Voyage en Espagne (Doré et Davillier)/07

Croquis fait à la fête d’Alcoy.


VOYAGE EN ESPAGNE,

PAR MM. GUSTAVE DORE ET CH. DAVILLIER[1].

D’ALCOY À ORIHUELA.

1862. — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


La fête de saint Georges à Alcoy ; un combat entre les chrétiens et les Mores. — Jativa. — Almanza. — Albacete : Navajas, cuchillos et puñales.

La fête nationale qu’on célèbre tous les ans à Alcoy, en honneur de saint Georges, patron de la ville, piquait vivement notre curiosité : déjà nous avions assisté à des fêtes populaires du même genre, notamment à celle qui a lieu le 11 mai de chaque année à Soller, dans l’île de Majorque. Une particularité à noter dans ces cérémonies, c’est que les Mores y jouent un très-grand rôle, rôle qui consiste principalement à recevoir des horions de la part des chrétiens ; mais nulle part elles n’ont tant d’éclat qu’à Alcoy. Il paraît qu’en 1257 la ville fut attaquée par les infidèles, et serait tombée entre leurs mains sans la miraculeuse apparition de saint Georges, qui combattit en personne dans les rangs des chrétiens.

La veille de la fête du saint, chaque village de la Comarca ou district d’Alcoy, envoie une députation de musiciens qui, après s’être réunis devant la maison de l’ayuntamiento, parcourent dès le matin les rues de la ville pour annoncer la cérémonie du lendemain : cet orchestre, d’un genre tout particulier, se compose principalement de dulzaynas, petits hautbois d’un son criard, assez semblables à l’instrument des pifferari romains ou napolitains ; on y voit aussi des tambours, des trompettes, des bandurrias, des citaras, et l’inévitable guitare. À la suite des musiciens, on voit défiler le cortége des chrétiens et celui des Mores qui doivent figurer dans la grande lutte du lendemain.

La fête commence par le défilé du clergé, qui fait son entrée dans la ville, et se rend processionnellement à la Plaza mayor, sur laquelle on a élevé un château fort, — castillo, — en planches recouvertes de toile peinte. Le clergé pénètre dans le castillo, devant lequel vient défiler le cortége des chrétiens et des Mores, les uns à pied, les autres à cheval, armés de pied en cap et munis de tous les harnois de guerre et de campement. Après avoir parcouru la ville, les deux troupes ennemies se débandent et se divisent en différents groupes, qui vont exécuter les danses nationales devant la demeure de l’alcalde et chez d’autres personnages de distinction.

Le lendemain, les différentes députations parcourent de nouveau les rues, musique en tête, et se rendent à l’ayuntamiento, où les attendent les autorités constituées ; celles-ci, fermant la marche, se joignent au cortége, qui se rend en procession à l’oratoire de Saint-Jacques ; on en retire l’image et les reliques du saint, et on les transporte en grande pompe à l’église paroissiale, où se célèbre une grand’messe en musique, après quoi on les ramène à l’oratoire avec le même cérémonial.

Arrive enfin le troisième jour, où a lieu le simulacre de combats entre les chrétiens et les infidèles, et qu’on appelle el alarde, mot qui vient sans doute de l’arabe et qui signifie la revue ou la parade. Dès le matin, les troupes des deux camps ennemis se réunissent sur la Plaza mayor, les chrétiens d’un côté, les Mores de l’autre ; ceux-ci se retirent bientôt en bon ordre et se dirigent vers une des portes de la ville, dont ils se proposent de faire le siége : ayant choisi en dehors des murs l’emplacement de leur camp, ils envoient un parlementaire au commandant des troupes chrétiennes ; ce parlementaire, monté sur un cheval magnifiquement harnaché, se dirige vers le castillo, et, après avoir salué à la manière orientale le chef ennemi, lui remet le pli dont il est chargé. Celui-ci en prend connaissance, mais il le déchire en morceaux et déclare qu’il ne consentira jamais à capituler avec les ennemis du nom chrétien. L’envoyé se retire et va rendre compte aux siens de ce refus, qui sert de prétexte à une grande ambassade officielle, à laquelle prennent part ceux des figurants qui portent les plus riches costumes. Le chef de l’ambassade est introduit, les yeux bandés, auprès du général chrétien, et lui adresse un discours assez long, pour l’engager à se rendre ; mais celui-ci refuse avec indignation et l’ambassadeur se retire, suivi de tous les siens, menaçant de mettre bientôt la ville à feu et à sang.

Chacun se prépare donc au combat, et les Mores ne tardent pas à entrer dans la ville : ils sont reçus par de nombreuses décharges de mousqueterie, moyen de défense qui nous parut un peu risqué, car il ne faut pas oublier que l’action se passe en 1257. Cependant cet anachronisme ne semble pas trop effrayer les Mores, qui continuent à s’avancer en bataillons serrés et obtiennent, pour commencer, quelques avantages. Le général chrétien encourage ses troupes de la voix et du geste, et elles recommencent l’attaque en poussant le vieux cri de guerre contre les Mores : Santiago, y a ellos ! le Montjoie Saint-Denis des Espagnols du moyen âge. Néanmoins les infidèles tiennent bon ; pour les entamer, il faudra le secours de la cavalerie : le chef espagnol fait donc appel à ces preux et à ses paladins, qui viennent se ranger autour de lui en faisant caracoler leurs fougueux palefrois. Ici se place une véritable scène de carnaval : les paladins sont habillés à la antigua española, c’est-à-dire en costume du moyen âge ; ces costumes, qui laissaient beaucoup à désirer sous le rapport de l’exactitude archéologique, étaient en revanche les plus divertissants, car ils nous rappelaient assez les troubadours de pendules à la mode sous la Restauration : tunique abricot serrée sous les bras par une large ceinture à nœud bouffant, toque à crevés et bottes à retroussis, rien n’y manquait. Quant aux fougueux palefrois, ils étaient tout simplement en carton, comme ces chevaux qu’on voit chez les marchands de joujoux, et une housse tombant jusqu’à terre dissimulait à peu près les pieds des paladins.

Le costume des Mores n’était pas moins réussi : on eût cru voir des mamelouks du mardi gras, ou de ces Turcs de fantaisie au turban démesuré, à la veste courte, échancrée, ornée d’un grand soleil dans le dos, au large pantalon flottant, serré à la cheville comme les Mores que Goya a si naïvement tracés dans sa suite des combats de taureaux.

La fête d’Alcoy.

La formidable cavalerie s’ébranla donc, et fit sur-le-champ de profondes trouées dans les rangs des infidèles ; alors la mêlée devint générale, l’infanterie appuya la cavalerie, et les malheureux mamelouks furent aussi maltraités que les Autrichiens dans les batailles du Cirque-Olympique. La victoire appartenait décidément aux Espagnols : les chants de triomphe commencèrent, les prisonniers furent promenés par les rues de la ville, guitares et dulzaynas en tête, et les danses continuèrent pendant toute la soirée.

Les fêtes n’étaient pas encore terminées, car en Espagne on ne se met pas en liesse pour si peu ; le lendemain, chaque corps reconduisit les chefs jusque chez eux, et vers le milieu de la journée eut lieu une grande procession dans laquelle figuraient les mourants et les blessés du combat de la veille, qui imploraient la générosité des assistants ; le produit des offrandes fut versé le jour même dans la caisse de l’hôpital. Pour terminer la cérémonie, Mores et chrétiens, marchant deux à deux et bras-dessus bras-dessous, accompagnèrent de nouveau les reliques jusqu’à l’ermitage de Saint-Georges, et les danses recommencèrent de plus belle, toujours accompagnées de la même musique enragée et des plus bruyantes détonations des fusils et des pétards.

Paysan d’Alcoy.

Ces fêtes commémoratives dans lesquelles les Mores jouent invariablement le rôle des vaincus, sont un témoignage de la vieille haine que leur porte depuis des siècle le peuple espagnol, haine qui s’est manifestée d’une manière si frappante dans la récente guerre du Maroc ; elles n’ont pas lieu dans les provinces méridionales seulement : nous les avons vues reproduites à Madrid, avec quelques variantes, dans le cirque destiné aux combats de taureaux. Outre l’intérêt d’un souvenir historique, elles offrent un des côtés les plus curieux des mœurs populaires de la vieille Espagne, et jamais un étranger ne trouvera une meilleure occasion d’étudier les costumes de gala des habitants des campagnes, qui ne manquent pas de se rendre en foule à la grande fête nationale.

Pendant ces quatre grands jours de liesse, il fut consommé à Alcoy une incommensurable quantité de Turrones, espèce de nougat au miel et aux amandes très-renommé dans le pays, et les vendeurs d’orchata de chufas durent faire des affaires très-considérables ; car telles sont les principales consommations des fêtes populaires du midi de l’Espagne. Quant au vin et aux liqueurs, éléments indispensables de toute kermesse flamande et des réjouissances publiques de bien d’autres pays, ils ne jouent qu’un rôle très-secondaire dans les fêtes espagnoles, où il est excessivement rare de rencontrer un ivrogne : un borracho serait montré au doigt, et presque déshonoré dans la terre classique de la sobriété.

Une heure après avoir quitté Alcoy, nous traversâmes la jolie petite ville de Concentayna dans une situation charmante et où les souvenirs des Arabes abondent comme dans toute la contrée ; nous y remarquâmes surtout une de ces grandes tours carrées, construction arabe qu’on appelle el castillo, et qui fait penser à celles de l’Alhambra. Quelques heures après, nous arrivions à Jativa.

Jativa est une des villes les plus agréables qu’il y ait en Espagne, et une ville arabe par excellence. Saccagée à l’époque de la guerre de succession, elle perdit jusqu’à son nom que Philippe V remplaça par celui de San Felipe ; mais depuis son ancien nom a prévalu, et c’est le seul usité aujourd’hui. La ville est adossée a une haute montagne que couronne une ligne de vieux murs crénelés, d’un aspect des plus rébarbatifs ; la campagne, d’une admirable fertilité, s’étend à perte de vue ; océan de verdure au-dessus duquel les palmiers s’élèvent comme des mats.

Jativa est la station la plus importante du chemin de fer de Valence, chemin dont la voie unique n’est défendue par aucune espèce de barrière, mais est bordée, sur la plus grande partie du parcours, d’orangers, de mûriers et de grenadiers dont nous pouvions presque atteindre les branches avec la main, en nous penchant à la fenêtre du wagon.

Nous ne tardâmes pas à arriver au Puerto de Almanza, passage étroit entre deux montagnes, et nous quittâmes la province de Valence, pour entrer dans celle d’Albacete. À peine a-t-on franchi le Puerto, qu’on s’aperçoit d’un changement subit de climat : l’aloès, le cactus et les autres plantes méridionales disparaissent tout d’un coup pour faire place, à la végétation du nord. Nous approchions de la station d’Almanza, où la ligne de Valence vient s’embrancher avec celle de Madrid à Alicante. Quelques centaines de mètres avant d’arriver à cette station, je fis remarquer à mes compagnons de voyage un petit obélisque, qu’on avait quelque peine à distinguer à notre droite, au milieu d’une plaine que domine la voie. C’est Philippe V qui fit élever cet obélisque sur le lieu même où se livra, en 1707, la bataille d’Almanza, qui lui rendit le royaume de Valence. Cette importante bataille offrit cette particularité assez curieuse, que les troupes françaises qui obtinrent une victoire complète, étaient commandées par le duc de Berwick, un Anglais qui s’était fait naturaliser Français tandis que les troupes anglaises, auxquelles nos soldats enlevèrent cent douze drapeaux, leur artillerie et leurs bagages, étaient commandées par Henri de Buvigny, un Français protestant qui avait pris du service en Angleterre, après avoir été forcé de quitter son pays à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, édit si fatal à la France.

Une rue d’Albacete.

À part les souvenirs historiques, la petite ville d’Almanza n’offre rien de particulièrement remarquable : le vieux château démantelé qui la domine est bâti au sommet d’un énorme cône qu’on est étonné de voir s’élever isolé au milieu d’une vaste plaine : ce château avait autrefois une grande importance, car Almanza était une des clefs du royaume de Valence, qui commence à l’autre versant d’une chaîne de montagnes qu’on aperçoit à l’horizon.

Comme Albacete, le chef-lieu de la province de ce nom, n’est guère, grâce au chemin de fer, à plus de deux heures d’Almanza, nous ne voulûmes pas manquer d’y faire une courte excursion avant de continuer notre voyage vers Alicante et la province de Murcie, et nous profitâmes du train express qui se dirigeait vers Madrid. Le pays que nous traversâmes nous fit bien regretter le beau royaume de Valence, et nous donna un avant goût des plaines de la Manche et de la Castille : le climat, d’une chaleur brûlante en été, est glacial pendant l’hiver ; pas un arbre, pas une fleur, mais en revanche des chardons profusion ; chardons gigantesques, du reste, dont la fleur à son mérite au point de vue de l’ornemaniste, et dont les feuilles offrent des découpures superbes, que les artistes du moyen âge ont su mettre à profit, aussi bien en Espagne qu’ailleurs. Doré en fit quelques croquis, et il les a utilisés à merveille dans les premiers plans des gravures de son Don Quichotte.

Les champs de blé succédaient aux champs de blé, et s’étendaient à l’infini ; quelquefois un monticule nous apparaissait à l’horizon, couronné d’une rangée de moulins à vent qui nous faisaient tout naturellement penser au héro de la Manche.

Cette monotonie cessa enfin quand nous atteignîmes la station de Chinchilla : on n’aperçoit pas la ville ; mais en revanche le château, qui s’élève au sommet d’une roche abrupte, est d’un aspect tout à fait féodal, et nous reporte au moyen âge. Une demi-heure après nous étions à Albacete, et le train était à peine arrêté, que nous étions assaillis par des marchands de couteaux.

La navaja.

Albacete est à l’Espagne ce que Châtellerault est à la France, Sheffield à l’Angleterre : les navajas, les cuchillos, les puñales s’y fabriquent par milliers ; coutellerie on ne peut plus grossière, et dont l’aspect rappelle un peu celui des ouvrages arabes. La navaja est une des cosas de España : parmi les gens du peuple, il en est bien peu qui ne portent ce couteau long et effilé, soit dans la poche, soit passé dans la ceinture, ou bien encore attaché au moyen d’une ficelle à la boutonnière de la veste. Sa forme varie peu : le manche en bois est recouvert d’une plaque de cuivre ornée de quelques gravures rudimentaires, et percé çà et là de quelques trous sous lesquels brille une feuille de paillon. La lame, très-allongée et pointue comme une aiguille, est renflée par le milieu et rappelle assez bien la forme de certains poissons : quelques cannelures creusées parallèlement dans le sens de la longueur, sont peintes en rouge sang de bœuf.

Les lames d’Albacete, faites d’un fer très-grossier, n’ont aucun rapport avec les fameuses lames de Tolède ; mais, en revanche, on y voit les inscriptions les plus pittoresques gravées à l’eau-forte, et accompagnées d’arabesques d’un style à demi oriental. Quelquefois on y lit une devise empruntée aux anciennes armes castillanes, comme celle-ci, qui ne manque pas d’une certaine grandeur :

« No me saques sin razon,
« No me embaines sin honor. »

« Ne me tire pas sans raison, ne me rengaine pas sans honneur. »

Assez souvent l’inscription contient une menace fort peu rassurante pour l’adversaire :

« Si esta vivora te pica,
« No hay remedio en la botica. »

« Si cette vipère te pique, il n’y a pas de remède à la pharmacie. »

C’est sans doute cette devise, employée de préférence à toutes les autres, qui a fait donner à certaines navajas le nom de navajas del santolino, plaisanterie funèbre qui signifie couteaux de l’extrême-onction.

D’autres fois la devise n’a qu’une signification purement défensive :

« Soy defensora de mi dueño solo, y viva ! »

Ou bien encore :

« Soy defensa del honor de mi dueño. »

Les navajas sont ordinairement pourvues d’un très-long ressort en fer ; de nombreux crans, ménagés au talon de la lame, viennent frapper ce ressort quand on ouvre l’instrument, ce qui produit un petit bruit sec à peu près semblable à celui que fait un fusil ou un pistolet qu’on arme, mais beaucoup plus prolongé, puisqu’on compte quelquefois jusqu’à douze et quinze crans sur les grandes navajas : il n’est pas rare d’en voir dont la longueur dépasse un mètre ; il est vrai que celle-la ne sont que des objets de pure fantaisie, dont on ne fait pas usage : la longueur des navajas ordinaires ne dépasse guère une media vara, ou quarante-cinq centimètres environ, ce qui est déjà bien honnête pour un couteau. Les Espagnols leur donnent plaisamment le nom de cortaplumas, canif, de mondadientes, cure-dent, ou d’alfiler, qui signifie simplement une épingle.

L’art de manier la navaja a ses principes et ses règles, tout comme l’escrime, et compte des maîtres très-renommés, principalement à Cordoue. Nous eûmes un jour la curiosité de prendre dans cette ville quelques leçons d’un professeur, d’un diestro ; il nous démontra son art au moyen d’un simple jonc, qui replaçait pour nous le fleuret démoucheté. Le principal coup, le coup classique, consiste à faire sur la figure de l’adversaire une ou deux balafres avant de lui porter un coup d’estoc de bas en haut : de cette manière, si on manque son ennemi, on a du moins la consolation de lui peindre un chebek, pintar un javeque, expression qui vient sans doute de ce que la cicatrice est longue et effilée comme la voilure de ce bâtiment méditerranéen. Il n’est pas rare de voir de ces balafres sur la figure des charranes ou barateros, gens de la classe la plus infime. Quand nous arriverons à l’Andalousie, nous aurons l’occasion de revenir sur ce sujet avec plus de détails.

On tire donc en Espagne la navaja, comme chez nous on tire l’épée, et ces duels sont souvent des plus terribles : il arrive parfois que deux barateros se défient, s’enferment dans une cour étroite, et, n’ayant d’autre défense que la veste placée sur le bras gauche, se portent des coups jusqu’à ce que l’un des deux reste sur le terrain.

Le puñal espagnol ressemble beaucoup au poignard corse : quelquefois la lame est percée à jour et munie de petits crans, aimable précaution qui a pour but de déchirer la plaie et de rendre la blessure plus dangereuse.

Ici se présente une bien grave question : les Espagnoles portent-elles, suivant l’antique réputation qu’on leur a faite, le poignard à la jarretière ? On parlait bien autrefois de manolas armées de la sorte, et on les appelait même las del cuchillo en la liga, littéralement : celles au couteau dans la jarretière. Je possède un petit poignard fort mignon, un puñalico, qui porte pour devise :

« Sirvo a una dama »

seulement l’inscription n’est pas assez explicite pour nous apprendre si le poignard servait à une dame pour cet usage si intéressant… Espérons-le cependant, pour l’amour de la couleur locale !


D’Albacete à Alicante. — Le marquis de Villena. — Alicante. — Une noce à la posada. — Elche et sa forêt de palmiers. — Les dates et les palmes.

Après avoir fait à Albacete une ample provision de puñales, de navajas et de cuchillos, en ayant soin de choisir ces armes de la forme la plus féroce, et ornées des inscriptions les plus pittoresques, il ne nous restait plus rien à voir dans le Châtellerault de l’Espagne ; aussi, nous empressâmes-nous de regagner la station pour prendre le train express venant de Madrid, et nous rendre à Alicante. Nous avons conservé le souvenir d’Albacete comme de l’un des plus affreux cloaques où il soit possible de s’embourber : à vrai dire, ce ne sont pas des rues, mais plutôt des rivières de boue liquide, pendant la saison pluvieuse : à l’époque des chaleurs et de la sécheresse, la boue est remplacée par une poussière blanche et épaisse. Quoi qu’il en soit, boue ou poussière, les roues des voitures en ont jusqu’au moyeu, en sorte qu’on se trouve exposé à ces deux alternatives également désagréables : d’être noyé l’hiver ou asphyxié l’été.

Nous avons remarqué qu’il en est de même de la plupart des petites villes d’Espagne : les routes qui les traversent sont dans l’état le plus pitoyable, tandis qu’au dehors elles sont passablement entretenues. Ce fait s’explique facilement : l’entretien des routes est à la charge de l’État, tandis que celui des tronçons qui traversent les villes regarde la municipalité ; et les ayuntamientos n’ont pas l’habitude de faire des folies pour cette partie de leur budget.

Le train venait de quitter Albacete : nous saluâmes de nouveau, au passage, le château mauresque de Chinchilla, la pyramide élevée au milieu du champ de bataille d’Almanza, et nous ne tardâmes pas à dépasser la venta de la Encina (l’auberge du Chêne vert), où se bifurquent les deux lignes, laissant sur notre gauche l’embranchement qui se dirige vers Valence.

Ruines du château de Chinchilla.

Après avoir passé la station de Caudete, éloignée d’une lieue de la petite ville de ce nom, nous nous arrêtâmes à celle de Villena. Villena fut le berceau d’une célèbre famille espagnole qui joua un très-grand rôle au quinzième siècle, et dont le souvenir est très-populaire dans le pays. Le premier marquis de Villena laissa de nombreuses poésies, dont il n’est resté que fort peu de chose : de son vivant, il passait pour être quelque peu sorcier et magicien ; aussi après sa mort, le roi de Castille fit brûler par un moine dominicain deux chariots pleins de livres, dont une partie était composée par lui, et qu’on regardait comme des ouvrages traitant de magie.

C’est à l’histoire de don Enrique de Villena que se rattache celle du fameux trovador Juan Macias, gentilhomme de sa suite, dont les aventures ont été si souvent chantées par les poëtes espagnols. Juan Macias s’était épris d’une jeune fille de la maison du grand maître de Calatrava, et avait obtenu d’elle la promesse de sa main. Pendant une absence que fit le fiancé, le marquis donna la jeune fille en mariage à un autre gentilhomme. Quand Macias fut de retour, il apprit avec désespoir la trahison de sa fiancée ; cependant celle-ci, qui avait été contrainte, ne tarda pas à se justifier. Le mari irrité se plaignit à don Enrique de Villena, qui ordonna que Macias fût enfermé dans le château d’Arjoncilla, non loin de Jaën ; néanmoins sa captivité ne le mit pas à l’abri de la jalousie de son rival qui, un jour, l’ayant entendu chanter quelques strophes à la louange de sa dame, le perça de sa lance à travers les barreaux de la prison.

Le romancero espagnol est rempli d’aventures de ce genre : celles de Juan Macias ont inspiré Lope de Vega, qui y a puisé le sujet d’une de ses innombrables pièces intitulée : Porfiar hasta morir, c’est-à-dire : Persister jusqu’à la mort ; depuis, la même histoire a servi de thème à un autre drame : El Español mas amante, y desgraciado Macias.

La petite ville de Villena, aux rues étroites et tortueuses, conserve encore quelques vieilles maisons dont l’aspect est bien en harmonie avec ces légendes du moyen âge ; son château, qui a joué un certain rôle pendant la guerre de succession et pendant celle de l’indépendance, dresse fièrement ses ruines comme ferait un vieux mendiant drapé dans ses haillons.

Sax est le nom de la station suivante, et c’est la dernière ville de la province d’Albacete ; la voie fait de nombreux détours et traverse plusieurs barrancos ou ravins escarpés. À la sortie d’un assez long tunnel, nous débouchâmes sur la jolie vallée d’Elda, qui s’étendait à notre gauche, et nous atteignîmes Monovar, puis bientôt après Novelda, deux petites villes inondées de soleil et situées au milieu d’un pays très-accidenté.

C’est non loin de là qu’est le fameux Pantano de Tibi, grand réservoir servant à réunir les eaux entre deux montagnes ; le mur gigantesque qui les retient a plus de soixante pieds d’épaisseur, et cent cinquante au moins d’élévation. Ce merveilleux travail, qu’on croirait l’œuvre des Romains, date de la fin du seizième siècle et permet d’arroser la contrée dans les temps de sécheresse.

Croquis fait à Albacete.

La végétation du royaume de Murcie, qui est presque tropicale, nous dédommagea de la monotonie plaines d’Albacete, où nous n’apercevions que des champs de blé s’étendant à l’infini, des chardons, superbes il est vrai, mais un peu trop nombreux, et des rangées de moulins à vent agitant leurs grandes ailes à l’horizon. Les figuiers et les amandiers atteignaient des proportions monstrueuses, et les vignes, au feuillage rougi par un soleil digne de l’Afrique, étaient chargées d’énormes grappes vermeilles comme l’ambre ; bientôt le train s’arrêta : nous étions à Alicante.

Alicante n’est autre chose qu’une ville de commerce, ce qui ne l’empêche pas d’avoir, comme presque toutes les villes d’Espagne, la prétention de remonter aux temps les plus fabuleux : doit-on la regarder comme l’ancienne Alona, ou bien est-elle bâtie sur l’emplacement de la colonie romaine de Lucentum ? La question a été débattue dans un très-savant ouvrage du comte de Lumiares y Valcarcel, qui n’est pas partisan de Lucentum ; un fait certain, c’est que l’Alicante que nous vîmes est une ville tout à fait moderne : une promenade très-consciencieuse ne nous fit pas découvrir le moindre fragment de constructions antiques, aucun monument arabe, et pas même un édifice du moyen âge ou de la Renaissance.

C’est avec aussi peu de succès que nous cherchâmes à découvrir les minarets chantés par Victor Hugo dans une de ses plus charmantes Orientales :

Alicante au clocher mêle les minarets.

Notre grand poëte a peint dans cette orientale si connue, les villes d’Espagne les plus célèbres en quelques vers aussi pleins de charme que de couleur et de vérité ; cependant il faut reconnaître qu’il a été moins heureux pour Alicante que pour les autres villes et que sa description laisse un peu à désirer sous le rapport de l’exactitude ; car il serait tout à fait impossible, avec la meilleure volonté du monde et avec le plus grand amour de la poésie, d’y trouver le moindre clocher ou le plus mince minaret. L’hôtel de ville, qu’on appelle la casa municipal, est un bâtiment assez imposant, d’une architecture correcte, mais qui n’a rien d’oriental, malgré ses quatre grandes tours carrées. Au milieu de la façade, sont sculptées les armes de la ville : un castillo sobre aguas, un château au-dessus des vagues ; c’étaient aussi, au moyen âge, les armes de la ville de Valence.

Alicante.

La cathédrale est du dix-septième siècle, dans le style des jésuites ; l’intérieur est fort riche et garni de tableaux, comme la plupart des églises espagnoles : un de ces tableaux nous frappa, plutôt par le sujet représenté que par l’exécution, qui n’a rien de merveilleux : c’est le martyre de sainte Agathe. Cette sainte n’est pas moins vénérée en Espagne que dans les provinces méridionales de l’Italie : la noble vierge palermitaine ayant obstinément refusé de sacrifier aux faux dieux, le gouverneur de la Sicile ordonna au bourreau de lui couper les seins, supplice qu’elle supporta avec un courage inébranlable. Le martyre de sainte Agathe, qu’il n’est pas rare de voir représenté dans les églises de la Péninsule, est traité avec ce réalisme qui plaît tant aux peintres de l’école espagnole : les deux plaies béantes forment, sur la poitrine de la sainte, comme deux larges plaques rouges, d’où le sang jaillit à longs flots.

Pour avoir une vue d’ensemble d’Alicante, nous nous rendîmes à l’extrémité de l’un des deux môles qui forment le port ; de là, on découvre parfaitement le panorama de la ville : à droite, au sommet d’un rocher de couleur sombre, s’élève le château, en partie démoli par le chevalier d’Asfeld, qui commandait les troupes de Philippe V pendant la guerre de succession ; ces ruines se découpent très-nettement sur un ciel toujours serein ; puis la casa municipal dont les tours carrées s’élèvent au-dessus des toits en terrasse des maisons blanchies à la chaux ; et la cathédrale, la colegiata, avec son dôme surmonté d’une lanterne. À droite, au sommet d’un monticule opposé au château, brille au loin, comme un point blanc, l’ermitage de San-Blas ; quelques palmiers, qui s’élèvent çà et la au-dessus des maisons, témoignent de la douceur de la température. Le climat d’Alicante passe pour un des plus secs et des plus tempérés de l’Europe : les hivers y sont inconnus, et on assure que le thermomètre n’y est jamais descendu à zéro.

Facteur du port d’Alicante.

On nous avait conseillé d’aller visiter la collection de médailles du marquis de Algorfa et sa galerie de tableaux, qui renferme neuf cents à mille toiles ; ces peintures sont toutes originales, ou peu s’en faut. C’est du moins ce que prétend un auteur du pays, qui affirme qu’on y compte à peine une cinquantaine de copies ; encore ces copies sont-elles l’ouvrage d’élèves des meilleurs peintres. Malheureusement pour nous, le marquis était à la campagne, ce qui nous priva du plaisir d’admirer une aussi rare réunion de chefs-d’œuvre.

En somme, les titres les plus solides d’Alicante nous parurent être ses fameux vins d’abord, et ses turrones de almendras, excellents nougats aux amandes, qui peuvent rivaliser avec les peladillas, ou dragées d’Alcoy. Ces produits gastronomiques méritent bien d’être cités en passant, dans un pays qui n’a jamais passé pour être la terre classique de la gourmandise.

Nous étions descendus à la posada de la Balseta, où nous comptions prendre la diligence pour Elche ; d’abord nous voulions savoir ce que c’était qu’une posada, puis nous étions bien certains de ne rencontrer là ni certaines Anglaises aux voiles verts, ni quelques-unes de nos compatriotes coiffées de ces ridicules contrefaçons du sombrero andalous, que le convoi avait amenées en même temps que nous à Alicante ; nous les laissâmes, sans envier leur sort, se diriger vers la fonda del Vapor, hôtel soi-disant à la française, dont la médiocre hospitalité ne nous était déjà que trop connue.

La posada de la Balseta est un grand caravansérail bâti sur le bord de la mer ; les chambres sont au premier et donnent sur une galerie couverte qui règne autour de la cour ou patio : bien nous prit d’être descendus à cette posada, car une surprise des plus agréables nous y attendait : vers le soir, fatigués de notre longue promenade, nous avions transporté nos chaises sur la galerie, et nous y savourions avec délices la fraîcheur apportée par la brise de mer, quand le fron fron d’une guitare et le bruit sec des castagnettes vint frapper nos oreilles. C’était une noce qui faisait tout ce tapage : nous étant approchés fort discrètement, on nous invita de la façon la plus cordiale à entrer dans une vaste salle, où dansaient douze ou quinze couples endimanchés pour la circonstance de la façon la plus pittoresque. L’orchestre se composait tout simplement d’un violon et d’une guitare, et les deux instrumentistes étaient aveugles, cela va sans dire, car les guitarreros qu’on loue pour les fêtes, comme chez nous les ménétriers, sont presque invariablement des ciegos. Au bout d’un quart d’heure, nous fûmes amis avec toute la noce ; j’eus l’idée de prier un des ciegos de me prêter son violin, et je le passai à Doré, qui se mit à jouer le vito sevillano, cet air de danse si populaire, au grand étonnement et aux applaudissements de toute l’assistance ; mais ce fut bien autre chose lorsque, surexcité par le cliquetis des castagnettes, il commença à faire des variations et de véritables tours de force sur la quatrième corde, car Doré est tout simplement un virtuose de première force sur le violon, de même qu’il est le Paganini du crayon. Entraîné par la force de l’exemple, je ne pus m’empêcher de saisir moi-même la guitare de l’autre ciego, et j’accompagnai le violon avec quelques accords plaqués de tonique et de dominante, tantôt frasqueando, c’est-à-dire frappant les six cordes du revers de la main ; tantôt golpeando, ou marquant la mesure au moyen d’un coup sec appliqué avec le pouce sur le ventre de l’instrument.

La mariée, qui s’appelait Conchita, était une ravissante brune au teint ambré, aux grands yeux noirs avec une légère teinte de mélancolie ; elle résumait toutes les finesses qui distinguent le type espagnol ; nous ne pouvions nous lasser d’admirer ses pieds et ses mains d’enfant, d’une petitesse invraisemblable. Conchita vint très-gracieusement nous remercier de notre concours, et comme nous voulions nous retirer, elle nous invita à rester encore et à nous considérer comme étant de la famille ; et en effet, ces braves gens nous avaient accueillis avec une cordialité si simple et si vraie, que nous retrouvâmes quelques instants, à plus de quatre cents lieues de notre pays, tout le charme et le laisser-aller de la vie de famille.

Nous continuâmes donc pendant plus d’une heure notre office de musiciens improvisés, à la grande satisfaction des deux ciegos, qui ne demandaient pas mieux que de se reposer pendant que nous nous chargions de leur besogne ; après quoi, nous mîmes le comble à nos succès en envoyant chercher des dulces à la confiteria ; car les Espagnoles sont extrêmement friandes de toutes sortes de sucreries.

Le lendemain, Doré fut mis en réquisition pour faire le portrait de la belle Conchita ; la demande lui fut faite avec tant d’instances qu’il ne put s’y refuser : il le réussit à merveille, et la feuille détachée de son album, circulant de main en main, excita de si grands transports d’admiration parmi les muchachas de la posada, que chacune vint aussi lui demander son portrait ; bientôt la maîtresse de la maison vint à son tour demander celui de sa niña, une ravissante petite fille de huit à dix ans.

Croquis fait à Alicante.

Cependant, comme la clientèle menaçait de prendre des proportions inquiétantes, nous ne voulûmes pas prolonger notre séjour à Alicante, et nous allâmes retenir, nos places pour Elche, si célèbre par sa forêt de palmiers, qui n’est qu’a cinq ou six lieues d’Alicante. Le posadero de la Balseta était, en même temps qu’aubergiste, propriétaire de la diligence : comme nous lui faisions l’observation que le prix du transport nous paraissait quelque peu exagéré, il nous répondit naïvement qu’il ne faisait pas déjà de si bonnes affaires : ainsi, nous dit-il, j’ai fait, il y a quelques jours, une perte de plus de trois mille réaux, le coche s’étant brisé en mille morceaux, à cause du mauvais état de la route. Les doléances du posadero n’étaient que médiocrement rassurantes pour nous ; cependant nous grimpâmes dans le coupé, et bientôt nous sortions d’Alicante par la puerta de Elche ; après avoir suivi quelque temps le bord de la mer, nous entrâmes dans une vaste plaine de sable, aride et brûlante, où ne croissaient que des joncs et quelques aloès. Au bout d’une heure de cahots, nous entendîmes tout à coup de grands cris sortir de l’intérieur ; nous ne savions ce qui était arrivé : étant descendus, nous apprîmes que c’était tout simplement une des banquettes qui, les cahots aidant, s’était brisée sous le poids des voyageurs ; les malheureux avaient ainsi été secoués pêle-mêle pendant une centaine de pas : la banquette replacée tant bien que mal, nous reprîmes notre route ; mais bientôt une nouvelle secousse plus violente démonta une des portières, qui alla tomber sur le sable, suivie d’un des voyageurs ; heureusement la chute fut amortie par une épaisse couche de poussière, et il en fut quitte pour se relever, poudré à blanc des pieds à la tête. Le mayoral descendit à son tour, et essaya, à l’aide de bâtons et de ficelles, une réparation provisoire de son véhicule, tout en accompagnant cette opération des plus épouvantables jurons du vocabulaire espagnol. Les mêmes incidents, auxquels du reste nous commencions à être habitués, se reproduisirent encore plusieurs fois avec quelques variantes ; mais comme à quelque chose malheur est bon, nous dûmes à tous ces retards de faire notre entrée à Elche par un merveilleux coucher de soleil.

No hay mas que un Elche en España, dit un proverbe bien connu : — Il n’y a qu’un Elche en Espagne ; on pourrait ajouter qu’il n’y en a pas un second en Europe. Bien que l’antique Illice fût autrefois une des plus importantes colonies romaines de la Péninsule, son plus grand titre de gloire, c’est le palmier : il est vrai qu’on voit souvent dans presque toutes les parties de l’Andalousie, dans le sud de l’Italie et en Sicile, de ces magnifiques arbres du désert ; ils atteignent quelquefois d’assez grandes dimensions ; mais ils sont toujours isolés, ou du moins en groupes peu nombreux, tandis qu’autour d’Elche ils forment une vaste ceinture qui entoure la ville comme une véritable forêt : on se croirait transporté tout d’un coup, par la baguette d’un enchanteur, dans quelque ville de l’intérieur de l’Afrique, ou bien encore dans un de ces sites où l’imagination se plaît a placer les scènes grandioses de la Bible (voy. t. VIII, p. 367).

Quand nous approchâmes de la ville, une échappée entre les palmiers nous laissa apercevoir une longue ligne de murs crénelés, surmontés de coupoles que doraient les derniers rayons du soleil, et qui dessinaient leur silhouette orientale sur un ciel aussi rouge qu’une fournaise ardente. L’illusion eût été tout à fait complète, si, au lieu de paysans murciens, drapés dans leur mante de laine aux mille rayures éclatantes, nous eussions vu passer quel qu’une de ces caravanes que Marilhat aimait à peindre, ou quelque Rebecca au costume biblique, portant sur l’épaule l’amphore traditionnelle.

En pénétrant dans l’intérieur d’Elche, nous aurions pu continuer à nous croire dans une ville d’Orient : les rues sont étroites, les maisons, blanchies à la chaux, ont des toits plats formant terrasse, et ne reçoivent le jour que par d’étroites fenêtres, auxquelles sont suspendues des esteras ou nattes en jonc de différentes couleurs, qui se fabriquent dans le pays ; bientôt nous traversâmes un superbe pont construit à une très-grande hauteur au-dessus d’un profond ravin complétement à sec, qu’on nous assura être une rivière, et même une rivière qui déborde parfois l’hiver, puis notre véhicule s’arrêta à la posada, qui est une des plus propres que nous ayons rencontrées en Espagne.

Dès le lendemain matin, notre première visite fut pour la cathédrale qu’on appelle Santa-Maria, et nous montâmes au sommet du campanile, d’où la vue s’étend sur toute la ville et sur les environs à une grande distance : ce n’est qu’ainsi qu’on peut se rendre bien compte de l’étendue de la forêt de palmiers qui entoure Elche : à notre gauche, par-dessus les cimes des palmiers, s’étendait la plaine qui sépare Elche d’Alicante, avec la mer pour horizon dans le lointain ; à droite la verte huerta d’Orihuela, au-dessus de laquelle s’élèvent les premières montagnes du royaume de Murcie. Excepté la vue splendide dont on jouit du haut de la tour, la cathédrale d’Elche n’offre rien de particulièrement remarquable ; la nef, bien qu’assez vaste, est insuffisante pour contenir la foule qui s’y porte tous les ans, le 15 août, jour de l’Assomption : c’est la grande fête du pays, et on la célèbre avec une pompe extraordinaire : ce qui émerveille surtout les habitants des campagnes voisines, c’est qu’on y représente au naturel, avec des personnages vivants, la mort et la translation au ciel de la sainte Vierge, cérémonie qui a lieu au moyen d’une forte corde mue par un treuil, et qui enlève au ciel cinq personnages à la fois. Comme il faut aux Espagnols, à ceux du midi en particulier, des représentations exactes et palpables, le ciel est figuré par une vaste toile peinte en bleu, tendue circulairement autour de sa coupole. Nous remarquâmes en sortant de la cathédrale un des portails qu’on appelle puerta Fauquet : comment se fait-il qu’un de nos compatriotes ait donné son nom à une partie d’une église si éloignée de notre pays ? Nous avons cherché à le savoir, mais personne n’a pu nous l’apprendre.

Nous voulûmes, avant la chaleur du jour, faire une promenade à travers les palmares, et il nous fut facile d’y observer à notre aise toutes les variétés de palmiers, depuis ceux qui sont âgés de cent ans et au delà, jusqu’à ceux qu’on venait de planter. On les place ordinairement à une distance de deux mètres l’un de l’autre, et de préférence dans les terres fortes, où ils prospèrent beaucoup mieux que dans les terrains sablonneux ; on les arrose avec de l’eau saumâtre, amenée au pied de chaque arbre par des rigoles d’irrigation, et le sol, ainsi fertilisé, sert également pour culture des légumes et des céréales, qu’on sème dans l’intervalle des arbres, et qui croissent parfaitement à l’ombre, comme dans les provinces napolitaines le blé croît à l’ombre de la vigne et des ormeaux.

On distingue deux sortes de palmiers : les mâles et les femelles ; les fleurs des premiers, qui sont blanches, s’ouvrent au mois de mai, et il s’échappe une poussière jaunâtre, le pollen, qui va féconder les femelles ; celles-ci se chargent de fruits qui pendent gracieusement en régimes au-dessous des palmes, et qui, dès le mois de juin, prennent une belle teinte d’un jaune d’or ; ces régimes, tamaras, qui pèsent plusieurs kilogrammes, forment pour chaque palmier un poids moyen de quatre arrobas, près de cinquante kilogrammes. Or, comme chaque arroba de dattes se vend ordinairement une dizaine de réaux, on peut estimer le produit annuel d’un arbre à quarante réaux, c’est-à-dire onze francs environ, et cela pour les fruits seulement, car nous verrons tout à l’heure comment on utilise les palmes. Le nombre des palmiers des environs d’Elche qui produisent des dattes est évalué à trente-cinq mille environ, et les statistiques locales portent leur produit annuel à la somme de quatorze cent mille réaux, plus de trois cent soixante mille francs.

Nous voulûmes goûter des dattes d’Elche, qui nous parurent assez bonnes, quoique inférieures à celles d’Afrique ; ce qui est certain, c’est qu’elles sont fort nourrissantes, car bien que nous en eussions mangé fort modérément, il nous fut tout à fait impossible de déjeuner ce jour-là. Outre les dattes, les palmes sont encore un produit assez important ; on utilise celles des femelles qui ne produisent pas de fruits et celles des mâles : ces palmes sont expédiées dans toutes les parties de l’Espagne, où elles servent pour la cérémonie du Domingo de Samos : on les façonne avec un art tout particulier ; on les roule, on les frise, on les contourne de manière à former des volutes, des festons et toutes sortes de dessins variés de la plus grande élégance, et elles servent à orner les balcons des maisons : suivant une croyance populaire, ces palmes ont la vertu de préserver du feu du ciel, aussi est-il peu de maisons qui n’aient leur palme tutélaire. Du reste, l’Espagne ne consomme pas à elle seule les palmes d’Elche : on les envoie pour le dimanche des Rameaux jusqu’à Rome, où elles font concurrence à celles de Bordighera, de San-Remo et autres endroits de la côte ligurienne.

Tous les ans, peu de temps avant les fêtes de Pâques, quelques habitants d’Elche, plus entreprenants que leurs compatriotes, se dirigent vers le port d’Alicante, après s’être munis d’un chargement considérable de palmes qu’ils ont tressées et ornées pendant la saison d’hiver. D’Alicante ils s’embarquent pour Marseille, et à peine débarqués dans le grand port de la Méditerranée, leur premier soin est de chercher à louer pour une quinzaine de jours quelque magasin vacant, ou un emplacement libre dans une de ces nombreuses et splendides constructions qui s’élèvent chaque jour comme par enchantement, et qui ne tarderont pas à faire de Marseille la seconde ville de France. Une fois que nos habitants d’Elche ont trouvé une place convenable dans un quartier fréquenté, ils s’empressent d’étaler aux yeux des promeneurs leur marchandise d’un nouveau genre, qu’ils savent disposer avec un art et un goût tout particuliers.

La dernière fois que nous nous arrêtâmes à Marseille, nos regards furent attirés par une de ces boutiques improvisées, qui étaient garnie d’une infinité de palmes de toutes formes et de toutes dimensions : quelques-unes, dont la hauteur arrivait jusqu’à plusieurs mètres, se faisaient remarquer par un luxe d’ornementation vraiment extraordinaire : des nattes habilement tressées, des nœuds aux combinaisons les plus ingénieuses, alternaient avec des feuilles de clinquant aux couleurs variées et éclatantes, et formaient toutes sortes de dessins fantastiques et imprévus.

Le costume du vendeur de palmes ne contribuait pas moins que sa marchandise à attirer les regards de la foule : c’était, à quelques petits détails près, celui que portent les paysans du royaume de Valence ; il en est de même du langage, car le dialecte valencien, qu’on parle encore dans la province d’Alicante, est généralement employé jusqu’à Murcie. Notre marchand de palmes était un type superbe de la race espagnole du sud : sa tête brune et expressive, encadrée d’épais favoris noirs, était coiffée d’un foulard de soie rouge et jaune posé en turban ; une veste de velours bleu, garnie de nombreux boutons de filigrane d’argent, laissait voir la faja, large ceinture de soie aux rayures éclatantes, qui serrait la taille, rendue svelte encore par l’ampleur des zaragüelles, vastes caleçons de toile blanche tombant jusqu’aux genoux, comme la jupe des Palicares albanais. Des alpargatas de chanvre finement tressé lui servaient de chaussure, et se fixaient à la jambe au moyen de larges rubans noirs qui venaient se croiser sur des bas d’un bleu foncé. Nous ne manquâmes pas d’engager la conversation avec l’habitant d’Elche, et de lui demander s’il était content de ses affaires ; il nous répondit qu’elles allaient à merveille, et voulut savoir si Paris était beaucoup plus grand que Marseille ; sur quoi nous lui répondîmes que, si ses palmes pascales devenaient la mode dans la capitale de la France, elle absorberait probablement toutes celles que produit Elche. Nous terminâmes en lui donnant des détails sur son pays que nous venions de voir tout récemment, et il fut ravi quand nous lui parlâmes de l’église Santa-Maria, des palmares, etc. Mais sa joie fut au comble en entendant la fameuse phrase proverbiale : No hay mas que un Elche en España : il n’y a qu’un Elche en Espagne.

Paysans des environs d’Alicante.

Les arbres dont on doit couper les palmes sont l’objet de soins tout particuliers et donnent lieu à des opérations assez curieuses : il est nécessaire, pour conserver aux palmes toute leur blancheur, de les préserver du contact de l air et de la lumière : pour cela, on les relève en l’air, de manière à en former une espèce de cône, et on les attache ensemble pour les maintenir dans cette position. Cette opération, qui leur donne l’apparence peu gracieuse de laitues gigantesques, nous parut un véritable crime de lèse-majesté contre un arbre aussi noble que le palmier ; mais comme chaque palme se vend environ un réal, les paysans ne se soucient que du côté utilitaire et le préfèrent infiniment au côté pittoresque. Ils grimpent jusqu’au sommet des palmiers avec une merveilleuse agilité : pour se garantir de chutes qui pourraient être fort dangereuses, ils se servent d’une corde qui entoure à la fois leur corps et la tige de l’arbre, et forme aussi une espèce d’anneau mobile ; puis ils s’élèvent rapidement en appuyant alternativement leurs pieds nus sur les aspérités du tronc, et en soulevant, à mesure qu’ils montent, l’anneau de corde destiné à les retenir dans le cas où le pied viendrait à leur manquer. Arrivés au faîte, ils commencent à former un faisceau de toutes les palmes, et à les assujettir au moyen de cordes qu’ils serrent davantage à mesure qu’ils approchent de l’extrémité supérieure : ils se servent, pour cette périlleuse opération, de légères échelles à dix ou douze échelons, qu’ils appuient sur le sommet de la tige. Nous étions vraiment effrayés de les voir dans cette position, où cependant ils savent se maintenir avec une extrême habileté, malgré les mouvements du faisceau de palmes que le vent faisait balancer dans tous les sens.

C’est depuis le mois d’avril jusqu’au mois de juin que les paysans font cette ascension digne de rendre jaloux les acrobates les plus hardis ; elle leur sert également à mettre les régimes de dattes, encore tendres, à l’abri du vent ; pour cela, il les assujettissent au moyen de cordes de sparterie qui les fixent à l’arbre : ces opérations terminées, ils redescendent avec la même agilité, en se servant toujours de l’anneau de corde passé entre leur ceinture et le tronc du palmier. Une remarque que nous avons faite, c’est que ceux qui atteignent la plus grande hauteur sont en général les plus minces ; nous en avons vu plusieurs qui avaient à peine quelques mètres de haut, et dont la circonférence dépassait six pieds. Il est rare que les plus hauts palmiers dépassent une soixantaine de pieds ; l’auteur du Voyage de Figaro assure en avoir vu de cent vingt pieds de haut : on peut affirmer qu’il a vu double.

La ligature des palmiers.

Nous nous étions pris pour les palmiers d’une telle passion que nous prolongeâmes notre séjour à Elche ; il est cependant peu de villes où la vie soit plus calme et plus monotone ; néanmoins, ce ne fut pas sans regrets et sans jeter un regard d’adieu sur les palmares que nous montâmes dans la tartana peu suspendue que nous avions frêtée pour nous rendre à Orihuela.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 289, 305, 321, 337 ; t. VIII, p. 353.