Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/22


La Jota aragoneza. — Dessin de Gustave Doré.


VOYAGE EN ESPAGNE,


PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].


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SÉVILLE.


1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


Les Seguidillas manchegas. — Opinion de Cervantès et de l’auteur de Guzman de Alfarache, — Les Seguidillas sevillanas, valencianas, etc. — La poésie : la Copla et l’Estribillo. — Quarante couplets pour deux cuartos. — Le Guitarrero manchego. — Un baile dans la Manche.

Nous avons déjà passé en revue les principales danses andalouses, mais l’Andalousie n’a pas le privilége exclusif de ce divertissement si cher aux Espagnols : d’autres provinces, notamment l’Aragon, le royaume de Valence, la Galice, les provinces Basques, la Manche, ont aussi leurs danses nationales, pour lesquelles les gens du peuple se montrent toujours très-passionnés.

Commençons par la Manche, le pays classique des fameuses seguidillas : c’est dans la province illustrée par l’Ingénieux Hidalgo, que prirent naissance, il y a près de trois cents ans, ces poésies populaires, dont le goût ne tarda pas à se propager dans les provinces voisines et qui, encore aujourd’hui, sont très-répandues dans la plus grande partie de l’Espagne. Cervantès, dans le dix-huitième chapitre du Don Quichotte, nous apprend que les compositions de ce genre étaient déjà connues de son temps ; il tourne en ridicule certains poëtes « qui s’abaissent à composer un genre de vers alors en usage à Candaya, et qu’on appelait des seguidillas « C’était, ajoute-t-il, le bouleversement des âmes, le transport du rire, l’agitation des corps, et finalement le ravissement de tous Les sens. »

Le mot seguidillas, on le voit, servait donc anciennement, comme aujourd’hui, à désigner à la fois un certain genre de poésies populaires et une danse nationale. Quelques personnes ont prétendu, comme on l’a vu précédemment, que cette danse fut exécutée pour la première fois dans la Manche vers les premières années du siècle dernier : cela ne peut s’entendre, sans doute, que du pas tel qu’il se danse aujourd’hui. En effet, outre le témoignage de Cervantès, on peut citer celui d’un auteur andalou bien connu, Mateo Aleman, qui écrivait à la fin du seizième siècle son fameux roman picaresque : Vida y hechos del picaro Guzman de Alfarache[2]. « … Les édifices, les machines de guerre se renouvellent chaque jour…, les chaises, les armoires, les cabinets, les tables, les lampes, les chandeliers changent aussi, et il en est de même des jeux, des danses, de la musique et des chansons, car les seguidillas ont remplacé la sarabande, et feront place elles-mêmes à d’autres danses, qui disparaîtront à leur tour. »

Un écrivain dont le nom fait autorité en cette matière, M. Soriano Fuertes, auteur d’une excellente histoire de la Musique espagnole[3], et l’un des compositeurs les plus populaires de la Péninsule, pense que les seguidillas peuvent être considérées comme les plus anciennes des danses d’Espagne, si l’on excepte cependant les Bailes en corro (danses en rond) et la Danza prima, encore en usage dans les Asturies. Notre savant ami, qui a bien voulu nous communiquer des notes très-intéressantes sur le sujet qui nous occupe, pense qu’il n’est pas en Espagne de poésie ni de danse populaire plus caractéristique que les seguidillas. Une grande variété dans les figures, une grâce modeste et beaucoup d’entrain sans licence, font de ce pas un divertissement populaire des plus honnêtes et des plus gais à la fois, et qui contraste d’une manière remarquable avec le laisser-aller quelquefois exagéré des danses andalouses.

Ceux qui ont plusieurs fois parcouru l’Espagne ont pu remarquer qu’il n’est guère de contrées où cette danse ne se soit localisée : ainsi l’Andalousie possède plusieurs genres de seguidillas, ou de siguiriyas, suivant la prononciation locale ; ces danses prennent, suivant quelques légères modifications locales, les noms de gitanas, mollares et sevillanas. La Galice a les seguidillas gallegas ; dans la province de Santander on les appelle pasiegas, et dans les provinces basques, guipuzcoanas ; il y a encore les seguidillas zamoranas, aragonesas, valencianas, etc.

La danse, proprement dite, ne varie guère d’une province à l’autre, seulement elle reflète ordinairement le caractère des habitants, qui l’accompagnent avec les chansons et les mélodies locales les plus populaires. Aussi nous avons souvent remarqué que les Andalous dansent leurs seguidillas sur un mouvement extrêmement vif, et que leurs coplas de baile sont plus souvent gaies que sentimentales ; témoin ce quatrain, où le chanteur affirme que pour briller à la danse, un garçon ne doit pas oublier ses mollets à la maison :

El mocito que baila
    Las seguidillas
No ba dejado en casa
    Las pantorillas !

Les Andalous sont tellement passionnés pour les seguidillas boleras, qu’ils aiment à les représenter de toutes manières ; par exemple, elles font souvent l’ornement de ces éventails à deux cuartos qui se vendent aux environs de la plaza, les jours de taureaux, et qu’on appelle abanicos de calaña ; souvent aussi on voit la danse favorite naïvement barbouillée par quelque Murillo de village, se détacher en couleurs éclatantes sur le fond jaune-serin de la caisse d’une calesa ; il est rare que les tambours de basque ne soient pas ornés de sujets de ce genre : plus d’une fois ces amusants bariolages nous ont rappelé quelques vers d’un poëte espagnol qui décrit ainsi Les peintures populaires de l’Andalousie :


No ha de faltar zandunguera
    Puesta en jarras una dama,
    De las que la liga enseñan ;
      O un torero echando suertes,
    O un gaché con su vihuela,
    Y una pareja bailando
      Las seguidillas boleras.

« On est sûr d’y voir une femme à la gracieuse désinvolture, les mains posées sur les hanches ; une de celles qui ne craignent pas de laisser entrevoir leur jarretière ;

« Ou un torero combattant son adversaire ; ou bien encore un Andalou grattant sa guitare, à côté d’un couple qu danse les seguidillas boleras. »

Cette danse, dit un auteur du pays, peut être regardée comme le type qui a servi de modèle à presque tous les autres pas nationaux, et mérite d’être célébrée par tous les Espagnols que leur engouement pour l’étranger n’aveugle pas : en la décrivant, on donnerait en même temps une idée approximative du bolero, du fandango et de plusieurs autres pas populaires ; mais la plume ne peut rendre qu’imparfaitement ces poses gracieuses, ces charmantes mélodies, enfin le mouvement et l’expression qui sont l’essence même de cette danse enchanteresse.

La poésie des seguidillas est d’une grande simplicité : chaque couplet se compose de sept vers, tantôt de cinq syllabes, tantôt de six, et se divise en deux parties : la copla, ou couplet proprement dit, qui comprend les quatre premiers vers, et l’estribillo, ou refrain, composé des trois derniers, qui complètent le sens de la copla. Le second vers rime avec le quatrième, et le cinquième avec le dernier ; il arrive bien souvent, du reste, que les rimes ne sont qu’approximatives, car dans ces couplets essentiellement populaires, les règles ne sont pas toujours strictement observées. Il faut même ajouter que ce genre de poésie n’a jamais été cultivé que par des poëtes populaires, qui s’abandonnent à leur verve comme les improvisateurs napolitains.

Les coplas de seguidillas qui courent les faubourgs et les villages sont innombrables ; la plupart sont oubliées le jour même où elles ont été improvisées, pour faire place à d’autres, dont l’existence est tout aussi éphémère. Il en est cependant un grand nombre que les gens du peuple répètent de père en fils, et qui ont eu les honneurs de l’impression : Barcelone, Madrid, Manresa en Catalogne et Carmona près Séville ont des imprimeries qui répandent par milliers, dans toutes les parties de l’Espagne, ces pliegos que vendent les aveugles et les libraires en plein vent. Les enamorados qui veulent chanter leurs dulcinées y trouvent, pour la modique somme de deux cuartos, jusqu’à soixante ou quatre-vingts couplets.

Voici un échantillon de quelques-unes de ces coplas de seguidillas les plus connues :

Son tus ojos, hermosa,
    Fieros arpones
    Que con mirar trapasan
Los corazones.
    Miraste el mio,
Y desde aquel instante
Por ti deliro.

« Tes yeux, ô ma beauté, — Sont des dards cruels, — Et avec tes regards — Tu transperces les cœurs. »

« Tu as regardé le mien, — Et depuis cet instant — Je meurs pour toi. »

    En el mar de Cupido
Siempre hay borrascas,
Y en ninguno zozobran
Tantas escuadras :
    Pero non obstante,
Siempre son infinitos
Sus navegantes !

« Dans la mer de Cupidon — Il y a toujours des bourrasques, — Et il n’en est pas où naufragent — Autant de flottes : »

« Mais, malgré cela, — Ils sont toujours innombrables, — Les navigateurs ! »

Ici, c’est une jeune fille qui chante :

Aunque me ves que canto,
Tengo yo el alma
Como la tortolilla,
Que llora y canta,
    Cuando el consorte
Herido de los celos
Se escapa el monte.

« Bien que tu m’entendes chanter, — J’ai cependant l’âme — Comme la tourterelle — Qui pleure et chante,

« Quand son compagnon — Blessé par la jalousie — S’envole vers la montagne. »

Ailleurs un amoureux exhale ses soupirs en vers précieux :

Dame tu cabeza,
Siquiera un pelo,
Para alarme una herida
Que amor me ha hecho.
    Pero es locura,
Pues ho de inflammarse
Con la herida.

« Donne-moi ta tête — Ou seulement un cheveu, — Pour panser la blessure — Que l’amour m’a faite.

« Mais c’est une folie — Car ta tête va prendre feu — En touchant ma blessure. »

Mi corazon volando
Se fué à tu pecho ;
Le cortaste las alas,
Y quedó dentro.
    Por atrevido
Se quedara por siempre
En él metido.

« Mon cœur en volant — S’en fut dans ton sein ; — Tu lui as coupé les ailes — Et il y est resté.

« Comme il eut grand’peur, — Il restera toujours — Caché dans ton sein. »

Voici encore un couplet un peu quintessencié qui rappelle certains sonnets des ouvrages de Cervantès :

Soñé que me querias
La otra mañana,
Y soñé al mismo tiempa
    Que lo soñaba.
    Que á un infelice
Aun las dichas soñadas
Son imposibles.

« Je rêvai que tu m’aimais — L’autre matin, — Et je rêvai en même temps — Que c’était un songe ;

« Car pour un malheureux — Même les songes heureux — Sont impossibles. »

Ces couplets remontent probablement jusqu’au temps de Gongora ; ces poésies du dix-septième siècle nous paraissent bien fades et bien langoureuses ; cependant si nous les comparons aux vers de mirliton et de confiseurs, restés parmi nous comme types de poésie populaire, nous sommes obligés de reconnaitre la supériorité des seguidillas comme élégance et comme expression.

Nous avons entendu dans les salons de Doré un professeur de chant espagnol d’un talent très-distingué, M. L. Pagans, chanter avec un brio remarquable une ancienne seguidilla andalouse : on nous saura gré de donner ici ce charmant morceau inédit, dont M. Pagans a bien voulu écrire exprès pour nous l’accompagnement pour piano.

Il s’agit, dans cette seguidilla, d’un novio qui reproche à sa fiancée de ne pas croire à sa passion, pour ne pas le payer de retour : mais, ajoute-t-il dans l’estribillo (refrain), tu nies parce que tu crains d’être vaincue :

Bien que lo niegas
Porque tienes gran miedo
De que te venza.

Les soupirs et les joies des amants, leurs espérances et leur désespoir, leurs désirs et leurs plaintes, tel est le thème ordinaire des couplets de seguidillas ; il en est un bon nombre, bien entendu, dont la banalité peut rivaliser avec celle des devises de mirlitons ; mais en revanche les mélodies qui les accompagnent, on peut s’en convaincre par celle que nous venons de donner, portent souvent l’empreinte d’un sentiment musical plein de grâce et d’originalité. Comme la plupart des airs espagnols, ces mélodies sont à trois temps, et la mesure en est si bien marquée par la guitare et les castagnettes, qu’il n’est pour ainsi dire pas d’Espagnol qui ne sache danser les seguidillas.

Un jour que nous nous trouvions à la feria d’Albacete, une des principales villes de la Manche, nous eûmes l’occasion de voir danser les seguidillas manchegas avec leur vrai caractère national. De nombreux danseurs des deux sexes, appartenant à diverses localités voisines, s’étaient donné rendez-vous dans une salle basse du parador de la diligencia, la meilleure auberge de la ville. Au lieu du marsille aux couleurs éclatantes, le guitarrero portait l’épaisse zamarra de peau d’agneau, et une montera en chat sauvage remplaçait sur sa tête le classique sombrero calañés, si cher aux Andalous. Il avait à peine commencé à préluder en mineur avec quelques arpéges rapides,
Gallego (Galicien) dansant la gallegada. — Dessin de Gustave Doré.
que chaque danseur choisissait sa pareja, et que les couples se plaçaient les uns vis-à-vis les autres à trois ou quatre pas de distance : bientôt quelques accords plaqués indiquèrent aux chanteurs que leur tour était arrivé, et ceux-ci entonnèrent le premier vers de la copla.

Cependant les danseurs, le jarret tendu et les bras arrondis, n’attendaient que le signal ; les chanteurs se turent un instant et le guitarrero commença la mélodie d’une ancienne seguidilla : à la quatrième mesure, les cantadores continuèrent la copla, le claquement des castagnettes se fit entendre, et aussitôt tous les couples s’élancèrent avec entrain, tournant et retournant, se cherchant et se fuyant tour à tour. À la neuvième mesure, qui indique la fin de la première partie, il y eut une légère pause pendant laquelle les danseurs, parfaitement immobiles, nous laissèrent entendre les notes grêles et saccadées de la guitare ; puis ils commencèrent la seconde partie avec quelques changements dans les pas, et chacun vint reprendre la place qu’il occupait au commencement.

C’est alors que nous pûmes juger de la partie la plus gracieuse et la plus intéressante de cette danse, qu’on appelle el bien parado, c’est-à-dire littéralement : le bien arrêté. Hacer el bien parado est un idiotisme espagnol qui signifie renoncer à une chose qu’on peut encore utiliser, pour en avoir une meilleure : par analogie, faire le bien parado dans les seguidillas, c’est renoncer à finir la figure, pour en recommencer une nouvelle. C’est un point très-important pour les danseurs de se tenir immobiles et comme pétrifiés dans la position où les surprend la dernière note de l’air ; aussi ceux qui restaient ainsi dans une pose gracieuse étaient vivement applaudis aux cris répétés de : Bien parado ! Bien parado ! Telles sont les règles classiques des seguidillas ; mais comment dire à quel point ce pas transporte les danseurs ? Cette ardente mélodie, qui exprime à la fois le plaisir et une douce mélancolie ; le bruit animé des castagnettes, le languissant enthousiasme des danseurs, les regards et les gestes suppliants de leurs partenaires, la grâce et l’élégance qui tempèrent l’expression passionnée des mouvements ; tout enfin contribue à donner au tableau une attraction irrésistible dont les étrangers ne peuvent apprécier toute la valeur aussi bien que les Espagnols : ces derniers sont seuls doués des qualités nécessaires pour


La danse improvisée (seguidilla manchega). — Dessin de Gustave Doré.

danser leurs pas nationaux avec cette inspiration enflammée,

avec ces mouvements pleins de vie et de passion.

Ainsi s’exprime un auteur espagnol, et les seguidillas sont encore aujourd’hui telles que les décrivait, il y a une cinquantaine d’années, un voyageur français : « C’est ordinairement à la posada, le lieu le plus convenable et le plus vaste, que se fait le concours : la meilleure voix chante les seguidillas, et des aveugles l’accompagnent avec leurs guitares. C’est la gaieté la plus pure et la plus franche que l’on puisse partager. On est étonné de voir un laboureur vêtu comme Sancho, l’estomac couvert de sa large ceinture de cuir, devenir un danseur agréable ; on suit avec plaisir tous ses mouvements, tant il forme ses pas avec grâce, avec précision, et toujours en mesure. Mais pour les femmes, elles ont un certain meneo, comme on dit dans le pays, un certain mouvement si rapide, une flexibilité, une attitude si molle, des tours de bras si élégants, des pas si languissants, si gracieux, si variés, si justes, qu’à voir danser une jolie femme, on ne sait que faire de sa philosophie. »

Plus d’une fois il nous arriva de voir des paysans improviser des danses de ce genre : Doré eut l’occasion d’en faire un croquis. Un jour nous nous rendions à une feria des environs de Séville : nous vîmes des majos et des majas se préparer à danser au milieu de la route : des balayeurs de bonne volonté enlevaient la poussière : un guitarrero ambulant tenait lieu d’orchestre, et la danse commença bientôt, aux applaudissements de tous les assistants, y compris les enfants qui manifestaient leur joie par des cabrioles répétées.


La Jota aragonesa et l’ancien Pasacalle. — La Virgen del Pilar. — Les Andalouses et les Aragonaises, — La Cachucha et la Jota. — Les coplas á la Estudiantina. — Les Jotas burlesques. — La Jota valenciana. — Pierre d’Aragon et le barbier de Valence. — Les danses sur les bords du lac d’Albuféra. — Une Jota funèbre à Jijona. — Les danses de la Catalogne : Lo Contrapas et la Sardana. — Les Gigantones de Barcelone.

La jota est la danse nationale par excellence de l’Aragon : son origine paraît fort ancienne, et on la croit dérivée de l’ancien Pasa-calle, dont la vogue fut si grande au seizième siècle en Espagne et en Italie, ainsi qu’en France, où elle était connue sous le nom de Passacaille. La Jota aragonesa est une danse à La fois vive et honnête, si nous en croyons le dicton populaire :

La Jota en el Aragon
Con garbosa discrecion.

D’origine purement espagnole, elle se distingue de la plupart des danses andalouses, notamment de celles qui ont été importées d’Amérique, par une modestie qui n’exclut ni la grâce ni l’entrain. Il n’est pas de réjouissance populaire, pas de feria qui ne soit animée par de nombreux couples dansant des Jotas jusqu’à ce que fatigue s’en suive ; souvent même elles sont le complément obligé des fêtes religieuses : ainsi nous avons entendu, la veille de Noël, une Jota intitulée la Natividad del Señor, chantée avec accompagnement de danses.

Le premier couplet de cette Jota n’a pas le caractére des chansons qui accompagnent ordinairement les danses espagnoles : on croirait plutôt entendre un cantique.

De Jesus el Nacimiento
Se celebra por dó-quier :
Por dó-quier reina el contento,
Por dó-quier reina el placer.

« De Jésus la nativité — Est célébrée en tout lieu : — En tout lieu règne le contentement, — En tout lieu règne le plaisir. »

Le refrain, chanté en chœur par toute l’assistance à la suite de chaque couplet, passe subitement et sans transition du sacré au profane : il est même digne d’un épicurien, membre du caveau :

Viva pues la broma !
Que el dia convida :
Y endulce la vida
Del gozo la aroma !

« Donc, vive la bombance ! — Car ce beau jour nous y convie, — Et que le parfum du plaisir — Adoucisse notre existence ! »

Un soliste reprend ensuite ce second couplet :

Oh ! que dia tan glorioso
Fué el de la Natividad ;
Del que rico y poderoso
Nació pobre !… Que humildad !

« Oh ! quel jour glorieux — Fut celui de la nativité ! — Celui qui était riche et tout-puissant — Naquit pauvre !… Quelle humilité ! »

C’est surtout dans la grande fête aragonaise, celle de Notre-Dame del Pilar, que les jotas jouent un rôle important : écoutez les couplets que chante, tout en liesse, le peuple accouru de trente lieues à la ronde pour assister à la grande funcion de Saragosse : tantôt c’est un robuste Aragonais qui supplie sa novia de danser avec lui : par la Vierge del Pilar ! s’écrie-t-il, si tu me refuses, je suis capable de mourir de chagrin :

Si no quieres, mi salero,
Por la Virgen del Pilar,
Que yo de esplin me reviente,
Ven una Jota à bailar !

C’est encore un agile Catalan qui demande un autre tour à sa muchacha, dont il compare la grâce à celle de la Vierge du Pilier :

Otro volteo ! muchacha,
Y esclamaré en mi cantar :
« Viva la Jota y tu garbo,
Y la Virgen del Pilar ! »

Comme on vient de le voir, chaque couplet de la Jota se compose ordinairement de quatre vers de huit



syllabes ; il arrive quelquefois qu’un vers a un pied de

trop, mais la plupart du temps les improvisateurs n’y regardent pas de très-près ; ils en sont quittes pour rétablir l’équilibre en donnant un pied de moins au vers suivant.

Les Aragonais sont très-fiers de leur danse, qu’ils célèbrent avec enthousiasme dans leurs chansons populaires : « Si une jolie Aragonaise, dit une de ces chansons, avec son élégance toute céleste, daigne danser la jota, elle répand la grâce autour d’elle : »

 « Si una linda Aragonesa
Con su garbo celestial
Se digna bailar la Jota,
Va esparramando la sal.


Une famille de danseurs nomades. — Dessin de Gustave Doré.

Voici comment une poésie locale dépeint une jeune fille d’Aragon dont la danse est si gracieuse, qu’à chacun de ses mouvements elle décoche une flèche qui transperce les cœurs :

Mientras que baila la Jota
Una niña de Aragon,
Su garbo es una saeta
Que atraviesa el corazon.

Dans ces deux autres couplets, la danse aragonaise est naïvement mise bien au-dessus de toutes les autres danses espagnoles :

Dicen que las Andaluzas
Las mas salerosas son,
Mas en gracia las esceden
Las muchachas de Aragon !
Los que ensalsan la Cachucha
De Cádiz y de Jerez,

Cierto es que bailar no vieron
La Jota una sola vez !

« On prétend que les Andalouses — Sont les plus élégantes ; — Mais leur grâce est éclipsée — Par celle des jeunes filles d’Aragon. »

« Ceux qui vantent la Cachucha — De Cadix et de Jerez, — Il est certain qu’ils n’ont pas vu danser — La Jota une seule fois dans leur vie. »

Quelques coplas de Jota aragonesa remontent très-haut, et se sont transmises jusqu’à nous de génération en génération ; celle-ci, par exemple, qui est contemporaine sans doute de l’époque où les corsaires barbaresques venaient faire des incursions jusque sur les côtes d’Espagne :


Guitarerro manchego et danseuse d’Albacete (Manche). — Dessin de Gustave Doré.

Una fragata argelina
A mi dama cautivó ;
Pero aunque pierda la vida,
He de rescatar la yo !

« Une frégate algérienne — S’est emparée de ma dame ; — Mais dussé-je y perdre la vie, — Je veux aller la délivrer ! »

Ces chansons, aimées du peuple, sont répandues à profusion par la presse populaire au moyen des pliegos dont nous avons parlé, et imprimées sur papier bleu, vert, jaune, en un mot de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : elles sont ordinairement parées des titres les plus séduisants, tels que el Cantor de las hermosas, — Le chantre des belles, ou Trobas de amor dedicadas al bello secso, — Poëmes amoureux dédiés au beau sexe.

Ce sont encore des Coplas para cantar a la estudiantina los mancebos à sus queridas novias, c’est-à-dire des couplets pour les jeunes gens qui veulent chanter à la manière des étudiants, sous les fenêtres de leurs fiancées. La fiancée y est comparée à une déesse, à un séraphin, à une rose précoce, à une fleur de mai, à un rossignol, à une fée ; sa bouche est une ruche pleine de miel, et ses yeux sont des astres qui dissipent la tristesse.

Quelquefois aussi, ces jotas appartiennent entièrement au genre grotesque, comme dans certaines Coplas pintando la fealdad de una muchacha ou Couplets où est dépeinte la laideur d’une muchacha. Cette muchacha, c’est une guisandera, cuisinière de bas étage, de celles qu’on appelle encore en Espagne des Maritornes.

Asomate á la ventana,
Cara de mona pelada,
Con la cara de mortero
Y la langua embarazada.

« Parais à ta fenêtre, — Face de guenon pelée, — Avec ta tête aussi grosse qu’un mortier, — Et ta langue embarrassée. »

Son tus brazos tan hermosos,
Que parcecen dos morcillas,
De aquellas que están colgadas
Al invierno en las cocinas.

« Tes bras sont si beaux — Qu’ils ressemblent à deux saucisses, — De celles que l’on voit pendues — L’hiver, dans les cuisines. »

Se levanta de mañana,
Y pega con el dios Baco,
Luego escupe á las cazuelas
Las natillas del tabaco.

« Elle se lève de bonne heure, — Et rivalise avec le dieu Bacchus ; — Puis elle secoue dans les casseroles — Le tabac qui s’échappe de ses narines. »

Qu’on nous pardonne la trivialité de ces citations ; elles étaient nécessaires pour donner l’idée d’un genre de compositions très-grossières assurément, mais qui ont leur place marquée dans la plupart des réjouissances populaires, et qui ne manquent jamais de provoquer les bruyants éclats de rire des paysans aragonais, surtout quand elles accompagnent une Jota dansée avec entrain ; ou bien encore quand elles sont chantées par une joyeuse bande d’étudiants nomades, — Estudiantes de tuna.

La Jota valenciana diffère peu de celle des Aragonais ; les Valenciens, aussi bien que les Catalans, se sont de tout temps montrés passionnés pour la danse ; dès le septième siècle, assure-t-on, on exécutait des danses publiques à Tarragone, quand l’archevêque faisait son entrée dans la ville. M. Soriano Fuertes raconte, dans son Historia de la Musica española, une curieuse anecdote qui remonte au treizième siècle.

Au commencement du règne de Pierre III d’Aragon, eut lieu à Valence une émeute dirigée par un barbier de la ville, nommé Gonzalvo. Le roi, pour éviter les premiers chocs de l’insurrection, sortit de la ville, et s’établit à peu de distance des murs. Le barbier, à la tête de quatre cents émeutiers choisis parmi les plus hardis, eut l’audace de se rendre au camp de son souverain, et il se mit à exécuter devant lui, avec ses compagnons, au son des trompettes et des tambours, une danse militaire accompagnée de chansons ironiques.

Gonzalvo ne s’en tint pas là : non-seulement les dames et les chevaliers de la cour, mais le roi et la reine furent contraints par lui à prendre part à la danse des rebelles ; et il osa même chanter devant le roi des couplets en langue limousine, dont le refrain était :

Mal aja qui sen yra,
En cara ni en cara, etc.

« Malheur à qui s’en ira, maintenant ou plus tard. »

Pierre III, qui n’avait pas avec lui des forces suffisantes pour résister aux insurgés, dévora l’affront en silence ; mais quelque temps après, ayant fait arrêter Gonzalvo :

« Te souviens-tu, danseur, chanteur et poëte, du pas que tu as exécuté devant moi, et de ton refrain : Mal aja qui sen yra… ? J’avais alors mes raisons pour ne pas te répondre, mais je veux maintenant continuer ta chanson : » et le roi acheva le couplet en ordonnant au barbier d’aller danser en haut de la potence.

On raconte qu’en 1762, à l’occasion des grandes fêtes qui eurent lieu à Lérida quand on posa la première pierre de la cathédrale, on fit venir de Valence des danseurs qui obtinrent de grands succès ; quelques années plus tard, en 1777, une troupe de danseurs valenciens vint se fixer à Paris, et y excita une vive curiosité. Aujourd’hui encore la Jota valenciana, dansée par des bailarines portant le costume populaire du royaume de Valence, figure souvent au théâtre, parmi les divers pas qui composent le Baile nacional. Mais c’est à un retour de chasse sur les bords du lac d’Albuféra, qu’il faut voir, par une belle soirée d’octobre, ces danses exécutées avec leur vrai caractère : les chasseurs, dont une longue expédition en bateau a ménagé les jarrets, se livrent, après une copieuse merienda servie sur l’herbe, aux fatigants exercices d’une Jota prolongée. Les couples se succèdent sans interruption, au son de la guitare, de la bandurria et de la dulzayna moresque. Jamais nous n’avons eu l’occasion d’observer avec plus de plaisir que dans ces fêtes champêtres, la gaieté et l’agilité proverbiales des Valenciens.

Nous fûmes un jour témoins à Jijona d’une cérémonie funèbre dans laquelle, à notre grand étonnement, les assistants dansaient la Jota. Nous passions dans une rue déserte, quand nous entendîmes un fronfron de guitare accompagné du chant aigu de la bandurria et d’un cliquetis de castagnettes. Nous poussâmes la porte entr’ouverte d’une maison de cultivateurs, croyant tomber au milieu d’une noce : c’était un enterrement. Dans le fond de la pièce nous aperçûmes, étendue sur une table recouverte d’un tapis, une petite fille de cinq à six ans, habillée comme pour un jour de fête ; sa tête, ornée d’une couronne de fleurs d’oranger, reposait sur un coussin ; et nous crûmes d’abord qu’elle dormait ; mais en voyant un vase plein d’eau bénite à côté d’elle, et de grands cierges qui brûlaient aux quatre coins de la table, nous comprîmes que la pauvre petite était morte. Une jeune femme, qu’on nous dit être la mère, pleurait à chaudes larmes, assise à côté de son enfant.

Cependant le reste du tableau contrastait singulièrement avec cette scène de deuil ; un jeune homme et une jeune fille, portant le costume de fête des labradores valenciens, dansaient, au milieu de la pièce, une Jota des plus animées en s’accompagnant de leurs castagnettes, tandis que les musiciens et les invités formaient le cercle autour d’eux, et les excitaient en chantant et en battant des mains.

Nous avions de la peine à comprendre ces réjouissances à côté d’un deuil : Está con los angeles, — elle est avec les anges, nous dit un des parents. En effet, on considère en Espagne les enfants qui meurent comme allant tout droit en paradis : — Angelitos al cielo, des petits anges au ciel, dit le proverbe ; c’est pourquoi on se réjouit de les voir aller vers Dieu, au lieu de s’en aflliger. Aussi, après la danse, entendîmes-nous les cloches tocar á gloria, c’est-à-dire sonner comme pour une fête, au lieu de tocar á muerto, comme pour les enterrements ordinaires.

La Navarre et le sud de la Catalogne ont aussi leurs Jotas ; dans la partie orientale de la province de Gérona qui confine à la frontière française, et qu’on appelle l’Ampurdan (les Catalans disent l’Ampurdá), nous avons vu dans des fêtes de villages des danses gracieuses et variées ; elles se composent de deux pas différents qu’on appelle lo Contrapas et la Sardana, et dont les figures forment une espèce de quadrille. Les airs qui accompagnent ces danses ont un caractère d’originalité qui nous frappa vivement, et ils nous parurent devoir remonter à une époque fort ancienne.

Une des danses populaires des plus anciennes et des plus curieuses, c’est celle connue sous le nom de Los Gigantones y los Enanos, — les Géants et les Nains ; le poëte Quevedo la décrivait en 1609, dans son España defendida. Cette danse est encore en usage à Barcelone, et on ne peut se figurer les transports joyeux et les applaudissements enthousiastes du peuple, lorsqu’il voit les Gigantones, énormes mannequins figurant des géants des deux sexes dans le genre du Grand Gayant de Douai, se livrer à leurs évolutions en faisant claquer leurs castagnettes monstrueuses, avec accompagnement de flûtes et de tambourins. Notons une particularité curieuse : d’après un usage très-ancien, les Gigantones possèdent une maison à Barcelone, et les revenus de l’immeuble servent à payer leurs costumes, auxquels on donne la plus grande richesse possible. Il y a peu d’années encore, la coiffure de la Giganta (la Géante) était le type de la dernière mode, et les élégantes ne manquaient pas de la prendre comme modèle.


La Manola de Madrid. — Le Salon de Capellanes. — Les Habas verdes de la Castille. — La Tarasca à Tolède. — Encore les Gigantones. — Les Asturiens et la Danza prima. — La Muyñeira des Galiciens. — Le Gaitero gallego. — Le Magosto. — La Gallegada à Paris.

La capitale de l’Espagne n’a pas, à vrai dire, de danse qui lui soit propre, mais le peuple madrilène, toujours passionné pour le divertissement favori des Espagnols, sait s’approprier les pas les plus caractéristiques, notamment ceux en vogue dans les provinces méridionales, et leur donner une certaine tournure, une grâce toute particulière.

C’est dans les assemblées populaires qui ont lieu chaque année à Madrid et dans les environs, la veille des fêtes de saint Antoine, de saint Jean, de saint Pierre, et qu’on appelle Verbenas ; c’est le jour de la fameuse romeria de San Isidro el Labrador, le patron de la ville, que la gaieté des Madrilènes, surexcitée par les chansons et les danses, se montre expansive et bruyante. C’est alors que la cigarrera, au son des instruments favoris du peuple, foule de la pointe de ses petits pieds le gazon de la prairie, pendant que les jeunes gens chantent des couplets dans le genre de celui-ci :

Aquella sal madrileña
Vale mas que el mundo entero,
Cuando canta una rondeña,
Haciendo hablar el pandero.

« Cette élégance madrilène — Vaut mieux que le monde entier, — Quand elle chante une rondeña — Ou qu’elle fait parler le tambour de basque. »

La Manola d’autrefois brillait tout particulièrement dans le Fandango. Une anecdote singulière, dont nous ne voulons pas garantir l’authenticité, est racontée par un auteur du siècle dernier au sujet de cette danse fameuse. On prétend que la cour de Rome, scandalisée de l’indécence de ce pas, résolut de le proscrire sous peine d’excommunication. Un consistoire fut convoqué pour lui faire son procès ; on allait prononcer la sentence de mort, lorsqu’un cardinal dit qu’il ne fallait pas condamner un coupable sans l’entendre, et qu’il votait pour que le Fandango parût devant ses juges : la raison, l’équité avaient inspiré cet avis. L’on mande deux danseurs espagnols des deux sexes : ils dansèrent devant cette auguste assemblée. La grâce, la vivacité, la volupté de ce duo commença par dérider le front des pères ; une vive émotion, un plaisir inconnu pénètrent dans leurs âmes ; ils battent la mesure des pieds, des mains ; la salle du consistoire devient une salle de bal ; chaque Éminence se lève, danse en imitant les gestes, les mouvements des danseurs ; et d’après cette épreuve, le Fandango obtint sa grâce et fut rétabli dans tous ses honneurs.

Autrefois la Manola, qui faisait le plus bel ornement des fêtes populaires de Madrid, était renommée pour son habileté à la danse, témoin ces vers bien connus de la Cancion de la manola :

Que caliá, y como cruge,
Si baila Jota ó Fandango !

Y que aire en cada empuge !…
Y que gloria de remango
A la mas leve cabriola !

« Quelle élégance, et quelle agilité, — Quand elle danse la Jota ou le Fandango ! — Quelle grâce dans chacun de ses mouvements ! — Et comme elle sait agiter sa jupe — Tout en bondissant légèrement ! »

Madrid a bien quelques bals publics dans le genre de ceux de Paris, mais il n’en faut parler que pour mémoire ; dans ces bals, dont le plus en vogue est connu sous le nom de Salon de Capellanes, on ne danse que des valses, des polkas et autres pas étrangers.

La danse populaire de la Castille vieille, connue dans toute l’Espagne sous le nom de las Habas verdes, — les fèves vertes, — est une des plus anciennes de celles en usage aujourd’hui. On l’appelle ainsi à cause de l’estribillo (refrain) d’une espèce de villanesca, ou chanson de paysans, destinée à accompagner cette danse, et qui signifie littéralement : Qui prend mes fèves vertes, qui les prend ? On en donne à qui en veut, et on ne les mesure pas :

Que toma las habas verdes,
Que tomalas alla ?
Dase las á quien quisiere
Que nada se meda.

Les habas verdes se dansent encore dans les campagnes de l’Estramadure et dans la province de Salamanque, où beaucoup d’anciens usages se sont conservés.

La danse de la Tarasque, si populaire dans le midi de la France, et qui remonte chez nous au moyen âge, n’est pas moins ancienne en Espagne, où elle est encore en usage. Quevedo en fait mention, et Cervanits, dans son Viage al Parnaso, dépeint le monstre avec son ventre énorme et son cou démesuré, En 1837, dans les fêtes données pour célébrer la promulgation de la fameuse Constitucion, ou vit figurer la danse de la Tarasca ; l’animal fantastique, représenté sous la forme d’un dragon, ouvrait une gueule énorme, et des hommes cachés à l’intérieur faisaient claquer ses dents avec un grand bruit. Sur le dos de la Tarasca était assis un mannequin habillé en femme, auquel le peuple donnait, on ne sait trop à quel propos, le nom d’Ana Bolena.

Ainsi que Barcelone, Tolède avait aussi ses Gigantones, géants de huit à dix mètres de haut, qui figuraient, il n’y a pas longtemps encore, en tête des processions de la Fête-Dieu. Cette coutume, qui entraînait de nombreux abus, a été abolie, mais nous avons vu à Tolède les Gigantones relégués, en compagnie de la Tarasca, dans une des salles basses du cloître de la cathédrale.

La danse asturienne appelée la Danza prima est très-ancienne, comme l’indique son nom ; elle remonte à l’époque de la domination des rois goths ; c’est du moins ce qu’affirme un auteur asturien. On voit souvent cette danse représentée dans les gravures grossières qui se vendent par les rues, avec cette naïve légende :

Gran circo los Asturianos
Forman y cantan ufanos :

« Les Asturiens forment un grand rond et chantent joyeusement. »

En effet la Danza prima, telle que nous l’avons vue à Oviedo et dans d’autres endroits des Asturies et de la Galice, se compose de grands cercles formés par des jeunes gens et des jeunes filles qui se tiennent par la main : chacun des danseurs entonnait à son tour une cantinela de quelques vers, et tous les danseurs lui répondaient en chantant en chœur un estribillo ou refrain. Ce sont ces danses qu’on appelait autrefois bailes en corro, ou danses en rond.

Les Galiciens ne sont pas moins amateurs de danse que les Asturiens : la Muyñeira nationale, accompagnée par la gaita, espèce de cornemuse particulière au pays, transporte de joie ces Auvergnats de l’Espagne ; les Gallegos ont la réputation méritée d’être plus robustes qu’agiles ; mais leur instrument favori n’a pas plus tôt commencé les premières notes de l’air de la Muyñeira, qu’ils se sentent aussi vifs et aussi lestes que les Valenciens et les Andalous.

Le Gaitero gallego, le joueur de cornemuse galicien, est un type bien connu en Espagne ; ce modeste instrumentiste joue un rôle très-important dans toutes les réjouissances publiques et privées de la Galice ; sans lui, pas de noce, pas de fête patronale, de festa do Patron, comme disent les Gallegos. Cet artiste populaire exécute au besoin une Jota aragonesa ou des Seguidillas manchegas, mais il excelle surtout à jouer la Muyñeira. Ce nom vient, dit-on, du mot moiño ou muiño, qui signifie en patois galicien molino (moulin), en sorte qu’il équivaut à l’espagnol molinera, ou la danse de la meunière.

Pour bien connaître les mœurs et les danses des paysans de la Galice, il faut assister à la fête annuelle du Magosto, qui a lieu tous les ans le jour de la Toussaint, à l’occasion de la récolte des châtaignes : ce jour-là, ils se parent de leur costume des dimanches pour aller faire honneur à des repas champêtres préparés sur l’herbe, et qui, bien que moins somptueux que ceux des noces de Camacho, sont dévorés avec un vigoureux appétit, après quelques heures du fatigant exercice de la Muyñeira.

Comme l’a dit le poëte Gongora dans ses Soledades :

La gaita al baile solicita el gusto,

« La cornemuse entraîne au plaisir de la danse. »

Dans les noces villageoises, l’instrument national, accompagné des inévitables castañuelas, du pandero et du tamboril, résonne encore plus longtemps que dans les fêtes du Magosto ; car la danse, la baila, comme disent les Galiciens, qui commence immédiatement après le repas, se prolonge presque toujours très-avant dans la nuit.


Une danse funèbre (jota), à Jijona (province d’Alicante). — Dessin de Gustave Doré.

La Gallegada ou danse des Gallegos est très-connue

et fort bien dansée à Madrid ; cependant, d’après le proverbe, il faut aller dans la Galice même pour la voir exécuter dans la perfection :

En Galicia Gallegada
Perfectamente bailada.

Il y a quelques années, une gracieuse bolera, la Concepcion Ruiz, vint à Paris avec une troupe espagnole, et on se souvient encore du succès qu’elle obtenait tous les soirs en dansant sur un de nos théâtres le charmant pas de la Gallegada : l’orchestre débutait par quelques mesures lentes, tandis que la Concepcion et son partenaire, se tenant dos à dos, semblaient vouloir se bouder ; cependant la mesure devenait de plus en plus vive, et les pieds des danseurs commençaient à s’agiter peu à peu ; enfin, comme frappés d’une étincelle électrique, ils s’élançaient tous deux en faisant résonner leurs castagnettes, aussitôt que se faisait entendre l’air plein d’entrain de la Gallegada.


La danse des Provincias Vascongadas. — Le Tabourin de Basque. — L’Orchésographie de Thoinot Arbeau. — Le Zorcico. — La Dantza vizcaina. — Le livre Contra bailes du Révérend Père Palacios. — Le pañuelo et le Musico Tamborilero. — Jovellanos et les divertissements publics de l’Espagne. — Livres sur la danse en langue basque. — La Camargo et le Grand Inquisiteur.

Le goût de la danse a été de tout temps très-prononcé dans les provinces basques ; dès le seizième siècle, l’instrument favori des Vascongados était connu en France sous le nom de Tabourin de Basque ; leur danse, telle qu’elle est encore aujourd’hui en usage, est décrite dans un curieux ouvrage imprimé à Langres, en 1589, sous le titre d’Orchésographie, traicté en forme de dialogue, par lequel toutes personnes peuvent facilement apprendre et practiquer l’honneste exercice des danses ; l’auteur, Jehan Tabourot, qui cachait son nom sous l’anagramme de Thoinot Arbeau, était un brave chanoine de Langres, âgé de 69 ans, et que l’âge n’empêchait pas d’être fort indulgent ; en effet, il rappelle à ses lecteurs, en citant ce passage de l’Ecclésiaste : Tempus plangendi, tempus saltandi, que s’il y a un temps pour pleurer, la danse doit aussi avoir son tour. Après avoir conté comment il a vu exécuter la dance des Morisques, « par mesure binaire, avec tappements de pieds et tappements de talons, » il décrit aussi celle des « Basques et Béarnois, et leur Tabourin de Basque, qu’ils tiennent suspendu à la main gauche, en le touchant des doigts de la main droicte ; le bois est seulement creux de demy pied, et les peaux d’un petit pied de diamètre, et est environné de sonnettes et de petites pièces de cuyvre rendant un bruict aggréable. »

Outre le pandero ou tambour de Basque, les Vascongados dansent aussi au son de la gaita, comme les Asturiens et les Galiciens, et avec accompagnement du tamboril et de la flûte ; leur principale danse, à laquelle ils donnent le nom de zorcico, consiste en deux parties distinctes : elle commence par la danza real ou danse royale, et se termine par un pas qu’on appelle el arrinarrin ; ces danses sont encore aujourd’hui, malgré les guerres fratricides qui ont longtemps ensanglanté le pays, telles que les décrit un voyageur du siècle dernier :

« J’ai été témoin des danses de Vitoria, sous les arbres de la place. L’alcalde mayor donne le ton ; deux tambours ont commencé par battre l’appel ; les filles et les jeunes gens de la ville se sont rassemblés : ces premières se tenaient toutes par des mouchoirs et les hommes en faisaient de même ; ils allaient ainsi, chaque bande à part, décrivant diverses figures autour des arbres et sur le gazon.

« Après un quart d’heure de sauts et de tournoiements, toujours au son du tambour et pendant que les jeunes gens choisissent chacun de l’œil leur demoiselle, ils envoient deux députés à la file que forment les femmes, pour aller chercher tour à tour les premières qui sont choisies. Pendant cet intervalle, les danses vont toujours, et peu à peu les deux bandes n’en forment plus qu’une. Alors les circuits qu’elle forme, les temps, les pas et les figures sont plus variés et précipités ; mais à un certain signal que donne le tambour, les danseurs se séparent, et bientôt, à l’air du fandango, toute la prairie paraît en mouvement. »

Les danses basques, telles que nous les avons vues à Vitoria, à Azpeitia, à Balmaseda et dans d’autres endroits, sont d’une innocence parfaite, surtout si on les compare à celles de l’Andalousie ; aussi n’est-ce pas sans étonnement que nous avons lu un livre publié par le Révérend Père Palacios Contra bailes, — contre les danses[4]. Ce curieux in-quarto, où les Pères de l’Église et les théologiens les plus savants sont cités à chaque page à propos des danses basques, avait pour but de faire complétement disparaître ce divertissement national. La danse, dit l’auteur, est un cercle dont le centre est le Démon ; c’est le domaine du Diable, une école de vices, la perdition des femmes, la douleur des anges, l’enchantement de l’enfer, la corruption des mœurs, la perte de la chasteté ; et, ajoute-t-il en citant Pétrarque, le danger n’existe pas tant dans le plaisir du moment que dans l’espoir de celui à venir ; c’est le prélude de la déshonnêteté. Le Père Palacios réprouve également ce qu’il appelle los bailes regulares de las plazas, c’est-à-dire les danses populaires qui ont lieu en public, et les bailes de Saraos, ou les réunions particulières des personnes de la classe élevée. C’est en vain qu’on lui propose comme transaction d’abolir l’usage de se tenir par la main, et d’isoler les danseurs des deux sexes au moyen d’un pañuelo ou mouchoir dont chaque personne tiendra un bout ; c’est en vain qu’on lui propose aussi de charger le Musico Tamborilero, de veiller à ce qu’il ne se passe rien de répréhensible : le sévère ennemi de la danza viscaina répond qu’on ne trouvera ni assez d’alguaciles (agents de police) pour arrêter les délinquants, ni assez de prisons pour les enfermer.

Le célèbre Jovellanos, dans son Mémoire sur les divertissements publics de l’Espagne, juge moins sévèrement les danses populaires des provinces basques : il admire au contraire l’ordre et la décence qui règnent dans ces modestes passe-temps des dimanches, où l’on voit un peuple tout entier, sans distinction d’âge ni de sexe, courir et sauter gaiement au son du tamboril. « C’est le devoir d’un juge intelligent de protéger le peuple dans ses innocents plaisirs, de le laisser préparer et orner l’emplacement de ses fêtes, et d’éloigner les gens turbulents, tout en protégeant ceux qui se livrent à une joie inoffensive… En somme, qu’il n’oublie jamais que le peuple qui travaille n’a pas besoin que l’autorité l’amuse, mais le laisse s’amuser. »

Les ouvrages imprimés en langue basque sont très-rares, et quelques amateurs de livres les recherchent avec empressement. Parmi ces amateurs, on peut citer un prince appartenant à la famille impériale, — un savant bibliophile, — qui s’est livré à des études approfondies sur cette langue intéressante. Nous reviendrons plus tard avec quelques détails sur ce sujet.

La danse basque a été enseignée dans des ouvrages didactiques : citons seulement l’ouvrage de D. Juan Ignacio de Iztueta, écrit en langue basque sous le titre de Guipuscoao dantza[5] ; c’est l’histoire des anciennes danses de la province de Guipuzcoa avec les airs et les paroles qui les accompagnent, et la manière dont elles s’exécutent.

Les danses de la Navarre sont, à peu de différence près, les mêmes que celles du pays basque, auquel cette province confine. C’est de la Navarre qu’était originaire, à ce qu’on assure, la célèbre danseuse chantée par Voltaire :

    Ah ! Camargo, que vous êtes brillante,
    Mais que Sallé, grands dieux, est ravissante !
Que vos pas sont légers, et que les siens sont doux !
Elle est inimitable, et vous toujours nouvelle ;
      Les Nymphes sautent comme vous,
      Et les Grâces dansent comme elle.

La Camargo appartenait à une famille d’ancienne noblesse qui a donné à l’Espagne un navigateur, Alonzo de Camargo, et au Saint-Siége plusieurs cardinaux. Saint-Simon consacre un passage de ses Mémoires à Don Juan de Camargo, « qui étoit Inquisiteur général ou Grand inquisiteur. Je n’ai jamais vu, dit-il, homme si maigre, ni de visage si affilé. Il ne manquoit point d’esprit ; il étoit doux et modeste. On eût beaucoup gagné que l’Inquisition eût été comme lui. »

Il ne faut pas oublier dans cette revue des danses espagnoles, les danseuses nomades qu’on rencontre dans toutes les provinces, et qui sont invariablement des gitanas ; ces bohémiennes au teint olivâtre, aux cheveux noirs et crépus passent, comme autrefois, pour avoir autant de dextérité dans les doigts que d’agilité dans les jambes. Plus d’une fois, en les voyant danser, nous avons pensé à cette légende d’une ancienne gravure française représentant une bohémienne :

Elle danse bien, la gaillarde,
Les menuets, les passepiez ;
Mais il faut toujours prendre garde
À ses mains, plus tost qu’à ses piedz !

N’oublions pas non plus les danses appelées Paloteos ou Paloteado, et qui sont encore en usage dans les campagnes. Le paloteado est une danse rustique ainsi nommée du mot palo, qui signifie bâton ; les enfants et les jeunes gens l’exécutent en tenant dans chaque main un petit bâton semblable à une baguette de tambour, qu’ils frappent en mesure l’un contre l’autre, et dont le bruit remplace le cliquetis des castagnettes. Ces paloteossoldadescas, tout à fait dans le génie d’une nation militaire et courageuse comme l’Espagne, sont un souvenir de la danza de espadas, et des danses militaires de ces vaillants Celtibériens, qui ne pleuraient leurs guerriers que lorsqu’ils étaient morts en combattant.

Disons, pour terminer, qu’il n’est pas une seule partie de l’Espagne qui n’ait sa danse favorite, pas une province dont l’air national ne fasse battre le cœur des habitants : le Gallego et l’Asturien sont aussi passionnés pour leur Muyñeira et leur Danza prima que l’Andalou pour sa Rondeña et le Manchego pour ses seguidillas. Le charro de Salamanque et le zángano de Valladolid tressailleront toujours au son du pandero et des castagnettes, et aucun Murcien ne restera froid en présence de ses Torrás et de ses Parrandas. En un mot, la passion de la danse est dans le sang des Espagnols, aussi bien que celle des combats de taureaux, et ils aimeraient mieux, comme dit le quatrain populaire, retomber sous la domination des Mores que de renoncer à leurs Corridas et à leurs Olés !

Antes volvieranse Moros
Toditos los Españoles,
Que renunciar á sus Olés
Y a sus Corridas de toros !

Nous avons donné dans notre récit une grande importance aux danses nationales de l’Espagne. C’est là, en effet, un des côtés saisissants du pays. Nous n’oublierons jamais la vive impression que nous fit, à notre premier voyage d’Espagne, une danse populaire improvisée. Après un trajet pénible entre Bayonne et Madrid (on ne mettait pas moins de trois jours et trois nuits en diligence), nous étions enfin arrivés à Tolède. Là seulement, l’Espagne de nos rêves nous était apparue, l’Espagne du moyen âge avec ses souvenirs gothiques et moresques, que n’avait pu nous rappeler Madrid, cette parvenue du dix-septième siècle. Nous étions installés à la Fonda del Lino, alors la meilleure auberge de Tolède, ce qui veut dire la moins mauvaise ; après un maigre festin que la fatigue nous avait fait accepter sans protestation, nous nous reposions dans le patio de l’auberge en regardant monter vers le bleu du ciel la fumée de notre cigarette ; arrive un aveugle qui commence à gratter sur sa vieille guitare son répertoire de Jotas et de Seguidillas. Presque aussitôt parurent les filles de l’auberge ; où avaient-elles trouvé des castagnettes ? Ce point resta pour nous un mystère ; toujours est-il qu’au bout d’une minute ou deux elles commençaient à se dresser sur les hanches avec ce mouvement particulier aux Espagnoles, et sans se préoccuper de l’absence des danseurs. Mais ces derniers ne se firent pas longtemps
La conchita, danseuse ambulante (Séville). — Dessin de Gustave Doré.
attendre et le ballet devint général, sans autre orchestre que la guitare du ciego et les tambours de basque des danseurs, alternant avec les castagnettes des muchachas.

Au bout de quelque temps la fête devint tellement animée qu’il nous fut impossible de rester en place ; la danse nous attirait invinciblement dans son cercle vertigineux, et bientôt, les castagnettes fixées aux pouces, suivant les règles de l’art, nous nous mêlions aux groupes enthousiastes.

C’est une danse de ce genre que Doré a représentée de son crayon fougueux. Il fallait un improvisateur comme lui pour représenter avec tant de vérité et d’entrain une danse improvisée.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)



Seises de la cathédrale de Séville dansant devant le saint-sacrement. — Dessin de Gustave Doré.

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337 ; t. VIII, p. 353 ; t. X, p. 1, 17, 353, 369, 385 ; t. XII, p. 353, 369, 385, 401 ; t. XIV, p. 353, 369, 385 et 401.
  2. « La vie et les faits du Fripon Guzman d’Alfarache. » La première édition parut à Séville en 1599.
  3. Historia de la Musica española. Barcelone, 1855-59, 4 vol. in-8o.
  4. Ce livre, imprimé à Pampelune en 1791, a peut-être été inspiré par un ouvrage français beaucoup plus ancien, publié par Guillaume Paradin de Cuyseaulx sous le titre de : Blason des danses, où se voyent les malheurs et ruines venant des danses, dont jamais homme ne revint plus sage, ni femme plus pudique. (Beaujeu, 1556, in-8o.)
  5. Donastian (Saint-Sébastien), 1824, in-4o. — On a du même auteur : Euscaldun anciña anciñaco, Saint-Sébastien, 1826, in-folio, avec titre gravé et musique. C’est un recueil des anciens airs avec lesquels les Vizcainos accompagnent leurs danses.