Vingt Jours en Espagne/Texte entier

Ed Monnier et Cie, éditeurs (p. --C).
Couverture
Couverture
VINGT JOURS EN ESPAGNE


Il a été tiré de cet ouvrage 30 exemplaires sur Japon, signés et numérotés, au prix de dix francs l’un.



Châteauroux. — Typ. et Stéréotyp. A. MAJESTÉ.
CLAUDE VIGNON



VINGT JOURS


EN

ESPAGNE


PARIS


ED. MONNIER ET Cie, ÉDITEURS
16, RUE DEs vos G Es, 16


1883





VINGT JOURS EN ESPAGNE




I

LA BIDASSOA, FONTARABIE, SAINT-SÉBASTIEN


J’arrive d’Espagne : on n’y assassine que rarement les littérateurs français, Dieu merci ! et me voici de retour sans malencontre et même fort bien en point.

On parle beaucoup de l’Espagne et on y va peu. C’est si facile et si vite fait d’aller en Italie, par exemple ! On est sûr d’y trouver le souper et le gîte, un beau ciel et des chefs-d’œuvre… Tandis qu’en Espagne ! D’abord il y faut du temps et de la fatigue : du temps ? on n’en a guère ; de la fatigue ? on la craint fort. Et puis, qui sait comment on voyage en ce pays-là ; comment on y mange, puisque la cuisine, dit-on, y est exécrable ; comment on y dort, puisque les lits, selon les auteurs, grouillent de parasites ?… Brr…

Certes, il y a toujours, selon les auteurs, les senoras en mantille, les sérénades, les balcons, les échelles de soie… Quoi encore ? Toutes les féeries à l’aide desquelles les poètes ont créé l’Espagne de fantaisie qui hante nos imaginations. Aussi se promet-on toujours de voir l’Espagne… et remet-on toujours le voyage.

Et de fait c’est bien un peu rude et difficile. Cependant, en vingt jours, j’ai vu Burgos et Madrid, l’Escurial et Tolède, Séville, Grenade et Cordoue, c’est-à-dire tout le centre de la péninsule Ibérique, des Pyrénées et du golfe de Gascogne à la Sierra Nevada et aux approches du détroit de Gibraltar, en traversant le Guipuzcoa, la Vieille et la Nouvelle Castille, la Manche et l’Andalousie.

J’étais parti pour aller prendre les bains de mer à Biarritz ; et à peine ai-je vu la baie rétrécie, les toilettes tapageuses, les magasins de nouveautés, les hôtels à grands fracas et à prix fabuleux, que j’ai fui à tire-d’aile vers Saint Jean-de-Luz, en m’étonnant, une fois de plus, des aberrations de la mode et de la vogue.

Saint-Jean-de-Luz a du moins une jolie baie, un aspect pittoresque de petite ville historique, une simplicité antique, la maison de Louis XIV et celle de l’infante ; avec cela un caractère franchement basque, une population primitive - et l’hôtel de France où l’on vit confortablement pour un prix honnête.

Cependant les bains de mer y sont désagréables ; quand on y a végété quelques jours, on se sent comme enveloppé dans une lourde somnolence. On veut se secouer de peur de rester figé aux lambris de la vieille maison qui vous abrite et de devenir quelque chose comme un portrait d’ancêtre oublié dans un coin. Alors on fait des « excursions. »

Et d’abord, naturellement, celle de Fontarabie, première ville espagnole, campée sur un mamelon, en face d’Hendaye, dernière ville française. A marée haute, quand la Bidassoa est pleine, on se jette dans un batelet, et un marinier, en vingt minutes, vous dépose au bas d’une jetée en miniature, sur laquelle se promène un douanier espagnol. C’en est fait, vous avez quitté la patrie.

Et comme on le sent bien.Quelle différence tout à coup ! Tout à l’heure, en France, vous étiez dans une petite ville habitée, travailleuse, où, pêle-mêle avec la population, circulaient des baigneurs en villégiature. Là, des pêcheurs raccommodant leurs filets ; ici, des femmes en robe rose et des hommes en chapeau de paille, se pressant à l’omnibus qui conduit à la plage ; maintenant, en Espagne, vous êtes dans une ville fantôme, grande comme la main, et où une douzaine de palais en ruines, enfermés dans des fortifications démantelées, montent en procession, le long de l’unique rue, vers la cathédrale.

Voici la porte de la ville, enfoncée dans les hautes murailles qui s’effritent parmi les herbes ; au-devant, voyez cet attelage de bœufs, tirant péniblement une lourde charrette qui crie, sur ses roues pleines et sans essieu. Êtes-vous entré ?

Une douzaine de gamins qui mendient s’échelonnent sur
UNE PORTE DE SAINT-SEBASTIEN
UNE PORTE DE SAINT-SEBASTIEN
votre passage. D’ailleurs, personne, ni aux balcons de fer

forgé qui s’avancent sur les façades des maisons blanchies à la chaux, ni dans les boutiques basses et sombres, ni derrière les jalousies vertes qui s’encadrent dans des boiseries brun rouge.

Y a-t-il des habitants ? On ne sait. S’il y en a, sans doute ils dorment, et ils dorment depuis cent ans comme la belle au bois dormant. C’est depuis qu’ils dorment que les guerres de partisans et l’incurie ont ruiné les palais construits pour des gouverneurs de province, renversé les murailles et laissé les mendiants s’installer sous les toits, aux superbes ciselures, qui ombragent les balcons et les trottoirs.

Fontarabie, c’est toute l’Espagne en abrégé. Qui a vu Fontarabie, cette poignée de maisons ruinées campées en sentinelles sur la Bidassoa, Fontarabie avec sa solitude et sa misère orgueilleuse, a vu comme en un microcosme le royaume d’Alphonse XII.

La seconde excursion est pour Saint-Sébastien. Le décor change tout à fait. Ici c’est la foule bigarrée et cosmopolite ; c’est l’aisance, le mouvement, la vie, l’abondance, la musique et la fête. L’or circule. On joue au Casino, c’est tout dire.

Quant à la ville elle est toute moderne. Avec cela une plage admirable où sur un sable fin s’avance une mer bleue comme la Méditerranée ; des montagnes boisées et couvertes de villes élégantes en amphithéâtre, tout un ensemble qui, semble transporter la rivière de Gênes dans ce petit golfe de la mer Cantabrique.

Quand on a vu Fontarabie et Saint-Sébastien, ici les séductions de la nature méridionale, là les dramatiques souvenirs des splendeurs d’une nation ruinée, on est hanté par le désir de voir l’Espagne.

C’est comme cela que je suis parti : pour Madrid d’abord, puis pour Séville et Grenade,… — toujours en courant…

Courant ?… autant qu’on peut courir en Espagne, maintenant que les chemins de fer y ont un service régulier ; moins rapide sans doute qu’en France, en Belgique et en Angleterre, mais à peu près aussi sûr.

D’abord, voici les Pyrénées qui descendent vers les plaines de la Vieille Castille ; âpres, sévères, mais encore vertes et boisées : ce sont les pays basques espagnols ; puis, peu à peu,

UNE RUE DE SAINT-SEBASTIEN
UNE RUE DE SAINT-SEBASTIEN
les montagnes deviennent collines et les collines elles-mêmes

se fondent dans une plaine sèche et rocailleuse. Plaine étrange, qui s’en va montant insensiblement, toujours, toujours jusqu’à Madrid, sans un bois, sans une vallée, sans un arbre !

De loin en loin, des villes, ou plutôt des agglomérations de maisons, d’où ne rayonne ni commerce, ni industrie ; puis, entre-temps, d’interminables campagnes nues et désséchées ; pas un pied de vigne, pas un brin d’herbe ; ni paysans ni troupeaux. Pourtant ces jachères hâves ont dû donner de riches moissons ? Où sont-elles ? Qui les a semées, cultivées, recueillies ? Nul ne le saurait dire, à voir les vastes solitudes espagnoles qui commencent avant Burgos et vont continuer jusqu’à Cordoue.



II

BURGOS, LES SENORAS, LES ÉGLISES, LA CARTUJA


On s’arrête à Burgos : d’abord il faut se reposer ; ensuite on veut voir la Cathédrale, l’une des plus célèbres de l’Espagne ; la ville, les types de la Vieille Castille, le couvent de la Cartuja de Miraflores où se trouve le beau saint Bruno de Pereira. Et de fait voilà les senoras en robes noires et mantilles qui s’en vont à l’église, le chapelet roulé autour du bras et l’éventail à la main ; voici les mendiants légendaires aux visages fantastiques, aux loques indescriptibles, parce que rien ne saurait peindre le rapiécetage des chiffons informes dont ils se drapent ; voici les prêtres en chapeaux de Basile, les mules à grelots, le soleil et la poussière.

Un ciel bleu, un soleil torride, des maisons démantelées, des rues mal pavées à travers lesquelles errent des passants rares, des soldats et des soldats, les uns avec les culottes rouges des Français, les autres avec le casque pointu des Prussiens : un ensemble âpre et dénudé, — voilà Burgos dans le milieu du jour.

Mais quelle cathédrale au milieu de tout cela ! et comme ce monstre de pierre, au milieu de la ville, raconte bien l’his- Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/16 et huit statues de saints, à Cordoue, dans la chapelle du cardinal de Salazar.

Ces figures, comme le saint Bruno de la Cartuja à Burgos, sont fouillées par un ciseau d’une habileté incomparable : elles ont l’expression religieuse et ascétique au plus haut degré, et, en même temps, atteignent la suprême limite du naturalisme. Imaginez, avec cela ou plutôt sur cela, une peinture sobre et naturaliste comme la sculpture - et vous comprendrez que l’effet soit surprenant.

Maintenant il est inutile de vous dire, n’est-ce pas, que, pour quelques figures exquises, la sculpture peinte a produit d’innombrables magots ? ni que rien n’est étrange et choquant pour nos yeux comme l’entassement de saints peints et habillés qui remplissent les églises espagnoles.

Les vierges ont des robes et des bonnets ; les crucifix — ne riez pas ! - ont tous des jupons, qui leur vont de la ceinture aux talons. Dans la cathédrale de Burgos il y a un certain Christ miraculeux dont le corps est, dit-on, revêtu d’une peau humaine, et je vois encore scintiller, à la lueur des cierges, son jupon de satin brodé de paillon.

Paillon ! que dis-je ? ce doit être de bel et bon or, encadrant des rubis et des émeraudes ! Les églises espagnoles sont peut-être les seules en Europe qui aient encore toutes leurs richesses.

Les couvents cependant n’ont plus leurs moines. Là comme ailleurs on les a licenciés, puisque c’est une loi nécessaire, à l’existence des États catholiques, de rejeter de temps en temps la population cloîtrée qui les envahit. Les moines absorberaient l’État, si l’État ne mettait pas les moines dehors.

Donc, à la Cartuja de Miraflores, près Burgos, quatre moines seulement pour garder l’immeuble et le saint Bruno. Mais on répare. On attend, dit-on de nouveaux hôtes. Serait-ce quelques-uns des moines que l’Espagne avait exportés chez nous il y a dix ou douze ans et que nous lui avons renvoyés ?

En tout cas, j’ai eu la curiosité de visiter une des cellules. Que l’on se figure, pour la disposition et la capacité, un petit hôtel de la chaussée d’Antin ou de Passy Au rez-de-chaussée, une grande pièce avec une cheminée dans une

armoire : un bûcher, un garde-manger et un escalier ; à mi
Maison Louis XIV à Saint-Sébastien
Maison Louis XIV à Saint-Sébastien
hauteur, une autre pièce à destination d’oratoire et un cabinet

de travail ; au premier ou au second, si vous voulez, une grande pièce qui sert de chambre à coucher, et deux petites qui servent à je ne sais plus quoi. Le tout donne sur un jardin clos de murs, de dix mètres carrés environ. Voilà ce que c’est à Burgos que la cellule d’un chartreux ; et il y en a comme cela je ne sais combien. La place ne manquera donc pas s’il se présente de nouveaux locataires.



III

LE DÉCOR AVILA, L’ESCURIAL


De Burgos à Madrid, quel désert !

Toujours, toujours et à perpétuité des plaines rocailleuses succédant aux rochers des sierras. Pas un arbre. On sait comment, de plateau en plateau, le chemin de fer d’Irun à Madrid va montant jusqu’à Burgos ; entre Burgos et Valladolid c’est un plateau immense plus nu que la Sologne, plus aride que la Crau. À Valladolid la montée recommence. C’est la sierra de Guadarrama. Au milieu des roches, Avila se dresse, et on croit voir, tout à coup, surgir un décor d’opéra représentant une ville forte du moyen âge. Sur le ciel bleu se découpent les rochers gris et âpres ; parmi les rochers, la ville qui semble elle-même un rocher de maçonnerie, élevé il y a cinq cents ans. Sainte Thérèse y a vécu, et, à voir la désolation du paysage, l’austérite des hommes et des choses, on s’explique bien les extases auxquelles la religion fait appel : son âme s’élançait hors d’une prison pour rêver du ciel, du printemps, de la liberté et de l’amour. - Le printemps, l’avait-elle jamais vu ? Est-ce qu’il y a un printemps à Avila, où jamais le soleil ne rencontre que de la poussière et des pierres ?

Le chemin de fer monte encore jusqu’au sommet de la sierra ; puis descend et s’arrête : c’est l’Escurial.

Je ne sais pas pourquoi les voyageurs ont jusqu’à ce jour tant maltraité l’Escurial. Sans doute le palais, à l’extérieur, n’est qu’une agglomération de bâtiments lourds et froids ;

CATHÉDRALE DE BURGOS
CATHÉDRALE DE BURGOS
Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/21 sur chacune des huit façades les cercueils sont rangés par

ordre de date et de succession. La reine Mercedès, morte sans enfants, n’y est pas entrée ; la place de la reine Isabelle est prête, et certes, quand Alphonse XII, à certaine date de l’année, vient là, seul, entendre une messe mortuaire, il doit ressentir une de ces émotions profondes qui étreignent tous les cœurs humains, même les cœurs des rois !

Laissons les tableaux de maîtres, les richesses de marbre, de bronze et de cristal qui sont enfermées dans l’Escurial. Nous avons vu ; nous avons senti ; nous avons évoqué l’âge de fer des temps modernes… Passons !

— Passons ! N’est ce pas là le mot final de l’humanité qui passe ? Passons donc ! et passons vite en ce temps où il faut voir beaucoup en peu de temps, où l’on veut absorber des siècles dans des heures !



IV

MADRID, LE MUSÉE, LE PRADO, LES COURSES DE TAUREAUX, ETC.


Remontons en wagon. Il faut arriver à Madrid ce soir. D’ailleurs on est fatigué ; on a besoin de souper et de dormir. Voici Madrid enfin. Mais quel bruit, quel assourdissement dans cette cour d’arrivée ! On a parlé du débarcadère de Naples et des lazzarones qui se précipitent sur les voyageurs pour arracher chacune des pièces de leur bagage. Ce n’est rien. On s’en défait avec un peu d’énergie ! Mais à Madrid il y faut aussi des coudes et des poings. Tudieu ! quelle bousculade ! On est ahuri, moulu et dépouillé de vive force de son sac de nuit et de sa valise ; puis, quand enfin on est en voiture et qu’on tend quelques sous aux faquins qui ont, malgré vous, porté deux minutes un sac ou une couverture de voyage, ils vous les jettent au nez en réclamant chacun une peseta (1 fr.). Vous vous récriez ; ils répondent que c’est le tarif. Vous demandez à voir le tarif ; ils ne le vous montrent pas, naturellement, mais ils vont chercher un quidam à casquette galonnée qui affirme qu’en effet c’est le ta- Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/23

BURGOS. LE SAINT BRUNO DE LA CARTUIA
BURGOS. LE SAINT BRUNO DE LA CARTUIA
Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/25 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/26 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/27 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/28 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/29 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/30 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/31 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/32 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/33
TOLÈDE. LA PUERTA DEL SOL.
TOLÈDE. LA PUERTA DEL SOL.
ici les choristes aux chefs d’emploi… On ne les affiche

pas.

La dernière course finit au coucher du soleil.

Alors, des portes du cirque, la foule sort pour retrouver les voitures, omnibus et carrioles qui l’attendent. Mais il y a moins d’empressement qu’au départ. D’ailleurs les vrais amateurs vont voir le toril et contempler les cadavres dans le charnier pour juger de l’effet des coups ; des groupes se forment alentour des arènes et discutent la « corrida », tandis que le monde élégant, emporté par les voitures de maîtres, fait le tour du Buen Retiro.

À huit heures, des crieurs publics vendent sur la Puerta del Sol et dans la rue d’Alcala des placards racontant la fête, et s’il n’y a eu assez de chevaux tués, si les toros ont paru faibles à l’attaque ou à la défense, si les toreros n’ont pas bien opéré, ces placards sont de véritables pamphlets contre l’impressario, sa troupe et les éleveurs qui ne fournissent pas de bons sujets pour le combat.


V

TOLÈDE


Tolède est le musée historique de l’Espagne. Elle a été la capitale des rois goths, des rois maures, des rois catholiques ; la capitale de l’Église d’Espagne alors que l’Église y était la première puissance ; elle n’est plus aujourd’hui qu’une ville ruinée, dépeuplée, morte, qui va s’effritant chaque jour par l’incurie, l’abandon, la misère. Je ne saurais la comparer à aucune autre ville ; nulle part je n’ai vu cet amoindrissement de l’étendue, de la splendeur et de la puissance. Il y a bien Rome ; mais si Rome, dans l’antiquité ville immense, a rétréci ses limites habitées, elle est toujours restée capitale ; elle a gardé de sa grandeur des témoins comme le Colisée et les bains de Caracalla ; elle est entourée d’un désert, mais, dans ce désert étrange et sublime, surgissent à chaque pas des aqueducs gigantesques, les ruines d’un temple ou d’un palais. Enfin, elle a bâti Saint-Pierre et gardé le Capitole. Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/36 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/37 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/38 dessins de géomètres ; on ne peut douter de leur connaissance des sciences physiques en voyant les combinaisons habiles de leurs systèmes d’irrigation. Ils savaient la chimie : que l’on regarde leurs faïences ! et, d’ailleurs, c’est d’eux que nous sont revenues les premières notions de cette science par le canal troublé de l’alchimie.

Cependant les armées chrétiennes les ont écrasés. Encore une fois, que sont-ils devenus ? Sans doute on aura tué les chefs, refoulé les armées et réduit le peuple en esclavage ; car longtemps encore l’Espagne catholique a utilisé, pour sa splendeur, la civilisation more.

Et puis les populations se sont fondues. L’Inquisition a terrifié les fils de Mahomet et a baptisé les circoncis. Il y a encore en Espagne bien des Arabes qui s’ignorent. En Andalousie leur empreinte reste ineffaçable ; à Cordoue on croit les sentir encore protester contre les vainqueurs avec une sourde rage…



VI

SÉVILLE, LA CALLE SIERPES, LES PATIOS, LA CATHÉDRALE, DON JUAN ET L’HÔPITAL DE LA CARIDAD, LA MANUFACTURE DE TABAC, LA GIRALDA, LA SCUOLA DI BAILE, L’ALCAZAR, ETC


Pour aller de Tolède en Andalousie, bien que la route semble dans la même direction, il est sage de retourner à Madrid.

De là, en prenant l’express à 7 heures du soir, on peut être à Séville le lendemain vers 3 heures,

Autant Tolède est une ville morte, — et quel ossuaire qu’une ville morte espagnole ! — autant elle semble à la fois altière, revêche et désolée comme une duchesse douairière qui resterait, à soixante-dix ans, veuve, sans fortune et sans enfants ; — autant Séville est vivante et peuplée, riante et bruyante ; autant elle paraît aimable et accueillante, comme une fille qui se sait en même temps jolie et richement dotée.

Je m’étais logé rue Sierpes, hôtel de l’Europe, et bien Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/40 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/41 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/42 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/43

SÉVILLE, FAÇADE DU PALAIS DE L’ALCAZAR.
SÉVILLE, FAÇADE DU PALAIS DE L’ALCAZAR.
Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/45 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/46 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/47 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/48 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/49
PALAIS DE SAN TELMO.
PALAIS DE SAN TELMO.

Tout cela est fleuri et jaillissant, comme les salles du palais sont brillantes et dorées. C’est la résurrection du passé. Pourtant à l’Alcazar de Séville on rêve de l’Alhambra. La restauration, si bien qu’elle soit faite, laisse à l’esprit un doute, une inquiétude. Était-ce bien cela ? Ne l’a-t-on point changé, en l’accommodant au gré de Charles-Quint ou d’Alphonse XII ? Ce qu’on veut voir, c’est le palais-forteresse des rois mores tel qu’ils l’ont laissé ; ce qu’on veut surprendre, c’est la civilisation arabe prise sur le fait. Adieu donc, Séville, vieille cité toujours jeune parce qu’elle est vivante, parce qu’elle est gaie, parce qu’elle est aimable. Et partons pour Grenade.



VII

GRENADE, L’ALHAMBRA, L’ABAYCIN


Pour aller de Séville à Grenade il y a maintenant un chemin de fer. On part à sept heures du matin, on arrive à huit ou à neuf heures du soir. C’est long, eu égard à la distance ; mais c’est déjà un grand progrès sur le passé. Le voyage, d’ailleurs, n’a rien de pénible ; il y a même des buffets le long du chemin. Mais, par exemple, il n’y a rien dans les buffets ; oh ! rien du tout. Pour moi, j’avais pris quelques provisions, ce qui n’est jamais de trop en Espagne ; mais deux de mes compatriotes moins avisés sont demeurés à jeun jusqu’au soir. Entre Séville et Grenade ils n’ont pu se procurer que quelques grenades et… des cœurs de palmier. Or, le cœur de palmier est une triste provende. Cela ressemble à des tiges de salsifis. Par exemple, pour les arroser, l’eau ne manquait pas.

« Agua ! agua ! » crient à chaque instant de pauvres hères drapés dans des guenilles, qui présentent aux voyageurs des verres et une cruche de terre poreuse, pleine de bonne eau fraîche.

« Agua ! » et maiiana ! » me disait l’un de mes compagnons, sont les deux mots fondamentaux de la langue espagnole. De l’eau ? On vous en offre partout et avec tout ; quel- Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/52 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/53

.
.
Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/55
.
.
Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/57 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/58 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/59
.
.
Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/61
Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/63 ce qu’on pourrait acheter dans le Zacatin. Quant au bazar

moresque, s’il est entier et très intéressant par sa conservation, il est par son abandon et sa solitude, plus triste qu’un cimetière.

Et à ce propos, ai-je parlé des cimetières espagnols, au cours de cette rapide excursion dans la péninsule ? Non pas ; ils ont pourtant leur caractère… Et fasse le ciel qu’ils ne reçoivent point ma dépouille !

Tout autour du champ des morts, dans les murs, sont pratiquées des alvéoles longues et profondes ; c’est là-dedans qu’on range les cercueils, comme dans le columbarium antique on rangeait les urnes. Chaque famille a son casier, son tiroir, son alvéole, comme on voudra ; cela s’appelle, je crois, le putridero.

Là, les morts sont enfournés à mesure qu’ils arrivent : après chaque enfournement on bouche l’alvéole avec du plâtre ; à chaque nouvel arrivant on brise le plâtre pour dégager l’issue et laisser passer le cercueil neuf…

Cercueil superbe d’ailleurs ! peint, doré, capitonné, si le mort est riche ou adoré des siens. Voir à Madrid, dans toutes les rues commerçantes, les boutiques où l’on vend ces jolis cercueils, comme chez nous on vend des modes ou de la tabletterie !

Mais laissons les cimetières et les cercueils, et retournons à l’Alhambra pour le voir la nuit par un beau clair de lune — et le revoir le jour par un beau soleil !

Puis repartons, le temps presse et nous avons encore à voir Cordoue.



VIII

CORDOUE, LA MOSQUÉE, LA VILLE, L’ESPAGNE DU PASSÉ ET L’ESPAGNE D’AUJOURD’HUI.


De Grenade à Cordoue, par les voies rapides, on met la moitié d’une nuit et la moitié d’une journée.

Cordoue, qui était la capitale des Mores au temps où ils étaient maîtres de l’Espagne, comptait, dit la tradition, deux cent mille maisons, quatre-vingt mille palais, neuf cents bains, sept cents mosquées et douze mille villages pour faubourgs.

Il faut faire la part de l’exagération espagnole ; cependant la mosquée qui reste, — la grande mosquée dans laquelle les chanoines catholiques ont bâti une cathédrale sous Charles-Quint, — est un gigantesque témoin des splendeurs passées.

À un tel temple il fallait un peuple immense. Tels les bains de Caracalla racontent la Rome des empereurs.

Traversons le patio des Narangeros qui sert de péristyle à l’édifice : patio de plus de 150 mètres de longueur, sous lequel, jadis, la mosquée ouvrait directement les arcades de ses dix-neuf nefs ; passons sous les orangers centenaires, lourds du poids de leurs fruits ; coudoyons les mendiants qui attendent les étrangers et les aguadores qui viennent remplir leurs jarres à la citerne ; entrons par une des portes, sans apparence monumentale, que nous voyons enfin ; nous sommes dans la mosquée ; c’est-à-dire dans une immense place, couverte, et plantée de colonnes comme la place des Quinconces, à Bordeaux, est plantée d’arbres. Il y a huit cents colonnes, — j’allais dire huit cents arbres ! — réunis par une double rangée d’arcades superposées. Les perspectives, à droite et à gauche, ne finissent pas. Au milieu, elles sont arrêtées par des piliers puissants qui s’élèvent, franchissent la voûte et s’entrecroisent en ogives. C’est la cathédrale catholique que les chanoines de Cordoue ont fait surgir de la mosquée.

À l’Alhambra nous avons vu la grâce, l’élégance, le charme de la civilisation more. Ici, c’est la puissance du croissant écartelée par le triomphe de la croix.

Je ne suis point de ceux qui déplorent la construction de la cathédrale au centre de la mosquée. Et d’abord sans la cathédrale, aurions-nous la mosquée ? — Où sont les quatre-vingt mille palais de l’ancienne Cordoue ? où est son Alcazar ? Et si cette mosquée ne subsistait, quoi nous dirait aujourd’hui ce que c’était que l’islamisme en Espagne, il y a six cents ans ? Et puis cette cathédrale dans la mosquée, n’est-ce pas toute l’histoire d’Espagne ? D’ailleurs, c’est beau.

La mosquée subsiste et forme comme un parvis immense à la cathédrale. Elle a conservé son sanctuaire à cent pas du chœur de l’église, et l’église commence, peu à peu, dans la

GRENADE. PATIO DE LA MEzQUITA (ALHAMBRA).
GRENADE. PATIO DE LA MEzQUITA (ALHAMBRA).
Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/67
.
.
Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/69 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/70 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/71 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/72 Page:Cadiot - Vingt jours en Espagne.pdf/73

Le brigandage existe toujours en Espagne. Moins qu’en Italie cependant, à ce qu’il m’a semblé. Les pays basques sont très sûrs quand don Carlos n’y guerroie point. En tous cas, pour le voyageur qui s’éloigne peu des villes, il n’y a pas de dangers à courir.

On peut donc aujourd’hui facilement voyager en Espagne : on y mange, on y dort, on y circule. La population des classes inférieures n’est pas, comme en Italie, accueillante pour l’étranger ; mais elle n’a guère d’hostilité que pour les Français : — en souvenir de 1808, sans doute ! Quant aux classes supérieures, elles gardent à travers les révolutions leur courtoisie proverbiale.

Maintenant, faut-il aller en Espagne ? — Certes ! si on le peut ! — Avant d’aller en Italie ! — Oh ! non. — Mais il y a en Espagne des trésors artistiques, des monuments uniques d’une civilisation disparue ? des cathédrales plus riches et plus belles que nulle part ailleurs ? — Oui, et les restes de la splendeur des Mores, ceux des grands règnes de Charles-Quint et de Philippe II, ont un caractère propre et sans analogie avec ce qu’on a pu voir ailleurs. — Et puis, c’est un beau pays ? — sans doute. Mais tenez, un beau pays c’est la France. Et quand on a franchi les Pyrénées, quand on retrouve de la verdure, des chemins tracés, des champs cultivés, des villages semés çà et là dans la campagne, les forêts de pins qui remplacent les landes, les riches vignobles du Bordelais, comme on s’émerveille !

En passant à Poitiers et en revoyant la ville haute sur ses roches grises : la rivière serpentant, à travers les prés, sous les arbres au feuillage diapré de toutes les riches teintes de l’automne, je me disais : « Si pareil paysage se trouvait de l’autre côté des Pyrénées, entre Vittoria et Cadix, combien nos poètes, en voyage, ne nous l’eussent-ils pas vanté ! »

Et j’arrête au passage ce point de vue, parmi tant d’autres. Ma foi ! oui, c’est un beau pays que la France !… même quand on revient de Suisse et d’Italie ; surtout quand on revient d’Espagne !



chateauroux. — typ. et stéréotyp. a. majesté

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


 26
ED. MONNIER & Cie, ÉDITEURS
16, rue des Vosges, Paris




ÉDITIONS ILLUSTRÉES À 5 FR. LE VOLUME IN-8° CAVALIER

Pommes d’Ève, par une jolie fille (épuisé)

Histoires débraillées, par une jolie fille (épuisé).

Clair de lune, par GUY DE MAUPAssANT

Les Saynètes, par Charles FoLEY

Les Contes salés, par A. DE NouvAL (epuisé)

Péchés mortels, par GUY DE SAINT-MôR

La Feuille à l’envers, par Édouard MoNTaoNe.

Les Contes de Figaro, par les collaborateurs du Figaro

Monsieur le Grand-Turc ! par Armand DUBARRY

Le Lieutenant Cupidon, par Henri DE LYNE

Ce Brigand d’Amour ! par Joseph GAYDA


Sous presse :

Femmes honnêtes ! par le marquis DE VALooNEs

Contes à la Paresseuse, par DUBUT DE LAroREsT

Blague à part, par Marc DE VALLEYREs

Lila et Colette, par Catulle MENDÈs


La Plaquette illustrée : N 1. - Les Brasseries à femmes de Paris, par A. CAREL (épuisé).

Ne 2 - Folles de leurs corps, par A. CAREL. 1 vol. in-8e cavalier. 2 fr

N° 3. - Ça porte bonheur, par Guy De sAINT-Môn, double plaquette

No 4. - Vingt Jours en Espagne, par Claude VIGNoN


Sous presse :

N° 5. - Le Conseil municipal de Paris, peint par lui-même. Collection de portraits-charges, par deux de ses membres

COLLECTION DES ROMANs À 3 FR. 50 (Nouveautés en vente)

Nono, par RAcHILDE

Les Détraquées, par Georges Sauton

50 pour 100, par Henri Rochefort

Ce que coûtent les femmes, par Jules RouQuerre


Sous presse :

La Princesse Rouge, par Émile BLAver

Le Carnaval de Nice, par Armand DURANTIN


Paris. - Imprimerie G. Rougier et Cie, rue Cassette, 1