Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/25


VOYAGE EN ESPAGNE,


PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].


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SÉVILLE.


1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


La Tierra de la Santisima. — La dévotion à la Sainte-Vierge en Espagne. — Les Coplas et les Chançonetas en l’honneur de la Virgen. — Les Cafradias. — El Rosario de la Aurora. — La Prediccion de la Gitana. — L’Immaculée Conception en Andalousie.

Nous avons dit combien Cordoue était déchue de sa grandeur passée, et combien son commerce et son industrie, autrefois florissants, sont peu de chose aujourd’hui. La ville, qui pourrait contenir quatre fois plus d’habitants, paraît déserte et abandonnée, et rappelle sous ce rapport certaines villes d’Italie à moitié désertes, telles que Ravenne et Pise ; comme cette dernière, elle mériterait d’être surnommée la Morte.

Les églises seules n’ont pas diminué à Cordoue ; elles sont à peu près aussi nombreuses qu’autrefois, et on peut en dire autant du clergé, qui forme à lui seul, de même que celui de Tolède, une assez bonne partie de la population. Aujourd’hui l’ancienne capitale musulmane est aussi fameuse que Séville même, pour sa. dévotion à la sainte Vierge, qu’on appelle généralement en Espagne la Santisima, — la Très-Sainte ; les Andalous désignent eux-mêmes leurs pays sous le nom de la Tierra de la Santisima, — la Terre de la Très-Sainte Vierge.

On aurait de la peine à se faire une idée de la quantité extraordinaire de livres imprimés dans la péninsule à la louange de la Mère du Sauveur. Le célèbre bibliographe espagnol Antonio, qui vivait au milieu du dix-septième siècle, citait, dans sa Bibliotheca Hispana Nova, quatre-vingt-quatre ouvrages sur les Vierges vénérées particulièrement dans certaines localités, et quatre cent trente qui traitent de la sainte Vierge en général. Il est probable que le nombre des livres de ce genre a dû doubler depuis.

Dès les premiers temps de l’introduction du christianisme en Espagne, le culte de la Mère de Dieu y prit une très-grande extension. Les rois goths dédiaient à Sancta Maria, dans les différents temples qui lui étaient consacrés, ces belles couronnes d’or pur enrichies de perles et de saphirs, comme on en a découvert il y a quelques années non loin de Tolède, et comme on peut en voir au musée de Cluny. Jaime el Conquistador, roi d’Aragon, fit élever, dit-on, mille églises, toutes dédiées à la Vierge Marie.

Nous avons parlé des couplets de Jotas en honneur de la Vierge, qui se chantent en Aragon pour accompagner les danses de ce nom : l’Andalousie est plus riche encore que les autres provinces en poésies de ce genre : tantôt se sont des coplas pleines de fraîcheur et de naïveté comme celles-ci :

En las mañanas de Abril.
Al amanecer el dia,
Se juntan los pajaritos
Cantando el Ave-Maria.

« Dans les matinées d’avril, — Aussitôt que paraît le jour, — Les petits oiseaux se réunissent, — En chantant l’Ave-Maria. »

La Virgen se fué á lavar
Sus manos blancas al rio ;
El sol se quedó parado,
La mar perdió su ruido.

« La Sainte-Vierge alla laver — Ses blanches mains dans le ruisseau ; — Le soleil s’arrêta dans sa course, — Et la mer cessa de mugir. »

La Virgen se está peinando,
Su peine de marfil era ;
Rayos de sol sus cabellos,
La cinta la primavera.

« La Vierge arrange sa chevelure, — Son peigne était d’ivoire ; — Ses cheveux étaient des rayons de soleil, — Et le printemps lui servait de ceinture. »

La Virgen quisó sentarse
Al abrigo de un olivo ;
Y las hojas se volvieron
A ver el recien nacido.

« La Vierge voulut s’asseoir — À l’ombre d’un olivier, — Et les feuilles se retournèrent — Pour voir son fils nouveau né. »

Por los campos de Oriente
Sale dando envidia al sol
La mas bella criatura
Que de mugeres nació.

« Dans les campagnes de l’Orient — S’avance, rendant jaloux le soleil, — La plus belle des créatures — Qui naquit jamais entre les femmes. »

Cuando la Virgen fué a misa
En el templo de Salomon

El vestido que llevaba
Era de rayos de sol.

« Quand la Vierge fut entendre la messe — Dans le temple de Salomon, — Le costume qu’elle portait — Était fait de rayons de soleil. »

Les confréries ou cofradias en l’honneur de la sainte Vierge sont extrêmement nombreuses en Espagne ; de temps en temps les membres de ces confréries, los cofrades, se réunissent dès le point du jour, appelés par le son d’une petite cloche pour réciter le chapelet de l’aurore, — El Rosario de la Aurora ; parmi les couplets mystiques chantés au Rosaire, nous avons remarqué celui-ci, où Marie est comparée à un navire de grâce, dont saint Joseph est la voile, et le niño Jésus le gouvernail ; et les rames sont les âmes pieuses qui vont au Rosaire avec grande dévotion :

Es Maria la nave de gracia,
San José la vela, el niño el timon ;
Y los remos son las buenas almas
Que van al Rosario con gran devocion.

D’autres coplas non moins naïves sont celles qui se chantent sous le titre de la Prediccion de la Gitana : une gitana, dit le premier couplet, s’approcha des pieds de la Vierge sans tache ; elle mit un genou à terre et lui dit la bonne aventure :

Una Gitana se acerca
Al pié de la Virgen pura,
Hincó la rodilla en tierra,
Y le dijó la buena ventura.

La bohémienne prédit alors à la Vierge Marie son histoire et celle de son divin Fils, qui doit mourir sur le Calvaire pour racheter l’humanité.

Depuis un temps immémorial, le dogme de l’Immaculée Conception est admis en Espagne ; bien plus, c’est une croyance éminemment populaire : on sait qu’autrefois le salut ordinaire, quand on abordait quelqu’un, était : Ave Maria purisima, et qu’on ne manquait jamais de répondre : Sin pecado concebida (conçue sans péché). Aujourd’hui encore, — nous en avons fait plusieurs fois la remarque, — cette formule est employée dans certains endroits de l’Andalousie.

L’Immaculée Conception est célébrée dans plus d’un vieux livre devenu rare aujourd’hui : nous achetâmes un jour, en bouquinant dans les rues de Cordoue, un curieux in-quarto imprimé en 1615 à Baeza, et qui porte le titre de Glosas (couplets) á la Inmaculada Concepcion, en forma de chançonetas. « Ces couplets que chantent communément les enfants, dit l’auteur du livre, ont été inspirés par la singulière dévotion que l’insigne cité de Cordoue professe particulièrement pour ce sacro-saint mystère. »

Des couplets de ce genre se chantent encore aujourd’hui. En voici deux très-connus, et qui figurent parmi les Poesias populares recueillies par Fernan Caballero :

Los Moros de Berberia
Dicen que no puede ser
Parir y quedar doncella
La esposa de San José.


    Si supieran la doctrina
Que enseña el Santo Evangelio,
Supieran como Mariá
Fue madre y Virgen á un tiempo.

« Les Mores de Barbarie prétendent que l’épouse de saint Joseph ne put enfanter et rester vierge.

« S’ils connaissaient la doctrine qu’enseigne le Saint-Évangile, ils sauraient comment Marie fut mère et vierge en même temps. »

Le nombre des tableaux espagnols représentant l’Immaculée Conception est vraiment incalculable ; on sait que Murillo traitait si souvent ce sujet, qu’on lui avait donné le surnom de peintre des Conceptions : Pintor de las Concepciones. L’année qui précéda la naissance du grand peintre de Séville, en 1618, une déclaration solennelle mit l’Espagne et toutes ses possessions du Nouveau-Monde sous la protection du saint Mystère : les auteurs contemporains font des récits extraordinaires des fêtes qui furent célébrées à cette occasion, et parmi lesquelles figurèrent de grandes courses de taureaux. Plus tard, le collége de las Becas fut spécialement fondé à Séville pour la défense du fameux dogme, et Charles III, vers la fin du siècle dernier, fonda un ordre particulier, l’ordre de Carlos Tercero, ayant pour emblème l’Immaculée Conception.

Il n’y a guère d’endroit, aussi bien dans la rue que dans les églises, où l’on ne voie représentée la Santisima vêtue de bleu et de blanc, et accompagnée d’un vase contenant des lis, emblème de la pureté. Ce sujet était autrefois très-souvent peint sur les azulejos ou plaques de faïence qu’on incrustait sur la façade des maisons, et nous avons remarqué à Cordoue un assez grand nombre de ces peintures tutélaires. « Sur la porte de la plupart des maisons, dit Mme d’Aulnoy, il y a un carreau de faïence sur lequel est la Salutation Angélique, avec ces mots : Maria fue concebida sin pecado original. » Cette inscription se trouvait même sur les armes et sur les armures ; nous l’avons vue plusieurs fois sur des cuirasses, et nous possédons une longue épée de Tolède où elle est gravée en beaux caractères du seizième siècle.


Les environs de Cordoue. — Les bords du Guadalquivir sous la domination musulmane. — Les anciens moulins arabes. — Azzaráh, la villa des Khalifes, une fontaine byzantine. — Ancien dicton sur Cordoue. — Le palais de Rizzafah. — Le luxe d’Abderame Ier. — Cordoba la Vieja.San Francisco de la Arrizafa.

Les environs de Cordoue, à l’époque de la domination musulmane, étaient aussi riches et aussi florissants que la ville même ; sa délicieuse situation au milieu d’une plaine fertile, arrosée par les eaux du Guadalquivir, en avait fait la résidence favorite des Khalifes d’Occident, et les Ommiades, notamment, y avaient épuisé leur munificence en palais somptueux et en édifices utiles. « Dès que vous approchez, en Europe ou en Asie, dit Chateaubriand, d’une terre possédée par les Musulmans, vous la reconnaissez de loin au riche et sombre voile de verdure qui flotte sur elle ; des arbres pour s’asseoir à leur ombre, des fontaines jaillissantes pour rêver à leur bruit, du silence, et des mosquées aux légers minarets s’élevant à chaque pas du sein d’une terre pieuse. »

Telles étaient, du temps des Khalifes, les campagnes qui environnent Cordoue ; les anciens auteurs arabes nous en ont laissé les descriptions les plus séduisantes. Le fleuve qui les arrose, dit l’un d’eux, est un des plus beaux de la terre : tantôt il court majestueusement au milieu de plaines unies, ou arrose des prairies vertes comme l’émeraude et parsemées de fleurs ; tantôt il coule à travers des bosquets ombreux et touffus où le chant des oiseaux ne cesse de se faire entendre ; plus loin le courant, devenant plus rapide, imprime le mouvement aux innombrables moulins qui s’élèvent sur ses bords, et entretient la fraîcheur parmi les plantes du voisinage. Ces moulins, au dire d’un autre auteur, ne s’élevaient. pas à moins de cinq mille entre Séville et Cordoue ; ce nombre est exagéré sans doute, mais c’est à peine si l’on en voit aujourd’hui fonctionner quelques-uns ; ceux qui datent de l’époque arabe se reconnaissent à la tour carrée qui les accompagne, et qui servait de défense
Jeune mendiant espagnol (croquis fait à la venta de Cadenas). — Dessin de Gustave Doré.
aux habitants contre les incursions de l’ennemi ; quelques fondations en pierre, qu’on voit ça et là sortir de l’eau, indiquent seules l’emplacement occupé par les anciens moulins.

Quant aux prairies émaillées de fleurs, elles sont aujourd’hui remplacées par des champs arides, et au lieu des frais bosquets, nous n’aperçûmes que des saules et des trembles au feuillage argenté, et quelques lauriers roses disséminés de place en place, et qui indiquent au loin le cours du Guadalquivir. Les maisons du faubourg de Cordoue qui longe le fleuve, sont surmontées de terrasses, et abritées par des figuiers, des treilles et des orangers, au-dessus desquels s’élèvent quelques palmiers ; quant aux campagnes qui s’étendent entre la ville et les montagnes qui servent de contre-forts à la Sierra-Morena, ce sont les seules des environs où les habitants de Cordoue trouvent aujourd’hui un peu d’ombre et de fraîcheur.

C’est sur un des monticules qui s’élèvent comme des oasis dans la direction de la grande chaîne de montagnes, qu’existait autrefois la célèbre ville d’Az-Zarah, la plus somptueuse de celles bâties à l’époque arabe. Voici comment on raconte la construction d’Az-Zarah. Une des femmes d’un khalife était morte en laissant des


Une serenata à Cordoue. — Dessin de Gustave Doré.

richesses considérables, et d’après ses volontés, toute sa

fortune devait être employée au rachat des musulmans prisonniers chez les infidèles ; on fit des recherches par toute la chrétienté, mais elles furent sans résultat : il ne fut pas possible de découvrir un seul captif. La sultane Az-Zarah, la nouvelle favorite du khalife, lui demanda alors d’employer cet argent à faire bâtir dans la campagne de Cordoue un palais splendide, auquel elle donnerait son nom.

Les récits que font les historiens arabes du luxe et des merveilles du palais d’Az-Zarah rappellent les contes des Mille et une Nuits. Au nombre de ces merveilles, ils citent d’abord le parquet, qui était composé de marbres transparents et de morceaux d’or massif ; parmi les portes, on en comptait huit en ivoire et en ébène, avec des incrustations de pierres précieuses. La richesse des colonnes était telle, qu’on prétendait qu’elles n’avaient pu être faites que par la main de Dieu même. Le palais était entièrement couvert en tuiles d’or et d’argent pur. Au milieu d’une des salles, on remarquait un grand bassin rempli de mercure ; et lorsque les rayons du soleil venaient éclairer ce métal, les yeux des spectateurs en étaient éblouis.

Un autre objet qui n’attirait pas moins l’attention, c’était une grande fontaine de bronze doré, véritable merveille d’art qu’on avait fait venir, à grands frais, de Constantinople. Cette fontaine était supportée par douze figures en or rouge, incrustées de perles et de pierres précieuses, et représentant divers animaux, tels que des crocodiles, des aigles, des dragons, des antilopes, etc. On citait encore parmi les curiosités du palais d’Az-Zarah, une cour circulaire, autour de laquelle s’élevaient trois cent soixante-cinq arcades disposées de la manière la plus ingénieuse. Chaque jour de l’année, le soleil, depuis l’heure où il se levait, passait successivement sous chacune de ces arcades jusqu’à ce qu’il les eût traversées toutes ; et en descendant, il accomplissait le même parcours en sens inverse.

J’ai entendu dire, écrivait un autre auteur, que les cités de Cordoue et d’Az-Zarah réunies occupaient un espace dont la longueur mesurait dix milles, et que la nuit on pouvait parcourir toute cette distance à la lueur d’une immense quantité de lampes placées très-près les unes des autres. D’après un ancien dicton, Cordoue surpassait toutes les autres villes en quatre choses : les sciences qu’on y cultivait, — sa grande mosquée, — son pont sur le Guadalquivir et la cité d’Az-Zarah.

L’histoire des dynasties mahométanes d’Espagne, de Mohammed Al-Makkari, dont le savant Gayangos a donné une excellente traduction, contient encore d’autres détails non moins surprenants sur la riche villa d’Az-Zaráh. Ce n’était pas, du reste, la seule qui égayât les environs de Cordoue ; outre celles des khalifes, on en remarquait aussi qui appartenaient à de riches particuliers. Beaucoup de ces villas portaient des noms poétiques et charmants : ainsi il y avait le palais des Fleurs, celui du Diadème, celui des Bienheureux, des Amants, etc. Un autre, dont on vantait les riches colonnes de marbre et les mosaïques précieuses, avait reçu le nom de Dimashk, en souvenir de la ville de Damas.

Le palais de Rizzáfah, qui appartenait aux khalifes, passait également pour un des plus beaux des environs de Cordoue ; Abdérame Ier, qui le fit élever en 756, y avait réuni tout le luxe de l’Orient, et les jardins qu’il y avait fait planter donnaient l’idée du paradis. On assure qu’il fit venir de Syrie les fleurs les plus rares ainsi que plusieurs arbres jusqu’alors inconnus en Espagne, notamment des grenadiers et des palmiers. Les khalifes, ses successeurs, embellirent encore ces séjours délicieux, où il semble qu’on devait jouir de tout le bonheur imaginable ; on cite cependant l’un d’eux, Abdérame III, émir-al-mumenin, le prince des croyants, qui laissa après sa mort ces lignes tracées de sa main :

« Cinquante ans se sont écoulés depuis que je suis khalife de Cordoue : richesses, honneurs, plaisirs, j’ai joui de tout, j’ai tout épuisé. Les rois, mes rivaux, m’estiment, me redoutent et m’envient ; tout ce que les hommes désirent m’a été prodigué par le ciel. Dans ce long espace d’apparente félicité, j’ai calculé le nombre de jours où je me suis trouvé véritablement heureux ; ce nombre se monte à quatorze ! Mortels, appréciez la grandeur, le monde et la vie !

La cité d’Azzaráh occupait l’emplacement connu aujourd’hui sous le nom de l’ancienne Cordoue : Cordoba la Vieja ; elle fut détruite de fond en comble au commencement du onzième siècle, ainsi que la Rizzáfah. De cette dernière villa, qui était située à deux lieues de Cordoue, le nom seul est resté : c’est aujourd’hui San-Francisco de la Arrizafa. Nous voulûmes visiter les lieux où s’élevaient jadis ces demeures enchantées, mais ce fut en vain que nous cherchâmes à en retrouver quelques vestiges ; il n’en existe pas plus de traces que des délicieuses villas qui embellissaient la campagne de Rome et Les environs de Naples, et on peut dire avec un poëte latin que les ruines mêmes ont péri.


Les sérénades en Andalousie. — Les Majos au balcon. — Le Novio et la Novia. — Les soupirs à la Reja. — Pelar la Para et Mascar hierro : Les Plumeurs de dinde et les Mangeurs de fer. — Les Serenatas, où Coplas de Ventana. — Les rivaux et la navaja. — Une sérénade au clair de lune. — Cobrar el piso.

Les habitants de Cordoue, sont particulièrement attachés à leurs anciennes croyances religieuses, et la vieille capitale musulmane est aujourd’hui des plus orthodoxes ; il faut pourtant dire que le sacré n’y fait pas tort au profane, car nulle part l’ancien et classique usage de la sérénade au balcon ne nous a paru mieux conservé. On pourrait presque dire que Cordoue, silencieuse et pour ainsi dire morte pendant le jour, ne semble se réveiller un peu que la nuit.

L’antique sérénade, qui est regardée chez nous comme une plaisanterie surannée et bonne tout au plus pour l’opéra-comique, semble s’être réfugiée en Espagne, et particulièrement en Andalousie, où la guitare est encore prise au sérieux. Que ferait un homme du Nord, dit un poëte espagnol, que ferait un Anglais, un Suédois, un Danois, pour montrer à sa dame qu’il l’adore, et que pour elle il perd le sommeil ? Voyez-le : il frisera sa moustache, arrangera sur son front les mèches de ses cheveux, et exhalera une douzaine de soupirs, puis il ira tranquillement se coucher… Chez nous, quelle différence ! un majo, sa guitare à La main et son manteau sur l’épaule, restera jusqu’à l’aurore au pied d’un balcon, sans craindre les dangers ni l’intempérie, et sa dame ne sera pas contente de lui s’il n’a fait le guet toute la nuit !

Mais en revanche, quand le majo soupirera pour une cruelle, il lui chantera quelques couplets comme celui-ci :

Si esta noche no sales
A la ventana,
Cuéntame entre los muertos
Desde mañana.

« Si cette nuit tu ne parais pas — À ta fenêtre, — Compte-moi au nombre des morts — À partir de demain matin. »

Ou bien encore si le sommeil a surpris le galant au milieu de sa faction nocturne il pourra s’écrier avec cette copla comique :

Debajó de tu ventana
Me dió el sueño y me dormi ;
Y me despertó tu gallo
Cantando quiquiriqui.

< Au-dessous de ta fenêtre, — surpris par le sommeil, je m’endormis, — Et ton coq m’a réveillé — En chantant quiquiriqui. »

La sérénade n’est donc pas morte en Espagne, et plus d’une fois nous pûmes nous en convaincre en traversant la nuit les rues de Cordoue ; le climat y est si doux et si pur, les nuits y sont si calmes et si sereines, que rien ne semble plus naturel que de les passer à la belle étoile. C’est un usage général que le novio aille causer pendant la soirée ou la nuit avec sa novia, sa fiancée : seulement celle-ci est assise derrière la reja ou grille de fer dont les fenêtres basses sont invariablement garnies ; toutes les fois que le hasard nous rendait témoin d’un tête-à-tête nocturne de ce genre, nous entendions le couple murmurer quelques paroles à voix basse, et nous voyions le novio se cramponner d’une main tremblante au fer de la reja, comme dit Cervantès dans sa nouvelle du Celóso estremeño :

A los hierros de una reja
La turbada mano asida.

Ou bien encore, suivant l’expression d’un poëte espagnol, elle assise près du balcon, et lui sous le balcon :

Ella á la reja sentada,
Y al pié de la reja, él.

Cet exercice favori des fiancés espagnols est désigné par l’expression singulière de pelar la pava, qui signifie littéralement plumer la dinde, et les novios sont appelés peladores de pava, — des plumeurs de dinde. On n’est pas d’accord sur l’origine de cette expression plus pittoresque que poétique, qui signifie également bavarder pour passer le temps, et qu’en Andalousie plus particulièrement on applique aux fiancés qui font leur cour ; peut-être vient-elle de ce que l’attitude du soupirant, sa guitare ou sa mandoline à la main, offre quelque analogie avec celle d’une personne qui tiendrait une dinde de la main gauche, et qui la plumerait de la main droite ; cette opération, en effet, nécessite des mouvements répétés qui ne manquent pas de ressemblance avec ceux d’un guitarrero pinçant ou grattant les cordes de son instrument.

Les Andalous, dont l’idiome est si pittoresque et si rempli d’images, ont encore une autre expression qui peint à merveille l’attitude d’un homme dont la tête se penche vers les barreaux d’une fenêtre : c’est ce qu’ils appellent comer hierro, — manger du fer, ou mascar hierro, — mâcher du fer. Quelquefois, le pelador de pava s’évertue à tromper la vigilance d’une mère ; il se gardera bien alors de faire résonner un instrument qui pourrait le trahir, et d’accord avec la jeune fille, il saura même au besoin corrompre le chien de la maison : « Jette du pain au chien quand tu viendras me voir, dit la novia dans une chanson populaire, car ma mère a le sommeil aussi léger qu’un lièvre : »

Echale pan al perro,
Si vas á verme,
Porque tiene mi madre
Sueño de liebre.

Parmi les chansons populaires qui se vendent dans les rues, celles qu’on appelle serenatas ou coplas de ventana (couplets de fenêtre) occupent une des places les plus importantes ; voici quelques-unes de ces coplas, qui sont, pour ainsi dire, classiques parmi les novios andalous :

Cuerpo güeno !… Alma divina !…
Que de faitigas me cuestas !
Despierta, si estas dormia,
Y alivia, por Dios, mi pena !

« Beauté rare ! âme divine ! — Que de peines tu me coûtes ! — Réveille-toi, si tu es endormie, — Et adoucis, pour Dieu, mes chagrins ! »

Si mis suspiros llegan
A tu almohada,
Como caritativa.
Dales posada !

« Si mes soupirs parviennent — Jusqu’à ton oreiller, — Comme tu es charitable, — Donne-leur un asile ! »

La paloma está en la cama
Arropadita y caliente,
Y el palomo está en la esquina
Dandose diente con diente.

« La colombe est dans son lit, — Chaudement enveloppés dans les couvertures, — Et le pigeon attend au coin de la rue, — En faisant claquer ses dents contre ses dents. »

Il arrive quelquefois qu’un bruit de pas, qui se fait entendre dans le silence de la nuit, vienne interrompre le couple dans sa conversation : si c’est un rival, un second novio, et que le premier occupant ne veuille pas lui céder le terrain, la question doit être tranchée par le couteau ; alors chacun des deux adversaires jette son manteau à terre, serre sa faja autour de ses reins, et on se met à croiser le fer : se cruzan las navajas. Ordinairement la belle fait tous ses efforts pour interrompre le combat, et les deux rivaux en profitent pour s’adresser des défis de ce genre :

« So pelgar (misérable), si je te coupe la langue, je la pendrai comme une relique devant la Virgen del Rosario !

— Ne faites pas attention, Niña, vous allez voir que je vais montrer à ce garçon comment on s’y prend pour tuer un poulet. »

Si des alguaciles, attirés par le bruit, viennent interrompre la lutte, les combattants s’échappent avant l’arrivée des garduñas (fouines), — c’est le surnom qu’on donne en Andalousie aux agents de police ; — mais ils savent se retrouver peu de temps après sous quelque mur d’un faubourg, ou sur les bords du Guadalquivir ; et le combat recommence jusqu’à ce que le sang d’un des deux rivaux ait coulé.

Fort heureusement, du reste, les choses ne se passent pas toujours d’une manière aussi tragique : par exemple, quand les deux adversaires sont de ces perdonavidas ou fanfarrones, comme on en rencontre quelquefois en Andalousie, le combat se change en une comédie des plus amusantes : les deux fanfarons, qui n’ont pas la moindre envie de s’égorger, s’adressent réciproquement les menaces les plus effrayantes, tout en avançant et reculant tour à tour, et en décrivant en l’air de grands cercles avec leur navaja, qui frappe toujours dans le vide. Fatigué de cet exercice, un des deux s’arrête un instant :

« Eh bien ! compare, que se passe-t-il donc ?

— Oh ! Ce n’est rien, j’ai perdu mon soulier.

— Dites donc, compère, savez-vous que vous êtes une fameuse navaja ?

— Et vous donc ! Et deux hommes de notre valeur iraient s’entretuer ! »

On s’explique, on s’embrasse, et les deux rivaux qui voulaient se pourfendre s’en vont bras dessus, bras dessous à la taverne, où la paix se consolide entre une bouteille de manzanilla et un plat de poisson frit.

Les couplets satiriques ne manquent pas pour tourner en ridicule les Peladores de pava ; tantôt il s’agit d’un galant qui, vers l’heure de minuit, croit apercevoir la dame de ses pensées… mais c’était un chat noir et blanc :

A las doce de la noche
Echó un galan un requiebro,
Pensando que era su dama…
Y era un gato negro.

Un autre, qui a éprouvé des déceptions, exhale ses plaintes dans le couplet suivant :

Yo me enamoré de noche
Y la luna me engañó ;
Otra vez que me enamore
Sera de dia y con sol.

« C’est de nuit que je me suis enflammé, — Et la lune m’a trompé ; — La première fois que je m’enflammerai, — Ce sera de jour, et en plein soleil. »

Lorsque le Pelador de Pava compte des musiciens parmi ses amis, il leur donne rendez-vous sous le balcon de sa novia, qui jouit ainsi des charmes de la musique tout en écoutant les douces paroles de son fiancé. Nous assistâmes par une belle nuit d’été, dans une rue de Cordoue, à une serenata de ce genre, qui nous fit penser à celle de Don Pasquale : cet orchestre improvisé, qu’on appelle en Andalousie la Ronda, se composait du guitares, de bandurrias ou mandolines, et de flûtes ; tandis que les musiciens accompagnaient la voix des cantadores, le novio semblait, comme dit la chanson andalouse, attaché avec un cheveu aux barreaux de la fenêtre :

Atado con un cabello
A la reja de su casa.

Quant à la jeune fille, dont un rayon de la lune éclairait la charmante figure à travers sa reja, elle nous parut prendre beaucoup plus d’intérêt aux paroles de son fiancé qu’aux trilles des flûtes et au punteado de la bandurria.

Assez souvent, tandis que le novio est occupé à pelar la pava, quelques amis embusqués dans le voisinage le surprennent, l’entourent et l’obligent à leur payer tribut, ce qui s’appelle cobrar el piso. Il est rare que le fiancé refuse de se conformer à cette coutume, car, suivant le proverbe andalou, celui qui plume la dinde, doit payer sa place : A ! que pela la pava, cobrarle el piso.


Départ de Cordoue. — Le pont d’Alcolea. — Andujar ; les fabriques d’Alcarrazas. — Bailen et la Carolina. — Las Navas de Tolosa. — Santa Elena. — Le défilé du Despeñaperros. — La Sierra Morena. — Les pénitences du chevalier de la Triste-figure. — Les Ermitaños de la Sierra Morena. — Les brigands d’autrefois et ceux du dix-neuvième siècle. — Encore José Maria, le Bandit généreux. — Les mines de mercure d’Almaden del Azogue. — Les Fúcares. — La Venta de Cardenas ; Cardenio et Luscinde.

Nous avions depuis une semaine retenu nos places dans la diligence del Norte y Mediodia, précaution très-utile en Espagne ; le jour arrivé, nous montâmes de grand matin dans le pesant véhicule qui s’ébranla bruyamment, et descendit avec force cahots la rue mal pavée où était située la Fonda de las Diligencias. Nous ne tardâmes pas à perdre de vue Cordoue et ses clochers, et une heure après, nous traversions le Guadalquivir sur le magnifique pont d’Alcolea ; ce pont a été élevé par Charles III à la fin du siècle dernier, et le marbre noir qui a servi à sa construction provient de la Sierra Morena, dont nous commencions à distinguer nettement les cimes bleuâtres. El carpio, la Aldea del rio et quelques autres endroits que nous traversâmes sont d’un aspect assez triste, et les olivares ou plantations d’oliviers et les champs de blé se succèdent avec monotonie.

Andujar, la première ville où nous nous arrêtâmes,


Une troupe de mendiants, près d’Almuradiel (Manche). — Dessin de Gustave Doré.

est bâtie à un millier de mètres du Guadalquivir, que

nous traversâmes une dernière fois en disant adieu à la grande rivière des Arabes. La ville, qui passe pour une des plus anciennes d’Espagne, et qui s’appelait Iliturgi à l’époque de la domination romaine, est bâtie au milieu d’une plaine fertile, et n’a guère de monuments qui méritent d’être cités : la seule église digne d’attention est celle de Santa Maria, la plus ancienne de la ville, où nous remarquâmes dans une chapelle latérale un Santo Entierro ou mise au tombeau, sculpture de haut relief de l’époque de la Renaissance.

Ce qui fait la réputation d’Andujar, ce sont ses vases de terre poreuse qui servent à rafraichir l’eau, et que l’on transporte dans presque toutes les parties de l’Espagne et même à l’étranger. Ces alcarrazas (et non alcarazzasalcaradzas, comme on l’écrit ordinairement chez nous) d’origine arabe, de même que leur nom, se fabriquent depuis très-longtemps dans le pays, et Ponz dans son Viage de España, les cite comme les meilleures de toute l’Espagne ; leur forme, d’une élégance remarquable, est restée telle qu’elle était autrefois, et rappelle beaucoup celle des vases du même genre qui se font encore au Maroc et sur tout le littoral africain de la Méditerranée. Ce sont le plus souvent des vases à deux anses dont l’orifice, qui s’épanouit parfois comme le calice d’une fleur, est ornée de pastillages ou ornements rapportés, d’une délicatesse extrême, et représentant ordinairement des fleurs et des oiseaux.

Nous visitâmes avec beaucoup d’intérêt plusieurs alcarrazerias ou fabriques d’alcarrazas : du reste le mot fabrique est peut-être trop ambitieux, car chaque alcarrazero ou potier a simplement un four et quelques tours ; il façonne la terre de ses mains, aidé de quelques ouvriers, et expose ses produits dans une petite boutique donnant sur la rue.

Les alcarrazas, qu’on appelle encore en Andalousie Tallas, se font avec une marne argileuse qu’on va chercher à peu de distance d’Andujar ; voici, d’après les renseignements que nous avons recueillis sur les lieux, comment on procède à leur fabrication. On commence par bien pétrir la terre, puis on fait sécher au feu du sel marin, finement broyé et passé au tamis, qu’on ajoute dans la proportion de cinq livres pour cent de livres de terre ; ce sel a pour effet, dit-on, de donner plus de porosité à la pâte. Cette pâte se façonne très-facilement sur le tour et se prête, comme nous l’avons dit au travail le plus délicat. Une fois les alcarrazas façonnées, on les fait sécher au soleil, puis on les introduit dans un four qu’on chauffe modérément au moyen de branches d’olivier et chêne vert, de sarments de vigne, ou bien encore de genêt et de romarin qu’on apporte de la Sierra voisine ; car la terre ne résisterait pas à une température élevée.

La légèreté des alcarrazas est extrême, et leur fragilité très-grande ; elles se vendent, du reste, à un bon marché incroyable : ainsi pour un réal ou vingt-cinq centimes, nous en achetâmes de fort jolies, et pour six ou huit réaux nous pûmes choisir ce qu’il y avait de plus riche dans les boutiques d’Andujar. On fait aussi des alcarrazas dans d’autres villes de l’Espagne, notamment à Valence, à Chiclana, à Murcie, à Felanitx (île de Majorque) et à Malaga ; celles de ces deux dernières villes se distinguent par une grande élégance.

Bailen, où nous arrivâmes deux heures après avoir quitté Andujar, et la Carolina sont deux petites villes de la province de Jaen, les dernières que l’on traverse avant de quitter l’Andalousie. La route commence à monter insensiblement, et les montagnes semblent grandir à mesure qu’on avance. C’est à Bailen que la route de Madrid, se bifurquant, se dirige vers Grenade ; ce trajet, qui exigeait plus de soixante heures du temps des diligences, se fait aujourd’hui en un jour et demi. Au dix-septième siècle, ce voyage demandait dix jours, ou du moins dix nuits, à ce qu’assure Voiture dans une de ses lettres : « … Je suis party de Madrid. En dix nuits j’ay fait dix journées : et je suis arrivé à Grenade, sans avoir veu le soleil, si ce n’est aux heures qu’il se couche et qu’il se lève. »

La Carolina, qui doit son nom au roi Charles III, est un grand bourg aux constructions symétriques, dont les rues alignées au cordeau, tiradas à cordel, comme disent les Espagnols, et semblant sortir du même moule, se coupent toutes à angle droit. Rien n’est plus monotone que cette métropole des Nuevas poblaciones. C’est le nom qu’on a donné à quelques villages tels que Santa Elena, Guarroman et autres, qui furent construits sur un même plan par ordre d’un homme d’État célèbre, Olavide, pour peupler les contrées désertes qui avoisinent la Sierra Morena. Ure fois les poblaciones bâties, il ne manquait plus que des habitants : on fit donc venir des Suisses et des Allemands ; mais ces étrangers ne purent, dit-on, s’y acclimater.

C’est à peu de distance de la Carolina qu’est situé un village dont le nom est célèbre en Espagne : Las Navas de Tolosa. C’est là que, dans une plaine élevée, se rencontrèrent, au mois de juillet de l’année 1212, l’armée des musulmans récemment débarquée d’Afrique, et celle des chrétiens, venus de Tolède à leur rencontre. Le roi de Maroc avait quatre cent mille hommes ; ceux de Castille, de Navarre et d’Aragon n’en avaient que deux cent mille, et quand ils arrivèrent à la Sierra Morena, ils trouvèrent tous les passages gardés par l’ennemi. Heureusement un berger, qu’on a prétendu être le fameux San Isidro el Labrador, le patron de Madrid, guida les chrétiens par des sentiers détournés, et les infidèles, attaqués à l’improviste, furent mis en déroute. Deux cent mille musulmans furent tués, tandis que les chrétiens, au dire des historiens espagnols, ne perdirent que vingt-cinq ou trente hommes. « Il ne serait pas facile de le croire, dit l’un d’eux, si le fait n’avait été certifié par l’évêque Rodrigo, qui était présent à la bataille, et qui en écrivit au pape Innocent III une relation très-détaillée. » Si l’évêque disait vrai, on ne peut s’empêcher de penser que les musulmans, en se laissant tuer tant de monde et en faisant si peu de mal à l’ennemi, firent preuve d’une bonne volonté sans exemple.

Quand nous eûmes quitté la Carolina, la montée devint de plus en plus rapide, et après avoir traversé le village de Santa Elena, d’où la vue sur les montagnes est superbe, nous ne tardâmes pas à entrer dans les défilés de la Sierra Morena ; une route remarquable, construite en même temps que les Nuevas Poblaciones, serpente à travers des gorges affreuses et des précipices qui donnent le vertige ; un passage célèbre, où ces gorges se resserrent d’une manière effrayante, est connu dans toute l’Espagne sous le nom de Despeñaperros. Pendant que la diligence gravissait lentement les nombreux zigzags de la côte, nous descendîmes pour prendre un raccourci ; un carbonero de la montagne, à qui nous avions offert quelques cigares, nous guida dans des sentiers très-difficiles, mais d’où la vue était merveilleuse. Notre guide nous fit remarquer des roches d’une forme singulière, qu’on appelle los Organos à cause de leur ressemblance avec de gigantesques tuyaux d’orgues. Nous avions beaucoup d’avance sur la diligence, et Doré eut le temps de faire un très-beau dessin de la gorge du Despeñaperros : des blocs, d’une teinte sombre comme l’ardoise, s’élèvent perpendiculairement de chaque côté de la route, et ne laissent qu’un étroit passage qu’on dirait ouvert par le cimeterre de quelque géant. À nos pieds s’ouvrait l’abîme, en partie masqué par une épaisse végétation, et au fond duquel nous entendions le murmure d’un mince filet d’eau. C’est du haut de ces rochers escarpés que les infidèles, poursuivis après la bataille de las Navas de Tolosa furent précipités, dit-on, par les chrétiens, et telle est l’origine du nom de Despeñaperros, qui signifie littéralement la culbute des chiens.

« L’Andalousie, disait Voiture, m’a réconcilié avec le reste de l’Espagne. » Le célèbre bel esprit venait en effet de quitter la Manche, où nous allions entrer, et il avait été charmé du contraste entre des plaines arides, entre la sombre végétation de la Sierra Morena et le riant pays des orangers et des palmiers. « Il y a trois jours, dit-il encore, que je vis dans la Sierra Morena, le lieu où Cardenio et don Quichotte se rencontrèrent : et le même jour, je soupais dans la Venta, où s’achevèrent les aventures de Dorothée. » Ces lignes, écrites dix-sept ans après la mort de Cervantès, montrent que son immortelle fiction avait déjà acquis la valeur d’une réalité ; aujourd’hui encore on ne peut parcourir ces montagnes sans penser à don Quichotte et à son écuyer ; en voyant ces rochers et ces chênes-liéges, nous nous disions que c’était sans doute là qu’ils avaient passé la nuit, et que Ginès de Passamont avait volé l’âne de Sancho. Ces lieux âpres et solitaires, qui convenaient si bien aux fines prouesses d’amour du chevalier de la Triste-Figure, furent le théâtre de la pénitence qu’il fit, à l’imitation du Beau-Ténébreux, lorsqu’il voulut se montrer à son écuyer sans autre vêtement que la peau… « Aussitôt, ôtant ses chausses en toute hâte, il resta nu en pan de chemise ; puis, sans autre façon, il se donna du talon dans le derrière, fit deux cabrioles en l’air et deux culbutes, la tête en l’air et les pieds en haut, découvrant de telles choses que, pour ne pas les voir davantage, Sancho tourna bride, et se tint pour satisfait de pouvoir jurer que son maître demeurait fou. »

La Sierra Morena a été considérée pendant des siècles comme le plus dangereux repaire de bandits de toute l’Espagne ; on nommait plaisamment ces bandits les Ermites de la Sierra Morena (los Ermitaños de la Sierra Morena). « Ils sont tant de bandoleros ensemble, dit Mme d’Aulnoy, que la mort de celui qu’on exécuteroit seroit bientôt vengée : ces misérables ont toujours une liste des meurtres et des méchantes actions qu’ils ont commis, et dont ils se font honneur ; et lorsqu’on les emploie, ils vous la montrent et demandent si l’on veut qu’ils portent des coups qui fassent languir, ou qui tuent d’un coup. Ce sont les plus pernicieuses gens de l’univers. En vérité, si je voulais vous dire tous les événements tragiques que j’apprends tous les jours, vous conviendriez que ce pays-ci est le théâtre des plus terribles scènes du monde. »

Peut-être y a-t-il un peu d’exagération dans ce récit ; ce qu’il y a de certain, c’est que les choses ne se passaient plus ainsi au commencement de notre siècle ; les bandidos espagnols avaient changé leur manière. Au lieu de procéder comme les anciens bravi italiens, qui mettaient leur poignard au service des vengeances personnelles, ils travaillaient pour leur propre compte, sous la conduite d’un chef, tantôt rançonnant les diligences ou les gens qui voyageaient en poste, tantôt attaquant les convois d’argent du gouvernement ; ou bien encore séquestrant de riches propriétaires, et ne leur rendant la liberté qu’après le payement d’une rançon proportionnée à leur fortune, procédé encore en usage dans certaines provinces de l’Italie méridionale.

I n’y a plus en Espagne une seule troupe de brigands, mais on y conserve encore le souvenir des exploits de Palillos et d’Orejita dans la Sierra Morena ; l’histoire de Diego Corrientes (el bandido valeroso) et celle du célèbre José Maria (el bandido generoso) sont connues de tous les gens du peuple. José Maria, dont on a fait chez nous, il y a peu de temps, un héros d’opéra comique, avait à l’occasion, si l’on en croit les légendes populaires, ses moments de générosité. Né à Estepa, en Andalousie, il commença par être contrebandier, comme la plupart des bandoleros ; ayant tué plusieurs douaniers dans une rencontre, il fut poursuivi, se cacha dans les bois impénétrables de la Sierra, et devint bientôt, dit un poëte andalou, le bandit le plus fameux qui ait jamais existé en Espagne :

El ladron de mayor fama
Y de mas grande renombre
Que hubo en las tierras de España.

Voici, d’après l’auteur des vers qu’on vient de lire, comment José Maria procédait, dans ses bons jours, à l’attaque d’une malle-poste :

« Silence ! dit un de ses hommes, un bruit de grelots se fait entendre… c’est une voiture… elle approche…

Alto ! s’écrie José Maria ajustant le cocher ; tout le monde à terre ! Allons, fais descendre tes maîtres ; combien sont-ils ?

— Ils sont quatre : un gros monsieur, deux enfants et une jeune fille.

— Qu’ils descendent ! toi, Reinoso, surveille la portière ; qu’un autre se place devant les chevaux, et que deux hommes fassent le guet. »

Le señor don Cosme, — c’est le nom du voyageur, descend et supplie le bandit d’épargner sa fille.

« Ne craignez rien : personne ici ne manquera à la politesse. Valiente mosa (la belle créature) ! Dieu vous garde, señorita !

Capitan ! dit un des bandits, voilà vraiment un morceau choisi.

— Est-ce qu’on ne va pas mettre ce bijou en loterie ? s’écrie un autre ? »

José Maria impose silence à ses gens, et leur ordonne de commencer la visite de la voiture, sans faire le moindre mal à personne. Un des bandits trouve une bourse pleine, et demande au voyageur combien elle contient.

« Quatre mille duros (vingt mille francs), répond le malheureux ; la dot de ma fille, toute ma fortune.

— Ne vous désolez pas, bon vieillard, reprend José Maria, et vous, señorita, ne pleurez plus, car Dieu est grand… Vous étiez donc bien heureuse de vous marier… Et votre père ne vous contraignait pas ?

— Oh ! non, señor !

— Alors… Dieu vous bénisse : vous êtes libres ; si le Roi me reçoit un jour à indulto, j’irai vous faire une visite. Votre main, et adieu ! Allons, mayoral, à ton siége ! »

Et pendant que les mules s’éloignent à fond de train.

« Allons, vous autres, dit José Maria à ses compagnons, je vais vous partager quatre mille duros que j’ai en réserve dans la ermita ; ne faites donc pas la grimace… et au galop, mauvaise troupe ! »

Plusieurs fois nous avions passé la Sierra Morena accompagnés de l’indispensable escorte de soldats ; cette précaution peu rassurante est devenue inutile depuis l’excellente institution des guardias civiles, que l’on rencontre si souvent par parejas (couples) sur toutes les grandes routes d’Espagne. Aussi, lorsqu’en montant la côte à pied nous demandâmes en plaisantant au mayoral si nous ne serions pas attaqués, se mit-il à chanter pour toute réponse ce couplet populaire :

No le temo á ladrones,
Si civiles me acompanan ;
Viva la Guardia civil,
Porque es la gloria de España.

« Je n’ai pas peur des brigands, — Quand les civiles m’accompagnent ; — Vive la Guardia civil, — Car elle est la gloire de l’Espagne. »

Nous aperçûmes, il est vrai, quelques-unes de ces petites croix de bois qu’on élève ordinairement à la place où un homme a perdu la vie, soit à la suite d’un meurtre, soit par accident ; mais il faut dire que ces croix deviennent de jour en jour plus rares. Un voyageur du siècle dernier, le marquis de Langle, avait été frappé de la fréquence de ces croix dans les montagnes que nous traversions, et il était d’avis qu’à la place où un crime avait été commis, il eût mieux valu dresser un échafaud : « Il est moins intéressant, ajoute-t-il, pour les voyageurs et autres intéressés, de perpétuer le souvenir d’un meurtre que de rappeler l’idée de punition. »

C’est au milieu des ramifications de la Sierra Morena que se trouvent les si célèbres mines de mercure d’Almaden, que nous avions visitées dans un voyage précédent. Almaden est un mot arabe qui a passé dans la langue espagnole, et qui signifie une mine : On a donné à la petite ville qui se trouve au centre des mines le nom d’Almaden del Azogue, c’est-à-dire la mine de Mercure, pour la distinguer d’Almaden de la Plata, ou la Mine d’argent, également située en Andalousie. Almaden del Azogue se compose à peu près d’une seule rue longue et étroite, et est habitée en grande partie par des personnes employées aux mines. On compte trois filons principaux qui s’étendent sous la ville même, et qui portent le nom de différents saints ; les pozos ou puits qui conduisent au fond de la mine ont jusqu’à mille pieds de profondeur. Le nombre des ouvriers employés monte à près de quatre mille, la plupart tellement hâves et maigres qu’ils font peine à voir ; en effet, les émanations du mercure sont extrêmement nuisibles à la santé. Chaque année, dit-on, un certain nombre d’entre eux sont attaqués de convulsions et de spasmes ou crampes d’une nature particulière qu’on nomme calambres, et auxquels ils finissent par succomber.

Les mines d’Almaden sont les plus importantes du monde entier, et celles d’Idria, en Illyrie, ne viennent qu’en second rang ; les médailles romaines et arabes qu’on y découvre de temps en temps montrent qu’elles ont été connues très-anciennement. Sous le règne de Charles-Quint, ces mines furent exploitées par de riches marchands d’Augsbourg, Marc et Christophe Fugger, connus en Espagne sous le nom de los Fúcares, qui les conservèrent longtemps, et y acquirent une fortune immense. Leur nom est resté populaire : il existe encore à Séville une rue qu’on appelle La calle de los Fúcares, et quand on veut parler d’un homme immensément riche, on dit : c’est un Fúcar.

Depuis l’année 1646, le gouvernement espagnol fait exploiter pour son propre compte les mines d’Almaden, comme les mines de cuivre de Rio Tinto, celles de plomb de Linares, et celles de soufre de Hellin et de Benamaurel. On a calculé que depuis cette époque, la production de mercure avait dépassé un million deux cent trente deux mille quintaux, ce qui donne une moyenne de près de sept mille cinq cent soixante quintaux par an. Presque tout ce mercure était expédié en Amérique, où on l’employait pour l’extraction de l’or et de l’argent. La quantité de mercure extraite aujourd’hui s’élève à vingt ou vingt-cinq mille quintaux par


Arrivée d’une diligence dans une hôtellerie de la Manche (Santa Cruz de Mudela). — Dessin de Gustave doré.

an, et le produit net, qui approche, dit-on, de cinq millions

de francs, est un des revenus les plus certains de la Hacienda Publica.

Un quart d’heure après avoir quitté les défilés du Despeñaperros, nous nous arrêtâmes pour relayer à la Venta de Cárdenas, qui nous fit encore penser à un héros de Cervantès, Cardenio, et à la blonde Luscinde. Le nom de cette venta ou auberge de grand chemin est très-connu en Espagne, et sert même de titre à une chanson populaire, Las ventas de Cárdenas : Deux étrangers, un italien et un français, s’y rencontrent avec un Andalou ; chacun d’eux fait l’éloge de son pays, et le dernier, naturellement, a la prétention d’élever le sien au-dessus des autres ; mais ne pouvant venir à bout de persuader les interlocuteurs, il finit par tirer sa navaja, pour les convaincre à l’aide de cet argument péremptoire.

Malgré son nom sonore, la venta de Cárdenas ne consiste qu’en deux bâtiments sans caractère, servant à la fois de grange, d’auberge et d’écurie pour les relais des diligences. Après avoir bien questionné les gens sur les traditions ou souvenirs qui pouvaient s’y rattacher, tout ce que nous pûmes apprendre, c’est que la célèbre venta est également connue dans le pays sous le nom de Melocotones, à cause du sobriquet donné au propriétaire de l’immeuble. Quant à Cardenio et à Luscinde, il nous fut répondu qu’on ne connaissait pas ces gens-là.


La Manche. — Almuradiel ; une caravane de mendiants. — Opinion de Voiture sur la paresse des Espagnols. — Le Fléau des Gueux, Fainéants et Vagabonds. — Quarante espèces de mendiants ; la Cour des Miracles en Espagne. — Répartie d’un mendiant espagnol. — Un voyageur italien et un mendiant secrétaire d’ambassade. — Arrivée à Santa-Cruz de Mudela.

Nous venions de franchir la Sierra Morena, et d’entrer dans la Manche ; on ne saurait imaginer un changement plus subit ni plus complet ; à la nature méridionale succède sans transition celle du Nord : plus d’aloès, plus de cactus le long des routes, plus de lauriers roses au bord des ruisseaux, mais des plaines immenses, nues et arides qui s’étendent à perte de vue, sans qu’un peu de verdure vienne de temps en temps reposer les yeux.

Le nom de la Manche correspond à une ancienne division territoriale qui n’existe plus aujourd’hui : la partie de l’Espagne qu’on appelait ainsi faisait partie de la Nouvelle Castille, Castilla la Nueva. D’après la nouvelle division, l’ancien territoire correspond à quatre provinces, celles de Ciudad Real, d’Albacete, de Tolède. et de Cuenca.

On assure que le nom de la Manche vient du mot arabe Manxa, qui signifie terre desséchée : jamais étymologie ne fut mieux justifiée, car sur ce vaste plateau, élevé de plus de deux mille pieds au-dessus du niveau de la mer, exposé à tous les vents et brûlé par le soleil, le manque d’eau se fait presque partout sentir. L’aspect du pays est misérable et triste ; les villes et villages, qu’on ne rencontre qu’à de très-longs intervalles, ont un air de pauvreté qui fait mal à voir ; et c’est à grand’peine si le voyageur y trouve les ressources nécessaires à la vie. Aussi les Espagnols disent-ils en plaisantant de cette province : Es la mancha de España, c’est la tache de l’Espagne ; jeu de mots qui repose sur le double sens du mot mancha, signifiant également une tache.

Dès notre entrée dans la Manche, nous avions été assaillis par les mendiants ; avant d’arriver au relai d’Almuradiel, — un pauvre village qui faisait partie des Nuevas Poblaciones bâties il y a près de cent ans pour peupler la Sierra Morena et les territoires voisins, — le nombre de ces malheureux prit des proportions inquiétantes : comme nous montions une petite côte, nous en aperçûmes, du haut de l’impériale, une vingtaine au moins qui se dirigeaient vers la diligence aussi vite que leurs infirmités le leur permettaient. Quand cette caravane arriva auprès de nous, elle nous offrit le tableau abrégé de toutes les misères humaines : il y avait des femmes amaigries par la souffrance qui donnaient leur sein décharné à de pauvres petits êtres chétifs ; d’autres, les pieds nus et à peine vêtues, marchaient sur les cailloux aigus de la route en conduisant par la main des bambins dont le corps bronzé n’était même pas couvert d’une loque ; des aveugles marchaient à côté des boiteux qui avaient peine à se soutenir sur leurs béquilles, et un infirme traînait un petit charriot dans lequel était couché un enfant couvert de plaies. Il y avait aussi, il faut bien le dire, des hommes jeunes et valides.

Nous avons déjà parlé des mendiants qui encombrent l’entrée des églises de Barcelone ; mais leur misère n’approche pas de celle des mendiants de la Manche, et ce n’est que dans ce pays et dans quelques parties de la Vieille-Castille qu’on peut se faire une idée vraie de ce qu’est la mendicité en Espagne. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner les causes de cette plaie du pays, nous constaterons seulement qu’elle est fort ancienne : les détails ne manquent pas dans le célèbre roman de Guzman de Alfarache, non plus que dans le curieux récit du voyage d’Andrea Navagero, l’ambassadeur vénitien.

Voiture explique à sa manière, dans une de ses lettres, la cause de la misère qui frappait ses yeux ; après avoir parlé de sa paresse, « outre la mienne naturelle, ajoute-t-il, j’ay encore contracté celle du pays où je suis, qui passe sans doute en fénéantise toutes les Nations du Monde. La paresse des Espagnols est si grande, qu’on ne les a jamais pu contraindre à balayer devant leurs portes, et il en couste quatre-vingt mille escus à la Ville. Quand il pleut, ceux qui apportent du pain à Madrid des villages, ne viennent point, quoiqu’ils le vendissent mieux, et souvent il y faut envoyer la Justice. Quand le blé est cher en Andalousie, s’ils en ont en Castille, ils ne prennent pas la peine de l’y envoyer, ny les autres d’en venir quérir ; et il faut qu’on leur en porte de France, ou d’ailleurs. Quand un villageois qui a cent arpens, en a labouré cinquante, s’il croit en avoir assez, il laisse le reste en friche. Ils laissent les vignes venir d’elles-mêmes, et sans y rien faire. Un Italien qui tailla la sienne, en trois ans la racheta de prix. La Terre d’Espagne est très-fertile, leur soc n’entre que quatre doigts dedans, et souvent elle rapporte quatre-vingts pour un. Ainsi, s’ils sont pauvres, ce n’est que parce qu’ils sont rogues et paresseux. »

Il existe un curieux petit in-douze imprimé à Madrid vers la fin du siècle dernier, sous le titre de El azote de Tunos Holgazanes y Vagabundos (le fléau des Gueux, Fainéants et Vagabonds), ouvrage utile à tous, dans lequel on découvre les tromperies et les fraudes de ceux qui courent le monde aux dépens d’autrui ; et où l’on rapporte beaucoup de cas survenus en matière de vagabonds, pour détromper et instruire les gens simples et crédules. L’auteur de cet opuscule imité de l’italien, D. J. Ortiz, ne compte pas moins de quarante sectas ou espèces différentes de mendiants. Il y avait d’abord les Galloferos, ainsi nommés de la gallofa ou repas qu’on donnait aux pèlerins-mendiants qui se rendaient à Santiago en Galice ; les Falsos Bordones, ou faux pèlerins ; les Clerizontes, qui s habillaient en prêtres ; les Afrayles, qui prenaient de faux habits de frayles (mines) et d’hermites, au temps où les ordres religieux étaient florissants en Espagne ; les Lagrimantes, ou pleureurs, qui savaient à propos verser des larmes pour exciter la compassion ; les Aturdidos, qui contrefaisaient à merveille les idiots et les sourds-muets ; les Acayentes, dont la spécialité était de se trouver mal.

Venaient ensuite les Rebautizados, où rebaptisés, qui se faisaient passer pour des Juifs convertis, et se faisaient donner de l’argent pour recevoir le baptême ; les Harineros, fariniers ainsi nommés parce qu’ils allaient de porte en porte, demandant un peu de farine pour faire des hosties. Les Lampareros, de leur côté, parcouraient les villes, les villages et les fermes, et se faisaient donner de l’huile destinée, disaient-ils, à éclairer le Saint-Sacrement et les images de la sainte Vierge.

Les Acapones avaient des recettes très-ingénieuses pour imiter toutes sortes de plaies : ils se servaient notamment de cendres de plumes brûlées qu’ils mélangeaient avec du sang de lièvre ; parfois même ils se faisaient des plaies véritables, dont ils savaient, du reste, arrêter les progrès à temps. Les Quemados ou Abrasados (brûlés) se mettaient sur la tête de l’alun de roche et d’autres drogues, et allaient montrant les ravages causés par un incendie qui avait dévoré leur maison. Quant aux Endemoniados ou possédés du démon, ils se contentaient de se livrer à des contorsions furieuses et d’imiter le beuglement du taureau. Viennent ensuite les Acaptosos, les Cambaldos, les Vergonzantes, les Morganeros, les Pedazeros, et une quantité d’autres ayant des spécialités diverses.

C’était, comme on voit, une Cour des Miracles au grand complet, et tous ces gens-là trouvaient le moyen de vivre de leur étrange métier, comme dit l’auteur en terminant sa singulière nomenclature :

Con arte y con engaño,
Se vive medio año :
Con ingenio y con arte
Se vive la otra parte.

« Avec de l’industrie et de la fraude, on vit une moitié de l’année : avec de l’invention et de l’industrie, on vit l’autre moitié. »

Ce tableau, serait assurément fort exagéré si on voulait l’appliquer aux mendiants d’aujourd’hui ; cependant, il faut bien dire que certaines parties sont restées vraies. Il suffit, du reste, de feuilleter les relations des voyageurs de différents pays qui ont parcouru l’Espagne, pour s’assurer que la mendicité a toujours été considérée par certaines gens comme une profession : un voyageur du siècle dernier, Joseph Baretti, secrétaire de l’Académie royale de Londres, raconte l’histoire d’un mendiant espagnol qui demandait l’aumône à un français : celui-ci, le voyant sain et robuste, lui demanda pourquoi il ne cherchait pas à subsister d’une manière plus honnête :

« C’est de l’argent que je vous demande, et non pas des avis », lui repartit le fainéant en tournant le dos.

Cette rodomontade espagnole fit rire le passant.

Un autre prétend que beaucoup d’artisans ne travaillent que lorsque la faim les y oblige :

« Entrez chez un cordonnier espagnol pour lui commander une paire de souliers, il commence par jeter un coup d’œil sur la planche : s’il y voit encore un pain, il vous saluera civilement, et vous pouvez aller ailleurs vous pourvoir de chaussures. »

Écoutons maintenant un voyageur italien qui parcourait l’Espagne en 1755 :

« Me trouvant par hasard dans la boutique d’un libraire, un gueux vint à moi et me demanda l’aumône, mais avec une telle arrogance qu’il semblait plutôt demander une chose qui lui était due que réclamer un secours de charité. À la première fois, je fis semblant de ne pas m’en apercevoir, et je continuai ma lecture. Devenu plus hardi par mon silence, il me dit qu’il y avait temps pour lire, et que je devais faire attention à ce qu’il disait. Comme je tins ferme à ne pas le regarder, s’approchant de moi d’un air insolent :

« Ou me répondre, ajouta-t-il, ou faire l’aumône ! »

Alors perdant patience, l’Italien se retourne vers lui pour réprimer son effronterie :

« Doucement, monsieur, dit le mendiant, vous ne me reconnaissez pas ; nous avons pourtant vécu ensemble dans une capitale où j’étais secrétaire d’ambassade. »

« J’eus beau lui répondre, continue le voyageur, que je ne me rappelais rien de ce qu’il disait ; il ne laissa pas de poursuivre, en m’assurant que la seule cause qui l’avait réduit à la mendicité, c’était sa trop grande franchise, qui l’avait fait déférer au tribunal terrible de l’Inquisition ; que du reste il n’avait jamais commis aucune bassesse, Il me dit encore beaucoup de choses que j’ai oubliées, et il parla avec tant d’art, d’éloquence et de vivacité, mêlant de temps en temps à son discours des traits de satire, surtout contre les moines, que je fus sur le point de croire qu’il avait été en effet secrétaire d’ambassade, et que je lui donnai l’aumône aussi libéralement que je le pus. »

De l’aveu même des Espagnols, le mendiant de profession existe encore aujourd’hui ; exempt d’infirmités et libre de travailler, couvert de haillons et cachant sa force et sa santé sous l’apparence de maladies qu’il feint de mille manières, il sait, au nom du Christ, exploiter habilement la charité chrétienne ; sa pensée dominante se trouve exactement rendue dans quelques vers du poëte Espronceda :

« Je suis pauvre, et chacun me plaint en m’entendant gémir ; les richesses de tous m’appartiennent, car demander, c’est une mine inépuisable. Le monde et l’air m’appartiennent : les autres travaillent pour me nourrir,
Prêtre et femmes du peuple, à La carolina. — Dessin de Gustave Doré.
et il n’est personne qui ne s’attendrisse, quand je crie d’un ton dolent : Una limosna por amor de Dios ! »

Quand nous arrivâmes à Santa Cruz de Mudela, notre diligence, à peine arrêtée devant la posada, fut littéralement assaillie par une troupe de mendiants plus nombreuse encore que celle d’Almuradiel ; notre provision de cuartos, déjà fort entamée, ne tarda pas à être épuisée tout à fait, et nous fûmes obligés de renvoyer les retardataires avec la formule espagnole : Dios le ampare !

Ch. Davillier.

(La suite à une autre livraison.)


  1. Suite, — Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 387 : t. VIII, p. 353 ; t. X, p. 1, 17, 353, 369, 385 ; t. XII, p. 353, 369, 385, 405, 417 ; t. XIV, p. 353, 359, 385, 4O1 ; t. XVI, p. 305, 321 et 337.