsi qu’on nomme ceux de ces animaux qui sont destinés à être combattus, suivant les règles ordinaires de la tauromachie, et à périr finalement par l’épée.

Le programme de la corrida à l’espagnole n’était pas moins séduisant que celui de la course à la portugaise : d’abord une jeune torera, Teresa Bolsi, devait tuer un taureau de sa blanche main ; ensuite, parmi les espadas figurait le célèbre Miguel Lopez Gorrito, de Madrid, qui avait la spécialité de combattre Les taureaux subido en los zancos, comme disait l’affiche, c’est-à-dire monté sur des échasses,

Alléchés par des promesses aussi séduisantes, nous nous empressâmes de retenir les barandillas de piedra, les places les plus rapprochées du cirque, celles que recherchent de préférence les aficionados consommés. À trois heures nous avions pris possession de nos asientos à l’ombre, et, la lorgnette en main, nous nous amusions à voir les gradins destinés au peuple se garnir rapidement d’une foule joyeuse et bruyante, dont les costumes aux couleurs brillantes scintillaient en plein soleil.

Le redondel, ou cirque proprement dit, était encombré de majos et de gamins que les alquaciles à cheval allaient bientôt renvoyer à leurs places. Les vendeurs d’eau fraîche, d’oranges et de gâteaux offraient à l’envi leur marchandise avec les cris les plus bizarres : ces industriels sont toujours très-nombreux aux courses de taureaux, les aguadores principalement. Ces derniers, surtout, peuvent se passer d’une mise de fonds considérable : deux réaux pour une cantára ou alcarraza de terre poreuse qu’ils vont remplir à la fontaine la plus voisine, un réal pour un verre grossier ; total : soixante-quinze centimes pour le matériel. Les aguadores ont en outre un avantage sur les autres petits marchands : c’est de ne payer pour tous droits de vente que le prix d’une entrada de sol, ou place au soleil, qui ne s’élève ordinairement qu’à un franc, tandis que les naranjeros et autres vendedores sont obiigés de payer moitié en sus pour avoir le droit de débiter à l’intérieur leurs oranges et leurs gâteaux. Parmi ces marchands en plein vent, il faut encore citer ceux qui vendent des rosquetes et des barquillos, gâteaux à l’huile qui se sentent de fort loin ; des avellanas (noisettes), et certains gâteaux très-légers dont le nom pittoresque : suspiros de fraile, rappelle celui d’une pâtisserie bien connue chez nous, et dont l’invention est attribuée aux nonnes ; puis enfin ceux qui crient les altranuces (en dialecte andalou artamuses), où lupins grillés ; ce modeste légume chanté par Horace, et dont les philosophes grecs faisaient, dit-on, leur nourriture de prédilection.

La corrida était annoncée pour trois heures, et les toreros sont toujours d’une ponctualité remarquable : on procéda donc à l’opération qu’on appelle el despejo, opération qui consiste à faire évacuer le cirque, puis eut lieu le paseo de la cuadrilla, le défilé traditionnel que nous avons déjà décrit. Le caballero en plaza, montant un caballo de escueda, un cheval de haute école, ouvrait La marche, suivi de la cuadrilla, des Pegadores, des Indios et des Caporales, qui allèrent successivement faire le salut d’usage à la autoridad competente. Le défilé terminé, le señor présidente agita son mouchoir, signal qui voulait dire qu’on pouvait commencer la course.

Le cirque n’était occupé que par un des membres de la troupe portugaise, José Bó, surnommé le tigre, à cause de son agilité prodigieuse. Il se plaça debout et sans armes, à quelques pas de la porte du chiquero, — c’est ainsi qu’on appelle en Andalousie la loge étroite où l’on enferme chaque taureau avant la course. Aux premières notes d’une fanfare de trompettes, la porte s’ouvrit avec bruit et l’animal furieux s’élança avec impétuosité ; mais voyant son adversaire qui l’attendait immobile, il s’arrêta court, et après avoir fait voler avec ses pieds de devant des nuages de poussière, il baissa la tête, et se précipita sur José Bó. D’après le programme, celui-ci devait attendre le taureau, et passer por entre sus manos y patas : on appelle manos, ou mains les pieds de devant, et patas ceux de derrière. Nous ne saurions dire exactement comment cela se fit, tant les mouvements du tigre furent rapides, mais celui-ci passa comme une flèche entre les pieds du taureau, qui se mit à pousser, des beuglements, fort étonné sans doute d’avoir donné ses coups de corne dans le vide.

À l’autre extrémité du cirque se tenait gravement en selle le caballero en plaza, don Joaquin de los Santos ; il était armé d’un rejoncillo, espèce de lance de bois à peu près semblable à celles dont on se servait anciennement dans des tournois, mais plus faible, longue seulement d’un mètre et demi, et garnie à l’extrémité d’une pointe de fer. Dans les anciennes courses de taureaux, il était réservé aux caballeros de briser des lances, quebrar rejoncillos : Goya a représenté cet exercice dans plusieurs des eaux-fortes de sa célèbre toromaquia ; on y voit notamment un caballero espagnol brisant des rejoncillos sans l’aide des chulos. On assure que le Cid Campeador, Fernand Pizarre, le frère du célèbre conquérant du Pérou, Charles-Quint, dom Sébastien de Portugal et d’autres personnages illustres, aimaient à descendre dans l’arène et à y briser des lances.

Don Joaquin de los Santos montait un superbe ginete andalou, au poil noir et luisant, à la crinière épaisse et à La longue queue retombant jusqu’à terre. Il piqua des deux vers le taureau, et le frappa sur le muffle de son rejoncillo qui vola en éclats, car ces lances, faites d’un bois blanc très-fragile, sont destinées à se briser au moindre choc, et ne font qu’exciter l’animal sans le blesser.

Le taureau irrité voulut se venger ; mais le caballero, dont le cheval était admirablement dressé, l’évita par une habile volte-face, et fit un temps de galop pour aller prendre un nouveau rejoncillo qu’un mozo lui tendait. Il brisa ainsi plusieurs lances, en dirigeant son cheval avec une si grande habileté, que le taureau ne put l’atteindre une seule fois ; puis il se retira à reculons en saluant tranquillement, aux applaudissements frénétiques de la foule.

Le caballero en plaza ne fut pas plutôt sorti, que nous vîmes s’avancer dans Le cirque huit pegadores portugais : on les appelle ainsi, du mot pegar, qui signifie littéralement coller, parce que leur spécialité consiste à saisir fortement le taureau et à se coller à lui, pour ainsi dire, de manière à l’arrêter instantanément á brazo partido, c’est-à-dire par la seule force du bras et sans le secours d’aucune arme, quelle que soit la rapidité de sa course.

Le costume des pegadores se composait d’une culotte courte, retenue par une large ceinture de couleur, d’une veste d’indienne à ramage qui paraissait avoir été taillée dans de vieux rideaux, et d’un long gorro ou bonnet de laine à peu près semblable à la coiffure des pêcheurs catalans. Les pegadores commencèrent à provoquer le taureau en gesticulant et en criant, afin de l’attirer de leur côté ; animal ne tarda pas à répondre à leur appel, et au moment où il allait fondre sur eux, nous les vîmes élever en l’air le bras droit, et l’abattre rapidement sur le dos du taureau. En même temps, un pegador saisissait l’animal par la queue, et un autre s’asseyait sans façon entre ses deux cornes. Tout cela avait à peine duré quelques secondes, et le taureau s’arrêta comme s’il eût été galvanisé. Les pegadores le maintinrent immobile quelques instants et le lâchèrent tout à coup, sur un signe du président de la place.

Nous vîmes alors paraître Miguel Lopez Gorrito, monté sur ses échasses, et suivi de quelques chulos agitant leur capes. C’était un homme de petite taille, vêtu du costume traditionnel des espadas ; ses échasses, qui élevaient ses pieds de plus d’un demi-mètre au-dessus du sol, étaient solidement attachées à ses jambes, de sorte que s’il avait fait un faux pas, il n’aurait pu se relever qu’avec la plus grande difficulté. Mais nous le vîmes bientôt courir avec une agilité tellement merveilleuse, que nous n’eûmes plus la moindre inquiétude sur son compte. Il se dirigea d’abord, suivant l’usage, vers la loge du señor presidente pour lui ofrecer el brindis, c’est-à-dire lui porter un toast avant de tuer le taureau. Voici un échantillon, en dialecte andalou, du brindis que les espadas adressent d’ordinaire au président :

Brindo por usia, por toda la compañia, por la gente de
esta tierra, y por la salusità de mis chavales !

« À votre excellence, à toute la compagnie, aux habitants de ce pays, et à la santé de mes enfants ! »

Son discours achevé, Gorrito jeta à terre sa montera en pirouettant sur ses échasses, et s’élança résolûment vers son adversaire. Après quelques pases de muleta, c’est-à-dire après avoir fatigué le taureau en agitant devant ses yeux le petit drapeau rouge des espadas, il tua d’une fort belle estocade la pauvre bête qui n’en pouvait mais après des exercices aussi variés.

Au bout de quelques minutes d’entr’acte, les clarines recommencèrent leur fanfare, et la cuadrilla des Indios fit son entrée au milieu des quolibets du peuple, car ces prétendus Indiens étaient tout simplement des nègres, et les Andalous professent pour les negritos un mépnis tout particulier. C’est en vain que l’affiche les annonçait comme des sujets du roi du Congo, du roi Fulani, et autres princes de fantaisie ; le public refusait de les prendre au sérieux. On les avait affublés, il est vrai, des costumes les plus grotesques ; leurs couronnes et leurs ceintures de plumes rappelaient exactement certaines enseignes et les prétendus sauvages qu’on voit dans les baraques des foires.

Les negritos, au nombre de cinq, allèrent, sans se déconcerter, s’asseoir sur des chaises de paille placées à quelques pas de la porte qui devait donner passage au second taureau ; ils tenaient à la main leurs rejoncillos ou lances courtes ; derrière eux étaient rangés debout les caporales, vêtus comme des laquais de comédie et coiffés d’un tricorne de général au sommet duquel se balançait un long panache ; les caporales, qui commandaient aux Indios et devaient au besoin les appuyer, étaient également armés de rejoncillos et tenaient à la main gauche, sans doute comme insigne de leur dignité, un gigantesque éventail de papier rose.

La porte s’ouvrit enfin, et le taureau fondit comme une trombe sur les nègres qui lui barraient le passage ; cependant les malheureux tinrent bon, et n’abandonnèrent pas leur poste avant d’avoir employé leurs rejoncillos. Ce fut alors une comédie qui porta au plus haut point l’hilarité du public : les nègres, soulevés comme des plumes par l’animal furieux, volaient en l’air pêle-mêle avec les chaises ; mais à peine retombés sur le sable, ils ne manquaient pas de se pelotonner en boule, et restaient ainsi sans faire le plus léger mouvement ; car ils savaient par expérience que les taureaux s’attaquent de préférenee aux objets qu’ils voient remuer. Néanmoins, quelques-uns reçurent de terribles horions, au plus grand contentement des spectateurs ; mais ils se laissaient rouler sans changer de position, exactement comme un hérisson qu’on pousse du pied et qui se met en boule ; et cela durait ainsi jusqu’à ce que le taureau, las d’exercer sa furie sur un objet inerte, le quittât pour passer à un autre.

Heureusement pour les infortunés negritos, les pegadores reparurent et mirent fin à leur supplice, en abaissant leurs bras vigoureux sur le taureau, qu’ils arrêtèrent comme le précédent, et qui fut tué quelques minutes après par un espada de Madrid, nommé Ricardo Osed. Ce torero, assez maladroit, du reste, fut vigoureusement hué et sifflé par le public andalou, en sa qualité de madrileño ; car il existe, au point de vue tauromachique, un antagonisme prononcé entre les Andalous et les Madrilègnes.

Pendant l’entr’acte qui suivit, reparurent les Indios que nous croyions moulus à la suite des coups sans nombre qu’ils avaient reçus ; mais il paraît que l’habitude les rend insensibles, car ils firent leur entrée en dansant la sopimpa, un pas nègre dont l’orchestre marquait le mouvement saccadé. Ils exécutèrent ensuite d’autres danses de leurs pays, telles que le cucullé et le tango americano ; cette dernière surtout, dont l’air est très-populaire en Andalousie, obtint un grand succès, et fut redemandée plusieurs fois ; le public des asientos de sol (places au soleil) se mit à entonner en chœur la chanson si connue du tango :

Pobre negrito,
Que triste està ;
Trabaja mucho,
Y no saca nà !

« Pauvre négrillon, qu’il est malheureux : il travaille beaucoup et ne gagne rien ! »

C’était une allusion au métier pénible et peu lucratif des Indios ; car les malheureux ne gagnent, dit-on, guère plus d’un duro par jour pour recevoir tant de horions ; du reste, leur corvée n’était pas finie ; en effet, nous les vîmes, quelques instants plus tard, prendre position de nouveau pour attendre le taureau à sa sortie ; seulement, il y eut une variante : au lieu de s’asseoir sur des chaises comme la première fois, ils se placèrent à genoux devant la porte du toril : mais le résultat fut exactement le même pour leurs côtes.

Au moment où l’on se disposait à lâcher le troisième taureau, entrèrent dans le cirque des garçons de service qui roulaient une barrique ouverte d’un côté : après l’avoir placée debout à l’endroit même où les nègres avaient attendu le taureau, ils s’enfuirent à toutes jambes, et nous vîmes entrer une jeune fille qu’on nous dit être Maria-Rosa Carmona, surnommée la intrepida Portuguesa. L’intrépide Portugaise, qui tenait à chaque main une de ces petites flèches garnies de papier qu’on appelle


Miguel Lopez Gorrito, monté sur des échasses, tue un taureau dans la Plaza de Séville. — Dessin de Gustave Doré.

banderillas, avait pour costume une petite veste dans le

genre de celles qu’on appelle des zouaves, un jupon court très-bouffant et un large pantalon à la turque noué au-dessus des chevilles ; elle portait fort crânement une petite toque à plume, d’où s’échappait une abondante chevelure. Après avoir salué l’assemblée, la jeune Portugaise sauta lestement dans la barrique, où elle se blottit de manière à ne laisser sortir que la tête, et les mains armées des banderillas.

Le taureau ne fut pas plutôt lâché qu’il s’élança vers la barrique ; mais au moment même où il baissait la tête pour la renverser, Maria-Rosa lui appliqua une banderilla sur chaque épaule. La barrique, cependant, fut renversée, et le taureau, la poussant avec ses cornes, la fit rouler sans efforts, comme ferait un jeune chat en jouant avec une bobine. Il se dirigea ensuite vers les pegadores qui l’attendaient de pied ferme et qui l’arrêtèrent sans broncher. Pendant qu’ils le tenaient immobile sous leur vigoureuse étreinte, la Portugaise sortit de son tonneau, et saisissant l’animal par les cornes, elle s’enleva rapidement à la force des poignets et resta ainsi suspendue pendant quelques instants. Les pegadores ne lâchèrent pas prise, et l’un d’eux, posant sa tête sur celle du taureau, se tint en équilibre, les jambes en l’air, sans faire le plus léger mouvement.

Aussitôt que le pegador eut quitté sa dangereuse position, Les mozos apportèrent une selle et une bride, et se mirent à harnacher le taureau comme s’il se fût agi d’un cheval ; opération qui ne se termina pas sans de violentes protestations de la part du patient. Un des pegadores enfourcha ensuite cette monture d’un nouveau genre, et armé d’un rejoncillo orné de rubans, il courut à la rencontre d’un second taureau qui venait d’être introduit dans le cirque. Après avoir fait quelques tours au hasard, les deux taureaux finirent par se rencontrer, et le pegador, malgré le choc violent qui eut lieu, enfonça son rejoncillo dans le cou de son adversaire.

Il paraît que dans les anciennes corridas, au dix-septième siècle notamment, on se plaisait à ces combats étranges. Goya en a représenté un de ce genre dans l’eau-forte où l’on voit l’Indien Mariano Ceballos, monté sur un taureau, brisant des rejoncillos dans la place de Madrid.

Le pegador, aidé par Les muchachos, parvint à diriger vers une des portes sa monture, qui fut reconduite à l’étable. Quant à l’autre taureau, le programme le condamnait à mourir des mains du Gorrito. Celui-ci reparut donc, toujours monté sur ses échasses ; toujours en sa qualité de madrileño, il eut de nouveau à essuyer, malgré sa merveilleuse adresse, les quolibets et les andaluzadas des amateurs sévillans, qui trouvaient indigne d’un espada de profession de s’attaquer à des taureaux embolados. Le Gorrito, sans se déconcerter, offrit à quelques plaisants de leur prêter ses échasses, s’ils voulaient venir prendre sa place dans l’arène ; mais aucun ne jugea à propos d’accepter cette offre. Ceci nous fit penser à une anecdote qu’on raconte en Espagne, et dont le célèbre acteur Maiquez fut, dit-on, le héros.

Cet acteur était cité parmi les amateurs les plus passionnés pour les combats de taureaux, et il ne manquait jamais de prendre place, comme tous les vrais aficionados, aux barandillas où autres asientos très-rapprochés de l’arène, et d’où l’on peut facilement causer avec les toreros. Un jour que Maiquez croyait avoir à se plaindre d’un picador, trop prudent suivant lui, et qui restait trop près de l’enceinte, il se mit à l’accabler des injures les plus grossières, comme font souvent les habitués des courses de taureaux :

« Salga usted mas ! Altoro, cobarde ! »

Avancez-vous davantage ! Au taureau, poltron, criait Maiquez, qui voulait que le picador, contre toutes les règles de la prudence, poussât son rocinante à los medios, c’est-à-dire jusqu’au milieu de l’arène.

« Señor Maiquez, s’écria le picador impatienté en se retournant vers l’acteur, je ne suis pas comme vous, moi : Eso es de veras ! je joue pour tout de bon !

Les negritos, que les Andalous appelaient aussi los Mongoles, les Mogols, attendirent le dernier taureau à sa sortie ; ils se placèrent de nouveau à genoux, et se laissèrent consciencieusement tourner, retourner et jeter en l’air. Heureusement pour eux deux picadores intervinrent et firent diversion ; puis arrivèrent les banderilleros, qui placèrent leurs trois paires de banderillas, nombre réglementaire. Le clarin sonna enfin la mort du taureau ; la torera qui devait le tuer s’avança avec une désinvolture parfaite vers la loge présidentielle, et après avoir adressé le brindis suivant l’usage, elle se dirigea résolûment vers son adversaire.

Teresa Bolsi, — ainsi se nommait la torera, était une jeune femme de vingt-huit à trente ans, brune, bien proportionnée, aux traits pleins d’énergie ; son costume, qui rappelait beaucoup celui des bailarinas de théâtre, se composait d’un corsage décolleté et d’une jupe très-courte à volants, qui laissait voir des jambes robustes emprisonnées dans des bas de soie couleur de chair ; une abondante chevelure noire, retenue par une résille, s’échappait d’une montera pareille à celle des toreros.

Teresa commença par quelques suertes de capa dont elle se tira à son honneur, et après avoir fatigué le taureau avec son manteau de soie et sa muleta rouge, elle le cita pour le recevoir à la mort, comme disent les gens du métier ; quelques instants après, la bête farouche, frappée d’une superbe estocade á la verónica, c’est-à-dire de face, gisait aux pieds de la torera, qui, saluait Le public de la montera, pour le remercier des applaudissements qu’il lui prodiguait.


Les louanges de Séville. — Les Haciendas et les Olivares ; les Aceitunas sevillanas ; l’huile d’Espagne. — Le chemin de fer de Séville à Cordoue. — Les Nymphes du Bétis. — La Ciudad de Carmona et Philippe IV. — Les romances populaires de Carmona. — Ecija, la poêle à frire de l’Andalousie ; cinquante degrés de chaleur. — Les bords du Génil. — Les Santeros andalous ; la demanda. — Palma. — Les palmiers nains. — Le Castillo d’Almodovar del rio.

La grande corrida de toros à la portuguesa avait obtenu un succès si complet que l’empresario ne tarda pas à en annoncer une seconde ; le programme nous promettait de nouvelles merveilles, mais nous résistâmes à ces réductions tauromachiques. Nous étions, du reste, impatients de visiter Cordoue et sa mosquée ; aussi fallut-il nous résigner à dire adieu à la Giralda et à Séville l’enchanteresse, la encantadora Sevilla, noble et riche parmi les premières cités d’Europe, la sal de Andalucia — la grâce de l’Andalousie, que Calderon a aussi appelée gala de las ciudades. Un espagnol plus illustre encore, l’auteur du Quijote, a chanté Séville, cette Rome triomphante pleine d’intelligence et de richesse :

 « Roma triunfante en ànimo y riqueza. »

On n’en finirait pas si on voulait citer tous ceux qui ont vanté la capitale dont le Guadalquivir arrose les antiques murailles :

« Por muy largo que fuera su elogio, dit le savant Aldrete, siempre se quedaria corto ! « On aurait beau s’étendre sur ses louanges, on serait toujours trop court ! »

Cependant, nous ne voulûmes pas quitter Séville, sans avoir visité les belles Haciendas des environs, vastes bâtiments rustiques qui servent à la fabrication de l’huile produite par les olivares, ou plantations d’oliviers qui occupent les vastes plaines situées entre Carmona et Alcalá. Au point de vue pittoresque, l’olivier est un arbre triste, gris, et dont l’effet n’est pas heureux dans le paysage : ce qui contribue encore à rendre son aspect plus froid et plus monotone, c’est que les olivares sont toujours plantés avec une régularité et une symétrie parfaites ; cet usage est tellement absolu que le verbe olivar s’emploie lorsqu’il s’agit de planter des arbres quelconques en ligne droite.

Les aceitunas sevillanas, très-recherchées aujourd’hui dans toute l’Espagne, étaient célèbres dans l’antiquité, et les gourmets romains faisaient venir pour leurs festins les olivæ bæticæ. Pline le Jeune, pour décider un de ses amis à accepter son dîner, lui promettait de lui servir des olives d’Andalousie.

Les olives les plus renommées aujourd’hui sont celles qu’on nomme aceitunas de la reina : elles sont de forme ovale, et dépassent quelquefois la grosseur d’un œuf de pigeon. Les zorzaleñas, au contraire, appelées ainsi du nom d’une espèce de merle qui en est très-friand, sont rondes et de la grosseur d’une cerise. En Espagne, les olives se mangent ordinairement à la fin du repas, et on dit familièrement d’une personne qui arrive au dessert qu’elle arrive aux olives ; llega à las aceitunas. Les Espagnols, qui sont toujours sobres, le sont surtout quand il s’agit d’olives : Aceitunas, dit un proverbe bien connu, una es oro, dos plata, y la tercera mata : une, c’est de l’or ; deux, c’est de l’argent, et la troisième vous tue. Suivant un autre proverbe, si les olives sont très-bonnes, on peut aller jusqu’à la douzaine : Aceituna, una ; y si es buena, una docena.

La récolte des olives, ou aceitunada se fait dans toute l’Andalousie en automne, comme dans nos provinces méridionales ; les paysans, aidés de leurs familles, recueillent le fruit dans des cofines de jonc, et en chargent ces beaux et vigoureux ânes d’Andalousie, qui portent facilement, nous assura-t-on, leurs seize arrobas (plus de 200 kilogrammes). On met les olives, avant de les presser, dans une vaste pièce qu’on appelle la truja, et l’huile est déposée dans de grandes tinajas de terre qui rappellent les amphores romaines, et qui se fabriquent à Coria del rio, à trois lieues de Séville. L’huile d’Espagne a chez nous une triste réputation, et inspire d’ordinaire une certaine répugnance aux étrangers ; les Espagnols, au contraire, la préfèrent à la nôtre et à celle d’Italie, dont le goût leur paraît trop fade. Laissons la question indécise, car c’est affaire de goût. Nous ajouterons seulement que Saint-Simon, dans ses Mémoires, est loin de se montrer partisan de l’huile d’Espagne.

Comme la Huerta de Valence, les environs de Séville ont aussi leur naranjales : c’est à l’époque où l’on cueille les olives que les oranges commencent à prendre leur couleur d’or ; celles de Séville, quoique moins estimées que celles de Valence, de Mayorque et de Murcie, sont quelquefois excellentes, et on en expédie une grande quantité en Angleterre.

Nos visites aux haciendas et aux olivares terminées, le moment était venu de dire adieu à Séville : nous nous dirigeâmes donc, non sans regret, vers la gare du chemin de fer, située entre la Puerta de Triana et la Puerta Real. À mesure que le convoi s’éloignait, les clochers de Séville disparaissaient peu à peu à l’horizon ; longtemps encore, cependant, nous pûmes voir la Giralda et sa statue de bronze se détacher sur le ciel, dorée par les rayons d’un soleil matinal. Quand nous cessâmes d’apercevoir la vieille tour arabe, le train longeait encore le Guadalquivir : les bords du fleuve étaient garnis de gamins à la peau bronzée qui, au moment où nous passions devant eux, se jetaient à l’eau comme une nuée de grenouilles. Nous n’aperçûmes, il est vrai, sur le sable d’or du fleuve qui baigne la cité impériale, aucune des Nymphes du Bétis chantées par le poëte :

Ninfas del Betis, que en arenas de oro
Undoso baña la Imperial Sevilla.

En revanche, les bords du Guadalquivir, garnis de la plus splendide végétation, sont encore aujourd’hui tels que les dépeint l’auteur de Guzman d’Alfarache : nous y admirâmes « ces jardins fertiles remplis de fleurs, qu’on peut appeler un paradis, si quelque endroit de la terre mérite ce nom : Les arbres touffus, chargés des fruits les plus savoureux, les plantes odorantes, le courant de l’eau, le souffle de l’air, tout concourt à entretenir une fraîcheur délicieuse sous ces ombrages, et en aucune saison les rayons du soleil n’ont la permission d’y pénétrer. »

La voie ferrée de Séville à Cordoue est à peu près parallèle au cours du Guadalquivir. Le fleuve, qui coule paisiblement en décrivant de nombreux méandres au milieu de vastes plaines d’une fertilité admirable, disparaît de temps en temps pour se montrerr bientôt après. La Rinconada, Brenes, Tocina sont des stations peu importantes ; quelques clochers carrés se montrent au-dessus des oliviers et des pins dans la vaste plaine qui s’étend jusqu’à Carmona.

Nous ne voulûmes pas manquer de visiter cette petite ville, peu éloignée du Quadalquivir, et nous quittâmes notre wagon pour monter dans un calesin aux roues démesurées et à la caisse peinte en jaune clair. Ce
Homme et femme du peuple à la fontaine (croquis fait à Carmona). — Dessin de Gustave Doré.
véhicule primitif nous conduisit fort lestement ; « Quand ils vont à la campagne, écrivait il y a deux cents ans un voyageur français, ils font courir les mules de leurs carrosses toujours à toute bride. »

Malheureusement, nous fîmes tout le trajet à travers un épais nuage de poussière blanche, car la poussière est le plus grand fléau du voyageur en Andalousie.

Carmona est une fort jolie petite ville, bâtie comme


Teresa Bolsi, torera andalouse. — Dessin de Gustave Doré.

Tolède au sommet d’un monticule élevé, et dont les

maisons blanches se détachent de loin sur le bleu du ciel. On la dit fondée par les Phéniciens, comme Carteia, Cartama, et d’autres villes d’Andalousie placées sur une hauteur ; le mot car signifiant, dit-on, un endroit élevé. À l’époque romaine, Carmo avait beaucoup plus d’importance qu’aujourd’hui. César la considérait comme la ville la plus forte de toute la Bétique ; son terrain était alors, comme aujourd’hui, merveilleusement fertile en blé : nous avons vu des médailles romaines portant sur le revers le mot Carmo, entre deux épis de blés.

Les habitants de Carmona sont très-fiers de leur ville, témoin l’écusson que nous remarquâmes sur la façade de l’Ayuntamiento : il représente une étoile entourée de lions et de châteaux, avec cette modeste devise :

 « Sicut Lucifer lucet in aurora
Sic in Vandalia Carmona. »

Depuis Philippe IV, elle jouit du titre de Cité ; ce n’était auparavant qu’une Villa, mais on raconte que ce prince, lors de sa visite, ayant reçu des habitants un présent de quarante mille ducats, lui octroya en échange le titre de ciudad. Avant de quitter Carmona, nous allâmes visiter l’ancien Alcazar arabe situé près de la Puerta de Marchena ; nous y remarquâmes une salle du temps de la domination musulmane, dont le plafond en bois résineux a conservé quelques traces de l’ancienne dorure. On a, de cet Alcazar, une des plus belles vues du monde : une vallée fertile, peuplée de nombreux villages, s’étendait devant nous, et plus loin nous découvrions plusieurs villes, telles que Marchena, Moron et Osuna, ainsi que la Sierra de Ronda et d’autres montagnes d’Andalousie dont les lignes bleues se confondaient avec l’horizon.

Nous avons parlé des romances populaires qui s’impriment à Carmona ; cette petite ville, où la gravure sur bois a encore quelques progrès à faire, a le privilége d’en fournir toute la province. Les sujets favoris sont toujours des histoires de bandoleros, ce qui s’explique facilement par le voisinage de la Sierra Morena, le pays classique du banditisme.

Quand nous fîmes notre entrée dans la ville d’Ecija, il était une heure après midi, et la température était tellement élevée qu’on l’aurait trouvée excessive au Sénégal même. C’était une de ces chaleurs qui font chanter les cigales, — cantar la chicharra, comme on dit en Andalousie : les rares passants que nous rencontrions rasaient les murs pour profiter de l’étroite bande d’ombre projetée par les maisons ; çà et là quelques lévriers efflanqués tiraient la langue en haletant ; les boutiques étaient soigneusement fermées, comme un dimanche ou un jour d’émeute, car les marchands qui venaient de terminer leur repas, n’auraient pas manqué pour un empire de dormir la siesta.

Ecija passe à juste titre pour la ville la plus chaude d’Andalousie : on a constaté, dit la Guia de Sevilla, qu’au mois de juillet de l’année 1859, époque où la chaleur, il est vrai, fut tout à fait exceptionnelle, le thermomètre centigrade monta jusqu’à cinquante degrés à l’ombre. Ce n’est donc pas sans raison que cette ville a reçu en Espagne le surnom de sartenilla de Andalucia, c’est-à-dire : la poêle à frire de l’Andalousie, surnom qu’elle doit aussi bien à la température exceptionnelle de son climat, qu’à sa situation au fond d’une vallée entourée de collines sablonneuses qui renvoient, comme un immense réflecteur, les rayons d’un soleil ardent.

Il faut croire, du reste, que les habitants d’Ecija sont fort glorieux de jouir d’un soleil aussi africain, puisque les armes de leur ville se composent d’un soleil rayonnant autour duquel se lit cette fière légende empruntée aux Écritures : « Una sola sera llamada la Ciudad del Sol » C’est-à-dire : Une seule ville sera appelée le ville du soleil.

Ecija peut, en outre, tirer vanité de son ancienneté, car elle existait déjà à l’époque grecque ; l’empereur Auguste l’éleva à la dignité de colonie romaine, et Pline assure qu’elle rivalisait en grandeur avec ses deux voisines, Italica et Corduba. Les Arabes, qui la possédèrent depuis l’année 711 jusqu’au milieu du treizième siècle, l’entourèrent d’épaisses murailles et de tours massives dont une partie existe encore. La ville est également fière de ses saints, si l’on croit un in-quarto intitulé : Ecija y sus Santos. Parmi les saints en question, figure san Crispin, qui n’est autre que notre saint Crépin.

Après une siesta de quelques heures au Parador de la Diligencia, nous nous risquâmes à faire une promenade dans la ville : la rue principale, la Calle de los caballeros, nous fit l’effet d’un four à peine refroidi ; c’est une rue aristocratique, et bordée de palais appartenant aux Benameji, aux Peñaflor, et autres familles aux noms aussi sonores. Ces palais sont ornés dans un style churrigueresque tellement exagéré et contourné qu’ils nous rappelèrent un modèle du genre, celui du marquis de Dos Aguas que nous avions remarqué à Valence. C’est en vain qu’on chercherait en Hollande, en Allemagne ou ailleurs un spécimen d’architecture d’un rococo aussi dévergondé.

Pour reposer nos yeux, nous allâmes visiter quelques jardins sur les bords du Génil, car la poétique rivière qui coule au pied de la colline de l’Alhambra arrose aussi les murs d’Ecija ; notre guide nous vanta beaucoup ses eaux : nous crûmes d’abord qu’il allait nous citer quelques romances des poëtes arabes : hélas ! les eaux du Génil n’avaient de mérite à ses yeux qu’au point de vue du dégraissage des laines, la principale industrie du pays, à ce qu’il nous assura.

Après avoir fait le tour de l’inévitable Plaza de Toros, bâtie sur l’emplacement d’un amphithéâtre romain, nous visitâmes quelques églises qui n’ont de remarquable que leurs clochers carrés, leurs anciennes tours arabes antérieures au treizième siècle, et quelques belles colonnes enlevées aux monuments antiques. Près des bords du Génil nous remarquâmes une colonne surmontée d’une statue dorée représentant saint Paul : c’est ce qu’on appelle el Triunfo. Suivant une tradition assez contestable, l’apôtre aurait séjourné à Ecija, et y aurait converti son hôtesse, qui figure parmi les Santos de Ecija sous le nom de sainte Xantippe.

Un souvenir moins ancien et plus profane, c’est celui de ces fameux bandits, longtemps la terreur de l’Andalousie, los sicte niños de Ecijá, les sept gars dont nous avons raconté l’histoire. Les exploits des sept bandoleros andalous ont déjà pris place dans les légendes populaires à côté de ceux du Cid campeador, toute comparaison à part entre les deux héros, bien entendu.

Peu de temps après avoir quitté Ecija, comme nous venions de descendre de notre véhicule pour monter à pied une petite côte, nous fûmes abordés à un détour du chemin par un grand gaillard à l’aspect étrange et au costume passablement déguenillé : sa tête, enveloppée dans une espèce de capuchon était abritée par un vieux chapeau de feutre noir ; un manteau de drap gris à carreaux couvrait ses épaules, chargées en outre d’une de ces besaces dont les Espagnols se servent souvent en voyage pour porter leurs provisions, et qu’ils appellent alforjas. Il tenait à la main droite un long bâton, et à la main gauche un petit tableau représentant une madone très-grossièrement peinte, et auquel était appliquée une petite boîte carrée ouverte par le haut, comme un tronc ou une tire-lire. Ce singulier personnage s’approcha de nous avec force révérences, et nous présenta son tableau en murmurant avec une volubilité extraordinaire des paroles inintelligibles ; cependant il nous fut facile de reconnaitre à l’accent de sa voix qu’il récitait des prières tout en nous demandant l’aumône.

« C’est un Santero, nous dit en riant le mayoral de la diligence, qui cheminait à côté de nous ; vous savez ce que dit notre proverbe : El que pide por Dios, pide para dos, — Celui qui demande pour Dieu, demande pour deux. »

Le Santero, qu’on appelle également DemandaDemandador, parce qu’il passe sa vie à demander, est un type des plus curieux, qui appartient presque exclusivement à l’Andalousie. En réalité, ce n’est qu’un mendiant à peine déguisé, qui abuse de la crédulité des gens naïfs, en leur faisant croire que ce n’est pas pour lui qu’il quête, mais pour le saint représenté sur sa demanda, — c’est ainsi qu’on nomme la tirelire où il encaisse les recettes.

Chaque Santero se met sous la protection d’un saint particulier : ainsi celui qui demande pour san Blas (saint Blaise), vend des petits rubans de soie qui ont été attachés au cou de la statue du saint ; ces rubans sont infaillibles, assure-t-il, contre les maux de gorge, car c’est toujours san Blas qu’on invoque pour les maladies de ce genre.

Le Santero de san Antonio Abad distribue aux habitants des campagnes des clochettes de métal qui ont la propriété de mettre les bestiaux à l’abri des épidémies ; celui de saint Lazare possède une recette infaillible pour mettre les démons en fuite. Un autre préserve des voleurs, un autre de la foudre et de la grêle. C’est ainsi que la demanda se remplit petit à petit de cuartos ; il n’est pas besoin d’ajouter que lesdits cuartos ne prennent jamais le chemin d’une chapelle ou d’un ermitage, car c’est pour lui et pour lui seulement que demande le Santero. « Voulez-vous savoir, dit un écrivain andalou, don José-Maria Tenorio, à quoi les Santeros emploient le temps pendant lequel ils ne quêtent pas ? Leur principale occupation est d’aller à la taberna. C’est là l’ermitage où ils vont adorer le dieu Bacchus, pour qui ils professent un culte véritable. Ils demandent toujours du meilleur et du plus vieux, et ils ont bien raison, car le dieu de la vigne leur donne les forces dont ils ont besoin pour parcourir les villes et les campagnes, ainsi que l’éloquence nécessaire pour persuader ceux qui veulent bien les écouter. »

Il y a une quarantaine d’années, avant la suppression des couvents, ces Santeros étaient, dit-on, beaucoup plus nombreux en Andalousie ; ils ne craignaient pas alors de se déguiser en moines, à l’aide d’une barbe postiche, d’un froc et d’un capuchon ; ils parcouraient ainsi les villages, prêchant la pénitence et la mortification, mais se gardant bien de prêcher d’exemple. Parfois cependant, il s’en rencontrait qui prenaient leur métier au sérieux et qui montraient plus de désintéressement : non contents de demander la charité, ils prétendaient obliger les passants à baiser leurs saints et leurs madones. Un voyageur du siècle dernier, anglais et protestant, fut très-choqué de la conduite de ces Santeros. « On ne doit rien leur donner, dit-il, à moins qu’on ne se propose de baiser leurs images, du crédit et de la vertu desquelles ils sont plus jaloux que des ocharos et des cuartillos. En leur donnant de bonnes paroles au lieu d’argent, ils vous laisseront en repos ; mais en leur faisant l’aumône et en refusant de baiser ce qu’ils présentent, on est sûr de s’attirer des injures de leur part, quelque considérable que soit l’argent qu’on leur donne. »

Un des écrivains les plus distingués de l’Espagne à notre époque, Don Eug. Hartzenbusch, a très-bien dépeint, dans une fable intitulée : El Santero, le caractère le ces mendiants nomades :

A cierta romeria
Sobre una mula docil,
Iba en Andalucia un picaro santero,
Que de cada espolazo
Al animal sacabale un pedazo,
Y mientras cariñoso le decia :
Corra, que tu cachaza me atribula,
Corra, por caridad, hermana mula.

    Faz de paloma, corazon de arpiá ;
Palabras de angel, obras de demonio,
Tal es, sin levantarle testimonio
La perfida, la vil hypocresia.

« Un Santero fripon, monté sur une mule docile, se rendait à certaine foire d’Andalousie ; de chaque coup d’éperon il arrachait un morceau de la peau de la bête, tout en lui disant d’un ton patelin : Marche, ta lenteur me fait mourir, marche, par charité, mule ma mie.

« Tête de colombe, cœur de harpie ; paroles d’ange ; actions de démon, telle est, si je ne m’abuse, la perfide, la vile hypocrisie. »

Nous reprîmes à la station de Palma le train qui devait nous conduire à Cordoue. La petite ville de Palma, dont les maisons s’élèvent au milieu d’épais bosquets d’orangers et de grenadiers, occupe une position charmante dans l’angle formé par le Guadalquivir et le Genil ; car la poétique rivière qui arrose, à côté du Darro, l’Alameda de Grenade, vient mêler près de Palma ses eaux à celles de la grande rivière des Arabes.

La voie continue à suivre, presque sans détours, la rive droite du Guadalquivir ; les vastes plaines qui s’étendent à l’horizon sont couvertes de palmitos ou palmiers nains, c’est-à-dire presque incultes ; car les racines de cette plante sont tellement tenaces et si difficiles à extirper, que les agriculteurs ne parviennent qu’avec la plus grande difficulté à défricher les terrains


Santero andalou (environs d’Ecija). — Dessin de Gustave Doré.

qui en sont infestés. Avant l’achèvement du chemin de fer, les diligences qui faisaient le trajet entre Séville et Cordoue traversaient ces solitudes désolées ; souvent la poussière y était tellement épaisse, que les roues des voitures enfonçaient presque jusqu’au moyeu et nous nous souvenons que plus d’une fois dix ou douze mules vigoureuses eurent peine, malgré les cris, les coups de bâton et les pierres du zagal, à faire sortir notre véhicule de cet océan de sable. Il fallait alors un jour et une nuit pour aller de Séville à Cordoue, trajet que nous fîmes en chemin de fer en moins de cinq heures.

Peu de temps après avoir quitté la station de Palma, nous aperçûmes sur notre gauche un énorme rocher à pic surmonté d’une haute tour carrée s’élevant au-dessus d’une forteresse du moyen âge ; on eût dit un des vieux burgs qui dominent le Rhin, transporté sur les bords du Guadalquivir. C’était l’ancien castillo arabe d’Almodovar del rio, poste avancé de Cordoue, et dont le nom sonore convient on ne peut mieux à une ruine aussi pittoresque. Suivant la tradition populaire, c’est dans le château d’Almodovar que el rey don Pedro — c’est de Pierre le Cruel qu’il s’agit — cachait ses trésors, lorsqu’il partait pour ses expéditions guerrières.

Une demi-heure après, le train s’arrêtait dans une gare de chemin de fer qui ressemblait à toutes les gares possibles, et les employés criaient : Cordoba ! Cordoba !

C’est ainsi que nous fmes notre entrée dans la glorieuse Cordoue, l’ancienne capitale des Khalifes d’Occident.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)


  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337 ; t. VIII, p. 353 ; t. X, p. 1, 17, 353, 369, 385 ; t. XII, p. 353, 369, 385, 405, 417 ; t. XIV, p. 353, 369, 385, 401 ; t. XVI, p. 305.
  2. Le caballero en plaza était un amateur qui travaillait pour la gloire ; c’était le gentleman rider de la course de taureaux.