Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/06

Les toreros dans la calle de Zaragoza.


VOYAGE EN ESPAGNE,


PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].





DE VALENCE À ALCOY.

1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


L’Albuféra de Valence. — La pêche et la chasse ; les batidas ; les phénicoptères. — Alcira et Carcagente. — Les oranges du royaume de Valence. — La huerta de Gandia. — La pita et son emploi. — Denia. — Alcoy.

Les corridas de la saison d’automne venaient d’être terminées à Valence ; chacun avait quitté ses habits de fête ; les habitants de la huerta regagnaient le chemin de leurs villages ou de leurs cabanes de chaume, et on n’apercevait plus qu’un petit nombre de retardataires : les rues de la ville, si bruyantes hier, avaient déjà repris leur calme habituel.

Le Tato et sa glorieuse cuadrilla n’attendaient, pour se rendre à Barcelone, que le passage du bateau à vapeur venant d’Alicante ; impatients de jouir des nouveaux succès qui les attendaient dans la capitale de la Catalogne, ils employaient leurs loisirs forcés à rouler entre leurs doigts des papelitos sans nombre, tout en arpentant les trottoirs de la calle de Zaragoza, — le boulevard italien de Valence.

L’entrée des toreros dans les cafés faisait sensation, car on ne s’entretenait guère que des incidents variés des deux superbes combats de taureaux qui venaient de mettre la ville en émoi. Chacun des journaux de la localité en publia un compte rendu très-détaillé, chose qui ne manque jamais en Espagne, le lendemain d’une corrida.

Les mérites divers des toreros et de leurs victimes furent examinés et discutés, comme on eût fait pour un ténor ou pour un acteur, le lendemain d’un concert ou d’une représentation dramatique. Mais aucun article n’égala celui du Diario de Valencia : ce chef-d’œuvre, qui n’occupait pas moins de huit colonnes était en vers de différentes mesures, et représentait un nombre vraiment formidable de quatrains ; — ce genre de poésie n’est pas moins à la mode dans la Péninsule que ne l’est le sonnet en Italie, et après de brillantes courses, les poëtes espagnols ne sont pas moins féconds que leurs confrères italiens, qui ne manquent jamais de célébrer par une véritable pluie de sonnets l’apparition d’une prima donna.

Le récit du torero après la victoire.

Chaque taureau fut donc passé en revue l’un après l’autre, et, grâce au déploiement inouï de périphrases et de synonymes, le poëte-aficionado fit un véritable tour de force en trouvant un moyen de mentionner toutes les chutes des picadores, sans oublier les paires et les demi paires de banderillas, et les moindres piqûres faites par l’espada.

Quant à nous, les émotions tauromachiques de ces deux journées nous suffisaient amplement, et l’heure était venue de songer au départ ; cependant ce ne fut pas sans regrets que nous nous décidâmes à dire adieu à la vieille ville du Cid Campeador : sous l’influence d’un merveilleux climat qui nous invitait au doux far niente, nous commencions déjà à prendre les habitudes d’une vie contemplative et à demi orientale : nous allions, aux différentes heures du jour, chercher l’ombre et la fraîcheur sous les palmiers, les bambous et les bananiers de la Glorieta et de l’Alameda, ou bien faire la sieste sous les arches du Puente de Serranos, endroit propice à la végétation du gazon, qui remplace, dans le lit du Guadalaviar, l’eau si souvent absente.

Cependant un Valencien de nos amis, Nemrod intrépide, nous préparait des loisirs bien différents : il nous avait beaucoup vanté les magnifiques chasses qui se font sur l’Albuféra de Valence, et avait exigé de nous la promesse de l’y accompagner. Un jour que nous avions visité avec lui le beau musée d’histoire naturelle de l’Université, il nous avait fait remarquer la nombreuse collection d’oiseaux empaillés conservée dans les vitrines de cette galerie, et qui appartiennent pour la plupart à la province. Les oiseaux aquatiques tués sur l’Albuféra représentent plus de soixante espèces différentes, parmi lesquelles figure le superbe échassier au plumage couleur de feu, appelé flamant ou phénicoptère. L’idée de faire la chasse au phénicoptère souriait beaucoup à Doré, aussi nous laissâmes-nous entraîner facilement.

L’Albuféra, dont le nom signifie en arabe lac ou lagune, n’est éloignée de Valence que de trois lieues environ, et en a plus de quatre de longueur, du nord au sud ; nous ne la connaissions que pour l’avoir aperçue du haut de la tour du Miquelete, sous la forme d’une immense nappe bleue se confondant avec la mer, dont elle n’est séparée que par une longue et étroite bande de sable qu’on appelle la Dehesa. On sait que ce lac, et les terres qui en dépendent, formant un domaine évalué à la somme assez ronde de sept ou huit millions de francs, furent donnés par Napoléon au maréchal Suchet, avec le titre de duc, à l’occasion de la capitulation de Valence, que le général Blake rendit, en 1812, au commandant français, avec vingt mille hommes et trois cent quatre-vingt-dix canons.

Depuis longtemps l’Albuféra est redevenue la propriété de la couronne d’Espagne, qui en afferme la chasse, la pêche, et les différents autres produits : seulement, en vertu d’un ancien usage, on permet au public d’y chasser et d’y pêcher librement deux fois chaque année, le jour de la Saint-Martin, qui tombe le 11 novembre, et celui de la Sainte-Catherine, le 25 du même mois.

Ces chasses sont l’occasion de véritables fêtes populaires : notre ami nous assurait que, ces jours-là, dix à douze mille personnes se donnaient rendez-vous, tant sur le lac que sur ses bords, et qu’on y voyait ordinairement quatre ou cinq cents barques de différentes dimensions chargées de chasseurs.

Le jour de la Saint-Martin n’était pas éloigné, et nous n’avions pas de temps à perdre pour faire nos préparatifs : notre ami s’était chargé de nous procurer des fusils, mais il voulut auparavant nous conduire à la Pechina, pour nous faire la main. La Pechina est un endroit où les Valenciens vont s’exercer au tir des pigeons, — el tiro de las palomas ; c’est un de leurs plaisirs favoris, et beaucoup s’y montrent fort habiles.

Le moment de partir était enfin venu ; nous avions eu la précaution de retenir plusieurs jours à l’avance une tartane à la posada de Teruel, car les véhicules de toute espèce étaient mis en réquisition pour le grand jour. Avant le lever du soleil, notre tartanero nous attendait à la porte de la fonda ; peu de temps après, nous sortions de Valence, en jetant un regard d’adieu sur ses clochers : nous passâmes sous la superbe puerta de Serranos, — la porte des montagnards, — rare construction du quatorzième siècle, dont les deux tours à mâchicoulis, éclairées en rose par les premiers rayons du soleil, ressemblaient tout à fait à une décoration d’opéra. Bientôt après nous traversâmes le Guadalaviar, et nous entrâmes dans la huerta.

Les bords du Guadalaviar.

Notre tartanero, qui se nommait Vicente, comme les trois quarts des Valenciens, nous fit passer par des chemins abominables, sous prétexte de prendre le plus court, et notre véhicule, entièrement dénué de ressorts, se mit à faire des bonds effrayants, auxquels, fort heureusement, notre voyage de Barcelone à Valence avait commencé à nous habituer. Je dois dire cependant que Vicente ne nous fit pas verser, bien qu’il voulût dépasser les équipages de tout genre qui portaient de nombreux chasseurs ; il savait traverser les fondrières avec une rare adresse : il en était du reste très-fier, et tenait beaucoup, nous disait-il, à justifier devant des étrangers la réputation qu’on a faite à ses compatriotes d’être les plus habiles caleseros de toute l’Espagne.

Les environs de Valence sont parsemés de jardins fruitiers qu’on nomme glorietas, et dont les arbres, courbés et tordus de cent manières, suivant la mode en usage au siècle dernier, présentent les formes les plus baroques ; ces enjolivements sont d’un goût très-contestable, que la richesse de la végétation fait oublier facilement. Au bout d’une lieue, nous quittâmes les jardins pour entrer dans les tierras de arroz, c’est-à-dire les terres à riz : tout le côté nord et ouest de l’Albuféra est entouré de ces rizières, qu’on appelle également arrozales. Dans cette partie de la huerta, le nombre des canaux d’irrigation est tellement considérable, que nous n’étions pas cinq minutes sans en traverser plusieurs : j’ai vu une carte des environs de Valence sur laquelle tous ces canaux, figurés exactement, étaient tellement rapprochés, et offraient à l’œil un enchevêtrement si confus, que la carte ressemblait assez à une toile d’araignée. C’est que la culture du riz, qui ne peut avoir lieu que dans des champs submergés une bonne partie de l’année, exige une abondance d’eau extraordinaire : on élève autour de chaque rizière un rebord de terre assez élevé pour empêcher cette eau de s’échapper, et au moyen d’une petite vanne, on peut à volonté en exhausser ou en abaisser le niveau.

Tout le monde nous a assuré dans le pays que les rizières étaient d’un rapport très-productif ; malheureusement les exhalaisons marécageuses sont des plus malsaines, et font tous les ans de nombreuses victimes, ce qui est facile à comprendre dans un pays ou la chaleur est excessive.

Il est peu de laboureurs qui ne soient sujets aux fièvres intermittentes, et nous ne pouvions, sans être pris de pitié, les voir travailler du matin au soir les pieds dans l’eau et la tête exposée à un soleil brûlant. Il est étrange qu’on ne leur enseigne à prendre aucune des précautions qui sont en usage ailleurs.

C’est autour de la petite ville d’Albéric qu’on voit le plus d’arrozales ; un proverbe bien connu dans le pays fait allusion aux profits en même temps qu’à l’insalubrité de la culture du riz :

« Si vols vivre poc, y fer te ric,
    Ves ten a Alberic. »

C’est-à-dire : si tu veux vivre peu, et te faire riche, va-t’en à Albéric. Je cite ce proverbe en valencien, afin de donner une idée de l’analogie qui existe entre notre langue et ce dialecte, qui dérive de l’ancienne langue limousine. Quant aux noms de localités, la plupart, dans le royaume de Valence, rappellent bien plus une origine arabe que valenciennes ou espagnole : il suffit, pour en donner une idée, de citer les noms de Beni-Muslem, Beni-Mamet, Beni-Parrell, Beni-Farraig, Alfafar, Algemeci, et tant d’autres qui n’ont pas varié depuis plus de huit siècles.

Nous venions de traverser le grand canal appelé Acequia del rey, dont les eaux vont se perdre dans l’Albuféra ; bientôt après, le magnifique lac nous apparaît dans toute son étendue, encadré à l’horizon parla Sierra escarpée de la Falconera et par la montagne de Monduber, qui passe pour une des plus élevées du royaume de Valence.

Musiciens ambulants.

Rien ne saurait peindre l’animation extraordinaire qui régnait sur les bords du lac : il faut avoir vu cette fête populaire pour se faire une idée de l’entrain et de la gaieté du caractère des Valenciens. Malgré l’heure peu avancée, la foule était déjà compacte : de nombreux groupes s’étaient formés çà et là ; les uns cherchaient un peu d’ombre sous les tartanas ; d’autres s’étaient bravement installés en plein soleil, et faisaient honneur, mais avec la frugalité tradi tonnelle des Espagnols, à un déjeuner champêtre arrosé de vin noir, qui sortait des outres de cuir sous la forme d’un mince filet. Les petits marchands ambulants débitaient leur orchata de chufas, ou leur agua de cebada, eau d’orge refroidie dans la neige, et d’autres rafraîchissements, accessoires inévitables de toute fête espagnole. Pendant ce temps-là, les aveugles lais aient bourdonner les guitares et grincer les citaras, soit pour accompagner quelque complainte larmoyante, soit pour servir d’orchestre à quelques groupes de danseurs, en marquant le rhythme saccadé de la Jota aragonesa, ou de la Rondalla valencienne.

Quant aux chasseurs, on les voyait çà et là occupés à préparer leurs armes, car on entendait dire de tous côtés que la grande battue, batida, n’allait pas tarder à commencer. Vers le milieu du lac, nous apercevions de place en place comme de grandes taches noires qui s’étendaient sur plusieurs centaines de mètres de longueur ; c’étaient des bandes d’oiseaux aquatiques, tels que des canards sauvages, des macreuses, qu’on appelle ici des cercetas, et une quantité d’autres volatiles d’espèces plus ou moins rares, qui se reposaient tranquillement sur la surface de l’eau, sans se douter de la guerre acharnée qu’on allait leur faire.

Le signal de monter en bateau nous fut enfin donné ; toutes les embarcations se mirent en mouvement avec beaucoup d’ordre, et commencèrent à se diriger vers le centre du lac en formant une ligne immense. À mesure que nous avancions, les bateaux qui formaient les deux extrémités de la ligne se rapprochaient peu à peu, en décrivant une courbe, de manière à envelopper le gibier. Une des bandes, composée de plusieurs milliers d’oiseaux, s’éleva d’abord en l’air, et s’étendit comme un grand nuage noir qui se détachait sur le bleu du ciel. Des décharges répétées, semblables à des feux de tirailleurs, ne tardèrent pas à se faire entendre dans plusieurs directions et à devenir de plus en plus nombreuses, à mesure que le cercle formé par les embarcations allait se rétrécissant. Les oiseaux continuaient à s’envoler par milliers, et notre tour de les saluer au passage arriva enfin. Notre première décharge abattit quelques macreuses au plumage d’un noir brillant et quelques canards sauvages. Bientôt le gibier, pourchassé de tous côtés et obligé de forcer la ligne des chasseurs, devint encore plus abondant ; nous avions à peine le temps de ramasser les victimes et de recharger nos fusils.

Après une fusillade longtemps prolongée, les oiseaux avaient fini par chercher un refuge vers les extrémités opposées du lac ; mais leur repos ne fut pas de longue durée : les embarcations se formèrent de nouveau en ligne et se dirigèrent vers les points ou s’étaient abattus les volatiles, qui n’en pouvaient mais. La petite guerre recommença de plus belle, et la même manœuvre plusieurs fois répétée, força de nouveau le gibier à passer à portée de nos coups. Mais un incident inespéré qui marqua une des dernières battues, fut la mort d’un phénicoptère qui tomba sous le plomb de Doré, et qui mesurait plus d’un mètre de longueur. Ce beau succès lui valut beaucoup de félicitations de tous nos voisins, qui s’empressèrent de le proclamer un très-adroit chasseur, muy diestro cazador.

Chasse aux phénicoptères sur le lac d’Albuféra.

En somme, notre chasse avait été très-fructueuse : un nombre respectable d’oiseaux de passage, dont plusieurs nous étaient tout à fait inconnus, étaient rangés au fond de notre barque. La plus grande partie des embarcations avait déjà gagné le rivage, et c’était à qui rejoindrait le plus vite sa tartane, car le jour commençait à baisser. Quant à nous, qui avions obtenu pour le lendemain la permission de continuer notre chasse sur les bords du lac et d’y joindre une partie de pêche, nous avions résolu d’aller coucher à Cilla, petit bourg à peu de distance. Arrivés à la posada, nous nous empressâmes de remettre à notre posadero notre gibier, sur lequel nous comptions pour faire un excellent souper ; il nous le servit, en effet, nageant dans des flots de sauce à l’huile rance. Aussi ce repas nous est resté dans la mémoire comme un des plus détestables qu’il nous soit arrivé de faire en Espagne.

Le lendemain, dès le point du jour, Doré vint nous réveiller. Ses succès de la veille l’empêchaient de dormir, et nous l’avions surnommé le tueur de phénicoptères ; mais il lui tardait de se mesurer avec les lapins, qu’on nous avait dit être assez abondants entre l’Albuféra et la mer. Nous nous remîmes donc en marche, et nous ne tardâmes pas à arriver au bord du lac, qui avait repris sa tranquillité si troublée la veille. De nombreuses bandes d’oiseaux se dessinaient çà et là sur sa surface bleue, comme de longues lignes noires, et personne ne se fût douté qu’on en eût tant détruits la veille. Chemin faisant je racontai à Doré un genre de chasse pratiqué autrefois sur l’Albuféra.

Suivant le récit d’un voyageur allemand, nommé Fischer, imprimé à Leipsick vers le commencement de ce siècle, les fusils étaient alors ingénieusement remplacés par des obusiers qu’on déchargeait sur les volées d’oiseaux qui s’élevaient en l’air. Nous regrettâmes infiniment de ne pouvoir mettre en pratique le moyen à la fois si simple et si expéditif indiqué par le compatriote du baron de Munchausen.

Une des plus ravissantes promenades qu’on puisse faire dans les environs de Valence, c’est de suivre les bords de l’Albuféra ; seulement cette excursion n’est guère praticable qu’en hiver ou en automne.

Le lac d’Albufera.

La chaleur qui règne pendant l’été est vraiment tropicale, et en outre, les innombrables moustiques qui pullulent pendant cette saison rendent alors ces parages tout à fait inhabitables. Aussi les maisonnettes aux murs blanchis à la chaux, casas de recreo, qui servent de rendez-vous de chasse aux habitants de Valence et des villes environnantes, sont-elles toujours abandonnées pendant les mois les plus chauds de l’année : les pêcheurs eux-mêmes sont obligés, à l’époque des grandes chaleurs, d’aller coucher dans des villages à quelque distance, sous peine d’être dévorés par des nuées de mosquitos.

Tout en longeant les bords du lac, et en tirant çà et là les bécassines, sarcelles, et autres oiseaux que nous forcions à quitter les roseaux touffus où ils se cachaient, nous arrivâmes à la dehesa, où notre ami qui nous servait de guide nous avait promis que nous trouverions quelques lapins. Cette langue de sable, qui a tout au plus une demi-lieue de large sur une longueur de plus de trois lieues, sert de séparation entre les eaux de l’Albuféra et celles de la Méditerranée, et peut se comparer exactement au Lido, qui s’élève entre l’Adriatique et les lagunes de Venise.

La dehesa, élevée de quelques pieds seulement au-dessus du niveau de la mer, est un terrain complétement inculte, comme l’indique son nom, qui sert ordinairement à désigner les terres abandonnées qu’on rencontre dans certaines parties de l’Espagne. Les pins rabougris, les lentisques, les térébinthes, les daphnés sauvages aux fleurs embaumées y croissent en abondance au milieu de joncs appelés alfalfa, et de ronces épaisses qui servent d’abri au gibier, et font de cet endroit un des meilleurs terrains de chasse qu’on puisse voir.

Nous suivîmes la dehesa dans toute sa longueur, et nous fîmes ainsi quatre bonnes lieues en comptant les détours, tirant de temps à autres quelques lapins que nous faisions lever, ainsi que les bécasses et les perdrix rouges sur lesquelles tombait en arrêt notre unique chienne, qui avait nom Paloma. Nous approchions de l’extrémité du lac, et nous avions dépassé le canal au moyen duquel il communique avec la mer.

Depuis quelque temps déjà nous marchions en silence quand nous entendîmes retentir deux coups de fusil, plusieurs fois répétés par les échos voisins ; au bout d’un instant nous aperçûmes Doré qui accourait vers nous d’un air triomphant, tenant un lapin à chaque main. Il venait de terminer notre chasse par un coup double superbe, que Charles X lui-même n’eût pas désavoué.

Ce bel exploit le dédommagea un peu de l’absence des phénicoptères, qu’il cherchait en vain depuis le matin, et dont il avait grande envie de tuer quelques-uns pour continuer à mériter le surnom que nous lui avions décerné.

En outre, voulant nous dédommager du souper nauséabond que nous avions fait la veille, il s’était promis de nous faire servir un plat composé de langues de cet oiseau, mets si estimé chez les Romains, et qui figurait, nous dit-on, dans les repas d’Apicius, de Caligula et d’Éliogabale.

Fatigués par plusieurs heures de marche et par la chaleur qui, malgré la saison avancée, commençait à devenir suffocante, nous terminâmes notre journée en assistant à une partie de pêche, pour laquelle nous avions donné rendez-vous à un pescador de Sueca, petite ville située à la pointe méridionale du lac.

La pêche de l’Albuféra n’est pas moins abondante que la chasse : elle approvisionne le marché de Valence d’une quantité de poissons, et particulièrement d’anguilles ; nous en prîmes un assez grand nombre, ainsi que des poissons appelés llobarros, qui nous parurent être les mêmes que les loups qu’on pêche sur les côtes de Provence. Mais c’est pendant les nuits sombres que se font les plus belles pêches, d’après ce que nous assura notre brave pescador, et principalement lorsqu’un vent d’est vient se joindre à l’obscurité de la nuit : alors les anguilles se prennent par centaines, et les nasas, espèces de grands réservoirs ovales en osier, dans lesquels on conserve les poissons, ne sont pas assez larges pour les contenir.

Il était temps de dire adieu aux plaisirs du sport valencien ; je proposai donc à mes compagnons d’aller passer la nuit à Cullera, jolie petite ville près de l’embouchure du Jucar. De là nous devions nous rendre à Alcira et à Carcagente, et nous reposer de nos fatigues à l’ombre de leurs bois d’orangers, si célèbres dans le pays. Ce plan fut adopte l’unanimité ; nous montâmes de bon matin dans une tartane que nous avions frétée la veille, et après avoir cheminé pendant quelques heures en vue de Jucar, dont les eaux apportent la fertilité dans toute la contrée, nous vîmes les bois d’orangers dessiner à l’horizon leur grande masse d’un vert sombre, et nous entrâmes dans Alcira.

Marchand, à Alcira.

Les environs de cette ville, ainsi que ceux de Carcagente, autre petite ville qui n’est qu’à une petite distance, ont le privilége d’approvisionner Paris de la plus grande partie des oranges qui s’y consomment, et que les petits marchands vont criant dans les rues de la capitale sous le nom de la belle Valence !

Du reste on se tromperait bien si on croyait que, sous un si beau climat, la culture des orangers n’exige pas des soins très-attentifs et presque de chaque instant. D’abord, ces arbres ne prospèrent pas dans tous les terrains indistinctement : les champs qui leur conviennent le plus particulièrement sont ceux d’une nature sablonneuse et légère. Des arrosages assez fréquents sont nécessaires : ils doivent avoir lieu environ tous les vingt jours pendant la belle saison, c’est-à-dire depuis la fin de février jusqu’à la fin de novembre. Ces arrosages, qui se font au moyen de canaux d’irrigation et d’un très-grand nombre de norias, ne sont pas pratiqués pendant l’hiver, à moins qu’il n’y ait, pendant cette saison, des sécheresses exceptionnelles. Une grande abondance d’engrais est également indispensable à la terre, qui doit être fumée au moins trois fois par an. Les vents trop forts sont redoutés des cultivateurs, et, pour abriter les orangers trop exposés, ils élèvent des remparts au moyen de cyprès plantés très-drus, ou de ces grands roseaux si communs en Espagne, qu’on appelle cañas. Du reste les propriétaires du pays savent parfaitement par expérience que les arbres ne rendent qu’en proportion des soins qu’on leur donne.

Les oranges de Carcagente.

Les orangers cultivés en plein air dans le royaume de Valence sont de deux espèces différentes : ceux qu’on obtient en semant les pepins, et qu’on appelle naranjos de semilla ; puis les naranjos enjertados, c’est-à-dire greffés. On assure que ces derniers produisent des fruits beaucoup plus savoureux ; mais qu’ils vivent beaucoup moins longtemps, et qu’ils n’atteignent pas une hauteur égale à celle des naranjos de semilla. Ceux-ci s’élèvent quelquefois jusqu’à vingt-cinq pieds et durent, dit-on, jusqu’à une centaine d’années, et quelquefois même bien davantage. Du reste, les orangers qu’on cultive chez nous, dans les serres tempérées, peuvent dépasser cet âge. Je citerai comme exemple celui de Versailles, connu sous le nom d’oranger de François Ier, ou du Grand-Connétable, qu’on dit avoir été semé à Pampelune en 1421, puis acheté par le connétable de Bourbon, et transporté successivement à Chantilly, à Fontainebleau et à Versailles.

On prend comme boutures, pour les orangers qu’on destine à être greffes, des tiges de citronnier ou de poncire, parce qu’elles prennent très-facilement. On les greffe en écusson, depuis le mois d’avril jusqu’au mois de juin, quand les sujets ont atteint à peu près la grosseur du pouce. Les orangers qu’on obtient par ce moyen ne vivent guère au delà d’une trentaine d’années, mais en revanche ils sont un peu plus précoces que les autres.

Il est rare que les orangers commencent à donner des fruits avant l’âge de cinq ans ; quand ils sont arrivés à la période de leur plein rapport, ils donnent tous les ans jusqu’à deux mille oranges ; un naturaliste espagnol, qui a publié un très-beau livre sur l’histoire naturelle du royaume de Valence, Cavanilles, assure même qu’on en a compté jusqu’à cinq mille sur un seul arbre. Ordinairement les fruits acquièrent d’autant plus de grosseur que l’arbre est plus jeune, et en produit moins. Ceux qu’on cueille sur des orangers déjà vieux ont, en général, la peau beaucoup plus mince, et donnent un jus plus sucré.

Les oranges ne commencent guère à prendre leur belle couleur jaune avant le mois de novembre ; cependant, il s’en faut bien qu’alors elles soient arrivées à leur maturité. Celles qu’on nous envoie, et dont il se consomme une si grande quantité en France au mois de janvier, ne supportent le transport que parce qu’elles ne sont pas encore mûres, autrement elles arriveraient en grande partie gâtées.

Pour manger des oranges véritablement savoureuses, il faut les cueillir soi-même sur l’arbre au printemps, et surtout au mois de mai. Les gourmets savent choisir, comme les meilleures, celles dont l’écorce présente, vers le point opposé à la queue, un petit cercle d’un jaune pale, d’où suinte une espèce de suc légèrement visqueux : c’est un signe certain pour reconnaître que le fruit est arrivé à une parfaite maturité.

C’est principalement pendant les mois d’avril et de mai, qu’il faut visiter les beaux naranjales de Carcagente et d’Alcira. Alors les orangers, qui conservent encore une partie de leurs fruits, sont en même temps couverts de ces fleurs auxquelles un poëte florentin du seizième siècle, Luigi Alamanni, donne la palme sur toutes les autres fleurs, dans le poëme de la Coltivatione, qu’il dédia au roi François Ier :

Il fior d’Arancio, che d’ogni fiore e il re.

On ne peut se faire une idée de l’intensité du parfum que répandent les orangers ; c’est surtout pendant les soirées tièdes qu’il se fait sentir avec le plus de force, et à des distances vraiment incroyables ; suivant un proverbe connu dans le pays, on sent leur odeur bien avant que l’œil puisse les apercevoir. Les fleurs sont tellement abondantes que lorsqu’un vent un peu fort les a fait tomber, elles couvrent la terre d’une épaisse couche blanche, semblable à de la neige. On les recueille sur de grands draps de toile, et elles représentent encore un produit assez important, car chaque oranger fournit en moyenne douze ou quinze kilogrammes de fleurs.

La culture des orangers constitue donc la principale occupation des habitants, et elle est pour le pays une véritable source de prospérité. Un des plus riches propriétaires de Carcagente, nous assurait qu’il existe, tant sur le territoire de cette ville que sur celui d’Alcira, plus de six cents naranjales ou jardins d’orangers, et que le produit des années ordinaires s’élève à plus de deux cent cinquante mille arrobas, qui représentent environ trois millions cent vingt-cinq mille kilogrammes. Or, comme il faut en moyenne six ou sept fruits pour former un kilogramme, ces deux villes réunies produisent annuellement plus de vingt millions d’oranges, ce qui fait un total des plus appétissants.

Les oranges une fois cueillies, il s’agit de les classer suivant leur grosseur : on se sert pour les mesurer, d’anneaux de différents calibres, et on les range dans tel ou tel choix, suivant le diamètre des anneaux à travers lesquels elles peuvent passer. Ce classement opéré, on les met dans des caisses de bois blanc de forme allongée, en ayant soin qu’elles dépassent un peu la surface, de manière qu’elles bombent légèrement au milieu ; ensuite on ajoute le couvercle, et pendant qu’un ouvrier est occupé à le clouer, un autre se tient debout sur la caisse, afin que les oranges, fortement comprimées, soient tassées autant que possible, et qu’il ne se produise pas de ballottage pendant le trajet. Cette opération terminée, on envoie les caisses au chemin de fer qui les transporte à Valence, et de là elles sont expédiées à Marseille par les bateaux à vapeur ; d’autres sont embarquées dans les petits ports du littoral.

Bien que le feuillage des orangers forme une voûte épaisse, à peu près impénétrable aux rayons du soleil, on ne laisse pas de cultiver dans les naranjales toutes sortes de légumes, et même des céréales comme le blé, l’avoine et le maïs, qui croissent parfaitement à l’ombre sous cet admirable climat.

Paysans des environs de Carcagente.

Chaque jardin est ordinairement accompagné d’une petite casa de recreo, simplement meublée, qui sert au propriétaire pour les déjeuners ou les rendez-vous de campagne. Une particularité qui nous frappa, c’est que les pourceaux, lorsqu’on les laisse pénétrer au milieu des naranjales, ne se montrent nullement friands des oranges, qui se trouvent presque toujours sous les arbres en assez grande abondance. Un pareil dédain nous étonna beaucoup de la part de ces animaux, qui ne passent pourtant pas pour être des plus difficiles sous le rapport de la nourriture ; on aurait bien pu leur confier en toute sécurité la garde des pommes d’or du jardin des Hespérides.

La côte de la Méditerranée, entre Valence et Alicante, se trouvant tout à fait en dehors des itinéraires consacrés, n’est que très-peu connue ; cependant elle mériterait d’être plus souvent visitée par les touristes : les montagnes boisées, les vallées à la végétation presque tropicale des environs de Gandia, de Denia et de Javea n’ont rien à envier à Castellamare, à Amalfi, à Sorrente, et aux autres sites si vantés de la côte napolitaine.

C’est par la huerta de Gandia que nous commençâmes notre excursion dans cet Éden des poëtes espagnols, dans ce paradis terrestre des Arabes d’Occident. Beaucoup moins étendue que celle de Valence, cette huerta offre peut-être une végétation encore plus luxuriante, et le climat y est, dit-on, plus tempéré. Cette contrée était renommée pour la culture de la canne à sucre dès le temps des rois arabes de Valence, et il y existait alors beaucoup de moulins à sucre. Aujourd’hui même on y voit encore quelques champs où sont cultivées les cañas de azucar, qui acquièrent sous ce beau climat tout leur développement et une complète maturité. Les orangers, les figuiers, les grenadiers et une infinité d’autres arbres à fruit y forment d’épais ombrages ; les caroubiers, très-nombreux dans le pays, sont cultivés principalement sur les coteaux, et dépassent quelquefois la grosseur des plus gros chênes : leur feuillage, d’un beau vert foncé, contraste d’une manière très-heureuse avec la teinte grisâtre et un peu triste de celui des oliviers.

Mais une plante qu’on remarque souvent dans les environs de Gandia, où elle atteint des proportions extraordinaires, c’est l’aloès ou agave d’Amérique, qu’on retrouve du reste dans tout le sud de la Péninsule. Ici la pita, ainsi que l’appellent les Espagnols, ne sert pas seulement, comme partout ailleurs, pour la clôture des champs, dont ses feuilles acérées interdisent l’entrée aux bestiaux, mieux que ne le ferait la meilleure barrière ; cette plante se multipliant d’une manière vraiment prodigieuse, surtout dans les terrains secs, les habitants utilisent les feuilles pour en extraire les filaments très-tenaces qu’elles contiennent. On les coupe très-près de la racine, en ayant soin de choisir celles du dehors, qui deviennent très-dures ; car celles de l’intérieur sont trop tendres pour qu’on puisse les employer.

Nous fûmes témoins de cette préparation, qui est des plus simples, et dont Doré put à son aise faire un croquis, au grand étonnement des braves paysans, qui ne pouvaient comprendre que nous prissions tant d’intérêt à leur travail. Ils commencent d’abord par écraser les feuilles sur une pierre ; ensuite ils en réunissent quelques-unes en un faisceau, qu’ils lient au moyen d’une ficelle. L’ouvrier a devant lui une espèce de table de forme allongée, disposée comme un plan incliné : à la partie supérieure se trouve un crochet de fer auquel il accroche le paquet de feuilles ; il commence ensuite, à l’aide d’une barre de fer, à les presser avec force, pour séparer la partie filamenteuse de la partie charnue. Cette pression renouvelée plusieurs fois, il lave les fibres et plusieurs reprises pour les débarrasser de tous les corps étrangers ; il n’a plus ensuite qu’à les faire sécher au soleil.

Préparation de l’aloès.

Le fil d’aloès est employé a des usages très-variés ; on en fait surtout des cordes qui servent au harnachement des chevaux ; on les emploie également pour les alpargatas ou espardines, espèces de sandales tressées que portent les paysans.

Les feuilles d’aloès, coupées en petits morceaux, servent encore à la nourriture des bœufs ; elles atteignent quelquefois près de deux mètres de longueur, et l’espèce de hampe ou de tige élancée qui s’élève au milieu de la plante et qui se termine par une large pyramide de fleurs jaunes, arrive souvent jusqu’à quatre ou cinq mètres de haut. Les tiges transversales, qui supportent les fleurs, sont disposées d’une manière très-élégante, comme les branches d’un lustre, et rappellent assez exactement l’aspect du fameux chandelier à sept branches du temple de Jérusalem qu’on voit sur un bas-relief de l’arc de triomphe de Titus, à Rome.

La petite ville de Gandia était autrefois la capitale d’un duché qui fut donné aux Borgia, en 1485, par Ferdinand le Catholique. On sait que cette célèbre famille, qui compta parmi ses membres deux papes et un saint, était d’origine espagnole ; elle doit son nom à la petite ville de Borja, en Aragon, et s’appelait ainsi avant de s’être fixée en Italie.

L’ancien palais des ducs est le seul monument remarquable que renferme Gandia : c’est une vaste construction, qui n’a conservé d’autres traces de sa splendeur passée que des restes de dorures et quelques azulejos ou carreaux de revêtement en faïence, peints à Manises, près Valence, et représentant des fleurs et des oiseaux. Grace à la générosité du duc actuel de Gandia, vingt-cinq familles sont logées gratuitement dans ce palais.

De Gandia à Denia, la distance est très-courte, et nous voulûmes faire cette promenade à pied. Nous avions la Méditerranée à notre gauche, bleue et calme comme un lac ; à droite, le paysage offrait les aspects les plus variés, et aurait inspiré des chefs-d’œuvre à Français et à Théodore Rousseau. Denia doit son nom à un temple qui était consacré à la célèbre Diane d’Éphèse : les souvenirs de l’antiquité sont encore très-vivants dans toute cette contrée : le nom de Sertorius y est presque populaire ; on nous fit voir une tour en ruine ; elle porte encore, depuis tant de siècles, le nom du célèbre général romain, qui avait fait de Denia une de ses principales stations navales.

Au-dessus de la ville s’élève presque à pic une montagne rocheuse de plus de trois mille pieds de haut, appelée el Mongo ; on nous recommanda beaucoup d’en faire l’ascension : en effet, la vue sur la mer et sur la huerta, dont les vignobles s’étendent à perte de vue, est réellement splendide ; le petit port de Denia, vu à vol d’oiseau, avec ses barques aux voiles latines blanches et effilées, nous faisait l’effet d’un plan en relief.

Ce port serait presque abandonné sans les denias, qui constituent la richesse, et à peu près le seul commerce du pays. Ces denias sont d’énormes raisins secs provenant des ceps plantureux de la huerta, et qu’on exporte dans différents pays, où ils sont quelquefois vendus comme raisins de Malaga. La manière dont on les prépare est assez curieuse : on les trempe à trois reprises dans de la lessive bouillante en ne les laissant chaque fois qu’un temps très-court, opération qui a pour résultat de les faire gonfler ; après quoi on les suspend simplement au soleil pour les faire sécher. Les raisins ainsi préparés sont appelés lejias, d’un mot espagnol qui signifie lessive ; ils sont moins estimés que ceux qu’on appelle pasas del sol, et qu’on fait sécher au soleil sur la plante même ; pour cela, on coupe la queue à moitié, de sorte que la grappe reste suspendue, et se dessèche sans que la séve puisse y arriver. C’est la méthode généralement employée à Malaga. Les environs de la ville produisent également des oranges et des grenades en abondance : lors de notre passage, le port était encombré de ces fruits, qu’on entassait dans de grandes barques prêtes à faire voile pour Marseille.

En quittant Denia pour nous rendre à Alcoy, — toujours en tartane, car ici on ne voyage guère autrement, nous traversâmes la petite ville d’Oliva, et, laissant sur notre gauche la haute chaîne de montagnes qui sépare en deux la province d’Alicante, nous continuâmes notre excursion à travers une contrée aussi riche que celle que nous venions de traverser, et ne formant jusqu’à Alcoy qu’un immense verger : de temps en temps, quelques palmiers élèvent leurs cimes élégantes au-dessus des orangers, des mûriers et des grenadiers ; la récolte des caroubes venait d’avoir lieu, et on en voyait des guirlandes suspendues aux murs blanchis la chaux des barracas, qu’un soleil africain faisait briller au milieu de la verdure. Les barracas, habitations des paysans, n’ont qu’un rez-de-chaussée, et sont couvertes de chaume ou de joncs provenant des bords de l’Albuféra : il n’y en a pas une dont le toit ne soit surmonté de la Cruz de Caravaca. Cette croix, si fameuse dans le pays, et à laquelle on attribue de si grands miracles, tient son nom d’un lieu de pèlerinage très-fréquenté, qui se trouve dans la province de Murcie : elle est à deux traverses de grandeur inégale, et a tout à fait la forme de la croix de Lorraine.

La forêt d’Elche, près d’Alcoy.

Alcoy est une assez grande ville, très-agréablement située au pied des montagnes, dans une contrée des plus accidentées : il y règne une grande activité, qui contraste singulièrement avec le calme auquel on s’habitue à Valence. Les manufactures d’étoffe de laine doivent y être très-nombreuses, si on en juge par le nombre d’ouvriers qu’on rencontre, la figure et les mains barbouillées de teinture de couleurs ; mais la grande industrie d’Alcoy, industrie populaire par excellence et vraiment nationale, c’est la fabrication du papel de hilo : il est bien peu de gens en Espagne, jeunes ou vieux, riches ou pauvres, qui ne roulent entre leurs doigts le papelito ; offrir à quelqu’un le cigarillo ou cigarro de papel, c’est la manière la plus naturelle d’entrer en conversation. Le papel de Alcoy jouit donc de la plus grande réputation, et se répand dans les parties les plus reculées de l’Espagne, et même à l’étranger. On nous assura que les diverses fabriques de la ville en produisaient chaque année environ deux cent mille rames, ce qui représente un total de plus de cent millions de cahiers de papier à cigarettes. Ces libritos de fumar, comme on les appelle ici, sont découpés très-rapidement au moyen d’une machine très-ingénieuse, inventée par un habitant d’Alcoy. Les libritos les plus estimés des amateurs portent la marque du caballito, petit cheval représenté sur la couverture. Les autres fabriques de papier à cigarettes mettent également leur marque sur la couverture des libritos ; assez souvent cette marque se compose de noms d’animaux, tels que le chat-angora, la panthère, et même le mégathérium. D’autres ont pour enseigne la Libertad, la Moralidad, la Independencia espanola ; nous en avons remarqué qui représentaient O’Donnell et Espartero se donnant la main, avec cette légende au-dessous : Union liberal de Espana.

Parmi les infiniment petites industries qui s’exercent en Espagne, celle des vendeurs de libritos peut être signalée comme une des plus pittoresques. Ces industriels en plein vent sont presque toujours des enfants ou des vieillards, et leur mise de fonds, aussi peu compliquée que celle de leurs confrères les marchands d’eau et les marchands de feu, se compose simplement d’une petite boîte suspendue au cou avec une ficelle, et dans laquelle s’étalent quelques cahiers à la couverture jaune, rouge ou blanche.

Le jour de notre arrivée à Alcoy, la ville présentait un aspect tout à fait inaccoutumé : les habitants allaient et venaient d’un air affairé ; çà et là des groupes se formaient, et on y causait avec une animation qui annonçait qu’il se préparait quelque chose d’extraordinaire. Des tartanes, des galères et des carros s’arrêtaient aux posadas, et nous voyions de nombreux paysans sortir des véhicules où ils étaient empilés ; l’épaisse couche de poussière qui blanchissait leurs vêtements nous faisait supposer que le voyage avait été long. En effet, il y en avait parmi eux qui portaient le costume des paysans de la huerta d’Alicante, et nous reconnûmes même des Murciens à la peau bronzée, coiffés de la montera de velours noir, et portant, comme les Valenciens, de larges caleçons flottants de toile blanche.

Tout cela donnait à la ville d’Alcoy un air d’entrain et de gaieté dont nous ignorions la cause : curieux de savoir le mot de l’énigme, nous nous approchâmes d’un groupe et nous demandâmes d’où venait tout ce mouvement. « Comment, nous répondit un des habitants, vous ignorez donc que c’est la fête de Saint Georges, et que c’est demain que commence la foire d’Alcoy ? Levez les yeux et lisez ce cartel, et vous verrez, par le détail des divertissements qui doivent avoir lieu, qu’il y a peu de villes qui puissent se vanter d’en offrir de pareils aux étrangers. »

Nous commençâmes alors la lecture d’une immense affiche imprimée sur papier bleu tendre, qui pouvait bien avoir près de deux mètres de hauteur ; en tête se lisaient ces mots en capitales énormes : Feria de Alcoy, puis venait le détail des funciones ou cérémonies.

En Espagne le mot funcion est d’une élasticité extraordinaire, et s’applique aux cérémonies du genre le plus différent : une course de taureaux, une exécution capitale, un enterrement somptueux, funcion ; s’il y a dans une église quelque grande fête en honneur d’un saint, si un théâtre donne une représentation extraordinaire, c’est encore une funcion.

La première funcion annoncée sur l’affiche était une corrida de novillos : une fête espagnole ne serait pas complète sans une course de taureaux. Bien que cette corrida ne fût pour nous que d’un intérêt médiocre après les deux beaux combats que nous venions de voir à Valence, nous nous proposâmes cependant d’y assister ; car après avoir vu l’élite des toreros se mesurer avec les plus terribles bichos des pâturages de l’Andalousie, nous n’étions pas fâchés de voir aussi des comparses de la tauromachie combattre de jeunes taureaux à peine formés.

Le programme de la fête comprenait encore un feu d’artifice, castillo de fuego ; mais ce qui nous parut le plus intéressant était l’annonce d’un simulacre de combat entre les Mores et les chrétiens, combat qui devait durer plusieurs jours. Nous prîmes donc sans tarder nos dispositions pour ne rien perdre de cette cérémonie, qu’on nous avait recommandée comme une des plus curieuses et des plus attrayantes parmi les réjouissances populaires de l’Espagne.

Ch. Davillier.

(La suite à une autre livraison[2].)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 289, 305, 321 et 337.
  2. Des travaux considérables commencés, entre autres l’illustration du Don Quichotte (2 vol. in-fol., librairie Hachette), n’ont permis à M. Gustave Doré d’avancer beaucoup, en 1863, sa part de collaboration du Voyage en Espagne ; mais il promet aux lecteurs du Tour du monde plusieurs livraisons pour 1864.