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Tome 1 modifier

Traduction par Georges Khnopff.
Alexandre Duncker, éditeur (Tome premierp. Titre-242).



Richard Wagner

À

Mathilde Wesendonk

____

JOURNAL ET LETTRES

1853 — 1871.

____

TRADUCTION AUTORISÉE DE L’ALLEMAND

PAR

GEORGES KHNOPFF

PRÉFACE DE

HENRI LICHTENBERGER.

____

TOME PREMIER.

BERLIN

ALEXANDRE DUNCKER, ÉDITEUR

1905.





À

MON AMI

HENRI BOUCHER

EST AFFECTUEUSEMENT DÉDIÉE

CETTE TRADUCTION.


G. K.


Observation préliminaire.


Le Maître avait exprimé le désir que ces pages fussent détruites.

Madame Wesendonk ne se considérait pas comme ayant des droits exclusifs sur les lettres qui lui avaient été adressées. Elle les conserva en silence, pour la Postérité, les destinant à être publiées, un jour.

D’accord avec la famille Wagner, le fils et le petit-fils de la défunte ont décidé d’attribuer le produit de la publication à la « Stipendienstiftung » de Bayreuth.


Préface.


La Correspondance de Wagner et de Mathilde Wesendonk est, avec ses lettres à Liszt, le monument littéraire le plus important de cette crise décisive que traverse Wagner pendant ses années d’exil, à Zurich, au lendemain des événements de 1848 et 49, et qui le mène de l’optimisme révolutionnaire le plus enthousiaste, de la foi humanitaire la plus triomphante à un pessimisme douloureusement résigné, à la conviction tragique que l’univers est foncièrement mauvais, que la mort, l’anéantissement absolu est le seul refuge où l’humanité souffrante peut trouver la fin de ses misères. Ces lettres à l’amie dévouée qui comprit mieux que personne l’âme inquiète et passionnée du grand artiste, qui fut pendant plusieurs années la confidente presque journalière de ses projets, de ses espoirs, de ses détresses, n’ont pas seulement un intérêt documentaire de premier ordre pour la biographie de Wagner : elles sont en outre et surtout une des confessions intimes les plus émouvantes que je connaisse.

Elles nous révèlent un drame d’amour très simple et combien mélancolique !

En 1852 Wagner rencontrait, dans la maison d’un de ses amis de Dresde, Mr  et Mme Wesendonk qui, après trois ans de mariage, venaient de se fixer en 1851 à Zurich. Otto Wesendonk qui représentait en Allemagne une grande maison de soiries de New York était un homme d’affaires, intelligent et droit, ami des arts, riche et généreux. Sa femme Mathilde, toute jeune encore — elle n’avait que 24 ans, lors de sa première rencontre avec Wagner — paraît avoir été une créature d’élite, d’une rare distinction, d’un tact exquis et subtil, d’une intelligence largement ouverte, d’une sensibilité profonde et vibrante. Nouées par le hasard, les relations de Wagner avec les Wesendonk se font peu à peu plus intimes. Une solide et loyale amitié l’unit bientôt au mari. Et dans la jeune femme il trouve l’élève la plus docile, l’admiratrice la plus intelligente, la confidente la plus délicate. Il prend un plaisir toujours plus profond à pétrir et à façonner son esprit, à mettre l’empreinte de sa pensée sur la page blanche de cette âme neuve et fine. Il l’initie à son œuvre et à son art : il lui lit ses poèmes d’opéras, ses œuvres théoriques, il l’aide à pénétrer le sens intime des sonates ou des symphonies de Beethoven, il la met au courant de la philosophie de Schopenhauer, lui fait part de ses lectures littéraires ou scientifiques. Bientôt une étroite et très douce et toute idéale intimité se noue entre le grand artiste et la gracieuse jeune femme. Il prend l’habitude de venir chez elle vers 5 heures, à la tombée du soir, lui jouer au piano ce qu’il a produit pendant la matinée ; il lui communique les esquisses de ses œuvres nouvelles ; il met en musique cinq poèmes qu’elle a composés (Der Engel — Träume — Schmerzen — Stehe still — Im Treibhaus). Avec elle il peut librement s’épancher, sûr de trouver toujours une complète sympathie. Elle l’écoute « comme Brünnhilde écoutait Wotan ».

Au printemps de 1857 Wagner devient l’hôte des Wesendonk. À côté de la somptueuse villa qu’ils construisent sur la « Colline verte » dans le quartier d’Enge près de Zurich, ils achètent une petite maison, « l’Asile », où ils offrent à Wagner une retraite paisible dans laquelle il pourra achever en toute tranquillité les Nibelungen ou Tristan. Wagner accepte cette proposition avec une gratitude infinie. À peine installé, il décrit à Liszt avec enthousiasme son nouveau home : « Tout est rangé et arrangé selon nos désirs et nos besoins ; tout est à sa place. Mon cabinet de travail est disposé avec la pédanterie, la recherche de l’élégance et du confortable que tu me connais ; mon bureau est à la grande fenêtre, d’où j’ai une vue splendide sur le lac et sur les Alpes ; j’ai le calme complet, la tranquillité parfaite. Un joli jardin qui a déjà très bonne tournure me donne assez d’espace pour de petites promenades et m’offre de gentils lieux de repos ; en même temps il fournit à ma femme des occupations très agréables et l’empêche de se faire des idées noires à mon sujet ; surtout un potager assez grand est l’objet de sa plus tendre sollicitude. Tu le vois, nous avons trouvé un lieu charmant pour notre ermitage et quand je songe combien je désirais depuis longtemps un asile pareil et combien j’ai eu de peine à me créer la possibilité de réaliser mon rêve, je ne puis m’empêcher de reconnaître en ce bon Wesendonk un de mes plus grands bienfaiteurs » (8 Mai 1857). Et quand, bientôt après, les Wesendonk s’installent à leur tour dans leur nouvelle habitation, les plus charmantes relations de voisinage s’établissent entre l’Asile et la Villa : « Ce fut, écrit un témoin de ces jours de bonheur, une époque de vraie félicité pour ceux qui se réunissaient dans la belle Villa de la « Colline verte ». La richesse, le goût et l’élégance y embellissaient la vie. Le maître de la maison était à même d’aider efficacement toute entreprise qui l’intéressait, et admirait du fond du cœur l’homme extraordinaire que la destinée avait rapproché de lui. La maîtresse de la maison, jeune et gracieuse, éprise d’idéal voyait la vie et le monde s’étaler devant elle comme le miroir uni d’une rivière au cours paisible. Aimée et admirée de son mari, jeune mère heureuse, elle vivait dans le culte du Beau dans l’Art et dans la Vie, et aussi dans le culte du Génie dont elle n’avait point vu encore d’exemplaire aussi prodigieux par la volonté et la puissance. Le train de la maison et l’opulence du propriétaire rendaient possible une vie de société dont tous ceux qui y ont pris part gardent un souvenir reconnaissant ».

Ce que furent pour Wagner ces relations avec les Wesendonk, il est aisé de se l’imaginer. On sait assez les accès de douloureux accablement ou de révolte désespérée que traverse Wagner pendant ses années d’exil à Zurich. Hors d’état de surveiller lui-même la réalisation scénique de ses drames, condamné par la force des choses à s’en remettre à d’autres que lui du soin de diriger l’exécution de ses œuvres, il se voit, à sa grande douleur, privé de tout contact vivifiant avec le public, de toute communion avec les artistes. Non seulement il lui faut renoncer à la joie d’entendre son Lohengrin joué à Weimar par Liszt, puis applaudi sur toutes les scènes allemandes, mais il est en outre torturé par la conviction que son absence forcée porte un grave préjudice à sa cause, car ses œuvres arrivent défigurées devant le public par suite de l’insuffisance des exécutants ou de la négligence des directeurs. Puis il supporte malaisément la médiocrité de l’existence qu’il est condamné à mener. Il trouve assurément à Zurich un cercle d’admirateurs, des relations agréables mais non ce dévouement absolu et sans bornes qu’il prétendait inspirer. Ses amis les plus chers, ses compagnons de lutte comme Liszt, sont loin de lui et ne peuvent que lui faire, de loin en loin, de courtes visites. Son foyer lui donne peu de joie : sa femme, bonne ménagère et dévouée à sa façon, mais foncièrement médiocre et bornée ne soupçonne pas la vraie grandeur de son mari et déplore qu’au lieu de s’employer à des travaux lucratifs il gaspille son temps et ses efforts en des entreprises démesurées et impratique telles que l’Anneau du Nibelung ; incapable de partager sa vie intellectuelle et sentimentale, souffrante d’ailleurs et malade des nerfs, elle est hors d’état de lui créer un intérieur où il puisse vraiment se délasser de son labeur épuisant et oublier les misères de l’exil. Pour comble de malheur, des soucis pécuniaires continuels jettent leur ombre importune sur l’existence du musicien sans fortune ni position stable. Toujours sans le sou, et toujours à court d’argent à cause de ses besoins de confort et de distractions, Wagner se voit obligé de quêter sans cesse parmi ses amis un peu d’argent pour se tirer d’affaire, de batailler avec ses éditeurs pour obtenir d’eux des subsides, d’autoriser sans garanties suffisantes des représentations de ses œuvres pour gagner quelques louis, au risque de prostituer, comme il le disait, les enfants les plus chers de son génie. Dans ces conditions sa santé même commence à s’altérer gravement. Nous le voyons alterner entre des accès de travail intensif, pendant lesquels il parvient à oublier temporairement son mal, et des crises de dépression nerveuse qui le plongent dans l’accablement le plus profond. Il traverse des périodes de découragement absolu, où il se plaint d’être « indiciblement misérable », de « n’avoir jamais connu un instant de bonheur », où il crie son horreur, son dégoût intense pour la vie morne et terne à laquelle il est condamné, sa lassitude de créer sans relâche des œuvres d’art sans en être récompensé par la moindre satisfaction, sa volonté d’en finir avec une existence décidément insupportable : « Je ne croir plus à rien, écrit-il à Liszt, je n’ai plus qu’un désir : dormir — dormir d’un sommeil si profond que tout sentiment de misère humaine soit aboli pour moi. Ce sommeil, je devrais bien pouvoir me le procurer : ce n’est pas bien difficile ». — On comprend dès lors, l’immense bienfait que dut être pour Wagner l’intimité de la famille Wesendonk. Auprès d’eux, dans la somptueuse villa de la « Colline verte » il goûtait cette existence « en beauté » vers laquelle il aspirait de toutes les forces de son être ; surtout, il trouvait ce qui lui manquait si douloureusement dans son triste foyer : un cœur de femme épris comme lui de beauté et d’idéal, capable de le comprendre, de vibrer à l’unisson de son âme…

Cette vie heureuse, dans un asile paisible, au sein d’une belle nature, dans un milieu de chaude affection, Wagner la vécut pendant un an, de l’été de 1857 jusqu’à l’été de 1858. Ce fut une halte exquise et courte sur l’âpre chemin de son existence agitée. Puis vint le réveil brutal et douloureux — inévitable aussi. Que se passa-t-il entre Mathilde Wesendonk et lui pendant la crise de deux mois qui précéda son départ pour Venise ? Dans ses Souvenirs, Mme Wesendonk écrivait seulement : « R. Wagner aimait son « Asyle »… C’est avec douleur et tristesse qu’il l’a quitté — volontairement quitté ! Pourquoi ? Question oiseuse ! Comme témoignage de cette époque nous avons sa grande œuvre : Tristan et Iseut ! Le reste est mystère et respectueux silence ! Der Rest ist Schweigen und sich neigen in Ehrfurcht !… » La publication des lettres et journaux de Wagner sont les témoignages émouvants de ce drame intime qui se déroula entre les habitants de la « Colline verte. » Ils nous montrent comment Wagner et sa confidente, après avoir insensiblement franchi la limite où la pure amitié se mue en passion, reculent au moment suprême devant l’abîme au bord duquel ils sont parvenus ; comment, conscients de l’impossibilité d’une union fondée sur une laide trahison ou une coupable désertion, ils s’arrêtent, dans l’angoisse de leur cœur, au seul parti possible : le renoncement définitif et total. Nous voyons Wagner, l’âme meurtrie, quitter volontairement et pour toujours « l’Asile » où il croyait avoir fondé son foyer, rompre à jamais le lien précaire qui l’unissait encore à sa femme, s’arracher en même temps du voisinage de son amie, avant qu’une catastrophe irréparable n’eût brisé sa vie, chercher dans la solitude la guérison et l’apaisement. Ainsi il s’est surmonté, « dépassé », achetant au prix de la résignation absolue le droit de revoir ensuite, le front haut, celle dont la destinée le séparait si douloureusement ici-bas…

Rien de plus émouvant dans sa simplicité que cette brève et mélancolique histoire d’amour. Pas de complications psychologiques : rien que les sentiments les plus élémentaires de l’âme humaine, l’impossible amour et le renoncement. Pas d’événements retentissants ; nul romantique adultère, nul conflit de volontés, nul suicide tragique ; pas même de désespoir éternel. Wagner note bien que ses cheveux ont blanchi dans ces semaines d’angoisse. Mais il a surmonté sa détresse, il s’est consolé ; puis il a aimé ailleurs et trouvé finalement le bonheur domestique. Et Mathilde Wesendonk, de son côté, a continué de vivre, entre son mari et ses enfants, et rien ne nous permet de supposer qu’elle n’a pas, elle aussi, reconquis bientôt après la crise son équilibre intérieur. Ne nous y trompons pas cependant. Ce drame tout intérieur et silencieux que nul sauf un très petit nombre d’initiés n’a pu soupçonner au moment où il se déroulait, a fait fleurir dans le cœur de Wagner quelques uns des sentiments les plus intenses et les plus sublimes peut-être dont l’âme humaine soit capable. Il a réellement éprouvé dans ces heures sombres les affres de la passion et la purifiante douleur de renoncement, il a vécu la « détresse d’amour » et la mort du vouloir vivre égoïste qu’il a si magnifiquement fait chanter dans Tristan. Ces lettres où s’exhalent les émotions puissantes qui secouaient jusque dans ses fibres les plus intimes son cœur de Titan nous révèlent la source vivante et profonde d’où jaillit la musique si pénétrante de son grand drame d’amour et de mort. Nulle part peut-être Wagner ne nous apparaît si humainement grand que dans les pages frémissantes où palpite et saigne la blessure secrète qui l’atteignait en plein cœur.

Wagner souhaitait, nous dit-on, que ces pages intimes fussent détruites. Soyons reconnaissants aux deux femmes qui ont au contraire estimé à juste titre que la postérité avait le droit de connaître ces confidences précieuses : à Mathilde Wesendonk qui a pieusement conservé ces reliques et en a préparé la publication posthume ; à Madame Wagner qui a permis, que cette correspondance fût publiée. Elles nous ont transmis un document d’une valeur unique, qui nous fait connaître un des épisodes essentiels de la vie du Maître, qui jette un jour nouveau sur la genèse de Tristan et nous permet de comprendre mieux comment surgit dans l’âme du Maître cette religion si douloureusement sereine du renoncement et de la pitié qui illumine de son rayonnement la glorieuse vieillesse de Wagner et chante avec une si souveraine beauté dans les Maîtres-Chanteurs et dans Parsifal.


Henri Lichtenberger.





RICHARD WAGNER

À

MATHILDE WESENDONK.



JOURNAL ET LETTRES.

1853 — 1871.


Zurich
Mars 1853 — Août 1858.


Zurich

Mars 1853 — Août 1856.[1]




1.

Honorée dame,

Dieu vous gardera désormais de mes fâcheuses manières. Sans doute comprenez-vous maintenant, qu’en n’acceptant vos aimables invitations qu’avec inquiétude, je n’obéissais pas à un futile caprice, et que ma méchante humeur pouvait importuner mes meilleurs amis autant que moi-même. Si dorénavant mes renoncements sont plus fréquents — et comment ne le seraient-ils point après l’expérience d’hier ? —, soyez certaine que c’est avant tout en vue d’obtenir votre pardon par une meilleure façon d’agir.

J’espère apprendre demain de votre mari, à Bâle, que vous n’avez pas été troublée davantage dans votre quiétude, si précieuse pour nous, par mes méchantes paroles. Le souhaitant cordialement, je me recommande à votre indulgence.

Richard Wagner.

Zurich, 17 Mars 1853.

2.

Ci de la douce tiédeur pour la glace d’hier.[2]

[29 Mai 1853.]

3.

Honorée,

Vous m’avez permis de vous faire demander aujourd’hui si vous pouviez venir un peu chez nous ce soir. Si oui, je vous proposerais de bien vouloir passer quelques heures tranquilles chez nous jusqu’à dix heures ; je n’inviterai personne d’autre, afin de ne point gâter cette sainte soirée.

J’espère recevoir un oui amical.

1er Juin 1853. Votre

Richard Wagner.



4.

Vos arrangements, cher ami,[3] sont parfaits : je vous en remercie de tout cœur ! Afin de débuter dignement dans ma nouvelle situation de débiteur et de vous inspirer confiance, je viens acquitter aujourd’hui une dette déjà ancienne : remettez, je vous prie, à votre femme, la sonate ci-jointe,[4] ma première composition depuis l’achèvement de Lohengrin (il y a six ans !).

Bientôt vous aurez de mes nouvelles. Mais avant cela dites-nous d’abord comment vous allez. Votre

Richard Wagner.

Zurich, 20 Juin 1853.

5.

Homère s’est faufilé subrepticement hors de ma bibliothèque.

Je lui ai demandé : « où vas-tu ? »

Réponse : « congratuler Wesendonk à l’occasion de son anniversaire. »

Je lui ai répondu : « fais-le avec moi ! »

16 Mars 1854.

Richard Wagner.



6.

Que faire pour vous remonter un peu le moral, pauvre malade ? J’ai remis à Eschenburg[5] le programme avec les traductions. Mais en quoi cela pourrait-il vous être de quelque utilité ? Otto doit vous donner tout de suite les Légendes indoues, adaptées par Adolphe Holtzmann (Stuttgart). Je les ai prises avec moi à Londres : leur lecture a été mon seul plaisir ici. Toutes sont belles ; mais celle de Savitri est particulièrement splendide et si vous voulez apprendre à connaître ma religion, lisez Usinar. Toute notre culture est bien misérable en comparaison de ces pures révélations de l’humanité la plus noble de l’antique Orient !

Maintenant chaque matin, avant de me mettre au travail, je lis un chant de Dante : je suis encore profondément engagé dans la lecture de l’Enfer ; ses horreurs m’accompagnent dans l’exécution du 2e acte de la Walküre (Walkyrie). Fricka est partie il y a un instant et Wodan va donner libre cours à sa terrible douleur.

Ici je ne puis faire plus que ce 2e acte ; mon travail n’avance que fort lentement et chaque jour il me faut combattre une nouvelle contrariété.

Mes expériences de Londres m’ont décidé à me retirer pour quelques années de la vie musicale publique : je veux en finir avec ces directions de concerts. Ces Messieurs de Zurich ne doivent nullement faire des frais à mon intention ! En ce moment j’ai besoin de tout mon équilibre intérieur pour achever ma grande œuvre, qui pourrait facilement, je le crains, devenir une grotesque chimère, par suite de cet éternel et insultant contact avec l’insuffisant et l’incomplet.

— Pour vous égayer, réfléchissez un peu sur la question de savoir combien de fugues devront intervenir dans mon oratorio londonien, si lord Jésus portera des gants glacés noirs ou blancs, ou si Madeleine tiendra à la main un bouquet ou un éventail ? Si vous êtes d’accord avec vous-même sur cela, nous y songerons encore.

Aujourd’hui j’ai le 4e concert :[6] la symphonie en La majeur (laquelle, en tout cas, ne marchera pas aussi bien qu’à Zurich) et puis encore beaucoup de belles choses que je croyais ne plus jamais devoir donner de ma vie. Mais ce qui me rend courageux c’est la certitude que ce sera pour la dernière fois !

Mes compliments à Otto, que je remercie cordialement pour sa dernière bonne lettre. Si cela peut bien lui faire plaisir, je lui écrirai encore. Est-ce que Marie[7] ne vient pas bientôt chez vous ?

Demain, après le concert, j’écrirai à ma femme : elle n’aura rien de nouveau à vous dire.

Saluez également Myrrha.[8] Au revoir et gardez votre sérénité.

Londres, 30 Avril 55.
7.

[8 Juillet 1855]

J’ai bien peur de voir mourir aujourd’hui mon bon, vieux, fidèle ami — mon Peps.[9] — Il m’est impossible d’abandonner la pauvre bête mourante. Serez-vous fâchée si nous vous prions de dîner sans nous. Nous restons en tout cas jusqu’à mercredi : ce ne sera donc que partie remise.

Sans doute, vous ne vous moquerez pas de mes pleurs !

Votre
R. W.

Dimanche matin.
8.

Très chère amie,

Ma femme me fait part d’une heureuse idée qui me décide à solliciter de vous une grande faveur.

Il s’agit de tâcher encore d’obtenir en location la propriété Bodmer,[10] à Seefeld près de Zurich, pour toute la durée de ma vie. Si cela réussit, je serai délivré des soucis d’une propriété personnelle et, moyennant la seule location, j’arriverai à la jouissance que je cherche. Cette propriété est actuellement louée par une famille Trümpler pour l’été ; il s’agirait de persuader Bodmer de résilier à l’amiable avec ses locataires, et de me céder la propriété pour toute la durée de ma vie ou peut-être pour un terme de dix années.

Pour autant que je sache, les Trümpler occupent la propriété de Bodmer plutôt par tradition que par obligation ; si les Bodmer voulaient nous la céder volontiers, je ne doute point qu’il leur serait facile d’obtenir la renonciation des Trümpler. Il s’agit donc seulement d’intéresser les Bodmer sérieusement à mon désir, et ma femme, que j’ai chargée de s’entendre avec Madame Bodmer, désirerait l’assistance d’une tierce personne, laquelle ferait à Madame Bodmer toutes les recommandations en notre faveur que nous ne pourrions faire nous-mêmes. Cette tierce personne, ce serait, dans la pensée de ma femme, en toute première ligne vous, chère amie. Donc je vous prie instamment de vouloir bien écrire à Madame Bodmer et de chercher à nous gagner ses bonnes grâces. Ma femme croit que, pour y arriver, il serait utile de lui représenter ma grande détresse et mon besoin d’un logis tranquille, en pleine campagne. Il serait également habile, à son sens, de la prendre par la vanité et d’attirer son attention sur ce point : ce serait un honneur pour eux, certainement, de procurer un asile convenable dans leur propriété à mes futures créations d’art.

Qu’en pensez-vous ? Voulez-vous vous en charger ?

Eu égard à mon imminent retour à Zurich, je voudrais bien que l’affaire, qui me tient tant à cœur, fût menée à tel point, que je puisse prendre sans trop tarder la décision nécessaire.

Voulez-vous croire qu’il me ferait plaisir de pouvoir vous dire, à vous aussi, bonjour à Berne ?

Mille salutations cordiales de

Votre
Richard Wagner.

Mornex, 11 Août 56.


9.

Très fidèle protectrice des Arts !

Ma sœur[11] doit garder le lit. Si vous ne vous trouvez pas dans la même nécessité, je vous prie de disposer du couvert devenu libre à table, à moins que vous ne vouliez l’économiser (ce qui mérite considération, vu la misère des temps et la récolte manquée de la soie !) Dans le premier cas je propose (sans aucun droit de prérogative, bien entendu !) Boohm.[12]

Votre
R. W.

J’ai toutes sortes de désagréments pénibles chez moi, parce que, hier, vous auriez parlé de

façon peu respectueuse de Rienzi ![13]

Zurich

1853 — 1858.
(Lettres et billets dont il est impossible de préciser les dates.)




10.

Monsieur et Madame Wesendonk sont invités bien amicalement à venir dîner chez nous dimanche prochain, à midi.

R. S. L. P.

Famille Wagner.


11.

Puisque Monsieur et Madame Wesendonk ont jugé bon de refroidir leurs rapports avec nous au point de ne plus nous rendre visite le soir sans y être invités, force nous est de demander en termes officiels si Monsieur et Madame Wesendonk se décideront à nous surprendre aujourd’hui ou bien, au cas où certains professeurs auraient à dégoiser leur science à Monsieur ou à Madame précisément ce soir, pouvons-nous nous attendre à la surprise de leur visite pour demain ?

[partition à transcrire]


12.

Ma femme, occupée à la cuisine, vous donne le conseil de prendre la voiture, dont vous pensiez vous servir même par le beau temps. Puis il fait très chaud dans notre maison.

Ceci pour vous signifier que nous n’entendons nullement renoncer à vous.


13.

Pour mémoire :

Mercredi : Othello
Ira Aldridge.[14]

Retenir les places en temps utile.

(Le meilleur bonjour !)
R. W.


14.

Si la famille Wesendonk veut faire les frais d’Henri de l’hôtel Baur, elle peut ramener aussi ma femme du théâtre ; sinon elle devra se contenter de moi seul.

D’ailleurs je connais aussi l’anglais.

R. W.
15.
À
l’honorée Famille Wesendonk
(Myrrha, Guido, Karl etc.).

Je ne veux pas abandonner au hasard votre venue ce soir, mais préfère m’assurer ce charmant bonheur en vous invitant. Semper[15] et Herwegh[16] seront des nôtres. Donc — bien à l’heure !

R. W. Lazare


16.

Vendredi matin.

Les Herwegh se sont annoncés chez nous pour ce soir.

Si vous croyez pouvoir vous remettre ainsi des fatigues des dernières invitations, il nous serait très agréable de vous voir vous décider à participer à notre causerie.

Le meilleur bonjour !

R. W.


17.

Grand merci pour l’aimable invitation, dont je ne pourrai profiter, hélas ! —

Adieu !

18.

Voulez-vous vous mettre en route par ce vent d’ouest et ces présages de mauvais temps ?

Simple question.[17]

Votre
R. W.


19.

Je n’ai pas besoin de vous dire que ma question d’hier, à propos de l’excursion, n’exige point de réponse.

R. W.


20. Ma Souveraine !

Madame Heim[18] ne pourra pas chanter avant mardi. Donc demain (si vous voulez avoir ce vacarme chez vous) simple soirée de piano.

Je vous verrai bientôt !

Votre
R. W.


21.

Tout est en règle. Viendrez-vous un peu pour le 3e acte de la Walküre ? Je — l’espère. —


22. À toute la famille

Wesendonk.

Mes enfants, est-ce que je ne vous verrai pas un peu aujourd’hui ? Je suis mieux disposé qu’hier.

R. W.


23.

Pour que chez vous on ne soit plus dans la situation de devoir mal conter de beaux récits légendaires, je dépose à la maison Wesendonk l’exemplaire ci-joint ; car, en noir sur blanc, c’est incontestablement beau.

Vous voyez, vous n’êtes pas encore sitôt débarrassés de moi ! J’ai pris tellement pied dans votre maison que, même si vous la livriez aux flammes, une voix bien connue vous dirait au milieu du sauvetage :

« Il était temps d’en sortir ! »[19]


24. Bien le bonjour !

Veuillez parcourir un peu ce livre[20] : il est écrit sans esprit et l’on est obligé de passer outre à tous les endroits, où l’auteur croit devoir exprimer sa propre opinion ; mais les faits, surtout la période parisienne de Gluck, sont des plus intéressants. Et puis ce Gluck, passionné et néanmoins si imbu de lui-même, calme jusqu’à la vanité, avec sa grande fortune acquise et son costume de cour brodé, à son âge avancé, a quelque chose de très amusant, d’égayant. Seulement, passez beaucoup au début !


25.

Voulez-vous peut-être, pour vous amuser, voir ce que mon conseiller du gouvernement de Weimar a pondu sur mon poème ?[21]

Plusieurs indications que je lui avais données sont reproduites avec une bizarre fidélité au milieu de son galimatias à lui, ce qui rend la chose à peu près amusante.

Je vous souhaite bien du plaisir.

Votre
très peu satisfait
R. W.


26.

J’envoie chez le relieur. Je voudrais faire aussi relier « l’Étoile » etc.[22] En avez-vous besoin pour le moment ?


27

Voici le journal musical et une lettre de la princesse Wittgenstein. (Je voudrais la ravoir, dès que vous l’aurez lue.)

Les meilleures salutations de la part de ma femme.

R. W.


28.

Vous ferez ainsi la connaissance d’un homme fort aimable.[23]

Bonjour !


29.

Madame Wesendonk,

Mes meilleurs remerciements ! Je suis encore toujours un peu fiévreux et me sens très las. Je pense cependant pouvoir jouir un peu du bon air aujourd’hui.

Bien à vousR. W.


30.

Après une excellente nuit, (environ dix heures de sommeil à la Gœthe) je vous souhaite bien le bonjour et vous envoie le Schack,[24] vous promettant une bonne lecture pour ce soir, si Monsieur Otto y consent.


31.

Voici l’abat-jour, qu’il prenne de belles teintes roses, maintenant que la neige tombe au dehors !

J’ai passé une nuit très réconfortante. Et comment a-t-on dormi à Wahlheim ?[25]

Mes meilleures salutations !


32.

De tout cœur, bonjour !

Ça va passablement. Grand merci pour toutes vos bontés. Je pense aller crânement de pied à la répétition. S’il le faut cependant, je prendrai la voiture à 1.45 h., vous suivrez alors le plus tôt possible. —

Hier je voulais vous envoyer ce qui accompagne ces lignes.

Au revoir !


33.

Je n’ai pas fort bien dormi cette nuit ; je me demandais à l’instant si, malgré le gel et Vischer,[26] j’irais. Maintenant je pense toujours passer une petite heure chez vous. J’ai le cœur bien lourd, — et pourtant il ne s’agit toujours que de l’unique bien, sans lequel je ne posséderais, pauvre que je suis, aucun refuge en ce monde. Cette chose unique !

Mille salutations.


34.

Merci ! Bien dormi. — Il faut que cela aille ! Et l’unique chose !

Mes meilleurs salutations !


35.

Ah ! le beau coussin ! Mais trop tendre ! Si lasse et lourde que soit souvent ma tête, je n’oserai jamais l’y poser, pas même quand je serai malade, — tout au plus à ma mort ! Alors je voudrais coucher ma tête dessus, aussi commodément que si j’y avais droit ! Vous même le disposeriez pour moi ! — Voilà mon testament !

R. W.


36.

Et ma chère Muse, se tient-elle toujours loin de moi ? En silence, j’ai attendu sa visite ; je ne voulais point la troubler de ma supplication. Car la Muse, comme l’Amour, n’apporte la félicité que lorsqu’elle le veut. Malheur à l’insensé, malheur à l’homme sans amour qui veut obtenir par violence ce qu’elle ne donne que spontanément ! On n’aboutit à rien par la force. N’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Comment l’Amour pourrait-il encore être Muse s’il succombait à la violence ? Et ma chère Muse se tient toujours loin de moi ?


________







Zurich

dans « l’Asile ».

(fin Avril 1857 — 17 Août 1858.)


37.

Heureuse hirondelle, si tu veux couver,
Tu te construis ton propre nid ;
Moi, pour couver en toute tranquillité,
Je ne puis m’édifier le silencieux refuge,
Le silencieux refuge de bois et de pierre —
Ah ! qui voudra donc être mon hirondelle !


38.

Madame Mathilde Wesendonk

[Mai 1857]

Grand merci pour les belles fleurs ! Le vieux plant, bien soigné, a conservé toute sa beauté : c’est pourquoi je le garderai. — Une bonne chose : hier j’ai achevé l’acte[27] et l’ai envoyé. Aujourd’hui je n’aurais pas pu travailler : le catarrhe a empiré et la fièvre ne m’abandonne jamais tout-à-fait. Autrement tout va bien — tout marche aisément ! Et comment va-t-on dans la contrée voisine ?

39.

21 Mai 1857.

Je n’ai rien à dire au père de mon pays : s’il osait venir me visiter dans mon nid d’hirondelle, je lui montrerais la porte. — Ses couleurs sont blanc et vert : ceci pour Baur.[28]

La Muse commence à m’être favorable : est-ce un présage heureux de la certitude de votre visite ? Je trouvai en premier lieu une mélodie, qu’il me fut impossible d’adapter d’abord ; mais j’en découvris les paroles dans la dernière scène de Siegfried. Bon signe ! Hier le début du 2e acte s’est révélé à moi, et notamment le sommeil de Fafner, dans lequel je trouvai même une note humoristique. Vous ferez la connaissance de tout cela, quand demain l’hirondelle viendra visiter son nid.

Rich. Wagner.
40.
[Commencement de Juillet 1857]

Je crois que nous avons oublié de vous inviter dans les formes voulues pour dimanche soir ; permettez-moi de réparer la chose par la présente. Vous savez, il s’agit d’une petite fête en l’honneur de Sulzer.[29] Je dois aussi vous informer que l’on prendra le thé à sept heures.

J’espère que nous vous verrons à l’heure ponctuelle avec Monsieur Kutter,[30] que vous voudrez bien inviter de notre part également de la façon la plus pressante.

Pour votre satisfaction personelle je vous avertis que je n’ai pu travailler depuis ce dernier soir ; mais Calderon a cependant été mis à la retraite. Devrient[31] me charge de vous faire ses compliments. Pour le reste, le monde existe toujours, Fafner est en vie, toutes choses telles qu’elles ont été.


41.

[Sept. 1857 ?]

Je ne me sens pas bien et devrai fêter l’anniversaire de ma femme[32] à la maison. Merci cordialement pour votre bonté !

42.

1er  Octobre 1857.

Voici, cher ami,[33] mon premier terme de loyer. Avec le temps, j’espère vous payer le loyer réel : peut-être cela ne tardera-t-il guère ; alors vous vous exclamerez :

« Hé ! le seigneur Tristan
Comme il peut payer le tribut ! »[34]

Et avec cela, aujourd’hui comme toujours, mes remerciements les plus cordiaux pour toutes les bontés, pour toutes les amitiés, que vous m’avez prodiguées !

Votre
R. W.


43.

[Octobre 1857]

« La blessure faite par Morold[35]

Je la guéris, afin qu’il revînt à la vie »

etc. etc.

J’ai bien réussi le passage aujourd’hui — il faudra que je vous joue cela.


44.

Décembre 1857.

La scène d’explosion entre Tristan et Isolde est on ne peut mieux réussie.

Je suis au comble de la joie !

45.

[Décembre 1857]

Le 30 Novembre 1857, R. Wagner composa la musique du lied :[36]

« Aux premiers jours de mon enfance. »

Le 4 Décembre, la première esquisse du lied :

« Dis, quels rêves merveilleux. »

Le 5 Décembre, la seconde version des « Rêves ».

Le 17 Décembre, le lied intitulé « Souffrances », avec une seconde conclusion, quelque peu plus longue. Suivit bientôt une troisième conclusion avec ces lignes : « Il faut que cela devienne toujours plus beau ! »

« Après une bonne nuit réconfortante, ma première pensée fut cette conclusion, corrigée ; nous verrons si elle plaît à Madame Calderon, quand je la jouerai aujourd’hui à la basse. »

22 Février 1858, « Bruissante, bourdonnante roue du Temps ! »

1er Mai 1858, « Dans la serre. »

Les cinq lieder ont paru plus tard chez Schott fils, à Mayence, sur le désir du Maître lui-même. Avant leur publication, il avait déjà intitulé les deux lieder « Rêves » et « Dans la serre », « Études pour Tristan et Isolde. » —


46.

[Décembre 1857 ? ]

Voici encore une fleur d’hiver pour l’arbre de Noël, pleine de miel pur et doux, sans le moindre poison.


47.

Bienheureux,
Arraché à la douleur,
Libre et pur,
Toujours à toi —
Les lamentations
Et les renoncements
De Tristan et Isolde,
Dans le chaste langage d’or des sons,
Leurs larmes, leurs baisers,
Je dépose tout cela à tes pieds,
Afin qu’ils célèbrent l’ange,
Qui m’a porté si haut !

St. Sylvestre, 1857.[37]


48.

[Février 1858]

J’ai déjà le livre de Soden[38] — non relié, et bientôt disponible.

Je possédais déjà la liste complète par Schulthess.[39] Peut-être le volume contenant «  l’Empereur Othon à Florence » etc, vaudrait-il la peine d’être lu.

Les traductions de Richard[40] aussi me paraissent dignes d’intérêt en ce qui concerne le sujet traité.

Pensons encore aux Nouvelles de Cervantes ; je les ai déjà possédées un jour.

Pour le reste j’ai assez de ma provision pendant quelque temps ; je — lis peu.

Merci beaucoup pour Iphigénie.

Ci-joint quelque chose de Strasbourg,[41] mais pas du pâté de foie gras !

Salut au nom de notre Dieu !

Nous voyons-nous ce soir ?


49.

[printemps 1858 ?]
De tout cœur, bonjour !

Ma pauvre femme est tombée gravement malade ; donc j’accepte l’invitation pour demain pour moi seul.

Probablement ne serez-vous point chez vous aujourd’hui, sinon je serais venu le soir.

Chez moi tout est triste et gris, malgré l’aspect extérieur de plus en plus joyeux des chambres.

J’espère que tout va bien chez vous. Fêtez les Pâques joyeusement.

Bien des salutations !
Votre R. W.


50.

[printemps 1858]

Je vais passablement. Comment se porte la vaillante élève de de Sanctis.[42]

Merci pour le Cervantès — momentanément. Je veux me disposer peu à peu au travail. Le 2e acte m’attend.[43]

Nous voyons-nous aujourd’hui ?


51.

Je viens de lire « Ferdinand le Saint »,[44] et je dus le trouver beau et touchant. Peut-être mes dispositions d’esprit en sont-elles la cause ? Si l’on m’avait prédit la mort comme une certitude cette année, je savourerais cette année comme l’événement le plus solennel et le plus heureux de mon existence. Seule l’incertitude sur le temps que nous avons encore à vivre nous plonge dans le doute et le péché ; mais la certitude sur le temps qui me reste devrait, me semble-t-il, me rendre exempt de toute souillure. — Comment acquérir ce que je désire avec tant d’ardeur ? —


52.

[Juin 1858]
Madame Mathilde Wesendonk.

Voici le petit kobold musicien de mon logis ;[45] qu’il reçoive bon accueil !

53.

[Juillet 1858 ?]

Quelle merveilleuse naissance de notre enfant riche en douleur ! Ainsi il nous faudra vivre ? à qui pourrait-on jamais demander d’abandonner ses enfants ?

Que Dieu nous assiste, pauvres que nous sommes ! Ou bien sommes-nous trop riches ?

Nous faut-il nous aider nous-mêmes, tout seuls ?[46]

54a.

[Été de 1858]

La lettre — combien elle m’a attristé ! Le démon quitte l’un de nos deux cœurs pour entrer dans l’autre. Comment le vaincre ? Oh ! que nous sommes à plaindre ! Nous ne nous appartenons plus. Démon, deviens Dieu !… La lettre m’a attristé. — Hier, j’ai écrit à notre amie.[47] Sans doute elle va bientôt rentrer…

Démon ! démon ! Deviens Dieu !


54 b.

Parzival[48]
[partition à transcrire]

Wo find’ ich dich, du heil’-ger Gral, dich
sucht voll Sehn-sucht mein Her-ze.


Chère enfant égarée !
Vois, je voulais précisément t’écrire cela, quand je trouvai tes beaux, tes nobles vers !


55.

[Été de 1858][49]
Mardi matin.

Sans doute tu ne t’attends pas à ce que je laisse ta merveilleuse, ta splendide lettre sans réponse. Ou bien devrai-je renoncer, devant la suprême noblesse de ta parole, au beau droit de te répondre ? Mais comment pourrais-je te répondre, si ce n’est d’une manière digne de toi ? —

Les luttes formidables que nous avons soutenues, comment pouvaient-elles finir autrement que par la victoire remportée sur toutes nos aspirations, sur tous nos désirs ?

Ne savions-nous pas, même dans les minutes les plus ardentes où nous étions l’un près de l’autre, que tel était notre but ?

Certainement ! C’était précisément en raison de l’inouï, de la difficulté, que nous ne pouvions y parvenir qu’au prix des luttes les plus pénibles. Mais est-ce que nous n’avons point connu, maintenant, toutes les luttes ? Quelles autres luttes pourraient donc encore nous attendre ? Vraiment, je sens au plus profond de moi-même que nous en avons vu la fin ! —

Quand, il y a un mois, j’exprimai à ton mari ma décision de rompre toutes relations personnelles avec vous deux, j’avais… renoncé à toi. Cependant je ne me sentais pas encore tout à fait pur ; je me rendais compte que seule une séparation complète, ou bien — une union absolue, pouvait sauver notre amour de ces terribles proximités, auxquelles nous l’avions vu exposé dans ces derniers temps. Ainsi, en regard du sentiment que notre séparation était nécessaire, se trouvait la possibilité d’une union, sinon voulue, du moins conçue. De là une tension nerveuse, que nous ne pouvions supporter ni l’un ni l’autre. Je me confessai à toi et il nous apparut avec évidence que toute autre possibilité eût constitué un crime, dont la pensée même était intolérable.

Mais la nécessité de renoncer l’un à l’autre prit naturellement un autre caractère : à la tension nerveuse succéda une solution apaisante. Le dernier égoïsme disparut de mon cœur, et ma décision de fréquenter de nouveau chez vous fut alors la victoire de l’humanité la plus pure sur l’ultime sursaut du désir personnel. Je ne voulais plus que réconcilier, apaiser, consoler, rasséréner, et ainsi me procurer l’unique bonheur qui pût encore m’advenir. —

Jamais, dans toute ma vie, je n’avais éprouvé de sensations si intenses et si terribles que dans ces derniers mois. Toutes mes impressions précédentes, c’était le vide en comparaison de celles-ci. Des secousses, telles que celles dont j’ai souffert par cette catastrophe, devaient imprimer en moi des traces profondes et, si quelque chose pouvait aggraver encore mon état d’esprit, c’était la santé de ma femme.[50] Pendant deux mois, je m’attendis chaque jour à l’annonce de son décès subit : le docteur avait cru devoir me préparer à cet événement. Autour de moi, tout respirait la mort : mon regard vers l’avenir ou vers le passé se heurtait toujours à des images funèbres, et la vie telle quelle perdait pour moi son dernier attrait. Tenu d’observer envers la malheureuse femme les plus extrêmes ménagements, je n’en devais pas moins me résoudre à détruire notre foyer domestique et, pour sa plus grande consternation, lui communiquer cette décision.

Figure-toi mon état d’esprit, alors que je contemplais, par ce magnifique été, ce bel « Asile », si parfaitement, si uniquement conforme à mes désirs, à mes aspirations d’autrefois, alors que je me promenais, le matin, dans le joli petit jardin, admirant le trésor des fleurs toujours plus riche, écoutant la fauvette qui s’était construit un nid dans le rosier ! Et ce qu’il m’en coûtait de m’arracher à cette ancre dernière, imagine-le donc, toi qui me connais à fond, mieux que personne !

Crois-tu, qu’ayant déjà fui loin du monde un jour, je pourrais y retourner maintenant ? Maintenant que tout en moi est devenu extraordinairement tendre, sensible, par la désaccoutumance toujours plus prolongée de tout contact avec lui ? Ma dernière entrevue avec le grand-duc de Weimar me prouva aussi, plus clairement que jamais, que l’indépendance absolue est la seule condition pour ma vie et pour mon travail, de telle sorte qu’il me faut renoncer, au plus profond de moi, à toute obligation, même envers ce prince réellement digne d’être aimé. Je ne puis, non, plus jamais, me donner au monde ; il m’est impossible de me fixer dans une grande ville pour quelque laps de temps que ce soit, et pourrais-je encore songer à la fondation d’un nouvel « Asile », d’un nouveau foyer, alors que j’ai dû détruire l’autre, dont j’avais à peine joui, celui que m’avaient créé l’amitié et le plus noble amour, en ce délicieux paradis ? Oh ! non !… Pour moi, m’en aller d’ici cela signifie… périr !

Avec une telle blessure au cœur, je ne puis tenter de fonder un nouveau foyer !…

Mon enfant, il ne m’est plus possible d’imaginer qu’un unique salut, et il ne peut me venir que du plus profond de mon cœur, non plus de telle ou telle cause extérieure. Il a nom : la paix ! l’apaisement absolu imposé au désir ! Noble et digne victoire ! Vivre pour d’autres, pour d’autres… sera notre propre consolation !

Tu connais maintenant la crise grave, décisive de mon âme : elle touche à ma conception de la vie, à l’avenir tout entier, à tout ce qui m’est proche — donc aussi à toi, l’être qui m’est le plus cher ! Laisse-moi, sur les ruines de ce monde du désir, — t’apporter encore le salut !

Vois-tu, dans tout le cours de ma vie, en aucune circonstance je ne me montrai importun, mais plutôt toujours d’une sensibilité presque outrée. Pour la première fois, je veux te paraître importun maintenant et te prier d’être, dans le fond de ton âme, absolument tranquille à mon sujet. Je ne viendrai pas vous voir souvent, car vous ne devez me rencontrer, à l’avenir, que quand je serai certain de pouvoir montrer un visage calme et serein — Naguère, je venais chez toi, la souffrance et le désir au cœur ; et là où je cherchais la consolation, je n’apportais que trouble et chagrin. Cela ne doit plus être. Si donc tu ne me vois plus de longtemps, alors… prie pour moi en secret. Car, alors, sache que je souffre ! Mais si je viens, sois sûre que j’apporte chez vous le meilleur de mon être, un don qu’il n’est accordé qu’à moi sans doute d’offrir, à moi qui ai souffert tellement et volontairement.

Selon toutes probabilités, oui, assurément, bientôt, je crois, dès le début de l’hiver, viendra le moment, où je quitterai Zurich pour assez longtemps : d’un jour à l’autre peut arriver l’amnistie attendue qui me rouvrira l’Allemagne, où je retournerai alors périodiquement, afin d’y chercher l’équivalent de la chose unique que je n’ai pu posséder ici. Alors je serai souvent longtemps sans vous voir. Mais le retour après cela, dans « l’Asile » qui m’est devenu si cher, afin de me reposer des soucis, des inévitables exaspérations, afin de respirer l’air pur, afin de reprendre goût à l’œuvre, à laquelle la destinée m’a voué une fois pour toutes, ce sera toujours pour moi le doux rayon de lumière qui là-bas entretiendra mes forces, la chère consolation qui m’appellera ici.

Et n’est-ce pas toi qui m’as conféré le plus haut bienfait de l’existence ? N’est-ce pas à toi que je suis redevable de l’unique chose, qui puisse encore me paraître digne de gratitude et d’intérêt en ce monde ? Et je ne chercherais pas à te récompenser pour ce que tu m’as conquis au prix de tels sacrifices, au prix de telles souffrances ?…

Mon enfant, ces derniers mois m’ont sensiblement blanchi les cheveux aux tempes ; en moi une voix appelle instamment le repos, ce repos que je faisais désirer, il y a de longues années, à mon Hollandais dans le Vaisseau Fantôme. C’est l’intense aspiration vers une patrie, vers un foyer, et non vers une jouissance exubérante de la vie passionnelle. Une femme fidèle et d’un dévouement splendide pouvait seule procurer cette patrie à mon héros. Vouons-nous à cette belle mort, qui enveloppe et apaise toutes ces aspirations, tous ces désirs ! Mourons bienheureux, avec un regard lumineux et calme, avec le divin sourire de la victoire bellement remportée ! Et nul ne doit pâtir quand nous sommes vainqueurs !

Adieu, cher ange bien-aimé !


56.

[Août 1858 ?]
It must be so ![51]
R. W.



57.

[Août 1858]
Adieu ! adieu ! ma bien-aimée !

Je m’en vais avec calme. Où que je sois, je serai entièrement à toi. Fais en sorte de me conserver « l’Asile ». Au revoir ! au revoir ! chère âme de mon âme ! Adieu… et au revoir !…


Appendice.


Le télégramme suivant, que l’on pourrait intercaler comme No. 51a, fait allusion au « concert Beethoven » à la villa Wesendonk. Si ce concert fut ajourné au début d’Avril, impossible de le déterminer avec certitude. (Voir Glasenapp II, 2, 177) :

télégramme : Lucerne, 8 h 55.
Zurich, 31 Mars 58. 9 h 10.
Monsieur Otto Wesendonk, Zurich.

Le fidèle kapellmeister est malheureusement empêché de diriger le concert aujourd’hui, ayant dû payer tribut au Saint Gothard sous la forme d’un catharre bien senti. Le concert se passera donc de chef d’orchestre ; les musiciens n’ont qu’à se mettre d’accord.

Votre
Richard Wagner.


Journal
17 Août 1858 — 4 Avril 1859.
(Venise, Lucerne).





Journal

depuis ma fuite de l’Asile,

17 Août 1858.


Genève,
21 Août.

La dernière nuit dans l’Asile, je me couchai après onze heures : le lendemain, à cinq heures, il me fallait partir. Avant de fermer les yeux, je fus vivement impressionné par le souvenir du temps où je m’endormais en me disant qu’un jour je mourrais ici même : je serais couché ainsi lorsque tu viendrais à moi pour la dernière fois, entourant de tes bras ma tête en présence de tout le monde et recevant mon âme en un suprême baiser ! Cette mort, je me la représentais avec bonheur ; elle s’accordait par les moindres détails au décor de ma chambre à coucher : la porte vers l’escalier était close ; tu entrais par la portière du cabinet de travail, ainsi tu m’enveloppais de tes bras, ainsi je te regardais en mourant ! Et maintenant cette possibilité de mourir m’était également refusée ? Froidement, comme si j’en étais chassé, je quittais cette maison, où j’étais enfermé en compagnie d’un démon que je ne pouvais plus conjurer que par la fuite ! Où, où donc mourir, à présent ?… C’est ainsi que je m’endormis…

Un léger bruit, merveilleux, me fit sortir de mon cauchemar : en me réveillant, je sentis un baiser sur mon front ; un soupir pénétrant suivit. C’était si distinct que je me redressai et regardai autour de moi. Silence absolu. Je fis de la lumière ; il était un peu avant une heure, l’heure des revenants touchait à sa fin. Un fantôme avait-il veillé à mon chevet pendant cette heure maudite ? Veillais-tu ou dormais-tu pendant ce temps-là ?… Comment te sentais-tu ?… Impossible de refermer l’œil. Longtemps je m’agitai dans mon lit, puis je me levai, m’habillai complètement, donnai le dernier tour de clef à la dernière malle et attendis, plein d’angoisse, le jour, tantôt allant et venant par la chambre, tantôt m’étendant un peu sur le lit. Le jour me semblait tarder plus que dans mes nuits d’insomnie de l’été dernier. Avec la rougeur de la honte, le soleil se leva derrière les montagnes… Je regardai une dernière fois, longtemps, vers là-bas… Ô ciel ! pas une larme ne me vint ; mais il me parut que tous mes cheveux me devenaient blancs aux tempes !…. J’avais fait mes adieux. En moi, maintenant, tout était froid, assuré…. Je descendis. Ma femme m’attendait. Elle m’offrit du thé. Ce fut un instant d’une douleur navrante…. Elle m’accompagna dans le jardin. La matinée était radieuse. Je ne me retournai pas…. À la minute suprême, ma femme éclata en sanglots. Mes yeux restèrent secs pour la première fois. Je lui dis encore de se montrer patiente et digne, de se consoler en chrétienne. Mais son ancienne violence vindicative se ralluma de nouveau. « Elle ne peut être sauvée — fus-je obligé de me dire. — Pourtant je ne puis me venger sur la malheureuse ! Elle-même doit exécuter sa propre sentence. » J’étais profondément grave ; il y avait en moi une amertume et une tristesse effroyables. Mais pleurer, je ne le pouvais pas. C’est ainsi que je partis. Et alors — je ne le nie pas — une sensation de calme m’envahit, je respirai librement…. Je m’en allais dans la solitude : là je suis chez moi ; là je puis t’aimer de toutes les forces de mon âme !….

Ici je n’ai encore parlé à personne, sinon à des serviteurs. Même j’ai écrit à Karl Ritter[52] de ne point venir me voir. Cela me fait tant de bien de pouvoir ne pas parler !… J’ai lu ton journal avant de me coucher, pour la première fois depuis mon départ. Ton journal ! Ces traits divins et profonds de ton être !… Je dormis bien.

Le lendemain, je fis choix d’un appartement, que je louai à la semaine. Je m’y trouve tranquille, à l’abri des importunités ; je me recueille et attends la fin des chaleurs, pour m’en aller vers l’Italie. Je ne sors pas de toute la journée. —

Hier, j’ai écrit à ma sœur Clara,[53] que tu as vue il y a deux ans. Elle désirait une fraternelle explication de ma part : ma femme lui avait écrit et annoncé son arrivée. Je lui fis voir tout ce que tu étais pour moi depuis six ans ; quel ciel tu m’avais préparé ; au prix de quelles luttes, de quels sacrifices tu m’avais protégé ; avec quelle main rude et maladroite cette miraculeuse intervention de ton noble et haut amour avait été dénaturée. Je sais qu’elle me comprend ; c’est une nature enthousiaste dans une enveloppe négligée. Il me fallait donc développer mes explications à ce sujet. Mais quels tremblements dans mon cœur, dans mon âme, tandis que j’écrivais cela, tandis qu’il m’était permis de dépeindre ta sublime pureté !… Oui, certes, nous oublierons, nous vaincrons tout : il ne restera qu’un seul sentiment, la certitude qu’un miracle a eu lieu ici, tel que la nature n’en opère qu’une seule fois durant des siècles, sans être parvenue encore à une telle noblesse de réussite. Laisse-là toute douleur ! Nous sommes les plus heureux qui soient ! Avec qui voudrions-nous échanger notre sort ? —

23 Août, cinq heures du matin.

Je te vis en rêve sur la terrasse : tu portais des vêtements d’homme et avais sur la tête un chapeau de voyage. Ton regard était fixé dans la direction où j’étais parti. Cependant, moi, j’arrivais de l’autre côté. Ainsi tenais-tu ton regard toujours détourné de moi, et je cherchais vainement à te faire signe que j’étais là, jusqu’à l’instant où j’appelai : « Mathilde ! » doucement d’abord, puis plus haut, toujours plus haut, pour m’éveiller enfin par le bruit de ma propre voix, — Me rendormant quelque peu et retombant dans mes rêveries, je lisais de tes lettres, qui m’avouaient des amours de jeunesse : le bien-aimé, tu avais renoncé à lui ; mais tu vantais pourtant ses qualités, tu ne venais vers moi que pour trouver la consolation, — ce qui me fâchait un peu. Je ne voulus point poursuivre ce rêve et me levai pour écrire ces lignes… Toute la journée, j’avais souffert d’une violente crise de nostalgie, et un cruel dégoût de la vie s’était emparé de moi. —

24 Août.

Hier, je me sentais profondément misérable. Pourquoi vivre encore ? Pourquoi donc vivre ? Est-ce lâcheté ?… Ou bien courage ?… Pourquoi cet immense bonheur, pour être infiniment malheureux ? La nuit qui vint, je dormis d’un bon sommeil. Aujourd’hui, j’allais mieux. J’ai fait faire ici un beau portefeuille à fermoir, dans lequel je conserverai les lettres et souvenirs de toi : il peut en contenir beaucoup et ce qui y entrera, une fois entré, n’en sortira plus jamais ; on ne rend rien aux enfants méchants ! Donc réfléchis bien à ce que tu m’enverras encore : rien ne te sera plus rendu… qu’après ma mort, à moins que tu ne me permettes d’enfermer tout cela avec moi dans la tombe… Demain je pars, tout d’une traite, pour Venise. Une envie folle m’y attire ; j’espère pouvoir y goûter l’absolu repos. Quant au voyage même, je ne l’accomplis qu’à contrecœur. Aujourd’hui il y a déjà toute une semaine que j’ai contemplé ta terrasse pour la dernière fois !…

Venise, 3 Septembre.

Hier, je t’ai écrit, ainsi qu’à notre amie.[54] À tel point je fus longuement absorbé par le voyage et par mon installation ! Désormais, mon journal sera tenu régulièrement. — J’ai fait le trajet par le Simplon. Les montagnes, surtout la vallée de Wallis, me causèrent une sensation d’accablement. J’ai passé de beaux moments sur la terrasse de l’Isola Bella. C’était une admirable matinée ensoleillée. Je connaissais l’endroit et je congédiai immédiatement le jardinier, afin de rester seul. Un beau calme, une singulière élévation se firent en moi : c’était trop splendide pour que cela durât longtemps. Mais ce qui me transportait, ce qui était près de moi et en moi, cela persistait : le bonheur d’être aimé de toi !

J’ai simplement passé la nuit à Milan. Le 29 Août, dans l’après-midi, j’arrivai à Venise. Durant le parcours du Grand Canal jusqu’à la Piazzetta impression de grave mélancolie : grandeur, beauté et décadence, tout cela voisin l’un de l’autre. J’étais ravi, cependant, de songer qu’ici il n’y avait point de prospérité moderne, partant pas de turbulente trivialité. La place St  Marc me fit une impression féerique. Un monde lointain, une époque vécue. Cette impression satisfait pleinement le désir de la solitude. Rien ne donne ici la sensation de la vie réelle : tout agit objectivement, comme une œuvre d’art. Je veux rester ici — et cette volonté s’accomplira. Le lendemain, après de longues incertitudes, j’ai fait choix d’un appartement sur le Grand Canal, dans un immense palais, où je suis, pour le moment, tout seul. Pièces vastes et grandioses, où je puis faire les cent pas bien à l’aise. Mon installation devant servir d’enveloppe au mécanisme de mon travail, j’y attache beaucoup d’importance et j’ai soin de la parfaire à mon goût. J’ai écrit pour que l’on m’envoie mon Érard. Il sonnera magnifiquement dans ma vaste et haute salle de palais. Le grand silence, qui est la vraie atmosphère du Canal, me dispose à merveille. Vers cinq heures du soir seulement, je sors pour aller dîner ; puis une promenade au Jardin Public, avec court arrêt sur la place St  Marc. Elle produit un effet théâtral par son caractère particulier, et sa foule de promeneurs, qui m’est complètement inconnue, me laisse même indifférent, ne fait que divertir mon imagination. Vers neuf heures, je reviens en gondole ; j’allume ma lampe et je lis un peu avant de me coucher. —

Ainsi ma vie extérieure s’écoulera et c’est bien ce qu’il me faut. Malheureusement ma présence est déjà connue ; mais une fois pour toutes, j’ai donné ordre de ne recevoir personne. Cette solitude, qui ne m’est presque possible qu’ici — et si délicieusement possible ! — me sourit et caresse mes espérances. Oui ! j’ai l’espoir de guérir pour toi ! Te conserver pour moi, cela signifie me garder pour mon art ! Vivre avec lui, pour te consoler, voilà ma tâche, voilà ce qui s’accorde avec ma nature, ma destinée, ma volonté, mon amour. Ainsi suis-je à toi, ainsi arriveras-tu également à la guérison par moi ! Ici s’achèvera Tristan, — malgré les tourmentes du monde. Et avec lui, si je peux, je m’en reviendrai, pour te voir, pour te consoler, pour te rendre heureuse ! Cela s’évoque à moi comme le plus beau, le plus sacré des désirs ! Allons, valeureux Tristan, allons, vaillante Isolde ! Assistez-moi, venez au secours de mon ange ! Ici votre sang cessera de couler, ici les blessures guériront et se fermeront. D’ici le monde apprendra la haute et noble détresse de l’amour le plus sublime, les plaintes de la plus douloureuse des voluptés. Et, rayonnant comme un Dieu, en santé morale et physique, pur, tu me reverras alors, moi, ton humble ami !

. . . . . . . . . .


5 Septembre.

Je n’avais pas sommeil, cette nuit ! je suis resté longtemps éveillé. Ma douce enfant ne me dit point comment elle va. — Merveilleusement beau est le Grand Canal dans la nuit. Claires étoiles, lune à son dernier quartier. Une gondole glisse devant le palais. Au loin, des gondoliers s’appellent en chantant. C’est une sensation d’une beauté, d’une noblesse extraordinaires. Les stances du Tasse n’accompagnent plus le chant comme jadis ; mais les mélodies sont assurément très vieilles, aussi anciennes que Venise même et certainement plus vieilles que les strophes du Tasse, probablement adaptées dans la suite aux mélodies. Ainsi s’est conservé dans la mélodie le Vrai éternel, tandis que les stances, comme un phénomène passager, ont été absorbées par elle pour, à la longue, disparaître complètement. Ces mélodies, profondément mélancoliques, chantées d’une voix sonore et puissante, que l’eau apporte de loin et qui vont mourir dans un lointain plus éloigné encore, ont produit sur moi une impression solennelle. Sublime ! —[55]

6 Septembre.

Hier, j’ai vu la Ristori dans le rôle de Marie Stuart. Il y a quelques jours, je l’avais vue, pour la première fois, dans celui de Médée, où elle me plut beaucoup, oui — où elle me fit vraiment grande impression. — Virtuosité peu commune ; elle possède une sûreté de jeu que je n’avais encore jamais vu poussée à la perfection comme chez elle. Cependant je reconnus clairement, cette fois, ce qui fait complètement défaut dans son art, parce que cela est absolument indispensable dans le rôle de Marie Stuart (je ne l’avais d’abord pas remarqué, parce que pareille observation ne peut s’appliquer au rôle de Médée). Dans le rôle de Marie Stuart il faut de la spiritualité, de l’enthousiasme, une intense, une passionnée chaleur. L’insuffisance de l’artiste était vraiment pénible à constater et je sentais, avec quelque orgueil, la hauteur et la signification de l’art allemand, me souvenant d’avoir déjà vu plusieurs tragédiennes allemandes jouer ce rôle avec une chaleur communicative, même entraînante, tandis que la Ristori, en passant rapidement de la prose raffinée à des effets de plastique pour ainsi dire animale, prouvait qu’elle ne se rendait même pas compte de la nature de son rôle, qu’elle n’était pas capable de le jouer. C’était vraiment lamentable et agaçant. C’est bien cette spiritualité de l’art allemand qui rend possible ma musique et, par elle, mes poèmes. Au contraire, combien sont éloignées de tout ce que je puis créer ces évolutions franco-italiennes ! Et néanmoins l’élément spirituel agit sur les Italiens et les Français, à leur insu, lorsqu’il leur vient du dehors, de sorte que je ne puis le considérer comme une caractéristique particulièrement allemande : j’ai pu m’en rendre compte par les impressions qu’éprouvèrent certaines personnes lors de représentations de mes œuvres. — Où donc gît alors la différence entre l’idéalisme dont je parle et ces effets de plastique réaliste ? Rappelle-toi la scène de Marie Stuart, au troisième acte, quand elle adresse, dans le jardin, une invocation à la liberté : imagine la Ristori négligeant presque tout ce qui, dans cette haine naissante contre Elisabeth, ne lui fournit pas l’occasion d’exhiber sa virtuosité de mimique rapide et variée. — Ces explications ne te rendent point la chose absolument claire. Mais certainement tu comprendras vite ce que je veux dire, quand je te remémorerai notre amour…

7 Septembre.

Aujourd’hui j’ai reçu une lettre de Madame Wille. Ce sont les premières nouvelles de toi. D’après ce qu’elle écrit, tu es résignée, calme et résolue à aller jusqu’au bout dans la voie du renoncement ! Les parents ; les enfants ; les devoirs. —

Comme cela s’accordait mal avec mon état d’âme à la fois divinement serein et grave ! —

En pensant à toi, jamais ne me sont venus à l’esprit les parents, les enfants, les devoirs ; je savais seulement que tu m’aimais et que tout ce qui est élevé et fier en ce monde doit souffrir. De cette hauteur, je m’effraye de voir exactement déterminées les circonstances qui nous rendent malheureux. Alors je t’aperçois soudain dans ta magnifique demeure ; je vois toutes les choses, j’entends toutes les personnes dont nous devons rester éternellement incompris, qui ne se rapprochent de nous que pour nous séparer avec angoisse de ce qui nous est le plus proche. Et il me prend une envie furieuse de dire : « c’est à ceux-là, qui ne savent rien de toi, qui ne comprennent rien de toi, mais exigent tout de toi, que tu irais tout sacrifier ! » Cela, je ne puis ni le voir, ni l’entendre, si je veux accomplir dignement la tâche qui m’est dévolue sur terre ! C’est uniquement au plus profond de moi-même que je trouverai la force nécessaire : au-dehors, tout me pousse à l’amertume, tout ce qui veut s’imposer à mes décisions.

Tu espères me voir quelques heures à Rome, cet hiver ? Je crains qu’il me soit impossible de te voir ! Te voir et me séparer ensuite de toi, pour la satisfaction d’un autre être ! Pourrais-je encore le faire ? Assurément non ! —

Tu ne veux pas de lettres non plus ! —

Je t’ai écrit — et je conserve l’espoir bien ferme que ma lettre ne sera pas repoussée — oui je suis certain de la réponse !

Trêve à ces folles imaginations ! J’espère —


8 Septembre.

« Aveugles yeux,
Ô cœurs pusillanimes ! »[56]


10 Septembre.

Hier, j’étais bien malade, j’avais la fièvre. Le soir, je reçus une nouvelle lettre de Madame Wille : dans laquelle m’était renvoyée ma petite lettre — non ouverte ! —

Cela, tu n’aurais pas dû le faire ! — Non, cela pas ! —

Aujourd’hui, je n’ai rien encore pour mon journal. Pas de pensées — rien que des sentiments. Il faut d’abord qu’ils se clarifient. —

Ce m’est une consolation d’apprendre que tu retrouves le calme et la force. J’ai une autre consolation encore, qui ressemble presque à une vengeance : un jour, tu liras aussi cette lettre renvoyée[57] et tu sentiras l’injustice effroyable de ton refus ! — Et cependant j’ai essuyé de tels refus souvent !

11 Septembre.

Ah ! quelque chose de toi, directement ! trois mots, — pas davantage !

Les intermédiaires, même les plus sûrs, les plus fidèles, ne peuvent rien remplacer. Combien déjà il est difficile de se comprendre absolument lorsque l’on est deux, l’un en face de l’autre ! Et encore est-il nécessaire que ces deux soient également dans des dispositions favorables, celles que seule la pleine conscience de l’amour présent peut assurer. Un tiers est toujours un étranger. Quel être pourrait se dépouiller de son moi et de son ambiance particulière si complètement qu’il puisse participer des deux autres ? Je comprends que Madame Wille ne puisse se décider à te remettre des lettres de moi, rien que par considération pour elle-même. Dès lors impossible de s’intéresser au contenu, de voir combien sont apaisantes, nécessaires, de telles communications : — une chose suffit, ce sont des lettres et elle peut, elle doit peut-être même hésiter à les remettre. Autrement de quel conseil serait donc l’« amie » ? Elle ne peut agir que selon ce que sa situation particulière à l’égard de tous les intéressés lui permet, et lui permet certainement dans le sens le meilleur, le plus noble. Seulement — elle agit d’après tes désirs. Alors quoi ? une religion entre nous !

Assez pour aujourd’hui ! — La paix ! la paix ! —

13 Septembre,

J’étais si triste que je n’ai même pas pu confier la moindre ligne à mon journal. Aujourd’hui, je reçois ta lettre, — ta lettre à Madame Wille. — Que tu m’aimes, je le savais bien : tu es, comme toujours, bonne, profonde et pleine de raison ; j’ai dû sourire et presque me réjouir de mes récentes adversités, puisque tu me procures une si haute sensation de bonheur. Je te comprends — même quand je te donne quelque peu tort : car, en mon for intérieur, je tiens pour injuste tout ce qu’il me faut considérer comme moyen de défense contre une éventuelle importunité de ma part. Je croyais cependant avoir prouvé par mon départ de Zurich — de si horrible mémoire — que j’étais capable de céder et que, dès lors, j’avais le droit de ressentir le moindre doute sur ma tendresse résignée comme une grave et imméritée blessure. Mais à quoi bon tout cela encore ? — La sublime beauté de mon état d’âme était abattue ; il lui faut maintenant péniblement se redresser. Pardonne-moi si je suis encore chancelant ! — Je recouvrerai la sérénité — tant bien que mal. Sous peu j’écrirai à Madame Wille ; mais, aussi dans les lettres que je lui adresserai, je suis décidé à faire preuve de modération. Dieu ! tout est également difficile et le but suprême ne peut être atteint que si je reste modéré ! Oui ! tout est bien et tout ira bien. Notre amour domine tous les obstacles et chaque difficulté nous rend plus riches, plus proches de la spiritualité, plus nobles, plus tournés vers le fond, l’essence même de cet amour qui fortifie notre indifférence pour le non-essentiel. Oui, créature bonne, pure et belle, nous vaincrons ; — nous sommes déjà en pleine victoire !


16 Septembre.

Je me sens rasséréné et dispos. Ta lettre me réjouit encore toujours. Comme tout ce qui vient de toi est sensé, beau, charmant ! La destinée de nos personnes m’est pour ainsi dire indifférente. Intérieurement tout est si pur, tout s’accorde si parfaitement avec mon être et la nécessité ! Avec ces beaux sentiments, je veux reprendre mon travail et j’attends le piano à queue ! Tristan me coûtera beaucoup d’efforts encore : quand il sera achevé, il me semble qu’alors une merveilleuse période de ma vie aura trouvé sa conclusion et que j’élèverai désormais mon regard vers le monde calmement, clairement, profondément, avec un esprit renouvelé et ce qu’à travers le monde je regarderai, ce sera toi. Telle est la raison pour laquelle j’éprouve un si vif désir de me remettre au travail…

Pour le moment, j’ai une odieuse et interminable correspondance, qui me prend beaucoup de temps ; mais c’est toujours toi qui m’apportes le réconfort et Venise aussi m’assiste merveilleusement. Pour la première fois je respire cette atmosphère toujours égale, pure et délicieuse ; l’aspect féerique de la ville m’entretient dans un état de rêve doucement mélancolique, dont j’éprouve encore et toujours le bienfait. Lorsque, le soir, je vais en gondole au Lido, il y a autour de moi comme cette vibration tendre et prolongée du violon, que j’aime tant et à laquelle je t’ai comparée un jour : tu peux maintenant t’imaginer ce que je ressens au clair de lune sur la mer ! —

18 Septembre.

Il y a un an aujourd’hui, je terminais le poème de Tristan et je t’apportais le dernier acte. Tu m’accompagnas jusqu’à la chaise devant le sofa, tu m’embrassas et me dis : « Maintenant je n’ai plus rien à souhaiter ! » —

Ce jour-là, à ce moment-là, je naquis vraiment. Ce qui avait précédé c’était le prologue de ma vie ; maintenant commençait l’épilogue. C’est seulement au cours de cet instant merveilleux que je vécus réellement. Tu sais comme j’en ai joui ! Non pas avec turbulence, emportement, enivrement ; mais avec solennité, profondément, me sentant réconforté, libre, le regard comme plongé dans l’éternité. — Du monde je m’étais, douloureusement, déjà, de plus en plus, détaché. Tout en moi aboutissait à la négation, à la défense. — Douloureux était même devenu mon travail d’artiste, car il y avait en moi le désir intense, l’inapaisé désir de trouver pour cette négation et cette défense ce qui me confirme, ce qui m’est propre, ce qui s’unit à moi. Ce moment-là me l’octroyait avec une si indubitable certitude que j’eus la sensation d’un silence, d’un arrêt solennel. Une femme affectueuse, timide et hésitante, se jetait avec un courage sublime dans l’océan des souffrances et des maux pour me procurer ce moment splendide, pour me dire « Je t’aime !… » Ainsi tu te vouas à la mort, afin de me donner la vie ; ainsi je reçus ta vie, afin de quitter le monde avec toi, souffrir avec toi, mourir avec toi. — Alors le sortilège de l’inapaisé désir fut annihilé ! Et tu sais aussi que plus jamais depuis je n’ai été en désaccord avec moi-même. Le trouble et l’angoisse ont pu s’emparer de nous, même tu as pu être emportée par l’illusion de la passion : mais moi, tu le sais, je suis toujours resté le même et mon amour pour toi ne pouvait plus, depuis ce moment terrible, perdre son parfum, perdre ne fût-ce qu’un atome de ce parfum. Toute amertume s’était en allée ; j’ai pu errer, devenir la proie de la douleur, mais pour toujours je savais clairement que jamais cette lumière ne s’éteindrait, que ton amour était mon bien suprême et que sans lui mon existence serait une contradiction.

Merci, mon bel ange plein d’amour ! —

23 Septembre.

La tasse et le service sont bien arrivés. C’est encore une fois le premier signe amical du dehors. Que dis-je « du dehors » ? Comment appliquer ce mot à des choses qui me viennent de toi ? Et cependant cela vient de loin, de ce lointain qui maintenant m’est tout proche. Mille remerciements, créature inventive et charmante ! En nous taisant de la sorte, combien clairement nous nous disons ce qui nous est à ce point inexprimable ! —

26 Septembre.

Pour le moment, je ne puis même pas m’occuper de mon journal ; c’est vexant, ce que j’ai de lettres à écrire, bourrées de commissions et de tracas. Que je suis donc insensé ! Cet éternel souci de vivre — et, au fond, une telle aversion pour cette vie, qu’il me faut toujours et toujours arranger artificiellement, afin de ne point l’avoir devant les yeux dans toute sa repoussante horreur ! Qui saura jamais ce qu’il y a entre moi et la possibilité de la paix, enfin nécessaire pour mon travail ! Mais je veux tenir bon, car il le faut. Je ne m’appartiens pas et mes souffrances, mes angoisses, sont les moyens pour arriver à un but qui les défie de sa raillerie. Courage, courage ! il le faut ! —

29 Septembre.

En ce moment la lune décroissante apparaît tardivement. Lorsqu’elle était dans son plein, elle m’a procuré de belles consolations ; elle m’a baigné d’agréables sensations dont j’avais besoin ! Après le coucher du soleil, régulièrement, je voguais à sa rencontre en gondole, allant au Lido. La lutte entre le jour et la nuit était toujours un magnifique spectacle dans le ciel pur. À droite, au milieu de l’éther d’un rose sombre, brillait la fidèle clarté de l’étoile du soir ; la lune, en toute sa splendeur, lançait vers moi le réseau de ses étincelants rayons dans la mer. Je lui tournais le dos en revenant. Un peu au-dessus des Pléiades,[58] grave et claire, avec sa queue de lumière grandissante, la comète se présentait à mon regard errant dans la direction de ta demeure, d’où toi tu contemplais la lune. Pour moi la comète n’a plus rien d’effrayant ; d’ailleurs rien ne m’inspire plus aucune crainte, parce que je n’ai plus d’espoir, plus d’avenir. Même je ne pouvais m’empêcher de sourire de l’émoi populaire et je la choisissais pour mon étoile avec une certaine jactance orgueilleuse. Suis-je moi-même un tel météore ? Apportais-je le malheur ? — Était-ce ma faute ? — Je ne pouvais plus la quitter des yeux. Dans le calme et le silence, j’abordais à la Piazzetta, gaîment éclairée, perpétuellement traversée par une foule joyeuse. Puis, c’est la descente du mélancolique et grave Grand Canal : à gauche et à droite, de magnifiques palais ; silence absolu, rien que le doux glissement des gondoles, les coups de rames. De larges ombres lunaires. Je monte dans le palais muet : de grandes salles, de vastes galeries, habitées par moi seul. La lampe brûle ; je prends un livre, lis un peu, réfléchis profondément. Tout est silencieux… De la musique, là, sur le Grand Canal. Une gondole, brillamment illuminée, avec des chanteurs et des musiciens ; des embarcations, de plus en plus nombreuses, suivent, chargées d’auditeurs. Sur toute la largeur du canal, s’avance l’escadrille, sans mouvement presque, glissant doucement. De belles voix, des instruments passables exécutent des chansons. On est tout oreilles. — Enfin cela double, à peine perceptible, le tournant et disparaît plus imperceptiblement encore. Longtemps je continue à écouter la musique, ennoblie et purifiée par le silence nocturne : elle ne peut me ravir comme art, mais s’est faite nature ici. Enfin tout se tait ; la dernière note se fond dans le clair de lune, qui continue à briller, comme le monde des sons devenu visible. —

La lune a décru maintenant. —

Je ne me sens pas bien, depuis quelques jours : il m’a fallu renoncer à ma promenade du soir. Il ne me reste rien que ma solitude et mon existence sans avenir ! —

Sur la table, devant moi, se trouve un petit portrait. C’est celui de mon père, que je ne pouvais plus te montrer quand il arriva. C’est un visage noble, doux, mélancolique et souffrant, qui m’attendrit infiniment. Ce portrait m’est devenu très cher. Quiconque vient me rendre visite s’attend à voir d’abord, selon toutes probabilités, l’image d’une femme aimée. Non ! je n’en possède point d’elle. Mais je porte son âme dans mon cœur. Regarde-là qui peut ! — Bonne nuit ! —

30 Septembre.

Aujourd’hui, j’ai passé par bien des émotions. J’ai appris l’anxiété à mon sujet de ceux qui me sont chers ; avec cela une belle lettre. J’ai répondu tant bien que mal, triste et gai à la fois comme je l’étais vraiment.[59]

. . . . . . . . . .

Mon ancienne horreur des mariages précoces m’est revenue ; sauf dans le cas de personnes absolument indifférentes, je n’en ai vu aucun qui, à la longue, n’aboutît pas à une mésintelligence profonde. Quelle misère alors ! Ame, caractère, talent, tout doit périr, à moins que des conjonctures extraordinaires, et encore très douloureuses, n’interviennent. Ainsi tout est misère autour de moi : ce qui représente quelque chose, souffrant et abandonné ; l’insignifiance seule veut absolument se réjouir d’exister. Mais qu’importe tout cela à la nature ? Celle-ci poursuit ses fins aveuglément, ne s’occupe que de l’espèce, c’est-à-dire ne veut que vivre toujours de nouveau, recommencer de nouveau, largement, largement, à l’infini… L’individu, qu’elle charge de toutes les souffrances de la vie, ne lui est qu’un grain de sable dans cette immensité de l’espèce, grain qu’elle peut remplacer des milliers et des millions de fois, si elle tient plus que jamais à l’espèce ! Oh ! je n’aime pas entendre quelqu’un faire appel à la nature : les nobles cœurs, il est vrai, pensent toujours noblement et, dans leur appel, c’est encore eux-mêmes qui parlent ; la nature, par contre, est sans cœur, dépourvue de sentiment, et n’importe quel être égoïste, cruel même, peut l’invoquer avec plus de confiance et de certitude que l’être doué de sensibilité.

Que signifie donc maintenant une union de la sorte, que nous contractons pour toute la vie, en pleine jeunesse débordante, au premier appel de l’instinct propagateur ? Et combien rarement les parents deviennent sages par leur propre expérience ! Quand finalement ils ont échappé à la misère et trouvé le bien-être, ils oublient tout et, sans y songer davantage, laissent leurs enfants se précipiter dans la même voie ! — Cependant, il en est de cela comme de tout dans la nature : à l’individu elle prépare la misère, le désespoir et la mort ; seulement elle doit lui laisser la faculté de s’élever au-dessus de ces trois épreuves jusqu’à la conquête de la plus haute résignation. Elle ne peut se récuser ; elle regarde, alors, étonnée et se dit, peut-être : « était-ce bien ce que j’avais voulu ? » —

Je ne me sens pas encore tout à fait d’aplomb ; j’espère cependant beaucoup en cette nuit, si je dors bien. Certes, tu t’en réjouiras, n’est-ce pas ? — Bonne nuit ! —

1er Octobre.

Il n’y a pas longtemps, mon regard tombait de la rue dans la boutique d’un marchand de volailles : distraitement, j’examinais la marchandise disposée de façon propre et appétissante, quand, alors qu’un individu, dans un coin, était occupé à plumer un poulet, un autre individu introduisit la main dans une cage, empoigna un poulet tout vivant et lui arracha la tête. Le cri effroyable de l’animal et ses plaintes, de plus en plus faibles, pendant l’acte de violence, me percèrent épouvantablement le cœur. — Depuis lors je n’ai pu secouer cette impression, déjà si souvent éprouvée. Il est écœurant de devoir songer sur quels abîmes de cruelle misère notre existence, pourtant toujours plus avide de jouissances, est fondée, en somme ! Cela fut toujours d’une évidente clarté pour mon observation et, en raison de ma sensibilité croissante, je me rends de mieux en mieux compte que la véritable cause de toutes mes souffrances gît uniquement dans le fait de ne pouvoir renoncer définitivement à la vie et aux ambitions. Les suites en doivent apparaître partout et mon humeur, d’une versatilité souvent inexplicable et amère à l’égard des êtres les plus chéris, ne se comprend que par cette opposition. Sitôt que j’aperçois l’absolu bien-être ou l’effort intense pour y arriver, je me détourne, avec une certaine sensation d’horreur au fond de moi. Dès qu’une existence me semble indemne de douleur ou me paraît uniquement occupée à écarter toute souffrance, je suis capable de la poursuivre d’une indéfectible amertume, parce qu’elle me paraît trop étrangère à l’accomplissement de la vraie tâche de l’homme. Ainsi, sans qu’il y ait de ma part la moindre envie, j’éprouve une haine instinctive contre les riches : j’admets que, malgré ce qu’ils possèdent, on ne peut les estimer heureux ; seulement il y a chez eux le très visible effort pour vouloir l’être et c’est ce qui fait que je m’en éloigne. Avec un raffinement d’intentions, ils écartent tout ce que la misère pourrait montrer à leur éventuelle compassion, tout ce sur quoi repose leur bien-être souhaité ; et cela seul met tout un monde entre eux et moi. Je me suis observé et j’ai vérifié qu’une irrésistible sympathie m’attire dans la direction opposée et que je ne suis ému sérieusement qu’autant que ma pitié est éveillée, ma compassion. Cette compassion paraît être le trait le plus distinctif de mon moi moral et probablement est-elle aussi la source de mon art.

Ce qui caractérise la compassion, c’est qu’elle n’est affectée par aucun des aspects individuels du sujet souffrant, mais bien — et uniquement — par la souffrance observée en soi. En amour, il n’en est pas ainsi : là nous nous élevons jusqu’à la communauté absolue de la joie ; nous ne pouvons prendre part au bonheur d’une personne que si ses qualités spéciales nous sont au plus haut degré agréables et homogènes. Lorsqu’il s’agit de sujets ordinaires, ceci est plus vite et plus facilement possible, parce que l’instinct sexuel est pour ainsi dire exclusivement en cause. Plus élevée est la nature, plus difficile sera l’aboutissement à la communauté de la joie ; mais alors on touchera au sublime ! — Par contre, la compassion peut se porter sur l’être le plus ordinaire, le plus insignifiant, sur un être, qui, à part sa souffrance, n’éveille en nous aucune sympathie ; qui, même si nous considérons ce qui peut le rendre heureux, nous est décidément antipathique. La cause de ce fait est immensément plus profonde et, en l’apercevant, nous nous voyons élevés au-dessus des limites de l’individualité. Car notre compassion ne s’adresse qu’à la souffrance elle-même, abstraction faite de la personne.

Afin de s’émousser contre la force de la compassion, l’on prétend communément que les natures inférieures, d’après le témoignage de l’expérience, ressentent moins la souffrance que les organismes supérieurs ; que la souffrance gagne en réalité suivant le degré de sensibilité qui éveille la compassion, partant que la pitié éprouvée pour des natures inférieures constitue de la prodigalité, de l’exagération, même une dégénérescence de la sensibilité. — Cette opinion a pour base, cependant, l’erreur fondamentale d’où est issue toute la philosophie réaliste ; et c’est ici qu’apparaît l’idéalisme dans la plénitude de sa signification vraiment morale, en nous montrant cette philosophie comme étroitement égoïste. Il ne s’agit pas de la souffrance d’autrui, mais bien de ce que, moi, je souffre en voyant souffrir mon semblable. Nous ne connaissons le monde autour de nous qu’autant que nous pouvons nous le figurer, et tel que je me le figure, il existe pour moi. Si je l’ennoblis, c’est qu’il y a de la noblesse en moi ; si je ressens profondément la souffrance de ceux qui m’entourent, c’est que ma sensibilité est capable d’intense émotion. Quiconque, au contraire, s’imagine la souffrance d’autrui sous des dimensions réduites prouve par cela-même qu’il n’y a point de grandeur en lui. Ainsi ma compassion fait de la souffrance d’autrui une vérité et, plus insignifiant est l’être auquel cette compassion s’adresse, plus grand est le champ de ma sensibilité. — Voilà le trait de mon caractère qui pourrait sembler à d’autres une faiblesse. J’admets qu’il favorise l’exclusivisme, mais je suis assuré d’agir conformément à ma nature et, en tout cas, de ne faire mal à personne intentionnellement. Seule, cette considération peut encore déterminer mes actes : causer à autrui le moins de mal possible. En cela je suis absolument d’accord avec moi-même et c’est de la sorte seulement que je puis nourrir l’espoir de procurer du bonheur à d’autres êtres aussi, car l’unique vraie joie, c’est la communion dans la pitié. Je ne puis cependant l’imposer, cette sympathie : il faut que l’être ami me l’accorde spontanément. Et c’est pourquoi je n’ai pu rencontrer qu’une fois cette manifestation dans toute sa plénitude.

Je m’explique également pourquoi je puis avoir plus de compassion pour les êtres inférieurs que pour les êtres supérieurs. Telle qu’elle est, la nature supérieure s’est formée en s’élevant par ses propres souffrances jusqu’aux sommets de la résignation, ou bien elle possède les facultés indispensables pour s’élever jusque là, — facultés qu’elle a développées. Elle m’est proche immédiatement, elle est mon égale et avec elle je puis atteindre à la communauté de la joie. C’est pourquoi, au fond, j’éprouve moins de pitié envers les hommes qu’envers les animaux. Je constate qu’à ceux-ci manque la faculté de pouvoir s’élever au-dessus de la souffrance, la résignation et son apaisement profond, divin. S’ils arrivent donc, comme c’est le cas lorsqu’ils sont tourmentés, à la souffrance, je vois, avec l’angoisse, le désespoir au cœur, uniquement la souffrance absolue, sans rémission, sans le moindre but élevé, avec la mort comme seul moyen de délivrance, et, par là, la confirmation qu’il eût mieux valu pour eux ne pas entrer dans la vie. Si donc cette souffrance peut avoir un but, ce n’est qu’en éveillant la pitié de l’homme, qui recueille l’existence manquée de l’animal et devient le libérateur du monde en reconnaissant l’erreur de toute existence. (Un jour, cela te sera rendu plus clair dans le troisième acte de Parzival — matin du Vendredi-Saint.) Constater le non-développement de cette faculté de libération du monde par la compassion humaine, la voir périr par le manque volontaire de culture, me rend l’homme tout à fait antipathique et diminue ma pitié envers lui jusqu’à l’entière extinction de sensibilité en présence de sa détresse. En celle-ci se trouve, pour l’homme, la voie de la rédemption, qui manque à l’animal ; s’il ne la reconnaît pas et qu’il veuille plutôt la tenir fermée, j’éprouve le besoin de lui ouvrir cette porte toute grande et je puis aller jusqu’à la cruauté pour lui faire comprendre la détresse de la souffrance. Rien ne m’est plus indifférent que la plainte du philistin à propos de son bien-être troublé : toute pitié deviendrait ici de la complicité. De même qu’il résulte de tout mon être de s’employer à exalter ceux qui se trouvent à un niveau ordinaire, de même ici je n’ai qu’une seule envie, celle d’enfoncer l’aiguillon pour que l’on arrive à sentir la grande douleur de vivre !

Avec toi, mon enfant, c’est aussi fini de ma pitié ! Ton journal, que tu me donnas encore au moment suprême, tes dernières lettres, te montrent si haute, si sincère, si purifiée par la souffrance, si maîtresse de toi-même et du monde, que tu n’évoques plus en moi d’autre sentiment que la communauté de la joie, la vénération, l’adoration. Tu ne vois plus ta douleur mais bien la douleur du monde ; tu ne peux même plus te figurer la souffrance que sous cette forme. Tu es devenue poète, dans l’acception la plus élevée du mot.

Cependant j’éprouvai une terrible pitié pour toi le jour où tu me repoussas, quand tu étais la proie non plus de la souffrance, mais de la passion, quand tu te jugeais trahie, quand tu croyais méconnu ce qu’il y a de plus noble en toi. Alors tu m’apparus comme un ange abandonné de Dieu. Et, de même que ton état de crise me délivra rapidement de mon propre trouble, il me rendit inventif pour te procurer l’apaisement et la guérison. Je trouvai l’amie qui pouvait le mieux t’apporter la consolation et le réconfort, calmer, concilier. Voilà l’œuvre de la pitié ! Vraiment je pus oublier mon propre moi, je pus me frustrer à jamais des délices de ta vue, de ta présence, avec la seule pensée de t’apporter ainsi le calme, la pureté, de te rendre à toi-même. Ainsi ne dédaigne point ma pitié pour autrui, où que tu la voies s’exercer, puisqu’à toi je ne puis plus offrir que la communauté de la joie ! Oh ! celle-ci, c’est le plus haut sommet ; elle ne peut apparaître qu’avec la plus absolue sympathie. L’être inférieur, à qui j’accordai ma pitié, je dois m’en détourner rapidement, sitôt qu’il me demande la communauté de la joie. Ce fut la cause de mes dernières explications avec ma femme. La malheureuse avait compris à sa façon ma décision de ne plus passer le seuil de votre maison et croyait que cela signifiait une rupture avec toi. Elle s’imagina qu’à son retour la paix et la confiance devaient renaître entre elle et moi ! Combien effroyablement je dus la désappointer ! Maintenant — la paix ! — la paix. — Un autre monde va s’ouvrir pour nous ! Sois bénie en lui et bienvenue pour l’éternelle communauté de la joie ! —

3 Octobre.

J’ai une existence vraiment pénible, après tout ! Quand je songe de quelle terrible masse de soucis, d’exaspérations, d’angoisses et de chagrins je dois me charger, pour me procurer de temps à autre un peu de jouissance, j’ai presque honte de m’imposer encore de la sorte à la vie, car le monde, tout bien considéré, ne veut pas de moi. Cette lutte incessante en vue d’acquérir le nécessaire, ces fréquentes et longues périodes, pendant lesquelles je ne puis penser à rien d’autre qu’aux moyens de me procurer, pour peu de temps, de la tranquillité, et de pourvoir à mes besoins, en abdiquant ma véritable nature et en me montrant aux yeux de ceux par qui je veux subsister tout autre que je suis, — à dire vrai, c’est révoltant ! Et, par dessus le marché, il faut encore être fait comme moi pour voir cela si clairement ! Tous ces soucis s’accordent si bien et si naturellement avec l’existence de celui qui ne vit que pour lui-même et qui, dans l’effort pénible afin de se procurer le nécessaire, trouve précisément le condiment pour la jouissance imaginaire du résultat obtenu ! C’est pourquoi personne au fond ne comprend pour quelle raison cela révolte absolument quelqu’un comme moi, car c’est la destinée et la nécessité pour tous. Qui donc comprend réellement et avec sympathie qu’un être puisse considérer la vie non pas comme voie vers un but personnel, mais bien comme moyen indispensable d’atteindre un but supérieur ? Il faut que j’aie à accomplir une destinée particulière : sinon comment aurais-je pu résister si longtemps déjà et comment résisterais-je encore aujourd’hui, notamment ? — Ce qui est angoissant, c’est de sentir, de plus en plus, qu’aucun être, à vrai dire — aucun homme, du moins — ne s’intéresse à moi sérieusement, du fond de son cœur ; et, avec Schopenhauer, je me prends à douter de la possibilité de toute véritable amitié, je suis disposé à reléguer ce qu’on appelle ainsi dans le domaine de la fable. On ne s’imagine pas le moins du monde combien rarement un ami arrive à se rendre compte de la situation — pour ne point parler du caractère intime — de celui qu’il intitule son ami. Mais ceci s’explique de soi-même : d’après la nature des choses, cette amitié sublime ne peut constituer qu’un idéal, tandis que la Nature même, cette créatrice, cette égoïste cruelle dès l’origine, ne pourrait, même avec la meilleure volonté, y rien changer. Elle ne peut que se considérer dans chaque individu comme étant le monde tout entier, et ne reconnaître l’autre individualité qu’autant que celle-ci flatte cette erronée conception du moi. Voilà la vérité ! Et malgré cela, on tient bon ! Dieu ! quelle valeur doit donc avoir ce pour quoi l’on souffre encore, après de telles constatations !

5 Octobre.

Il n’y a pas longtemps, la comtesse A… m’annonça le prochain envoi d’une statuette. Je ne compris pas et achevai dans l’entretemps la lecture de l’Histoire de la Religion de Bouddha par Köppen. Un livre de peu de profit. Au lieu des traits caractérisant véritablement la plus ancienne des légendes, que je cherchais, rien, pour ainsi dire, que l’exposé de son développement tiré en longueur, lequel devient évidemment toujours d’autant plus déplaisant que le germe originel est plus pur et plus sublime. Après avoir été dûment révolté par la description détaillée du culte fixé dorénavant pour toujours, avec ses reliques et ses images, sans aucun goût, de Bouddha, je vois arriver la statuette, qui se trouve être un exemplaire chinois d’une de ses images vénérées. Grande fut mon horreur et je ne pus la cacher à la comtesse, qui croyait être dans le vrai.

On a beaucoup de peine à se défendre de pareilles impressions, dans ce monde porté à tout défigurer. Les gens aiment tellement à représenter ce qu’il y a de plus noble en le rabaissant à leur propre niveau, c’est-à-dire en le caricaturant, dès qu’ils ne peuvent s’élever jusqu’à lui ! Je suis parvenu toutefois à me conserver pur le Bouddha, fils de Çakya, malgré la caricature chinoise.

Cependant dans cette Histoire, j’ai découvert un trait nouveau, auquel je n’avais pas fait attention jusqu’ici, qui m’est précieux et me fournira probablement une solution importante. Le voici : Çakya-Mouni était tout d’abord absolument opposé à l’admission des femmes dans la communauté des saints. Il émet, à différentes reprises, l’opinion que les femmes sont beaucoup trop soumises par leur nature à la sexualité et, par là, au caprice, à l’opiniâtreté et à l’existence personnelle, pour qu’elles puissent parvenir au recueillement et à l’intense contemplation, indispensables à l’individu, s’il veut s’écarter de la tendance naturelle et aboutir à la rédemption. Ce fut Ananda, son disciple favori, le même auquel j’ai attribué un rôle dans mes Vainqueurs,[60] qui fit enfin renoncer le maître à sa rigueur et ouvrir aux femmes les portes de la communauté. Ceci avait pour moi une grande importance. Tout naturellement mon plan en acquit un vaste développement. Le plus difficile était de prêter une forme dramatique, voire musicale, à cet être humain délivré de tous désirs, le Bouddha lui-même. La solution du problème est en ce qu’il parvient encore à un dernier degré de purification en acceptant une nouvelle vérité, qui lui vient, — comme toute vérité — non point par l’enchaînement abstrait de conceptions, mais par l’expérience visible du sentiment, donc par un choc, un mouvement de son propre moi et qui lui fait gravir ainsi le dernier échelon vers la plus haute perfection. L’instigateur de cette ascension est Ananda, qui est encore plus près de la vie et directement sous l’influence du violent amour de la jeune Tchandala. Ananda, profondément touché, ne peut répondre à cet amour qu’en suivant sa voie, la plus élevée, en désirant attirer la bien-aimée à lui, pour lui faire partager les délices de la félicité suprême. Son maître s’oppose à ses desseins, non pas brutalement, mais en déplorant une erreur, une impossibilité. Finalement, lorsque Ananda, navré, croit devoir abandonner tout espoir, Çakya, par la puissance de sa compassion et comme attiré par un nouvel et dernier problème, dont la solution a retardé son renoncement à la vie, se sent disposé à éprouver la jeune fille. Celle-ci vient trouver le maître. Avec des supplications, elle lui demande de permettre qu’Ananda l’épouse. Et il énumère les conditions : renoncement au monde, détachement de tous les liens de la nature. À ce dernier commandement, elle est enfin assez sincère pour s’évanouir, brisée. Arrive alors (t’en souviens-tu encore ?) la belle scène avec les Brahmanes, qui reprochent à Çakya-Mouni sa conduite à l’égard de la jeune fille comme une preuve de l’erreur de sa doctrine. Çakya-Mouni refoule alors tout orgueil humain et sa compassion envers la jeune fille, dont il évoque à lui-même et dont il révèle à ses antagonistes toutes les existences antérieures, acquiert une telle force que, dès qu’elle se déclare prête à toutes les promesses, ayant senti toute l’immense connexion de la souffrance du monde par sa propre souffrance, il l’accepte dans la communauté des saints, atteignant ainsi au dernier degré de purification. Il considère maintenant son existence libératrice, vouée à tous les êtres, comme achevée, puisqu’il a pu octroyer le salut aussi à la femme — directement.

Heureuse Savitri ! tu peux suivre le bien-aimé partout, maintenant ! tu peux être à côté de lui pour toujours ! Heureux Ananda ! elle est auprès de toi, à présent, la bien-aimée ; tu l’as gagnée à jamais !

Mon enfant, le sublime Bouddha avait raison en bannissant sévèrement l’art. Quel être sent plus que moi que c’est ce malheureux art qui me replonge éternellement dans les douleurs de la vie, dans toutes les contradictions de l’existence ? Si je ne possédais pas ce don merveilleux, cette forte prédominance de la fantaisie créatrice, je pourrais devenir saint, selon la clarté de la conscience, suivant l’impulsion du cœur et, en cette qualité, je viendrai te dire : « Abandonne tout ce qui te retient, romps les liens de la nature ; à ce prix, tu trouveras la voie libre vers le salut ! »

Alors nous serions libérés : Ananda et Savitri ! Mais il n’en est pas ainsi. Car, vois ! cela même, cette connaissance et cette claire pénétration, elles refont de moi un poète, elles me ramènent vers l’art. Au moment où elles me viennent, elles m’apparaissent comme des images, avec la plus intense, la plus expressive visibilité, — mais comme des images qui me ravissent. Il faut que j’examine de plus près, plus attentivement, pour voir mieux, plus profondément, saisir les traits, arriver à l’exécution, donner la vie à cette image comme si elle était ma propre création. Pour cela j’ai besoin de dispositions favorables, d’enthousiasme, de loisir ; il me faut écarter les nécessités vulgaires, les distractions banales de la vie, et tout cela doit être conquis sur cette vie même, si maussade, si opiniâtre, si hostile partout, dont je ne puis m’approcher que de la façon qui lui convienne, la seule qu’elle comprenne ! Ainsi je dois tâcher éternellement, le remords dans l’âme, de vaincre l’erreur que je nourris moi-même — le souci, l’exaspération, la détresse —, rien que pour dire ce que je vois et ce que je ne puis être ! Pour ne point succomber, je tiens mon regard fixé sur toi ; plus fort je m’écrie : « Aide-moi, demeure à mes côtés ! », plus tu t’éloignes ; et une voix me répond : « Dans ce monde, où tu te charges de cette détresse pour réaliser tes visions, dans ce monde elle ne t’appartiendra pas ! Mais toutes les insultes, toutes les tortures, toutes les incompréhensions dont tu souffres, — cette atmosphère l’enveloppe aussi ; elle appartient à cela et cela a des droits sur elle. Pourquoi trouve-t-elle aussi le bonheur dans ton art ? ton art appartient au monde ; et elle appartient aussi au monde ! »

Oh ! si vous autres, savants bornés, vous compreniez le Bouddha, grand et aimant, vous vous émerveilleriez de la profondeur d’intuition qui lui montrait l’art comme l’obstacle le plus invincible pour arriver au bonheur ! Croyez-moi ! je puis vous l’affirmer !

Heureux Ananda, heureuse Savitri ! —

6 Octobre.

Le piano vient d’arriver, d’être déballé, installé. Pendant qu’on l’accordait, j’ai relu ton journal du printemps. Là aussi je retrouve l’Érard. — Depuis son arrivée, je me sens fort ému. À l’acquisition de cet instrument se rattache une circonstance significative. Tu sais depuis combien de temps je souhaitais vainement le posséder. Lorsque, en Janvier dernier, j’allai à Paris,[61] — tu sais pourquoi ? — étrangement m’obsédait l’idée de faire démarche sur démarche pour acquérir pareil instrument. Je ne mettais d’intention sérieuse dans aucun de mes projets ; tout m’était indifférent ; je ne m’occupais de rien avec assiduité. Tout autre fut ma visite chez Madame Érard : je m’enthousiasmai pour cette personne mesquine et parfaitement insignifiante, et — je l’appris dans la suite — je l’entraînai elle-même en plein enthousiasme. J’acquis l’instrument comme par jeu, je saisis l’occasion au vol. Merveilleux instinct de la nature, qui s’exprime en chaque individu suivant son caractère, toujours comme un instinct de conservation !…. L’importance de cette acquisition allait me devenir de plus en plus claire. Le 2 Mai, peu de temps avant la date à laquelle tu commenças ton « voyage de recréation, » lorsque j’allais me sentir tellement abandonné, arriva ce que j’avais si longtemps attendu. Le jour où l’on installa le piano chez moi, le temps était mauvais, froid et âpre : je dus renoncer à te voir sur la terrasse. Le piano n’est pas encore complètement installé que, soudain, je te vois sortir de la salle de billard sur le balcon de devant ; tu prends une chaise et regardes dans ma direction. Le piano était alors installé ; j’ouvris la fenêtre et frappai les premiers accords. Tu ne savais pas du tout encore que c’était l’Érard…. Durant tout un mois, je fus sans te voir et, pendant ce temps-là, il m’apparut de plus en plus clair et évident que nous devions rester séparés ! Maintenant, vraiment, ce serait fini de ma vie !…. Mais cet instrument d’une douceur mystérieuse et mélancolique, m’attira de nouveau complètement vers la musique. Je l’appelai « le cygne », venu pour reconduire dans sa patrie le pauvre Lohengrin !…. C’est dans ces conditions que j’entamai la composition de deuxième acte de Tristan. La vie fondait autour de moi comme une brume de rêve…. tu revins. Nous ne nous parlâmes plus : vers toi « le cygne » chantait. —

À présent, je suis complètement séparé de toi : entre nous deux se dressent les Alpes jusqu’au ciel. Je comprends de plus en plus clairement ce que doit être l’avenir, ce qu’il sera et que ma vie ne sera plus une vie… « Ah ! si l’Érard était ici ! » — ai-je pensé bien souvent, — « il me viendrait en aide, oui, sûrement !… » Longtemps je dus attendre. Il est ici, enfin, le magnifique instrument à la belle voix, que j’acquis au moment où je savais que j’allais devoir perdre ta présence. Avec quelle symbolique clarté me parle mon génie, mon démon, ici ! Presque sans connaissance je suis tombé alors sur le piano ; mais la sournoise volonté de vivre savait ce qu’elle voulait !… Le piano !… Oui, une aile : — l’aile[62] de l’ange de la Mort ! —

9 Octobre.

J’ai commencé maintenant. Avec quoi ?

Je ne possédais de nos lieder[63] que les rapides esquisses au crayon, parfois tout à fait sommaires et si indéchiffrables que je craignais de les oublier absolument quelque jour. Je me suis contraint à les rejouer ; je les ai complètement évoqués à ma mémoire : puis je les ai notés avec soin. Maintenant il n’est plus nécessaire que tu m’envoies les tiens ; j’ai les miens ici…

Ce fut donc mon premier travail. Les ailes sont essayées. Je n’ai jamais fait mieux que ces lieder et fort peu de chose dans mon œuvre pourra les égaler.

« Et dévoile ton énigme,
Nature sacrée ! … »

J’avais grande envie de modifier l’expression « nature sacrée ». La pensée est exacte, mais non pas l’expression. La nature n’est pas « sacrée », sauf là où elle s’élève jusqu’à la sérénité. Mais pour l’amour de toi, je n’ai rien modifié.[64]

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12 Octobre.

Mon ami Schopenhauer dit quelque part : « Il est beaucoup plus facile de relever dans l’œuvre d’un grand esprit les fautes et les erreurs que de donner de sa valeur un exposé clair et complet. Car les fautes sont choses particulières et déterminées, ce qui permet de les apercevoir dans leur intégralité, tandis que, au contraire, la marque distinctive que le génie imprime à son œuvre, c’est ce qui en fait l’excellence insondable, inépuisable. »

J’applique cette sentence avec la plus profonde conviction à ta dernière lettre. Ce qui me semblait erroné en elle, je l’apercevais si facilement et j’aurais pu parler de cela tout de suite après la lecture ; la profondeur, la beauté, le caractère divin de ta lettre, toutefois, est à ce point infini et inépuisable que je ne puis qu’en jouir et non pas en parler avec toi. Quelle unique et efficace consolation c’est pour moi, de te savoir si haute, si pure, il m’est impossible de te l’exprimer autrement que par tout l’effort à venir, l’effort final de ma vie. Quelle en sera l’apparence extérieure, je ne puis te le dire, il est vrai, car ceci appartient au Destin. Mais l’essence intérieure, de laquelle je tirerai les contours extérieurs de ma destinée, se condense au fond de mon être en une conscience claire et ferme, que je vais l’expliquer aussi bien que possible. —

Tu connais ma vie jusqu’au jour où je te rencontrai, jusqu’au jour où tu devins mienne. Du monde, dont l’essence était de plus en plus hostile à mon être, je me retirais toujours plus consciemment et décidément, sans pouvoir rompre cependant tous les liens qui m’y rattachaient, étant donné ma situation d’artiste et d’homme dépourvu de ressources. Je fuyais les êtres humains, parce que leur contact m’était douloureux ; avec une intention persévérante, je recherchais la solitude et la vie retirée et, par contre, je nourrissais, avec une intensité croissante, le désir de trouver en un seul cœur, en une individualité donnée, le port de refuge, le hâvre de délivrance, où je fusse accueilli sans réserves. Conformément à la nature du monde, ce ne pouvait être qu’une femme aimante : même sans la découvrir, ceci devait être clair pour mon regard intuitif de poète, et les plus nobles tentatives n’avaient pu que me démontrer l’impossibilité d’atteindre mon but dans l’amitié d’un homme. Mais jamais je n’ai cru que je trouverais le bonheur aussi complet, l’apaisement aussi absolu qu’auprès de toi. Encore une fois, je le répète : tu as eu le courage de te précipiter dans toutes les souffrances possibles du monde pour pouvoir me dire « Je t’aime ! » Ce fut ma délivrance ; de là me vint ce calme sacré, qui attribua à ma vie une signification nouvelle… Mais ce but divin ne pouvait être atteint qu’au prix de toutes les souffrances, de toutes les angoisses de l’amour : nous avons vidé le calice jusqu’à la lie !… Et maintenant que nous avons subi tous les tourments, qu’aucune souffrance ne nous fut épargnée, maintenant doit apparaître clairement l’essence de la vie supérieure, que nous avons méritée par les affres de ces difficiles épreuves. En toi, elle brille déjà si pure, avec tant de certitude que, pour ta joie, je ne puis que te montrer à présent de quelle façon elle commence à apparaître en moi.

Le monde est vaincu : par notre amour, par nos souffrances, il s’est vaincu lui-même. Il ne m’est plus un ennemi, devant lequel fuir, mais bien un objet indifférent, sans importance pour ma volonté, à l’égard duquel je n’éprouve plus la moindre crainte, qui n’évoque en moi aucune douleur, partant plus de dégoût. Je sens cela d’autant plus distinctement que je n’éprouve plus avec autant d’intensité le désir de la solitude absolue. Ce désir prenait autrefois les proportions d’une véritable nostalgie, d’une poursuite passionnée. Il est — je le sens bien — tout à fait apaisé. Les dernières décisions que nous avons prises m’ont conduit à cette claire intuition : — que je n’ai plus rien à désirer, plus rien à chercher. Après la plénitude avec laquelle tu t’es donnée à moi, je ne puis plus appeler cela de la résignation, encore moins du désespoir. Cet état d’âme audacieux s’opposait à moi autrefois, comme résultat final de mes désirs et de mes recherches : étant heureux par toi, je suis libéré de sa nécessité. J’ai la sensation d’un rassasiement divin. La passion est morte, parce qu’elle est complètement apaisée … Ravivé, j’envisage de nouveau ce monde, qui m’apparaît ainsi sous un tout autre aspect. Car je n’ai plus rien à chercher en lui, je n’ai plus à trouver le hâvre de sûreté où je me pouvais dérober à lui. Il m’est devenu un spectacle tout à fait objectif, comme la nature, où je vois arriver et s’en aller le jour, où je vois naître et mourir des germes de vie, sans que mon être intérieur paraisse devoir dépendre de ces arrivées et de ces départs, de ces naissances et de ces morts. Envers lui, je joue presque exclusivement le rôle de l’artiste qui observe et qui crée, de l’homme sensible qui sympathise, sans toutefois, moi-même, vouloir, chercher, poursuivre quoi que ce soit. Tout extérieurement, je reconnais cette situation nouvelle encore à ceci, c’est que je n’éprouve plus le désir, bien connu de toi, d’une demeure retirée et solitaire ; et j’admets qu’en cela l’expérience, douloureusement acquise, m’apporte sa collaboration. Car tout ce que je pouvais acquérir de supérieur et de plus précieux en ce sens-là ne me satisfait point, parce que notre séparation et la nécessité de celle-ci me devaient enseigner que « l’Asile » ardemment désiré ne peut, ne doit pas m’être accordé.

Mais où donc me préparer un asile nouveau ? Je suis devenu tout à fait insensible à ce désir depuis que j’ai quitté le dernier, le malheureux « Asile ». Par contre, je me sens, au plus profond de mon être, tellement fortifié et calmé, protégé contre les atteintes du monde entier par l’asile inviolable, indestructible et éternel que j’ai trouvé dans ton cœur, que de là je puis contempler le monde avec un sourire bienveillant et plein de compassion, ce monde auquel il m’est désormais possible d’appartenir sans dégoût, précisément parce que je ne lui appartiens plus en sujet souffrant, mais seulement en sujet compatissant. J’accepte donc, exempt de tout désir, la forme de ma destinée extérieure, pour la déterminer ensuite comme il me convient. Je ne désire plus rien ; ce qui se présentera à moi de soi-même et ne sera pas contraire à ma lucide conscience, je l’accepterai avec calme, sans espoir, mais aussi sans désespoir, afin d’accomplir ma tâche le mieux possible, autant que le permettra le monde, sans m’occuper d’une récompense, sans même demander la compréhension… En suivant cette voie calme, (dont la découverte est le résultat de luttes sans fin contre le monde et ensuite de ma délivrance par ton amour !) je m’établirai probablement un jour là où je disposerai de sérieuses ressources d’art, de l’acquisition desquelles je n’ai pas besoin de m’inquiéter en premier lieu (car pareil jeu ne me représente plus grand’chose), et ainsi je pourrai me faire exécuter périodiquement, à mon gré et d’après mes loisirs, mes œuvres d’une façon supportable. Evidemment, il ne peut être en aucune façon question d’une place ou d’un emploi. Je n’ai pas non plus la moindre prédilection pour tel ou tel endroit : — car nulle part je ne cherche plus rien de certain, d’individuel, pas même d’intime. Je suis complètement libéré de ce besoin ! J’accepterai plutôt ce que me permettront mes relations les plus banales, même les plus superficielles avec mon entourage, et cela me sera d’autant plus aisé que la ville où je résiderai sera plus considérable. Je ne songe pas le moins du monde à me retirer vers quelque intimité que ce soit (à Weimar, par exemple) ; pareille pensée me révolte même absolument. Je ne puis me faire à mon sentiment de sécurité à l’égard du monde qu’en considérant les hommes d’une façon générale, sans la moindre relation individuelle. Jamais je ne pourrai plus m’efforcer d’attirer l’un ou l’autre à moi, comme à Zurich…

Tels sont les traits fondamentaux de mon état d’âme. Ce qui adviendra au point de vue de l’extérieur, je ne puis l’affirmer avec certitude — je le répète. — D’ailleurs cela m’est profondément indifférent. Je ne pense nullement à quoi que ce soit de stable pour mon avenir : en poursuivant la stabilité, je me suis tellement habitué au changement ! Je lui laisse d’autant plus le champ libre que je suis entièrement sans désirs.

Quelle forme prendront nos relations personnelles, les relations entre toi et moi ? Pour cela, ma chérie, il faudra nous fier à la Destinée. C’est la seule chose qui me fasse encore souffrir.

Car ici est le point sensible, l’aiguillon de la douleur, l’amertume envers autrui qui rendent pour nous impossible le divin bonheur d’être ensemble, sans que les autres y gagnent eux-mêmes quoi que ce soit ! Ici nous ne sommes pas libres, nous dépendons de ceux pour lesquels nous nous sacrifions et vers qui nous nous tournons maintenant avec la pensée du grand sacrifice dans l’âme, pour expérimenter sur eux tout d’abord l’effet de notre compassion. Tu élèveras tes enfants ; — que ma fervente bénédiction t’accompagne dans cette tâche ! Puisses-tu trouver la joie et la noble récompense de tes efforts en eux ! Je ne hausserai jamais mon regard vers toi qu’avec le plus profond contentement. — Nous nous reverrons bien aussi ; mais, ce me semble, d’abord seulement comme en rêve, comme deux fantômes qui se rencontrent aux lieux où ils ont souffert, pour éprouver encore une fois la jouissance des regards échangés, des mains pressées, qui les enlevait au monde et leur gagnait le ciel. Si — étant donné ma paix profonde — j’atteignais un bel âge, peut-être le bonheur me serait-il accordé de retourner auprès de toi, lorsque toute souffrance et toute rancune auraient été vaincues. Alors « l’Asile » pourrait encore devenir une vérité. Peut-être que j’aurai même besoin de soins. Ils ne me manqueront sans doute pas. Peut-être — un matin, tu arriverais pourtant encore, par le cabinet de travail tendu de vert, jusqu’à mon lit, pour recevoir dans ton embrassement, mon âme, avec un dernier baiser d’adieu. … Et mon journal se terminerait ainsi comme il a débuté. Oui, mon enfant ! que ce journal soit clos là-dessus ! Il te représente mes souffrances, mon ascension, mes luttes, mon jugement sur le monde et, surtout, mon éternel amour pour toi ! Accepte-le avec bienveillance et pardonne-moi s’il rouvre parfois une blessure…

Maintenant je retourne à Tristan, afin que, par son intermédiaire, l’art profond du silence sonore te parle en mon nom. La solitude et la retraite dans laquelle je vis me raniment ; j’y rassemble mes forces douloureusement éparpillées. Déjà, depuis quelque temps, beaucoup mieux qu’auparavant, je puis apprécier le bienfait d’un sommeil profond et calme pendant la nuit : je voudrais pouvoir le donner à tous ! Je veux en jouir jusqu’à ce que mon œuvre prodigieuse soit mûrie et terminée. Alors seulement je verrai quelle mine me fera le monde. Le grand-duc de Bade, par ses démarches, m’a obtenu l’autorisation de séjourner en Allemagne pendant quelque temps, afin de monter personnellement une nouvelle œuvre. Peut-être en userai-je pour Tristan. Jusque là je reste avec lui, seul dans un monde de rêve devenu vivant et présent.

S’il m’arrive quelque chose qui vaille la peine d’être communiqué, je le note, je l’ajoute à ma collection, et tu en recevras communication dès que tu en témoigneras le désir. Nous nous donnerons mutuellement de nos nouvelles aussi souvent que possible, n’est-ce pas ? Elles ne peuvent plus que nous réjouir, car entre nous tout est pur et clair ; aucune erreur, aucun malentendu ne peuvent plus peser sur nous. Adieu donc, mon ange, ma libératrice, divine, chère et pure femme ! Adieu ! Sois bénie avec toute la dévotion profonde de mon âme ![65]




Venise. 1858.

18 Octobre.

Il y a aujourd’hui un an, nous avions une belle journée chez les Wille. C’était le temps merveilleux. Nous fêtions le 18 Septembre.[66] En revenant de la promenade vers les hauteurs, ton mari offrit le bras à Madame Wille. Je pouvais donc t’offrir le mien. Nous parlâmes de Calderon : comme il vint à propos ! À la maison, je me mis tout de suite au nouveau piano : je ne comprenais pas moi-même comment je jouais si bien… Ce fut une magnifique, une rassasiante journée… L’as-tu fêtée aujourd’hui ? Oh ! ce beau temps, il devait fleurir pour nous une fois ; il passa, — mais la fleur ne périt pas, son parfum persistera éternellement dans nos âmes. —

Aujourd’hui je reçus également une lettre de Liszt, qui me réjouit beaucoup,[67] de sorte que je suis dans une disposition d’esprit vraiment sereine. Et, avec cela, il fait beau temps ! — J’avais écrit à Liszt toutes sortes de choses pénibles : il le fallait bien, puisqu’il m’est si cher et que je lui dois donc la plus absolue sincérité. Il me répond maintenant avec une inébranlable tendresse. J’apprends par cette belle expérience que je n’ai point à regretter ma conviction de l’impossibilité d’une amitié parfaite, telle qu’elle se présente à nous comme idéal. En effet, cette impossibilité ne me rend nullement insensible ; mais, tout au contraire, d’autant plus reconnaissant et plein de sympathie pour ce qui, dans la réalité, se rapproche de cet idéal.

Entre l’intelligence de Liszt et la mienne, il existe une telle différence, et si essentielle, que souvent la difficulté et même, — me faut-il croire — l’impossibilité de me faire comprendre par lui me tourmente et me dispose à une amertume ironique. Mais ici l’affection entre en jeu, avec un tel désir de conciliation et d’apaisement, que je ne crois pour ainsi dire plus à des relations de chaude amitié entre hommes que s’il existe entre eux des différences de conceptions. Car ce sentiment amical est le seul qui puisse établir l’harmonie : les façons de penser ne concorderont jamais, à moins qu’il s’agisse d’êtres insignifiants et que leurs opinions soient fondées sur des lieux communs. Si elles sont au-dessus de ce niveau, plus originales, il ne saurait être vraiment question que d’une concordance logique et pratique des intelligences comme cela arrive dans les sphères scientifiques. La véritable amitié ne commence que là où elle aplanit, comme par une intervention supérieure, les divergences et fait qu’elles paraissent insignifiantes. J’ai ressenti cette impression agréable plusieurs fois déjà par Liszt. Cependant je ne puis nier qu’il soit préférable pour tous deux de ne point demeurer trop longtemps ensemble, car alors j’ai à craindre une révélation trop évidente de la différence qui existe entre nous. Nous gagnons beaucoup à rester éloignés l’un de l’autre. —

Quant à nous deux, toi et moi, loin ou près, nous sommes unis, nous ne faisons qu’un ! —

24 Octobre.

Comme je dépends de toi, ma bien-aimée ! je l’ai si profondément senti, ces derniers jours. Par toi seulement j’avais acquis la belle sérénité de mon âme : je te savais si haute et purifiée, que je devais l’être avec toi. Et, à présent, voici venir ce deuil, cette douleur mélancoliquement grave, de te savoir affligée par la perte de ton fils ![68] Quel changement soudain ! Toute fierté, tout apaisement si vite évanouis dans un frémissement de tendre angoisse ; chagrin profond, larmes, deuil ! Le monde, à peine édifié, vacille, le regard ne le voit plus qu’à travers les pleurs. La puissance de l’extérieur est venue frapper à la porte de nos âmes, pour vérifier si tout y est sincère. Ce fut une période grave. Me sauras-tu gré de ce qu’en ces jours je n’ai pensé que bien péniblement à mon travail, je pourrais presque dire pas du tout ?… Mais je n’en conclus cependant pas, qu’il s’agit d’une fausse vocation pour moi ; je suis persuadé plutôt que ce travail même ne constitue qu’une expression de mon être, lequel dispose encore d’autres, et plus sûrs moyens de s’exprimer. Je puis souffrir avec toi, m’affliger avec toi. Pourrais-je faire chose plus belle, lorsque tu souffres, lorsque tu es dans l’affliction ?

Tâche que je reçoive au plus tôt de tes nouvelles, afin que je puisse te voir clairement, en cette grave et lourde épreuve ! Comme ce qui vient de toi, ce que tu me diras sera un enseignement, un surcroît de noblesse pour moi. Que je retrouve dans tes paroles le sentiment, qui s’est habitué à embrasser le monde tout entier, dont faisait partie aussi ton fils, sa vie, son doux trépas. Sois certaine d’être comprise toujours par ma fervente amitié !… Chère, pauvre enfant ! —

31 Octobre, soir.

Ne sais-tu donc pas, mon enfant, que je dépends de toi, uniquement de toi ? Que la grave sérénité, avec laquelle se fermait le journal que je t’ai expédié,[69] n’était que l’image réfléchie de la tienne, du bel état de ton âme, qui m’était communiqué ? Oh ! ne me tiens pas pour tellement grand, que je puisse être, rien que pour moi et par moi, ce que je suis, et tel que je suis. Combien profondément je le sens maintenant ! Je suis déchiré jusqu’au cœur par une souffrance, envahi par une détresse inexprimables ; — j’ai reçu ton envoi, j’ai là ton journal, ta réponse !… Ne sais-tu donc pas encore que je ne vis que par toi ? Est-ce que tu ne le croyais point, lorsque, tout récemment, je te le faisais dire ? T’égaler, m’élever jusqu’à toi, voilà maintenant à quoi doit s’attacher ma vie ! Il ne faut pas m’en vouloir, quand je t’affirme, que nous ne faisons qu’un, que je sens comme toi, que je partage ton état d’esprit, la plus cachée de tes souffrances, non seulement parce que tout cela est ta vie, mais parce que, très clairement, très certainement, c’est la mienne aussi ! — Te rappelles-tu ce que nous nous écrivîmes, quand j’étais à Paris,[70] alors que, simultanément, éclatait en nous la douleur, après la communication réciproque et enthousiaste de nos projets ? Il en est encore ainsi ! Il en sera ainsi toujours, à jamais ! Tout est chimère ! Tout est illusion ! Nous ne sommes point faits, pour conformer le monde à notre image. Ô cher et pur ange de vérité ! Sois bénie pour ton divin amour ! Oh ! je savais tout ! Quels jours pénibles j’ai traversés ! Quelle angoisse croissante, quels profonds tourments ! Le monde était arrêté ; je ne pouvais respirer, qu’en sentant ton haleine. Ô ma douce, douce femme ! Je ne puis te consoler aujourd’hui, moi, pauvre et triste, brisé comme je le suis ! Je ne puis t’offrir non plus le baume pour ta blessure, la « guérison », je ne puis te l’apporter ! Comment serait-ce possible ? Mes larmes amères coulent, comme un torrent tumultueux : — est-ce là ce qui pourrait te guérir ?… Je sais, ce sont les larmes d’un amour, tel qu’on n’en vit peut-être jamais : dans ces larmes me paraît ruisseler toute la détresse du monde. Et cependant, l’unique félicité, que je puisse éprouver aujourd’hui, elles me la donnent ; elles me donnent une profonde, une absolue certitude, un droit indestructible, inattaquable. Ce sont les larmes de mon éternel amour pour toi. Est-ce qu’elles pourraient te guérir ?… Ô ciel ! plus d’une fois je fus sur le point de partir, sans perdre une seconde, pour aller te rejoindre. Y renonçai-je par souci de moi-même ? Non ! Assurément non ! Mais par souci de tes enfants !… Pour l’amour d’eux, encore et toujours : courage !… Ce ne sera plus long. Il me semble, oui vraiment, que je pourrai bientôt me présenter à toi, entouré de plus de beauté, enveloppé d’un charme plus grand, en un mot plus digne de toi : je le voudrais tant !… Mais qu’est-ce donc que vouloir ?…

Non ! non ! Ma douce enfant ! Je sais tout ! Je comprends tout : — je vois clairement, tout à fait clairement, la situation… ! C’est à devenir fou !… Laisse-moi maintenant en finir ! Non pour chercher le repos, mais pour me plonger dans la volupté de ma douleur !… Ô ma chérie !… Non ! Non ! il ne te trahira pas, lui !… Jamais, jamais !

1er  Novembre.

Aujourd’hui c’est la Toussaint !

Je me suis réveillé d’un sommeil court, mais profond, après des tourments prolongés et terribles, tels que je n’en ai jamais encore éprouvés. J’étais installé au balcon et regardais le Grand-Canal, avec le courant de ses ondes noires au-dessous de moi ; un vent d’orage soufflait. Mon saut, ma chute, on n’aurait rien entendu. Ce saut m’aurait délivré de toutes mes souffrances. Je fermai le poing, pour me hisser par-dessus la balustrade… Était-ce possible — en songeant à toi, à tes enfants ?…

Le Jour de la Toussaint est arrivé !…

Repos éternel à toutes les âmes !…

Je sais maintenant, qu’il me sera donné encore de mourir entre tes bras ! J’en suis sûr, à présent !… Bientôt je te reverrai : au printemps, certainement ; peut-être déjà au cœur de l’hiver. —

Vois, mon enfant ! Le dernier aiguillon est arraché de mon âme !

. . . . . . . .

Je suis en possession de toute ma force maintenant. Nous nous reverrons bientôt !…

N’attache pas tant d’importance à mon art ! Je l’ai senti clairement : il n’est pour moi ni une consolation, ni une compensation ; il ne fait qu’accompagner ma profonde harmonie avec toi, il fortifie mon désir de mourir entre tes bras. Lorsqu’arriva l’Érard, il ne put me charmer vraiment que parce que, après la tourmente, ton amour profond et inaltérable m’apparut avec plus de certitude, plus d’évidence que jamais. Avec toi, je puis tout ; sans toi, rien. Rien ! Ne te laisse point égarer par l’expression d’une âme sereine et calme, qui formait la conclusion de mon journal : elle n’était que le reflet de ta hauteur d’âme digne et belle. Tout en moi s’écroule, dès que je remarque le plus léger désaccord entre nous. Crois-moi, mon unique ! Tu me tiens dans tes mains ; c’est avec toi seule que je puis arriver au but suprême. —

Après cette nuit terrible, je viens à toi avec cette supplication : — aie confiance en moi, une confiance absolue, illimitée ! Et cela veut uniquement dire : sois persuadée que je puis tout avec toi, rien sans toi !….

Ainsi, tu sais qui dispose de moi, de mes souffrances, de mes actes ; c’est toi, même quand il m’arrive de me méprendre à ton sujet. Et ainsi je suis sûr de toi. Tu ne m’abandonneras pas, tu ne voudras pas ne plus me parler ; tu m’accompagneras fidèlement à travers la misère et la détresse. Tu ne peux agir autrement ! Cette nuit, j’ai conquis un nouveau droit sur toi : — tu ne peux pas me savoir rendu à la vie, et me refuser n’importe quelle faveur !

Aide-moi donc ! Car, moi aussi, je veux venir à ton aide, fidèlement…. Aide-moi à supporter le terrible fardeau qui pèse sur mon cœur : — c’est un fardeau,… mais… c’est sur mon cœur qu’il pèse. — Un médecin, en qui j’ai toute confiance, m’a fait connaître hier la nature exacte de la maladie de ma femme. Il semble qu’elle soit perdue. Un hydrothorax menace de se développer sous peu ; elle va souffrir cruellement, longuement peut-être, la souffrance ira toujours croissant : l’unique délivrance possible est la mort. Ce qui peut seul adoucir son sort, c’est la plus grande tranquillité, l’éloignement de toutes préoccupations morales…. Aide-moi à soigner la malheureuse ! Je ne pourrai le faire que de loin, parce qu’il me faut considérer mon éloignement d’elle comme une nécessité absolue. J’en serais incapable de près ; puis ma proximité ne serait pour elle qu’une cause d’agitation. Il ne m’est possible de la tranquilliser que de loin ; car je me règle ainsi pour mes communications d’après mes loisirs et mes dispositions, de façon à ne jamais perdre de vue mon devoir envers elle. Mais ceci aussi, je ne le puis pas non plus, sans ton assistance. Je ne puis supporter d’apprendre que tu saignes, je ne puis supporter la misère d’être incapable de guérir tes blessures ! Cela me brise en mille pièces, et me conduit là d’où, cette nuit, je suis revenu encore une fois vers toi ! N’est-ce pas, mon ange ? Tu me comprends ? Tu sais que je suis à toi, et que toi seule disposes de mes actes, de mon travail, de mon art, de mes décisions ? Ne te refuse point à le reconnaître : car c’est la vérité ! — Aucun « cygne » ne m’aidera, si toi tu ne m’aides pas ; rien n’a de sens, de signification importante que par toi ! Oh ! crois-le, crois-le donc ! Ainsi, quand je te dis « aide-moi en ceci, aide-moi en cela, » je veux dire seulement « sois persuadée que je ne puis rien sans toi, que je ne puis quelque chose que par toi ! » Voilà tout le mystère…. Il ne m’a jamais dévoilé ses profondeurs aussi clairement qu’aujourd’hui. Depuis la mort de ton enfant, mon travail allait lamentablement. Je voyais avec certitude, que mon art ne me console pas, qu’il n’est que l’expression de l’état d’âme du solitaire, quand il se sent uni à toi, et n’a pas à s’attrister pour toi. Ah ! c’est pour cela qu’il marche si difficilement depuis longtemps, mon travail : il me semble un jeu futile, mon véritable moi n’y intervient pas sérieusement, à proprement parler ; il n’y est jamais intervenu, mais il est resté toujours au dehors, là-au-dessus, dans l’atmosphère de mes aspirations ferventes, dans ce qui seul maintenant me rend capable encore de vivre et de me vouer à mon art ! — Crois-moi donc ! Crois-moi ! C’est toi seule qui représentes pour moi le sérieux de la vie !… Cette nuit, quand je retirai ma main de la balustrade du balcon, ce n’était pas la pensée de mon art qui me retint ! Dans cet instant terrible m’apparut, avec une clarté presque visible, l’axe véritable de ma vie, autour duquel ma résolution a tourné de la mort à la vie nouvelle : c’était toi ! — Toi !… Il me semblait qu’un sourire planait sur moi : — ne serait-ce pas une félicité plus grande, de mourir entre tes bras ?…

. . . . . . . . .

Il ne faut pas m’en vouloir, mon enfant ! « Une larme a coulé ; la terre m’a reconquis !… »[71] Jour de toutes les âmes ! Jour de résurrection ! J’écris aujourd’hui à Heim,[72] qu’il me procure la « passe » pour mon Érard ; je veux m’en servir, à l’effet d’introduire cependant l’instrument en Suisse une nouvelle fois sans acquitter de droits de douane. Depuis cette nuit, le « cygne » a perdu beaucoup de sa signification ; vaut-il assez pour que je puisse t’en promettre encore de la joie ?

Oui, c’est dur, bien dur, mon enfant chérie ! Mais nous sommes assez riches pour acquitter notre dette de vie, et conserver encore pour nous le bénéfice le plus immense. Mais, n’est-ce pas ? Tu me réprondras ? Et — si je ne puis te procurer la « guérison », du moins tu ne

dédaigneras pas mon « baume » ?

Bientôt nous nous reverrons !…
      Au revoir !…
Jour de toutes les âmes !
      Au revoir !
Et garde-moi ton affection ! —


24 Novembre. Venise.

Karl[73] m’a quitté pour quelque temps, afin d’aller féliciter, à l’occasion de son anniversaire, sa mère malade. Il reviendra sous peu. Son départ m’a fortement ému. L’étrange garçon avait peine à me quitter. Je pense bien que quiconque a beaucoup pu me voir, ces mois derniers gardera de moi une belle impression. Je n’ai jamais été aussi clair en tout que maintenant, et l’amertume a pour ainsi dire absolument disparu. Celui qui sait bien n’avoir plus à chercher, mais rien qu’à donner, celui-là est réconcilié avec le monde tout entier, car son éloignement consistait seulement, en ce qu’il cherchait quelque chose, là où rien ne pouvait lui être donné. Comment est-on arrivé à cette force merveilleuse du don ? Certes uniquement parce qu’on ne veut plus rien pour soi-même. Celui qui comprend, que l’unique bonheur intense auquel un cœur profond tienne, ne peut être donné par le monde, celui-là sent aussi à la fin combien il est en droit de refuser ce qu’il ne possède point. Mais qu’entendons-nous par « le monde » ? À notre sens, tous les humains, qui peuvent se donner vraiment ce qu’ils veulent pour leur félicité : honneurs, gloire, bien-être, mariage avantageux, société agréable, joie de la possession sous toutes ses formes. Celui qui n’atteint point pareil but en veut pour cela au monde. Mais qu’il nous conviendrait peu, à nous, de garder rancune au monde ! Nous ne désirons rien de ce qu’il peut retirer ou donner au gré de son caprice. De sorte qu’alors mon regard se porte avec compassion vers l’humanité, et je me réjouis du pouvoir de donner, qui apporte la consolation, là où l’illusion se crée des souffrances. Celui qui est tellement, si merveilleusement au-dessus du monde, ne doit, ne peut, sous aucun prétexte exiger quelque chose de lui ni accepter quoi que ce soit, sauf le cas où il élèverait ou rendrait heureux le donateur par l’acceptation. Si nous voulions de lui, au contraire, un réel sacrifice, qu’il sait être tel, et auquel il ne se résoudrait qu’à contre-cœur, cela devrait nous démontrer immédiatement, que nous sommes descendus de notre hauteur, et que nous étions en train de manquer à notre dignité. Tel était également le sens de la mendicité bouddhiste ; le religieux, qui avait renoncé à toute possession, apparaissait, calme et grave, dans les rues et devant les maisons, pour rendre heureux ceux qui lui faisaient l’aumône, par l’acceptation de celle-ci. Qu’aurait donc pensé le saint homme, qui avait renoncé à tout, s’il avait dû arracher l’aumône à un donateur peu empressé, par exemple pour apaiser sa faim, lui pour qui le jeûne était une pratique dévote ? Cela m’a procuré une satisfaction d’être tout de suite fixé sur cette tendance du « donner et recevoir », ayant, il y a quelque temps, à répondre à un ami, au lac de Zurich. Honteux, oui, criminel même serait, de vouloir obtenir quelque chose dans ce sens mauvais du véritable esprit du monde, cet esprit qui s’imaginerait me faire une concession, tandis que moi je croirais l’élever jusqu’à ma hauteur par la plus noble des intentions. Comme j’étais altier, là ; mais nullement amer ! Le mendiant bouddhiste s’était trompé de maison : et le jeûne lui devint une dévotion ! Où je croyais apporter le bonheur, on croyait devoir se sacrifier à moi. Reconnaître cette erreur, cela ne suffisait-il point ? Et quand je devrais donner jusqu’à mon dernier souffle : tout ce qui vit en moi restera pur et divin, si aucun sacrifice du monde ne le grève. Cette conviction, cette volonté, voilà précisément ce qui nous rend si grands, ce qui nous donne la force immense de ne plus ressentir même la douleur et — de nous faire du jeûne une dévotion…

Je m’étais proposé de voyager cet hiver. J’y renonce. Mais à présent je contemple le monde d’un regard de plus en plus clair ; à chaque dévotion, mon esprit acquiert une force miraculeuse. Actuellement, je dois posséder une grande puissance sur les hommes. Je pus constater cet effet sur Karl, quand il me dit adieu pour quelque temps. Je ne me sens pas toujours bien, physiquement parlant. Mais mon âme reste ordinairement sereine. Aussi me faut-il sourire, quand le petit kobold vient hanter la maison : hier, j’ai entendu de nouveau son remue-ménage.

1er  Décembre.

Pauvre malheureux, voilà huit jours que je suis cloué à la chambre et, cette fois, même sur mon fauteuil, d’où je ne puis me lever, et d’où l’on me porte dans mon lit le soir. Cependant il ne s’agit que d’une souffrance extérieure, que je crois même des plus décisives pour ma santé générale : donc mon état accroît pour moi l’espoir de pouvoir me vouer dorénavant, corps et âme, à mon travail, tandis que les interruptions de celui-ci, précisément, rendaient mes dernières crises de maladie tout à fait intolérables… Durant ces périodes, mon intellect est toujours très éveillé : des plans et des ébauches occupent vivement mon imagination. Pour le moment, ce sont les problèmes philosophiques qui m’obsèdent. En ces derniers temps, j’ai relu lentement le chef-d’œuvre de mon ami Schopenhauer et, cette fois, il m’a conduit plus près encore que d’ordinaire à l’élargissement, même, dans certains points, à la correction de son système.[74] Le sujet présente une grande importance, et il devait être réservé peut-être à ma nature toute spéciale, précisément durant cette période toute spéciale de ma vie, de découvrir des horizons, qui devaient rester fermés à d’autres. Il s’agit d’indiquer nettement la voie vers l’apaisement absolu de la volonté par l’amour, et non point par une philanthropie abstraite, par le véritable amour, par l’amour ayant son origine dans l’amour sexuel, c’est-à-dire dans l’inclination de l’homme vers la femme et réciproquement, voie qui n’a été reconnue par aucun philosophe, non plus par Schopenhauer. Tout dépend de ma décision de mettre à profit ou non l’arsenal des conceptions que me fournit Schopenhauer lui-même (ceci au point de vue de la philosophie, car, en qualité d’artiste, je possède mes ressources propres). L’explication conduit loin et profondément ; elle implique une exacte description de l’état dans lequel nous devenons capables de reconnaître les idées, comme par exemple, de la génialité en soi, que je ne considère plus comme l’état de séparation de l’intellect et de la volonté, mais bien plutôt comme une élévation de l’intellect individuel, de telle sorte qu’il devienne l’organe essentiel de l’espèce, donc de la volonté elle-même en soi également. C’est la seule explication de la joie, de l’extase mystérieuses et enthousiastes dans les moments les plus intenses de géniale intuition, que Schopenhauer semble à peine connaître, parce qu’il ne peut les trouver que dans la paix et le silence de la volonté affective individuelle. Par une conception tout à fait analogue à celle-ci, j’aboutis cependant, avec la plus grande précision, à démontrer la possibilité dans l’amour de s’élever au-dessus de l’instinct de la volonté individuelle. Après complète domination de celui-ci, la volonté de l’espèce arrive à la pleine conscience, ce qui, à cette hauteur, équivaut nécessairement à un complet apaisement. Tout cela pourra devenir clair, même aux non-initiés, si je réussis dans mon exposé. Le résultat alors sera des plus importants, et il comblera d’une manière complète et satisfaisante les lacunes du système de Schopenhauer. Nous verrons si j’ai, quelque jour, le goût de le faire. —

8 Décembre.

Aujourd’hui j’ai respiré pour la première fois l’air pur ; cela ne va pas encore très bien. Cette dernière maladie, au cours de laquelle j’avais réellement besoin des soins d’autrui — car il m’était impossible de bouger — m’a toutefois éclairé d’une façon satisfaisante par les observations que j’ai pu faire. Karl est parti depuis bientôt trois semaines : je n’avais donc pour ainsi dire personne avec qui causer, à part mon médecin et les domestiques. Chose étrange, je n’éprouvais pas le moindre besoin de société. Au contraire, lors de la visite, à laquelle je ne pouvais point échapper, que me fit un prince russe, joignant à une grande intelligence et à un sens musical très développé un cœur vraiment bon, j’éprouvai au fond de l’âme un véritable sentiment de délivrance, lorsqu’il s’en alla. Il me semble toujours que c’est un effort inutile, absolument sans résultat, que de m’entretenir avec quelqu’un. Par contre, avec les serviteurs j’ai du plaisir à converser. Ici je retrouve encore l’homme naïf, avec ses défauts et ses qualités. Aussi on m’a bien soigné, même avec dévouement. J’en suis très reconnaissant. Kurwenal m’est plus cher que Melot. Avec cela, pour ainsi dire, aucun bruit du dehors qui parvint jusqu’à moi : le facteur s’était rendu presque invisible. Lorsque j’arrivai, en gondole, aujourd’hui, à la Piazza, je trouvai toute une brillante cohue, allant et venant. J’ai choisi, pour prendre mes repas au restaurant, une heure, à laquelle je suis certain d’être tout à fait seul. Ainsi je me glisse, perdu comme un étranger dans la foule, jusqu’à ma gondole, pour m’en revenir par le silencieux Grand Canal jusqu’à mon austère palais. La lampe brûle. Tout, autour de moi, est si tranquille et grave. Et en moi la certitude absolue, indubitable, que tout cela est mon monde, dont je ne pourrai plus me séparer sans douleur et sans illusion. Je m’y sens heureux. Les serviteurs me trouvent souvent dans les dispositions d’esprit les plus joyeuses : alors je plaisante avec eux. —

Le choix de mes lectures est aussi fort limité ; peu de livres me séduisent. J’en reviens toujours à mon Schopenhauer, qui m’a conduit, comme je le disais récemment, au plus merveilleux enchaînement d’idées, pour corriger nombre de ses imperfections. Le thème devient de jour en jour plus intéressant, parce qu’il s’agit ici d’éclaircissements, que personne, excepté moi, ne peut fournir. En effet il n’y a pas encore eu d’homme qui fût à la fois poëte et musicien au même sens que moi, et je puis, par là, donner un aperçu des événements intérieurs, qu’on ne peut attendre d’aucun autre. —

Je voulais aussi lire les lettres de Humboldt à une amie ; seulement je ne possède que le petit volume d’Elise Mayer sur Humboldt avec des extraits de lui. Je l’ai abandonné sans être satisfait : le meilleur en était, évidemment, ce que mon amie y avait déjà cueilli pour moi. Quiconque connaît complètement Humboldt verra dans le savant et le chercheur scientifique une figure intéressante, à n’en pas douter. L’homme aussi doit avoir été d’un commerce agréable et fort sympathique. Je comprends que Schiller ait aimé sa société ; pour moi également un tel homme serait précieux. Les esprits productifs ont besoin d’intimes relations avec de telles natures essentiellement réceptives, ne fût-ce que par besoin d’expansion. On se console facilement ensuite, en apprenant, au moment d’évaluer le résultat, que la certitude de se voir absolument compris n’était qu’illusion. En effet, Humboldt a peu saisi de la véritable nature des choses ; à ce point de vue il demeure en somme superficiel, ne dépasse pas le niveau moyen, et ses radotages, dignes d’un curé de campagne, sur le bon Dieu et la Providence doivent paraître assez étranges à l’ami intime de Schiller, au disciple de Kant. Je constatai bien vite que Humboldt était de ceux dont Jésus a dit : « Un chameau passerait plus aisément par le trou d’une aiguille qu’ils n’entreront dans le royaume des cieux ! » Ses affirmations d’indépendance de tous besoins, qui reviennent à tout instant, sont vraiment comiques : à deux domaines seigneuriaux acquis par succession, il en ajoute deux autres acquis par contrat de mariage, et l’État lui en donne un cinquième. Vigoureux et de bonne éducation, il épouse, jeune encore, une femme, qu’il peut aimer tendrement jusqu’à la mort : avec cela un esprit toujours en éveil, l’époque des Schiller et des Gœthe ! Vrai, la « Providence » ne pouvait mieux régler les choses ; et ce ne fut point la faute de celle-ci, nous nous plaisons à le croire, s’il devint homme politique et diplomate. — Mais d’autant plus touchants sont, vraiment, chez lui, son amour et sa douce mort. Avant tout, je lui dois un calme profond et inaltérable, grâce à une courte sentence, peu importante, en somme, que mon amie, cependant, me communiqua avec un accent si merveilleusement beau d’innocente sincérité, que ces quelques lignes me firent grande impression. Elles m’indiquaient, en effet, la voie unique vers l’espoir. C’est le passage de « la Confiance » et des « Confidences ».

Depuis hier je me suis remis à travailler à Tristan. J’en suis toujours au deuxième acte. Mais — quelle musique cela devient ! Toute ma vie je pourrais ne plus travailler qu’à cette musique. Oh ! cela devient profond et beau ; et les merveilles les plus sublimes font corps si facilement avec l’idée. Jamais, jusqu’à présent, je n’ai rien fait de tel : mais je vis, aussi, complètement dans cette musique ; je ne veux pas savoir, absolument pas, quand elle sera terminée. Je vis éternellement en elle. Et avec moi —.

22 Décembre.

Voici une belle matinée, chère enfant !

Depuis trois jours, je n’ai dans l’âme que ce passage : « Celui que tu as embrassé, celui à qui tu as souri » et « Dans tes bras, livré à toi. » etc.[75] Je restai longtemps sans pouvoir continuer, ne me remémorant pas exactement l’exécution. Cela me contrariait gravement. Impossible d’aller plus loin. Le petit kobold frappa au logis : ce fut l’apparition d’une bienfaisante Muse. En une seconde, je me rappelai le passage. Je m’assis au piano, et le notai aussi rapidement que si je l’avais su par cœur depuis longtemps. Un juge sévère y découvrira quelques réminiscences : les Rêves[76] y reviennent. Tu me pardonneras, cependant ! — Chérie ! — Non ! n’éprouve jamais de remords de ton amour pour moi ! C’est divin ! —

1er  Janvier.

Non, ne les regrette jamais, ces témoignages d’amour, qui furent l’ornement de ma pauvre vie ! Je ne les connaissais point, ces fleurs de délices, épanouies sur le sol vierge d’un amour noble entre tous ! Ce que j’avais rêvé en poète, allait devenir la miraculeuse réalité, un jour ; sur la banalité de mon existence terrestre devait, un jour, tomber cette rosée de délices vivifiante et transfiguratrice ! Je ne l’avais jamais espéré, et maintenant il me semble que j’avais prévu cet avenir. À présent, me voici anobli : j’ai reçu l’investiture de la plus haute chevalerie. Ton cœur, tes yeux, tes lèvres — m’ont ravi au monde. Chaque parcelle de mon moi est libre et noble maintenant. Comme parcouru d’un frisson sacré devant ma gloire, j’ai le souvenir d’avoir été aimé par toi avec une si douce tendresse, et cependant d’une façon si pudique ! Ah ! je le respire encore, le parfum ensorcelant de ces fleurs, que tu m’apportais de ton cœur : ce n’étaient pas des germes de vie ; ainsi embaument les fleurs surnaturelles de la mort divine, de la vie éternelle. Ces fleurs ornaient jadis le corps du héros, avant qu’il fût converti par les flammes en cendres divines ; dans cette tombe de flammes et de senteurs se précipita l’amante, pour unir ses cendres à celles du bien-aimé. Ils furent un alors, un seul élément. Non plus deux êtres vivants : une substance divine et primordiale de l’Éternité ! — Non ! ne les regrette jamais ! Ces flammes, elles brûlèrent lumineuses et pures ! Non pas un brasier ténébreux, des senteurs acres, de lourdes vapeurs : la flamme claire et pudique, qui pour aucun être, avant toi et moi, n’avait lui avec une telle splendeur, et que nul être ne peut s’imaginer. — Ces témoignages d’amour sont la couronne de ma vie, ces roses de délices, qui ont fleuri sur la couronne d’épines, jusque-là seule parure de mon front. Maintenant je suis fier et heureux ! Plus aucun désir, plus aucun souhait ! Félicité absolue, conscience suprême, pouvoir d’atteindre tous les buts, de lutter contre toutes les tourmentes de la vie ! — Non, non ! ne les regrette pas, ne les regrette jamais !

8 Janvier.

Ô jour ! Dieu de tous les bons génies !
        Sois le bienvenu !
Le bienvenu après la longue nuit ! —
Ne m’apportes-tu aucun message d’elle ? —


Lucerne, 4 Avril.

Le rêve de se revoir a été réalisé ! Donc nous nous sommes revus. Était-ce vraiment autre chose qu’un rêve ? Ce que j’ai éprouvé pendant ces heures dans ta maison, en quoi cela diffère-t-il de cet autre rêve délicieux, qui me hantait, de mon retour ? Il m’est pour ainsi dire plus réel que l’autre, ce rêve mélancolique et grave, que ma mémoire veut à peine évoquer. Il me semble que je ne t’ai point du tout vue clairement ; des brumes épaisses nous séparaient, à travers lesquelles nous entendions à peine le son de nos voix. De même, il me semble que tu ne m’as pas vu, qu’un fantôme est entré à ma place dans ta demeure. M’as-tu reconnu ? — Ô ciel ! je m’en rends compte : ceci est la voie vers la sainteté ! La vie, la réalité assument de plus en plus la forme du rêve ; les sens sont émoussés ; l’œil grand ouvert ne voit plus ; l’oreille, qui la voudrait entendre, ne perçoit plus la voix du présent. Où nous sommes, nous ne nous voyons pas ; seulement où nous ne sommes point, notre regard se fixe. Ainsi le présent n’existe pas ; le futur est néant. — Est-ce que mon œuvre mérite vraiment que je me garde pour elle ? Mais toi ? Tes enfants ? — Vivons ! —

Et puis, en remarquant sur ton visage les traces de si grandes souffrances, en portant à mes lèvres ta main amaigrie, un frisson me secoua profondément, une voix me cria que j’avais un beau devoir à remplir. La force merveilleuse de notre amour a suffi jusqu’ici ; elle m’a permis d’atteindre à la possibilité de ce retour ; elle m’a appris à oublier le présent comme dans un rêve, à m’approcher de toi, sans qu’il paraisse me toucher ; elle a éteint en moi le feu des souffrances et des amertumes. Et je pourrai désormais baiser le seuil, qui m’a permis de revenir jusqu’à toi ! J’ai donc confiance dans cette force ; elle m’apprendra encore à te revoir clairement, à me montrer clairement moi-même, à travers le voile d’expiation que nous avons jeté sur nous !

Ô sainte bénie ! aie confiance en moi !

J’en aurai la force ! —


Venise — Milan
30 Septembre 1858 — 25 Mars 1859.


58.

Venise,[77] 30 Septembre 58.
À l’amie,
Madame Elise Wille.

Croyez-le, chère amie, je dois rassembler toutes mes forces, rien que pour tenir bon. À chaque instant, il me faut m’écrier : « courage ! courage ! » sinon tout s’effondre ! — Ce qui seul me reste encore, c’est l’isolement, la solitude la plus complète. Elle est mon unique consolation, mon unique salut ! Et toutefois cela m’est tellement anti-naturel, à moi, qui aime tant à m’épancher sans arrière-pensée, sans réserve. Mais — il est vrai de dire que tout est anti-naturel chez moi. J’ignore ce qu’est la famille, ce que sont les parents, les enfants : mon mariage ne fut qu’une épreuve de patience et de pitié. Je ne connais aucun ami auquel je pourrais me confier absolument, sans en éprouver après coup des regrets ; de jour en jour, je sens davantage combien je suis mal compris, perpétuellement finement et grossièrement, et une voix intérieure, l’expression de mon être le plus vrai, me dit qu’il serait mieux de détruire sans pitié toute illusion à cet endroit, aussi bien pour moi-même que pour mes amis.

Le monde entier ne connaît que « le pratique » ; en moi, cependant, l’idéal acquiert une telle réalité, que je n’en ai point d’autre, et ne puis supporter qu’on y touche. Ainsi, dans ma quarante-sixième année d’existence, il me faut constater que mon unique consolation ne peut être que la solitude, que je dois demeurer seul. C’est bien cela, et je ne puis me cacher que ce n’est point là la considération qui est à même de refouler ma tendresse ; mais, si je devais agir en sens contraire de cette vérité, je serais sûr de me perdre entièrement : l’amertume et l’indignation submergeraient tout. Il faut donc patienter, me taire !

Si ma fantaisie se met finalement à l’œuvre, alors tout va bien, et les travaux de l’intelligence me tiennent lieu du reste, aussi longtemps qu’ils se poursuivent tranquillement. Mais, après tout, l’intelligence n’a d’autre nourriture que le cœur : et comme tout est triste, aride autour de moi !

Tout m’est étranger, tout est froid ! Aucun calmant, nul regard, nulle voix qui charme. J’ai fait serment de ne pas même me procurer de chien : il en sera ainsi, je n’aurai point près de moi ce qui pourrait m’être cher. — Elle, mais elle a ses enfants !

Ah ! ce n’est point un reproche ! Rien qu’une plainte ; et je pense qu’elle me prend volontiers comme je suis, et entend mes plaintes. J’ai toujours mon art ! Vrai, il ne me rend pas joyeux, et rien que de l’effroi m’envahit, lorsque je détourne mes regards de mon travail vers le monde, auquel il lui faut bien appartenir, et qui ne peut se l’approprier qu’avec des mutilations affreuses !

Mais, je n’ose songer à cela, non plus qu’à beaucoup d’autres choses encore : je le sais. Aussi je suis décidé à n’y point songer, et je me dis à tout moment : « courage ! courage ! » Il le faut ! Cela doit marcher — et cela marchera ! —

Et puis elle m’assiste si gentiment ! Quelle divine lettre vous m’avez envoyée d’elle aujourd’hui ! La chère et belle créature, — puisse-t-elle se consoler ! Son ami lui est fidèle, ne vit que d’elle, ne reste debout que par elle ! —

Oui ! il faut que cela marche et — cela ira ! — Je m’imagine que Venise me viendra en aide, et je pense que le choix de cette ville est excellent. À vrai dire, je voulais écrire à Wille comment je me trouve ici ; mais vous devez, cette fois encore, accepter la présente pour vous-même : il m’a déjà fait l’inoui sacrifice d’une lettre, dans laquelle il me donnait précisément à entendre, que c’était un véritable sacrifice. C’était des plus comiques, des plus plaisants, mais je ne veux plus lui occasionner cette peine, il vaudra mieux que nous causions ensemble de Venise, sur le canapé, dans son salon rouge aux beaux antiques. Remettez-lui mille compliments de ma part !

Je n’ai pas encore réellement de vie ici, à proprement parler ; je n’en aurai, que quand mon travail sera commencé : j’attends toujours le piano ! Contentez-vous donc de la description du coin de terre, où j’ai dû me décider à vivre. Ne m’avez-vous pas écrit que vous le connaissiez ? Mon palais est situé à mi-chemin environ de la Piazzetta et du Rialto, près du coude, que fait à cet endroit le Grand Canal, et qui est le plus nettement marqué par le palais Foscari (actuellement une caserne), à peu près en face du palais Grassi, que Monsieur Sina fait restaurer en ce moment. Mon hôte est autrichien ; il m’accueillit avec enthousiasme, sans doute à cause de ma célébrité, et se montre extraordinairement obligeant en toutes circonstances. (Il est cause également de ce que mon arrivée ici a été immédiatement divulguée par les journaux.) Vous avez lu, sans doute, que ma présence à Venise était considérée comme un acte de politique, en vue de me faufiler prudemment en Allemagne par les pays autrichiens. Même l’ami Liszt l’avait cru ;[78] il me mit en garde, il me conseilla de ne point me préoccuper de succès éventuels avec mes opéras en Italie, succès que, d’après lui, j’entrevoyais en pensée. Mon véritable terrain n’était pas là, et il s’étonnait de ce que je ne voulusse point le comprendre. La réponse à sa lettre me fut vraiment des plus pénibles !

Il était déjà question que j’aille à Vienne ; vous le saviez probablement aussi ; mais vous ne pouviez cependant y croire ? —

Jusqu’à présent, je suis le seul locataire dans mon palais, et j’occupe des pièces, dont l’aspect m’effraya, au premier abord. Mais je ne trouvai pas beaucoup d’habitations plus économiques, absolument rien de plus confortable : en conséquence je m’installai dans ma grande salle, qui est exactement deux fois plus grande que celle des Wesendonk, avec, au plafond, des fresques passables, sous les pieds des mosaïques superbes, et une acoustique certainement excellente pour mon Érard. Je m’efforçai immédiatement de corriger la raideur et le froid de l’habitation ; les portes entre une vaste chambre à coucher et un petit cabinet adjacent furent tout de suite enlevées et remplacées par des portières, cependant pas d’une étoffe aussi belle que mes dernières, dans l’« Asile » ; pour le moment c’est le coton qui doit me fournir mes décorations théâtrales. La couleur devait cette fois être rouge, parce que le reste était déjà meublé ; la chambre à coucher seule est verte. Un immense corridor me procure l’espace pour faire ma promenade du matin ; d’un côté il donne sur le Grand Canal par un balcon, de l’autre sur la cour, où est un petit jardin bien pavé. C’est donc là que je passe mon temps jusque vers cinq heures du soir ; je me prépare moi-même mon thé, le matin : j’ai deux tasses, dont j’ai acheté l’une ici, et dans laquelle je donne à boire à Ritter, quand je l’amène le soir ; dans l’autre, qui est très grande et très belle, je bois moi-même. Je possède encore un service pour boire de l’eau, que je ne me suis pas procuré ici : il est blanc, avec des étoiles d’or ; je n’ai pas encore compté les étoiles, vraisemblablement il y en aura bien plus de sept ![79]

À cinq heures je fais appeler le gondolier, car quiconque veut venir me voir, doit passer par l’eau (ce qui aussi me procure une agréable solitude). Par les étroites ruelles, à droite et à gauche, mais (vous savez !) sempre dritto, je vais au restaurant, place St  Marc, où je retrouve ordinairement Ritter. Delà, sempre dritto, en gondole, vers le Lido ou le Giardino publico, où, d’habitude je fais ma petite promenade ; puis je retourne en gondole à la Piazzetta, pour y flâner encore un peu, y prendre ma glace au café de la Rotonde, et me rendre ensuite au traghetto, qui me reconduit, par la mélancolie du Grand Canal nocturne, à mon palais, où m’attend ma lampe allumée à huit heures du soir.

Le merveilleux contraste entre la silencieuse et mélancolique gravité de mon logis et de sa situation, et l’éternellement joyeux éclat de la place et de tout ce qui fait corps avec elle, la foule qui me laisse si agréablement indifférent, les gondoliers toujours à se quereller et à vociférer, enfin la silencieuse traversée dans le crépuscule du soir et dans la nuit tombante — ne manque presque jamais de me procurer une impression de bien-être, puis d’apaisement. Et c’est à quoi je me suis encore borné jusqu’ici ; je n’ai pas encore éprouvé le besoin d’aller voir les trésors d’art, je me réserve cela pour l’hiver : actuellement je suis heureux de pouvoir savourer avec une égale satisfaction l’agréable va-et-vient de ma journée. Je ne parle à personne, si ce n’est Ritter, qui est suffisamment taciturne pour ne point m’importuner : (il est seul aussi, sa femme est restée à la maison). Chaque soir, il me quitte au traghetto, et je reçois sa visite très rarement. Il est impossible de trouver aucun endroit, qui réponde mieux à mes besoins actuels. Si je m’étais trouvé seul dans une petite ville insignifiante, ne présentant aucun intérêt, je crois que finalement un besoin presque animal de société m’aurait forcé de saisir l’une ou l’autre occasion de rompre ma solitude. Des relations créées par un tel besoin, et se consolidant peu à peu, constituent précisément ce qui devient à la longue pour moi un supplice. Par contre, je ne pourrais nulle part mener une vie plus retirée qu’ici, car le spectacle intéressant, théâtralement captivant, qui se renouvelle chaque jour et maintient le contraste intact, ne fait naître aucun désir de jouer un rôle individuel dans cette scène ; je sens que je perdrais immédiatement le charme de tout ce qui se présente maintenant à mes yeux comme un spectacle purement objectif. Ainsi jusqu’à ce jour ma vie à Venise donne vraiment une fidèle image de mes rapports avec le monde, du moins tels que ceux-ci doivent être d’après mes vues et mes besoins résignés. Quels regrets n’ai-je pas, chaque fois que je m’en départis ! —

Lorsque le soir, place St  Marc, où, les dimanches, une musique militaire se fait entendre, on joue des fragments de Tannhäuser et de Lohengrin, tout en m’indignant de la façon dont on traîne la mesure, je n’éprouve, en somme, aucune émotion. D’ailleurs on me connaît déjà partout ; notamment les officiers autrichiens me le témoignent souvent par des attentions d’une obligeance surprenante : cependant on sait que je veux mener une existence des plus retirées et, après m’avoir vu décliner conséquemment quelques visites, on me laisse tranquille. Je suis dans les meilleurs termes avec la police ; à de très courts intervalles, il est vrai, mon passe-port me fut demandé par deux fois, — de sorte que je songeais déjà à un commencement de mesures policières, — mais bientôt on me le rendit fort cérémonieusement, avec l’assurance que rien ne s’opposait à mon séjour ici. Donc l’Autriche, décidément, m’accorde l’hospitalité, ce qui est toujours digne d’appréciation. —

Ce qui donne encore à ma vie intime un caractère spécial, presque de rêve, c’est qu’elle est tout à fait sans avenir. J’éprouve le même sentiment que Humboldt et son amie.[80] Quand, le soir, je vogue sur l’eau, regardant la mer calme et claire comme un miroir, qui, à l’horizon, se confond vraiment avec le ciel, quand les rougeurs du firmament ne font plus qu’un avec leur reflet dans l’eau, j’ai vraiment devant moi le tableau de ma vie actuelle : passé, présent, futur sont aussi peu distincts que, là-bas, la confusion de la mer et du ciel. Cependant des stries apparaissent ; ce sont les îles au ras de l’eau qui se profilent çà et là ; un mât de navire lointain s’érige à l’horizon ; l’étoile du soir brille, la clarté des astres rayonne, là-bas au ciel, ici dans la mer — que sont donc passé, futur ? Je ne vois que des étoiles et une pure clarté rose, entre lesquelles glisse ma gondole, sans bruit, avec le doux clapotis de la rame. — Cela peut bien être le présent. —

Saluez de ma part, mille fois, mon cher ange ; qu’elle ne dédaigne point la tendre larme qui me tombe le long de la joue ! Savourez cela aussi, par la force de votre noble amitié. Comme nous sommes pourtant heureux !

Adieu !

Votre
R. W.


59

Venise, 19 Janvier 59.

Merci pour le beau « conte de fée », amie ! Il serait aisé d’expliquer comment dans tout ce qui vient de vous à moi je trouve un sens symbolique. Hier encore, au moment précis, vos nouvelles m’arrivent comme une sorte de nécessité évoquée par la magie. J’étais au piano ; la vieille plume d’or ourdissait sa dernière trame sur le 2e acte de Tristan, et dessinait justement, avec des lenteurs insistantes, les joies fugaces du premier revoir de mes deux amants. Lorsque, comme cela arrive pour l’instrumentation, je m’abandonne avec un apaisement final à la jouissance de ma propre création, souvent je m’abîme, en même temps, dans une infinité de pensées, qui me livrent involontairement la nature tout originale, éternellement incomprise du monde, du poëte, de l’artiste. Le merveilleux, et l’opposition déterminée aux conceptions ordinaires de la vie, je les reconnais alors clairement à ceci, c’est que, tandis que les premières se guident et se constituent toujours exclusivement par le maintien de l’expérience, la conception du poëte saisit, avant toute expérience, par la puissance qui lui est propre, ce qui seul donne du sens, de la signification à l’expérience. Si vous étiez une philosophe bien exercée, je vous ferais remarquer que nous touchons ici, dans une importante mesure, au phénomène, qui seul rend toute conscience possible, et ce pour la raison suivante : l’entière charpente de l’espace, du temps, de la causalité, dans laquelle le monde se présente à nous, est constituée d’avance dans notre cerveau, comme formant ses plus caractéristiques fonctions, de sorte que ces propriétés essentielles de toutes choses, à savoir l’espace, le temps et la causalité, sont déjà contenues dans notre tête avant la conception de ces choses, puisque sans cela nous ne pourrions point les reconnaître. Ce qui maintenant est élevé au-dessus de l’espace, du temps, de la causalité et qui n’a pas besoin de ces moyens de reconnaissance, donc ce quelque chose qui est affranchi de ces conditions de limite, dont Schiller a si bien et si magnifiquement dit, qu’il est uniquement vrai, parce qu’il n’a jamais été ; ce quelque chose, qui est absolument incompréhensible pour la conception ordinaire de la vie, n’est reconnu que par le poëte, au moyen de cette même prédisposition qui est en lui, et constitue l’essence de sa qualité de poëte, de manière qu’il est capable de le représenter avec une sûreté infaillible, — ce quelque chose, qui est plus déterminé et plus certain que n’importe quel autre objet de conscience, quoiqu’il ne possède aucun attribut du monde qui nous est connu par l’expérience.

Le plus grand miracle serait maintenant que ce quelque chose, aperçu d’avance et ayant pris forme, entrât finalement dans le domaine de l’expérience du poëte. Son idée aurait alors une grande part dans cette réalisation ; plus pure et plus élevée serait cette idée, plus détachée du monde vulgaire et plus incomparable serait cette création. Elle purifierait sa volonté ; son intérêt esthétique deviendrait moral ; et à la plus haute idée poétique se joindrait la plus haute conscience morale. La tâche du poëte sera alors d’avérer ce quelque chose dans le monde moral ; il sera conduit par la même prescience qui, devenue conscience de l’idée esthétique, l’a déterminé à la représentation de cette idée dans l’œuvre d’art et l’a rendu apte à l’expérience.

Le monde ordinaire, qui est exclusivement sous l’influence de l’expérience imposée du dehors, et ne parvient à saisir que ce qui lui est apporté en quelque sorte palpablement et sensiblement, ne pourra jamais comprendre cette situation du poëte en face de son monde expérimental à lui. Il ne pourra jamais s’expliquer la remarquable sûreté de ses créations autrement, qu’en croyant que celles-ci doivent être tombées sous son expérience, aussi directement que tout ce dont lui-même a conservé l’expérience dans sa mémoire.

De la manière la plus étonnante cette manifestation arrive à la perception chez moi-même. Mes conceptions poétiques devancent toujours les expériences conscientes qui s’en suivent, à tel point que je ne puis pour ainsi dire attribuer la nature de mon développement moral, ainsi que la direction qu’il a suivie, qu’à ces mêmes conceptions. Le Vaisseau Fantôme, Tannhäuser, Lohengrin, les Nibelungen, Wodan m’étaient tous présents à l’esprit avant d’entrer dans le domaine de ma conscience déterminée. En quels merveilleux rapports je suis maintenant avec Tristan, vous le sentez facilement. Je le dis en toute franchise, — parce que c’est une manifestation qui, si elle n’appartient pas au monde, appartient toutefois à l’esprit consacré, — jamais idée n’est parvenue à une conscience plus déterminée. En quelle mesure les deux se sont prédéterminées l’une l’autre est si subtil, si merveilleux, qu’une ordinaire façon de voir ne pourra se l’imaginer que très pauvrement, très inexactement. Maintenant que Savitri-Parzival occupent mon cerveau, et s’efforcent d’arriver à l’état d’idée poétique —, maintenant, tandis que je me penche avec le calme réfléchi du créateur sur mon Tristan, mon œuvre d’art en voie d’achèvement, — maintenant qui peut deviner de quelle atmosphère miraculeuse je me sens envahi, arraché de ce monde à tel point que je puis déjà me le figurer tout à fait vaincu ? Vous le sentez, vous le savez ! oui, et personne autre que vous, peut-être !

Car si un autre encore le sentait, le savait, personne ne nous en voudrait plus, et toute expérience douloureuse pénétrant du dehors dans son cœur, il l’offrirait en sacrifice, l’âme haute, l’âme ennoblie, aux intentions supérieures du Génie de l’Univers, qui de lui-même crée les expériences, afin de souffrir par elles, et de s’élever ainsi des souffrances à lui-même, — également pour l’amour de sa participation à ces intentions. Mais — qui comprend cela ? Est-ce qu’il y aurait de si inexprimables souffrances dans le monde, si notre conscience était égale à notre volonté d’être heureux, laquelle est la même chez tous ? Uniquement en ceci réside la misère des hommes : si nous reconnaissions tous également et analoguement l’idée du monde et de la vie, les misères humaines seraient impossibles. D’où vient donc la confusion des religions, des dogmes, des opinions qui se combattent éternellement ? De ce que tous veulent la même chose, sans le reconnaître. Donc, que le voyant se sauve à l’écart, et surtout qu’il ne combatte plus ! Qu’il souffre en silence de la folie, qui le regarde partout en ricanant, de la folie, qui s’insinue vers lui sous toutes les formes, de toutes façons, impérieuse là, où il est aveugle, convoitante là, où il dédaigne. Ici il n’y a qu’une ressource : — Se taire et être patient ! —

Cela vous apparaîtra sans doute comme une espèce de « conte de fée », aussi, mais tout autre : peut-être qu’il contient la clef du vôtre.[81] Le moineau gris loue son créateur et, aussi bien il le comprend, aussi bien il chante ! —

Vous voyez que je suis bien heureux de pouvoir travailler. C’est vraiment un bonheur, en regard duquel une maladie déterminée, sérieuse, ne constitue pas un tellement grand malheur, parce qu’elle aussi libère l’esprit et met en action les forces morales. L’état le plus fâcheux est bien celui où, ne souffrant pas à vrai dire de maladie, nous nous sentons dépendants, inquiets, où nous éprouvons une profonde gêne dans nos rapports avec le monde extérieur, où veulent prédominer les exigences et les désirs, où le besoin instinctif de l’activité ne trouve aucun ferme point d’appui, où tout est interdit, arrêté, où rien n’est autorisé, où rien ne s’harmonise, où donc naissent le vide, le désespoir, le désir, la nostalgie — la volonté. Il n’est accordé à aucun mortel de vivre toujours suivant son véritable être supérieur ; toute son existence repose en réalité sur une lutte continuelle avec les conditions inférieures de la possibilité de cette existence même, oui, sa nature supérieure ne peut se faire jour que par la victoire finale dans cette lutte, elle n’est autre que cette victoire même ; donc la force qui conduit à cette victoire n’est, au fond, rien qu’une négation perpétuelle, à savoir une négation de la puissance de ces conditions inférieures. Et ceci apparaît déjà très ostensiblement dans la seule conformation physique de notre corps, où, éternellement, toutes les parties, même les éléments primordiaux, du tout aspirent à la dissolution, à la séparation, ce qui réussit, finalement, dans la mort physique, aux différentes parties du corps, quand la vie, usée par la continuité de la lutte, a enfin perdu sa force. Nous avons donc toujours à lutter pour être seulement ce que nous sommes ; et, plus inférieurs sont les éléments de notre existence à qui nous avons à imposer la soumission, moins dignes nous nous présentons probablement de notre être le plus élevé, au moment même où nous sommes en lutte avec ces éléments seuls. Ainsi j’ai à lutter quotidiennement, et presque toujours contre les conditions fondamentales purement physiques de mon existence. Je ne suis point maladif, mais extraordinairement sensitif, de sorte que j’éprouve douloureusement tout ce qui n’entrerait même pas dans le domaine de ma conscience, si j’avais moins de sensibilité. Evidemment je dois bien me dire, que cette cause de mon état de malaise disparaîtrait, pour la plus grande part, si ma sensibilité, à ce point excessive, était distraite et agréablement absorbée dans l’entourage où je vis par un élément, qui me revient en toute justice peut-être, et qui me fait défaut absolument. Il me manque un milieu aimant et sympathique, pour attirer ma sensibilité, la captiver, comme une sentimentalité à conquérir doucement. Amie ! — ceci soit dit avec le plus grand calme, en souriant — quelle misérable existence je mène ! Certes, il ne me faut pas lire la biographie de Humboldt, si je veux me réconcilier avec ma destinée !

Vous le savez bien ! Je ne le dis pas non plus pour exciter la compassion, mais — je vous le répète, précisément parce que vous le savez ! —

Je ne puis plus arriver à la vraie joie, qu’en atteignant le dernier sommet de mon ascension. Mais, justement, il est difficile d’y atteindre, d’autant plus difficile, que le but est plus élevé. Figurez-vous exactement la courte durée de mon bien-être en comparaison de la longue durée de mes peines ! Mais tout cela, vous vous l’êtes déjà figuré et le savez. Pourquoi le dis-je ? Rien que parce que vous le savez ! J’ai besoin de beaucoup de bons souhaits — et je vous dis cela, parce que je sais que vos souhaits toujours m’accompagnent. —

Je veux continuer maintenant à me plaindre. — Mon logis est vaste, beau, mais terriblement froid. Je sais à présent que c’est seulement en Italie que j’ai connu le froid, non pas dans la villa Wesendonk, moins encore dans « l’Asile ». Jamais de la vie je n’ai eu autant de rapports personnels avec le poêle, qu’ici dans la belle Venise. Le plus souvent le temps est clair, le ciel sans nuages ; j’en suis heureux !

Mais il fait froid ici, quoique la température soit peut-être plus basse chez vous et en Allemagne. La gondole ne me sert plus que comme moyen de transport ordinaire, et non plus pour l’agrément, car on y gèle, à cause du vent du nord, cause principale de ce temps clair. Le plus pénible pour moi, c’est de ne pas pouvoir faire mes promenades par monts et par vaux : il ne me reste plus que la flânerie parmi le beau monde à la Piazzetta, le long du quai, dans la direction du Jardin public, trajet d’une demi-heure, à travers une foule toujours terriblement compacte. Venise est une merveille ; mais seulement une merveille. —

Souvent la nostalgie ramène ma pensée vers ma chère Sihlthal, vers les hauteurs de Kirchberg, où je vous voyais parader en voiture. Dès qu’il fera un peu plus chaud, et que je pourrai ménager une courte pause dans mon travail (car il constitue mon unique ressource !), je me propose d’aller en excursion à Vérone et ses environs. Là, c’est déjà la proximité des Alpes. J’éprouve une impression extraordinairement mélancolique en apercevant, par les temps clairs, du Jardin Public, la chaîne des Alpes tyroliennes au loin. Alors m’envahit souvent un désir ardent de ma jeunesse, qui m’attire vers les cimes, sur lesquelles les contes de fées édifient le resplendissant bourg royal, où habite la belle princesse. C’est le roc, sur lequel Siegfried découvre Brünnhilde endormie. Le grand espace plane, qui m’entoure ici, ne m’évoque que la seule résignation.

Mes rapports avec le monde moral ne sont pas brillants. Tout est tannant, dur et pauvre, comme il doit l’être. Comment se présente ma situation personnelle, Dieu le sait ! De Dresde[82] on m’impose l’étrange exigence d’aller là-bas, avec un sauf-conduit, afin de me présenter devant le tribunal pour que l’on instruise mon procès. Je puis être sûr de la grâce royale, même en cas de condamnation. Ceci serait fort beau pour quiconque trouverait son bonheur dans cette soumission aux révoltantes chicanes des audiences etc. etc ; mais moi, qu’y gagnerais-je, bonté divine ! À côté du problématique réconfort de quelques éventuelles représentations de mes œuvres, les exaspérations, les tracas, le surmenage, très certains, et d’autant plus inévitables que, par suite de mon existence retirée pendant dix ans, je suis devenu très sensible au moindre contact avec cette odieuse singerie de l’art, dont cependant j’aurais à me servir comme moyen unique. Je n’ai donc donné aucune suite à cette sommation de Dresde. Assurément je demeure ainsi tout à fait en suspens avec mes travaux. Il me serait impossible de rien laisser représenter de mes œuvres nouvelles, sans intervenir personnellement. Le prince qui m’est le plus énergiquement dévoué semble être le grand-duc de Bade. Il m’a fait dire que je puis être certain d’une représentation de Tristan à Carlsruhe sous ma direction. On voudrait que ce fût pour le 6 Septembre, jour anniversaire du grand-duc.

Je n’aurais rien à objecter. Et la sympathie constante de l’aimable jeune prince me prédispose cordialement en sa faveur. Voyons donc s’il persistera dans ces dispositions, et si — je serai prêt. J’ai encore un grand et sérieux travail devant moi. Mais j’espère pouvoir arriver au bout sans trouble. Cependant je ne pourrai, en tout cas, terminer avant Juin — après quoi, si toutes choses demeurent en état, je pense quitter Venise, et aller retrouver mes montagnes de la Suisse. Je viendrai alors demander, chère amie, si vous me connaissez encore, et si je suis le bienvenu chez vous en venant vous saluer.

Le jour de l’an, Karl Ritter est revenu et maintenant il a repris ses visites de tous les soirs, à huit heures. Il dit qu’il a trouvé ma femme ayant un peu meilleure mine. D’après les apparences, elle se porte au total assez bien et je veille pour que rien ne manque à son confort. Les terribles palpitations de cœur semblent s’être apaisées, mais elle souffre encore toujours d’insomnies et, depuis que le calme relatif lui est venu, elle se plaint d’oppressions croissantes à la poitrine, avec des accès prolongés de toux, ce qui ne me donne malheureusement pas grand espoir en sa guérison. Le médecin, un ami éprouvé,[83] désire ajourner son jugement final sur le développement de la maladie jusqu’après le résultat d’une cure prolongée à la campagne, l’été prochain. Après des secousses aussi violentes et surtout à la suite des continuelles insomnies, avec, comme conséquence, le manque de nutrition, il faut attendre maintenant ce que la nature a décidé pour cette pauvre créature angoissée, qui se trouve si étrangère maintenant dans le monde. Vous ne doutez pas un seul instant, mon amie, que mon attitude vis-à-vis de la pauvre ne soit tout ménagements, considération et bonté ? —

De la sorte les soucis s’accumulent pour moi — où que je porte mes regards : le monde me rend la vie difficile, chère enfant ! Il est donc bien explicable que je vous occasionne des soucis également ! Vous ne vous souciez pourtant qu’à propos de mes propres soucis. Ah ! vous m’aidez toujours avec tant de bonté ; et où vous ne me secourez point, je cherche mon salut en vous.

Savez-vous comment ? Je soupire profondément, jusqu’à l’instant où un sourire me vienne : puis, un noble livre ou — à mon travail. Alors tout cède, car vous êtes auprès de moi, et je suis auprès de vous. — Et, si vous voulez bien m’envoyer de temps en temps un livre que vous avez lu, je l’accepte de grand cœur. Il est vrai que je lis fort peu ; mais alors je lis avec fruit, et vous en donnerai la preuve ensuite. Je vous recommande également une lecture : lisez donc « La Vie et les œuvres de Schiller » par Palleske. Un seul volume a paru jusqu’ici. Pareille lecture, l’histoire intime du développement et de la vie d’un grand poëte, c’est ce qui doit éveiller le plus la sympathie au monde. Cela m’a été d’un grand attrait. Il faut parfois oublier Palleske, et s’en tenir exclusivement aux informations directes des amis ou amies de Schiller. C’est extraordinairement captivant ; oui, en certains endroits, vous serez tout à fait… étonnée. Schiller, dans sa jeunesse, quand il était attaché au théâtre de Mannheim, se trouva sur un écueil, d’où il fut sauvé par un être magnifique, lequel, pour son bonheur, lui apparut très tôt dans sa vie. Il vous faudra m’écrire longuement à ce sujet ! Et, — le puis-je maintenant — je vous écrirai aussi, de nouveau, plus souvent. Vous apprendrez alors tout ce que vous désirez savoir de moi — l’étrange exilé que je suis. Absolument tout ; je ne vous cacherai rien ! Vous pouvez dès à présent le constater.

Certes j’écrirai encore une fois à Myrrha : quels grands yeux elle va faire ! Préparez-la seulement à mon écriture. Et si Wesendonk veut savoir quelque chose de moi, je lui écrirai aussi : je le lui ai déjà dit. Aujourd’hui saluez-le bien de ma part !

Je me sépare de vous les palmes de la paix à la main ! Là, où repose ma couronne d’épines, embaument immortellement mes roses. Les lauriers ne me tentent pas — c’est pourquoi, si je veux m’orner aux yeux du monde, je choisis les palmes !

La paix ! La paix soit avec nous ! —

Mille, mille salutations !

Votre R. W.


60.

Venise, 22 Février 59.[84]

Conformément à la loi de Bouddha, la Suprême-Perfection, celui qui est chargé de fautes doit faire sa confession à haute voix devant toute la communauté, et par cela seul il est libéré. Vous savez de quelle façon je suis devenu involontairement bouddhiste. Aussi j’ai toujours, sans m’en rendre compte, des affinités avec la maxime bouddhiste de la mendicité. Et c’est une maxime très fière. Le religieux s’en va par les villes et les rues des hommes, se montre nu et ne possédant rien, et procure ainsi, par son apparition, aux croyants l’occasion précieuse d’accomplir la plus noble, la plus méritoire des œuvres, en lui donnant, en lui faisant l’aumône : son acceptation constitue la grâce la plus visible qu’il nous montre, oui, dans cette grâce se trouve la bénédiction, l’élévation, qu’il procure à ceux qui ont fait l’aumône. Il n’avait nul besoin des dons, car de son propre vouloir il a renoncé à tout, rien que pour restaurer les âmes en acceptant des aumônes.

Je veux devenir le co-initié de ma destinée jusque dans le moindre détail ; non point pour la conduire contre le courant du monde, mais pour me mettre face à face avec lui, sans illusion. Pour mon avenir je n’ai pas de besoins : vous savez qu’il me faut renoncer au plus noble besoin de ma vie ; comment pourrais-je alors vouloir m’illusionner sur une disposition quelconque de ma destinée ? Rien que pour d’autres j’ai des désirs : si ces désirs sont impossibles à réaliser, il me faut alors y renoncer également. Car, après tout, le bonheur de chacun doit prendre sa source en soi-même : les remèdes sont des illusions.

Cela ne sonne-t-il pas avec bien de la gravité et bien mélancoliquement ? — Et cependant je vous le donne à titre de consolation. Je sais que vous aviez besoin de cette consolation, parce qu’il vous faut être tranquillisée à mon sujet. Et maintenant, nous voulons nous mesurer dans cette douce pratique : la consolation pour la consolation ! —

Je renonce à l’Allemagne, d’un cœur calme et froid ; je sais aussi qu’il le faut bien. Pour mon avenir je n’ai encore rien décidé, sauf l’achèvement de Tristan !

L’archiduc Max, sur ma demande, a tout de suite fait abroger les mesures d’exil prises contre moi.[85] Je veux tâcher de terminer l’esquisse du 3e acte. J’en ferai alors, plus tard, l’instrumentation en Suisse, probablement non loin de chez vous, à Lucerne, où je me suis assez bien plu l’hiver dernier. Je passerai l’hiver prochain à Paris, vraisemblablement — les apparences sont telles, du moins, sinon mes désirs ; je dois, bien au contraire, faire un effort considérable sur moi-même. —

Je remercie Wesendonk pour sa proposition. Ne faites pas trop attention, vous et lui, à ma correspondance avec Moscou. Il est dans ma destinée de devoir prendre ces arrangements, puis l’assistance insuffisante me fait moins souffrir que la voie pour y arriver, laquelle cependant personne ne peut m’épargner. Il est vrai que, un jour, la postérité sera étonnée de voir, que moi précisément, j’ai été forcé de traiter mes œuvres comme une marchandise : dès que le monde joue le rôle de postérité, il revient toujours quelque peu à l’intelligence, et il oublie, alors, par une puérile illusion, qu’il est toujours le monde contemporain, en laquelle qualité il reste toujours insensible et stupide. Mais c’est bien ainsi : impossible d’y rien changer. D’ailleurs vous me dites la même chose en parlant des hommes. Et à moi-même il y a peu à changer aussi : je garde mes petites faiblesses, aime à m’installer confortablement, ai du goût pour les tapis et un beau mobilier, m’habille volontiers de soie et de velours chez moi et pour le travail, et — dois pour cela aussi tenir mes correspondances ! —

Mais qu’importe, pourvu que Tristan soit mené à bonne fin : et il le sera, comme aucune œuvre encore ! Est-ce que le petit kobold est sage et l’amie consolée ?

N’oubliez pas Vienne ! Peut-être que la ville vous procurera quelque peu d’agrément ; je voudrais y aller moi-même une fois : maintenant vous devez le faire pour moi. J’apprends toujours des nouvelles réconfortantes au sujet de la représentation de Lohengrin là-bas, et je suis porté à croire, que de toutes les représentations de mes opéras celle-là sera la meilleure. J’attends de Vienne une information certaine, m’indiquant la durée de la « saison » et si vous pourrez encore voir Lohengrin. Dès que je l’aurai, je vous écrirai.

Et maintenant mes meilleurs salutations ; aussi ma vive gratitude à Wesendonk. — Le petit kobold a été fort sage, et l’amie, je la salue du plus profond de mon cœur ! Adieu !

R. W.



61.

Venise, 2 Mars 59.[86]

Grand merci à la charmante dame des contes de fée ! Elle raconte si bien, et ne porte cependant pas les rides de l’expérience comme en portait Grimm ! Mon humeur est bonne, à cause du 2e acte parfaitement réussi. L’autre soir Ritter et Winterberger[87] m’ont induit à en jouer peu à peu les passages principaux. J’ai bien vu que j’avais fait une belle chose ! Toutes mes œuvres antérieures, les pauvres, sont jetées de côté par ce seul acte ! Ainsi je sévis contre moi-même, et occis tous mes enfants, à l’exception d’un seul.

Bonté divine ! Tu sais ce que je veux ! C’est limpide, clair, transparent comme la pureté de ton cristal le plus beau ! De mon véritable for intérieur ne monte plus le moindre nuage, qui pourrait voiler pour n’importe quel être la vue de ma clarté ! Ce sont les hommes qui les évoquent d’eux-mêmes et les épandent sur moi, ces nuages ; pendant combien de temps devrai-je encore les chasser, pour vous montrer que, après tout, je suis un homme bon et pur ? Et ce n’est point pour moi que je les chasse, ces nuages, car je resterais aussi bien ce que je suis ; mais les hommes se cachent à ma vue derrière eux et je ne puis les réjouir ! —

Mon amie, que j’ai de difficultés, de difficultés à n’en pas finir ! Mais mon bon ange cependant me fait signe aussi ; toujours il me console et me procure le repos, quand j’en ai le plus besoin. En conséquence je veux le remercier et me dire : « cela devait être ainsi — pour pouvoir être ainsi ! » Celui-là seul connaît la palme, qui portait la couronne d’épines : et elle repose si douce, si légère dans la main, elle se recourbe autour de la tête comme l’aile d’ange la plus subtile, pour nous envoyer fraîcheur et réconfort ! —

Nos lettres se sont croisées : la vôtre arriva lorsque je venais d’avoir remis la mienne à la poste, précisément !

Depuis assez longtemps je suis tout à fait seul. Karl Ritter m’a quitté pour aller congratuler, à l’occasion de son anniversaire, sa mère malade. Lorsqu’il me quitta, je relevais justement d’une maladie, qui avait interrompu mon travail à peine commencé : je lui promis de terminer un autre fragment important de Tristan pour la date de son retour. Mais, de nouveau, je dus me résigner à garder la chambre, et, cette fois, à la suite d’une blessure externe à la jambe, j’étais condamné à ne point bouger de ma chaise, d’où l’on devait me porter dans mon lit. Cela a duré jusque maintenant à peu près ; depuis quelques jours seulement je sors de nouveau en gondole. Je vous écris tout cela, afin de joindre à ce récit douloureux la remarque suivante : c’est que, pas un instant, la patience ne m’a manqué, mon esprit est resté libre et gai, malgré qu’il me fallût de nouveau abandonner le travail. Pendant tout ce temps je ne vis personne, excepté mon médecin, Louisa, ma « donna di servente », qui me soignait et me pansait fort bien, et Pietro, qui devait beaucoup s’occuper du chauffage, allait chercher mes repas et, matin comme le soir, me portait de mon lit à ma chaise et de ma chaise à mon lit, avec l’assistance d’un gondolier. J’appelais cela le « traghetto », et pour cette opération je faisais usage du cri « poppe ! » bien connu à Venise. Louisa et Pietro étaient toujours étonnés et heureux de me trouver de bonne humeur ; ce qui les amusait surtout, c’est quand je leur faisais comprendre pourquoi je conversais si difficilement avec eux, à savoir, qu’ils parlaient le dialecte vénitien, tandis que moi je ne parlais et ne comprenais que le pur toscan.

Un de ces jours derniers je reçus la visite d’un brave homme, très intelligent et très cultivé, un certain prince Dolgoroucki.[88] Ma foi, le voir entrer me fit certes plaisir, mais son départ me réjouit davantage encore : tellement je suis satisfait quand personne ne vient m’entretenir ou me distraire. Je n’ai pas lu beaucoup non plus ; en pareilles circonstances, je lis toujours peu. Cependant je commandai la Correspondance de W. de Humboldt ; elle ne m’a que médiocrement plu, oui, il m’en coûta même d’en lire de longs passages. J’en connaissais déjà les meilleurs fragments par des morceaux choisis : certaines quatre lignes m’étaient plus chères que tout le reste, tiré en longueur et manquant de clarté. Ces quatre lignes, vous les devinez ?

Je m’intéresse plus à Schiller : j’ai maintenant un plaisir extrême à m’occuper de lui. Gœthe avait de la peine à se maintenir à côté de cette nature éminemment sympathique. Comme tout ici respire le désir de la vérité ! On croirait que cet être n’a jamais existé, qu’il n’a porté son regard au dehors, que vers la lumière et la chaleur de l’esprit. Sa santé souffrante ne le gênait apparemment pas en cela : à l’époque de la maturité il semble avoir été exempt aussi de toute souffrance morale. Tout paraît avoir été supportable autour de lui. Et puis il y avait encore tellement de choses à apprendre pour lui, tant de choses qui, à l’époque, où Kant avait laissé bien des sujets importants dans l’incertitude, étaient difficiles à acquérir, notamment pour le poëte, qui veut la clarté également dans l’abstraction. À tous les hommes de ce temps il ne manque qu’une seule chose : la musique. Mais ils en ressentaient justement le besoin, ils en prévoyaient la naissance. Cela se révèle souvent avec évidence, notamment là où, très heureusement, on substitue le contraste de la poésie épique et lyrique à celui de la poésie plastique et musicale. Mais la musique a fait acquérir une toute-puissance en comparaison de laquelle les poètes de cette période de développement, si remarquablement éprise de recherche et de zèle, ne sont que des dessinateurs d’esquisses, malgré tous leurs travaux. C’est justement à cause de cela qu’ils me sont si chers : ils constituent mon vrai héritage. Mais ils étaient heureux — plus heureux sans la musique. L’idée abstraite n’apporte pas la souffrance ; tandis que dans la musique toute abstraction devient sentiment. Cela vous consume, cela vous brûle, jusqu’à ce que la flamme claire jaillisse, jusqu’à ce que la nouvelle lumière merveilleuse puisse apparaître !

Puis j’ai fait aussi beaucoup de philosophie et j’ai abouti à des résultats importants, qui complètent et corrigent mon ami Schopenhauer.[89] Mais je préfère ruminer cela dans mon cerveau plutôt que de l’écrire. En outre, des projets poétiques se présentent en foule. — Parzival m’a énormément occupé : notamment m’apparaît, toujours plus vivement et sympathiquement, une créature étrange, une femme merveilleuse, un des démons de l’univers (la messagère du Graal). Si jamais j’exécute ce poème, j’aurai fait quelque chose de très original. Seulement je ne me figure pas combien de temps je devrai vivre, s’il me faut encore réaliser tous ces projets. Si j’étais réellement attaché à la vie, je pourrais me croire destiné à une très longue existence en raison de leur nombre. Mais cela ne s’accomplira pas nécessairement. Humboldt raconte que Kant avait encore une masse d’idées à développer, quand la mort, à un âge fort avancé, vint naturellement l’en empêcher.

Déjà contre l’achèvement de Tristan je remarque cette fois-ci une résistance absolument fataliste du Destin ; cela ne m’excitera pas cependant à poursuivre mon travail avec plus de hâte. Au contraire, j’œuvre, comme si de toute ma vie je ne voulais plus m’occuper d’autre chose. Mais Tristan en devient d’autant plus beau que tout ce que j’ai fait jusqu’ici ; la plus petite phrase a pour moi l’importance de tout un acte, tellement j’y apporte mes soins. Et, puisque je parle de Tristan, il me faut vous dire que je suis heureux d’avoir reçu à temps un premier exemplaire du poëme tout nouvellement imprimé, pour vous l’envoyer à titre de présent.

Comme je me trouvais toujours très mal à l’aise, sans être à proprement parler malade, je sentis le besoin de faire une excursion dans le pays. Je voulais aller à Vicence ; le train partant filait cependant vers une autre direction, et comme cela je descendis à Trévise. Après une nuit pitoyable, je me disposais, vu le beau soleil, à une bonne promenade à pied, d’environ trois lieues allemandes. Je passai la porte de la ville et allai droit aux Alpes, qui, fières et belles, allongeaient leur chaîne devant moi. Je réfléchis beaucoup. Je rentrai, le soir, dans la cité des lagunes, fatigué, et me remémorai la principale impression de cette excursion. J’étais assez mélancolique, de garder uniquement le souvenir de la poussière et des chevaux misérables, que j’avais rencontrés de nouveau. Tristement je regardais mon Grand Canal muet. « De la poussière et de pauvres, misérables chevaux martyrisés, eh bien ! ici tu ne les vois pas ; mais il s’en trouve partout dans le monde ! » — J’éteignis ma lampe, invoquai la bénédiction de mon bon ange — et alors s’éteignit aussi pour moi la lumière, — la poussière et la tristesse s’évanouirent !

Le lendemain je me remis au travail. Et puis il me fallut écrire des lettres. Mais j’ai raconté cela déjà. Demain je veux de nouveau travailler. Cependant cette lettre-ci devait d’abord être écrite. Par elle je glisse dans la nuit, où s’éteint la lumière, où s’évanouissent poussière et tristesse. —

Merci, mon enfant, pour m’avoir ainsi accompagné. Est-ce qu’il se trouverait quelqu’un pour ne point m’en féliciter ?

Et mille salutations ! Mille bonnes et belles salutations !

R. W.

62.

Venise, 10 Mars 59.
Ma chère Myrrha,[90]

C’était une bien belle lettre, réellement écrite à la main, celle que tu m’as envoyée ! Quiconque se refuse à le croire, vienne donc voir ! Mon enfant, je ne puis pas écrire aussi bien, étant déjà trop âgé ! Si donc il y a dans ma réponse quelque chose que tu ne comprennes pas, demande l’explication à maman ; elle t’a appris à si bien écrire, elle pourra donc aussi t’aider pour la lecture. Je sais pourtant qu’il y a beaucoup de choses que tu pourrais lire sans l’intervention de maman ; je n’en doute pas un instant. Mais lire une lettre de moi sera d’autant plus difficile, que je n’ai jamais enseigné l’écriture à une Myrrha. Ainsi je me suis habitué à écrire à ma manière, laquelle te paraîtra quelque peu difficile à déchiffrer. Mais maman t’aidera.

Maintenant je te remercie beaucoup, ma chère Myrrha et c’était bien de ta part, de ne pas avoir douté que j’aie pleuré avec toi à cause de la mort du cher Guido. Quand tu iras lui porter de nouvelles fleurs salue-le pour moi aussi ! J’ai été heureux d’apprendre que Karl grandit tellement. Qu’il n’ait pas la même figure que le cher Guido ne doit point t’empêcher de le tenir entièrement pour celui-ci. Crois-moi, c’est tout à fait Guido ; seulement — il a un autre visage. Puisqu’il a donc un autre visage, il regardera un jour les choses dans le monde autrement que Guido les eût regardées. C’est là l’unique différence et, au fond, cela n’importe pas tellement que l’on croit d’ordinaire, quoique cela donne lieu, parfois, à un peu de confusion. Elle provient le plus souvent de ce que les hommes se voient tous avec d’autres visages, ils croient alors que tous sont quelque chose d’autre, et chacun à part soi se prend pour le seul vrai. D’ailleurs cela passe, et quand il s’agit de la chose principale, de rire ou de pleurer, alors on rit ou on pleure avec sa figure, tout aussi bien que l’autre, et, quand nous serons morts, un jour, ce qui peut pourtant arriver finalement, nous serons tous fort heureux d’avoir, chacun de nous, un visage comme papa m’a écrit que le cher Guido en avait un. Donc tiens Karl fermement et fidèlement toujours pour Guido ; celui-ci voulut seulement donner à sa petite figure le beau repos que la plupart des hommes ne peuvent obtenir qu’après avoir beaucoup ri et pleuré, après avoir fait d’autres grimaces encore. Mais, un jour, chacun doit obtenir le repos, s’il est vraiment bon et aimable. Karl veut d’abord pleurer et rire beaucoup ; il veut le faire en lieu et place de Guido, et pour cela sa figure est différente encore. Je voudrais de tout mon cœur qu’il puisse rire beaucoup, car les larmes arrivent d’elles-mêmes, et bien rire peut aider à surmonter pas mal de choses, crois-moi !

Maintenant, réfléchis là-dessus, ma chère Myrrha, et, comme tu m’invites si aimablement à venir te rendre visite, j’arriverai sous peu pour causer avec toi de tout cela. Dis bien bonjour à papa et à maman. À maman, qui est toujours si bonne de m’écrire ce qui se passe chez vous, donne la lettre ci-jointe et prie-la d’être calme et gaie, en retour de quoi tu pourras lui promettre de t’appliquer à la lecture, afin d’arriver bientôt à déchiffrer mes vilaines lettres sans assistance. Alors nous aurons ensemble une vraie correspondance !

Et maintenant adieu, chère Myrrha ! Merci encore une fois et dis encore bonjour à Karl de la part de ton ami et oncle

Richard Wagner



62 a.

Venise, 10 Mars 59.[91]
À Maman,

Enfin j’ai terminé, hier, mon 2e acte, ce grand problème musical dont la solution semblait si douteuse pour tous ; et je sais que je l’ai résolu, comme aucun problème n’a jamais encore été résolu. C’est l’apogée de mon art jusqu’ici. J’ai encore à travailler pendant une semaine au manuscrit, puis il me faut abattre une terrible correspondance. Après quoi, je me propose de visiter Vérone et Milan pour quelques jours, et de passer ensuite mon bon vieux Gothard par Côme et Lugano. Mais d’abord envoyez-moi de vos nouvelles.

Je vous remercie pour l’expédition minutieuse de mes « affaires ». Dieu sait ce qui adviendra de toutes ces bêtises : quand j’ai conscience de ce que je veux, j’ai passablement de flegme en face de ce que le monde me veut. Attendons ! Pour le reste j’ai des vertiges, à la pensée de devoir encore faire des efforts pour exister ! En ce qui concerne mon art, j’ai de moins en moins besoin du monde ; aussi longtemps que me le permettra ma santé, je continuerai à travailler, même si je ne voyais jamais rien de mon œuvre sur une scène.

Hier Winterberger, qui va à Rome, me dit adieu ; il pleura abondamment, il sanglota. Karl aussi était inexprimablement affecté en me quittant au mois de Novembre. Ils m’aiment beaucoup, eux tous, et — je le crois finalement — je dois avoir en moi quelque chose qui leur inspire le respect. Je laisse Karl encore ici. Il n’est rien moins que dans une bonne situation. Il appréhende fort mon départ.

J’ai déjà saisi votre « conte de fée », bien que, souvent, je manque de compréhension (vous avez dû vous en apercevoir plus d’une fois). Les fils, avec lesquels vous tissez vos contes, vous êtes allée les chercher si profondément, si judicieusement dans la nature, qu’on ne doit avoir eu les coudes appuyés qu’une seule fois, très attentivement, sur votre terrasse, pour savoir de quoi vous formez ce monde chimérique, où toute la vie se retrouve de si belle façon. Adieu ! Mes meilleures salutations à Wesendonk et merci pour sa pratique prévoyance !

— Adieu ! —
Votre
R. W.


63.

Milan, 25 Mars 59.

Donc, en votre nom, mon amie, j’ai dit adieu à ma rêveuse Venise. Comme un monde nouveau m’entourent les bruits de la rue, la poussière et la sécheresse, et déjà Venise me semble appartenir à un royaume chimérique.

Vous entendrez un jour un rêve que, là-bas, j’ai retenu en musique ! Peu de nuits avant mon départ, cependant, j’eus encore un rêve merveilleusement beau, si beau, qu’il me faut vous le communiquer, quoiqu’il soit vraiment trop merveilleux pour être raconté. Tout ce qui supporte la description est à peu près ceci : une scène que je voyais se passer dans votre jardin (il présentait un aspect légèrement différent). Deux pigeons venaient d’au-delà des montagnes ; je les avais envoyés pour vous annoncer mon arrivée. Deux pigeons. Pourquoi deux ? Je l’ignore. Ils volaient, comme un couple, tout proche l’un de l’autre. Sitôt que vous les vîtes, vous vous élevâtes dans les airs, à leur rencontre, en agitant une grande couronne de lauriers au feuillage touffu ; avec celle-ci vous vous emparâtes des pigeons et les attirâtes vers vous, en balançant, d’un air provocateur, couronne et prisonniers. Tout à coup, comme le soleil apparaissant après l’orage, une lumière éclatante tomba sur vous ; elle me réveilla. — Vous pouvez en dire ce que vous voudrez : tel fut mon rêve, mais encore bien plus beau que je ne puis l’exprimer. Ma pauvre tête n’aurait pas pu inventer cela intentionnellement.

Pour le reste, je suis fatigué et, — probablement à cause du printemps subit, — très agité, avec de violentes palpitations de cœur et de forts afflux de sang. Comme je prenais votre violette, pour exprimer un souhait, la pauvre fleur tremblait entre mes doigts brûlants. Vite, j’exprimai le souhait : « sang tranquille, cœur en paix ! » Et maintenant je me fie à la violette ; elle a entendu mon souhait. — Aujourd’hui, je suis allé à la Brera et j’ai salué St  Antoine à votre intention. C’est une statue magnifique. Non loin de là, je vis le St  Etienne de Crespi : le beau martyr entre les deux hommes qui le lapident — réalisme et idéalisme si immédiatement proches l’un de l’autre, quelle allégorie profonde ! Je ne comprends pas comment ces sujets, si merveilleusement traités, n’ont pas toujours été considérés par tous comme le plus sublime apogée de l’art, tandis que de très-nombreuses personnes, même Gœthe, les considèrent comme contraires à l’essence de la peinture. C’est sans doute la plus grande gloire de l’art nouveau, d’avoir pu donner avec une vérité si positive, si saisissante et en même temps si belle, ce que la philosophie ne peut concevoir que négativement, sous forme de renoncement au monde. Je trouve toutes les figures heureuses de vivre, toutes les Vénus, pauvres et pitoyables, en comparaison de cette divine extase des martyrs expirants, telle que Van Dyck, Crespi, Raphaël et d’autres la représentent. Je ne vois rien de plus élevé, rien qui satisfasse plus profondément et qui soit plus sublime.

J’ai parcouru le Dôme de marbre ; je suis monté dessus. C’est grandiose jusqu’à l’ennui !

Et maintenant, je ne recevrai plus de lettres à Venise ! Le temps m’est favorable, et la neige du Gothard me ravivera. Bientôt je ne serai plus loin de vous. Je me promets beaucoup de Lucerne, et compte me récréer par des excursions hebdomadaires au Righi, au Pilate, au Seelisberg, etc. Je vais m’installer magnifiquement, et il faudra venir me rendre visite avec toute la famille. L’ami « schwan »[92] est déjà en route.

Quand vous aurez, sous peu, en souvenir de notre « hausconzert »,[93] une nombreuse société chez vous, pensez alors, je vous prie, un peu à moi aussi.

Que St  Antoine, St  Etienne et tous les Saints vous bénissent ! Bien des compliments à Wesendonk et à ma petite correspondante ! Je ne puis vraiment pas dire « adieu », puisque je suis si proche de vous. Je trouve qu’il convient mieux de dire « salut » !

Demain les Alpes ! Adieu, mon amie !

Votre
R. W.


« Lucerne, poste restante. »


Lucerne
7 Avril 1859 — 27 Août 1859.





64.

Lucerne, 7 Avril 59.

Ici de l’ancien et du nouveau pour ma chère, sainte Mathilde !

Aujourd’hui — impossible d’écrire une lettre. Mais ce sera pour bientôt.

Le piano est ici ; en bon état, parfaitement d’accord, il a passé le Gothard.

Le temps est divin ! La solitude me fait beaucoup de bien. J’ai retrouvé de belles promenades, qui me plaisaient naguère. Les fauvettes chantent joyeusement, comme je ne les ai plus entendu chanter depuis longtemps ; elles m’impressionnent vivement, les voix éternellement confiantes de la Nature.

Adieu ! à bientôt d’autres nouvelles. J’espère travailler demain à Tristan !

R. W.



65.

Lucerne, 10 Avril 59.

Ainsi l’enfant enseigne le maître ! — Cette seule chose, qui ne pouvait être due qu’à l’expérience, m’était nouvelle par sa vérité surprenante, et ressortait enfin victorieusement à travers toutes souffrances : c’est parce qu’il n’y a point de séparation pour nous, que nous pouvions fêter ce revoir ! Aussi étais-je presque interdit de n’éprouver aucune surprise. C’était comme si nous nous étions vus il y a une heure !

C’est un sol merveilleux, où doit encore pousser quelque chose de magnifique. Oui, je le pressens : — nous pouvons apporter beaucoup de bonheur encore ! Ce noble et divin sentiment fera de plus en plus revivre l’amie, la fortifiera, lui donnera l’inébranlable sérénité, qui nous réserve une jeunesse éternelle. — Qu’elle jouisse du repos ; moi aussi je jouis du repos, comme quelqu’un guéri de la mort !

Le 3e acte est commencé. Je me rends clairement compte, que je n’inventerai plus rien de nouveau : cette période de suprême floraison a soulevé en moi une telle quantité de germes, que je n’ai plus qu’à puiser dans ma provision afin d’élever très aisément la fleur. Aussi me semble-t-il que cet acte, apparemment le plus douloureux, ne m’ébranlera pas autant qu’on pourrait le croire. Le 2e m’a ébranlé encore profondément. Le plus intense feu de vie y jaillit, avec une telle flamme, qu’elle me brûlait, me consumait presque. Quand le feu s’adoucit vers la fin de l’acte, quand la douce clarté d’une mort transfigurée se mit à luire à travers la flamme, le calme me revint. Je vous jouerai ce passage, quand vous viendrez. — J’ai bon espoir pour la fin !

Mais je suis impatient d’avoir votre visite ! Figurez-vous qu’un kobold m’apporta hier un service à thé : je ne puis l’inaugurer seul, avec la meilleure volonté du monde. Vous ignorez sans doute que j’ai rapporté de Venise une très belle et grande tasse, qu’un autre petit kobold m’envoya là-bas, et dont je me sers toujours ? Que ferai-je maintenant des autres nombreuses et belles petites tasses ? Oh ! Arrivez donc le plus tôt possible pour les étrenner. Je vous assure que vous vous plairez chez moi. Mais, sérieusement, est-ce que le cadeau n’était pas trop riche ? J’en eus presque l’impression. Que croyez-vous ? N’était ce pas trop ? Vous serez étonnée de tout ce que vous verrez chez moi, et qui provient de vous !

Écrivez-moi quand Wesendonk rentre ; alors j’arriverai de nouveau l’un de ces soirs — à moins que je ne sois devenu trop ennuyeux pour vous. Dites bonjour à Myrrha et à Karl, qui m’a tellement surpris. Je l’appelai Siegfried à sa naissance, et l’ai donc baptisé devant ma conscience à moi, comme parrain non invité. Et vrai, ce nom porte bonheur au gamin : voyez un peu quel beau petit homme il devient !

Vous ne vous en réjouissez pas ? —

Adieu ! tout est beau et bon ! Celui qui est noble s’évoque le monde de l’intérieur ; pour l’être banal et stupide, seul, le monde s’évoque de l’extérieur.

La vie nous appartient ! Mille salutations !

Votre
R. W.



66.

Mon enfant, ce Tristan devient quelque chose de terrible !

Ce dernier acte ! ! !

Je crains que cet opéra ne soit interdit — à moins que la mauvaise représentation ne le parodie : seules, des représentations médiocres peuvent me sauver ! De complètement bonnes rendront l’auditoire fou, — je ne puis penser autrement. C’est à cela que je devais aboutir une fois de plus ! ! Malheureux que je suis !

J’allais précisément bon train !

Adieu !
R. W.



67.

Enfant ! Enfant ! En ce moment les larmes coulent le long de mes joues, tandis que je compose sur ce texte :

Kurwenal

« Tu es maintenant sur tes propres champs. Le pays de tes joies, éclairé par le vieux soleil, C’est là que tu vas heureusement
Échapper à la mort, guérir de tes blessures ! »[94]

Cela sera des plus émouvants — d’autant plus que tout cela ne fait aucune impression sur Tristan, mais passe plutôt, comme un son creux.

C’est d’un tragique inouï ! Ça écrase tout !

68.

15 Avril.

Mon enfant. Il fait un temps exécrable. Le travail repose déjà depuis deux jours : le cerveau refuse obstinément son service. Que faire ? — Aujourd’hui j’ai pris le Tasse et lis rapidement. C’est un poème unique, et je ne connais vraiment rien qu’on puisse lui comparer. Comment Gœthe a-t-il pu écrire cela ? Qui est-ce qui a raison ici ? Qui a tort ? Chacun voit selon son être, et ne peut voir autrement. Ce qui présente l’apparence d’un moucheron à l’un, peut sembler un géant à l’autre. Finalement, ne gagne cependant notre cœur, que celui qui souffre le plus, et une voix nous dit aussi, qu’il possède le regard le plus pénétrant. Justement parce qu’il discerne dans chaque cas particulier tous les cas, le plus petit lui semble énorme, et sa douleur nous montre ce qu’il en est vraiment de chacun, lorsqu’on y réfléchit le plus profondément. Parce que cela a lieu avec une telle rapidité chez le poëte, lequel voit l’ensemble d’un seul regard, cela le rend incompréhensible aux autres.

Mais la maîtresse en douleur est évidemment la princesse. Pour celui qui regarde très-profondément il n’y a ici qu’un unique contraste, celui entre le Tasse et la Princesse. Le Tasse et Antonio forment un contraste moindre ; aussi leur conflit n’intéresse pas autant l’esprit profond, car ici l’on peut finir par s’entendre. Antonio ne comprendra jamais le Tasse, et celui-ci ne jugera le premier digne d’être compris, que quand il sombre dans la dépression de l’intelligence. Tout ce dont il s’agit entre ces deux hommes est sans conséquence, ne figure là que pour mettre en jeu la souffrance du Tasse, dès qu’il veut et désire violemment. Si nous portons nos regards au delà de l’œuvre, il ne nous restera que le Tasse et la Princesse : comment ces deux antithèses vont-elles se concilier ? Comme il s’agit ici de douleur, la femme a la prépondérance ; est-ce que le Tasse apprendra quelque chose d’elle ? Etant donné sa violence, je crains plutôt qu’il n’aboutisse à la folie. Le poëte a préfiguré cela merveilleusement.

Mais à cette occasion je me suis dit aussi qu’il était irréfléchi de publier Tristan déjà maintenant. Entre un poëme, destiné entièrement à la musique, et une œuvre théâtrale purement poétique, la différence de plan et d’exécution doit être si fondamentalement grande, que le premier, considéré de la même façon que l’autre, doit rester absolument incompris quant à sa véritable signification — du moins avant d’être complété par la musique. Rappelez-vous ce que je vous ai écrit au sujet de cette différence, dans la lettre sur Liszt,[95] à l’occasion de la scène de Roméo et Juliette de Berlioz. Justement ces nombreux petits traits, par lesquels le poëte doit rapprocher son sujet idéal de la vie ordinaire, sont précisément omis par le musicien, qui s’empare, à titre de dédommagement, des détails infinis de la musique, par le moyen desquels il présente son sujet, idéellement fort éloigné, d’une façon persuasive à l’expérience sentimentale des gens. Mais la différence est incommensurable quand il s’agit du poème pur, au point de vue de la forme, du moins. Sans les nombreux petits détails, presque mesquins, de la vie ordinaire, de la politique, de la société, oui, du ménage même et de ses besoins, que Gœthe emploie dans le Tasse, il ne pourrait absolument pas donner corps à son idée. Mais voici le point, où chacun comprend, où chacun peut rattacher une imagination, une expérience, et se trouve, peu à peu, si bien en pays de connaissance, qu’il est conduit insensiblement là où le veut le poëte. Il est évident, maintenant, que chacun va jusqu’où sa compréhension personnelle peut le mener ; mais toujours est-il que chacun a compris à sa façon. Ainsi adviendra-t-il, quand mon travail musical sera terminé : les phrases mélodiques apparaissent, s’entrelacent, captivent et charment ; l’un s’en tiendra à ce thème, l’autre à tel autre thème ; ils écouteront et comprendront vaguement et, s’ils peuvent, saisiront finalement le sujet, l’idée. Ce point d’appui fait cependant défaut sans la musique ; à moins que le lecteur soit tellement doué, qu’il perçoive déjà la tendance persuasive dans l’action extraordinairement simplifiée.

Figurez maintenant, comment je me sens quand le mauvais temps et les lourdeurs de tête m’éloignent de ma musique ! Si je savais que Wesendonk soit rentré, et que je ne l’importunerais pas, je viendrais demain chez vous, dans le cas où le temps continuerait à être aussi mauvais. Imaginez-vous que je n’ai pas encore ma caisse avec la musique et le papier à écrire : les convois militaires en Italie l’ont retardée. Si je ne puis, encore une fois, pas travailler demain, je préférerais déguerpir ; même le chemin de fer pourrait m’offrir une chance. Tenons-nous donc à ceci ! Si Wesendonk n’est pas encore rentré, télégraphiez-le moi tout de suite. Si je n’ai pas reçu de dépêche dans la matinée, et si le temps est toujours mauvais, je télégraphierai moi-même à Wesendonk, priant également d’envoyer le coupé à la gare à neuf heures du soir (si ce n’est pas trop vous demander). Nous verrons après cela comment, dimanche, nous oublierons ensemble le mauvais temps. — Trouvez-vous que ce soit bien ainsi ?

Mes meilleures salutations !

R. W.

Si vous pouviez m’envoyer encore utilement une dépêche, je voudrais plutôt venir avant-midi, (arrivée à Zurich à 2 h. 30) tellement je crains mon incapacité de travailler, à cause du mauvais temps ! Mais il faut alors que la dépêche me parvienne ici avant neuf heures du matin.

69.

Vendredi Saint [22 Avril 59]
Avant d’aller me coucher.

Je viens de terminer la lecture d’Egmont. Le dernier acte est pourtant fort beau. — Autrement la prose m’a choqué dans cette pièce : après le Tasse, cela vous a l’air d’une esquisse inachevée. Beaucoup de traits pleins de vie, et cependant l’ensemble manque de vraie vie. Ce n’est point encore une œuvre d’art parfaite, et je crois que, sous ce rapport, le Tasse est unique. Cependant j’ai été touché, cette fois également, surtout par le dernier acte. — Est-ce que l’enfant n’a pas quelque chose de beau à lire pour le maître ? Quelque chose de tendre, de poétique, de délassant. Combien volontiers je voudrais tomber sur un chef-d’œuvre poétique inconnu ! Est-ce que je connaîtrais tout déjà ? Avez-vous, par hasard, une traduction de la Jérusalem Délivrée du Tasse ?

Aujourd’hui encore, il a plu à torrents : je ne suis pas sorti. Mais le travail a marché passablement. Cependant il me faut du temps pour aboutir à quelque chose. Connaissez vous ceci ?

[exemple musical]

Non, sans doute ?

Je suis inexprimablement heureux de votre visite ! Tout est déjà en ordre, et ira comme de soi-même. Cette fois la musique me fera vraiment du bien, et je vous dois encore l’Érard. La verdure commence à paraître déjà. S’il fait très beau, n’est-ce pas ? Je promets également à Wesendonk de nombreuses cadences finales : toutes les huit mesures une petite satisfaction.

Bénédiction sur toute la maison !

Mille salutations ! Au revoir, à bientôt !

R. W.



70.

Mardi de Pâques
[26 Avril 59].

Voici enfin une matinée qui promet : nous verrons, si la journée sera bonne. Votre petite lettre, et le beau temps, constituent un heureux début. Merci ! Au total je me sens quelque peu lent d’esprit et maussade. Je suis déjà depuis trop longtemps à ce travail, et je sens trop que ma force créatrice ne se nourrit que des germes et des floraisons, que fit naître en moi un court espace de temps, comme un orage qui fertilise. À proprement parler je ne crée point ; plus longtemps cela durera cependant, plus heureux je dois toujours me sentir, afin que puisse complètement s’éveiller la provision intérieure, et ces états d’âme ne se laissent pas forcer par la réflexion, comme beaucoup d’autres sentiments, surtout en présence du monde. Je travaille bien un peu chaque jour, mais cela ne dure pas longtemps, comme c’est le cas pour les éclairs d’inspiration ; souvent je préférerais ne rien faire, si l’horreur d’une journée vide n’était pas là pour m’impressionner.

Étranges créatures que nous sommes ! Nous ne menons pas une existence naturelle ; pour retourner jusqu’à mi-chemin seulement de la nature, elle devrait être beaucoup plus artificielle encore, en quelque sorte comme mes œuvres d’art mêmes, qui ne se retrouvent pas non plus dans la nature et l’expérience, mais cependant reçoivent une vie nouvelle et supérieure justement par l’application la plus complète de l’art.

Figurez-vous que, depuis que je suis ici, je n’ai pas encore pu me décider à me remettre au 2e acte, de sorte que celui-ci est déjà derrière moi comme un rêve méconnaissable. Je n’en éprouve pas le besoin, et tout se tait autour de moi ; l’unique élément dans lequel je puis et je dois vivre me manque absolument. Pour que je puisse m’épanouir, il faudrait que mon art fût toujours près de moi, avec ses influences et ses réactions, jusqu’à l’ivresse, jusqu’à l’oubli complet de moi-même. Cependant c’est uniquement la vie que j’ai devant les yeux, la vie dans laquelle je joue un rôle si anti-naturel et triste. Les choses devraient être autres ; et si je veux sauvegarder ma volonté, une certaine obstination m’est pour ainsi dire nécessaire. D’une façon naturelle et de soi-même, rien ne se fait, pas même ma création artistique. Il me semble même que je ne trouve plus de plaisir à Tristan : il aurait dû être déjà terminé au moins depuis l’an dernier. Mais les dieux ne l’ont point voulu ! À présent je ne travaille qu’avec le sentiment de l’achever, uniquement parce que sans cela tout finirait soudain, immédiatement. Il y a de la violence aussi là-dedans.

Cela sonne tristement, n’est-ce pas ? Peut-être le mauvais temps en est-il pour beaucoup la cause. Peut-être aussi, en une certaine mesure, la particularité que nous avons trouvée développée sans mélange, et avec tant de force, dans le Tasse. Cependant ce m’est toujours une suprême consolation de pouvoir être sincère, et notamment de ne rien vouloir me cacher à moi-même. J’accepte donc cette triste vérité et, si j’ai encore la volonté, alors, de continuer mon œuvre, je vois qu’il le faut bien, et cela m’encourage, comme maintenant déjà le simple fait de vous l’avoir dit, car je sais qu’envers vous je suis plus sincère encore qu’envers moi-même. Mais — peut-être qu’à vous je ne devrais point faire pareille communication. Vous pourriez en ressentir de la peine ; et cela à quoi bon ? Ne serait-ce pas une belle et bonne chose pour moi de savoir que je n’ai point éveillé vos inquiétudes ? — Mais aussi par des illusions ? Alors tout serait de nouveau si vide et si nul : comment votre tranquillité pourrait-elle me faire alors du bien ? — Il n’y a pas à dire : on doit avoir la force de tout s’avouer, toute la misère de la vie et du monde, afin de pouvoir jouir complètement de la seule chose qui nous élève au-dessus de cette misère.

Voilà ma philosophie, même à l’égard de ceux qui cherchent à se rendre la vie supportable en ne voulant pas voir ses ombres, ou en se les cachant. La jouissance qui leur reste, c’est de se complaire dans leur illusion : quiconque pense autrement sait, au contraire, de quoi il peut se réjouir, notamment en triomphant de la souffrance, triomphe qui seul donne la force, rend fier, procure la jouissance.

Merci bien pour la lettre du frère ; je la renvoie à l’oncle Wesendonk avec mes meilleurs compliments. Je voudrais qu’il donnât bientôt le signal du départ pour Lucerne ! Alors nous disputerons fameusement au sujet de la guerre ; là-bas on peut le faire tout à l’aise, parce que cela ne vous touche pas directement et qu’on n’en peut rien faire dépendre de soi ; là où il en est autrement, où la décision et la tournure des choses dépend de notre plus intime vouloir, c’est cette volonté, l’action, la manière de faire qui doit parler. Et à ceci nous voulons nous tenir !

Vous n’auriez pas dû importuner Monsieur Von Heiligen (traduction allemande de de Sanctis) : Gries[96] c’est « Tasse » en allemand. N’est-ce pas que je suis impertinent ?

Maintenant, encore quelque chose ; mais, pour l’amour de Dieu, n’en dites rien à Wesendonk. J’emporte avec moi mes couvertures et mes édredons — douillet que je suis ! Cependant les housses de soie ont l’air tellement sales, que j’en ai honte devant la servante. Voyez un peu si vous trouverez quelque chose en magasin à Zurich ; elles étaient vertes, mais, à la rigueur, elles pourraient être rouges, le même ton que les feuilles en automne. Il m’en faut une quantité assez considérable. Si vous trouviez quelque chose, donnez secrètement l’ordre de m’envoyer la pièce d’étoffe ici ; j’en ferai prendre alors ce qu’il me faut et arrangerai ensuite l’affaire sans autre intervention de votre part.

Sauf cela, vous trouverez tout fort beau chez moi. La grande « marquise » est prête ; il ne manque que le soleil dont elle doit nous protéger. Aujourd’hui cependant il se montre. Tout en ira mieux, je pense. Ici l’on peut bien dire « le ciel dispose ! »

Et maintenant encore mes félicitations pour les « Autres » et les « Röckly » — et, pour finir, quelque chose de nouveau, de soyeux

[Exemple musical :
Lebhaft (animé)]

de votre R. W.



71.

[30 Avril 59]
Samedi, midi.

Le timide soleil ne veut point me donner le courage d’aller au Righi. De pâles brumes couvrent le ciel et je veux m’épargner encore la nuit de Walpürgis du 1er Mai.

La migraine télégraphique de Wesendonk me fait de la peine ; puisqu’il est si malade, il faut bien que le Righi, pour cette fois, soit rayé de mes projets.

Je n’oublie pas la promesse que Wesendonk m’a faite de venir la semaine prochaine ; je le prie, cependant, de m’avertir la veille.

Merci pour le Tasse. Il me dédommagera du Righi. Merci également pour les lettres américaines,[97] et je vous prie d’exprimer à Monsieur Luckemaier ma gratitude pour ses démarches. D’ailleurs, en les lisant, ces lettres, ma pensée, de nouveau, se reporta vers Londres. Je ne suis décidé à rien, et aurais même voulu que la contre-proposition de Monsieur Ullmann m’eût sauvé de toute hésitation. Je verrai ce monsieur et jusque-là ne veux donc point me casser la tête.

La guerre me procure un ennui. La caisse que vous savez n’est toujours pas encore arrivée de Venise. Ce qui m’étonne, c’est que de Ritter non plus je n’ai pas de nouvelles. En mes moments d’hypocondrie il me semble que je ferais bien d’aller plus tôt à Paris, pour ne point avoir la guerre entre moi et mon lieu de séjour futur. Au total, il est fort intéressant que je m’enfuie vers la capitale ennemie quand la guerre éclate entre l’Allemagne et la France. Figurez-vous que je crains de perdre tout patriotisme, et que je pourrais me réjouir si les Allemands recevaient encore une fois une pile. Le bonapartisme est une douleur aiguë et passagère pour le monde, tandis que la réaction germano-autrichienne est un mal chronique, au contraire, et durable ! Plus encore ! Dernièrement j’avais envie d’écrire pour un journal un « Aperçu non-politique » sur l’Italie, laquelle est jugée par nos politiciens avec une stupidité qui touche à l’insolence. Dès que le temps s’améliora cependant, ces sortes d’envies me quittèrent. Je voudrais être de nouveau plongé dans mon travail : mais je crains que le travail « jusqu’au cou » ne revienne plus jamais ; ce sont des souvenirs de jeunesse !

Si d’ailleurs vous me laissez encore longtemps en plan, j’appellerai Kirchner ![98]

C’était une excellente idée de vous de m’envoyer encore la Correspondance de Schiller.[99] La conversation avec ces hommes-là, c’est ce qui m’est le plus cher ; je la préfère même à la politique. Je lis avec intérêt jusqu’aux moindres billets ; ce sont même eux qui me font le mieux vivre avec l’auteur aimé. Et c’est là ce qui importe : on veut connaître dans l’intimité de telles gens. —

Je n’ai rien de nouveau à vous communiquer : aucune lettre de nulle part ne m’est arrivée, jusqu’à présent, cette semaine.

Adieu ! Mai me viendra en aide, et à vous apportera le réconfort.

VotreR. W.


72.

[9 Mai 1859.]

Enfant ! Enfant ! Les « zwieback »[100] ont produit leur effet ; grâce à eux, j’ai franchi certaine mauvaise passe où je restais empêtré depuis huit jours. Hier j’essayai de travailler, et cette tentative eut un résultat pitoyable. Mon humeur était terrible et je trouvai un dérivatif dans une longue lettre à Liszt,[101] lui annonçant que c’était fini de ma carrière de compositeur, et que à Carlsruhe on n’avait qu’à songer à autre chose. Le soleil ne m’apporta aucun réconfort non plus, et il me fallut croire que sa lumière de vendredi passé, au matin, n’était qu’une galanterie de ma part ; c’était la lumière, que je vous avais allumée, pour éclairer votre retour à votre home. Aujourd’hui, donc, je contemplais le ciel gris avec un parfait désespoir, et je me demandais qui servirait de bouc-émissaire à ma méchante humeur. N’ayant pu avancer dans mon travail musical depuis huit jours (notamment pour trouver la transition du vers « ne pas mourir de désir » au voyage[102] en mer de Tristan blessé), je l’avais abandonné et commencé le développement du début, que je vous ai joué. Impossible de continuer même cela, à présent ; car il me semble que j’avais fait cela bien mieux autrefois et que je ne pouvais plus maintenant me le rappeler.

Quand les « zwieback » arrivèrent, je pus me rendre compte de ce qui m’avait manqué : ceux d’ici avaient un goût beaucoup trop amer. Impossible qu’ils me donnassent l’inspiration ! Mais les bons vieux « zwieback », trempés dans du lait, remirent tout dans la bonne voie. Et ainsi je laissai de côté le développement du début, et continuai la composition à l’endroit où il est question de la Guérisseuse lointaine. Maintenant je suis tout heureux : la transition est réussie au-delà de toute expression par l’union absolument splendide des deux thèmes. Dieu, ce que les bons « zwieback » peuvent produire ! « Zwieback ! Zwieback ! Vous êtes le remède qu’il faut aux compositeurs en détresse, » — mais on doit tomber sur les bons ! Maintenant j’en possède une ample provision ; quand vous remarquerez qu’elle s’épuise, ayez surtout bien soin de la renouveler. Je vérifie que c’est un adjuvant de la plus haute importance pour moi !

Vendredi soir, Schiller aussi me fit beaucoup rire : il possède cet humour tout spécial que je ne trouve point chez Gœthe avec cette bienveillance. La couronne de laurier[103] (sa propriétaire, je crois), dont les chambres dans son cœur sont bien moins chères que celles de la maison même, quoiqu’il y ait plus vite moyen de dégrader les premières, est impayable. Je vous remercie vivement pour cette correspondance ; je voudrais ne plus lire que ces choses intimes.

Hier, ce fut horrible. Tout le jour, impossible de songer à autre chose qu’aux bêtises de la politique. Dieu, comme on s’élève de toute la hauteur du ciel au-dessus de ces « importantes questions du jour », dès que l’on se reprend. Quiconque est capable de s’intéresser avec continuité à la politique, prouve indiscutablement qu’il ne peut rien faire de son propre moi : c’est le monde extérieur alors qui doit intervenir, et plus largement s’amplifie celui-ci, plus magnifique lui apparaît la pâtée.

Avant-hier j’ai écrit de nouveau à Madame Ritter et, je le pense — avec tous les ménagements — d’une façon pourtant très précise, utile et efficace. Espérons-le !

Figurez-vous que j’ai lu seulement hier soir la lettre relative aux clarinettes basses.

Rien de nouveau. Tandis que vous vous êtes laissée entrainer de nouveau « vers les Wille »,[104] je me suis contenté, posté au balcon, de mon public de Lucerne, lequel exploite l’avantage qu’il a sur vous, notamment de pouvoir admirer journellement ma nouvelle robe de chambre — avec un véritable fanatisme. Elle doit donc être bien belle !

Donnez-moi bientôt de vos nouvelles et non pas seulement à manger. Saluez de ma part, cordialement, l’agité,[105] et remerciez-le en mon nom pour le Champagne dont il m’a régalé ! — Mais ce n’était pas du « zwieback » ! Seigneur Dieu, le « zwieback » !

Celui qui doit s’arranger d’un dimanche sans soleil espère avoir une heureuse semaine, avec un peu de la lumière de cet astre. Adieu !

R. W.



73.

Lucerne, 21 Mai 59.

Je viens de faire une découverte très bizarre et il me faut vous la communiquer immédiatement. Il me semble que ma douloureuse incapacité de travail provient de l’hypocondrie. Tout ce que j’ai jeté sur le papier me paraît tellement mauvais, que je perds courage, et ne veux plus continuer. Aujourd’hui je m’efforçai de mettre au net un passage de l’esquisse qui, finalement, me déplut toujours à tel point, que je crus devoir recommencer complètement. Mais impossible de rien trouver de mieux, et j’en étais tellement navré, que l’envie me prenait de tout lâcher, etc. Finalement, en désespoir de cause, aujourd’hui je le transcris, en n’y faisant aucune modification, sauf, par-ci par-là, de menus détails ; je me le joue et le trouve si bien, que c’est justement pourquoi je ne pouvais faire mieux. N’est-ce pas à en rire ? Et néanmoins ce n’est pas bon, puisque l’existence de cette hypocondrie prouve qu’il y a quelque chose qui cloche. Je ne puis me décider à me jouer avec chaleur et expression ce que j’ai esquissé rapidement. Dieu sait que je suis tellement l’opposé du mutisme parcimonieux, que j’exagère volontiers, tout au contraire, l’expansion. Cependant je sais précisément aussi, que j’ai eu à regretter souvent d’avoir été trop prompt à communiquer mes esquisses à des non-initiés, pour lesquels je n’éprouvais pas de sympathie, et chez qui je ne trouvais pas la chaleur nécessaire pour l’exacte et vive compréhension de mon objet. C’est pourquoi j’ai souvent juré de ne plus donner dans ce travers. Maintenant cette décision se retourne contre moi, et il m’arrive très souvent de ne pas pouvoir me mettre d’accord avec mes idées. Je veux cependant tirer une leçon de l’expérience d’aujourd’hui, et tâcher de n’être plus si méfiant envers mes esquisses. Finalement je deviendrai encore très léger dans cette voie, et exécuterai tout ce qui me passera par la tête tel que cela se présentera.

Assez pour aujourd’hui ! Je ne veux rien vous dire de plus. Une autre fois j’écrirai une lettre intelligente, quand j’aurai à ma disposition d’autre papier que ce papier d’un rose coquet, fourni par l’élégant Schweizerhof. Même s’il faisait très bon demain, je ne pourrais aller au Righi, parce qu’il m’a fallu avoir recours à une consultation de docteur, qui empêche avant quelques jours cette excursion.

Mes meilleures salutations ! Fêtez mon anniversaire en mon nom, je vous le concède. Donc — félicitations !

R. W.

Après le travail !

74.

Lucerne, 23 Mai 59.

Le « Kriegslied »,[106] mon amie, était excellent, et en tout cas une bonne inspiration. Il rappelle un peu « l’appel à l’orage » de mon Donner, dans l’Or du Rhin, qui plut tellement à Liszt. Mais j’ai composé cette musique dans des circonstances toutes spéciales, auxquelles vous croiriez à peine, si je vous les racontais. En retournant dernièrement à Lucerne, le rhythme de la locomotive me fit songer à la musique et me reporta vers celle d’Egmont, de Beethoven. Je la laissai traverser ma mémoire, concentrai mon attention sur le lied « leidvoll und freudvoll »,[107] et trouvai que cela était manqué ; d’autant mieux le Soldatenlied résista à l’examen : il me fallut le trouver excellent et original, à tel point que je le répétai deux fois en pensée, puis le chantai. Je n’avais pas l’ombre d’une intention : je tombai sur ce lied tout simplement par comparaison avec l’autre. Imaginez-vous maintenant combien je fus étonné, de trouver chez moi votre Kriegslied en rentrant, conçu et rhythmé précisément sur la même mélodie que j’avais préférée à celle du lied « leidvoll und freudvoll ». De même que j’avais critiqué la chanson, je corrigeai le texte, notamment certaine rime mauvaise

« himmelhoch jauchzend
zum Tode betrübt :
glücklich allein
ist die Seele die liebt
 »


que je modifiai ainsi :

« glücklich allein
ist wer Redlichkeit übt
 »,


ce qui ostensiblement sonne mieux.

Donc le Soldatenlied et la musique y adaptée étaient des mieux réussis. Mais, pour l’amour du ciel ! n’allez pas vous sauver, l’un de ces jours et vous enrôler dans l’armée ! Je vous vois déjà servir dans le « génie » ! Et, à part cela, comment va-t-on ? Est-ce que Myrrha a pu déchiffrer ma dépêche d’hier ? Je l’avais écrite le mieux que je pouvais. Mais l’écriture de Myki[108] devient toujours plus belle ; si elle continue de la sorte, un jour elle écrira tout comme sa maman: il est vrai qu’après cela il est impossible de faire mieux !

À part vous, Liszt aussi m’a félicité, et cela télégraphiquement, lequel j’ai tout de suite remercié par télégraphe également. Ensuite j’eus une désillusion : j’espérais, vous le savez, que Karl Ritter[109] n’oublierait certes point de me féliciter ce jour-là ; j’aurais eu ainsi des nouvelles de ce disparu. Mais rien n’est arrivé, ce qui m’inquiète beaucoup. Sans doute il ne veut pas me compromettre à l’égard de sa famille. J’eus plus de chance avec Madame Ritter (mère), de qui j’ai trouvé une lettre au retour de ma dernière absence, me prouvant que j’étais parvenu à lui faire comprendre les choses pour peu que ce soit, et à la rassurer donc par cela-même. C’est étrange : à certaines allusions de ma part elle répond « le brave Karl agit souvent avec trop d’irréflexion ; lorsqu’il se décida à poser l’un des actes les plus importants de son existence, toutes mes supplications de prendre le temps nécessaire, de ne point se lier si vite par une promesse restèrent vaines. » Ô Destinée !

Qui a raison et qui a tort en ce monde ? C’est une confusion de sympathies et d’antipathies, de désirs et de répulsions. Quiconque veut avoir la tranquillité plante finalement une borne et dit : « ici arrêt ; plus de changement ! » Et il se fait que la borne est plantée à l’endroit précis où le désir voulait rester. Mais il n’y reste pas ; quoi donc alors ?

« Qui est donc heureux ? »[110]


Ceci est encore le meilleur moyen d’être tranquille. À quoi l’on peut, il est vrai, répondre encore :

« celui qui pratique la probité »[111]


ou :

« au roulement du tambour,
au sifflement du fifre. »[112]

Vous me tenez pour fou ?

Je crois bien que je le deviendrai quelque peu avec le temps. Il est rarement arrivé à quelqu’un de vivre au jour le jour comme je le fais maintenant. Tout plan que je puis avoir en moi s’effondre dès que je l’examine un peu fixement : rien ne tient debout. D’ici à quatre semaines, je ne sais réellement pas où abriter mon existence et, comme aucun plan n’est bon, je m’abandonne avec un véritable fatalisme au hasard, bois depuis hier de l’eau de Kissingen, ne m’efforce à rien et notamment pas au travail. Je regarde comment, chaque jour, il menace de pleuvoir, ne réponds pas aux Härtel qui me demandent mon « manuscrit » (!), me fais envoyer des coussins pour enfants et des « zwieback » pour grandes personnes et pense « Qui ne se fie qu’en Dieu ! »[113] De la sorte cela finit par aller tout à fait passablement et je mets tout simplement ma confiance dans un miracle. Qui sait ? Il s’en produira un peut-être ? Réellement, cela ne vaut pas la peine de se casser la tête : la bonne fortune arrive le plus souvent « sans qu’on l’en prie, sans qu’on l’invoque avec des larmes, quand il lui plaît » de même que le sommeil à Egmont.[114]

Voyez-vous, je pourrais encore bavarder ainsi durant des heures entières avec vous, si Wesendonk n’entamait pas une discussion sur l’un ou l’autre sujet, ce qui préciserait un peu le bavardage. — Il fait chaud, ces jours-ci, en ce bas monde : Dieu, comme c’est beau ! Il y a donc toujours ceci : c’est que l’on peut s’habiller à la légère ; ce qui, après tout, ne devrait pas être, car mieux vaut qu’il fasse froid, puisqu’alors on pourrait se vêtir de façon à avoir chaud. On pourrait discuter un peu là-dessus tout de suite ?

Pas de nouvelles encore de ma caisse de Venise. Cela finit même par me devenir absolument indifférent que Siegfried se perde. Que puis-je faire, sinon m’inquiéter, tout au plus, sans résultat ? En revanche, j’ai trouvé encore une fois quelque chose de tout nouveau pour Parzival, quoique n’ayant pas encore lu votre livre.[115] Autrement je ne lis rien du tout, excepté l’Allgemeine Zeitung, que d’ailleurs je veux bientôt jeter de côté, pour tout de bon. Je n’ai de penchants déterminés pour quoi que ce soit. Cependant je veux lire Platon ; je l’ai feuilleté un peu et cela m’a fait du bien. On ne devrait entretenir de commerce qu’avec les esprits les plus nobles ; le reste est une déchéance, un dérivé mille fois affaibli de la source première. (Eh bien ! voilà du moins une bonne intention !)

Peut-être que Tausig viendra prochainement me voir : il est libre et en éprouve le désir.

Aujourd’hui j’ai travaillé un peu : je me trouvais dans la même situation qu’avant-hier. Qu’en dites-vous, la guerrière ? Moi, je suis tellement paisible que je ne fais même plus la guerre à ma propre personne !

Cependant il y a quelque chose de bon et de durable : mille remerciements pour vos souhaits ! Écrivez-moi bientôt comment je vous parais ; je veux voir, d’après cela, ce qu’il en est de moi ! Mes meilleures salutations et ma cordiale gratitude !

Votre
R. W.



75.

Mai va finir et je ne monterais pas au Righi ? Hier tout était préparé pour l’expédition, quand le Maître céleste opposa son veto. Heureusement le travail a marché de façon supportable : là est mon secours.

Dans l’entre-temps, nous avons enterré le bon soldat : je crois qu’il était sous les ordres de Garibaldi, lequel, paraît-il, ne ménage point ses hommes. C’est pourquoi je suis content que de Sanctis ne soit pas allé rejoindre ses partisans. J’apprends avec satisfaction que vous avez tant de courage. Moi, je n’ai ni courage, ni le contraire non plus ; le mauvais temps m’enseigne la résignation. Après tout, l’on n’a que soi-même dont on vive ; le bon temps au ciel et sur terre peut aider à vivre mieux, plus facilement de son propre moi. Mais finalement, comme en toutes autres circonstances, il faut faire les frais soi-même. Rien n’entre en nous qui ne s’y trouve déjà sympathiquement. Et si l’on est à bout, la fin arrive ; qu’on emploie extérieurement les emplâtres ou non !

Donc de la patience, aussi longtemps qu’il y a encore de la ressource en soi.

Que ceci passe pour une apparence de philosophie. Maintenant, pour ce qui concerne la poésie, vous critiquez à tort la modification que j’ai apportée au lied de Gœthe « freudvoll und leidvoll ». Il fallait en rire plutôt. Rien de plus ! Parmi toutes les choses vantées, la probité m’a été rendue quelque peu ridicule, et cela commença sans doute dès le

« soyez toujours fidèle et probe »


qui fut le premier morceau que l’on m’enseigna au piano. Puis vint « Dieu bénisse le Roi » et ensuite « La Couronne de la Vierge ». Heine, aussi, s’est diverti, un jour, à décrire la Bourse de Hambourg « où nos pères ont fait le commerce entre eux aussi honnêtement que possible ». Il en sera toujours ainsi dès qu’on fera d’un accident, d’un symptôme, l’essence même d’une façon d’agir. L’homme uniquement épris de vérité ne peut être que probe : que serait donc la probité sans la sincérité ?

Autre chose — Karl Ritter m’a pourtant encore écrit ; il y a eu un retard de la poste. La lettre m’a fait beaucoup de plaisir. Il est à Rome, où il a rencontré Winterberger devant l’église St  Pierre ; il s’est amouraché de la coupole basse du Panthéon et s’exprime avec une désespérante naïveté sur son intéressante situation. Il est et reste très original. Ce n’est point pour ne pas me compromettre auprès des siens qu’il s’est abstenu de m’écrire plus tôt, mais seulement dans la croyance que je recevais déjà trop de lettres et pour ne pas m’importuner. Là-dessus, je lui ai envoyé une réponse pas mal !

30 Mai.

Après le travail, je me couche ordinairement un peu, pour fermer les yeux, pendant un quart d’heure. Hier, je voulus ne point céder à cette habitude, afin de vous écrire. La nature se vengea cependant : je fus pris d’un véritable vertige ; il me fallut cesser. Voyez donc, il en est ainsi de moi. Aujourd’hui, je m’asseois un moment encore pour vous écrire avant de commencer mon travail, et j’ai le plaisir de pouvoir répondre encore aux quelques lignes aimables de votre part, que la belle matinée m’a apportées. Car il fait beau aujourd’hui ! Si ce temps continuera, j’en doute. Le temps qu’il fait le matin a surtout de l’importance pour moi maintenant, et, s’il le faut absolument, je renonce à l’après-midi. Pensez un peu, depuis mon jour anniversaire, je me lève tous les jours à six heures, bois mon eau de Kissingen et me promène jusqu’à huit heures. Ce qui est heureux, c’est que les matinées ont été plus ou moins belles jusqu’à présent. Chère enfant, je voudrais vous voir aussi profiter de ces promenades matinales : je me trouve extraordinairement mieux portant depuis que je les fais ; la légère fatigue qui en résulte passe rapidement après un court repos, et vous dégage, vous ravive d’autant plus. Vous connaissez déjà sans doute ce résultat à la suite de vos diverses cures d’eau. Seulement on l’oublie, et cependant on devrait continuer ce régime tout l’été, à titre de fortifiant pour les nerfs et de rafraîchissement pour le sang. En été la journée elle-même ne peut être passée en plein air ; les matinées sont un vrai réconfort, tandis que les soirées apportent seulement l’apaisement. Pendant le jour il faut plutôt faire une bonne sieste. Puis le soir ne point aller se coucher trop tard. Cela se comprend d’ailleurs. Tel sera mon programme pour tout l’été, où que je sois ; je tâcherai même, dans la suite, de me lever de meilleure heure encore, tellement l’effet de ces promenades matinales est convaincant et sensible cette fois. Imitez-moi ! Wesendonk ne trouvera sans doute rien à redire à cela ; bien au contraire, il vous approuvera ! Ce que vous perdez, en manquant de telles matinées, ne peut être compensé par la journée toute entière, même en y comprenant la soirée ! c’est la belle floraison du jour, l’essence de la joie estivale. Et comme nous aspirons tant au soleil et à l’été, nous devrions connaître également ce qu’ils présentent de plus magnifique.

Pour travailler j’aime par dessus tout le soleil ; mais précisément celui qu’on tient éloigné, contre lequel on cherche à se protéger par une agréable fraîcheur. Il produit alors le même effet que la célébrité, les succès, les honneurs qui vous procurent une sensation agréable par le fait même qu’on les dédaigne, qu’on les laisse de côté sans s’en occuper, ayant l’âme trop riche. Dans le cas contraire nous sommes rappelés à notre pauvreté ! Quiconque doit chercher la lumière et la chaleur est à plaindre !

Je m’occupe de la première moitié de mon acte. Je n’achève que très, très lentement les passages de souffrance ; dans le cas le plus favorable, je ne puis faire que peu de chose d’un seul coup. Mais les passages de fraîcheur vivace et d’emportement me réussissent d’autant plus rapidement. Ainsi, pendant l’exécution technique, je vis tout « leidvoll und freudvoll »[116] et dépends uniquement du sujet. Ce dernier acte constitue une véritable fièvre intermittente : les douleurs les plus intenses, les plus inouies et, immédiatement après, les joies les plus inouies, les plus intenses. Dieu le sait, personne n’a fait quelque chose avec plus de sérieux et Semper a raison. Cela m’a disposé défavorablement, ces derniers jours, encore une fois, à l’égard de Parzival. La conviction me revenait encore, tout récemment, que ceci deviendrait un travail au plus haut point difficile. À bien considérer les choses, Amfortas est le centre, le sujet principal. Mais ça n’est pas une vilaine histoire du tout, cela ! Figurez-vous donc un peu, pour l’amour du ciel, de quoi il s’agit ! Tout à coup, ce me fut terriblement clair : c’est mon Tristan du 3e acte, mais avec une progression d’une inimaginable intensité ! La blessure de la lance et encore une bien autre blessure, — au cœur, le malheureux n’a d’autre aspiration, tandis qu’il est en proie à ses souffrances, que la mort ; pour arriver à ce remède suprême, il aspire de plus en plus à la vision du Graal, afin de savoir si lui au moins fermera ses blessures, car tout le reste est inopérant ; rien, rien ne peut remédier à ses souffrances. Cependant le Graal toujours ne lui donne en retour que cette seule chose : il ne peut pas mourir et justement le Graal accroît encore ses souffrances, parce qu’il leur octroie l’immortalité. Le Graal, maintenant, d’après ma conception, c’est le calice de la Cène, dans lequel Joseph d’Arimathie recueillit le sang du Sauveur crucifié. Quelle terrible signification acquiert ainsi la situation d’Amfortas vis-à-vis de ce calice miraculeux ; lui, qui souffre de la même blessure, occasionnée par la lance d’un rival en une passionnée aventure d’amour, il doit trouver son unique salut dans la consécration du sang qui coula un jour de la blessure du Sauveur, lorsque celui-ci se mourait sur la Croix, renonçant au monde, délivrant le monde, souffrant pour le monde ! Le sang pour le sang, la blessure pour la blessure — mais ici et là, quel abîme entre ce sang, cette blessure ! Tout extasié, tout en adoration devant ce merveilleux calice, qui rougeoie d’un éclat suprême et doux, Amfortas sent la vie se renouveler par lui, et que la mort ne peut l’approcher ! Il vit, il vit de nouveau et, plus terrible que jamais, la blessure fatale lui cuit, sa blessure ! L’adoration même devient une douleur ! Où est la fin ? Où est la délivrance ? Les souffrances de l’humanité pour toute la durée de l’éternité ! Est-ce qu’il voudrait se détourner tout à fait du Graal dans la folie du désespoir, fermer l’œil pour lui ? Il le voudrait, pour pouvoir mourir ! Mais — lui-même, il fut désigné pour garder le Graal ; et ce n’est pas une puissance extérieure, aveugle, qui l’a désigné, — non, mais il le fut, parce qu’il était si digne, parce que nul n’avait reconnu aussi profondément que lui la force miraculeuse du Graal, parce que nul autre comme lui n’avait l’âme toute entière continuellement reprise du désir de contempler le Graal, qui l’anéantit d’admiration, qui lui donne le divin salut en même temps que l’éternelle malédiction !

Et je devrais encore exécuter cela et faire aussi de la musique sur pareil sujet ? Ah ! non, merci ! l’écrira qui voudra ! Je ne chargerai point mes épaules de ce fardeau !

Que quelqu’un le fasse, qui l’exécutera ainsi dans le goût de Wolfram : ce sera peu de chose et finalement aura quelque apparence, l’air très bien même. Mais, je prends ces sortes de choses beaucoup trop au sérieux. Voyez un peu comme Maître Wolfram s’y est pris à l’aise ! Peu importe qu’il n’ait absolument rien compris du véritable sens. Il entasse événements sur événements, enchaîne aventures à aventures, rattache au thème du Graal des faits et des tableaux curieux, bizarres, tâtonne à l’aveuglette et à celui qui est devenu sérieux laisse la question « qu’est-ce qu’il veut donc ? » Ce à quoi il doit répondre « oui, je ne le sais plus moi-même », tout aussi peu que le petit prêtre qui célèbre son Christianisme au maître-autel, sans savoir le moins du monde de quoi il s’agit. Il n’en est pas autrement. Wolfram est une apparition absolument prématurée, et c’est sans doute son époque barbare, tout à fait confuse, flottant entre l’ancien Christianisme et le nouvel État social qui en est la faute. Dans ces temps-là rien ne pouvait mûrir ; la profondeur du poëte se perd tout de suite en des phantasmes dépourvus de sens. Je suis presque d’accord maintenant avec Frédéric le Grand qui, en recevant l’édition de Wolfram, dit à l’éditeur de ne point l’importuner avec de pareilles futilités ! Vrai, il faut avoir vécu les véritables traits de la Légende, comme je l’ai fait pour cette légende du Graal et voir immédiatement après de quelle façon un poëte tel que Wolfram la concevait — ce que j’ai vérifié en feuilletant votre livre —[117] pour être tout de suite indigné de l’incapacité du poëte. (J’ai fait la même expérience avec Godefroid de Strasbourg, pour Tristan.) Notez seulement que ce « profond » superficiel, parmi toutes les interprétations que la Légende donnait du Graal, choisit précisément celle qui dit le moins. Il est vrai que déjà dans les toutes premières sources à compulser, cette merveille était une pierre précieuse, notamment dans les légendes arabes de l’Espagne. Malheureusement il est à remarquer que toutes nos légendes chrétiennes ont une origine étrangère, dérivant du Paganisme. Nos Chrétiens apprenaient à leur grande stupéfaction que les Maures vénéraient dans la Kaaba, à la Mecque, une pierre miraculeuse (une pierre solaire, un météore, c’est-à-dire réellement tombée du ciel). Les légendes de son pouvoir miraculeux furent bientôt comprises par les Chrétiens à leur façon et ils rapprochèrent la relique du mythe chrétien, ce qui leur fut facilité par une ancienne légende répandue dans la France méridionale, d’après laquelle Joseph d’Arimathie s’était enfui là-bas, emportant le sacré calice de la Cène, légende en concordance absolue avec l’enthousiasme pour les reliques des premiers âges de la Chrétienté. Dès lors la légende obtint une signification et j’admire réellement ce beau trait de la mythologie chrétienne, qui inventa le symbole le plus profond existant de l’essence sensuelle-intellectuelle d’une religion. Qui est-ce qui n’est pas envahi des sentiments les plus sublimes, les plus intenses en apprenant que ce calice, dans lequel le Sauveur a bu, quand il fit ses adieux à ses disciples, et dans lequel finalement fut recueilli et conservé son sang éternel, existait et que celui auquel il était destiné, le pur, pouvait le voir et l’adorer ! C’est d’une beauté incomparable ! Et puis la double signification de ce réceptacle, comme calice de la Sainte Cène, — assurément le plus magnifique sacrement du culte chrétien ! De là la légende que le Graal (sang réal) (d’où San(ct) Graal) alimentait uniquement la pieuse chevalerie, fournissait nourriture et boisson aux heures des repas. Tout cela si totalement incompris de notre poëte, qui puisait son sujet uniquement dans les mauvais romans de chevalerie français, et les imitait comme un étourneau ! Tirez-en des conclusions pour le reste ! Il n’y a que quelques descriptions qui soient belles, genre dans lequel excellaient les poètes du Moyen-Âge : là il règne une atmosphère de contemplation bien sentie ! Mais l’ensemble reste toujours confus et stupide. Que faire maintenant avec Parzival ? Car Wolfram non plus n’en sait que faire : son désespoir en Dieu est sot et pas motivé ; sa conversion satisfait encore moins. Le motif de l’« interrogation » est présenté avec tellement peu de goût et sans signification. Ici donc je devrais tout inventer. Et puis il y a encore une difficulté pour Parzival. Il est indispensable, comme sauveur désiré d’Amfortas : si Amfortas, maintenant, est exposé sous son véritable jour, il acquiert un intérêt tragique à ce point démesuré qu’il devient presque impossible de placer à côté de lui une deuxième figure d’intérêt principal, et cependant celui-ci doit être représenté aussi par Parzival, si l’on ne veut être obligé de le faire apparaître exclusivement sur la scène comme une espèce de deus ex machina très indifférent. Donc il faut mettre à l’avant-plan le développement de Parzival, sa suprême purification, quoique prédestinée par sa nature contemplative et profondément compatissante. Et pour cela je ne dispose pas d’un plan aussi large que Wolfram ; je dois tout concentrer en trois situations principales, d’un contenu très dense, de telle sorte que le profond et multiple sujet soit traité clairement et distinctement : telle est, en effet, la caractéristique de mon art à moi. Et je me vouerais encore à pareil travail ? Dieu m’en garde ! Aujourd’hui je renonce à ce projet insensé ; que Geibel[118] fasse cela et que Liszt écrive la musique ! Quand ma vieille amie Brünnhilde se précipitera dans le feu, je ferai de même, avec l’espoir d’une fin bienheureuse ! Voilà ! Amen ! Le Graal m’a fait faire pas mal de chemin ! Considérez ceci comme une conférence pour laquelle vous n’aurez pas besoin d’aller à l’hôtel de ville de Zurich ! Vous n’aurez pas plus aujourd’hui, malgré ce dernier envoi d’excellents « zwieback » ! Je veux tâcher de faire encore un peu de musique. Adieu ! Songez à la Pentecôte et n’oubliez pas les promenades matinales au jardin. Mille salutations.

Votre
R. W.



76.

Lucerne, 3 Juin 59.
Mon amie,

Il me semble que je ne trouverai pas la situation d’esprit convenable pour nous procurer — à vous et à moi — de la satisfaction, dimanche prochain, chez les Wille. Je joins donc à la présente quelques lignes d’excuse, datées de Kissingen, pour Madame Wille. Je souffre si souvent de la lâcheté de mes amis qu’il vaut mieux s’en passer, du moins pour quelque temps, jusqu’à ce que la faculté d’illusion ait repris ses forces dans l’âme, et que le monde entier ne contienne plus que des amis. Cela peut revenir ! Jusqu’à ce moment-là mes meilleurs compliments !

Merci également, de tout cœur, pour votre belle lettre. Nous en parlerons longuement une autre fois !

Bonjour cordial à toute la maisonnée !

R. W.



77.

Enfant ! Enfant ! Bien chère enfant !

C’est une terrible histoire ! Le maître a encore une fois bien travaillé !

Je viens de jouer la première moitié terminée de mon acte, et j’ai dû me dire ce que le bon Dieu déclara un jour, en vérifiant que tout était bien ! Je n’ai personne pour me louer, tout comme le bon Dieu ce jour-là — il y a environ 6000 ans, et je me dis donc, entre autres choses : « Richard, tu es un diable d’homme ! »

Oui, maintenant je comprends pourquoi j’ai été plongé dans la plus affreuse hypocondrie ! Il faut aller chercher, Dieu sait où, pour trouver la plus petite pierre nécessaire à la construction ! Et, malgré toutes les lamentations, toute la misère, cela doit sonner encore bien, à la fin, et s’insinuer imperceptiblement et agréablement, de telle sorte que la détresse entre au cœur, sans qu’on s’aperçoive même quelle mauvaise chose c’est !

Je trouve tout excellent : ni longueur, ni monotonie ; au contraire, une vie passionnée jusqu’à l’exubérance, oui jusqu’à l’hilarante allégresse ! Non, jamais je n’ai encore rien fait de pareil ! Vous serez étonnée de l’entendre.

Maintenant du repos, la paix, un sourire de la fortune, pour achever bientôt la seconde moitié ! Il faut que ce soit alors pour moi une nouvelle vie ! Venez à mon aide ! Personne ne m’assiste autrement ! Ils sont tous stupides là-bas, tous, tous !

Adieu pour aujourd’hui !

Aujourd’hui, je devais aller au Righi : c’est pourquoi il tombe cette belle pluie !

Que pense Wesendonk de Garibaldi ?

Mille vœux de bonheur !


Lucerne, 5 Juin 59.

R. W.



78.

Lucerne, 17 Juin 59.

Vite quelques lignes avant le dîner et après le travail ! Je vous remercie pour le bijou réparé. Je viens d’envoyer à Leipzig le manuscrit du 3e acte.

Quelque chose de connu : il pleut !

Quelque chose de nouveau : depuis trois jours je monte à cheval !

Je monte à cheval !! — tous les matins. Mon esculape me l’a ordonné. J’en espère un très bon résultat. N’en dites rien à Wesendonk, sinon il enfermera toute sa cavalerie, quand je reviendrai à Zurich !

Aucun événement : il pleut, il pleut ! Demain, s’il y a du soleil, je tâcherai de me remettre à la composition. Votre visite m’a fait du bien. C’était vraiment beau. Je suis calme et passablement gai. Soyez-le aussi. À bientôt de plus amples nouvelles : pour aujourd’hui seulement la bagatelle de mille salutations.

R. W.



79.

Lucerne, 21 Juin 59.

L’allégresse ne se maintient pas, décidément, avec la meilleure volonté du monde ! Et vous, comment allez-vous ?

Avant-hier, j’ai repris courageusement la composition ; hier, arrêt ; aujourd’hui je ne commence même pas. Ce temps détestable m’annihile : nuages et pluie me pèsent comme une chape de plomb ! Je croyais réellement que la mobilisation prussienne nous amènerait un peu de vent du nord ; cependant ce sont les vents du sud et de l’ouest qui continuent à régner. C’est à désespérer ! Voici trois mois déjà que je vis dans un endroit, où le beau temps est la conditions sine qua non pour y tenir ! Je suis encore plus morose, quand la pluie m’empêche de faire ma promenade à cheval du matin. Je suis devenu amateur passionné d’équitation : j’ai un compagnon direct dans le cheval, qui est comme soudé à moi dans le mouvement de la chevauchée, me force à l’attention, à m’occuper de lui, et me procure ainsi une société des plus agréables, dont la caractéristique est que tout se concentre en un seul contact continu.

Je pourrais encore écrire beaucoup sur l’équitation. Je dois éviter de nourrir une passion pour le cheval, sinon j’apprendrais encore une chose, à laquelle il faudrait renoncer. Or j’ai déjà renoncé à tant de choses, et puis le Juif Errant ne peut avoir de cheval pour ses pérégrinations !

Rien de nouveau. Mes discrets amis gardent un silence respectueux. Même le journal musical nous mesure par fragments la future fête. Je désire presque ne point recevoir de visites de là-bas pour tout l’été ; avant l’achèvement de Tristan, les intrus bruyants m’apporteraient le trouble : ils veulent tous absolument autre chose que moi ; il me faut le reconnaître, sans la moindre amertume. Ce n’est qu’avec une réelle horreur que je me rappelle les tribulations de l’automne de 1856, et quand me revient à la mémoire quel mal me firent les visites de l’été passé, alors que je comptais finalement les minutes me séparant de l’heure du départ des visiteurs, je comprends à peine comment je pourrais prévoir ces visites autrement qu’avec crainte. Et cependant ces visites ne seraient inspirées que par l’amour de moi ! C’est grave. Quel drôle de personnage deviendrais-je encore ! Peut-être que cela changera, quand Tristan sera fini. Maintenant il est encore le maître : après cela ce sera mon tour !

Hier m’arriva tout un envoi de beaux « zwieback » : c’est un surcroît démesuré pour mon ménage. Où vais-je fourrer toutes ces boîtes ? Il faut que nous y réfléchissions quelque peu.

Dernièrement un supplément de l’Intelligenzblatt[119] m’amusa beaucoup : croyant que l’auteur était Herwegh, je le lui demandai par quelques lignes. Avec joie il me répondit affirmativement. Ce zèle me divertit. L’article était, çà et là, quelque peu impertinent, mais écrit réellement avec beaucoup d’esprit, plus que je n’en aurais attribué à Herwegh. Cela suffit déjà pour éveiller l’appréciation et l’espérance. Ce dont il s’agit est si déplorablement triste, qu’il faut certes de l’esprit et de l’ironie pour rendre tolérable l’aspect de ce monde ; c’est l’affirmation ostensiblement exprimée de la misère du monde en même temps que celle de notre faiblesse vis-à-vis de lui, non pas voilée mais avouée. Quiconque peut encore y assumer une mine grave, espérer et vouloir, est encore profondément enfoui dans les brumes de l’illusion. Chez Herwegh tel est toujours le cas ; mais cela se dérobe sous le zèle qu’il met à combattre, à déprécier les aspirations erronnées d’autrui, et à ce jeu-là il devient spirituel. Je dus rire aussi de ses citations de Shakespeare, ce qui me conduisit à mon thème favori, la société des grands esprits, qui, après tout, nous réconcilie encore le mieux avec le monde. Ah ! le merveilleux sourire spirituel de Shakespeare ! Ce dédain divin du monde ! C’est réellement la suprême hauteur, à laquelle l’homme puisse s’élever hors de la misère ! Le génie ne peut faire plus : seul le saint pourrait encore aller plus loin. Mais il est vrai aussi que celui-ci n’a plus besoin d’ironie !

Moi pareillement, je ne me sens jamais guéri de mes souffrances, que quand ce sourire me traverse l’esprit, lequel, en certaines circonstances, lors de la perte d’illusions exceptionnelles, peut devenir un rire cordial. En politique je me surprends parfois à prendre tout trop au sérieux ; le moindre espoir dans l’intelligence et la bonne volonté des hommes séduit, il nous mène toujours en des chemins de traverse, dont on ne peut revenir assez vite, parce que sur ces chemins-là on en arrive à être injuste envers le genre humain. Il faut se dire toujours que l’intelligence et la bonne volonté n’ont jamais la parole dans l’histoire et que la nature humaine n’en possède que juste assez pour que l’espèce ne s’éteigne pas, tandis que la bonne volonté et l’intelligence peuvent élever l’individu au-dessus de la vie, mais non l’assister dans la vie même. Combien d’espoirs maintenant encore ne seront-ils pas détruits ? Combien clairement le résultat de la guerre de ce jour ne montrera-t-il pas à l’esprit noble, qu’il n’a point à chercher sa délivrance dans la guerre, où chaque champ de bataille lui enseigne quel est le maître du monde. Et qui est-ce qui comprendra ? Une nouvelle génération arrive, et rien ne change. Ainsi, même à la vue du champ de bataille nous pouvons sourire de l’éternelle ironie que nous nous appliquons à nous-mêmes ! Mais cela conduit loin ! Abandonnons donc ce sujet pour aujourd’hui ! Il ne faut pas le prendre trop au sérieux non plus ! Toujours nous demeurons aveugles !

Mille salutations !

R. W.



80.

Lucerne, 23 Juin 59.

Merci beaucoup, mon amie ; mon travail marche admirablement et je me suis juré, si Dieu ne m’abandonne pas tout à fait, de ne venir chez vous, que lorsque je pourrai vous donner le portefeuille rouge avec le contenu complet. Tel est mon désir. La réalisation en est-elle possible, je l’ignore. Car je sais suffisamment ce qui peut faire perdre le goût d’un projet aussi aventureux, et je pense que je dois mes bonnes dispositions pour le travail à la crise de mélancolie désespérée par laquelle il me fallut passer préalablement. Ce que je vous ai écrit à propos de Herwegh était sans doute fort confus ; je me le suis dit en vous expédiant la lettre, et je relus l’article de Herwegh, ce qui me prouva que j’avais dans ma lettre désigné une autre personne que lui. Laissons cela, et pensons encore au « branlement de menton » de Shakespeare. Ceci et « la cire d’oreille en place de cervelle » sont de ces bons mots qui me frappent tant chez cet auteur ; il n’y avait que lui pour voir aussi bien le néant du monde et trouver ces traits d’esprit si originaux.

Mais laissons cela également, car même en ceci notre subjectivité peut avoir une trop grande part. Ce que je voulais vous dire surtout, c’est que je me figure pouvoir achever la composition de mon acte d’un seul trait, rapide comme la foudre ; hier tout se présentait à moi, on eût dit à la lueur d’éclairs. Sans doute vous réjouissez-vous de ce qui me fait persister à demeurer chez moi, et me félicitez de mon courage à ne point répondre à votre invitation. Il y a encore une arrière-pensée d’épicurisme en cela : il me semble notamment que je devrai me sentir soudain incroyablement soulagé après l’achèvement de Tristan. Voyant que je n’arriverai pas autrement au bien-être, je veux me le garantir de cette façon raffinée. Tout m’y pousse. Les désagréments se multiplient ici où je demeure. Des pianos sont installés tout autour de moi, des étrangers arrivent toujours en plus grand nombre, le propriétaire hausse les épaules : j’offre toujours et toujours davantage pour m’assurer la tranquillité nécessaire et me vois néanmoins déjà errant comme Latone, qui ne trouvait nulle part un abri pour enfanter Apollon, jusqu’au moment où Zeus fit sortir de la mer, à son intention, l’île de Délos. Ceci soit dit en passant, les fables ont cela de bon, qu’en elles on parvient toujours à quelque chose ; dans la réalité l’île reste tout bonnement dans la mer — ou à Mariafeld, bref, quelque part. Oui, mon enfant ! On me soulève des difficultés partout, je n’ai point la vie commode, mais c’est pourquoi il n’y a qu’un seul être à qui je puisse permettre un jour de me faire l’éloge de Tristan, et ce seul être n’en a pas besoin. Donc personne ne pourra me dire « bravo ! », un jour. Et, vous avez raison, ma vie est plus digne dans l’exil, ici, que là-bas ; seulement vous vous trompez, quand vous parlez de sept, huit ans, car la onzième année a commencé déjà. Mais je ne veux point me targuer de cela ; je veux plutôt dire que je suis pressé dans mon travail par les Härtel, dont la bouderie m’eût laissé indifférent, mais qui m’ont vraiment touché par leur grande joie de recevoir le manuscrit du 3e acte : ils avaient entendu dire que je voulais m’interrompre pour longtemps. Donc, je me dépêche ! Si vous me voyez arriver auprès de vous, ce ne sera qu’avec le portefeuille rouge ou absolument aux abois ! Choisissez ! J’espère que ce sera avec le portefeuille rouge ; mais j’ai besoin d’un peu de patience encore : cela ne va pas vite. Si seulement ça marchait, ce serait déjà bien beau !

Ce matin, le bon Dieu se promenait en personne par les rues ici. C’était le jour de la Fête-Dieu. La ville entière participait aux processions devant les maisons vides, conduite par les prêtres, qui s’étaient même revêtus de robes de chambre d’or à cette occasion. Cependant la procession des Capucins était profondément impressionnante : au milieu de cette révoltante comédie d’une religion de pacotille, tout à coup cette atmosphère grave et mélancolique ! Heureusement, je ne les ai pas vus de trop près. Toutefois j’ai déjà remarqué une couple de physionomies niaises, quoique vénérables, sous les capuchons d’ici. Le crucifix, également, captive toujours mon attention. Hier soir, les malins, discernant à la direction du vent que nous aurions beau temps aujourd’hui, firent prier les enfants dans les églises, à l’effet d’obtenir un temps favorable. Ainsi cette merveilleuse matinée sans nuage ne fut après tout qu’une comédie. Néanmoins, elle me fit du bien, et je me dis que le beau temps était là pour moi tout seul, et je savais qui l’avait fait. Grand merci !

Vous êtes fâchée parce que je ne viens pas ? Ne devriez-vous pas finalement venir plutôt pour voir Lucerne par le beau temps ? Il n’est interdit à personne de venir ici !

Mille amitiés au cousin Wesendonk, aux petites nièces et aux petits neveux ! Aimez-moi tous grandement, je travaillerai bien ! Adio !

R. W.

Prière de voir un peu dans le magasin d’objets d’art en face de la Poste : dans le temps, il y avait de ces grandes plumes d’or ; peut-être s’en trouve-t-il encore ?

81.

Lucerne, 1er Juillet 59.

Et comment allez-vous, mon amie ? J’étais un peu déprimé par la température de ces derniers jours ; mais, d’une façon générale, mon état est passable. Le travail marche bien, et j’éprouve des sensations étranges en travaillant. Dans le temps, je vous ai parlé des femmes indiennes qui se précipitent dans la mer des flammes sur les bûchers de bois de senteur. C’est étonnant comme des senteurs peuvent évoquer puissamment le passé. Dernièrement, au cours d’une promenade, un parfum de roses pénétra jusqu’à moi : à côté de mon chemin se trouvait un petit jardin, où les roses étaient en plein épanouissement. Cela me rappela mon ultime jouissance du jardin de « l’Asile » : jamais je ne me suis occupé de roses comme alors. Je m’en cueillais une chaque matin et la déposais dans un verre sur ma table de travail : je savais que je faisais mes adieux au jardin. Ce parfum s’est entièrement amalgamé avec ces sensations : chaleur, soleil d’été, parfum de roses et — adieux. Ainsi j’esquissai alors la musique de mon 2e acte.

Ce qui alors m’entourait réellement, avec une véritable sensation d’ivresse, revit à présent comme en un rêve. Été, soleil, parfums de roses et — adieux ! Mais l’angoisse, l’oppression sont absentes : tout s’est clarifié. Voilà l’état d’âme dans lequel j’espère achever mon 3e acte. Rien ne peut m’attrister vraiment, rien ne me peut bouleverser : mon existence n’est nullement liée au temps ni à l’espace. Je sais que je vivrai aussi longtemps que j’ai à créer encore ; donc je ne me soucie point de la vie, mais je crée. Et lorsque ma vie touchera à sa fin, je me saurai alors à l’abri. Ainsi je suis vraiment gai. Puissiez-vous l’être aussi !

À bientôt de vos nouvelles ?


82.

Lucerne, 9 Juillet 59.

C’était bien bon de votre part, chère enfant, de me donner de vos nouvelles. Voyons ce que je puis vous dire de moi-même en échange. Le retour du cousin vous apportera sans doute beaucoup de nouvelles, et volontiers je voudrais entendre aussi ce qu’il racontera de ma ville natale et du pays de ma jeunesse. Il a été à Dresde vraisemblablement ? Il a manqué Lohengrin là-bas ; d’après ce que j’apprends, on ne le donnera plus que dans la seconde quinzaine de ce mois. Dans l’intervalle, j’ai passé par nombre d’expériences. Avant tout : il y a aujourd’hui huit jours, j’ai déménagé, c’est-à-dire qu’on m’a fait déménager, à l’hôtel primitif no. 7, deuxième étage, dans « l’indépendance ». Je me fais l’effet d’être passablement dégradé, à peu près comme le comte Giulay après Magenta. Impossible de songer même à mon beau et confortable salon de la « dépendance ». Le plus pénible est qu’il me faut renoncer ici à ma « marquise » : le propriétaire, ce monstre de républicain, m’interdit sa société. C’en est donc fait de ma belle heure matinale devant la fenêtre ouverte : un volet tenu fermé me dérobe la vue du soleil, et je pourrais presque m’imaginer que je suis en prison. Vous voyez maintenant que je ne suis pas encore si amolli et gâté, que de nombreuses personnes voudraient le faire croire. Tout cela je le supporte avec bonne humeur, parce que mes prisonniers, Tristan et Isolde, doivent bientôt se sentir complètement libres. Je me sacrifie maintenant avec eux pour jouir plus tard avec eux de la liberté. Je suis heureux dans mon travail au moins tous les deux jours : dans l’intervalle cela ne va pas aussi bien, car la journée heureuse me rend arrogant et alors j’en arrive à me surmener. La crainte de mourir avant la dernière note écrite m’a abandonné cette fois-ci. Au contraire je suis tellement certain d’achever l’œuvre que, avant-hier, au cours de ma promenade, je composai un « lied » populaire dans ce goût :

« Au Schweizerhof, à Lucerne,
Loin de chez eux, de leur pays.
Trépassèrent Tristan et Isolde,
Lui si triste, elle si belle :
Ils moururent libres, désireux de la mort.
Au Schweizerhof, à Lucerne,
Tenu par Monsieur
Le colonel Siegessern ».

Cela fait très bien, chanté sur une mélodie populaire. Le soir Vreneli[120] l’entendit. Je l’aurais donné au propriétaire s’il ne m’avait pas interdit la « marquise. » Vreneli est ici mon ange-gardien : elle intrigue et fait tout pour m’épargner d’être dérangé par les voisins bruyants : défense aux enfants de venir sur tout l’étage. Joseph aussi a obstrué la porte de la chambre voisine au moyen d’un matelas, et il y a accroché un de mes rideaux, ce qui donne un aspect fameusement théâtral à ma chambre. Dès que j’aurai fini mon travail, la principale nécessité de garder cette demeure aura disparu. À Paris je me cacherai très discrètement dans un garni, et laisserai tranquillement la destinée s’emparer de moi. C’est seulement quand j’ai la tête occupée de mon œuvre à enfanter, que je songe à un berceau riche et distingué. D’ailleurs, ma situation dans la vie me devient de plus en plus claire, et la plus stricte réduction est un devoir. Peut-être vendrai-je alors mes beaux vêtements d’intérieur : vous n’avez qu’à me dire ce que vous en désirez pour votre futur cabinet de curiosités. Voyez-vous, pareilles pensées réductives me viennent dans mon logis dégradant ! Peu importe : Tristan est près de sa fin, et Isolde, je crois, aura également fini de souffrir déjà ce mois-ci. Alors je me précipite avec eux dans les bras des Härtel.

Pour le reste, je ne sais rien absolument de ce qui se passe dans le monde ! Personne ne s’occupe de moi, et cela commence à me rendre de bonne humeur. Dieu ! de combien de choses, de combien de gens on peut se passer ! Seule, votre société, mon enfant, me manque péniblement : je ne connais aucun être, à qui je puisse me confier de meilleur cœur. Cela ne va pas du tout avec les hommes : malgré toute l’amitié possible, au fond il s’agit pour eux de ne rien abandonner de leur moi, de maintenir leur propre opinion, de se laisser le moins possible porter atteinte. C’est un fait : l’homme vit de lui-même. Mais quand je pense à tout le bien, à tout le beau, que vous avez fait jaillir de moi déjà, je ne puis qu’être heureux de ce que vous me l’ayiez inspiré sans le vouloir vous-même et que, néanmoins, ce fut toujours le meilleur qui était en moi que vous ayiez éveillé. Comme cela m’a fait plaisir de vous jouer dernièrement S. Bach ! Jamais il ne m’a procuré à moi-même de jouissance aussi grande ; jamais je ne me suis senti si proche de lui ! Mais cela ne se présente jamais à moi quand je suis seul. Lorsque je faisais de la musique avec Liszt, c’était toute autre chose : c’était faire de la musique, et alors la technique et l’art en somme jouent un grand rôle. Entre hommes il y a toujours quelque chose qui cloche. Si stupide que je vous aie paru la dernière fois à Lucerne, notre entrevue a produit les plus nobles fruits pour moi. Vous pouvez le vérifier maintenant, en voyant mon ardeur inlassable au travail. Et je ne vous en serais pas reconnaissant ? En vrai ami ! Ne vous étonnez pas de n’en avoir point si vite fini avec moi ! D’ailleurs le beau temps y est aussi pour quelque chose. Quand, même pendant le jour, on est empêché de sortir, on sait que, au dehors, il fait clair et beau, et le soir est alors sacrifié au plaisir. S’il fait chaud, on sait toujours que l’air, qui donne tant de pureté au ciel, est beau et bienfaisant. Cela produit un effet très directement sensible sur moi, un peu excitant mais agréable. Aussi est-ce tellement beau que les besoins du corps me deviennent toujours moindres. Je ne vis presque plus que d’air, et le cœur me fait seulement mal, quand je dois payer au propriétaire de l’hôtel autant pour ma nourriture que si j’avais à entretenir un estomac anglais.

Puis j’éprouve maintenant une inclination prédominante vers la gaîté. Figurez-vous, lorsque, il y a peu de temps, je développais la mélodie joyeuse du pâtre au moment de l’arrivée du bateau d’Isolde, tout à coup il m’arriva une tournure mélodique beaucoup plus joyeuse, presque héroïquement jubilante et cependant absolument populaire. Déjà je voulais modifier le tout, quand je m’aperçus que cette mélodie ne convenait point au pâtre de Tristan, mais appartenait absolument au Siegfried. Immédiatement, j’examinai les vers de la scène finale de Siegfried (Siegfried et Brünnhilde), et constatai que ma mélodie convenait aux paroles :

« Dès toujours,
pour toujours,

éternellement à moi ;
mon héritage, mon bien ! » — etc.

Cela produira un effet incroyablement fier et joyeux. Ainsi je me trouvai transporté soudain en plein Siegfried. Est-ce que, alors, je n’aurais pas foi en ma vie, dans mon endurance ?

Le plaisir que vous avez trouvé à la lecture de Köppen (la Religion de Bouddha) me démontre que vous savez bien lire : beaucoup de choses dans ce livre m’indignaient, parce que je devais toujours songer combien difficile devait être rendue aux autres la vraie compréhension de la doctrine de Bouddha. Il est bon maintenant que vous ne soyiez pas induite en erreur. Oui, mon enfant, c’est bien là une philosophie, en comparaison de laquelle tout autre dogme doit paraître mesquin et borné ! Le philosophe avec ses vues les plus larges, le naturaliste avec ses expériences les plus étendues, l’artiste avec ses fantaisies les plus extravagantes, l’être humain avec le plus grand amour pour tout ce qui respire et qui souffre, découvrent l’infini en ce mythe de l’univers incomparablement splendide, et se retrouvent absolument, entièrement en lui. Dites-moi, comment vous est donc apparu notre beau monde moderne de l’Europe, pendant cette lecture ? Ne trouvez-vous pas qu’il représente ou bien la plus grossière sauvagerie, ou bien pas autre chose que les rudiments les plus élémentaires d’un développement qui était florissant déjà depuis longtemps chez ce noble peuple primitif ! — Chemins de fer ! État social ! — Oh ! oh ! . . .

Je ne puis me défendre autrement des impressions répugnantes de notre présent historique, qu’en étanchant ma soif à cette source sacrée du Gange : une seule gorgée, et tout s’amoindrit jusqu’à sembler un remue-ménage de fourmis. Là-dedans, profondément à l’intérieur, est le monde ; non pas au dehors, là-bas, où règne seule la folie. — C’est bien. Donc Köppen aussi ne vous a pas été préjudiciable !

Bientôt nous aurons la paix également. L’armistice a été conclu sans doute par le cousin[121] à Leipzig ? La paix, il est vrai, sera bien quelque peu caduque ; mais « qui est donc heureux » ? C’est encore une fois le cas de le dire. De toute façon les Härtel ont beaucoup contribué à pouvoir me payer des honoraires doubles, en cas de perspectives favorables. J’avoue que j’avais l’intention de charger le cousin de quelque chose de semblable pour Leipzig : maintenant il paraît l’avoir deviné. Louez-le pour cela !

Et quand nous nous reverrons la prochaine fois, j’aurai à vous raconter beaucoup d’histoires de ma jeunesse. Je ne les lâcherai que lorsque nous serons ensemble. Jusqu’à cette date ayez tous bon courage ; louez la Suprême Perfection, et aimez un peu mon

Insignifiance.



83.

[Juillet 1859.]
Chère enfant,

Les choses ne peuvent avoir été pires à Solferino, que pour mon travail en ce moment ; tandis que là-bas cesse le carnage, moi je continue ; je déblaie furieusement. Aujourd’hui j’ai également occis Mélot et Kurwenal. Arrivez donc si vous voulez encore voir le champ de bataille avant que les morts soient enterrés !

Mille amitiés !

Votre
R. W.



84.

Lucerne, 24 Juillet 59.

J’ai lu le beau conte de fée à l’Érard : il me témoigna, en résonnant deux fois plus splendidement, qu’il l’avait bien compris.

Le même jour vous avez reçu mes études.[122] C’était une métamorphose ! Je suis actuellement très passionné pour le travail, et considère avoir remporté une victoire morale sur moi-même quand parfois je cesse mon travail, et renonce à une page pour ce jour-là. Comment me sentirai-je, quand j’aurai terminé ? J’ai encore à écrire près de trente-cinq pages de partition. Je crois pouvoir finir cela en douze jours. Dans quel état me trouverai-je alors ? Sans doute un peu épuisé, je pense. Déjà maintenant la tête me tourne. Hélas ! Et puis, comme je dépends du temps qu’il fait ! Quand le ciel est clair, sans nuages, on fait de moi ce que l’on veut, exactement comme lorsqu’on m’aime ; si, au contraire, l’atmosphère me pèse, je puis tout au plus résister, montrer de l’orgueil, mais le beau devient difficile à œuvrer.

Il me manque l’espace pour m’étendre. Dieu, comme le monde se rétrécit autour de moi ! Comme tout pourrait me devenir plus facile !

Mais consolons-nous ! Après tout, je ne connais personne avec qui je voudrais échanger mon sort. —

Saluez Kléobis et Biton ; ainsi s’appellent bien, si je ne me trompe, vos deux braves jeunes gens d’Argos. Ce sont déjà de vieilles connaissances pour moi. Il est fâcheux que les Grecs aient été si arriérés en comparaison de nous. Leur religion, par exemple, n’a rien d’abstrait ; ce n’est autre chose qu’un monde immensément luxuriant de mythes, si plastiques et déterminés, qu’on n’en oublie plus jamais les représentations. Quiconque les comprend à fond possède la plus profonde intuition du monde. Mais ils ne dogmatisaient pas. Ils poétisaient, ils créaient. Magnifique peuple ! Essentiellement artiste, profond, génial !

Ah ! quelle répugnance me prend quand je considère notre Europe ! Et Paris ! — Soit ! Il s’agit alors de joliment s’isoler, de rester seul avec soi-même.

De l’achèvement de Tristan une autre fois ! Ce serait délicieux de combiner encore une ascension au Pilate. Je ne crois pas que j’irai plus loin avec mes « excursions récréatrices ». Je vous avertirai, vous, les meilleurs enfants des hommes, quand je pense écrire le dernier trait de plume à la partition. Si cela vous est possible, arrivez alors ! Je n’irai pas au Pilate seul. Et puis nous arrangerons encore notre dîner d’adieu dans la villa (franca) Wesendonk. Je crois pouvoir terminer, comme je vous l’ai déjà dit, vers la fin de la première semaine d’Août.

Et maintenant que le bon Dieu vous protège, et toute votre maison aussi et la dépendance également ! Ma gratitude pour toutes les bonnes, charmantes choses, et notamment pour le conte des Pins.

Cordiales amitiés au cousin, aux nièces et aux neveux !

Votre
R. W.


85.

Lucerne, 4 Août 59.

Encore quelques mots, rapidement, avant le travail, à la charmante étudiante, de la part de Monsieur le professeur.

Je veux et dois finir samedi, rien que pour la curiosité de savoir comment je me trouverai. Ne m’en veuillez pas si vous me voyez quelque peu surmené : il n’y a rien à faire à cela ! Mais je compte que vous me récompenserez et arriverez bien à temps samedi soir. J’ai quelqu’un chez moi ici,[123] pour lequel je ne joue rien du tout et que je leurre continuellement avec l’espoir de ce jour-là. Le Pilate dépendra alors du temps, et je pense qu’il fera beau, de sorte que nous commencerons l’ascension dimanche après-midi. Pour le reste, nous nous tiendrons à ma proposition, que vous avez d’ailleurs très gracieusement accueillie. Baumgartner ne nous échappera pas ; il est en visite ici pour l’instant et sera de retour à Zurich la semaine prochaine.

Je remercierai, d’une voix éclatante, l’excellent cousin qui a rendu possible mon séjour ici. En attendant j’ai à me battre avec l’ambassadeur de France, qui ne veut point viser mon passe-port. L’indignation causée par cette situation honteusement négligée vis-à-vis du monde et qu’on refuse de rectifier, n’a d’égale que cette autre indignation, à savoir comment je puis encore m’irriter de pareilles sornettes ! D’ailleurs il m’est arrivé fréquemment encore de m’emporter, et je me persuadai donc dernièrement de ne pas vous écrire, pour vous laisser tranquille. Je puis toujours vous dire ceci : c’est que je quitterai la Suisse avec un grand, presque solennel regret. Mais que la volonté du Destin s’accomplisse : j’ai passé par suffisamment d’expériences maintenant, pour avoir la vie derrière moi ; je ne veux plus y mettre l’ordre ou y préparer quoi que ce soit : cela n’a plus de sens.

Mais, encore trois jours et Tristan et Isolde sera terminé. Que vouloir de plus ?

À la toute petite étudiante mille remerciements pour ses charmantes idées. Un jour cela lui fera du bien de se remémorer son enfantine horticulture ! —

Adieu et saluez de tout cœur Wesendonk. À moins que vous ne vouliez brusquement me tourner le dos, j’espère vous voir samedi.

Votre
R. W.



86.

Lucerne, 8 Août 59.

J’ai maintenant, distrait que je suis, oublié une prière ! Dites-moi, chère enfant, auriez-vous la bonté de me procurer un joli cadeau pour Vreneli, mais rapidement ? Je crois que cela lui ferait plus de plaisir que de l’argent. Une robe, peut-être — en laine et soie ? Je ne marchanderai pas à propos du prix : il faut qu’elle reçoive un beau cadeau, coûte que coûte.

Mais il s’agit d’arranger cela tout de suite, pour que la chose m’arrive encore mercredi. Si cela vous gêne, — ce que je croirais volontiers — vous n’avez qu’à me le dire.

Et les Wille, vous les invitez cependant pour vendredi, n’est-ce pas ? Si cela leur fait seulement plaisir de venir. Je voudrais avoir Semper également ; mais alors Herwegh se suicide. Wille… m’occasionnera beaucoup de trouble parmi mes connaissances. Mais que vous importe ? Tâchez de me réserver une chambre au-dessus de l’ambassadeur : votre influence aura certainement raison de cette difficulté. Il sied parfaitement à votre aimable caractère de m’offrir un logis dans votre maison ; mais il m’incombe à moi de ne pas être indiscret et de vous épargner le dérangement qui pourrait résulter d’un séjour prolongé.

Depuis avant-hier je suis très mécontent de moi-même : je me fais honte, énormément, et me propose de me chicaner quelque peu à ce propos.

Mais un bon souvenir me restera, qui se traduira éternellement par la plus cordiale et la plus sincère gratitude.

Mille amitiés.
R. W.



87.

Lucerne, 11 Août 59.
Amie,

Confiant uniquement en une bienveillance qui n’est possible qu’à vous, j’ai le courage de vous occasionner le trouble inoui dont je vous ai fait part télégraphiquement aujourd’hui. Écoutez ! Un départ direct de chez vous pour Paris ne m’est point possible ; à en juger d’après mes appréhensions, je n’ai aucune raison de croire que tous les obstacles seront levés si vite que cela. Je subis différentes impressions, à quoi bon le nier ? — mon humeur est mauvaise, ce dont les souffrances physiques sont la cause principale. Devrais-je me laisser gâter les heures de l’adieu ? De l’adieu qu’aucune circonstance actuelle ne rend pressant encore ? J’en avais réellement peur. Et je me résolus enfin de me réconforter d’abord pendant quelques jours dans l’air des montagnes. Je veux aller sur les hauteurs, et pense arriver demain (vendredi) soir à Righi-Kaltbad, où je veux vérifier s’il me sera agréable de rester quelque temps. Vous aurez de mes nouvelles de là-bas. Si je me décide au départ définitif, je vous l’écrirai et, quoique je n’ose croire à l’exécution de l’ancien projet, j’espère pourtant me présenter chez vous, pour vous faire mes adieux, en hôte plus agréable que celui que vous auriez eu à recevoir demain.

Vous êtes trop bonne pour moi, et je vous en récompense par la continuelle agitation que je vous occasionne. J’aurais pu vous épargner votre inquiétude à propos du Rüttli presque dès le début. Mon souci de vous laisser au départ une bonne impression est cependant digne d’être pris en considération également : je sacrifie votre souci au mien.

Si vous ne m’en voulez pas, envoyez-moi Palleske : il me sera, venant de vous, un agréable compagnon sur les hauteurs.

Mille cordiales amitiés !

Dites-moi si vous me pardonnez !

R. W.



88.

Lucerne, 16 Août 59.

Après l’effort du travail je suis donc arrivé à une période de repos qui me permet de jeter un regard scrutateur sur le monde, lequel doit m’assister dorénavant. Il m’apparaît vraiment assez étrange ; il semble m’interdire absolument tout : je me demande sérieusement ce que je vais y faire encore ?

Mon amie, il me faut être bref sur ce sujet ; et, précisément, vous m’avez fait, dernièrement, un devoir de montrer quelque peu de prudence dans mes épanchements. Considérez-vous cela comme le bien être ou un état d’âme harmonieux, si je vous dis que je suis décidé maintenant à m’abandonner à mon sort, inactif, dans une attente immobile, jusqu’au moment où l’on s’occupera de moi ? Assez ; je suis de nouveau au Schweizerhof, comme en mon dernier refuge, et resterai ici jusqu’à ce qu’on — me flanque à la porte. Je ne dois nullement cela à ma libre volonté ; mais il ne me reste plus autre chose.

Je suis bien vu ici et je pense m’abandonner à la sauvegarde agréable de ce bon renom. En félicitant Myrrha avant-hier, je télégraphiai en même temps à Liszt, pour l’informer que je l’attendais ici. Au lieu de sa réponse, je reçois hier une lettre de la Princesse Marie, m’annonçant ses fiançailles avec un jeune Prince de Hohenlohe et, dans sa tristesse de devoir bientôt quitter l’Altenbourg, me priant de lui laisser la société ininterrompue de Liszt jusqu’en octobre, époque fixée pour le mariage.[124] Ainsi je perds également le charmant prétexte d’attendre mon ami ici. Ed. Devrient m’écrit dans sa dernière lettre qu’il a autre chose à faire qu’à me fixer des rendez-vous.

D’un coup d’oeil je me suis, au Righi-Kaltbad, convaincu qu’il ne faut pas songer à y faire un séjour. Le mauvais temps compléta l’agrément du petit voyage de récréation là-bas. D’humeur passable, quoique à demi-découragé, n’ayant pour ainsi dire pu trouver ici de chambre convenable, je partis avant-hier pour le Pilate, afin d’être en situation de vous donner ultérieurement un compte-rendu exact de cette excursion. Elle est facile et très belle : le Pilate mérite que l’on fasse une active propagande en sa faveur. De retour hier, je trouvai des lettres qui me mettent dans l’inéluctable nécessité de me départir entièrement de tous les moyens qui serviraient à m’aider moi-même, et de me retirer pour un temps illimité dans une petite chambre du Schweizerhof. Mon piano à queue est bel et bien emballé dans la remise ; mais on a déballé le divan et le coussin d’enfant aussi. Je veux un peu suivre votre conseil et ne plus me soucier de rien au monde en attendant les événements. En avez-vous assez maintenant ? Je crois que vous devez être fort heureuse de ce que je laisse ainsi tranquilles les fétus de paille autour de moi. Mon humeur avec cela est excellente.

Racontez-moi donc ce que font les diplomates. Mille remerciements pour votre dernière indulgence et les « zwieback » d’aujourd’hui !

Bien des salutations de

votre
R. W.


89.

Lucerne, 24 Août 59.

Mais, mon enfant, qu’est-ce qui vous prend de voir ou de désirer en moi un sage ? Je suis l’être le plus frivole qu’on puisse imaginer. Comparé à un sage, j’aurais l’air presque d’un criminel, et cela précisément parce que je sais tant de choses, notamment que la Sagesse est si désirable, si excellente. En revanche cela me donne l’humour, qui m’aide à franchir des abîmes, tels que le plus sage même n’en aperçoit pas. Pour cela je suis poëte et — ce qui est pire encore — musicien. Imaginez-vous maintenant ma musique, avec sa sève fine, toute fine et mystérieuse, s’insinuant par les pores les plus subtils de la sensation jusqu’à la moelle de la vie, et y envahissant tout ce qui ressemble à de l’intellect ou à l’instinct de la conservation soucieux de lui-même, emportant tout ce qui appartient aux illusions de la personnalité et ne laissant que le soupir merveilleusement sublime de l’aveu d’impuissance : comment serais-je un sage, alors que je ne me sens à l’aise que dans pareille outrecuidance ?


Mais je veux vous dire une chose. Des princes, des peuples des quatre coins du monde se rendaient au temple de Delphes pour consulter l’oracle. Les prêtres étaient les sages qui leur communiquaient celui-ci ; mais eux-mêmes le recevaient d’abord de la Pythie, lorsque celle-ci était en proie au délire prophétique sur le trépied où elle s’inspirait et proclamait en transports merveilleux, surnaturels, les arrêts des dieux. Les prêtres n’avaient plus qu’à les traduire en un langage compréhensible pour le vulgaire. Je crois que quiconque a jamais été sur le trépied ne peut plus jamais être prêtre : il a été tout proche de Dieu.

D’ailleurs rappelez-vous que Dante ne rencontra pas ces hommes sages, aux paroles rares et prononcées à voix basse, dans le Paradis, mais dans une sphère extrêmement douteuse entre Ciel et Enfer. De sa croix le Sauveur pouvait dire au bon Larron : « Aujourd’hui même tu seras avec moi en Paradis ! »

Vous voyez qu’il n’y a pas moyen de m’attrapper : je suis d’une subtilité raffinée et j’ai la tête effroyablement bourrée de mythologie. Si vous me concédez cela, je vous concède, de mon côté, que — vous avez raison et, plus encore — qu’il ne me coûte aucun effort pour vous donner raison, parce que, sitôt que je me surprends à commettre ce que vous me reprochez avec tant de sollicitude, je suis tellement fâché contre moi-même, tellement mécontent de moi, que tout au plus je suis encore sensible à ceci : je veux dire lorsque mes reproches à moi-même sont de plus envenimés par le doute qu’on pourrait avoir que je ne les sens pas déjà. Et cependant, ma chère enfant, c’est après tout ma plus belle sensation, d’apprendre que tous ces événements dans mon for intérieur sont envisagés avec une sympathie aussi tendre et aussi intime. — Soyez contente de moi ? L’êtes-vous vraiment ?

Songez seulement combien rarement vous me voyez encore et combien il est difficile, justement à ces rares moments, d’être ce que l’on pourrait. Cela est d’une très grande difficulté maintenant, car .....

Voici l’automne ; il est arrivé bien rapidement : après un printemps gâté et rude, les courtes chaleurs de l’été et à présent… Combien les journées deviennent courtes déjà ! Tout cela a pourtant bien l’air d’un rêve. Il y a quelques jours, l’air était déjà si âpre : tous bons anges semblaient avoir disparu ! Maintenant nous avons du moins encore un peu d’arrière-chaleur. J’en jouis en convalescent qui doit encore un peu se ménager. Je suis extraordinairement paresseux, ce qui, ainsi que je le disais dernièrement à mon jeune ami[125] doit provenir de la grande maturité à laquelle est arrivé mon talent. J’ai reçu des épreuves à corriger et ne m’en occupe qu’avec fainéantise. Il est possible que ce soit une conséquence de la fièvre catarrhale dont j’ai souffert récemment : mes nerfs ne veulent pas encore bien fonctionner. Peut-être aussi est-ce dans l’air ? Vreneli me dit que dans l’hôtel quatre personnes déjà sont tombées malades de fièvre typhoïde. Mais contre cela je suis immunisé.

Pour le reste, j’ai arrangé tout à fait adroitement ma chambrette, si bien que vous seriez étonnée en y entrant. J’ai même trouvé moyen d’installer le piano ; il est avec moi, de nouveau.

D’ailleurs, je me fais l’effet d’être redevenu un peu plus « honorable » et « respectable » : hier, on m’a renvoyé le passe-port visé. Pour le reste, je n’éprouve pas de vertiges inhérents à ma propre personne, mais seulement des vertiges par sympathie. Je l’ai observé sur le Pilate, où je regardais avec calme dans les abîmes les plus profonds à mes pieds, mais où j’étais saisi tout à coup de l’angoisse la plus extraordinaire, en regardant mon compagnon qui, comme moi, marchait au bord des précipices. Ainsi je m’inquiète aussi moins de moi-même que de celui qui dépend de moi. En revanche, je ne puis penser sans de véritables vertiges que ma négligence a été cause, un jour, de la mort de ce perroquet si bon, si attaché, qui précéda l’époque de notre première rencontre à Zurich.

Mes enfants, mes enfants ! Je crois que le bon Dieu aura pitié de moi un jour ! Priez Wesendonk aussi de ne pas m’en vouloir et aimez bien

votre
R. W.


90.

Lucerne, 27 Août 59.

Je vous envoie Don Félix[126] qui jusqu’ici m’a tenu fidèlement compagnie. Il vous apporte le Schiller, dans lequel beaucoup de choses (comme vous pouvez le croire) m’ont bien ému et impressionné. Votre billet d’aujourd’hui était, il est vrai, fort malicieux ; mais il m’a néanmoins fait plaisir, puisqu’il prouvait votre bonne humeur. Je me sens, depuis quelques jours, passablement bien portant ; l’hôtelier de Brunnen m’a déclaré que jamais je n’avais eu si excellente mine. Un état d’esprit agréable, plein de confiance, me suggère des projets dont je vous donnerai peut-être bientôt à juger s’ils sont fous ou très naturels. Nous verrons. Don Félix prétend que le 3e acte de Tristan dépasse encore en beauté le 2e. Je vous prie de lui laver un peu la tête à ce propos. Supporterai-je chose pareille ?

Je n’ai pas de nouvelles du « monde » et suis encore au cœur de la « forêt ».[127] Là-dedans errent toutes espèces de Nibelungen, là sont endormies toutes sortes de Walkyries. En guise d’adieu, j’ai promis à Don Félix, ce matin, encore un peu de Wotan. Il vous dira le résultat.

Il vous faut vite adjoindre à la vache un agneau et, si possible, une chèvre aussi. Absolument ! Hier je craignais que Vreneli fût atteinte de la fièvre typhoïde et déjà je me disposais à prendre des mesures énergiques. Elle va mieux maintenant. Je crois que la fièvre ne me touchera pas, bien qu’elle soit épidémique ici. Saluez votre Elvershöhe,[128] ce qui y vit et se souvient de moi !

Votre
R. W.





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Tome 2 modifier


Paris
23 Septembre 1859 — fin Janvier 1862[129].


Vienne
11 Mai 1861 ; 19 Août — 28 Septembre 1861.


91.

Paris, 23 Sept. 59.

« Je ne butine que ce qui est doux,
Le poison, je le laisse là ! »[130]


me disait, en riant, une insouciante enfant, voilà des années. Elle a goûté, maintenant, le poison du souci, mais l’abeille a piqué aussi avec son aiguillon. C’est l’aiguillon incitant vers des buts plus hauts, vers des buts plus nobles, qui est resté en moi. Et, vraiment, le poison était-il si méchant ?…

Mon amie, seules ces dernières années de ma vie ont fait vraiment de moi un homme. Je me sens en pleine harmonie avec moi-même ; et, sitôt que la vérité est en jeu, toujours je suis certain de mon vouloir, je ne fais qu’un avec lui. Dans la vie proprement dite, je me laisse tout bonnement conduire par mon instinct : une volonté s’accomplit avec la mienne qui dépasse la valeur de ma personnalité. La conscience de cela m’est si familière, que souvent c’est à peine si je me demande, avec un sourire : « veux-je ou ne veux-je point ? » C’est l’étrange génie que je sers pour le restant de ma vie qui règne en maître ici, et celui-là veut que j’achève ce que moi seul suis capable d’achever.

Ainsi un calme profond est en moi : le jeu des vagues à la surface n’a rien à faire avec mon for intérieur… Je suis ce que je puis être !… Grâce à vous, mon amie !…

Que direz-vous maintenant en apprenant que je suis déjà plongé dans le travail jusqu’au cou ?…

Le jeune homme[131] qui a fait la traduction de Tannhäuser, m’a donné celle-ci à lire. Après une première lecture rapide, je la laissai tomber, en disant : « C’est impossible ! » Du même coup, je secouais une pensée qui m’opprimait, celle d’un Tannhäuser français, et je respirais. Mais ceci n’était que ma personne à moi ; l’autre, mon démon — mon génie ? — me chuchota : « Tu vois l’impossibilité pour un Français, et, d’ailleurs, quel qu’il soit, de traduire ton poème ! En conséquence, tu vas interdire tout uniment la représentation de ton œuvre en France ! Qu’arrivera-t-il, cependant, quand, après ta mort, tes œuvres commenceront réellement à vivre ? On pourra naturellement se passer de ta permission et on représentera Tannhäuser d’après une traduction semblable à celle que tu tenais à la main, il y a un moment, et telle qu’on en fait des plus nobles poèmes allemands (Faust, par exemple), sans y comprendre goutte ! » Hélas ! mon enfant, pareille immortalité en expectative est un démon tout spécial ; il nous apporte les mêmes soucis qui lient père et mère à leurs enfants pour plus longtemps que leur propre vie. Moi seul, je puis contribuer à une traduction parfaite de mes œuvres : c’est donc là un devoir que je ne puis décliner. Ce qui fait que, tous les matins, je revois le travail avec mon jeune poëte, vers par vers, mot par mot, oui, syllabe par syllabe. Je recherche avec lui, souvent durant des heures, la meilleure tournure, le meilleur mot ; j’emploie même le chant pour lui rendre accessible un monde qui, jusque-là, lui restait absolument fermé. Maintenant je suis heureux de son activité, de son enthousiasme croissant, de la confession sans détour de son aveuglement d’autrefois… et… nous verrons ! Je sais du moins que je soigne mon enfant le mieux possible pour l’avenir !

D’ailleurs, je n’ai guère bougé jusqu’ici. À Lucerne ou à Paris, ma vie est la même. Le dehors n’a point d’influence sur moi, heureusement…


24 Sept.

Mon Français est venu. Malgré un refroidissement, j’ai travaillé un peu trop ardemment avec lui et… suis resté en plan, épuisé. Aujourd’hui, je me suis réveillé avec une forte fièvre catarrhale. Votre lettre et celle de Wesendonk m’ont fait beaucoup de plaisir. Remerciez-le cordialement ! Qu’on n’aille à ma recherche que quand je suis parti, c’est absolument dans l’ordre : le monde ne cherche quelqu’un que quand cela lui plaît. Quand, un beau jour, j’aurai disparu tout de bon, c’est alors qu’on me cherchera surtout ! Il paraît que papa Heim[132] a été excellent dans le rôle de Posa.[133] La bonté de cœur de pareils adhérents fait toujours plaisir, quoique cela ne puisse aller sans malentendus inextricables qui font sourire. Je n’ai rien vu de la lettre de Bülow sur Tristan. Je suis resté ici, jusqu’à présent, fort solitaire. Une fille de madame A., la comtesse de Charnacé, avait reçu des instructions de sa mère à propos de moi et m’a invité à prendre le thé. Je n’ai pas encore pu aller chez elle. La jeune dame m’est beaucoup recommandée de Berlin. Une chose m’importe bien davantage, pour le moment : mon installation, car c’est pour m’« installer » encore une fois que je suis venu à Paris. Provisoirement, je suis encore en garni ; mais je cherche un appartement non meublé. Outre la question de mon appartement, il me faut songer encore à une autre « organisation » importante. Mon amie, je me suis examiné et je suis résolu à exécuter ma décision avec toute l’énergie morale que je me suis acquise. Mais pour cela j’ai besoin de quelque assistance. Je trouve bien de l’agrément au joli, affectueux et bon petit chien[134] que vous m’avez envoyé un jour, de votre lit de malade ; il m’accompagnera ici dans mes courses ou, quand je reviendrai à la maison après de fâcheuses besognes, il bondira à ma rencontre avec des transports d’amitié. Procurez-moi donc encore un bon esprit qui hante ma maison : choisissez-moi un domestique ! Vous savez de quoi j’ai besoin. La physionomie avenante de votre portier actuel m’a beaucoup plu. Que devient son prédécesseur, que l’on aimait tant autrefois chez vous ? Ne pourriez-vous conclure un arrangement qui me serait favorable, sans trop nuire à vos intérêts ? Je cherche à rendre ma maison aussi intime que possible. Cependant, je ne veux rien décider concernant la partie féminine de mon personnel ; sinon, j’aurais déjà ouvert la colonie parisienne à Vreneli. Je tiens à ce que ma femme cherche et amène une jeune fille bien élevée, moitié pour son service, moitié comme demoiselle de compagnie. En outre, j’ai besoin d’une cuisinière, que me trouvera madame Hérold.[135] En conséquence, la besogne du domestique consisterait à balayer les chambres (à Paris, c’est toujours l’affaire du « domestique mâle »), nettoyer l’argenterie, servir à table, faire les courses, etc. ; puis, le service de ma personne, notamment au bain. Enfin il m’accompagnera également quand je voyagerai et s’occupera de mes colis. Ces commodités me manquent horriblement : à m’occuper de tout cela, je mets beaucoup trop d’ardeur, m’emporte inutilement, je prends froid, etc. etc. Et, par-dessus tout, j’ai besoin d’avoir auprès de moi quelqu’un d’agréable et sympathique, ne s’agît-il que d’un serviteur.

Donc je vous prie instamment de prendre en considération ma demande. L’homme pourrait entrer chez moi tout de suite. — Voilà ce qui s’appelle encore une fois, me procurer un gros « zwieback » !

Ma situation extérieure promet de devenir très supportable. De ce côté-là, il y a progrès, et il semble même que celui-ci sera rapide ; du moins, d’après un entretien que j’ai eu hier avec le directeur du Théâtre-Lyrique[136] (un homme vraiment agréable et d’éducation parfaite), il ne dépend que de moi de faire bientôt fortune à Paris. Pourvu que tout concoure seulement à ce que cet hiver je me tienne en équilibre, afin de pouvoir regagner au printemps ma chère Suisse ! Là seulement Siegfried peut réveiller Brünnhilde ! À Paris cela n’irait pas… — De Carlsruhe j’attends sous peu une réponse des plus détaillées sur bien des points. Je suis résolu à me montrer fort strict envers les gens de là-bas. Il est possible que je leur occasionne beaucoup d’embarras ; mais peu me chaut. Tristan n’est pas un fruit facile à cueillir.

Que ce serait beau, mes enfants, de m’envoyer une photographie de la « colline verte » ! Excellente idée ! Je regrette encore tellement de ne pas vous avoir envoyé mon palais vénitien !

J’ai encore à vous parler de bien des choses dont je me suis entretenu avec vous dans ces derniers temps ; mais je réserve cela pour une autre fois. J’écrirai bientôt à madame Wille : impossible de nous voir cette fois-ci, mais je lui offrirai une réconciliation. Laissez-moi maintenant conjurer tout à fait ma fièvre par le repos et par la lecture (Plutarque). Bientôt, j’espère, j’aurai de vos nouvelles, peut-être bien par Fridolin.[137] Mes meilleures amitiés au cousin et aux enfants, cordial remerciement à Karl, fidèle affection à l’amie !

Richard Wagner


92.

Paris, 10 Oct. 59.

En attendant de recevoir prochainement de bonnes nouvelles de l’état de Karl, je veux, pour vous distraire, chère enfant, bavarder de choses et d’autres.

Aujourd’hui j’ai eu une très curieuse aventure. Je m’informais, dans un bureau de la douane, au sujet de mes bagages arrivés de Lucerne : les colis figuraient au registre, mais mon nom pas. Je montre ma lettre d’avis et donne mon nom. L’un des préposés[138] se lève : « Je connais bien M. Richard Wagner, puisque j’ai son médaillon suspendu à mon piano, et je suis son plus ardent admirateur. — Quoi ? — Ne soyez pas surpris de rencontrer à la douane de Paris un homme capable de goûter les incomparables beautés de vos partitions, que j’ai toutes étudiées, etc. »[139]

Je croyais rêver. Un enthousiaste de mon art à la douane, alors que je prévois tant de difficultés pour la réception de mes meubles ! Le brave homme se mit en quatre pour me venir en aide : c’était lui-même qui devait visiter. Il a une femme qui joue fort bien du piano ; quant à lui, il aspire à la littérature et gagne sa vie, pour le moment, par cet emploi. Il me parle d’un groupe assez important, qui s’est formé presque exclusivement par la propagation de mes œuvres. Comme il ne comprend pas l’allemand, je lui objectai que je me rendais difficilement compte du plaisir qu’il pouvait trouver à lire une musique si intimement liée à la poésie et à l’expression du vers. À quoi il répond : c’est justement parce qu’elle est si intimement liée au texte qu’il peut sans peine induire la poésie de la musique, de sorte que la langue étrangère lui devient parfaitement intelligible par la musique. Qu’y avait-il à répliquer ? Il me faut commencer à croire aux miracles … Et cela à la douane !… J’ai prié mon nouvel ami, qui m’a beaucoup touché (vous pouvez imaginer quelle joie je lui ai causée), de venir me rendre visite…

Savez-vous que mes opéras à Paris ne me paraissent plus une impossibilité aussi paradoxale ? Bülow m’a recommandé ici un médecin et auteur, le docteur Gasperini, qui, avec l’un de ses amis, également Français pur sang, se trouve dans le même cas que mon préposé de la douane. Les gens me jouent Tannhäuser et Lohengrin sans que j’aie rien à y redire. Ils ne sont pas gênés le moins du monde par leur ignorance de l’allemand… Ces jours-ci, pourtant, le directeur du Théâtre-Lyrique[140] s’était fait annoncer chez moi pour m’entendre jouer Tannhäuser ;[141] tout le monde étant là, il me fallait donc m’exécuter, encore une fois ; j’expliquai d’abord minutieusement le texte en langue française (ce qui me coûta pas mal d’efforts), puis je chantai et jouai. Alors seulement ils comprirent vraiment, et l’impression parut être extraordinaire. Tout cela me semble tellement inouï de ces Français !

En revanche, je ne reçois d’Allemagne que des nouvelles mornes et sentant le moisi. L’ami Devrient attache la dernière importance à maintenir son « Institut » dans l’équilibre le plus parfait ; pour lui, il s’agit avant tout d’écarter l’extraordinaire et le passager, qui le dérangeraient. Un soprano[142] totalement dénué de voix, pour qui le rôle d’Isolde est d’un bout à l’autre trop bas et qui, par conséquent, ne peut encore se décider à le chanter, est la seule artiste qu’on m’offre pour mon héroïne, parce que d’ailleurs elle la représenterait bien. Tout cela sans la moindre trace de chaleur. Pour ce qui est de la seule circonstance parlant en faveur de l’entreprise, ma présence personnelle là-bas, eh bien ! précisément sur ce point, malgré toute mon insistance, pas d’explications précises, parce qu’il n’y a toujours pas moyen d’avoir le grand-duc. À chaque instant, l’envie me prend d’en finir par une brusque rupture. Ce n’est pourtant pas encore la vraie solution ; il faut que je sache attendre jusqu’à ce que cette solution-là se présente et se conforme à mon vouloir. Il me déplaît tant de lui faire la chasse ! Oui ! mes enfants ! Si, à Zurich, en reconnaissance des honnêtes sueurs que j’ai répandues là, vous étiez parvenus au moins à m’édifier un théâtre à moitié convenable, j’aurais eu ce qu’il me fallait pour le restant de mes jours et n’aurais plus rien à demander à personne. Les chanteurs et l’orchestre, si j’en avais besoin pour la première représentation d’une œuvre nouvelle, je me les procurerais bien chaque fois ; à ces représentations seraient invités les directeurs et les chanteurs étrangers, pour qu’ils retirent un enseignement de ma conception… Et, ceci établi une fois pour toutes, je pourrais me dire que j’ai préparé l’avenir et je poursuivrais le cours de mon existence sans plus m’inquiéter de la destinée ultérieure de mes œuvres. Comme cela serait noble et beau, comme cela serait conforme à mon être ! Je n’aurais pas besoin, alors, des princes, d’amnistie, de bonnes ou mauvaises paroles : je serais libre et n’aurais plus aucun souci pour ma postérité. Et rien qu’un théâtre convenable, nullement luxueux. On devrait avoir honte ! N’est-ce pas aussi votre avis ? ?

Bonté du ciel ! Le peu de liberté que j’ai, c’est pourtant la seule chose qui puisse encore rendre la vie supportable ! Déjà je n’y tiendrais plus sans cela, et toute concession me rongerait le cœur comme un ver mortel. La vérité . . . ou rien du tout ! . . . Ainsi, malgré mes enthousiastes parisiens, je mène une existence fort calme. Presque toute la journée, et notamment tous les soirs, je suis seul à la maison. Ce mois-ci, j’ai encore à passer par les tracas de mon installation : c’est une charge des plus lourdes que je me suis imposée là, de nouveau, et cela seulement pour assurer la tranquillité de mon travail. Mais ma petite maison sera charmante. Liszt est ici : je la lui montrerai demain, afin qu’il puisse vous la décrire. La douceur du climat et le changement d’existence n’ont pas encore un résultat favorable pour moi. Je crois que je ferai bien de recommencer, le plus tôt possible, à monter à cheval. J’ai toujours à écrire une effroyable quantité de lettres. Les meilleures me restent en tête, cependant : celles qui vous sont destinées. J’ai encore beaucoup de choses à vous dire ; mais c’est toujours la vieille chanson, que vous avez déjà si souvent entendue ; rien n’y veut changer. Les grands hommes de Plutarque me produisent le même effet que Winkelried sur Schiller (mais Schiller n’avait pas tout à fait raison). Je rendrais plutôt grâce à Dieu de ne point appartenir à cette espèce. Laides, mesquines, violentes, natures insatiables, — parce qu’elles n’ont rien en elles et doivent tout engloutir du dehors. Laissez-moi tranquille avec vos grands hommes ! Je m’en tiens au mot de Schopenhauer : « Ce n’est pas le conquérant du monde, mais le vainqueur du monde qui est digne d’admiration ! » Dieu me préserve de ces « puissantes » natures, de ces Napoléon, etc. Et que devient Eddamüller ?[143] Avez-vous le pauvre Henri ? Êtes-vous fâchée contre moi ? Ou bien m’aimez-vous encore un peu ? Dites-le-moi, n’est-ce pas ! Et saluez le cousin !… Adieu ! Mille amitiés.

Votre
Votre
R. W.

À partir du 15 de ce mois, mon domicile sera 16, rue Newton, Champs-Élysées.

93.

Paris, 21 Oct. 59.

Je trouvai votre lettre, chère amie, en entrant hier dans ma nouvelle demeure pour y passer la première nuit. Le beau calme esthétique de vos communications me fait grand bien, tout en me rendant presque honteux.

Permettez-moi de me taire pendant quelque temps : C’est uniquement à cela que je puis maintenant me consacrer ; je sais quelle peut être la valeur de mon silence. Ayez confiance en lui !…

Je ne vous aurai pas à la représentation de Tristan ! Comment cela est-il possible ?… Laissez-moi vous croire en bonne santé et dans le calme absolu sur l’île heureuse…

La prochaine fois que je vous écrirai, cela ira mieux. Au reste, je suis seul, ne vois personne et n’ai affaire qu’avec les ouvriers, hélas !… Je… m’installe encore une fois !

Saluez cordialement Wesendonk ! Gratitude et fidélité !

Votre
R. W.



94.

Paris, 23 Oct. 59.
Ma chère enfant.

Depuis la veillée du jour des Morts de l’an passé, le maître a vu encore une fois la mort de tout près : cette fois-ci, en amie et bienfaitrice.

Il y a quelque temps, j’allais voir Berlioz. Je le rencontrai qui rentrait chez lui dans un état déplorable. Il venait de se faire électriser, dernier remède pour ses nerfs malades. Il me décrivit ses souffrances, qui commençaient dès son réveil, pour aller toujours croissant : je reconnus à cette description mon propre mal, absolument, et la source d’où il sort, jusqu’à dépasser finalement la mesure, notamment l’incroyable dépense de force nerveuse, tout à fait étrangère au reste des hommes, que je fais pour « diriger » ou, plus généralement, pour m’exprimer avec passion. Je reconnus que je deviendrais encore plus souffrant que Berlioz lui-même, si je ne cherchais pas à éviter autant que possible pareilles fatigues, car je sens qu’elles ont une action de plus en plus destructive sur moi. Chez Berlioz, malheureusement, l’estomac est déjà affecté au dernier degré et — si trivial que cela sonne — Schopenhauer a pourtant bien raison, quand il énonce parmi les conditions physiologiques du génie, entre autres, un bon estomac. Grâce à mon extraordinaire sobriété, je me suis assez bien conservé cet organe indispensable. Cependant dans le mal de Berlioz je prévis la probabilité du mien propre et j’étais fort effrayé quand je quittai le pauvre homme.

Il m’a fallu encore donner à mes Français Tannhäuser, jusqu’à la moitié. L’effort fut grand, avec la prédominance de mes peines morales si amères ; le lendemain, un petit écart de régime (un verre de vin rouge avec le bouillon du second déjeuner), et ce fut aussitôt une véritable catastrophe, qui m’abattit absolument. Comme j’étais couché là, extrêmement faible, attaqué jusqu’à la moelle centrale du corps, je sentis soudainement un bien-être divin. Évanouis tous chagrins, tous soucis, tout vouloir et devoir : harmonie parfaite entre le plus profond de mon âme et mon être physique ; silence de toute passion vitale ; repos, abandon complet des rênes de la vie, naguère convulsivement retenues.

Pendant deux heures, je savourai ce bonheur immense. Puis la vie reprit son cours : les nerfs tressaillirent ; la douleur, le besoin, le désir, le vouloir, s’en revinrent ; le malaise, la gêne, — l’avenir furent là de nouveau. Et, peu à peu, je me réveillai complètement, pour retrouver le souci de ma nouvelle installation.

C’est ainsi : encore une fois je m’installe, — sans foi, sans amour, sans espoir, sur la vacillante incertitude d’une rêveuse indifférence…

Qu’il en soit ainsi ! On ne s’appartient pas et quiconque le croit ne fait que s’illusionner…

Je ne suis pas encore tout à fait bien (ce qu’on appelle bien !) — je veux cependant vous donner encore une nouvelle toute fraîche. La dramatique idylle de Carlsruhe est complètement finie et abandonnée.[144] Devrient lui-même m’a épargné la peine de devoir refuser personnellement sa cantatrice : elle-même a déclaré n’être pas à la hauteur du rôle d’Isolde. Passons donc là-dessus ! En tout cas, l’entière aventure de Tristan est remise à plus tard et la porte est rouverte à d’autres fortunes qui se présentent. Passez le temps à rêver bellement en Sicile : vous n’y perdrez rien. Comme je vous souhaite, du plus profond de mon âme, douceur, chaleur, forces nouvelles et guérison ! Votre projet est excellent : félicitations et louanges au cousin Wesendonk…

La « colline verte » est arrivée… Pourquoi maintenant pour moi cette douce image d’innocence et de paix ! !…

Adieu pour aujourd’hui ! À bientôt d’autres nouvelles !

Mille salutations à l’amie !

R. W.



95.

Paris, 29 Oct. 59.

Une particularité que je me suis acquise dans mon art, et dont j’ai conscience de plus en plus clairement, me détermine aussi dans ma vie. Il a toujours été dans ma nature de passer rapidement et fortement aux extrêmes d’un état d’âme : ces extrêmes, d’ailleurs, ne peuvent faire autrement que se toucher ; en cela, même, gît souvent le salut de la vie. Au fond, l’art véritable n’a d’autre objet que de présenter ces états suprêmes dans leurs relations : ce dont il s’agit uniquement ici, le résultat décisif, n’est dû qu’à ces oppositions tranchées. Pour Part cependant naît de l’emploi matériel de ces oppositions une manière pernicieuse, qui peut dégénérer en recherche d’effets tout extérieurs. C’est de cela que souffre la nouvelle école française, à la tête de laquelle se trouve Victor Hugo…

Je reconnais maintenant que la particulière texture de ma musique (toujours, cela va sans dire, dans son étroite liaison avec le dessin poétique), ce que mes amis considèrent comme si nouveau et si important, doit son enchaînement à la sensibilité extrêmement fine qui me dispose à concilier, à relier intimement toutes les phases de transition entre les états d’âme extrêmes. Mon art le plus subtil et le plus profond, je voudrais pouvoir l’appeler l’art de la transition, car tout mon œuvre artistique est composé de telles transitions : la brusquerie, les heurts me sont devenus antipathiques ; souvent ils sont inévitables et nécessaires, mais alors même on ne doit les employer que si l’état d’âme est assez formellement préparé à cette brusque transition pour la réclamer de lui-même. Mon chef-d’œuvre dans l’art subtil de la gradation est sans doute la grande scène du second acte de Tristan et Isolde. Le début de la scène exprime la vie débordante en ses passions les plus véhémentes ; la fin, le désir le plus solennel, le plus profond, de la mort. Ce sont là les piliers : voyez un peu maintenant, mon enfant, comment je les ai reliés, comment l’on passe de l’un à l’autre ! Là gît le mystère de ma forme musicale, et, je l’affirme hardiment, jamais pareil accord, pareille ordonnance où se disposent clairement tous les détails, n’avait jusqu’à ce jour été seulement pressentie. Si vous saviez combien ce sentiment directeur m’a inspiré d’inventions musicales, — pour le rythme, le développement harmonique et mélodique, — qui m’étaient impossibles auparavant, vous comprendriez mieux que jamais comment, même dans les branches les plus spéciales de l’art, rien de vrai ne s’invente qui ne soit issu de telles grandes causes… Voilà l’art ! Mais cet art se rattache intimement à la vie chez moi. Les états d’âme extrêmes en conflit violent doivent toujours rester propres à mon caractère ; mais il m’est pénible de devoir mesurer leurs effets sur d’autres. Être compris est d’une si indispensable importance ! Si maintenant on veut faire comprendre en art ces extrêmes et grands états d’âme vitaux, qui restent proprement inconnus au commun des hommes (hormis dans les rares époques de guerre et de révolution), l’on ne peut y parvenir qu’en motivant les transitions de la façon la plus précise et la plus énergique ; et tout mon œuvre artistique consiste à éveiller le sentiment nécessaire et voulu en les motivant. Ainsi rien ne m’est plus affreux que, dans l’exécution de mes opéras, les sauts entrepris ici, — par exemple, dans Tannhäuser, où j’ai procédé pour la première fois avec le sentiment toujours plus fort de cette belle et persuasive nécessité de la transition : entre l’horreur causée par l’effroyable aveu de Tannhäuser et le respect avec lequel l’intercession d’Elisabeth est finalement écoutée, j’ai ménagé (musicalement aussi), une transition motivée de la façon la plus significative, dont j’ai toujours été fier et qui ne manque jamais son effet persuasif. Vous pouvez juger de mon état, quand j’appris qu’ici (comme à Berlin) on trouvait des longueurs dans cette scène et que l’on coupait net une partie essentielle de mon œuvre.

Telle est ma destinée en art. Et dans la vie ? N’avez-vous pas été témoin souvent d’occasions où l’on trouvait mon discours démesuré, importun, à n’en plus finir, lorsque, par une inclination analogue, mon seul désir était d’amener, après l’excitation, après quelque parole excessive, l’accord conscient, la conciliation réfléchie ?…

Vous rappelez-vous encore la dernière soirée avec Semper ? J’avais soudain perdu mon calme et blessé mon adversaire par une attaque des plus vives. À peine le mot m’avait-il échappé, que je repris mon sang-froid ; je ne vis plus alors que la nécessité — perçue par moi seul — de la conciliation, du tour qu’il fallait redonner à l’entretien. En même temps, j’avais le sentiment précis que cela ne pouvait se faire de façon intelligible que par un passage graduel, et non point par un brusque silence. Tout en continuant à parler d’un ton décidé et sans abandonner mon opinion, je me rappelle avoir dirigé la conversation simplement avec une certaine conscience artistique, laquelle, si Ton m’avait laissé procéder d’après mes intentions, eût conduit certainement à un dénouement conciliant, aussi bien au point de vue intellectuel qu’au point de vue moral. On se fût entendu et calmé en même temps. J’avoue que j’en demande trop ici, parce que, dès que la passion personnelle est en jeu, chacun veut avoir raison et veut être considéré comme blessé, plutôt que d’être amené à une entente. Dans cette occasion, comme dans beaucoup d’autres encore, je ne suis arrivé qu’à me faire reprocher de me complaire en mes discours. Vous-même, je le crois bien, vous êtes trompée, un instant, ce soir-là, et avez craint que mes premières paroles après cet éclat, très vives encore, ne fussent l’effet d’une excitation durable ; et cependant je me souviens de vous avoir répondu d’un ton fort calme : « Laissez-moi donc revenir à notre point de départ, cela ne peut pas aller si vite ! »

Croiriez-vous que pareilles expériences ont quelque chose de très pénible pour moi ?… Vraiment, j’aime mes semblables, et ce n’est pas une humeur farouche, égoïste, qui m’éloigne toujours davantage de toute société. Ce n’est point par vanité blessée que je suis sensible au reproche d’aimer trop à parler, mais j’éprouve ce triste sentiment : « Que peux-tu être pour les hommes, que peuvent-ils être pour toi, s’il ne s’agit pas dans notre commerce d’arriver à l’entente, mais, au contraire, de garder intacte chacun sa propre opinion ? » Sur les sujets qui me sont étrangers, dont je n’ai aucune idée certaine, soit par expérience directe, soit par l’intuition du sentiment, je ne m’étends jamais que pour me faire instruire ; mais quand, sur un sujet qui m’est familier, je sens que j’ai à dire quelque chose de judicieux et de logique, m’obliger à interrompre le développement de mon idée rien que pour laisser à autrui l’apparence d’avoir aussi raison avec l’avis exactement opposé, c’est rendre inutile toute parole qui pourrait être prononcée en société. J’évite maintenant toute société particulière… et je m’en trouve bien.

Mais peut-être suis-je par trop bavard aujourd’hui même, et mêlé-je trop de choses qui pouvaient demeurer distinctes. Me comprenez-vous quand, cette fois-ci encore, avec vous, mon sentiment me pousse à la transition graduelle, quand je veux accorder les extrêmes de mon âme et ne veux pas me taire soudain, pour vous dire ensuite, avec la même soudaineté, que je suis calme et serein ? Est-ce que cela vous paraîtrait naturel ? Non ! Suivez encore aujourd’hui la voie où je voudrais conduire votre sympathie pour aboutir à un sentiment plus apaisé à mon égard ! Rien ne peut être plus douloureux à mon cœur que d’éveiller une sympathie qui soit un tourment : quand cela sera passé, laissez-moi la belle liberté d’apaiser peu à peu, avec douceur. Tout chez moi s’enchaîne si solidement ! Cela a ses désavantages, car il arrive que des contrariétés banales, et (dans certaines circonstances) très faciles à écarter, peuvent avoir souvent sur moi une influence exagérée ; mais, d’un autre côté, cela présente cet avantage que j’y trouve aussi les moyens de m’apaiser : de même que tout coule vers la suprême tâche de ma vie, — mon art, — de même finalement sort de celui-ci la source claire qui rafraîchit les sentiers desséchés de ma vie. Par le fervent désir de produire un effet d’apaisement sur votre sympathie, je pouvais prendre conscience des plus hautes facultés d’art que je trouve toujours plus heureusement développées dans mes nouvelles œuvres ; et je pouvais vous parler comme du sanctuaire même de mon art, sans la moindre contrainte, sans la moindre fraude amicale même, en toute vérité, en toute franchise.

Ainsi toute ma situation me devient peu à peu plus claire : une certaine issue se présente, tournée vers un côté du monde où l’amitié et le noble vouloir peuvent avoir une action apaisante sur moi. Tout pourra s’arranger encore, et, quand j’aurai retrouvé la paix, quand le recours à mon art créateur sera redevenu possible, bientôt rien n’aura plus le pouvoir de troubler mon âme : je regarderai alors avec sang-froid vers le dehors, et, moins je m’efforcerai de ce côté, plus vite m’arrivera, sans doute, de là-même, ce que je dois volontiers accueillir. Donc… patience !…

Parmi mes livres, j’ai pris notre cher Schiller. Hier, j’ai lu la Pucelle d’Orléans. Cette lecture m’avait à ce point disposé musicalement que j’aurais parfaitement pu rendre par des sons le silence de Jeanne quand elle est publiquement accusée : sa faute, — sa faute miraculeuse ! — Aujourd’hui un discours de Posa (à la fin du deuxième acte), sur l’innocence et la vertu m’a véritablement stupéfait par l’incroyable beauté de la diction poétique. Comme je regrette de ne pouvoir satisfaire le comité Schiller de Berlin, qui m’a récemment prié d’écrire un chant pour ses fêtes ! Plaignez-moi, mais réjouissez-vous aussi, en apprenant que j’ai écrit cette lettre aujourd’hui interrompu à chaque instant par les ouvriers, parmi le tapage des tapissiers, de l’accordeur, des menuisiers, etc, etc. Peu s’en est fallu que je n’eusse le loisir d’écrire la musique demandée par le comité Schiller ; mais le délai est trop court et la Muse n’a pas encore de place dans ma petite maison.

Adieu ! aimez-moi ; ayez confiance en moi ! Encore un peu de patience ! Mille compliments et souhaits cordiaux !

R. W.



96.

Paris, 11 Nov. 59.
Ma chère enfant,

Vous me procurez une grande joie ! Hier enfin — j’ai été si occupé ! — je voulais vous écrire en même temps qu’à Wesendonk pour vous dire quel plaisir m’a fait votre dernière lettre ; ce matin arriva, encore une fois interrompu, qui m’apporta aussi le dithyrambe de Schiller. Je ne l’ai jamais mieux compris que maintenant : vous m’apprenez toujours à apercevoir des beautés nouvelles. Avec quel bonheur je conclus de tout cela que vous êtes guérie !

Moi aussi, je guéris lentement, et cela — je le dis maintenant — d’une grave maladie. Il y a dix ans, — également à Paris, — je souffrais de violents rhumatismes. Le docteur me conseilla surtout de dériver le mal, par une révulsion, vers le dehors, pour éloigner tout danger du cœur. Ainsi finalement toutes les souffrances de ma vie se concentraient et menaçaient de trouver leur issue dans mon cœur. J’ai cru vraiment succomber, cette fois. Mais tout sera de nouveau porté au dehors : je veux, par une noble et distrayante activité, essayer de détourner le danger du cœur. Vous m’aiderez ? N’est-ce pas, mes bons amis !

La première bonne nouvelle me vint de moi-même. Les épreuves du troisième acte de Tristan arrivèrent tout à coup. Comment le regard jeté sur cette dernière œuvre terminée me ranima, me fortifia, me remplit d’enthousiasme, vous pouvez le sentir avec moi. Un père à la vue de son enfant peut à peine éprouver pareille joie ! Mais, à travers un flot de larmes, — pourquoi cacher ma faiblesse ? — j’ai entendu cet appel : « Non ! Ce n’est pas encore la fin : il faut achever ! Celui qui est encore capable de créer une telle chose est encore plein à déborder !… »

Ainsi soit-il donc !

Maintenant votre lettre aussi m’a fait grand plaisir, et surtout j’aime à voir que l’enfant, devenue si intelligente, peut cependant quelquefois se méprendre légèrement sur moi. Alors je me dis : « Elle aura encore la satisfaction de reconnaître son erreur tout à fait un jour : par exemple que, s’il m’arrive de parler politique, j’ai tout autre chose en vue que le thème apparent, etc. » Mais quel plaisir j’éprouve à avoir tort quand je discute avec vous ! Car j’apprends toujours quelque chose de nouveau…

Cependant l’amitié m’a imposé une triste tâche. J’avais appris tout à coup la maladie mortelle de mon cher et paternel Fischer, à Dresde. Vous vous rappelez que je vous ai parlé souvent de sa merveilleuse fidélité, de son dévoûment. Une maladie de cœur a conduit finalement le vieillard tout près de la mort. Ma femme, en entrant dans sa chambre, l’entendit proférer, au milieu des spasmes les plus affreux, ce cri plaintif : « Ô Richard ! Richard m’a oublié, m’a repoussé ! » Je l’avais attendu, cet été, à Lucerne et depuis ne lui avais plus écrit. Je lui écrivis alors tout de suite. Et voilà que je reçois l’annonce de sa mort : il n’a plus pu se faire lire ma lettre.

Or donc, ces jours-ci, j’ai écrit un Adieu[145] au cher brave homme ; dès que j’en aurai reçu un exemplaire, je vous l’enverrai !… Cela aussi fut une occupation !…

Et les ouvriers n’ont toujours pas quitté ma maison : ces Parisiens sont chez vous exactement comme chez eux. Enfin mon petit étage est en ordre. Si vous entriez ici, vous croiriez me trouver encore dans l’« Asile ». Les mêmes meubles, l’ancienne table de travail, les mêmes tapis verts, gravures, tout tel que vous le connaissez. Seulement, les pièces sont encore plus petites et j’ai dû m’arranger de mon mieux : mon petit salon contient l’Érard, le canapé vert avec les deux fauteuils qui étaient dans la chambre où l’on prenait le thé ; aux murs, le Kaulbach, le Cornélius et les deux Murillo.[146] À côté, un petit cabinet avec bibliothèque, table de travail et la causeuse bien connue (souvenir de Lucerne). J’ai fait tapisser ma chambre à coucher d’un papier uni violet pâle, encadré de quelques bandes vertes : la Vierge à la Chaise constitue la parure. Un tout petit cabinet, à côté, est arrangé en salle de bains. Me voici donc « installé » pour la dernière fois ! Vous savez que si je prends une ferme résolution, je suis capable de m’y tenir : eh bien ! jamais, jamais plus je ne m’ « installe » ! Dieu sait ce qui mettra fin à cet établissement-ci ; je sais, moi, qu’il prendra fin avant que je meure ; mais je sais aussi que je ne m’arrange plus d’autre nid et veux sans rien posséder attendre là où l’on me fermera les yeux.

Cette fois, j’ai de nouveau mis une ardeur ridicule à installer tout le plus tôt possible, afin de trouver la paix : je me surmène alors, non point pour l’amour de la chose en elle-même, mais pour arriver rapidement à la situation voulue, dans laquelle certains besoins, satisfaits souvent jusqu’au plus minime détail, n’exerceront plus d’effet fâcheux sur moi. Ainsi en doit-il être, car autrement je ne puis m’expliquer cette ardeur ridicule avec laquelle je poursuis quelque chose, pendant un certain temps ; je sais, d’autre part, combien peu je tiens à tout cela et avec quelle indifférence je laisserais tout. Oui, vous pouvez rire ! Je vous le permets encore cette fois. —

Il y a quelques jours, on m’a invité à une soirée musicale, où furent joués des sonates, des trios, etc, de la dernière période de Beethoven. L’interprétation et l’exécution m’ont fortement déplu : on ne m’y reprendra pas de sitôt. Cependant j’ai eu quelques petites aventures. Je m’assis à côté de Berlioz, qui me présenta immédiatement le compositeur Gounod, assis près de lui, — un artiste d’extérieur fort aimable, et d’intentions honnêtes, mais sans aucuns dons supérieurs. — À peine ma présence fut-elle connue que de tous côtés on s’empressa auprès de Berlioz pour m’être présenté par lui. Chose étrange, c’étaient encore des enthousiastes de mon art, qui ont étudié mes partitions sans connaître l’allemand. Parfois j’en suis tout déconcerté. Je crains à présent de nombreuses visites et dois me tenir un peu sur mes gardes. Jusqu’ici j’ai négligé honteusement la jeune Charnacé. En face de Paris, je n’ai pas encore recouvré mon sang-froid. Mais, après tout, j’ai l’envie d’entreprendre quelque chose, — rien que pour faire sortir mes rhumatismes.

Je lis la Musique tzigane de Liszt. Un peu trop d’enflure et de phraséologie.[147] Cependant la très vigoureuse définition de la nature tzigane (évidemment les Tchandalas de l’Inde) m’a vivement rappelé Prakriti (ou Savitri). Je vous en reparlerai une autre fois.

Pour aujourd’hui… mille remerciements ! Ah ! que dis-je donc là ! Bientôt je bavarderai de nouveau avec l’enfant !…

R. W.



97.

Paris, 29 Nov. 59.

Quelle grande joie vous m’avez encore donnée, mon amie ! Croyez-moi, si je ne pouvais me voir que dans le miroir que me présentent le monde et tous mes amis, je me détournerais bien vite avec horreur. Je ne puis être sincère et vrai entièrement avec personne : partout il reste des taches et des plaques troubles où je ne sais comment suppléer. Mais sitôt que vous me répondez, je me vois embelli : tout — et moi-même — m’apparaît noble alors ; je me sens sauvé. Mes enfants, que nous soyons trois, voilà tout de même un grand miracle ! C’est incomparable, c’est mon et votre plus magnifique triomphe ! Nous dominons incroyablement, de très haut, l’humanité ! Par miracle, ce qu’il y a de plus noble, devait devenir Vérité,[148] un jour ; et le vrai n’est si incompréhensible que parce qu’il est tellement unique. Jouissons de ce haut bonheur ; il n’a point d’utilité et n’est là pour rien : on ne peut que le goûter, et seulement ceux-là peuvent le goûter qui ne font qu’un avec lui.

Soyez les bienvenus en terre française, maintenant : le poëte des Nibelungen vient à vous et vous tend la main. Mon cordial et joyeux salut vous accompagne pendant votre voyage vers l’Italie ; vous allez à la rencontre d’une jouissance que je ne dois pas goûter et que je vous souhaite double : jouissez pour moi aussi de la douceur du ciel, de la poésie du paysage, du passé vivant, et soyez de la sorte deux fois heureux. Quel bonheur ineffable j’aurais à être avec vous !…

Il ne me reste plus rien d’autre qu’à faire un dernier effort, un effort énergique, pour vaincre, une fois pour toutes, un éternel obstacle de la vie. Si désolée, si déséquilibrée que soit ma situation, j’ai pourtant compris que beaucoup de choses peuvent devenir acceptables et supportables, si j’arrive à me procurer les moyens extérieurs nécessaires pour déterminer en tout temps mon genre de vie, mes projets, mes actes, d’après mes besoins et mon bon plaisir, sans être éternellement à l’affût de la seule chose qui donne aujourd’hui la liberté et dont la possession confère à tous nos actes la certitude. Je viens de sentir mieux que jamais — bien qu’il en fût ainsi pour moi depuis toujours — que je suis capable de supporter n’importe quel insuccès, n’importe quelle désillusion, n’importe quelle impossibilité d’aboutir, tout, tout, avec la plus grande, la plus dédaigneuse indifférence, mais que les tourments dont je viens de parler m’impatientent furieusement. Tout dédaigner, ne se laisser détourner par rien de la source intérieure, pouvoir renoncer à toute réputation, à tout succès, même à la possibilité d’une représentation dirigée par moi de mes œuvres, mais devoir, avec des grincements de dents, me meurtrir les pieds au bâton que le Destin m’a jeté entre les jambes sur ma route tranquille et solitaire !… Je n’y puis rien changer : à l’exaspération que cela me cause, je suis et reste très sensible et, aussi longtemps que je tiendrai debout, — je n’y puis rien changer non plus, — tous mes efforts, je les emploierai, avec une suprême irritation, à éloigner ce bâton… Heureusement que je puis me donner l’illusion, précisément à cette heure, que cela s’accorde très bien avec mon sentiment intime de me tourner pour quelque temps exclusivement vers le dehors. Probablement, vous ne vous y laissez pas prendre tout à fait, et, si vous croyez que, sans balancer, je préférerais prendre soin de mon recueillement intérieur dans une aimable solitude, au milieu d’un entourage sympathique, comme chez vous, par exemple, et, finalement, indifférent à leurs destinées ultérieures, me vouer à la création d’œuvres nouvelles, laissez-moi vous dire que vous êtes absolument dans le vrai ; — ceci entre nous, bien entendu ! — Mais, je le répète, je crois qu’il me deviendra possible maintenant de me convaincre du contraire ; et à cela contribuent pour beaucoup, oui, presque d’une façon décisive, mes toutes récentes relations avec mes soi-disant amis d’Allemagne. L’état des choses là-bas est réellement incroyable, à tel point que je ne vous en dis rien, car vous finiriez par ne plus me croire. Ainsi je suis convaincu que vous me taxeriez d’exagération et d’erreur, si je vous dépeignais la façon dont m’a traité cet Ed. Devrient, en véritable ennemi ou, pour le moins, en homme sans conscience. Je vous dirai cependant que j’y étais préparé depuis longtemps et que finalement cela ne m’a point surpris. Volontiers je l’excuse : chacun a son dada, et le sien est un Institut théâtral réglementé suivant la norme, sans aucun écart sur le terrain qui n’est pas foulé tous les jours. En ce sens il a toujours été instinctivement opposé à mes œuvres, et seule l’intervention enthousiaste de la jeune grande-duchesse le poussait en avant, avec des hochements de tête et un air de mauvaise humeur. À présent, il a remporté la victoire. Il dit ouvertement que j’en suis arrivé à l’impossible. Je me demande si ce jeune et enthousiaste cœur de femme n’est pas ébranlé maintenant et ne donne pas intérieurement raison à l’homme d’expérience, à l’homme prudent, — à l’homme « sage », si vous voulez ! — Qu’en pensez-vous ? Le jeune grand-duc le fera sûrement.

Voyez-vous, mon enfant, ceci et d’autres expériences du même genre ont réveillé quelque peu mon ancienne humeur batailleuse : c’est un peu fou, mais déjà le fait que je vis est une folie, vous devez l’avouer. L’impossible m’a déjà excité à combattre ; et d’avoir Paris en vue, comme je l’ai maintenant, m’a longtemps semblé chose impossible. Mais pour l’impossible j’ai une mesure toute particulière et intime : mon état d’âme seul, et mon penchant vers la persévérance me diront si j’arriverai à réaliser ce que j’ai entrepris, et, en conséquence, seule la chose pour laquelle j’aurai perdu le goût me paraîtra impossible. Ceci peut se produire facilement, car le dégoût possède un terrible pouvoir en moi et quand il se montre clairement, il est invincible. Je ne le combats donc point ; c’est à lui qu’il appartient de juger les possibilités. Je le sens souvent, et alors ce sont pour moi des journées misérables. Puis il est calmé par telle ou telle rencontre surprenante : une sympathie, une compréhension naissante se présentant là où je ne les avais jamais espérées. Alors le voile de Maïa se retisse ; un moment m’apparaît, semblable à un éclair lumineux de vérité rayonnante ; les obstacles m’attirent, les risques flamboient et… c’est à voir qui restera sur place : le dégoût ou l’envie de combattre ? Je ne puis le dire encore. Si j’étais l’un de ces heureux que la destinée a pourvus d’or et d’argent, sans qu’elle m’eût refusé la fierté et le talent, je préférerais naturellement vous accompagner à Rome pour deux beaux mois. Cela, je le sais. Allez maintenant seuls, mes enfants : je verrai comment vaincre ma destinée ; alors je viendrai aussi, un jour. Bon voyage ! Mille sincères amitiés !

R. W.



98.

Paris, 19 Dec. 59.

Chère enfant, dont c’est l’anniversaire,

Est-ce que j’arrive bien ? Est-ce aujourd’hui le 23 ? Le jour convient peut-être, mais le cadeau ? Que donner à l’enfant ? Je suis tellement pauvre, à présent ! Mes ressources sont tout à fait taries. Se réjouir de bonnes idées, les mettre sur le papier, les communiquer, il me semble que je ne connais plus cela depuis longtemps ! La seule chose qui me soit venue en tête, c’est le finale de ma dernière (?) œuvre, et ce n’est vraiment pas une mauvaise idée. Écoutez comment elle m’est venue…

Vous savez que Hans[149] voulait exécuter le prélude de Tristan, l’autre hiver, et qu’il me pria d’écrire pour ce prélude une conclusion. À cette époque, je n’aurais rien trouvé ; cela me semblait tellement impossible que j’opposai un refus des plus nets. Depuis, j’ai écrit le troisième acte et trouvé la conclusion finale de toute l’œuvre : montrer ce finale comme un vague espoir de rédemption, l’idée m’en est venue, maintenant, en formant le programme d’un concert à Paris qui m’intéressait surtout parce que je voulais y inscrire le prélude de Tristan. J’ai parfaitement réussi à réaliser ma conception et vous envoie ce finale mystérieux et apaisant, comme la meilleure chose que je puisse vous donner pour votre anniversaire. Je vous ai noté la musique telle à peu près que je l’ai jouée pour moi au piano : elle contient quelques difficultés et je pense que vous ferez bien de chercher un Baumgartner romain pour vous la jouer, à moins que vous ne préfériez la jouer avec lui à quatre mains : alors vous devrez arranger la partie de la main droite pour vos deux mains. À vous maintenant de voir ce que vous tirerez de ce présent incommode ! Vous comprendrez mieux ce que j’ai écrit pour mon public parisien à titre d’explication du prélude tout entier : cela se trouve au verso du spécimen calligraphique. Mais vous reconnaîtrez de nouveau dans la musique le lierre et la vigne, notamment quand vous l’entendrez jouer à l’orchestre, où les instruments à cordes alternent avec les instruments à vent. Cela sera très beau. Je crois que je l’entendrai vers la mi-Janvier : alors je l’entendrai en même temps pour vous !

Et maintenant mille amitiés et mille souhaits cordiaux, envoyés de ce froid Paris, où la neige et le gel nous feront bientôt mourir ! Comment allez-vous ? Rome a-t-elle confirmé vos espérances ? Donnez-moi vite de vos nouvelles ! J’ai besoin d’en recevoir !

Adieu ! Soyez bénie et honorée du plus profond de mon cœur !

Votre
R. W.



99.

Paris, 1er Janvier 1860.

Amie, je vis encore ! C’est la chose la plus remarquable que je puisse vous dire pour le jour de l’an !

Dieu sait comment l’espoir m’était venu de recevoir aujourd’hui quelques nouvelles de vous. Nos lettres sont pourtant, à présent, bien lentes et irrégulières. À mon grand regret, j’avais constaté, par la date de votre lettre, que la mienne ne vous serait pas arrivée le 23 Décembre. Je ne puis donc attendre pour aujourd’hui la réponse.

Je suis heureux de vous savoir, cependant, bien arrivés et en bonne santé à Rome. Votre lettre me prouve que je puis parfaitement vous abandonner à vous-même maintenant. Vous avez ouvert les yeux, et regardez… Peut-être l’aviez-vous omis. Voyez et regardez pour moi aussi : j’en ai besoin, et ne pourrais vous préférer personne pour voir à ma place. Mon cas est tout à fait particulier : je l’ai reconnu à plusieurs reprises, et, finalement, de la façon la plus précise en Italie. Pendant un certain laps de temps, mon œil est vivement saisi par des impressions profondes, mais cet effet ne dure guère. Cela ne provient certainement pas de ce que mon œil soit insatiable ; il semble plutôt qu’il ne me suffise point comme organe sensible pour observer le monde. Peut-être suis-je dans le même cas que Gœthe, qui prenait tant de plaisir par les yeux, et qui s’écriait dans Faust : « Quel spectacle ! mais, hélas !… rien qu’un spectacle ! »

Cela provient peut-être de ce que je suis trop décidément l’homme de l’oreille ; et cependant je vis parfois pendant de si longues périodes sans le moindre aliment pour l’ouïe ! Non, cela ne me paraît pas encore la véritable cause. Il doit exister un sens intérieur, indéfinissable, et qui n’agit jamais si nettement que lorsque les autres sens, tournés vers le dehors, ne font que rêver. Quand je ne vois ou n’entends plus clairement, ce sens agit alors plus que jamais et il apparaît en sa fonction comme une paix productive : je ne puis le nommer autrement. J’ignore si cette paix est analogue à la paix plastique dont vous parlez ; je sais seulement que cette paix va du dedans au dehors, qu’avec elle je suis au centre du monde, tandis que ce que vous appelez paix plastique me semble plutôt agir du dehors, comme un apaisement de l’inquiétude intérieure. Quand je me trouve dans cet état d’inquiétude intérieure, aucune image, aucune œuvre d’art plastique ne peuvent me faire impression : cela manque son effet comme un vain joujou. C’est seulement le regard jeté au-delà qui trouve pour moi l’apaisement. C’est aussi le seul regard qui me rende sympathiques mes semblables, ce regard par-dessus le monde ; c’est le seul aussi qui comprenne le monde. Ainsi regardait Calderon, et qui a plus magnifiquement que lui rendu la vie, la beauté, toute floraison ?

Gœthe à Rome est une réjouissante figure et des plus importantes : ce qu’il recueillait là, c’était pour le bien de tous, et à Schiller il épargna sans doute le soin de voir par lui-même. Celui-ci pouvait alors s’accommoder parfaitement de cette aide et créer ses plus nobles œuvres, tandis que Gœthe poussait le plaisir de l’œil jusqu’à la fantaisie, à tel point que nous le voyons finalement former avec une étrange convoitise une collection de monnaies. C’était foncièrement, absolument, l’homme de l’œil !

Laissons-nous conduire par lui, quand il s’agit de voir ; certainement, nous serons bien servis. À Rome, prenez-le pour guide ; qu’à son côté, une magnifique et délicieuse paix descende sur vos yeux d’enfant ! Voyez pour moi également ! Et donnez-moi toujours des nouvelles aussi importantes et aussi plaisantes que cette première fois !

Il n’y a pas grand’chose à dire de moi, mon enfant ! À Rome, ne vous occupez donc point d’un homme qui va de porte en porte, à la recherche d’une salle de concert convenable : il n’ose pas même vous dire ce qu’il éprouve dans ces courses.

Mes amitiés à Otto, et dites-lui que bientôt il y aura du nouveau. Le 1er Mai, je pense ouvrir mon Opéra allemand,[150] salle Ventadour : les meilleurs chanteurs de l’Allemagne acceptent tous avec enthousiasme ; Madame Ney, Mayer-Dustmann (de Vienne), Tichatscheck, Niemann, etc., se rangent sous mon drapeau, même au prix de sacrifices pécuniaires. J’ai l’espoir de bientôt régler tout définitivement. D’abord, donc, Tannhäuser et Lohengrin ; en même temps, les études de Tristan, qui sera joué à peu près du 1er au 16 Juin. Il me faut tâcher d’arriver au but. Mais cela n’a rien de romain !

Vous savez que je me proposais d’avoir pour quelque temps une activité purement extérieure ; j’y suis forcé aujourd’hui, notamment par le mécompte de Tristan à Carlsruhe. Tous mes projets actuels ne visent qu’à la possibilité de me représenter Tristan. Alors, de nouveau je laisserai aller les choses. Je ne pense à rien d’autre. J’ai pour le moment assez de mes efforts pour arriver à ce but… Et si j’étais Gœthe, j’irais, aujourd’hui, près de vous à Rome, soyez-en bien sûr !

Et, maintenant, une bonne, belle et radieuse année ! Je suis tout heureux de vous savoir à Rome, sous le ciel de l’Italie ! Mille cordiales amitiés à Otto et aux enfants !

De fidèle affection,
à vous.
R. W.



100.

Paris, 28 Janvier 1860.

Enfin, ma chère enfant, il faut me décider à vous donner de mes nouvelles en courant, en pleine agitation. Au milieu de mes tourments, c’est mon réconfort de songer comment je me recueillerai pour vous raconter bien tranquillement, bien à mon aise, tout ce que j’ai souffert ; mais je ne suis pas encore au bout, et, sans doute, je n’y arriverai jamais. Donc, plus de retard inutile, et, au lieu de cela, quelques lignes de certitude.

Toutes mes expériences précédentes ne sont rien en comparaison d’une observation, d’une découverte, que j’ai faite à la première répétition d’orchestre pour mon concert, parce qu’elle a décidé de tout le restant de ma vie et que les conséquences m’en domineront désormais tyranniquement. Je faisais jouer pour la première fois le prélude de Tristan, et il me parut que les écailles me tombaient des yeux, quand j’ai reconnu à quelle distance, en ces huit dernières années, je me suis éloigné du monde, — à perte de vue ! — Ce petit prélude était si inconcevablement nouveau pour les musiciens, que je fus forcé de conduire mes gens de note en note, comme à la découverte de pierres précieuses dans une mine.

Bülow, qui était présent, m’avoua qu’en Allemagne les exécutions de ce morceau avaient été acceptées de confiance et sur parole, mais qu’au fond le public n’y avait absolument rien compris. Je parvins à le faire comprendre à l’orchestre et au public : oui, on m’assure qu’il a produit la plus profonde impression ; mais comment ai-je mis cela sur pied, ne me le demandez pas ! Suffit qu’aujourd’hui j’aperçois clairement qu’il m’est impossible de songer à créer plus avant sans avoir comblé le gouffre terrible derrière moi. Je dois d’abord faire représenter mes œuvres. Et qu’est-ce à dire ?…

Mon enfant, c’est-à-dire que je dois me plonger dans un marais de douleur et de sacrifice, où je périrai peut-être… Tout, tout peut devenir possible, mais seulement à condition que j’aie beaucoup de temps et de loisir, que je puisse avancer pas à pas avec chanteurs et musiciens, que je n’aie rien à précipiter, rien à couper faute de temps et que j’aie toujours tout à ma disposition. Et qu’est-ce à dire encore ? L’épreuve de ce concert, avec le temps si parcimonieusement mesuré, me l’a démontré : il faut que je sois riche ; il faut que je puisse sacrifier sans compter des milliers et des milliers de francs pour m’acheter emplacement, temps et bonnes volontés. Puisque je ne suis pas riche, il me faut bien tâcher de m’enrichir : il me faut permettre qu’on donne ici mes anciens opéras en français, pour être enfin, avec les croissants et considérables bénéfices de ces représentations, en état de révéler mes œuvres nouvelles. — Voilà le problème qui se pose pour moi ; je n’ai pas le choix ! Donc… à Dieu va ! C’est là encore ma tâche ; c’est pour cela que le démon m’a conservé en vie ! Ce serait folie de songer à autre chose ! Je n’entrevois rien que ces convulsions terribles pour la mise au monde de mes dernières œuvres.

Oh ! restez à Rome ! Comme je suis heureux de vous savoir ainsi hors du monde ! Regardez, contemplez, méditez bellement et délicieusement ! Faites-le pour moi, et ce me sera un soulagement de recevoir de vous ces images intimes et profondes. Cela rafraîchira et réconfortera celui qui tremble la fièvre ! Ainsi maintenant êtes-vous ma suprême consolation !

Deux mots encore des événements extérieurs. Après des peines et des tracas inouïs, je parvins, mercredi dernier, à mon premier concert.[151] La soirée a été vraiment une fête, je ne puis dire autrement. L’orchestre était déjà rempli d’enthousiasme, comme suspendu à mon regard, à mon geste.

Je fus accueilli par lui et par le public avec acclamations interminables, et l’éclat, l’étonnement, les transports redoublèrent à chaque morceau. La sensation est immense : impressions extraordinaires, conversions, feuilletonistes (celui de la Patrie) se précipitant vers moi pour me baiser la main ! J’éprouvais une fatigue mortelle. Ce soir-là, j’ai reçu la dernière consécration de ma souffrance : je dois, il le faut, marcher en avant ! C’est l’unique tâche qui me reste. La fleur s’ouvrira au monde et mourra : conservez-en le chaste bouton !

Bien des amitiés à Otto ! Dites-lui que je l’aime ! Adieu, ma chère et noble enfant ! Vivez d’une vie douce et intime, et ainsi donnez-moi le réconfort ! De fidèle affection,

à vous.
R. W.



101.

Paris, 3 Mars 60.

Je veux faire de ce jour un jour de fête. Je veux vous écrire, amie ! Après avoir bien réfléchi, et dans l’intention la plus amicale, j’ai maintes fois déposé la plume que j’avais reprise, ces temps-ci, pour vous écrire. Mon besoin de communiquer avec vous est grand et je veux tâcher d’en mériter la satisfaction en vous donnant beaucoup de bonnes nouvelles.

D’abord je vais vous décrire ce qui se trouve sur ma cheminée, en guise de pendule. C’est une chose étonnante. Sur une monture recouverte de velours rouge s’élargit un écusson d’argent où sont gravées des devises tirées de mes œuvres, depuis Rienzi jusqu’à Tristan et Isolde. Au-dessus de cet écusson, dans une couronne d’argent, dont une branche est de laurier, l’autre de chêne, se déroule à moitié une grande feuille de papier à musique, en argent, où sont gravés les thèmes principaux de mes opéras. Une belle plume d’argent est posée entre les branches de la couronne, au-dessus de la feuille de papier à musique ; les branches sont réunies par un nœud d’or qui porte cette inscription : « Le cœur de l’homme juste doit s’épanouir au soleil des grands hommes », et puis : « Dédié au maître sublime, en témoignage de sincère vénération, par Richard Weiland ».

Ce Richard Weiland[152] est un bourgeois de Dresde, que je n’ai jamais connu, mais qui vint me voir, un matin, à Zurich, — dans « l’Asile », — et me fournit une critique assez drôle de la manière dont Tannhäuser avait été exécuté à Prague, en me rapportant simplement que là-bas l’ouverture avait duré vingt minutes : elle n’avait duré que douze minutes, sous ma direction, à Dresde… J’ai trouvé l’envoi, avec une lettre fort discrète, un jour que je revenais de faire répéter mes chœurs, affreusement fatigué… J’ai maintenant le bâton[153] et cette pièce d’orfèvrerie…

Mes concerts ici m’ont mis en relation avec quelques hommes dévoués et intelligents.

Gasperini, un médecin très aimable, cultivé, bien doué, qui prochainement se vouera tout entier à la littérature et à la poésie, un homme de bel extérieur et de cœur chaleureux, mais peut-être sans grande énergie propre, — m’appartenait déjà avant mon arrivée, est maintenant le plus ardent et le plus tenace champion de ma cause. Pour la soutenir, il est entré au Courrier du Dimanche.

En Villot, j’ai gagné une tête excellente et fort bien meublée, un esprit fin et clair, libre de tout préjugé. Cet homme, qui déjà vient le marier un fils, est conservateur des Musées du Louvre et, comme tel, a la direction générale des trésors artistiques. Dans une œuvre gigantesque, qui lui a coûté quinze années de travail constant, il a écrit une histoire des collections du Louvre…

Figurez-vous maintenant que cet homme, longtemps avant de faire ma connaissance, possédait déjà toutes mes partitions et les a étudiées minutieusement. Il a été tout heureux de pouvoir obtenir des Härtel, dès maintenant, par mon intermédiaire, une partition de Tristan. Il m’a surpris par la netteté de son jugement, surtout quand il apprécie les facultés de sa propre nation, à laquelle il appartient tout à fait pour l’expression, tandis qu’il la dépasse de beaucoup par l’esprit. Sa tête est très belle et très fine. Il m’a invité à voir en détail, sous sa conduite, les trésors du Louvre ; je n’ai pas encore pu profiter de l’invitation, ni de longtemps ne le pourrai !

Parmi beaucoup d’autres, je vous citerai encore le romancier Champfleury, dont je vous ai envoyé la brochure,[154] écrite sous une première impression. Il a un regard profond, d’une mélancolie bienveillante.

Son ami, le poëte Baudelaire m’a écrit plusieurs lettres admirables ; il ne veut m’être présenté cependant qu’après avoir achevé quelques poëmes dont il désire me faire hommage. Je vous ai parlé de Franck-Marie : il a écrit sur moi quelque chose d’important ; mais, personnellement, je ne le connais pas encore.

Il y a encore un jeune peintre, Gustave Doré, qui a déjà ici une grande réputation ; il a fait un dessin pour l’Illustration, qui me représente dirigeant un orchestre d’esprits dans un site alpestre. De plus, il y a aussi plusieurs musiciens et compositeurs qui se sont déclarés pour moi avec enthousiasme ; entre autres, Gounod, un homme tendre, bon et pur, mais pas profondément doué. Louis Lacombe, Léon Kreutzer, Stephen Heller. Important comme très profond musicien, est Sensale,[155] qui doit me jouer à l’avenir mes partitions.

Un M. Perrin, important comme peintre, ancien directeur de l’Opéra-Comique et probablement futur directeur du grand Opéra, m’est très dévoué et a bien parlé de moi dans la Revue Européenne.

Berlioz a succombé à l’envie ; mes efforts pour pouvoir rester en bonne amitié avec lui sont devenus inutiles par Paccueil brillant fait à ma musique, lequel lui est insupportable. À vrai dire, il se trouve contrecarré par mon apparition à Paris à la veille de l’exécution de ses Troyens ; sa mauvaise étoile lui a aussi donné une méchante femme qui se laisse corrompre pour influencer son mari, souffrant et faible. Sa conduite envers moi a été une continuelle oscillation entre un penchant amical et une répulsion envieuse. Il a publié très tardivement son compte rendu, que vous aurez lu sans doute, et de façon à se dispenser de relever l’effet produit par une nouvelle audition de ma musique. J’ai cru bon de répondre à sa manière équivoque, sinon méchante, de traiter la question de la « musique de l’avenir ». Vous trouverez cette réponse dans le Journal des Débats du 22 Février.

Rossini s’est mieux conduit. On lui avait attribué un bon mot sur mon manque de mélodie, et le bon mot avait été reproduit avec avidité jusque dans les journaux allemands. Et voilà qu’il vient de dicter tout exprès une rectification, où il déclare ne rien connaître de moi, si ce n’est la marche du Tannhäuser, qui lui a fait le plus grand plaisir ; il ajoute que, d’ailleurs, d’après tout ce qu’il sait de moi, il me tient en grande estime. Ce sérieux, chez ce vieil épicurien, m’a surpris…

Enfin, j’ai encore une conquête à vous annoncer, celle d’un maréchal, du maréchal Magnan. Il a assisté à mes trois concerts et témoigné beaucoup d’enthousiasme. Comme malheureusement ma situation veut que, pour certains milieux, je me fasse bien connaître d’un personnage si considérable, je lui ai rendu visite, et ses paroles m’ont vraiment surpris. Il avait dû lutter à la ronde et ne comprenait pas comment on pouvait entendre dans ma musique autre chose que de la musique, tout comme Gluck et Beethoven en avaient écrite, seulement avec la marque spéciale du génie « d’un Wagner »…

Je n’ai pas encore pu retrouver un de mes programmes de concert. Cependant vous en aurez un. Vous verrez qu’ils n’ont pas été trop intimes. Votre remarque a tout décidé. Pour Tristan, il n’y a qu’une notice sur le sujet…

Je veux vous dire encore quelques mots des concerts. Les instruments à cordes étaient excellents : trente-deux violons, douze altos, douze violoncelles, huit contrebasses, — une masse extrêmement sonore, que vous auriez eu grande joie à entendre. Seulement, les répétitions étaient encore insuffisantes, et je n’avais pu encore obtenir le piano voulu. Les instruments à vent n’étaient bons qu’en partie : à tous manquait l’énergie, notamment le hautbois restait toujours pastoral et ne s’élevait jamais jusqu’à la passion. Les cors étaient misérables et m’ont coûté maint soupir ; les malheureux cornistes excusaient leurs fréquentes attaques fautives en prétendant que mon geste les intimidait. Les trombones et les trompettes n’avaient pas d’éclat. Mais finalement tout fut réparé par le vraiment grand enthousiasme qui saisit l’orchestre, du premier musicien jusqu’au dernier, et qui s’accrut si visiblement aux exécutions que Berlioz, d’après les on-dit, en demeura tout consterné.

Les trois soirées furent donc de véritables fêtes, et, pour les démonstrations d’enthousiasme, les fêtes de Zurich n’étaient rien en comparaison de celles-ci. Dès le début, le public était captivé. Pour l’ouverture du Vaisseau-Fantôme, j’avais composé une nouvelle fin, qui me plaît beaucoup et fit aussi impression sur l’auditoire. De naïfs cris de joie éclatèrent immédiatement après la mélodie gracieuse de la marche du Tannhäuser, et, chaque fois que cette mélodie revenait, la même explosion se renouvela. Cette ingénuité enfantine me mit vraiment en belle humeur, car je n’ai jamais entendu la joie éclater si spontanément. Le chœur des Pèlerins fut la première fois chanté avec hésitation et sans entrain ; plus tard, cela marcha mieux. L’ouverture du Tannhäuser, exécutée avec une grande virtuosité, me valut chaque fois de nombreux rappels. Le prélude de Tristan ne fut joué à ma guise qu’au troisième concert ; il m’a fait beaucoup de plaisir ce soir-là. Le public aussi semblait être fort empoigné, car lorsque — après les applaudissements — un opposant se risqua à siffler, un tel ouragan éclata, si intense, si prolongé, toujours renaissant, que je commençai vraiment à me sentir gêné à mon pupitre et que je dus prier, par des gestes de la main, de cesser à la fin, pour l’amour de Dieu, ma satisfaction étant complète ; mais cela même ralluma une nouvelle ardeur, et l’ouragan se déchaîna de plus belle. Bref, je n’ai jamais rien vu de pareil.

Tous les fragments de Lohengrin firent, dès le début, un effet extraordinaire ; orchestre et public, après chacun, m’auraient presque porté en triomphe. Vraiment, je ne peux pas dire autrement, ce furent des soirs de fête…

Et maintenant l’enfant demandera, sans doute, avec étonnement, pourquoi je ne suis pas content après de si belles émotions, pourquoi je regarde si tristement devant moi ? Oui, c’est tout spécial…, et je puis dire seulement que les fêtes c’est bel et bon…, mais que je n’en ai pas besoin ! De telles soirées restent quelque chose qui m’est extérieur : ce sont des ivresses, rien d’autre, et elles laissent derrière elles les effets de toute ivresse. Oui, si seulement j’étais autrement fait, cela irait bien. Après tout, je suis parvenu assez loin ; je pourrais jouir du repos maintenant, attendre à mon aise les événements, et ce qui est immanquable, à ce qu’on m’assure, la célébrité, les honneurs, que sais-je encore ! Quel fou je serais, alors ! Figurez-vous qu’au premier concert j’étais distrait parce que certain receveur général[156] n’était pas encore arrivé de Marseille. Et de quoi s’agissait-il avec cet homme ? C’était l’homme riche dont Gasperini m’avait assuré qu’il s’intéresserait vivement à mon projet de faire représenter mes opéras en France, et auquel on persuaderait sans peine de me soutenir puissamment à cet effet. Je n’avais en vue que la possibilité d’une première exécution de Tristan à Paris, en Mai, avec des interprètes allemands : c’était le but unique vers lequel je me dirigeais, pour lequel je faisais tout, et, justement, ce furieux effort des trois concerts. Mon homme riche viendrait de Marseille ; le succès de ma musique le déciderait à fournir la garantie nécessaire pour l’entreprise d’opéra que j’avais en vue. Enfin, au troisième concert, l’homme arrive ; mais il a, ce jour-là, un grand dîner chez Mirès ; il vient pourtant passer une heure au concert, et… c’est un Français magnifique, très heureux de, etc…. pour estimer ensuite qu’une entreprise d’opéra allemand est bien chanceuse… etc., etc.

J’avais été, encore une fois, trop naïf ! Je le sais au fond toujours d’avance, et pourtant on espère, on se risque, — parce qu’il y a justement un but, un but qui me paraît si nécessaire. Et je ne suis plus ici-bas, ma vie n’a plus de sens que pour regarder ce but et le regarder par-dessus tout ce qui se trouve entre moi et lui : ce n’est qu’en vue de ce but que je peux vivre encore ; comment pourrais-je vivre si j’en détournais les yeux, pour les plonger dans l’abîme qui m’en sépare !

Oui, certes, d’autres devaient faire cela pour moi et me maintenir debout dans l’air respirable ; mais est-ce qu’on peut à bon droit exiger cela de quelqu’un ? Chacun n’a-t-il pas un but en vue ? Seulement, ce but n’est pas précisément celui de l’excentrique ! Ainsi arrive-t-il, mon enfant, que le maître stupide doit de nouveau regarder profondément et longuement, uniquement, dans l’abîme, hélas ! Qu’éprouve-t-il alors ? Aucun cercle de l’enfer de Dante n’offre d’abîmes plus effroyables !… Assez là-dessus… Et le but ? ?… demeure cependant toujours l’unique chose qui m’anime !… Mais comment l’atteindre ?…

Oui, mon amie, c’est ainsi ! Tout, encore une fois, n’est que nuit autour de moi. Si je n’avais plus de but, il en irait autrement. Maintenant, au prix de peines et d’angoisses inexprimables, il me faut seulement m’arracher du gouffre, où je devais finir par me précipiter de nouveau avec un aveuglement presque intentionnel. Je ne vois pas encore la hauteur d’où je pourrais de nouveau diriger mes regards vers mon but… Quand j’aperçus, à la fin, l’inévitable nécessité de concentrer d’abord tous mes efforts pour arriver à une première exécution de Tristan, je me disais aussi : maintenant, avec ce but en vue, plus d’humiliations pour toi ! Tout ce que tu fais pour acquérir le pouvoir et les moyens ne peut comporter rien de honteux pour toi, et à tous ceux qui ne pouvaient te comprendre parce qu’ils te voyaient marcher dans des chemins non frayés tu pourrais crier : « Qu’est-ce que vous savez de mon but ?… » Car celui-là seul peut me comprendre qui comprend mon but.

Chaque jour m’apporte de nouveaux projets : tantôt cette possibilité-ci, tantôt celle-là flotte devant moi. Je suis si indissolublement lié à cette œuvre que — très sérieusement — je sacrifierais ma vie, je jurerais de ne pas vivre un jour de plus après l’avoir fait représenter. Ainsi est-il explicable que je pense, au lieu de subir toutes les peines et les humiliations que j’aurais à subir pour acquérir les moyens nécessaires par des succès « parisiens », à choisir le tourment le plus simple : aller à Dresde, me soumettre à l’interrogatoire, au jugement, et à la grâce, ma foi ! pour pouvoir chercher tranquillement le meilleur théâtre allemand, y représenter Tristan et rompre ainsi le charme qui me domine aujourd’hui. Rien d’autre ne me paraît valoir la moindre peine ! Voilà ce qui me semble encore le plus raisonnable et je trouverais impardonnablement égoïste de refuser n’importe quel tourment ou quel affront qui pourrait conduire à la délivrance de mon œuvre. Que suis-je donc… sans mon œuvre ?… Et puis encore ceci : je n’ai pas foi dans mon opéra en langue française. Tout ce que je fais pour cela est en désaccord avec la voix intérieure que je puis seulement assourdir par la légèreté et la violence. Je n’ai foi ni dans un Tannhäuser français, ni dans un Lohengrin français, moins encore dans un Tristan français. Toutes mes démarches dans cette voie demeurent non bénies, d’ailleurs : un démon — sans doute mon démon — me contrarie en tout. Seul l’ordre d’un despote pourrait écarter les obstacles personnels qui empêchent mon entrée à l’Opéra de Paris. Pour l’obtenir je ne ressens même aucune véritable ardeur. Surtout qu’ai-je affaire avec mes anciennes œuvres ? Elles me sont devenues presque indifférentes. Je me surprends toujours à m’en désintéresser absolument. Et puis les traductions françaises ! Il me faut les tenir pour entièrement impossibles ! Les quelques vers traduits pour mon concert ont coûté des peines indicibles et étaient insupportables. Malgré des efforts infinis, pas un acte de mes opéras n’est encore traduit et le peu qui est là me dégoûte. La langue aussi est une des causes principales qui font qu’ici tout me reste proprement étranger. La torture d’une conversation française m’est prodigieusement fatigante ; je m’interromps souvent au milieu d’un entretien, comme un désespéré qui se dit : « Ce n’est décidément pas possible ; tout est inutile ! » Alors je me sens lamentablement un « sans-patrie ». Je me demande : « Où est donc ta place ? » Et je n’ai pas de pays à nommer, pas de ville, pas de village même. Tout m’est étranger, et souvent je tourne un regard nostalgique vers le pays du Nirvâna. Mais le Nirvâna, bien vite, me redevient Tristan : vous connaissez la théorie bouddhiste de la Genèse. Un souffle trouble la clarté du ciel :
[exemple musical]
cela s’enfle, cela se condense et finalement le monde entier m’apparaît comme une masse impénétrable. C’est ma vieille destinée, tant que j’ai encore de ces esprits non délivrés autour de moi !…

J’ai encore quelque chose du pays auprès de moi, que je vais perdre bientôt : Bülow. Le pauvre garçon se tue de fatigue ici ; et je jouis peu de lui, car c’est à peine s’il peut me faire de rares visites. Cependant il m’est déjà doux de le savoir ici. Mon Dieu ! cela me fait tant de bien quand je peux parler naturellement, et je ne puis le faire qu’avec lui. Il m’est et me demeure tout dévoué. Je suis souvent touché, quand je surviens par derrière, de voir quelle peine secrète il se donne sans cesse pour moi. Il est alors tout triste si je lui dis : « Cela ne servira pourtant à rien ! « Mais, avant son départ, je veux lui donner une joie en lui disant que vous m’avez chargé de lui souhaiter le bonjour…

Maintenant il s’agit de se remuer pour combler l’effroyable déficit de mes concerts. On me propose de donner trois fois le même concert à Bruxelles, à des conditions qui m’assurent un petit bénéfice. Je serai bien forcé de le faire. Préparez-vous à recevoir de là de mes nouvelles. On me parle aussi de Londres. C’est bien triste ; mais vous savez que je ne peux pas mourir encore…

Et maintenant il vaut mieux que je termine, amie : je vois avec évidence que plus rien de bon ne sortira de ma plume et déjà j’ai trop tiré sur la corde. Je suis du moins un peu soulagé d’avoir recommencé à vous écrire : merci à vous qui m’avez valu cela ! Mille amitiés à Otto et aux enfants. Dites-moi comment vous allez tous ! De fidèle affection,

à vous.
R. W.


102.

Paris, 10 Avril 60.

Mais, chère enfant bien-aimée, pourquoi ne me donnez-vous pas de vos nouvelles ? Faut-il donc que je commence par tout demander, moi ? Est-ce qu’on ne peut même pas m’écrire, à moi, malheureux, me répondre, au moins ?… Je suis vraiment très inquiet. J’ai écrit dernièrement à Otto : de lui, non plus, pas la moindre réponse ! Maintenant il ne me reste plus qu’à rêver : et c’est aussi mon recours. Je rêve beaucoup et souvent ; mais même les rêves agréables ont pour moi quelque chose d’inquiétant, parce que, d’après les règles de l’art d’interpréter les songes, si l’objet de nos soucis nous apparaît sous des couleurs joyeuses, cela veut bientôt dire le contraire. Mais quel fâcheux recours les rêves sont-ils déjà !… Ils indiquent le vide de notre existence à l’état de veille. Alors le Vert Henri[157] me revient à l’esprit, celui qui finit par ne plus faire autre chose que rêver…

Méchante enfant ! Votre dernière lettre même — et il y a si longtemps de cela déjà ! — me disait si peu de chose, presque rien, de vous ! Seule ma stupide destinée doit-elle toujours servir de thème à notre correspondance ? Je me prends à douter que ces lignes vous trouvent à Rome : vous serez peut-être partie — cela vous ressemblerait bien ! — sans me dire quand ni pour quel endroit ! Vous voyez, c’est une querelle : il y a quelques jours encore, j’aurais pris cela plus doucement ; mais, à présent, je deviens plus méchant de jour en jour.

Je vous en prie, écrivez-moi donc une longue lettre ! Comment vous allez, ce que vous voyez, votre vie quotidienne, quelles connaissances vous avez faites, si votre santé est bonne, etc. Vous m’avez promis de me montrer votre lanterne magique de temps à autre. Et, tout à coup, me voilà complètement excommunié ? Ah ! on voit où vous êtes !

Je devrais presque, à présent, ne point parler de moi ; mais que sais-je de vous ? Rien, sinon que je ne sais rien : une notion très philosophique ! Et de moi ?? Chère enfant, cela ne tournera jamais d’une façon raisonnable et surtout aucun homme de sens n’y comprendra jamais rien. Par exemple, je suis fêté par tous les gens intelligents et le monde entier croit que je nage dans les plaisirs et les délices, parce que j’ai atteint enfin le résultat incroyable qu’un de mes opéras va être représenté à Paris. « Que peut-il désirer encore de plus ? » dit-on. Et figurez-vous que je n’ai jamais été plus las de tout cela que maintenant et à quiconque vient me féliciter je montre les dents avec fureur. Voilà comment je suis, à présent !

Personne ne fait rien à mon goût ; rien ne me va. Alors on me plante là, et, finalement, il faut que j’en sois encore bien aise. Avec vous cependant, je ne veux pas être si malhonnête.

Vous savez, mon enfant, que je ne regarde ni à droite ni à gauche, ni devant ni derrière, que le temps et le monde me sont indifférents et qu’une seule chose me détermine, la nécessité de décharger mon âme : donc vous savez aussi la seule chose qui me tienne au cœur. Si pourtant il en était autrement, si ma provision intérieure était déjà épuisée et si je n’avais plus qu’à regarder autour de moi pour voir le succès de mes œuvres, les situations que je crée, l’importance que je puis avoir, j’aurais alors assez de sérieux et édifiants amusements. Je ne puis donner un démenti à mes nouveaux amis français qui voient dans la possibilité, dans la certitude prévue de la grande impression que fera bientôt Tannhäuser sur le public parisien, un événement d’une importance inouïe et y attachent un prix incomparable.

Quiconque observe avec sang-froid la vie d’une nation aussi douée, mais aussi incroyablement négligée que les Français, et peut s’intéresser à tout ce qui lui semble utile pour le développement et l’ennoblissement de ce peuple, je ne saurais le blâmer, après tout, s’il aperçoit dans l’accueil fait à un Tannhäuser français une véritable question de vie ou de mort pour la culture possible de ces gens-là. Songez donc à l’état misérable où se trouve l’art français ; que la poésie est, proprement étrangère à ce peuple qui, à sa place, ne connaît que la rhétorique et l’éloquence. Étant donné l’isolement absolu de la langue française et son incapacité de s’assimiler par une traduction l’élément poétique qui lui est étranger, il ne reste qu’un seul moyen, c’est de faire agir la poésie sur les Français par l’entremise de la musique. Seulement, le Français n’est pas non plus proprement musicien, et toute musique lui est venue de l’étranger : de tout temps, le style musical français ne s’est formé que par le contact de la musique italienne et de la musique allemande ; il n’est rien d’autre, à proprement parler, qu’une transaction entre ces deux styles…

Tout bien considéré, Gluck n’a rien appris d’autre aux Français qu’à mettre la musique d’accord avec la rhétorique de la tragédie française : de vraie poésie, au fond, il n’en était pas question. C’est pourquoi, depuis lors, les Italiens presque seuls ont été maîtres du terrain : il ne s’agissait jamais que d’une rhétorique et d’une manière, et, au demeurant, de musique aussi peu que de poésie. La négligence croissante qui en est résultée jusqu’à ce jour est incroyable. Dernièrement, pour connaître un peu les chanteurs de l’Opéra, je fus obligé d’entendre une œuvre nouvelle d’un certain prince Poniatowski. Ce que j’éprouvai là ! ! Quelle nostalgie du plus simple vallon de la Suisse me saisit ! ! J’étais comme assassiné quand je rentrai chez moi, et toute possibilité s’était évanouie à mes yeux sans laisser de trace. Mais, en même temps, j’appris comment les impressions les plus horribles ne font que provoquer des réactions d’autant plus fortes et plus durables. « Vous voyez, — me dit-on, — quelle est la situation et ce que nous attendons, ce que nous désirons de vous ! » Ceux qui me disent cela sont des gens qui, depuis vingt ans, n’ont plus mis les pieds à l’Opéra, qui ne connaissent plus que les concerts du Conservatoire, les quatuors, et qui, finalement, — sans me connaître, — étudiaient mes partitions, — et non seulement des musiciens, mais des peintres, des hommes de lettres, oui, jusqu’à des hommes politiques ! Ils me disent : « Ce que vous apportez, on ne nous l’a encore jamais offert, loin de là, car vous apportez, avec la musique, toute la poésie : vous apportez le tout, un tout qui subsiste par lui-même, indépendant de toute influence, telle qu’il en fut exercé jusqu’ici par nos instituts sur l’artiste qui voulait se produire à nous. Vous l’apportez également sous une forme parfaite et avec la plus grande puissance d’expression : même le Français le plus ignorant ne peut y vouloir rien changer ; il doit l’accepter entièrement ou le repousser entièrement. Et de là l’importance considérable que nous attachons à l’événement futur : si votre œuvre est repoussée, nous saurons où nous en sommes et renoncerons à tout espoir ; si elle est acceptée, et cela du premier coup (car le Français ne peut être influencé autrement), nous respirerons tous : car, ce n’est pas la science et la littérature, mais l’art théâtral seul, par son action immédiate et générale, qui peut mettre sa forte empreinte sur l’esprit et les idées de notre nation. Mais… nous sommes certains du succès le plus grand et le plus durable !… »

Par le fait, même le directeur, qui connaît mieux le sujet maintenant, se vante, à qui veut l’entendre, de pouvoir compter, avec Tannhäuser, sur un vrai « succès d’argent ».

À Bruxelles, j’ai souvent causé avec un homme remarquable, un vieux diplomate, très intelligent, spirituel et d’une expérience peu commune,[158] qui me recommanda vivement de ne pas négliger les Français : on peut en penser et dire ce qu’on veut ; il n’en reste pas moins indéniable que les Français sont présentement le véritable prototype de la civilisation européenne, et faire sur eux un effet décisif, c’est agir sur l’Europe toute entière.

Tous ces sons de cloche n’ont vraiment rien que d’encourageant, et je vois bien que je ne me dépouillerai pas de l’importance que je dois avoir aux yeux du monde. L’étonnant, seulement, c’est que l’Europe et le monde me sont à peu près également indifférents ; au fond du cœur, je me dis : Que t’importe tout cela ? Mais, encore une fois, je vois bien que je ne m’en dégage pas : oh ! le démon y veille. La plus sûre garantie de mon immanquable influence sur l’Europe c’est… ma détresse !

Je vous dis cela franchement pour que vous ne vous fassiez pas des idées erronées sur mon compte, que vous n’alliez point imaginer que cette vaine supposition me pousse vers quelque chose qui est proprement hors de moi. Mes concerts de Paris m’ont causé des embarras à perte de vue : je n’ai entrepris Bruxelles que pour m’en tirer un peu ; j’ai abouti au résultat diamétralement opposé. En quittant cette ville, je me suis rappelé ce qu’avait dit Rossini après la chute d’un de ses opéras, « plus soigné » que les autres : « Si jamais on me prend à soigner ma partition ! »[159] Et je me dis, de même : « Si jamais on me prend à faire de l’argent ! »[160] L’Allemagne envers moi garde un silence parfait ; si jamais de ma vie j’arrive à faire représenter Tristan et les Nibelungen, il me faudra imaginer de véritables miracles pour me maintenir au-dessus des eaux de cette sainte existence. Voilà comment j’accepte les espérances de mes amis de Paris, notamment celles de mon directeur ; et, comme toutes ces splendeurs, hélas ! se font quelque peu attendre, je ne suis pas éloigné de me vendre à un général russe,[161] qui doit bientôt venir ici m’engager pour une expédition de Tannhäuser à Pétersbourg. Je vous en prie, veuillez en rire avec moi : on ne peut vraiment pas me sauver autrement de ces contradictions ridicules, où me laisse ce monde qui a besoin de rédemption, moi, le sauveur attendu !

Cependant, il me faut faire provision de bonne humeur pour écrire… un grand ballet. Qu’est-ce que vous dites de cela ? Vous doutez de ma parole ? Vous me ferez des excuses, un jour, quand vous le verrez et l’entendrez. Pour le moment, je ne vous dis que ceci : pas une note, pas un mot ne sera changé dans Tannhäuser. Mais il fallait absolument qu’il y eût un « ballet », et ce ballet devait se trouver au deuxième acte, parce que les abonnés de l’Opéra viennent toujours un peu en retard au théâtre, après avoir dîné copieusement, et jamais pour le lever du rideau. Je déclarai que je ne pouvais pas me soumettre aux lois du Jockey-Club et que je retirerais mon ouvrage. Pourtant je veux tirer ces messieurs d’embarras : l’Opéra n’a pas besoin de commencer avant huit heures, et j’évoquerai alors encore une fois le profane Venusberg.

Cette cour de « dame Vénus » était manifestement le point faible de l’œuvre. N’ayant pas de bon corps de ballet à ma disposition, je m’étais contenté d’une esquisse à la grosse brosse et par là je gâtai beaucoup les choses : je laissais notamment l’impression du Venusberg faible et indécise, ce qui avait pour conséquence de ruiner la base même sur laquelle devait s’édifier ensuite l’émouvante tragédie. Tous les ressouvenirs et les avertissements ultérieurs, si décisifs, qui doivent nous remplir d’horreur (et par là seulement peut s’expliquer l’action), perdaient presque tout leur effet ; la terreur et l’angoisse continues faisaient défaut. Je reconnais, d’ailleurs, maintenant qu’à l’époque où j’écrivis Tannhäuser, j’étais encore incapable de réaliser chose pareille, qui est nécessaire ici ; pour cela, il fallait une maîtrise beaucoup plus grande, que j’ai tout juste maintenant : maintenant, après avoir écrit la suprême transfiguration d’Isolde, je pouvais trouver aussi bien la vraie fin qu’il fallait pour l’ouverture du Vaisseau Fantôme, et l’horreur du Venusberg. On devient tout-puissant, lorsqu’on ne fait plus que jouer avec le monde. Évidemment, il me faut ici tout inventer de moi-même, afin de pouvoir prescrire au maître de ballet les moindres nuances ; il est certain cependant que seule la danse peut ici produire l’effet, mais quelle danse ! Les gens seront stupéfaits de tout ce que j’aurai combiné ! Je n’ai encore rien mis sur le papier ; en quelques rapides indications, je vais l’essayer ici pour la première fois. Ne soyez point surprise de trouver cela dans une lettre à Elisabeth.

Vénus et Tannhauser reposent comme dans la version originelle : seulement, les trois Grâces sont étendues à leurs pieds, entrelacées joliment. Toute une masse compacte de corps d’enfants entoure la couche : de petits Amours qui, dans leurs jeux enfantins, sont tombés les uns sur les autres en se battant et ont été pris par le sommeil.

Alentour, sur les saillies de la grotte, sont couchés des couples d’amants. Au milieu seulement dansent des Nymphes, taquinées par des Faunes, qu’elles tâchent d’éviter. Ce groupe accélère ses mouvements : les Faunes deviennent plus impétueux ; la fuite provocante des Nymphes invite les hommes des couples couchés à les défendre. Jalousie des femmes abandonnées ; audace croissante des Faunes. Tumulte. Les Grâces se lèvent et interviennent, exhortant à la belle modération : elles, aussi, les Faunes les taquinent, mais ils sont chassés par les jeunes gens. Les Grâces réconcilient les couples… Des Sirènes se font entendre… Au loin, tumulte : les Faunes, voulant se venger, ont appelé les Bacchantes. Bruyante, la troupe sauvage s’approche, après que les Grâces se sont couchées de nouveau devant Vénus. Le jubilant cortège amène toute espèce d’animaux monstrueux ; on choisit un bélier noir, on examine soigneusement s’il ne porte pas de tache blanche et on le conduit, avec des cris de joie, près d’une cascade ; un prêtre l’abat et le sacrifie avec des gestes horribles.

Tout à coup s’élève hors de l’eau, parmi la joie turbulente de la foule, un personnage que vous connaissez bien, le Strömkarl[162] des légendes du Nord, avec son grand violon merveilleux. Il joue une danse, et vous pouvez penser ce qu’il me faut inventer pour donner à cette danse son juste caractère. Toute la gent mythologique, peu à peu, s’empresse, attirée par les sons du violon. Tous les animaux consacrés aux dieux. Enfin des Centaures, au milieu de la frénésie générale, se mettent à caracoler çà et là. Les Grâces intimidées ne savent comment mettre fin au délire. Elles s’élancent, avec des gestes de désespoir, parmi ces frénétiques : vainement ! Elles se retournent alors vers Vénus, invoquant son aide. D’un geste, la déesse éveille les Amours, qui décochent toute une grêle de flèches, puis d’autres, et d’autres encore sur la foule ; leurs carquois se remplissent de nouveau indéfiniment. Maintenant, les couples se forment plus distincts : ceux que les flèches ont blessés tombent dans les bras les uns des autres ; un désir furieux s’empare de tous. Des flèches égarées ont même blessé les Grâces : elles ne sont plus maîtresses d’elles-mêmes.

Faunes et Bacchantes, par couples, disparaissent impétueusement : les Centaures prennent les Grâces en croupe et les enlèvent ; tous se précipitent vers le fond ; les couples se couchent ; les Amours, continuant de tirer, se sont mis à la poursuite de ces sauvages. Une langueur se fait sentir. Des nuages s’abaissent. Toujours plus lointain, on entend le chant des Sirènes. Tout disparaît. Calme…

Enfin… Tannhäuser s’éveille de son rêve… Voilà à peu près la chose. Qu’en pensez-vous ?… Je m’amuse fort d’avoir utilisé mon Strômkarl pour la onzième variation. Cela explique aussi pourquoi Vénus est allée dans le Nord avec sa cour : là seulement on pouvait trouver le joueur de violon qui devait jouer devant les dieux antiques. Le bélier noir me plaît aussi. Pourtant il me sera toujours possible de le remplacer. Les Ménades devraient apporter, avec des cris de joie, Orphée assassiné : elles jetteraient sa tête dans la cascade, et là-dessus apparaîtrait hors de l’eau le Strömkarl. Mais ceci est moins compréhensible sans paroles. Qu’en dites-vous ?

Je voudrais bien avoir sous la main des aquarelles de Genelli : il a parfaitement représenté ces sauvageries mythologiques. À la fin, il faut bien m’aider ainsi. Mais j’ai encore à inventer beaucoup…

Voilà ! je vous ai écrit encore une fois une vraie lettre de kapellmeister, ne trouvez-vous pas ? Et, cette fois, c’est aussi une lettre de maître de ballet. Cela doit pourtant vous mettre en belle humeur ?

Et pourtant vous ne m’écrivez pas ? Et Otto non plus ? Ô les méchants, les méchants ! Où prendre maintenant des lettres qui me donnent de la joie ? Et vous savez que rien d’autre ne me donne de joie ! Rien que m’occuper de vous.

On m’a envoyé de Bruxelles, hier, ma photographie, qui me paraît fort bien réussie. J’ai tout de suite pensé à vous. Si vous avez la gentillesse de m’écrire bientôt et si vous me dites quand vous retournerez à Lucerne, j’enverrai à M. Stünzig ou à toute autre personne désignée par vous ce portrait qui vous dira quel air j’ai présentement : il faudra l’accrocher dans la galerie au-dessus du piano.

Puisque vous avez emmené à Rome tout ce qui est vôtre, aucun ami ne peut vous souhaiter la bienvenue chez vous, au retour, si je ne m’y trouve, au moins en effigie, dans la galerie.

Figurez-vous que, cette fois, j’ai tout uniment oublié l’anniversaire d’Otto : je savais bien que c’était en Mars, mais le jour ? Je n’avais, du reste, rien de convenable à lui offrir. À présent, qu’il attende jusqu’en Mars prochain : alors je serai probablement déjà riche et je jetterai les millions autour de moi. Au reste, considérez, chère enfant, que je n’ai toujours plus rien au monde que vous ; que je vis pour vous, par vous et avec vous, et que le jeu n’a plus d’intérêt pour moi que parce que je puis me plaindre à vous de ma détresse et que vous accueillez si doucement ma plainte. Adieu, mon enfant ! Mille cordiales amitiés : partagez avec votre mari et vos enfants ce que vous aurez en trop.

R. W.



103.

Paris, 2 Mai 60.

Je ne puis voir le mois de Mai faire son entrée sans vous envoyer, chère enfant, encore un signe de vie à Rome, où vous ne séjournerez plus longtemps, je crois. S’il y avait quelque chose aujourd’hui qui pût me retenir d’écrire, ce serait tout simplement que je n’ai rien de précis à vous communiquer. Vous savez déjà, cependant, qu’il ne faut pas considérer le sujet de ce que je vous écris, mais plutôt l’état moral dans lequel je vous écris. Le sujet est donc indifférent : à le bien prendre, c’est mon état d’âme qui peut vous intéresser, et là-dessus même il n’y a pas grand’chose à dire. Comment pourrais-je me sentir dans une bonne disposition ? Mais cette disposition d’esprit est-elle digne de votre sympathie ? De cela, non plus, je ne puis me rendre exactement compte : seulement, une voix me dit, au profond de moi-même, que les choses devraient aller autrement.

Dieu sait pourquoi je suis encore de ce monde ! Autant que ma volonté est en jeu, je n’ai aucune raison de me réjouir de ma persévérance. Les moments de clarté sont trop rares. Peut-être, un jour, même ceux-ci disparaîtront-ils tout à fait : je les attends toujours, prends patience, et reste vivant dans la nuit !

Vos souvenirs m’ont vivement saisi. C’est incroyable à quel point on peut supporter la dévastation de sa vie. Ce qui reste doit être misérablement petit, à moins que ne ce puisse être sublimement grand. Dans mes bons moments, l’idée du grand me flatte. Qu’y a-t-il de plus grand que de renoncer absolument au bonheur pour toute l’étendue de la vie et de se restreindre à quelques moments ? Il n’y a de sûr que ce qui est vulgaire, étendu, vivace, envahissant : ce qui est noble n’est qu’une force de résistance ; rien de positif, tout négatif.

Et l’artiste, alors ? Le pauvre fou ! Celui-ci est vraiment le bouffon de sa propre conscience ; mais il est très artistement organisé, justement, pour supporter l’éternel conflit. Oui, être toujours en conflit, ne jamais atteindre au parfait calme intérieur, être toujours traqué, attiré puis repoussé, telle est l’existence éternellement bouillonnante d’où jaillit l’inspiration, comme une fleur du désespoir… Mais, je le sais, et vous devez le sentir aussi ! qui voudrait être autrement qu’il n’est ?

Je me suis rendu compte maintenant du choix que j’ai à faire ; seulement je ne sais pas encore ce que je choisirai — et, probablement, le choix ne dépendra pas du tout de moi, mais c’est Lui qui choisira, le Brahm, le Neutrum.

Voici donc : ou bien représenter mes œuvres, ou bien en créer de nouvelles. Prendre le premier parti, c’est accepter jusqu’au désastre les conséquences de l’affirmation de la vie. Si je veux d’abord révéler proprement au monde mes œuvres terminées, lui faire sentir exactement, par des représentations adéquates, ce qu’il possède en elles, cela seul est une entreprise qui doit consommer la plus vigoureuse énergie vitale. Alors tout le reste n’est que fourvoiement, tout approfondissement au dedans n’est qu’une trahison de mon projet ; alors il s’agit de se porter au dehors, uniquement au dehors, de me soumettre le monde, de n’appartenir qu’au monde, de me laisser trahir, humilier, tourmenter, anéantir par lui, afin de pénétrer ainsi dans sa conscience. Alors je lui dirai, comme Jésus à ses disciples, le soir de la Cène : « Vous ne connaissez que le lait de ma doctrine ; maintenant vous apprendrez à connaître son sang : venez et buvez, afin que je sois en vous ! »

Ou bien le second parti : je renonce à toute possibilité de jamais entendre mes œuvres, de jamais les révéler entièrement au monde. C’est un sacrifice ; et cependant, pour ce qui est du plaisir que j’y prendrais, ce n’est peut-être qu’une tentante chimère. En effet, très clairement, la voix me dit que je n’arriverai jamais au plaisir, à la satisfaction, par la représentation de mes œuvres ; que toujours il restera un tourment secret, qui me martyrisera d’autant plus que je devrai le cacher encore et le nier, si je ne veux point passer pour un insensé. Puis, si je renonce, oh ! quelle délicieuse image se lève devant moi ! D’abord la pauvreté personnelle pleine et entière ; plus jamais le moindre souci de possession. Une famille, qui me reçoit chez elle, pourvoit à toutes les menues nécessités de ma vie : je lui abandonne pour cela tout ce qui pourra jamais être mien. Là, ne plus rien faire qu’écrire mes dernières œuvres : tout ce que j’ai encore en tête. Alors je laisserais tranquillement au démon qui me garde le soin d’évoquer un jour celui qui révélerait mes œuvres au monde ; il dépendrait de mon bon plaisir de me figurer celui-là ou de me résigner doucement si je ne puis croire à sa possibilité. Voilà, voilà mon vœu et mon choix définitifs… si c’était moi qui avais à choisir !

Le choix lui-même démontrera ce qui était le plus nécessaire. Si moi seul puis représenter mes œuvres, il en sera ainsi ; j’en suis sûr !… Si moi seul puis encore écrire les œuvres que j’ai en tête, il en sera ainsi !… Qu’est-ce qui pourrait bien être le plus difficile ?… Ou le plus opportun ? … Je suis presque tenté de croire au premier parti. Que dorénavant quelques nouvelles œuvres de ce genre soient encore données au monde, cela importe peu, sans doute, au génie du monde, pourvu que ce genre, en son essence, soit compris par le monde. C’est évident. Pour l’essence des choses, ce n’est jamais de la quantité qu’il s’agit : celle-ci n’a rien d’essentiel ; le principal, c’est la valeur intime du genre tout entier. Si je la révèle parfaitement, j’éveille une flamme de conscience en des individus qui, par là, deviennent propres à multiplier en le variant ce qu’ils ont reçu. C’est ainsi également que nous pouvons nous expliquer la quantité et la variété individuelle extraordinaires de l’école italienne en peinture, de l’école espagnole en poésie, etc. Donc je crois être assuré que pour le génie du monde il importe plus que je révèle au monde par des représentations excellentes mes œuvres terminées, et cela sur un terrain aussi large que possible, parce que les rares individus où il s’agit d’éveiller cette flamme sont disséminés dans l’espace aussi bien que dans le temps. Car, en un certain sens très profond et compréhensible au seul génie du monde, je ne puis plus, dans de nouvelles œuvres, que me répéter ; je ne puis manifester une autre vertu essentielle.

Donc le choix est très difficile et mon désir ne peut pas être invoqué. Mais ici aussi il y a de la ressource et une chimère fallacieuse miroite devant moi : peut-être pourrais-je combiner les deux, par intervalles, ou bien retrouver après la lutte un doux repos et achever encore mon œuvre. Oh ! les visions tentatrices ne font jamais défaut ! Mais je connais le démon ; il y a des heures graves où je sais tout, où nulle tentation ne me leurre, où je me résous à tout subir. Aujourd’hui je vous écris en de pareilles dispositions. Soyez-moi bonne, respectez-moi, aimez-moi ! Je le mérite, par la grâce de mes souffrances ! . . .

Mille et mille amitiés ! Faites-moi savoir bien vite quand je pourrai vous écrire à Venise !

À Otto je répondrai bientôt en latin, puisque c’est maintenant sa langue favorite. Il a raison, ce qu’on lui a chanté en latin est magnifique : je connais cela !


104.

23 Mai 60, Paris

Au lit, ce matin, j’ouvris votre dernière lettre de Rome et regardai ce qu’elle contenait. Maurice revint m’annoncer mon bain : il me trouva baigné de larmes et se retira en silence…

Mon enfant, les dieux m’ont honoré, hier, de la plus belle journée de cette année. Jamais, encore il n’avait fait si clair et serein. Pour la première fois, je fus salué, lors de ma promenade matinale, par un ciel entièrement pur et un vent d’est des plus réconfortants : tout était vert et brillant. Sans la moindre raison de me réjouir de ma situation personnelle, vivant au jour le jour dans l’incertitude la plus vacillante, forcé comme un assiégé de me défendre quotidiennement contre des attaques continuelles à mon repos, j’éprouvais pourtant un bien-être, une sérénité. Les dieux m’aimaient : cela me faisait sourire. Rien ne venait à ma rencontre, rien ne venait me saluer que le ciel et le bon vent, qui m’avaient manqué si longtemps. Mais cela me suffisait, et de belles images se rangeaient devant mon âme. Sûrement il devait faire beau partout aujourd’hui et, si je ne recevais point de saluts, bien des gens penseraient à moi de façon bienveillante et se diraient : « Les dieux l’aiment, pourtant ! » Comme je suis encore enfant, comme je me laisse facilement flatter ! Le ciel, la brise, le soleil et la verdure de Mai vous épargnent cette fois le soin d’écarter de mon front les pensées anxieuses. Remerciez-les un peu !…

Ce que jusqu’ici je ne connaissais que par des moments d’émotion sublime, je viens de réprouver cette fois-ci avec une paisible sérénité : me réjouir d’un noble mouvement vers autrui. Je trouvai chez moi le dernier numéro du Journal des Débats ; là dedans, un article de Berlioz sur Fidelio. Depuis mes concerts, je n’avais pas revu Berlioz ; depuis lors, il s’était laissé induire à des animosités de plus en plus vives et à de malicieuses et sournoises attaques : il me fallait renoncer à toutes relations avec le malheureux, d’autant plus que toute tentative dans l’autre sens devait être considérée par lui comme une injure. Donc je fus ravi de cet article sur Fidelio et, bravant toute éventualité, oui, toute probabilité d’un complet malentendu de sa part, je lui écrivis à peu près ceci : « Je viens de lire votre étude sur Fidelio. Soyez-en remercié mille fois ! C’est pour moi une joie toute spéciale d’entendre s’exprimer, par de si purs et nobles accents, une âme, une intelligence qui comprend parfaitement et s’approprie les mystères intimes des créations d’un autre héros de l’art. Il y a des moments où la vue d’un tel acte d’appréciation peut me charmer presque plus que l’œuvre critiquée elle-même, peut-être bien parce que cela montre à l’évidence qu’une chaîne ininterrompue lie tous les grands esprits, qui par ce lien seul sont sauvés du danger d’être jamais incomprise[163]. »

Comme je serais content de le voir bien prendre cela ! En relisant l’article, je remarquai, il est vrai, quelle distance infinie sépare encore Berlioz de moi, même en cette critique de Beethoven : de son côté, il fait encore beaucoup trop attention aux moments extérieurs de l’œuvre d’art et, par conséquent, il regarde beaucoup trop, ce qui m’est tout à fait inconcevable, au succès remporté par cette œuvre. En même temps, je vis toutefois combien Berlioz se trouve seul même sur cet échelon, et combien il est fou, en pareille situation, de se priver de l’unique réconfort qu’il trouverait à s’emparer sans réserve de qui lui est apparenté. Mais l’envie…, mon Dieu ! !

J’ai beaucoup réfléchi, tranquillement, clairement. J’ai aussi pensé à Liszt. De celui-ci, je ne connais pas un trait qui ne m’en présente une image aimable. Les ombres de sa nature ne sont pas dans son caractère, mais seulement, çà et là, dans son intellect ; de ce côté, il est facilement influencé et se perd en la faiblesse. Depuis longtemps, je ne lui ai plus écrit : même mes profondes condoléances pour la perte de son fils lui ont été transmises par un autre. Je ne puis écrire qu’intimement à un si charmant homme. Je n’ai point d’affaires avec lui ; mais savoir d’avance que nos intimités seront toujours exposées aux yeux de deux[164] personnes, cela n’est pourtant pas supportable : tout devient alors charlatanisme et arrière-pensée. Tel est le cas ici : Liszt est devenu un homme absolument dépourvu de secret ; ce n’est pas son intime unité, mais sa faiblesse ouvertement exploitée qui l’a mis dans un état de vilaine dépendance. J’ai fini par lui déclarer — ou plutôt, hélas ! par leur déclarer à tous deux — avec tristesse, mais avec précision, que je ne pouvais plus lui (ou leur !) écrire. Le pauvre homme fait maintenant tout son sacrifice en silence, il subit tout : il croit ne pas pouvoir agir autrement. Mais il m’affectionne toujours, de même que pour moi il demeure toujours un être noble et très cher. Pensez un peu maintenant combien est touchant le salut que nous échangeons de temps en temps à la dérobée, comme des amants séparés par le monde. C’est ainsi qu’hier m’arrivaient par le télégraphe les souhaits les plus chaleureux pour mon anniversaire. Comme cela me fait sourire et me réjouit !

Ainsi passa la journée : je conservai ma belle humeur et, presque pour la première fois, goûtai spirituellement le bonheur et le bien-être de la pleine santé corporelle, qui ignore la cause de son plaisir, justement parce qu’il résulte d’une concordance harmonieuse de ses forces vitales. À vous, je n’ai même pas besoin de dire de quelle source découle ce sentiment pour moi : c’est cela précisément qui me donne cette santé. C’est quelque chose de merveilleusement précieux, et je sens que rarement un beau jour pourra me procurer encore cette harmonie. Cependant, le soir, Jupiter brilla merveilleusement à mes yeux : il est maintenant dans tout son éclat. Ce doit être l’étoile du quinquagénaire — au sens plaisant de notre Schopenhauer : — j’ai encore trois ans d’ici là. Je les vivrai : Jupiter brillera-t-il pour moi fidèlement, immuablement ? Oh ! il y aura encore des nuits sans étoiles : je les connais toutes, les angoisses et les peines, à travers lesquelles j’aurai à gouverner, et l’une des nuits les plus terribles m’attend. Reverrai-je alors l’étoile ? Jupiter m’éclairera-t-il quand j’aurai le plus besoin d’un astre qui me guide ?… Voilà ce que je demandai ; et la merveilleuse soirée me répondit avec douceur et tendresse et me rafraîchit les yeux.

Le soir, vinrent deux jeunes Allemands, que j’ai choisis tout à fait au hasard. Avant de partir, ils ne me laissèrent pas de repos que je ne leur eusse joué encore le prélude de Tristan, dont les jeunes gens à présent ratfolent, surtout quand arrive le nouveau finale. Ce finale, je dus le jouer encore différentes fois ; puis je les congédiai et me couchai. Je me réveillai ce matin, et votre lettre me fut apportée au lit. Mais maintenant, mon enfant, je ne puis plus décrire : — donc pas un mot de vos portraits !… Vous aurez le mien sitôt que je saurai quand je puis l’envoyer à Zurich. C’est le meilleur de mes portraits. Surtout il a pour moi ceci de remarquable qu’il a été si bien réussi dans des circonstances très défavorables, et, particulièrement, qu’il a si bien rendu l’expression paisible et tranquille de la physionomie. J’étais de fort mauvaise humeur, et les musiciens de Bruxelles me tourmentaient pour que je leur laisse ma photographie en souvenir. Il pleuvait (Otto le sait bien, qu’il pleuvait toujours à Bruxelles) et je ne voulais pas aller à l’atelier. Enfin, très tard dans la journée, on vient me chercher ; je n’avais pas de parapluie ; je devais diriger encore, le soir ; il me fallait monter cinq étages : je ne cachai pas à l’artiste que j’étais proprement exaspéré par la prétention d’obtenir quelque chose de supportable dans de pareilles conditions. La confiance avec laquelle l’artiste (sans aucun doute excellent) me reçut me mit vraiment de bonne humeur et, après lui avoir déclaré : « Eh bien ! ce sera un vrai tour de force si vous arrivez à quelque chose ! » je pris, tout étonné, ma pose, et je me dis : « Pour les Bruxellois, ce sera toujours suffisant ! » Je me rappelle d’ailleurs m’être encore aperçu de l’incroyable rapidité avec laquelle les fonctions du cerveau suivent les états moraux qui les conduisent, et ce qu’il y a de plus lointain peut se relier à ce qu’il y a de plus proche. On m’avait photographié à Paris, et ce monstre de photographe avait trouvé bon, sans que je m’en pusse apercevoir, de me donner une pose tout à fait affectée, avec l’œil tourné de côté : ce portrait m’est souverainement antipathique et j’ai déclaré que là-dessus j’avais l’air d’un Marat sentimental. Ce malheureux simulacre[165] a été utilisé par l’Illustration et — défiguré lui-même horriblement — il fait, depuis, le tour des journaux illustrés, — jusqu’en Angleterre. Le dégoût que j’en ressentis me fit, lors de l’opération de Bruxelles, prendre machinalement une expression plus convenable, pour avoir, sans affectation aucune, un air paisible et sage. L’ironie de toute la précédente aventure me donna, avec la rapidité de l’éclair, les dispositions voulues ; tout ce qui m’entourait disparut ; je regardais tranquillement par-dessus le monde, comme si je n’avais nullement affaire à lui : peut-être désirais-je seulement apercevoir Jupiter. Peut-être vous semblera-t-il qu’il a vraiment un peu brillé sur moi.

À présent, je vous ai raconté ma journée d’anniversaire, exposé tout ce qui s’y rattache. Hier vous avez puisé dans la fontaine et vidé un gobelet à ma santé : ô mon enfant, que m’avez-vous souhaité de beau ? Croyez-moi, les dieux ne pouvaient rien faire de mieux en ma faveur que de vous laisser boire en pensant à moi l’eau de cette source, afin d’apprendre par elle tous les beaux secrets de Rome, les dieux auxquels je dois déjà rendre grâce d’un si grand bonheur, puisqu’ils vous sont devenus si cléments et bienfaisants. Eh bien ! espérons donc en Jupiter !…

105.

Paris, 22 Juillet 60.

Finirai-je par écrire vraiment sur ce papier sombre, que j’ai déjà plusieurs fois préparé ? Vous donnerai-je encore une fois de mes nouvelles ? Ou bien attendrai-je jusqu’à ce que du moins une claire journée de soleil me donne un ciel pur, afin de ranimer en moi par son influence quelque peu de sérénité que je puisse vous dédier avec gratitude ?

Cette faveur même ne se montre pas ! Éternellement règnent les vents d’ouest et du sud pour maintenir mes pauvres nerfs dans la plus profonde dépression. Que faire enfin ? Peut-être vous inquiéteriez-vous plus qu’il n’est nécessaire si je continue à me taire !

Pouvez-vous bien, vous-même, vous faire une idée exacte de ma vie ? À peine si je le crois, par la seule raison que c’est presque impossible. Il m’arrive ceci d’étonnant que je dois battre en retraite, finalement, devant presque toutes les sympathies qui se déclarent, parce que j’en viens toujours à un certain point où mon étrange situation à l’égard du monde, à propos de tous mes faits et gestes, prête à des malentendus si manifestes pour ma sensibilité, qu’il me faut constater qu’on me prend, à proprement parler, pour une espèce d’hypocrite. Cependant il m’est déjà très difficile de définir exactement ce que je veux dire par là. Donc cette constatation même demeure mon secret, et pour ce qui est du monde, je n’ai que cette bizarre consolation, à savoir que, dans son incompréhension, il croit ne rien voir là que d’ordinaire, de naturel, et donc qui ne mérite aucun blâme particulier… Il n’existe certainement pas une seule créature humaine ayant moins de joies, de plaisirs, ou seulement de réconforts quelconques et de recréations passagères que moi. Quoi que je fasse, jamais un seul instant, il ne me vient à l’esprit de me préparer un plaisir, un agrément, parce que j’ai appris à reconnaître toujours plus nettement que ce que je recherchais n’arrivait jamais, allait plutôt à l’opposé. Cela est tellement net pour moi, qu’après une excursion que je fis récemment à Fontainebleau, où m’attiraient les beaux arbres promis, j’ai fermement résolu de ne plus penser, par exemple, à n’importe quelle distraction pour le restant de l’été, parce que beaucoup de détails, auxquels je suis devenu extrêmement sensible, ont fait de cette excursion même, en fin de compte, une expérience fort pénible pour moi plutôt qu’agréable. Dans ma solitude personne n’entre que je ne préférerais en voir sortir.

Si le désir inextingible de la société, ne fût-ce que pour changer un peu, se fait sentir, je me dis toujours plus nettement que toute satisfaction possible de ce désir ne m’apporterait que de la peine, et je reste tranquillement chez moi, avec la conscience que je ne trouverais même pas la minime récréation cherchée. Il est difficile de s’imaginer cette résignation parfaite et complète, surtout si l’on a des enfants !…

Et cette existence prodigieusement dépourvue de joie, il faut la mener dans un monde où l’on est soumis à des nécessités, à des considérations, qui, aux yeux des autres, me font presque toujours apparaître comme un être exigeant, si bien que, pour ma part, je finis par éprouver les plus extraordinaires impressions de ce monde. Je vous le dis en toute franchise, l’amertume que je vous confessais souvent disparaît maintenant de plus en plus, pour faire place au mépris absolu. Ce sentiment n’est pas violent ; au contraire, il me donne toujours plus de calme : il suffit que j’aie des rapports avec quelqu’un, à présent, pour que ce sentiment prenne tout à fait le dessus ; et cela épargne beaucoup mon cœur, à présent beaucoup moins facile à blesser : je puis mépriser là où je devenais amer autrefois !…

Aussi je m’exprime de moins en moins et je pense que je ne suis pas là pour être compris par mes actes, et je veux donc espérer du moins qu’un jour quelque chose de mes œuvres du moins sera compris. Mais je vous le dis : seul le sentiment de ma pureté me donne cette force. Je me sens pur : je sais au plus profond de mon être que j’ai toujours travaillé pour autrui, jamais pour moi ; et mes douleurs continuelles sont là pour en témoigner.

Mais la joie ? Plus rien ne me donne de joie ! Et, c’est ma consolation : toute joie où je me surprendrais serait mon accusatrice, et c’en serait fait de mon fier droit au mépris !

Ainsi je puis vous l’écrire aujourd’hui avec une sorte de contentement bizarre : la notification que l’on m’a faite, il y a quelques jours, que mon arrêt de bannissement était abrogé, que je pouvais rentrer en Allemagne, m’a laissé complètement froid et indifférent. Des télégrammes de félicitations, de jubilation arrivèrent : je n’ai répondu à aucun. Qui me comprendrait, si je lui disais que par là même un nouveau champ de douleur m’est ouvert, de douleur qui remporte sûrement sur toute possibilité de satisfaction quelconque, au point que je ne prévois que des sacrifices de ma part ? Quiconque par hasard m’approche de très près semble comprendre cela tout à coup ; mais ce n’est qu’un éclair de compréhension : à peine le dos tourné, il se dit finalement que c’est de l’affectation ! Et ce sont encore là les meilleurs ! Qu’est-ce donc que les autres ?… Pouah ! —

Cependant j’ai un ami qui me devient toujours de plus en plus cher. C’est mon vieux Schopenhauer, si grognon d’apparence, et pourtant si profondément aimant ! Lorsque je suis arrivé au paroxysme de la sensibilité, quel réconfort absolument unique, en ouvrant ce livre, de me retrouver tout à coup entièrement, de me voir si bien compris et si clairement exprimé, seulement dans un langage tout autre, qui rapidement fait de la douleur un objet de la connaissance, et qui, de la sensibilité, transpose tout dans la froide, marmoréenne et consolante intelligence, mais dans l’intelligence qui, en même temps qu’elle me découvre à moi-même, me découvre le monde entier ! C’est une action réciproque, merveilleuse, un échange de la plus bienfaisante espèce ; et toujours cette action est nouvelle, parce qu’elle est toujours plus forte. Cela procure alors le calme, et même le mépris se résout en amour : car toute flatterie est loin ; la claire connaissance refroidit le feu de la douleur. Les plis se lissent et le sommeil reprend sa vertu réconfortante. Et comme c’est beau que ce vieillard ne sache pas du tout ce qu’il est pour moi, ni ce que je me suis à moi-même par lui !

Permettez-moi de nommer encore un ami tout différent. Vous pouvez rire, mais je parle d’un véritable ange, que j’ai toujours auprès de moi : un être d’une amitié inébranlable, qui ne peut me voir sans me prodiguer tout un déluge de joie et de caresses. C’est le petit chien que vous m’avez envoyé, un jour, de votre lit de malade ! Je ne saurais dire combien cet incomparable animal est délicieux pour moi. Tous les soirs, je me perds avec lui dans le bois de Boulogne ! Alors je songe souvent à ma solitaire vallée de Sihl ! Adieu, chère et douce âme ! Adieu et merci !

106 a.

[Paris. — Commencement d’Août 1860.]

Quel poëte je suis, tout de même ! Bonté divine, voilà que je deviens tout à fait prétentieux ! Cette interminable traduction de Tannhäuser m’a déjà rempli de suffisance : à présent qu’il faut tout examiner mot par mot, je découvre, en vérité, pour la première fois, combien ce poëme est concis et inchangeable. Abandonne-t-on un seul mot, un seul sens, et, mon traducteur[166] comme moi, nous voilà obligés de reconnaître qu’un moment essentiel est sacrifié. D’abord je croyais à la possibilité de menus changements ; il fallut y renoncer : l’un après l’autre, ils apparaissaient impossibles. Je fus tout surpris et trouvai alors, par comparaison, que je connais réellement très peu de poèmes auxquels je puisse attribuer la même qualité. Bref, je dus me résoudre à m’avouer que déjà le poëme n’aurait pu être mieux fait. Qu’en dites-vous ? Pour ce qui est de la musique, plutôt, je puis améliorer. Çà et là, notamment, je donne à l’orchestre des passages plus expressifs et plus riches. La scène avec Vénus est la seule que je veuille remanier complètement. J’ai trouvé dame Vénus guindée : quelques traits d’une bonne esquisse, mais pas de vraie vie. Là j’ai ajouté une série de vers assez considérable : la déesse de la volupté devient elle-même touchante, et la souffrance de Tannhäuser devient réelle, de sorte que son invocation à Marie jaillit de son âme comme un profond cri de détresse. Je ne pouvais alors rien faire encore de pareil. Pour Texécution musicale, il me faut encore beaucoup de bonne humeur : je ne sais vraiment pas où me la procurer !…

Bientôt paraîtra une traduction en prose des quatre pièces : le Vaisseau fantôme, Tannhäuser, Lohengrin et Tristan, pour laquelle je veux écrire une préface,[167] qui doit donner à mes amis d’ici quelques explications notamment sur les tendances formelles de mon art. Je viens d’examiner ces traductions et j’ai été forcé de me représenter mes poëmes dans leur moindre détail. Hier Lohengrin m’a saisi et je ne puis me défendre de le tenir pour le poëme le plus tragique, parce que la réconciliation ne peut être obtenue que si l’on jette un regard effroyablement lointain sur le monde.

Le dogme si profond de la métempsychose pouvait seul me montrer le sommet riche de consolations où, finalement, tout concourt à une même hauteur vers la délivrance, après que les diverses existences qui, séparées dans le temps, suivent, l’une à côté de l’autre, leur cours, se sont touchées hors du temps par la pleine intelligence mutuelle. D’après le beau dogme bouddhiste, la pureté immaculée de Lohengrin devient explicable, en toute simplicité, par le fait qu’il est la continuation de Parzival, lequel d’abord conquérait la pureté. Ainsi, dans sa réincarnation, Elsa de même atteindrait à la hauteur de Lohengrin. C’est pourquoi le plan de mes Vainqueurs me paraît être la suite et la conclusion de Lohengrin. Ici Savitri (Elsa) atteint absolument à la hauteur d’Ananda. Tout l’effroyable tragique de la vie se réduirait donc au fait d’être séparés les uns des autres dans le temps et dans l’espace ; mais, puisque le temps et l’espace ne sont que des manières de voir à nous, et n’ont d’ailleurs aucune réalité, aux yeux du parfait clairvoyant la douleur la plus tragique devrait s’expliquer uniquement par l’erreur de l’individu : je crois qu’il en est ainsi ! Et, en toute vérité, il ne s’agit que de la pureté et de la noblesse, qui, par elles-mêmes, sont exemptes de douleur.

Je ne puis vous écrire rien d’autre que de pareils bavardages ; cela seul en vaut la peine ! Et avec vous seulement je bavarde volontiers sur de pareilles choses ! Alors disparaissent le temps et l’espace, qui ne contiennent vraiment rien que tourment et détresse !… Mais, hélas ! combien rarement suis-je disposé à bavarder ainsi !…

Tristan est et reste pour moi un miracle ! Comment ai-je pu faire quelque chose de semblable, je le comprends de moins en moins : en relisant, il me faut rester bouche bée ! Combien terriblement je devrai pâtir un jour de cette œuvre, si je veux me la faire exécuter entièrement, telle qu’elle est ! Très clairement, je prévois les souffrances les plus inouïes, car je ne me dissimule pas que j’ai surpassé de beaucoup en l’écrivant toutes nos réalisations possibles : les interprètes merveilleux, les interprètes de génie, les seuls qui seraient à hauteur de la tâche, apparaissent en ce monde si rarement ! Et cependant je ne puis résister à la tentation : si j’entendais seulement l’orchestre ! ! —

Parzival s’est réveillé en moi très vivement ; j’y vois de plus en plus clair ; quand tout sera mûr en moi, l’exécution de ce poëme deviendra pour moi un plaisir inouï. Mais d’ici là peuvent encore s’écouler pas mal d’années ! Aussi je voudrais beaucoup m’en tenir uniquement au poëme. Je l’écarté aussi longtemps que je peux et ne m’en occupe que lorsqu’il me vient irrésistiblement ! Alors ce merveilleux progrès de l’enfantement me fait oublier toute ma misère… Bavarderai-je un peu là-dessus ? Vous ai-je déjà dit que la messagère fabuleusement sauvage du Graal ne doit faire qu’un avec la séductrice du deuxième acte ? Depuis que cette idée s’est levée en moi, je me sens maître de presque toute ma matière. Cette merveilleuse, cette horrible créature qui sert les chevaliers du Graal avec le zèle d’une esclave infatigable, s’acquitte des besognes les plus inouïes, reste couchée dans un coin, attendant quelque mission d’une difficulté extraordinaire, disparaît parfois, on ne sait ni comment ni où ? . . .

Puis, soudain, on la retrouve, effroyablement épuisée, misérable, blême, horrible ; et de nouveau, infatigable, elle sert le Saint Graal comme une chienne, devant ses chevaliers pour qui elle laisse percer un secret mépris. Son œil semble chercher toujours le prédestiné : elle s’est déjà trompée, elle ne l’a point trouvé. Mais ce qu’elle cherche, elle ne le sait justement pas : elle n’agit que par instinct.

Quand Parzival, le simple, arrive dans le pays, elle ne peut détourner de lui son regard : quelque chose de merveilleux doit se passer en elle ; elle ne sait pas quoi, mais s’attache à lui. Lui est effrayé, mais aussi attiré : il ne comprend rien. (Ici le mot d’ordre est : « Poëte, crée ! » ) Seule l’exécution peut parler ici ! — Mais suivez toujours ces indications ; écoutez comme Brünnhilde écoutait Wotan. — Cette femme est dans une agitation, une excitation indicible : le vieil écuyer a déjà remarqué cela chez elle, de temps en temps, et, peu après, elle disparaissait. Cette fois le phénomène atteint à son paroxysme. Que se passe-t-il en elle ? Craint-elle une nouvelle fuite ? Désire-t-elle en être dispensée ? Espère-t-elle pouvoir en finir tout à fait ? Qu’espère-t-elle de Parzival ? Manifestement, elle attache à celui-ci quelque espoir inouï… Mais tout est obscur et ténébreux encore : nulle connaissance, rien qu’une impulsion à travers le crépuscule ! Accroupie dans un coin, elle assiste à la navrante scène d’Amfortas : elle jette un regard merveilleusement pénétrant — un regard de sphinx — sur Parzival. Lui, vraiment simple, ne comprend rien, s’étonne et… se tait. On le pousse dehors. La messagère du Graal s’abat avec un grand cri ; puis elle disparaît. (Il lui faut errer encore.)

Devinez-vous maintenant qui est la merveilleuse et magique créature que Parzival trouve dans le château étrange, où le conduit sa valeur ! chevaleresque ? Devinez ce qui arrive et comment tout finira. Aujourd’hui je ne vous en dis pas davantage !…

106 b.

10 Août.

Je vous écris ce second feuillet bien dej jours plus tard. Combien ?… Je ne sais « Déjà je ne compte plus les jours ! »[168] Tout n’est pour moi qu’uniformité trouble et crépusculaire : soucis et contrariétés sous des formes toujours nouvelles, mais au fond toujours les mêmes, sans joie aucune. Cependant, point d’assauts ; tout cela, plutôt, rampe autour de moi Là contre, le calme, la pleine résignation : ne rien attendre, ne rien espérer, souhaiter à peine. Connaissant parfaitement les caprices de ma destinée, m’accommoder silencieusement à ma mission. Patience ! Même à l’égard du temps qu’il fait. Et ce temps m’enseigne : cela est, on ne peut le changer ; il faut s’y habituer ; de même, pour toutes les constellations morales qui nous entourent. S’emporter ne mène à rien : supporter, seulement !…

Parfois, cependant, la lumière jaillit au fond de l’âme : tout ce qui, du dehors, mal satisfait, s’y réfugie, se remet à vivre là plus chaudement, plus lumineusement. C’est bien la nuit de Tristan ! « Dès que le soleil s’est caché dans notre sein, luisent les riantes étoiles de la félicité… »[169] Tout ce que je pourrais vous dire de mon existence me semble si insignifiant ! C’est aussi le plus difficile à comprendre. Une vie comme la mienne doit toujours tromper le spectateur : il ne voit que les faits et gestes qu’il tient pour miens, tandis qu’ils me sont au fond tout à fait étrangers ; qui donc s’aperçoit du dégoût que souvent ils m’inspirent ? Tout cela ne sera compris que le jour où la somme totale sera lisible : alors il faudra bien reconnaître que cette œuvre extraordinaire ne pouvait être accomplie que de cette façon, et l’on s’instruira, quitte à ne pas tirer parti de la leçon une autre fois. C’est toujours la même chose ! Je ne cherche plus guère à éclairer les autres ; seulement, comme je n’ai que la conscience d’une souffrance perpétuelle, j’en souffre également — et je sais qu’il en doit être ainsi. Mais quoi ! L’heure de l’éclaircissement sonnera. Elle approche. Et le monde verra beaucoup de choses qu’il ne s’était pas permis de rêver. Je dis cela sans me dissimuler aucunement les impossibilités que je vais affronter encore. L’Allemagne m’est ouverte maintenant : et maintenant seulement j’en suis effrayé ! Je n’ai encore aucune idée de l’endroit où Tristan verra le jour. Hélas ! c’est maintenant que la pire misère va se démasquer ! C’est ainsi que Tannhäuser à Paris me distrait, me donne le temps de réfléchir sur l’Allemagne, de ne rien presser et — ce qui est fort important ! — il me procure peut-être les moyens de me conduire, en ce qui touche les représentations allemandes de mes nouveaux ouvrages, comme il est absolument nécessaire pour préparer tout au mieux, là-bas, avec calme et patience. Si cela réussit, combien merveilleusement sera résolu le problème, dont les chiffres confondent chacun en ce moment, parce que personne ne peut les accorder ! Et cependant — je l’avoue très modestement — il n’y avait pas là le moindre calcul de ma part !…

Mais quittons cette danse de feux follets que mènent le vouloir et l’illusion du monde. Nous y sommes pour peu de chose, sinon pour souffrir !…

De Parzival, cependant, aujourd’hui encore, je ne puis vous parler davantage : tout cela est encore très embryonnaire, inexprimable. En revanche, je veux vous conter une vieille histoire qui, il y a quelque temps, me fit grande impression par son originalité, par son profond caractère. Dans un volume du comte de la Villemarqué, les Contes des anciens Bretons, où je trouvai, après les Mabinogion, les versions les plus vieilles des légendes traitées ensuite par des poètes français, comme, par exemple, celles d’Artus, de Parzival, de Tristan, etc, je rencontrai aussi le poëme d’Erec et Enide, que je « possède » encore, d’après une adaptation allemande du Moyen âge,[170] dans ma ci-devant bibliothèque de Dresde, — sans l’avoir lu jamais. L’histoire est à peu près la suivante :

Après de longues luttes, Erec a ramené Enide comme épouse ; son pays, attaqué par l’ennemi de toutes parts, a recouvré grâce à lui toute sûreté ; il a fait de tels prodiges de bravoure que, nécessairement, il se considère lui-même, et tous avec lui, comme le héros invincible par excellence ; n’ayant plus aucune raison de combattre, il ne vit plus que pour l’amour de sa belle épouse, dans la paix et le bonheur. Cela inquiète son peuple et ses amis : ils craignent qu’il ne s’amollisse et perde ses forces ; ils redoutent la trop puissante influence de la délicieuse épouse. Celle-ci même commence à s’inquiéter et se reproche d’être la cause du changement regrettable — au sens de tous — survenu dans l’humeur d’Erec. Un matin, elle s’éveille soucieuse, regarde tristement le bien-aimé qui dort et, sur cette poitrine nue, d’où elle imagine qu’a disparu la bravoure, tombent deux larmes chaudes. En s’éveillant, Erec entend encore ses paroles : « Ah ! faut-il que, par ma faute, la force héroïque l’abandonne ? » Étonné, il croit — avec l’extrême sensibilité d’une noble nature — que sa plainte signifie le désir d’être — ou même de devenir — l’épouse d’un héros plus digne. Cette idée, d’une délicatesse et d’une jalousie singulières, le décide aussitôt : « Dieu me garde de défendre que tu donnes ta main à un plus digne par-dessus le cadavre de ton époux ! » s’écrie-t-il. Aussitôt, il fait seller des chevaux pour lui et pour Enide, prend rapidement congé de tous, s’en va pour courir le monde avec elle seule, lui ordonnant d’aller toujours devant lui et — quoi qu’elle entende ou voie — de ne jamais se retourner vers lui et de ne jamais lui parler, à moins qu’il ne l’interroge. Dans la forêt lointaine, trois brigands les chargent ; elle ne peut s’empêcher d’avertir Erec : « Ne t’ai-je pas ordonné de te taire ? » lui dit-il impérieusement ; puis il combat les brigands, les tue, confie leurs coursiers, attachés ensemble, à la garde d’Enide et lui ordonne, en même temps qu’elle poussera les chevaux devant elle, de poursuivre sa route devant lui. On va toujours, en silence. La même aventure se répète, seulement avec accroissement de danger, de crainte chez Enide, de colère chez Erec et de vaillant effort pour le vainqueur. Enide ose à peine avouer son effroyable fatigue après ce long voyage sans repos ni réconfort : combien plus terrible encore doit être l’épuisement d’Erec, qui a sans trêve à soutenir des luttes prodigieuses ! Enfin il commande halte : sur une prairie en fleurs il lui offre de se rafraîchir ; un paysan apporte des aliments, du vin, etc. Il s’écarte un peu, tandis qu’elle se réconforte et approche d’une source ses lèvres brûlantes. Il la laisse dormir et veille. Puis on se remet en marche, vers les aventures les plus prodigieuses, les plus périlleuses, et c’est toujours la même chose.

Enfin, après un combat contre un épouvantable géant, Erec, mortellement fatigué, revient à l’endroit où repose Enide, et s’évanouit. Elle de se lamenter alors ! Survient un cavalier, avec une riche escorte, — un ennemi d’Erec. Celui-ci se relève péniblement pour un nouveau combat : il tombe comme mort. Le comte, enflammé d’amour pour Enide, l’emmène, avec le corps d’Erec, à son château. Enide est mandée à la salle des fêtes ; le comte la courtise ; affolée de douleur, elle jette un cri : « Ô Erec, si tu vivais encore, qui donc oserait me courtiser ? » La porte vole en éclats : Erec a entendu le cri de détresse. Réveillé de la mort, il voit ce qui se passe, occit l’ennemi, attire Enide sur sa poitrine, la prie de ne plus jamais douter de lui, même s’il n’est pas toujours à frapper d’estoc et de taille, et retourne chez lui avec la bienheureuse épouse !…

Qu’en dites-vous ? Ne sont-ce pas là de beaux exemplaires d’intégrale humanité ? D’une si incroyable délicatesse que nous ne pouvons plus du tout les comprendre aujourd’hui ; les plus terribles témoignages de force inspirés par une excessive finesse de sentiment !…

Voilà le second feuillet rempli, à son tour ! . . . Adieu ! faites mes amitiés à Wesendonk ! Je lui écrirai bientôt ! Mille remerciements et constante affection !

R. W.


107.

Paris, 30 Sept 60.
Ma chère, très chère enfant !

Jusqu’à présent, ce n’était jamais qu’un état de malaise qui me semblait permettre une interruption dans mes besognes. Mais aujourd’hui il faut absolument que je me fasse libre, une heure, — pour être libre ! . . .

Ah ! comme l’enfant se délecte avec passion à Raphaël et à la peinture ! Comme cela est beau, délicieux, reposant ! Il n’y a que moi que tout cela ne veut point toucher, jamais ! Je suis toujours encore le Vandale qui, depuis une année de séjour à Paris, n’est pas encore parvenu à visiter le Louvre ! Cela ne vous dit-il pas tout ? ? —

Comment je vais, autrement ?… Figurez-vous que je m’efforce à tout prix d’inventer de la musique. Vénus doit apprendre à mieux chanter ! Comment cela me réussit ?… Vous savez bien que je vous écris toujours des lettres muettes, ou plutôt invisibles. Dans l’une de celles-ci, je vous parlais longuement de deux minuscules oiseaux des Indes qui sont entrés ici dans mon logis et que je ne voulais plus laisser partir, parce qu’en été ils chantaient merveilleusement, et ainsi m’égayaient toujours au moment du déjeuner. Le petit mâle et la petit femelle avaient chacun leur ramage particulier, très fin et mélancoliquement mélodieux.

Finalement, vers la mi-Août, en revenant de mon excursion au Rhin,[171] je n’entends plus du tout la petite femelle, et le petit mâle ne fait plus que gazouiller sans cesse, toujours avec plus d’inquiétude et plus d’effort pour retrouver son mélodieux ramage : en vain, il n’y arrive plus ! Il ne pouvait plus chanter. Je n’avais jamais observé, mais seulement entendu dire, que les oiseaux chanteurs deviennent muets vers la fin de l’été et ne reprennent leur chanson qu’à l’approche du printemps. Mais je croyais que c’était une affaire finie pour eux vers ce temps-là, qu’ils n’en éprouvaient plus le besoin et qu’ils l’oubliaient donc ! J’apprenais là qu’il en est autrement : mon petit mâle semblait tout étonné d’avoir perdu la mélodie, et de ne pouvoir la recouvrer, malgré tous les efforts. Cela m’a extraordinairement intéressé, saisi. Cette aliénation de l’être le plus intime, ce refus de la force mélodique ! À qui appartient-elle ? À l’oiseau ? — ou bien qui donc la lui prête seulement ? Il est certain que seul un état extatique lui rend la mélodie possible : cet état lui devient tellement habituel dans la saison voulue que, l’autre saison venue, il est tout effrayé aussitôt de voir que le charme l’a soudain abandonné. À la fin, il s’y habitue : quelque chose en lui-même lui dit, qu’au printemps il pourra de nouveau chanter !… Je vous écrivis beaucoup de choses là-dessus. Le gazouillement et le pépiement plaintifs durèrent encore longtemps. — À présent une autre lettre !… Figurez-vous qu’un matin, la petite femelle recommence à gazouiller, et parvient vraiment à retrouver tout son ramage, qu’elle répète sans trêve, maintenant, jusqu’à dix fois de suite !… J’étais hors de moi !… Que dire ? Était-ce une anomalie ? Y a-t-il dans la nature aussi des exceptions ? Tout ce que je sais, c’est que cette aventure est arrivée à la femelle ; mais, depuis, je ne l’ai plus jamais entendue…

Ah ! si du moins le ciel voulait redevenir pur une seule fois ! Comment puis-je supporter cela déjà toute une année ? Mais n’importe : en dépit du ciel et de l’automne, il faut que je compose. Et j’ai fait de la littérature aussi. Je vous enverrai le livre bientôt. Les vers nouveaux pour Tannhäuser ne sont pas encore définitifs en allemand : ci-joint le brouillon, d’après lequel ils ont été mis en français, et c’est sur les vers français que je dois composer. Qu’en dites-vous ? Dieu sait ! À la fin tout va ! Mais comment ? Cependant toute cette besogne me convient. Elle me cache ce monde étranger, où je dois maintenant demeurer toujours. Il me faut être patient : telle est la volonté de cette même puissance qui fait chanter ou se taire mes oiseaux. Mais je ne puis guère en venir au recueillement proprement dit, car là il n’y a que désert et désespoir. Je dois peupler cela de besognes et, quand celles-ci me dégoûtent, les soucis m’aident à vivre encore. Frau Sorge[172] reste toujours fidèle…

Ne vous faites pourtant pas d’idées fausses : je ne m’attacherais avec force à quoi que ce soit. Par exemple, je ne m’occuperais surtout pas, de ce Tannhäuser parisien, s’il fallait un sérieux effort ou un important sacrifice pour obtenir ce que je veux ici. Au contraire, je fais à mauvais jeu bon visage, parce qu’on me montre aussi bon visage. Pour ce qui concerne les représentations de mes œuvres, jamais de la vie je n’ai encore eu d’aussi bonnes conditions etj sans doute, je ne les aurai plus jamais. À peine puis-je former un souhait, il est exaucé : nulle part la moindre résistance. Maintenant les répétitions au piano ont commencé. Le temps est employé de la façon la plus judicieuse. Chaque détail est soumis à mon examen : j’ai rejeté trois fois les maquettes des décors, avant que l’on réussît à me contenter. À présent, tout devient parfait, et, en tout cas, l’exécution — si elle n’atteint pas l’idéal — sera la meilleure qu’il y ait jamais eu et qu’il puisse y avoir d’ici à quelque temps. Avant tout, je compte sur mon héros : Niemann. Cet homme a des facultés inépuisables. Il est encore à peine dégrossi, et tout, jusqu’ici, ne se fait en lui que par l’instinct. À présent, il n’a pas autre chose à faire, des mois durant, qu’à se laisser conduire par moi. Tout sera étudié jusqu’au dernier point. — Pour Elisabeth, j’ai pareillement une chanteuse jeune, encore à demi-sauvage, Sax :[173] sa voix est prodigieuse, intacte, et son talent généreux. Elle m’est entièrement dévouée. — Vénus — madame Tedesco, engagée expressément à mon intention, a une tête superbe pour son rôle ; toute sa personne n’est qu’un peu trop voluptueuse. Un talent considérable et tout à fait approprié. — Wolfram constituait la dernière difficulté ; j’ai fini par faire engager un M. Morelli, homme d’extérieur magnifique et doué d’une voix merveilleuse. Je verrai maintenant à l’éduquer. Heureusement, l’opéra ne sera pas donné avant que je sois entièrement satisfait des études. Et cela est important. — Je ne pouvais laisser échapper une offre de cette valeur !…

À l’Opéra, on m’aime déjà ; dans mes rapports avec tous il n’y a plus rien de contraint : on commence à me comprendre, on ne me contredit en rien, et d’avance on se réjouit de l’événement. — Donc tout irait fort bien, si, en dehors de cela, mon entière existence était seulement un peu mieux d’aplomb. Rien n’y fait ! Je me réveille triste, et triste je me couche. Il est possible que le mauvais temps y soit pour quelque chose : les moments de santé se font si rares, et le malaise, oui, l’angoisse, augmentent de plus en plus.

Pourtant ne faites pas trop attention à ces plaintes. Finalement, je suis toujours capable de ressentir le plus grand bien-être, sitôt qu’arrive une vive et belle impression. Vous vous rappelez, lors de mon dernier anniversaire, ce fut l’effet du vent d’est. Aujourd’hui, nous avons eu le premier brouillard d’automne : il m’a rappelé fortement Zurich. Peut-être qu’il amènera le beau temps. Celui-ci me fera grand bien. — J’ai déjà travaillé à la musique de ma nouvelle scène. Chose étrange ! tout ce qui est intérieur, passionné, — je dirai presque : fémininement extatique, je n’ai pu l’accomplir à l’époque où j’écrivais Tannhäuser : là j’ai à démolir et à reconstruire tout. Vraiment ma Vénus d’alors, cette Vénus de coulisses, m’épouvante ! Cela deviendra beaucoup meilleur, cette fois, — surtout si le brouillard amène le beau temps. Mais la fraîcheur, la joie de vivre qu’il y a dans Tannhäuser, tout cela est bien, et je n’y puis changer la moindre chose : tout ce qui porte avec soi l’odeur de la légende, d’ailleurs, y est déjà éthéré ; la plainte et le repentir de Tannhäuser sont excellents ; les ensembles irréprochables. Dans les parties passionées seulement, j’ai dû retoucher de-ci, de-là : par exemple, j’ai remplacé un trait de violons trop mou, au départ de Tannhäuser, à la fin du deuxième acte, par un nouveau trait, fort difficile, mais qui me satisfait uniquement. À mon orchestre d’ici, je puis tout offrir : c’est le premier du monde ! Assez de Tannhäuser ! . . . De temps en temps, je cause longuement avec vous des gens que je rencontre, mais, pour le moment, je n’ai rien à vous rapporter de particulier : beaucoup de choses prendraient un air d’importance qu’elles ne méritent pas. En somme, je continue de vivre absolument seul. Rien ne me convient mieux. Cependant ma solitude aussi est souvent morose. Quel remède, alors ?… Le souvenir — et le sommeil !…

J’ai pris les projets en aversion. Même pour une représentation de Tristan, je n’ai rien projeté encore. Je pense toujours que ce qui doit être arrive un jour de soi-même. En attendant, la reine Victoria s’est mise en tête d’entendre Lohengrin, cet hiver. Le directeur de Covent-Garden est venu me trouver : la reine désire entendre l’œuvre en anglais ; ce sera pour Février. Je n’en sais pas davantage encore, ni d’ailleurs si je pourrai m’occuper de cela. Ce serait drôle d’entendre cet ouvrage pour la première fois en anglais…

Et maintenant je vais bientôt déménager. À partir du 15 Octobre, je demeurerai 3, rue d’Aumale.[174] L’appartement est plutôt petit, et j’espère que je n’aurai pas à y écrire des vers ou à composer : il ne peut convenir que comme bureau d’affaires. J’ai à moitié perdu mon procès ; on ne me paie pas un sou d’indemnité. Ah ! quand serai-je arrivé jamais à quelque chose ! C’était une mauvaise affaire, tout à fait manquée : l’appartement, que j’avais choisi justement pour sa tranquillité, devenait, avec les démolitions du quartier, intenable à cause du bruit. On prétend que mon propriétaire ne savait rien de cela. Possible !…

Eh bien, mon enfant ! les choses vont mieux pour vous : c’est ma consolation ! Le ciel bénisse vos belles gravures et, avant tout, le portrait ! Moi aussi, je verrai tout cela bientôt. — Mille compliments à Otto ! Je lui écrirai la prochaine fois. Encore un mot : sur le Rhin, aux environs de Rolandseck, des enfants sveltes et blonds prirent le bateau, pour en descendre un peu plus loin. C’était tout à fait le type de vos enfants : l’un d’eux ressemblait tellement à Myrrha ![175] Je savais bien que c’était là votre patrie !…

Mille compliments et tout mon cœur !

R. W.

Et maintenant encore l’ébauche des nouveaux vers pour Tannhäuser.

Attention ! Après la troisième strophe de Tannhäuser :

Vénus (dans une explosion de colère)

tout le début reste jusqu’à :

« Pars, homme aveugle, cherche ton salut,
Cherche-le sans le trouver jamais ! » —

Après quoi viendra : —

« Celle que tu as combattue, que tu as vaincue,
Qui a subi les éclats outrageants de ton orgueil,
Va la supplier, elle, l’objet de ta dérision ;
Dans ces lieux, témoins de tes mépris, va implorer sa faveur !
Ta misère et ton opprobre fleuriront alors :
Exilé, maudit, tu traîneras après toi les dédains ;
Je te vois approcher, brisé, foulé aux pieds.
Couvert de poussière, le front humilié :
« Oh ! si tu la retrouvais.
Celle qui te riait naguère !
Oh ! si elles se rouvraient devant toi
Les portes de ses splendeurs ! » —
Le voici, gisant devant le seuil.
Où jadis coulaient pour lui les flots de la joie ;
Il supplie, le compagnon d’autrefois.
Il mendie, non l’amour mais la pitié.
Arrière, le mendiant ! à jamais fermé aux esclaves.
Ce n’est qu’aux héros que s’ouvre mon empire ! »


Tannhäuser.

« Je t’épargnerai assurément la douleur
De me voir approcher déshonoré ;
Je pars pour jamais, adieu !
La déesse jamais ne me verra revenir. »


Vénus.

« Quoi ! tu ne reviendrais plus jamais ?
Qu’ai-je dit et qu’a-t-il dit ?
Comment expliquer ces paroles, comment les comprendre ?
Mon bien-aimé, m’abandonner pour toujours ?
Par quel crime l’aurais-je mérité ?
La Déesse de la Grâce
Se verrait ravir la joie
De pardonner à ce qu’elle aime ?
Moi, qui jadis, d’une oreille avide,
Écoutais, souriant dans les larmes,
Tes fiers accents, muets trop longtemps autour de moi :
Pourrais-tu rêver
Que je restasse jamais insensible
Aux soupirs plaintifs
De ton âme élancée jusqu’à moi ?
La suprême consolation
Que j’ai trouvée dans tes bras.
Ne me la fais pas payer par tes dédains
Pour la consolation que je te réserve !
Si tu ne revenais pas.
Oh ! le monde serait maudit !
Il ne serait plus jamais qu’un morne désert.
Quand la déesse l’aurait quitté !
Reviens, reviens à moi !
Aie foi dans les faveurs de mon amour ! »


Tannhäuser.

« Qui renonce à toi, ô déesse,
Renonce pour jamais à toute faveur ! »


Vénus.

« N’oppose pas l’orgueil à tes désirs,
S’ils viennent à te ramener vers moi ! »


Tannhäuser.

« Mes désirs me poussent au combat ;
Je ne cherche pas les délices et le plaisir.
Écoute et comprends, ô déesse :
Mes désirs me poussent à la mort ! »


Vénus.

« Et si la mort elle-même te fuit,
Si elle-même te refuse une tombe ? »


Tannhäuser.

« La mort, la tombe dans le cœur,
Je trouverai le repos par la pénitence ! »


Vénus.

« Jamais le repos ne te sera donné !
Jamais tu ne trouveras le salut !
Reviens à moi, si tu cherches la paix !
Reviens, si tu cherches le salut ! »


Tannhäuser.

« Déesse de la Volupté, ce n’est pas en toi
Que reposent ma paix, mon salut : c’est en Marie ! »


108.

Paris, 24 Octobre 60.

Un mot en hâte, ma très chère enfant !

Vos dernières lignes m’ont profondément réjoui — il en est toujours ainsi après l’angoisse !

La lettre est arrivée ici un jour néfaste : je congédiais brusquement mon domestique, supporté avec peine jusqu’à présent. Il s’était souvent oublié au point de garder des lettres sur lui pendant plusieurs jours après les avoir reçues du facteur ; plus d’une fois je l’avais semonce pour cela. Cette fois-ci, — c’était précisément ces jours-là — je l’ai mis dehors du coup ; il a eu une demi-heure pour quitter la maison (pour d’excellents motifs). Une autre lettre encore ne m’est point parvenue. Je m’explique maintenant pourquoi. Par crainte ou par méchanceté, il ne m’a pas remis au départ les lettres qu’il détenait. Je vais tâcher de la récupérer. Si je ne réussis point, il faudra, hélas ! que vous m’écriviez une nouvelle fois. À autrui j’occasionne autant de trouble qu’à moi-même ; nous devons le supporter ensemble… Je suis très occupé ; on est pour moi trop actif sans interruption ici. Aucun désagrément ; mais grande dépense de forces !

Mille bonnes salutations !

Il me faut retourner à ma besogne !

Cependant encore un salut !

R. W.


109.

Paris, 13 Nov. 60.

Chère et fidèle enfant ! Belle et douce âme ! Merci pour vos amitiés !

Aussi souvent que possible vous recevrez un court bulletin de moi.

Cela va — très lentement — mais cela va de nouveau. De la première semaine de ma maladie[176] je n’ai presque pas souvenir. Maintenant, peu à peu, cela s’éclaircit. Pendant plusieurs jours je fus presque aveugle. À présent, je suis extraordinairement faible : étonnamment amaigri, avec des yeux rentrés dans la tête. Que j’éprouve toujours au fond une sensation de douleur, vous le savez : seule, toujours, l’excitation nerveuse a pu m’étourdir ; à présent que je dois éviter toute excitation, vous pouvez vous imaginer ce qui me reste ! —

Cependant j’ai encore trop de choses devant moi, et bientôt la vie va de nouveau s’emparer de mon être tout entier !

Hier, on m’a conduit en voiture aux Champs-Élysées et l’on m’a fait faire une petite promenade au soleil. Cela m’a réussi. Je vais reprendre ! Aussi ai-je retrouvé la patience….

Dans mon nouvel et modeste appartement, les trois gravures de Rome pendent encadrées au-dessus et auprès de mon divan !

Adieu pour aujourd’hui ! Je ne puis écrire davantage !… Merci ! mille fois ! Cordiale et profonde fidélité !…

R. W.



110.

Paris, 17 Nov. 60.

Encore un bulletin, mon enfant ! Cela va, mais très faiblement et lentement : le temps ne veut pas me favoriser, il me rejette toujours en arrière ! Cependant j’ai déjà pu faire une première course : — je suis allé chez le relieur. La réduction de Tristan pour piano a enfin paru. J’avais donné l’ordre aux Härtel d’envoyer quelques exemplaires à Zurich directement, un aussi à madame Wille. Pour l’amie, naturellement, je ne voulais pas me borner à cela : j’avais fait venir un exemplaire à Paris ; je voulais qu’il fût relié à mon goût, et vous l’offrir de ma propre main. L’exemplaire arriva tout juste pendant la plus méchante période de ma maladie : figurez-vous mon chagrin ! Il me fallait voir cet exemplaire là, près de moi, sans pouvoir m’en occuper. Maintenant, je suis allé chez le relieur : je doute, malheureusement, qu’il travaille à mon goût ; ces gens-là sont tous si terriblement dénués de fantaisie et d’invention !…


Il faudra bien me contenter de quelque chose de tout à fait ordinaire ; et vous devrez vous contenter, vous, de la bonne intention. Cela durera encore assez longtemps, avant que ce soit fini, et il vous faudra considérer mon envoi comme un cadeau d’anniversaire et de Noël !…

Pour le reste, je suis tellement… mort ! Je ne puis guère appeler mon état d’âme autrement ! Calme absolu, sans le moindre intérêt à l’existence : les futures représentations de mes dernières œuvres, plus rien que rêve et brouillard. Aucune activité, aucun désir !…

Mes pauvres nerfs sont toujours très déprimés et douloureux : ce n’est jamais que l’excitation du moment qui me donne meilleure mine… Et cependant… cela va, cela ira… mais comment ? Dieu le sait !… Si du moins il n’y avait pas ces taches au soleil ! Un temps clair, c’est encore ce qui me fait le plus de bien… Lundi, j’assisterai de nouveau à une répétition : il me faut apprendre à être bien calme…

Ah ! votre petit chien est tout à fait délicieux ! Comment s’appelle-t-il donc ? Fut-ce un coup de maître de l’ami Otto ? Croyez-moi, vous devrez à cet animal beaucoup de joie : la compagnie des animaux a toujours quelque chose de très calmant. Je vous félicite !

Et, en guise de conclusion, ma profonde gratitude encore pour les bonnes amitiés, qui inrent me trouver dans ma chambre de malade : qu’il n’en soit pas venu depuis quelques jours, voilà ce qui m’afflige. Vous n’êtes pas souffrante vous-même, j’espère ? Rassurez-moi ! . . .

Mille compliments cordiaux à Wesendonk !

Il aura bientôt de mes nouvelles.

Adieu, et portez-vous bien !

Votre
R. W.

111.

Paris, 3, rue d’Aumale.
4 Déc. 60.

Vite un cordial salut à la chère enfant ! Et un peu de consolation ! . . .

Depuis une semaine, ma convalescence a fait de grands progrès. Les forces reviennent, la mine est meilleure : on me trouve le regard plus vif…

C’était donc là un sérieux avertissement. Il m’a fait grande impression : je m’arrange soigneusement mon avenir, pour pouvoir remplir la tâche de ma vie. J’espère, pourtant de nouveau, pouvoir m’en acquitter !

Êtes-vous plus satisfaite, chère et fidèle amie ?

Pour Tannhäuser, nous voulons attendre encore. Je ne dirige pas l’orchestre moi-même, et, une fois quitte des répétitions, je suis quitte de tout !…

À bientôt de plus amples nouvelles du Vivant.


112.

[Paris, Déc. 60.]

Quelques lignes seulement, qui vous en diront assez, amie !…

Je fais tout mon possible pour, — en me ménageant beaucoup — pouvoir assister régulièrement aux répétitions quotidiennes. Et d’ailleurs, voici ma façon de vivre :

À dix heures, je vais me coucher ; je reste ordinairement trois, quatre et jusqu’à cinq heures, sans dormir ; je me lève, très faible, vers dix heures du matin, m’étends derechef après le déjeuner, n’entreprends rien, n’écris pas une ligne, lis un tout petit peu, m’habile ensuite vais en voiture à l’Opéra, à une heure, assiste à la répétition, reviens chez moi entre quatre et cinq heures, mort de fatigue, m’étends de nouveau, cherche à dormir un peu, dîne à cinq heures et demie, me repose alors encore un tantinet, ne reçois âme qui vive, excepté le médecin, — afin de ne point devoir parler, — lis quelques lignes et recommence enfin comme il est dit ci-dessus…

Vous voyez par là combien profondément mes pauvres nerfs sont malades. Je ne puis plus jamais chanter, exécuter des actes entiers de mes opéras, comme je le faisais jusqu’ici, rarement du moins, il ne peut plus même en être question.

C’étaient, chaque fois, des efforts surhumains, que j’ai maintenant à payer. De même, pour ce qui est de diriger l’orchestre, comme je le faisais autrefois, cela ne m’arrivera plus ! — Comment je mènerai à bien la tâche de ma vie, je n’en sais rien…

Cependant, il faut espérer beaucoup du repos, des ménagements, du « petit à petit », et cela ira mieux, en tout cas . . .

Il est digne de vous d’avoir pensé à vous rapprocher maintenant de moi, pauvre malheureux ; pourtant, moi aussi, je crois que dame Raison est dans le vrai. Arrivez pour Tannhäuser ; peut-être pas pour les premières représentations, mais plutôt quand j’aurai déjà repris quelque peu mon aplomb : dans un état pareil à celui de maintenant, je n’existe vraiment pas. Consultez bien, là-dessus, avec Otto ! —

J’ai appris avec un vif plaisir ce que vous me rapportez de madame Wille : je m’y attendais bien et je ne lui en veux plus. Je sais, après tout, ce qu’elle vaut, quoiqu’elle ne soit pas faite pour l’action. Souvent nous n’avons pas besoin de cette énergie, mais seulement d’intelligence et de sympathie : et l’on ne saurait apprécier assez hautement pareille aubaine ! . . . Saluez-la cordialement de ma part ! . . .

Cordiales salutations aussi à la famille y compris le brave papa ! Faible et mélancolique, mais toujours fidèle et reconnaissant, je demeure vôtre.

R. W.


113.

Pour le 23 Décembre 1860.

Je viens de trouver encore un feuillet de ma couleur :[177] il faut qu’il vous porte, amie, mes compliments pour votre anniversaire !

Que vous souhaiter ? Que vous offrir ? Une existence extrêmement difficile et sans repos me fait considérer comme souhaitable, entre toutes choses, le repos ! Je languis tellement après lui que je le souhaite aussi à autrui, et notamment à l’être qui m’est le plus cher, comme le bien suprême. Il est dur à conquérir : qui ne l’a pas reçu en naissant, ne l’aura guère en partage et, seul, l’entier brisement de son propre caractère pourra lui valoir cette conquête. Quiconque reste ainsi dans la vie, et sacrifie à tout moment sa nature à cette vie, celui-là, si nous regardons les choses en grand, peut bien être arrivé au calme presque parfait ; mais bientôt le menu détail de la vie quotidienne excitera de nouveau son tempérament, l’impatientera, l’inquiétera. Combien étrange, ce qui m’arrive maintenant ! Je reste froid, insensible, à tout ce qui met en mouvement, presque sans exception, le monde. La gloire n’a guère de puissance sur moi ; le gain n’en a que pour autant qu’il m’assure l’indépendance. Avec l’une ou l’autre éventualité en vue, entreprendre sérieusement quelque chose me serait à jamais impossible. Avoir raison m’est de même indifférent, depuis que je sais combien est incroyablement petit le nombre des gens qui sont faits, seulement, pour comprendre les autres. Le violent désir, si naturel et pardonnable, d’obtenir de chacune de mes œuvres une représentation parfaitement adéquate à mon idéal, a fini pourtant par se refroidir aussi beaucoup, et cela, notamment, au cours de cette dernière année. Les rapports que j’ai repris avec les musiciens, les chanteurs, etc, m’ont coûté derechef de profonds soupirs, et ma résignation, de ce côté-là aussi, en a été nourrie et fortifiée. Il me faut comprendre, de plus en plus clairement, à quelle incalculable distance je me suis éloigné de cette base — invariable dans notre vie moderne — sur laquelle se fondent même les créations de mon art. Volontiers je reconnais que, si mon regard se porte soudain vers mes Nibelungen, vers Tristan, il me semble que je m’éveille en sursaut d’un rêve, et je me dis : « Où étais-tu ?… Tu as rêvé ! Ouvre les yeux et regarde : voici la réalité !… »

Oui, je ne nie pas que je tiens mes œuvres nouvelles proprement et précisément pour inexécutables. Si pourtant l’intime besoin se ranime de réaliser, ici même, une possibilité, cela encore ne redevient possible que parce que je laisse mon cerveau retourner au pays des rêves. Alors, il faut que des circonstances favorables, inouïes, sans exemple, m’apparaissent comme possibles et que je m’attribue la force énorme d’amener ces circonstances. Devant mes continuelles expériences de l’incroyable faiblesse et de la nature superficielle de toutes les personnes et de toutes les combinaisons, sur lesquelles s’appuyait la possibilité de mes conceptions, la résignation va toujours croissant, et m’inspire cette inertie, qui se détourne craintivement des prétentions inutiles. Je ne pense plus que très peu à cela…

Si quelque chose m’anime un peu maintenant pour cette entreprise parisienne de Tannhäuser, c’est tout simplement que l’indélébile propriété de ma nature est de s’agiter sous l’influence d’un but artistique. Péniblement, il faut que je m’efforce, toute la journée, pour m’intéresser à la chose : mais, sitôt que je suis à la répétition, la puissance immédiate de l’art a prise sur moi ; je prodigue mon être et mes forces, et cela pour une chose qui me laisse, au surplus, indifférent…

Voilà mon histoire, en vérité !…

Et pourtant, combien différent de cela, et tout autre, me voit non seulement le monde, mais encore toutes mes connaissances, et jusqu’à mon ami le plus dévoué ! Cette insensée, cette ineffaçable opinion de quiconque m’approche, voilà, m’est-il possible d’affirmer, ce dont je souffre presque uniquement. Je puis prêcher, gaspiller de l’éloquence, du chagrin, de la colère, de la fureur : — la seule réponse que j’obtienne, c’est un sourire de regret pour une mauvaise humeur momentanée. Si les gens pouvaient alors deviner la signification de mon silence quand je m’arrête soudain, et pâle, avec l’air indifférent, rentré en moi-même !

Ô mon enfant ! Où donc trouverai-je alors ma seule et unique consolation ?… J’ai trouvé, un jour, le cœur et l’âme qui dans ces moments-là me comprenaient à fond et auxquels j’étais devenu cher, justement, parce qu’ils m’avaient compris et devaient me comprendre ainsi ! Voyez, je me réfugie alors vers cette âme ; mort de fatigue, je m’abandonne et m’abîme dans la douce et pure atmosphère de cette créature amie. Toutes les épreuves, les émotions, les soucis, les douleurs inouïes de ce passé se fondent, comme une nuée d’orage, en une rosée rafraîchissante, qui mouille mes tempes en feu : alors j’éprouve un rafraîchissement, et le repos enfin, le doux repos : je suis aimé, — reconnu !…

Et ce repos, je vous l’offre ! Dans l’heureuse conscience de ce que vous êtes pour moi — l’ange de mon repos, la gardienne de ma vie — trouvez aussi la noble source qui arrose les déserts de votre existence ! Partagez mon repos et recevez-le tout entier aujourd’hui, comme j’en jouis en ce moment où je m’abîme tout entier en vous ! Tel est mon souhait, mon présent !

R. W.



114.

Mardi gras [12 Février 1861].

Le Mardi gras, à la fin, me donne encore une matinée tranquille pour que je puisse, amie, vous parler un peu de moi.

Quand je n’ai rien en tête que les cent détails nécessités par mon entreprise actuelle, il n’y a pas de bon sens, dirai-je, à vous parler de moi. Ce qu’il y a toujours eu, justement, de plus beau dans nos rapports, c’est que seule la véritable essence de nos actes et de nos pensées, sous une forme purifiée, nous semblait digne d’attention, et que nous nous sentions en quelque sorte émancipés de la vie proprement dite, sitôt que nous nous rencontrions. Quand je me débarrasse la tête de tout le fatras pour la conserver libre à votre intention, il va de soi que seul le meilleur doit rester, et qu’il ne peut plus être question d’aucune peine ; en revanche, une vague mélancolie enveloppe l’âme, une mélancolie qui nous montre tout le reste sous le jour convenable du néant, car rien n’a de véritable valeur pour celui qui sent combien de sacrifices il a toujours à faire, s’il veut donner une signification à l’apparence de la réalité…

Ce qui me console des nombreuses peines que me cause l’art, c’est qu’il peut toujours vous apparaître sous un aspect de plus en plus serein. Vous avez des tableaux et vous les aimez, vous lisez, vous étudiez, vous écoutez ; vous retirez de tout cela ce qui vous semble digne et noble, et demeurez insensible à ce que vous pouvez négliger. Toutes vos lettres, même les dernières de cet hiver, s’accordent sur ce point que vous est dévolu le bonheur d’une paisible et douce jouissance. Le sens de cette jouissance vous aura été pleinement révélé maintenant : elle est peut-être pour vous ce qu’est pour moi mon activité, peut-être ma détresse. Cependant je m’imagine souvent que, moi aussi, je serais capable de pareille jouissance et que, seule, ma mission m’en écarte. Quand je considère ce que je puis de nouveau supporter, il me faut m’étonner et tenir pour injustifié le désir si ardent d’un repos absolu et solitaire. Et pourtant un certain repos intérieur m’accompagne toujours : celui de la plus profonde et complète résignation. Une incrédulité parfaitement exempte de haine, mais d’autant plus sûre, s’est emparée de moi : mon espérance se trouve tellement réduite à rien et, notamment, toutes mes relations avec les gens qui m’approchent reposent sur des fondements si légers, malgré le libre cours donné parfois à mon naturel, souvent très communicatif, que tout ébranlement est ici impossible.

Tel ou tel, qui aujourd’hui m’approchait de fort près, ne plus le voir pendant des mois, pendant le quart, même pendant la moitié d’une année, n’apporte pas un atome de trouble dans ces relations. Je ne suis nullement rébarbatif, mais d’une incroyable indifférence. Je ne dépends nulle part de l’habitude.

Vous m’avez demandé quel était mon cercle de femmes ? J’ai fait de nombreuses connaissances ; pas une avec qui je sois entré en commerce habituel.

Madame Ollivier est fort bien douée, elle a même un naturel éblouissant… Je me demande comment il se fait que nous nous voyions si rarement… Il en est ainsi de toutes mes connaissances : les chances de gain à les cultiver davantage sont tellement inégales que je me résigne volontiers, de toute façon, et — au gré de mon humeur aussi, — me contente de ce que le hasard m’apporte à la maison. Il y a, entre autres… une demoiselle de Meysenbug,[178] qui séjourne ici, présentement, comme gouvernante des enfants d’une famille russe : elle… avait ceci pour elle, lorsqu’on me l’amena, que, dans le temps, à Londres, un jour de méchante humeur, je l’avais une fois fort maltraitée. Ce souvenir me toucha, et maintenant elle est en meilleure posture auprès de moi…

De ce qu’on appelle le grand monde, une dame que je connaissais autrefois de manière superficielle m’a inspiré, cette fois, un plus vif intérêt que précédemment : c’est la comtesse Kalergis,[179] nièce du chancelier de l’Empire de Russie, Nesselrode, de laquelle je vous ai déjà parlé jadis…

L’été dernier, se trouvant à Paris pour quelque temps, elle vint me voir, et, finalement, me résolut à mander Klindworth de Londres pour faire de la musique avec elle. Je chantai avec la Garcia-Viardot le second acte de Tristan : tout à fait entre nous ; il n’y avait là que Berlioz. Des fragments des Nibelungen furent aussi exécutés. C’était la toute première fois depuis que je suis séparé de vous. Ce qui m’a fait m’intéresser davantage à cette femme, c’est que j’ai remarqué en elle une étrange satiété, un mépris du monde, un dégoût, qui auraient pu me paraître indifférents, si je n’avais remarqué en même temps une manifeste et profonde passion pour la musique et la poésie, qui, dans ces conditions, me paraissait mériter une sérieuse attention. Comme son talent aussi était sérieux, cette femme, en fin de compte, n’était pas sans intérêt pour moi. Elle fut aussi la première personne qui — très spontanément — me surprit par une intelligence réellement magnanime de ma situation…[180]

Madame de Pourtalès,ambassadrice de Prusse, a l’air de n’être pas sans profondeur et d’avoir, en tout cas, le goût noble…

J’ai découvert une nature singulièrement énergique en la femme du ministre de Saxe, madame de Seebach… Ce qui me surprit chez elle, c’est un certain feu doux, qui couve sous la lave. Elle ne comprenait pas comment on pouvait n’être point frappé par la prodigieuse ardeur de mes conceptions, et se demandait si elle emmènerait sa jeune fille à Tannhäuser… Voilà de ces connaissances curieuses que l’on fait à présent ! Mais ce ne sont que… des connaissances !…

Ah ! mon enfant… laissons tout cela ! Et, croyez-moi, on se traîne tout juste ainsi, péniblement, bien péniblement, — et l’on se rend compte à peine comment on fait. Tout désir est vain : faire et se tracasser, c’est le seul moyen d’oublier sa misère.

Votre décision, mon enfant, de ne point venir pour Tannhäuser m’avait — comme vous pouvez bien le croire ! — beaucoup attristé… simplement parce qu’elle m’ôtait la joie de vous revoir bientôt. Les raisons, telles que toutes ensemble elles vous avaient apparu, je devais les approuver pour vous-même, car j’ai toujours agi le plus sûrement, lorsque je m’efforçais de vous comprendre, et que j’enrichissais mon sentiment propre en l’appropriant au vôtre, — et souvent même je le rectifiais. J’étais triste… et me taisais…

Otto m’a cependant écrit, il y a quelques jours, que vous viendriez tout de même pour assister à l’événement. Voyez-vous, cela me causa une joie si intimement douloureuse ! Je savais que vous vous étiez fait tort, et la nouvelle me rendit tellement heureux, que j’osais à peine espérer l’accomplissement de cette promesse !… Mais voilà qu’Otto m’écrit encore : — vous ne viendrez pas avec lui. Cela m’agite de nouveau inexprimablement ! Vous le croyez bien, n’est-ce pas ?…

Permettez à l’ami, qui vient de passer encore par bien des luttes, un mot dit tranquillement :

Ce premier temps de Tannhäuser pèsera lourdement sur mes épaules : je ne le considère pas comme favorable au paisible besoin de nos âmes. Beaucoup de superfluités seront inévitables ; tout ira vers le dehors, de la façon la plus fâcheuse. Je devrais donc juger meilleur d’entrer dans vos vues et d’attendre un temps plus calme, où vous présenter pour la première fois, une œuvre entière de moi, montée avec autant de soin que l’on en met à monter ici Tannhäuser : la représentation même doit être et sera pour vous alors, en de paisibles dispositions, une grande chose, et nous en jouirons paisiblement…


Je dis tout cela, et je vous le concède. Mais vous cacherai-je que tout disparaît devant la pensée de vous revoir enfin — ne fût-ce qu’une heure ? — Non, mon enfant, je ne vous le cacherai pas ! Et si vous arrivez, malgré tout, au risque de retrouver peu de moi-même, de mon vrai moi, malgré tout je bénirai l’heure — égoïste que je suis ! — où je pourrai de nouveau plonger mon regard dans vos yeux !…

Et maintenant, assez ! Vous savez tout cela mieux que moi ! — Pour le moment, j’ai un peu de tranquillité, c’est-à-dire pas de répétitions quotidiennes. Par de multiples besognes accessoires, mon temps est toujours extrêmement pris. Les répétitions vont leur train, avec un soin inouï, qui souvent me confond, et l’on peut compter, en tout cas, sur une exécution tout à fait extraordinaire. Niemann est absolument sublime ; c’est un grand artiste, de l’espèce la plus rare. La mise en valeur des autres rôles sera plutôt un résultat artificiel ; j’espère pourtant qu’à force de soin on dissimulera les ficelles.

Et maintenant mille compliments, de tout cœur ! Remerciez bien Otto pour sa fidèle constance : quoi qu’il puisse trouver ici, il le supportera, et remportera certainement une impression profonde !

Adieu, amie !

La représentation est toujours fixée au vendredi 22. Otto doit pourtant s’attendre à ce qu’elle soit remise au lundi 25 !

115.

Paris, 6 Avril 61.
Ma chère enfant !

Je crois que vous étiez injuste à mon égard, en vous montrant quelque peu froissée de ce que je vous aie communiqué une lettre assez importante adressée à moi et n’aie pas trouvé un mot pour l’accompagner. Est-ce que le silence a perdu sa signification pour vous ? Pouvez-vous vous imaginer seulement que je n’aie rien à dire en pareil cas ? Ce serait mal me comprendre.

Vraiment, j’en ai assez de ne causer que des soucis, éternellement, à mes amis. De toute la scabreuse aventure de Paris il ne me reste que ce sentiment d’amertume. La catastrophe[181] elle-même m’a laissé au fond passablement indifférent. Si je n’avais eu en vue qu’un succès extérieur, il m’aurait fallu, naturellement, procéder d’une toute autre façon ; mais c’est justement ce dont je suis incapable. Un tel succès ne pouvait compter pour moi que comme une suite du succès intime de la chose. La possibilité d’une représentation vraiment belle d’une de mes œuvres me séduisait : lorsqu’il me fallut l’abandonner, j’étais déjà bel et bien battu. Ce qui m’est advenu n’était que le juste châtiment de m’être encore une fois fait illusion : il ne m’a plus touché profondément. La représentation de mon œuvre m’était si étrangère, que ce qui lui arrivait ne me regardait pas en réalité ; je pouvais assister à tout cela comme à un spectacle. Si l’accident a des suites ou non, la question à présent me laisse froid : tout ce que je ressens à ce propos, c’est de la fatigue, du dégoût…

Ce qui réellement me rongeait, et cela seul, — c’était le sentiment, aussitôt revenu, que, de chances aussi incalculablement folles que celles d’un succès parisien, une de mes œuvres les plus intimes[182] et, du même coup, tout mon avenir devaient dépendre si étroitement. Cela est si horrible et si insensé que, pendant tout un temps, le plus sage me parut de renoncer à une existence toute faussée, impossible à redresser, et cela très sincèrement !

Je fatigue mes amis de la manière la plus inexcusable, et je traîne avec moi des fardeaux que je ne puis vraiment plus porter… Le bon Bûlow, qui ressentit profondément ma douleur, essaye maintenant de m’ouvrir quelque perspective en Allemagne. Pour moi, j’ai peu de confiance, et crois bien que je devrai m’exténuer peu à peu en efforts vers le repos, jusqu’à ce que j’arrive au repos véritable. J’ai pourtant des devoirs qui me tiennent encore debout : le souci me donne une nouvelle vie…

Je ne puis parler de moi plus longuement à l’enfant ; mais je me réserve de sourire encore bien gentiment lorsque, trompé par les apparences, on croira pouvoir me féliciter prématurément, comme cela m’est arrivé il n’y a pas longtemps…

Mon enfant, où s’en est allé le bonheur des soirées de Calderon ? Quelle mauvaise étoile m’a fait sortir de mon seul digne asile ? Croyez-moi, quelque autre son de cloche que vous puissiez entendre, — quand je quittai cet asile, mon étoile était vouée à la chute ; je ne puis plus que tomber encore !…

Jamais, jamais n’ayez d’autre opinion là-dessus ! Tenez-vous à cela uniquement !…. Je ne me plains pas, je n’accuse pas : — il en devait être ainsi ; mais, pour rester toujours juste envers moi, ne l’oubliez non plus jamais !… Cela, je voulais vous le dire encore : oh ! imprimez-vous bien cela dans l’esprit !…

Et maintenant faites mes meilleures amitiés à Otto… Sa présence ici pendant ces mauvais jours m’a presque plus chagriné que réjoui ; je dois cependant déclarer de tout cœur que sa sollicitude, sa sympathie, toute sa façon d’être m’a profondément touché. Mais je ne pouvais rien être personnellement pour lui. C’était un perpétuel affolement, et l’échec proprement dit de mon entreprise ne se décida justement que lors de sa présence à Paris. Ces répétitions, où mon œuvre me devenait toujours plus étrangère et méconnaissable, c’est là que je souffris le plus. Les représentations, au contraire, m’ont produit l’effet de coups purement physiques, me rappelant de ma douleur morale au sentiment de ma triste existence. Les coups mêmes n’avaient d’effet qu’à la surface…

Dites aussi à Otto que, sans doute, on pourra bientôt lire dans l’Illustré de Leipzig un article de moi-même sur toute l’affaire du Tannhäuser à Paris.[183] J’avais promis quelque chose comme cela à un parent . . .

Adieu, amie !

Dans quelques jours, il me faut aller pour peu de temps à Carlsruhe et puis m’en revenir bien vite, parce que j’ai encore trop de choses à régler ici.

Mille amitiés !

R. W.



116.

Vienne,[184] 11 Mai 61.

Je viens d’assister à la répétition de Lohengrin ! L’effet incroyablement saisissant de cette première audition, dans les circonstances les plus belles et les plus douces, tant pour l’artiste que pour l’homme, je ne puis le tenir enfermé en moi-même, sans vous le communiquer aussitôt. Douze années de ma vie — et quelles années ! — je les ai revécues ! ! Vous aviez raison de me souhaiter souvent cette joie ! Mais nulle part elle n’aurait pu m’être donnée aussi complètement qu’ici ! Ah ! si vous étiez là demain !!…

Mille cordiales amitiés !

R. W.



117.

Paris, 27 Mai 61.

J’arrive à l’instant, et je trouve la charmante lettre de la chère enfant, réexpédiée de Vienne, où elle devait m’apporter une joie pour mon anniversaire. Indescriptiblement beau, l’effet de ces lignes, à présent qu’on s’est revu dans l’intervalle : un rêve est devenu vérité pour se dissoudre de nouveau dans la brume du souvenir !

Il y a donc moyen encore de goûter le réconfort et l’encouragement le plus amical ! Ils nous appartiennent, et pour nous se renouvellent toujours, parce que notre conscience est pure et libre. Certainement, nous nous reverrons encore maintes fois, et chaque rencontre ajoutera une fleur plus belle, plus noble, à la couronne de notre vie !

Mille fidèles amitiés de celui qui vient de vous quitter !…

À Carlsruhe, j’ai eu des rapports fort agréables avec le grand-duc : il se réjouit fort d’apprendre ma ferme décision de préférer pour mon installation Carlsruhe à n’importe quelle autre ville d’Allemagne. Tout ce qu’il peut faire pour m’aider à avoir une demeure convenable, il le fera avec empressement.

Liszt est encore ici : je le verrai ce soir chez moi, longuement… Pour le reste, mon enfant, je vois maintenant devant moi une période mauvaise, difficile : puissé-je, d’ici au commencement de Juillet, époque à laquelle je repasserais alors le Rhin, en avoir bien fini avec tout cela ! Voilà ce qu’il me faut souhaiter ! Le petit Tausig, qui m’a exactement suivi de Vienne et déjà rejoint à Carlsruhe, m’aide de temps en temps à retrouver une humeur souriante. Je le considère comme un présent de votre main…

Et maintenant tous mes meilleurs remerciements encore pour les jolis cadeaux que j’ai trouvés en allant me coucher et que, en soigneux égoïste, j’ai tout de suite accaparés. Je vous ai laissé la couronne ; je sais que vous l’emploierez bien !

Mes cordiales amitiés à Otto et aux enfants !

Remerciements et affection pour vous !

Votre
R. W.



118.

Paris, 15 Juin 61.

Voilà longtemps que je n’ai plus écrit à l’exquise enfant, — et cependant mon devoir était de lui adresser encore beaucoup de remerciements pour sa dernière et charmante lettre !…

Je traîne des journées pâles, sans âme ; je n’ai envie de rien au monde, ni d’aucun travail, ni d’autre chose : à peine puis-je me décider à écrire les lettres les plus indispensables ! Peut-être faut-il appeler ma situation une épreuve de patience ! La plus complète incertitude, — c’est la meilleure expression pour vous en donner une idée !

Je sors peu encore : mon dégoût de tout est grand. Je cherche uniquement à tuer le temps et lis Gœthe, au hasard : en dernier lieu, la campagne de 1792. C’est la léthargie absolue : le poisson sur le sable de la rive est la parfaite image de ce que je suis.

Liszt et Tausig sont partis depuis huit jours. Je les ai laissés volontiers s’en aller : — voilà où j’en suis ! Rien ne va comme cela devrait aller, et rien ne me sert. Étrange m’apparaît ma rencontre avec Liszt en cette vie. Il y a vingt ans, je le vis pour la première fois à Paris, alors que, dans la situation la plus fâcheuse, un dégoût déjà profond du monde m’avait envahi, de ce monde où lui s’exhibait à moi dans tout son radieux éclat. Maintenant que je n’ai qu’à regretter d’avoir été encore une fois poussé vers ce monde par ma destinée ; maintenant que je renouvelle si durement mon expérience de jeunesse et que rien, aucune illusion, aucune apparence ne peut plus me décider à lever le doigt vers lui : il faut encore une fois que Liszt y rayonne à mes yeux !… Personne ne sait mieux que lui ce qu’il y a à attendre là-bas. Je l’apprécie donc avec plus de justice quand j’admets que, le vrai lui étant toujours interdit, il aime à goûter de temps en temps l’ivresse des apparences… Je ne pouvais l’accompagner nulle part : ainsi l’ai-je peu vu. Mais je lui ai promis d’aller le retrouver pendant quelques semaines à Weimar : il veut y faire exécuter de grandes œuvres symphoniques…

Ah ! mon enfant ! Si je ne vous avais pas, mon sort serait bien piteux ! Croyez-le toujours et fermement !… Et que cela vous dise tout !…

Mais ce n’est plus une vie ! Peut-être quelque désir de travailler me reprendra-t-il, une fois sorti d’ici. Puissé-je en sortir !…

La seule chose qui m’intéresse est le projet de Tristan. Réfléchissez un peu aux moyens de vous arranger avec Papa pour venir passer à Vienne, cette fois, l’automne et une partie de l’hiver. Cela vous ferait du bien aussi : tant que je serai là, je me laisserai soigner par vous le mieux du monde, car j’y vais tout seul et descendrai provisoirement chez Kolatscheck. Alors vous pourriez écouter en paix tout ce que j’ai donné à entendre : Tristan, Lohengrin, le Vaisseau-Fantôme, Tannhäuser. Cela vous ferait passer un hiver comme ceux de chez vous…

Donc, nous en reparlerons longuement !… Et maintenant, mes meilleures, mes plus cordiales amitiés ! Et mille bonnes choses à Otto, aux enfants, et à toute la « colline verte »,

de votre
« gris »
R. W.



119.

Paris.
78, rue de Lille. — Légation de Prusse.
12 Juillet 61.

Mon enfant ! Je vous écris de l’hôtel de la légation de Prusse, où j’ai trouvé un asile, chez le comte Pourtalès, durant les quelques semaines que je dois encore passer à Paris. J’ai un jardin avec de beaux et grands arbres et un bassin avec deux cygnes noirs devant moi ; au delà du jardin, la Seine, et, au delà de celle-ci, le jardin des Tuileries, — de sorte que je respire un peu et ne suis plus du moins dans le Paris habituel.

Mes meubles sont de nouveau emballés et déposés ici dans un garde-meubles : Dieu sait où ils seront déballés, un jour ; probablement, que je ne les reverrai plus jamais ! Je souhaite que ma femme s’installe à Dresde et les prenne chez elle. Pour ma part, je ne songe plus à aucune installation. Tel est le résultat d’une dernière expérience infiniment dure et pénible ! Il ne m’est pas accordé de choyer ma muse dans la douce paix d’un foyer : du dedans et du dehors, tout essai de satisfaire, malgré toutes les disgrâces de mon destin, un désir si profondément inné, est toujours déjoué plus nettement ; et tout semblant artificiel, le démon de ma vie le bouleverse et le ruine. Cela ne m’est pas accordé ; toute recherche de repos devient pour moi la cause d’inquiétudes plus cruelles.

Je vouerai donc le restant de ma vie au voyage : peut-être me sera-t-il permis de trouver le repos et de me restaurer, çà et là, sous l’ombrage, près d’une source. C’est le seul bienfait que je puisse encore attendre !…

À Carlsruhe je ne vais donc pas ! !

Par la communication de ces résultats, vous voyez quels furent les derniers événements intérieurs et extérieurs de ma vie… Pour combler la mesure de mes peines, le petit chien[185] est mort, que vous m’aviez envoyé, un jour, de votre lit de malade : mort rapide et mystérieuse. Sans doute a-t-il été heurté dans la rue par une roue de voiture ; quelque organe interne aura été lésé. Après cinq heures d’agonie, pendant lesquelles il resta toujours charmant, amical, sans pousser aucune plainte, mais s’affaiblissant de plus en plus, il est mort silencieusement. Je ne disposais pas du moindre morceau de terre pour enterrer le brave petit ami : par ruse et par violence, je m’introduisis dans le jardinet de Stürmer, où je l’enterrai moi-même à la dérobée, sous des broussailles . . .

Avec ce petit chien j’ai enterré beaucoup de choses !… Je veux voyager maintenant et dans mes voyages je n’aurai plus de compagnon…

Vous savez tout, à présent !

Je pourrai bientôt vous envoyer un portrait-carte de moi ! Liszt, qui posait ici chez tous les photographes, m’a forcé de poser aussi une fois. Je ne suis pas encore allé chercher ces cartes ; mais cela ne tardera pas…

Bonne santé, humeur sereine ! Mille amitiés cordiales à Otto et aux enfants ! Toute mon affection !…

R. W.


120.

Paris, 25 Juillet 61.

Je voulais vous arriver pour deux jours, avant d’aller à Vienne. Voilà que Liszt réduit ce projet à néant. Le 5 et le 6 Août, il dirige l’exécution d’œuvres importantes parmi les siennes (Faust, etc), à Weimar, et il avait décidé que j’irais chez lui pendant quelque temps. Ayant appris qu’il attendait des amis de partout et ne voulant pas me mêler à eux, je lui annonçai que je ne viendrais pas. Il me semble, cependant, que ma visite lui tient à cœur et, si je ne veux pas le blesser définitivement, il faut que j’y aille…

Cela me chagrine, parce que mon projet d’aller à Zurich devient par le fait inexécutable. Je songe, à présent, que vous pourriez vous arranger pour venir à Weimar les 5 et 6 Août : cela ne manquerait toujours pas de vous intéresser vraiment tous les deux, rien que pour compenser l’excursion ratée à St  Gall. Croyez-vous qu’Otto puisse être persuadé ?…

Sinon, je compte d’autant plus vous voir à Vienne. Il vous faudrait arriver là-bas au plus tard fin Septembre, et y rester le plus longtemps possible…

Je ne vous écris point parce que je ne veux pas vous chagriner. Je ne pense que trop à vous !… Le sentiment que j’ai d’être un étranger dans ce monde devient de plus en plus fort. En vérité, je ne comprends pas pourquoi je supporte le non-sens de vivre ?…

Dieu sait si Tristan me ranimera. En jetant parfois un coup d’œil, au hasard, sur la partition, je suis terrifié à l’idée que peut-être je devrai bientôt entendre cela… De nouveau je suis étonné de voir combien peu les hommes peuvent proprement connaître un d’entre eux. Combien je suis différent étant seul, pour moi-même, et quand je vais à autrui ! Je dois rire souvent du fantôme qui se présente alors aux gens !…

Mais à quoi bon cela ?…

Comment va la santé ? Les bains vous réussissent-ils maintenant ?… Du courage ! Nous en avons encore besoin !…

Lundi, je partirai : une prompte réponse me trouvera encore ici. Puis, jusqu’au 6 Août, à Weimar. Puis à Vienne, au Théâtre de l’Opéra impérial et royal… Mais je vous écrirai, bien-entendu, si je ne vous vois pas !…

Je vous salue du plus profond de mon cœur !

R. W.



121.

Vienne, 19 Août 61.

C’est une chose à part que d’écrire des lettres, amie ! Enfin l’on tient une heure qui sera consacrée à la correspondance : qu’est-ce donc que cette heure, arrachée aux éternelles vicissitudes de la vie, parmi les impressions, les états d’âme successifs ? Évidemment, pareille lettre dit peu de chose, et nous ne pourrions vraiment correspondre avec un être aimé, s’il n’était permis de croire que ces vicissitudes mêmes sont communiquées, de l’un à l’autre, sympathiquement.

Il m’a fallu approuver la lettre où vous me parliez de Weimar, sitôt que j’ai compris que votre visite à Weimar pouvait compromettre Vienne. Fasse le ciel, maintenant, que le sacrifice n’ait pas été une duperie ! Amen !

De repos et d’agrément, à Weimar, il n’a pu, naturellement, être question. De partout on se pressait pour me revoir — ou pour faire ma connaissance. Toutes les demi-heures, il me fallait raconter l’histoire de ma vie à quelqu’autre personne. Le désespoir me fit retrouver à la fin ma folle humeur de jadis et tout le monde fut charmé de mes facéties. Seulement, je ne pouvais plus redevenir sérieux, car je ne peux absolument plus l’être alors, sans tomber dans un attendrissement où je me dissous presque. C’est un défaut de mon tempérament, qui empire de plus en plus : j’y prends garde encore, autant que je puis, car il me semble qu’à force de pleurer je m’en irais en eau.

Il me semble, de plus en plus, que j’ai à peu près atteint maintenant le terme de ma vie : de but, il n’en est plus question depuis longtemps ; bientôt les prétextes aussi, même les expédients me feront défaut. Comprenez-moi bien quand j’avoue, avec la plus tendre sincérité, qu’il me devient de plus en plus difficile de considérer quelque chose comme digne d’une sérieuse attention : je ne prends plus d’intérêt à quoi que ce soit, je n’ai plus foi en rien ; il n’y a qu’une chose pour me gagner, — c’est de pleurer avec moi !… Ainsi agirent, précisément, le brave Hans[186] et Liszt. La bonne vieille Frommann,[187] elle aussi vint à mon secours ! Cela m’aida à supporter un peu mieux que d’autre part on vantât si souvent mon courage et qu’on parlât de gloires merveilleuses. — Ainsi quittai-je Weimar dans une atmosphère tout à fait amicale, et, j’emportai notamment un excellent souvenir de Liszt, qui maintenant abandonne aussi Weimar — où il n’a pu rien planter — pour s’en aller bientôt vers l’incertain. Son Faust m’a réellement donné une grande joie, et la deuxième partie (Gretchen) a fait sur moi une impression inoubliablement profonde. Je regrettai vivement que tout cela ne pût être exécuté qu’avec une médiocrité extraordinaire. Il a fallu tout mettre sur pied en une seule répétition, et Hans, qui conduisait, fit des miracles pour rendre cette exécution au moins supportable. Tel fut donc finalement le résultat de tous les sacrifices de l’heureux Liszt luimême : ne pas pouvoir arracher à ce misérable monde les moyens les plus ordinaires pour une bonne exécution de son œuvre ! Comme de constater cela me raffermit dans ma résignation ! J’ai pu encore faire pas mal d’expériences, à ce propos, qui ont jeté pour moi la dernière clarté aussi sur ma situation à l’égard du monde. J’ai vu clairement ce qu’il en est de ces princes dont, depuis quelque temps, je me sentais nécessairement poussé à attendre plus ou moins. Je sais maintenant que même le meilleur, avec la meilleure volonté, ne peut rien faire pour moi. Cela me fut proprement salutaire et je ne fis point la grimace. Mais j’ai le sentiment que la fin approche, et — vraiment ! — je dis que c’est tant mieux !

Je suis à Vienne depuis plusieurs jours. Un brave enthousiaste, le docteur Standthardtner,[188] m’a offert l’hospitalité pour quelques semaines, aussi longtemps que sa famille est en voyage ; ensuite il faudra voir à me débrouiller. Peut-être trouverai-je encore quelqu’un qui m’héberge ainsi ! Par malheur, mon ténor, Ander, a toujours la voix malade, de sorte que les études de Tristan sont retardées. Comme je ne projette rien d’autre et ferais du tort à l’entreprise en quittant Vienne, je reste tranquille et attends ce que les astres auront décidé relativement à ce dernier projet, lequel, tout bien considéré, me rattache à la vie : c’est la dernière ondulation du voile de Maïa. — Les gens, ici, sont gentils avec moi ; mais nul ne sait le danger auquel je les expose avec mon Tristan, et peut-être que, s’ils le découvrent, tout deviendra encore une fois impossible. Isolde, seule, avec laquelle j’ai un peu parcouru son rôle, tout récemment, pressent de quoi il s’agit. Comme ils seront épouvantés, tous les autres, quand, un jour, je leur dirai ouvertement qu’ils doivent tous se perdre avec moi !…

Jusqu’ici je puis me rendre ce témoignage que je n’ai encore trompé personne à dessein : il m’a été impossible de demander de l’argent à la direction du théâtre qui m’interrogeait sur mes conditions, mais, en revanche, j’ai stipulé ceci uniquement que, durant quatre semaines avant la première représentation annoncée, mes chanteurs et l’orchestre seraient soigneusement ménagés pour moi. Cela me donne le calme nécessaire : car j’approche maintenant de mon dernier but, et je sais que je ne pourrai l’atteindre qu’en écartant de moi toute espèce d’obligation…

Arrivez donc, mon enfant ! Le plus tôt sera le mieux ! Je suis un grand égoïste en vous sommant ainsi, et, si Otto ne m’aime pas bien, il a toute raison de ne point accéder à ma demande. Il s’agit ici d’une dernière tentative : le cours et la signification de ce monde me sont absolument adverses ; je ne puis le marquer de ma dernière et significative empreinte qu’en ne songeant pas même à ménager le moindrement ma personne. Pour vous consoler, cependant, je vous dirai que je me porte étonnament bien, que ma mine, au dire de tous, est excellente, et que ma patience, à ma grande satisfaction, s’est fortifiée. Seulement, je m’attendris à l’excès : par exemple, les animaux entre les mains de l’homme m’inspirent plus de pitié que jamais. D’autre part, je suis plus clairvoyant que jamais et ne me confie plus que fort peu à l’illusion. Eh bien ! risquez-vous, mon enfant !

Pour ce qui est de mon voyage par Munich et Reichenhall (près Salzbourg) avec les Ollivier, je vous en parlerai une autre fois. Mille bons souhaits ! Toutes mes amitiés à Otto et aux enfants ! Adieu, chère enfant !

R. W.


(Seilerstätte, 806,
Palier 3. Vienne.)

122.

Vienne, 13 Sept. 61.

Je viens d’avoir trois belles heures. Il faut que l’amie en ait connaissance.

Dernièrement, je fus enlevé, conduit au château d’une famille hongroise, — chez le comte Náho[189] — qui se glorifie d’avoir été la première et la plus ardente à se dévouer pour ma musique à Vienne. Un jeune homme charmant, le prince Rodolphe Lichtenstein, qui, chemin faisant, passa prendre sa femme, tout à fait digne de lui et très douce, me mena au pied des montagnes où se trouve Schwarzau. Site merveilleux : la plaine, si elle était recouverte d’eau, rappellerait avec bonheur un lac suisse. Tout l’arrangement du château, d’un goût absolument exquis, trahit la fantaisie la plus rare, par le choix, l’ordonnance, l’invention. La comtesse, une dame qui approche de la quarantaine, avec de grands yeux noirs, étonnamment pleins d’esprit, est réputée pour son talent musical inné ; elle entretient une troupe de tziganes, qui est comme la « chapelle » de la maison ; elle se met au piano et se livre avec ces gens-là, pendant des heures, aux improvisations les plus merveilleuses. Je craignais de trouver en elle de l’exaltation, peut-être de l’affectation : son attitude me rassura bientôt. Mieux encore me renseignèrent sur le sérieux de son sens esthétique plusieurs copies vraiment surprenantes des plus beaux portraits de Van Dyck, dont elle me dit qu’elles lui avaient coûté beaucoup de peine, parce que, malheureusement, elle n’avait pas fait non plus d’études régulières en peinture. Je n’ai jamais rien vu de pareil à son atelier. Au déjeuner, on parla lecture : elle lisait en ce moment la Vie des animaux des Alpes, de Tschudi. Un magnifique chien de chasse, de poil clair, fut bientôt suivi d’un superbe terre-neuve, noir comme un corbeau et de taille gigantesque : tous deux, caressés par leur maîtresse, y prenaient un plaisir indicible. Nous en arrivâmes à parler des rapports des animaux avec l’homme : je développai mon thème favori, et l’auditoire m’accompagna de sa sympathie jusqu’à l’apogée de ma profession de foi. La troupe de tziganes se trouvait pour l’instant en Hongrie : la comtesse essaya de nous donner, à elle toute seule, au piano, une idée de ce qu’elle fait avec cet orchestre. C’était fort original et intéressant. Bientôt elle introduisit dans son improvisation des motifs de Lohengrin : il fallut alors me mettre aussi au piano. J’étais heureux du beau silence avec lequel tout fut accueilli. Seul, le comte, un svelte et beau Hongrois, de pure race, crut devoir m’expliquer, par beaucoup de récits et de discours, l’impression que font mes œuvres. Je le supportai fort patiemment, car il me reproduisait avec une incroyable bonhommie la teneur de ce qu’il avait entendu dire à mon sujet… Je reconnus chez le jeune Lichtenstein une touchante mélancolie : il s’est décidé à suivre la carrière politique, après avoir, tout jeune, choisi la marine, et doit s’avouer, de plus en plus, combien il est peu fait pour la politique. La journée fut consacrée, de façon agréable et doucement fatigante, à des promenades en voiture et à pied. Le lendemain, je devais me lever de très bonne heure, car j’avais rendez-vous avec mon ténor Ander à Môdling, sur la route de Schwarzau à Vienne. Tout le monde se trouva réuni encore une fois, dans la fraîcheur du petit matin, pour le premier déjeuner, sur la terrasse ; puis, en compagnie de deux autres magnats hongrois, Zichy et Almazy, qui parlaient continuellement de leur élevage de chevaux, je suivis le chemin du retour jusqu’à Mödling, où j’arrivai à huit heures, par un temps magnifique. Il était encore trop tôt pour aller voir Ander ; j’étais fatigué d’avoir beaucoup parlé et, finalement, entendu parler beaucoup : je décidai de m’appartenir un peu, avant tout, à moi seul. Je pris une voiture et descendis la ravissante vallée de la Brûhl. Il y a là un lieu de plaisance, qui était tout solitaire à cette heure du jour. Derrière la maison, dans le jardin, les yeux sur les magnifiques prairies et les forêts des montagnes, splendidement éclairées par le soleil du matin, — je m’assis et vécus — paisible et solitaire — la première des belles heures que je voulais vous conter. Je partis de là profondément apaisé, réconcilié, heureux ! La seconde de mes belles heures fut celle où mon amie me dit exactement ce que j’avais ressenti pendant la première. Qu’Ulrich de Hutten eût conduit sa plume, sa prophétie n’en était que plus significative. Toute l’âme de mon existence m’apparut, m’interpréta le silence de cette heure, et l’ange effleura mon front d’un baiser de bénédiction. — Et ce fut la seconde de mes belles heures…

Et maintenant la troisième ?…

Ce fut un beau succès, inattendu. Le Vaisseau-Fantôme — l’unique opéra de moi qu’on puisse donner présentement, à cause de l’indisposition prolongée d’Ander — était affiché pour hier. Il y a peu de temps, j’avais encore entendu cet opéra et j’avais été, cette fois-là, très mécontent. J’avais été froissé surtout par diverses erreurs très graves dans l’interprétation et dans les « tempi », ainsi que par de fréquentes rudesses d’émission dans le chœur des femmes. Je fis donc convoquer, hier matin, les deux premiers rôles, le chœur et le chef d’orchestre pour une petite communication. Il s’agissait principalement de la grande scène entre le Hollandais et Senta : brièvement et nettement, je leur expliquai’ ce qu’il fallait ; ils semblaient tout surpris d’avoir manqué de la sorte quelque chose de si indiqué. Le chœur et le chef d’orchestre furent instruits de même. Il s’agissait d’une exécution déjà tournée en routine, et, comme l’orchestre n’avait pas pu être convoqué, il était bien possible que ces innovations fussent cause de troubles singuliers. Ma joie, à la représentation, fut d’autant plus vive. Un nouvel esprit s’était emparé de tout le monde. Le chef d’orchestre lui-même était stupéfait de la précision avec laquelle les innovations étaient exécutées. Mes deux chanteurs, juste à cet endroit, furent vraiment sublimes. Mais, depuis le commencement jusqu’à la fin, je fus saisi, transporté ! Je ne puis dire autrement : j’éprouvai là de profondes impressions, et il me faut appeler cette soirée la troisième de mes belles heures !…

Que cela suffise pour aujourd’hui ! Que le souvenir heureux de ces trois heures ne soit point troublé : donc… aujourd’hui plus rien de moi ! De mes brumes et de mes horreurs, je vous tends la main et vous crie : « Voilà ce qui fut possible !… Donc, courage, courage ! La plus belle heure n’a pas encore sonné !… »

R. W.



123.

Vienne, 28 Septembre 1861.
Hôtel de l’Impératrice Élisabeth.
Weihburg Gasse.
Ô noble, ô superbe enfant !…

Je devrais presque ne pas écrire autre chose aujourd’hui que cette exclamation. Tout ce que je peux y ajouter est si nul ! La musique, en somme, fait de moi un homme purement exclamatif ; le point d’exclamation est au fond l’unique ponctuation qui me suffise, dès que j’abandonne ma musique ! C’est aussi le vieil enthousiasme sans lequel je ne puis subsister. La souffrance, le chagrin, le dégoût même, la mauvaise humeur prennent chez moi ce caractère enthousiaste ; — et voilà aussi pourquoi je donne sûrement tant de peine aux autres !…

Que ne peut-on faire à Zurich ! Vienne, Paris, Londres, on fouillerait tout, vainement, pour découvrir quelque photographie qui vaille l’œuvre du sieur Keller ! Ô mon enfant, que vous êtes belle ! C’est impossible à dire ! !… Oui, mon Dieu ! dans ce cœur il faut que tout se fasse royal : le plus misérable mendiant qui demeure là doit bientôt sentir son front s’élever dans les nues !… Les douleurs du plus noble enfantement sont aussi écrites sur ces joues, qui jadis avaient un sourire si enfantin !… Oui, maintenant. Dieu habite en cette enfant !… Inclinez-vous profondément ! !

Vous vous dites que j’arrive aujourd’hui bien tard avec mes remerciements ? En vérité, c’est aujourd’hui seulement que j’arrive à quelque chose. J’émerge à peine hors de toute sorte de calamités, dont cette fière créature doit savoir aussi peu que possible. J’ai déménagé encore une fois : une connaissance, qui, voyageant avec sa famille, avait mis jusqu’ici sa demeure à ma disposition, revient ces jours-ci, et, comme la faveur d’une hospitalité convenable ne m’est décidément pas dévolue, à moi, malheureux (je dois pourtant excepter l’aimable ministre de Prusse à Paris), il ne me restait rien à faire que de me nicher encore une fois dans un hôtel. Je m’y suis installé pour quelques mois et c’est ici seulement que j’ai déballé mon petit ménage de Hollandais errant… Là reparut enfin le grand portefeuille vert. Je l’avais tenu fermé depuis Lucerne. Je pris la clef pour inspecter le trésor. Ciel, que vois-je ? Deux photographies : les lieux de naissance de Tristan, — « la colline verte » avec « l’asile », et le palais vénitien. — Puis les feuillets originels avec les premières esquisses, embryons étranges, les vers de la dédicace aussi, avec lesquels j’envoyai un jour, à l’enfant, les esquisses du premier acte, au crayon, terminées : quel plaisir il me firent, ces vers ! Ils sont si purs et loyaux !… Je retrouvai aussi, écrit au crayon, le lied d’où est sortie la scène nocturne. Dieu le sait ! ce lied me plut bien autrement que la scène superbe ! Bonté divine ! c’est plus beau que tout ce que j’ai fait ! Je frémis jusqu’à l’extrémité de mes nerfs lorsque j’entends cela !… Et porter dans le cœur la toute-présence d’un tel souvenir sans être bienheureux !! Comment serait-ce possible ? … Je refermai le portefeuille ; mais j’ouvris la dernière lettre avec le portrait : — et le cri jaillit !! Pardon, pardon !… je ne le répéterai pas !…

Je le ferai d’autant moins que je vous adresse ces lignes à Düsseldorf, où vous êtes allée assister une mère gravement malade !… Combien profondément m’attriste la pensée de ne pouvoir lui être d’aucun secours ! Je lui dois une reconnaissance tellement inexprimable, et peut-être mon nom ne doit-il pas même être prononcé à son chevet ! Je le crains, en toute modestie, vous pouvez bien le croire ! ! Mais dites-lui, quand vous la reverrez pour la première fois après cette lettre, dites-lui que vous lui souhaitez doublement aujourd’hui patience et guérison !…

Maintenant, je regarde venir le 20 Octobre. N’est-ce pas ?… Je songe à toutes les bonnes choses que je veux vous préparer ici : vous entendrez bientôt et souvent le Vaisseau Fantôme et Lohengrin ; et pour Tristan, il y a de l’espoir. Mon ténor a recouvré sa voix ; il est plein de confiance et de zèle. On va donc enfin commencer les études sérieusement.

Maintenant, soyez bénis, mes chers amis !

Mille bonnes amitiés à Otto et aux enfants… Tout ce qu’il y a de noble et d’éternel à la Reine !

R. W.



124.

Paris, 19, rue Voltaire,
Déc. 61.

Avez-vous cru que je ne vous féliciterais point à l’occasion de votre anniversaire ? Vous savez bien que la Noël est avancée d’un jour !…

Bonheur et prospérité, de tout mon cœur !

Je me suis jeté de nouveau dans les bras de mon ancienne maîtresse : la besogne m’a repris, et je lui crie maintenant : « Donne-moi l’oubli, afin que je vive ! »

Il y a trois semaines, je quittai Vienne pour regagner directement Paris. Personne ne voulait de moi. Avant une année, impossible de représenter Tristan. Comment, où la passer, cette année ? Point de beaux jours devant moi. L’hospitalité de Metternich me restait seule fidèle. Mais, par suite de la mort subite de la belle-mère, un parent était inopinément arrivé à Paris et occupait l’appartement que l’on m’avait destiné. Je ne peux y entrer que dans les premiers jours de Janvier. Il m’était impossible de rester à Vienne. Nulle part ailleurs je n’étais le bienvenu. C’est pourquoi je partis dès le commencement de Décembre pour Paris et me contente jusqu’en Janvier d’une petite chambre, au quai Voltaire. D’être accueilli dans une maison bien tenue, où l’on est bien servi, où je n’aurai pas de frais à faire pour subsister convenablement, j’en suis arrivé à regarder cela comme un bonheur divin qui me serait promis. Oui, oui, souhaitez-le-moi !…

Ici je me donne la plus grande peine pour passer inaperçu. Si cela ne réussit pas complètement, du moins je me figure que personne ne sait rien de ma présence. Ainsi, voilà déjà trois jours de suite que je n’ai pas été dans l’obligation de parler à quelqu’un. (Oh ! l’ennui de parler !) Au restaurant, j’ai vu Royer, le directeur du grand Opéra ; mais j’ai fait semblant de ne pas l’avoir aperçu. Quand je le revis, peu après, j’avais lu, dans l’intervalle, l’annonce d’une traduction qu’il a faite et qui vient de paraître (des pièces oubliées, de Cervantès) : tout à coup l’homme m’intéressa. C’était drôle maintenant de l’aborder, de m’entretenir toute une demi-heure avec lui et d’ignorer pendant ce temps-là si complètement le directeur de l’Opéra que la conversation roula uniquement sur Cervantès. Le lendemain, il m’envoya son livre. La préface du poëte m’a touché par-dessus tout… Quelle profonde résignation !…

Il me faut éclater de rire parfois, quand je lève les yeux de mon travail pour regarder en face de moi les Tuileries et le Louvre ! Vous devez savoir que je circule maintenant à travers Nuremberg,[190] et que là j’ai affaire à une population de caractère assez anguleux et rude. Il ne me restait plus d’autre ressource que de m’accoutumer à pareille compagnie. Le retour de Venise à Vienne[191] me fut bien long : pendant deux grandes nuits et toute une journée, je fus serré sans recours entre le passé et le présent, et m’enfonçai ainsi droit dans le gris. Il me fallait un travail nouveau ; — sinon, c’était fini !… Malheureusement, mon activité visuelle est de plus en plus émoussée : rien n’attache mon regard, et tout ce qui est local, avec ses tenants et aboutissants, fût-ce les plus grands chefs-d’œuvre de peinture, ne me distrait pas, m’est indifférent. Mon œil ne me sert plus qu’à distinguer le jour de la nuit, la clarté de l’obscurité. C’est vraiment la mort, pour ce qui est des relations avec l’extérieur : je ne vois plus que les images intérieures, et celles-ci réclament uniquement le son.

Mais aucune image passionnée ne voulut plus devenir claire en moi durant ce voyage dans le gris : le monde m’apparaissait réellement comme un jouet. Et cela me ramena vers Nuremberg, où j’avais passé une journée, l’été dernier. Il y a quantité de jolies choses à voir là !

Cela eut un écho en moi, comme une Ouverture pour les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Rentré dans mon hôtel, à Vienne, je travaillai avec une hâte extraordinaire au plan : cela me fit du bien d’observer, à ce propos, combien ma mémoire était restée claire, combien ma fantaisie était abondante et prompte à l’invention ! C’était le salut, de même qu’un commencement de folie peut sauver aussi la vie ! Après quoi, je donnai quelques tours de clef, je poussai le verrou, pour cette année, sur Tristan, adressai tous mes remerciements pour quelques invitations à des triomphes en différentes villes de ma splendide patrie allemande, — et arrivai où je suis maintenant, afin d’« oublier que je vis !… »

Votre retour par le Saint-Gothard n’aura pas été non plus très charmant ! Pourtant j’étais heureux de ne pas vous savoir à mon côté pendant le voyage de Venise à Vienne : cette fois, j’avais le cœur assez étroit pour me féliciter de n’avoir à m’attribuer aucune complicité dans un désagrément quelconque pour vous et votre mari. Iphigénie, aussi, ne parut point au moment voulu. En revanche, j’étais heureux de savoir que vous seriez bientôt arrivée sur « la colline verte », où vous auriez la joie de retrouver les enfants.

L’état de votre mari m’a fait beaucoup de peine. Il est manifestement hypocondriaque. Je doute fort que la vie retirée de Zurich lui soit favorable. On a remarqué, dit-on, qu’il s’observe beaucoup moins quand il se distrait dans de grandes villes, au milieu d’une société nombreuse, etc, et qu’il se porte alors tout à fait bien. Il n’est pas fait d’ailleurs pour s’occuper avec succès de lui-même ; la lecture ne peut lui être d’un grand secours : il lui manque trop de ce qu’il faut acquérir dans la première jeunesse et qu’on n’acquiert pas plus tard. C’est ainsi qu’il s’abîme dans la subtilité oiseuse et les scrupules pénibles. Je crois, chère amie, que, pour ces raisons, il serait important de songer, en prenant votre temps, à un changement : car il est visible, surtout pour celui qui est resté quelque temps loin de vous, qu’il s’agit là d’une maladie qui n’a pas seulement son principe dans de grandes souffrances, mais bien plus encore dans de petites contrariétés…

Peut-être souriez-vous de mes inquiétudes et de mes conseils ? Hélas ! je ne suis point qualifié pour cela, c’est vrai !… Mais, lorsqu’on est occupé à s’aider soi-même, comme je fais tout justement, on devient très présomptueux, on se fie trop à soi-même, en voulant aussi aider autrui : cette présomption, du moins, part d’un bon naturel. Ne m’en veuillez donc pas !…

Pardonnez-moi aussi maintenant mes Maîtres Chanteurs de Nuremberg ! Ils vont prendre un sens tout à fait gentil, et feront bien vite —, dès le commencement de l’hiver prochain, je crois —, le tour des théâtres allemands, où je ne me soucierai guère alors de ce qu’ils deviendront.

La représentation de Tristan demeure mon but principal : si je l’atteins, il ne me restera plus grand’chose à faire en ce monde, et alors je me coucherai volontiers pour dormir à côté de maître Cervantès. Que j’aie écrit Tristan, c’est ce dont je vous remercie du plus profond de mon âme, en toute éternité !…

Maintenant, adieu ! Vivez en paix, apprenez et enseignez. Vous avez la patience ; je l’ai apprise, moi aussi ! Mille vœux pour votre anniversaire !

Votre
R. W.



125.

[Paris, fin Décembre 61.]

Merci, de tout mon cœur, mon enfant ! . . .

Je vous réponds par une confession. Il est peut-être inutile de l’énoncer : tout en vous me dit que vous savez tout, et cependant je me sens poussé à vous en donner moi-même la certitude :

Maintenant seulement je suis tout à fait résigné !

À cela uniquement je n’avais renoncé jamais, et je croyais l’avoir péniblement gagné : retrouver un jour mon « Asile », pouvoir demeurer auprès de vous… Une heure de rencontre à Venise a suffi pour détruire cette dernière et chère illusion !

Je dus bientôt le reconnaître : la liberté qui vous est nécessaire, et à laquelle vous devez tenir pour subsister vous-même, vous ne pourriez la sauvegarder, dès que je serais auprès de vous ; seul mon éloignement peut vous donner le pouvoir de remuer librement, selon votre volonté : il faut n’avoir rien à acheter pour n’avoir pas de conditions à subir !

Je ne puis supporter de vous voir, pour prix de mon voisinage, tenue à l’étroit, opprimée, dominée, dépendante : car je ne puis vous dédommager de ce sacrifice, parce que mon voisinage ne peut plus rien vous donner, et la pensée que le misérablement peu de bien que je puis vous procurer dans de pareilles conditions a été acheté au prix de toute la liberté, de toute la véritable dignité humaine, me ferait ressentir ce voisinage même comme un supplice.

Il n’y a plus d’illusion qui serve. — Je vois que vous le sentez et le savez vous-même : comment ne le feriez-vous pas, la toute première ? Vous le saviez depuis longtemps, et bien avant moi, qui secrètement demeurais toujours un incorrigible optimiste.

C’était cela, et rien que cela, qui pesait comme du plomb sur mon âme à Venise. Non pas ma situation, mes autres malheurs : ces choses-là me sont et me furent, depuis que je vous connais, en elles-mêmes, toujours indifférentes. Vous auriez peine à croire avec quelle parfaite insensibilité je me décide en toutes ces choses qui, vraiment ne touchent plus à ma sensibilité, si ce n’est de façon bien passagère, et cela encore tandis que je regarde uniquement vers une situation digne de moi. où il n’y aurait plus pour moi ni succès ni insuccès…

Je m’en tiens donc à ceci que ce m’est une consolation de vous savoir douée de penchants et dans une situation sociale qui rendent possible à vos souffrances de prendre un caractère idyllique et doux. Pour ma part, je ne m’efforce plus maintenant que d’arranger ma vie extérieure de telle sorte que je puisse satisfaire sans obstacle mon besoin de créer, demeuré aussi vif que jadis. Pour cela, avant tout, il me faut une installation, un intérieur : je veux l’avoir, à n’importe quelles conditions. Car maintenant je puis supporter tout, absolument tout, parce que plus rien ne m’oppresse. La vie, avec tout ce qui s’y rattache, n’a plus absolument aucun sens pour moi. Où et comment ? — m’est devenu immensément indifférent. Je veux travailler : rien de plus ! Car le seul moyen d’être aussi quelque chose pour vous, c’est de n’être plus que pour moi. Je le sais, et vous le savez aussi ! L’horrible et dernière épreuve est endurée : Venise, le retour, et les trois semaines qui suivirent — terribles ! — tout cela est passé… Bon courage, maintenant ! Il faut que cela marche…

Je vous enverrai souvent quelque chose de mon travail. Quels yeux vous feront ouvrir mes Maîtres Chanteurs ! Pour ce qui est de Sachs, prenez bien garde à votre cœur : vous pourriez devenir amoureuse de lui ! C’est un travail tout à fait merveilleux. L’ancien projet[192] donnait peu de chose ou rien du tout. Oui, il faut avoir été en paradis pour savoir enfin ce qu’il y a dans une œuvre pareille !…

De ma vie vous n’apprendrez jamais que l’indispensable, — ce qu’elle aura de plus extérieur. — Intérieurement, — soyez-en assurée ! — plus rien ne se passe : plus rien que le travail d’art, la création. Ainsi vous ne perdez rien, mais gardez ce qui seul est précieux, mes œuvres. Nous nous verrons, cependant, de temps à autre. N’est-ce pas ? Mais, alors, sans nul désir ! Ainsi donc, parfaitement libres !…

Voilà ! Quelle lettre extraordinaire ! Vous ne pouvez imaginer quel soulagement c’est pour moi de savoir que vous savez que je sais ce que vous saviez depuis longtemps !… Ci-joint encore une Chanson de cordonnier.[193]

Adieu, mon enfant !

Le Maître.


126.

Beaucoup de bonheur, et qu’il fleurisse et croisse,
Voilà ce que vous souhaite, de tout cœur, Hans Sachs.
Quelque chose de neuf,[194] en cette vieille année !…
Bonne année !

R. W.


127.

Paris, 19, quai Voltaire.
7 Janvier 62.

Mon enfant ! Je suis encore ici ! Fin de ce mois, je pense aller à Wiesbaden… Je me sens si faible, je l’avoue, que j’ai besoin d’une parole amicale.

Cela ne va pas bien du tout !

Cependant les Maîtres Chanteurs me prêtent leur aide : pour l’amour d’eux, je tiens bon !

Adieu !
R. W.


128.

[Fin Janvier 1862.]
Pogner.
Et toi, mon enfant, tu ne me dis rien ?
Eva.
Une enfant bien élevée ne parle que si on l’interpelle !

Ainsi, lorsqu’on parle « à la troisième personne », certains enfants ne comprennent pas qu’on les interpelle.

L’ancien enthousiasme voulait se raminer. Je pensais vous inviter à une soirée à Bâle pour entendre la lecture des Maîtres Chanteurs. Il m’était difficile de renoncer à la vieille habitude. Il le faut pourtant, et je crois bien que vous m’en remercierez !…

Mais j’ai emballé mon manuscrit[195] à votre intention ; il partira tout à l’heure. Voyez à vous y débrouiller ; l’aspect en est parfois terrible ; il s’y trouve aussi des taches d’encre. Cela m’amuserait de voir si vous vous en tirez partout.

Souvent il m’était impossible de poursuivre mon travail, tant je riais ou pleurais. Je vous recommande M. Sixtus Beckmesser. David aussi obtiendra votre faveur.

Du reste, ne vous y trompez pas : tout ce qu’il y a là dedans est proprement de moi. Seules les huit lignes de la dernière scène, où le peuple salue Hans Sachs sont empruntées à sa chanson sur Luther. Les appellations des « modes » et des « tons »[196] (à l’exception de quelques-unes inventées par moi) sont aussi authentiques : en fin de compte, je suis étonné de ce que j’ai pu faire avec aussi peu de documents.

Demain, je vais à Mayence, pour chercher de là, à Biebrich ou Wiesbaden, le nid où je pourrai couver musicalement cet œuf des Maîtres que je viens de pondre…

Si, avant de recevoir de mes nouvelles, vous désiriez m’écrire, adressez la lettre aux soins de J. B. Schott, fils, à Mayence.

Dieu vous garde, mon enfant !

Amitiés du
Maître.


Biebrich a. Rhein[197]
13 Février 1862 — 9 Juin 1862.


Vienne
21 Décembre 1862.


129.

Biebrich, 13 Février 1862.

La méchante enfant ne veut donc plus du tout donner de ses nouvelles au Maître ? J’aurais beaucoup désiré savoir comment lui ont plu les Maîtres Chanteurs. Je commence à craindre vraiment qu’elle ne soit tombée malade ! Je reste jusqu’à la fin de l’automne (époque à laquelle j’aurais sans doute terminé la composition de mon œuvre), ici à Biebrich, chez l’architecte Frickhöffer, où j’ai loué pour un an deux jolies chambres, avec une vue magnifique sur le Rhin tout proche, à côté du château. Je les ai garnies au moyen de toutes espèces de meubles pris en location. La seule chose qui m’appartienne dans mon mobilier, c’est la « machine à thé » et la théière, que vous connaissez. J’espère jouir bientôt ici du repos. Si du moins l’enfant de la « colline verte » m’écrivait !

R. W.


130.

Biebrich,
16 Février 1862.
Amie,

Vous avez tort de faire attention à moi : j’en ai honte maintenant. J’étais sans nouvelles, donc inquiet. Un mot suffisait. Un mot triste, désolé ! Oh ! combien il est plus heureux d’être mort que de voir mort ce que l’on aime ! Pareille douleur vous frappe donc ! Vous recevez l’une consécration après l’autre ! Pour celui qui est sérieux, pour celui qui est profond, c’est une consécration : penser et sentir deviennent un pour lui ; il sent ce qui est pensé profondément, et sait combien terriblement cela est vrai. J’ai mis une intention profonde dans les larmes que j’ai versées sur la mort de votre mère ! Soyez la bienvenue dans le royaume grave qui m’a accueilli entièrement maintenant, et d’où seulement je puis encore regarder le monde. Il peut me paraître clair, à présent, parce que je ne regarde plus dans la nuit, mais de la nuit !

Ne vous préoccupez absolument pas des Maîtres Chanteurs ! Le manuscrit vous appartient ; je n’avais d’autre intention, que de vous donner ce qui est vôtre !

Cordiales amitiés à Otto et aux enfants !

R. W.


Biebrich
(chez l’architecte Frickhöffer).


131.

Biebrich,
12 Mars 1862.

Je vous écrivis, un jour, de Paris, que vous apprendriez désormais fort peu de chose de ma vie, mais d’autant plus de mes travaux,[198] parce que ma vie même ne pouvait plus avoir de vraie signification. Mais quid ? s’il m’est impossible de travailler, si la vie seule me donne du fil à retordre ? Il faut bien alors qu’interviennent des lacunes sérieuses, comme cette fois-ci, pendant lesquelles je devais vous laisser attendre aussi longtemps un signe de gratitude pour vos lettres, pour vos cadeaux ? Aussi je ne vous dis pas plus aujourd’hui que ceci : demain je compte finalement m’atteler à mon travail. Il y a eu une interruption de six semaines, durant lesquelles, il est vrai, j’ai seulement « vécu ». Mais comment ! —

Maintenant je suis complètement installé ici : j’ai loué deux chambres pour une année. Il s’y trouve un piano, une bibliothèque, le fameux divan, les trois gravures romaines et le vieux dessin des Nibelungen. Devant la table de travail pend aussi la photographie de la « colline verte » ; dans une encoignure de fenêtre le « palazzo Giustiniani ». La situation est extrêmement belle : tout près du Rhin, à côté du château, dans une maison complètement isolée, que Dieu puisse préserver d’autres locataires ! Cette maison est fort bien bâtie, par spéculation, et contient un appartement tout à fait délicieux, dans lequel je désirais beaucoup avoir quelque chose de convenable. Un beau jardin très spacieux : dans le parc et dans l’île en face chantent à l’envi les oiseaux. Les rossignols, à ce qu’on dit, doivent être nombreux, quand vient la saison, au point de devenir assourdissants. C’est ici que je veux attendre la destinée de mes Maîtres Chanteurs !

Grand merci pour votre lettre, par laquelle cependant vous me faites honte : vous avez lu et m’avez écrit trop tôt ! Vous auriez dû me laisser encore bien dans le coin. D’ailleurs je remarquai que, cette fois-ci, vous faisiez connaissance d’un de mes poëmes par la lecture et non directement par moi-même. Le difficile manuscrit a dû également vous occasionner bien de la peine. Oui, c’est autre chose quand il faut s’en tirer par ses propres efforts. Je l’ai déjà lu à différentes reprises, jusqu’ici, la dernière fois pour les grands ducs à Carlsruhe :[199] ils ont bien écouté, quoique pas encore aussi bien que la grande Micky.[200] Les règles de la Tablature les ont fait beaucoup rire. C’est justement mon intention, chère enfant, de provoquer l’hilarité avec tout ce fatras de pédantisme : il faut que l’on rie ! Il vous manque la mélodie pour les lieder de Walther : ceci est vraiment une chose indispensable. J’ai fait les vers diaprés la mélodie que j’avais en tête : vous ne pouviez pas vous l’imaginer, il est vrai. Écoutez donc, comme c’est simple ;

[Exemple musical : Mässig (modéré)[201]

Fern mei-ner Ju-gend gold-nen To-ren zog ich einst

aus in Be-trach-tung ganz ver-lo-ren :]

Le peuple n’entend de toute la chose que la mélodie : devinera qui pourra mon secret. —

J’ai lu le poëme pour la première fois à Mayence, le 5 Février, chez les Schott :[202] j’avais dû renoncer à vous le lire avant tout le monde. Mais, afin de trouver une compensation à votre absence, j’écrivis, avant de quitter Paris pour Vienne, à Cornélius[203] —dont vous entendrez parler davantage avec le temps — qu’il devait se trouver le 5 du mois suivant, le soir, chez les Schott, à Mayence, sinon je cesserais de le tutoyer. Maintenant, les choses advinrent comme dans « Bürgschaft » :[204] vous savez que tous les cours d’eau avaient débordé, que pas mal de trains ne circulaient plus, qu’il y avait réellement partout péril à voyager. Nonobstant tout cela, à sept heures sonnantes, le 5, Cornélius fait son entrée chez les Schott, pour s’en retourner le lendemain à Vienne ! Il vous faut savoir aussi quel pauvre diable c’est ; comment il est empêtré dans les leçons pour arriver à gagner 40 florins par mois. Mais — il m’aime beaucoup. Et vous avez vu, quel cas je fais de lui. Écrivez-lui, mon enfant ; il vous aime aussi ! Il habite : 30 Weissgärber-Pfefferhofgasse. Vienne ; c’est un neveu du célèbre peintre.

À présent, adieu ! mes meilleures amitiés. Je n’ai pu écrire plus tôt ; il me fallait attendre la retour de mes bonnes dispositions. Adieu, mon enfant !

R. W.


p. s. Oh ! le beau coussin ! Voyez-vous cela, je reçois ce cadeau, et ne me donne pas la peine d’en parler en tout premier lieu. Que je suis donc gâté déjà ! !

132.

Biebrich a. Rhein,
22 Mai 1862.
Chère amie !

Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. On m’a envoyé des fleurs. J’étais malade et hier seulement je suis allé de nouveau dans le parc. À vous je ne pouvais maintenant penser beaucoup, puisqu’il m’est impossible de vous aider en quoi que ce soit, à part de silencieux souhaits pour votre bonheur !

Ainsi je me tenais là solitaire.

Tout à coup une idée me vint pour l’introduction d’orchestre du 3e acte des Maîtres-Chanteurs.[205] Dans cet acte, le point culminant sera le moment où Hans Sachs se lève devant le peuple assemblé, et est accueilli par celui-ci avec une sublime explosion d’enthousiasme. Le peuple alors chante, d’un ton solennel, d’une voix vibrante, les huit premiers vers du poëme de Sachs sur Luther. La musique était déjà faite pour cette scène. Maintenant, pour servir d’introduction au 3e acte où, quand le rideau s’ouvre, on voit Hans Sachs perdu dans ses réflexions, je fais jouer par les basses un thème grave, attendri, profondément mélancolique, présentant le caractère de la plus grande résignation ; voici que survient, entonné d’abord par les cors et de sonores instruments à vent et, peu à peu, par l’orchestre tout entier, comme un Évangile, la mélodie solennelle et gaiement claire de : « Wacht auf ! Es rufet[206] gen Tag : ich hör’ singen im grünen Hag ein’wonnigliche Nachtigall. »[207]

Il m’est devenu maintenant évident que ceci sera mon chef-d’œuvre le plus accompli, et que je l’achèverai.

Je voulais me donner un cadeau pour mon anniversaire : je le fais en vous envoyant cette communication.

Gardez-vous en bonne santé, soignez-vous de près et, s’il vous faut penser à moi, figurez-vous que vous me voyez toujours dans les mêmes dispositions que ce matin du jour de mon anniversaire : cela vous consolera, et alors vous, aussi, vous vous épanouirez. Pour sûr ! —

Les meilleures amitiés de

votre
R. W.



133.

Biebrich,
9 Juin 1862.

Chère amie !

Je voulais, ces derniers jours, écrire à Myrrha pour la remercier de la part qu’elle a sûrement prise dans la confection du beau coussin. Mais elle aussi doit s’accoutumer à mon ingratitude, qui n’est pas précisément de l’ingratitude même, mais souvent de la négligence dans l’expression de ma reconnaissance. De telles attestations sont des élucubrations agréables, flatteuses, avec lesquelles on se fait à soi-même le plus de plaisir. J’arrive très rarement encore à l’exécution de si agréables projets. Chez moi tout ne tend qu’à une fin dernière, fort grave. Ainsi je ne puis regarder qu’avec tristesse la fleur qui m’est jetée sur cet ultime chemin.

La poésie que vous m’avez envoyée aujourd’hui est très belle, je crois même un chef-d’œuvre.

L’esprit de la légende m’apparaît tout autre seulement maintenant. Au « Neck »[208] est accordé le souriant espoir ; pour ma part, je ne comprends plus l’espoir, et je ne suis à rien moins accessible qu’à sa promesse encourageante. En revanche, je comprends maintenant la félicité, que nous n’avons pas à espérer d’abord, mais dont nous sommes les maîtres. Peut-être vous remémorez-vous que je vous ai dit autrefois, un jour, avoir senti de plus en plus clairement, dans le cours de mon existence, que l’art me donnerait seulement le suprême bonheur, quand j’aurais perdu tous, oui tous les biens de la vie, après que toute possibilité d’espoir aurait disparu. Je me souviens encore m’être demandé, aux environs de ma trentième année, si j’avais réellement en moi les facultés d’une très haute individualité artistique : dans mes œuvres je trouvais toujours encore des influences, de l’imitation ; j’osais à peine envisager mon développement futur comme artiste absolument original. À l’époque où je vous fis cette confidence, à l’époque de la passion miraculeuse, m’était apparue soudain la possibilité de la perte d’un bien, dont la possession éventuelle m’avait toujours semblé absolument intangible. Alors je sentis que le temps viendrait, où l’art revêtirait pour moi un sens tout nouveau, merveilleux, lorsque plus aucune espérance ne serait capable d’enlacer mon cœur.

Ainsi l’ancienne légende du Messie a acquis finalement sa véritable signification pour moi. On l’attendait, le Sauveur, le Libérateur de la race de David, le roi d’Israël. Tout arriva, en effet, selon l’attente. On sema des palmes sur sa route ; mais quel déconcertant coup de théâtre, lorsqu’il dit : « Mon royaume n’est point de ce monde ! »[209] De la sorte tous les peuples attendent leur Messie, qui doit combler les désirs de la vie. Il arrive et dit : « Renoncez au désir même ! » Voilà la dernière solution de la grande énigme du désir, — que votre ami Hutten, par exemple, n’a pas comprise.

Je souhaite seulement pouvoir encore travailler : mon désir ne s’étend plus même aux représentations éventuelles de mes œuvres et j’en accepte la nécessité comme une calamité inévitable. À Vienne, j’ai été invité définitivement pour l’automne à la représentation de Tristan : cela m’importune maintenant. Il me peine aussi d’être pressé dans mon travail : comme je travaille à présent, la hâte est néfaste. Un loisir assuré serait mon idéal ; si je ne puis y arriver, il me faut bien encore sentir les tourments de la vie ; mais déjà ils rehaussent pour moi le plaisir du travail. Je désirerais posséder un « Asile » dans la plus complète solitude : c’est bien difficile à conquérir. —

Recevez mes félicitations ! Saluez et remerciez Myrrha, ainsi que votre mari, à qui je dois encore de cordiaux remerciements pour sa dernière lettre !

De tout cœur votre

votre
R. W.



134.

Vienne, 21 Décembre 62.

e rêvai bellement, délicieusement de vous, cette nuit, sitôt après m’être endormi. Puisse ce rêve avoir pour signification tout le bien que je vous souhaite, chère amie !

Cela m’a fait un grand, un sensible plaisir, de voir que, au milieu de toute la détresse et de la misère du présent, le rêve m’ait rappelé juste à point nommé votre anniversaire. Cela était beau et je constate que le rêve, au moins, se soucie encore de moi.

Dévouées salutations !

R. W.


Penzing-lez-Vienne
5 Juin 1863 — 21 Décembre 1863.


135.

221. Penzing-lez-Vienne.
5 Juin 1863.
Chère et estimée amie ![210]

L’un de ces jours, il faut que j’écrive de nouveau, finalement, aux Wesendonk.[211] Seulement je ne puis le faire qu’au mari. La femme, je l’aime trop ; mon cœur est trop sensible, trop plein, quand je songe à elle. Moins que jamais je ne puis m’adresser à elle dans la forme qui s’impose impérieusement maintenant. Ce que mon cœur ressent, je ne puis le lui écrire sans me rendre coupable de trahison envers son mari, que je respecte et que j’estime beaucoup. Que faire donc ? Je ne puis tenir, d’une façon absolue, enfermés en moi mes sentiments, non plus : un être au moins doit savoir quelle est ma situation. C’est pour cela que je m’adresse à vous et vous confie ceci : elle est et reste mon premier, mon unique amour ! Je le sens de plus en plus distinctement. Ce fut l’apogée de ma vie : les années d’inquiétude et de bienheureuse angoisse, que je passai parmi le charme grandissant de sa présence et de son affection, contiennent toute la douceur de mon existence. La moindre circonstance m’évoque ce temps, immédiatement je m’y retrouve en plein, me reviennent au cœur les merveilleuses sensations qui, aujourd’hui comme autrefois, interrompent le cours de ma respiration, ne me permettent plus que les soupirs. Et, l’occasion vient-elle à manquer, le rêve, toujours délicieux et bienfaisant, est là pour me remémorer son image… Dites maintenant, mon amie ! Comment parler à cette femme dans les termes qui conviennent, qui sont nécessaires ? Impossible ! Oui, j’ai le sentiment, même, qu’il ne peut plus m’être permis de la revoir. Ah ! déjà à Venise, la rencontre avec elle me rendit bien malheureux : c’est seulement après avoir de nouveau perdu ce souvenir, que la femme m’est redevenue ce qu’elle était pour moi. Je le sens, elle me restera toujours admirable, et jamais ne se refroidira mon amour : mais la voir, cela ne m’est plus permis, sous cette épouvantable contrainte qui, si nécessaire que je la conçoive, amènerait la mort de notre amour. Que faire maintenant ? Est-ce que je laisserai croire faussement à la bienaimée qu’elle m’est devenue indifférente ? C’est pourtant bien dur ! Est-ce que vous l’arracheriez à cette croyance erronnée ? Est-ce que cela serait bon ? Je ne sais ! Et finalement la vie arrive pourtant à sa conclusion. C’est une misère ! —

Depuis mon départ de Zurich, je vis comme en exil — ce que j’ai tout sacrifié là, ce n’est pas à dire ! Pour l’instant, mon seul désir est d’arriver au repos domestique, afin de pouvoir me livrer absolument à mon travail. Au prix d’efforts inouis, j’ai acquis du moins la possibilité de fonder un nouveau foyer, qu’il me faut être tout seul à soigner maintenant. Des tentatives réitérées nous persuadèrent, moi et mes amis, que la vie commune avec ma femme est impossible, serait absolument pernicieuse pour tous deux. De sorte qu’elle vit à Dresde, où je pourvois à ses besoins largement, même au delà de mes moyens. Elle ne parvient pas encore à se résigner complètement, et dans la nécessité où je suis de combattre le retour des sursauts de compassion, il me faut faire montre de dureté, sous peine de prolonger ses souffrances, et d’annihiler pour moi toute possibilité de repos. J’affirme que cet effort est le plus pénible que j’aie jamais supporté. Pour cela je renonce aussi à tout, et ne veux que le repos pour mon travail, la seule chose qui m’acquitte devant ma conscience, et peut me donner réellement la liberté !

Maintenant, très chère, je vous en prie, parlez-moi parfois de notre amie ! J’espère que vous l’aimez encore, et qu’elle même vous est également restée fidèle ! Il est vraiment par trop dur de savoir qu’une existence inexprimablement chère s’écoule tellement étrangère et lointaine, sans qu’on puisse jamais y jeter le moindre regard ! Vous comprenez que ce que je puis apprendre par son mari ne me montre pas l’amie sous son vrai jour, — l’amie que je puis assurer de mon éternel amour, ne voulant plus jamais la revoir. Plus jamais ? C’est dur, mais nécessaire !

J’ai rouvert le portefeuille vert, qu’un jour elle m’envoya à Venise : que de souffrances depuis lors ! Et maintenant, tout à coup entourée du charme d’autrefois, si indiciblement beau ! Là, dans ce portefeuille, les esquisses de Tristan, de la musique pour ses poëmes ! Ah ! chère ! on n’aime qu’une seule fois, quelles que soient les ivresses, quelles que soient les joies que puisse faire passer devant vos regards la vie ! Oui, maintenant je suis pleinement assuré que je ne cesserai jamais de l’aimer, elle seule au monde ! Vous saurez respecter l’innocence de cet aveu, et me pardonnerez de vous l’avoir fait ! Adieu, restez la fidèle amie de

votre
Richard Wagner.


136.

Penzing-lez-Vienne,
6 Juin 1862.
Très cher ami[212]

Il faut que j’aie pourtant encore une fois des nouvelles de vous, enfin ! De moi, les meilleures nouvelles que vous puissiez recevoir, c’est que je vous annonce la reprise de mon travail ! Les événements extérieurs, même les plus divers, n’ont plus de vrai sens pour moi. Mon voyage en Russie — St  Pétersbourg, Moscou —, et les incidents qui s’y rattachent, tout cela ne fit d’impression sur moi que pour autant que cela contribuait à me débarrasser de tous ces ennuis, et à me procurer un « Asile » pour travailler. Mon amertume, en pareilles circonstances, c’est-à-dire en voyant la quantité de gens qui disposent de plus de loisirs et de ressources qu’il ne leur en faut, est parfois très vive et provoque chez moi une arrière-pensée d’ironie la plupart du temps à l’égard de toute assurance de sympathie ou d’amitié qui m’est témoignée. Quand je songe à toutes les angoisses, à toutes les inquiétudes que je subis depuis que j’ai quitté Zurich, je ne puis m’empêcher d’accuser sévèrement ma destinée ! La possibilité d’arriver encore, finalement, au repos, pour écrire mes œuvres projetées, donne à cette poursuite folle de la tranquillité sa seule signification. J’ai donc fêté mon cinquantième anniversaire : je devais presque me tenir pour heureux de le fêter dans la plus parfaite solitude ! Subséquemment un cortège aux flambeaux[213] vint me saluer à ma rustique demeure : je le reçus d’une façon quelque peu distraite. Tandis que le cortège lumineux approchait, en passant par un pont, la plus magnifique pleine lune montait justement au-dessus des cîmes du jardin du château de Schönbrunn, et projetait des rayons mystiques sur la parade au-dessous d’elle. Déjà, pendant que l’on chantait, les quelques jeunes gens qui étaient montés chez moi, n’entendaient de ma part que des exclamations admiratives pour la splendeur de la lune : c’était l’unique, la vieille et fidèle amie, qui venait à moi par-dessus l’enfantillage d’un monde étranger, tout comme, autrefois, au-dessus de la couronne lointaine des Alpes et au-dessus de votre jardin, elle s’en venait vers nous ! « Asile ! Asile ! » Combien de fois j’ai déjà cru avoir trouvé un « Asile » ! Cette fois-ci, j’aspirais tellement à la tranquillité d’un logis que, ayant uniquement en vue une calme demeure avec un jardin, j’acceptai la première qui se présenta. Huit jours plus tard, je me serais installé peut-être à Bingen ; les choses traînèrent ; dans l’entre-temps, on me renseigna ceci : indifférent quant à la localité, je me décidai, et mon seul souhait est qu’il me soit donné du moins de rester ici jusqu’à ma fin ! Au point où en sont les choses pour moi en Allemagne, tel que je me sens, je n’entrevois cependant la possibilité de demeurer ici qu’au prix d’efforts périodiques excessifs, tels que ce voyage en Russie. Comment je supporterai cela encore plus longtemps, je ne le comprends en tout cas pas ! Un jour, on le lira dans ma biographie et alors ce sera pour maintes personnes une stupéfaction. Évidemment, quelque jour, je succomberai. Si vous voulez avoir une idée de l’effet produit sur mon être par de pareilles entreprises, comparez un peu, pour vous amuser, les trois photographies de St  Pétersbourg avec celle qui fut prise à Moscou quinze jours plus tard ! — Cependant, c’est inévitable !

Avec tout cela je n’ai pas abandonné mon ancien désir de m’installer le mieux possible dans la demeure finalement choisie. Si vous voulez y contribuer, de personne je n’accueillerais de si bon gré l’assistance, vous le savez bien ! Car, après tout, vous êtes les seuls à qui j’appartienne en quelque sorte ici-bas : les choses sont ainsi faites, il n’y a pas à recommencer. Que je vous appartienne est le résultat de toutes espèces de souffrances et de sacrifices de votre part.

— Qu’avez-vous dit de la maison de campagne en Suisse, dont m’aurait fait présent la grande-duchesse Hélène de Russie ?[214] Vous avez craint, sans doute, de me voir vous tomber de nouveau sur le dos ? Heureusement la maison de campagne se trouve située dans la même contrée que les cinquante mille francs gagnés, assure-t-on, par moi en Russie. Quelle agréable perspective pour mes protecteurs allemands, de savoir maintenant que je suis si bien casé, et que cela ne leur coûtera pas un rouge liard ! C’est encore l’une des caractéristiques de ma destinée, de paraître toujours enviable !

Ah ! mon cher ! Assez parlé de moi ! Quand je serai retourné à mes Maîtres-Chanteurs, vous aurez encore de mes nouvelles : ma dispersion est telle encore, que je ne puis trouver le recueillement nulle part. Mais plutôt, fournissez-en moi l’occasion par des nouvelles de vous, implorées de tout mon cœur. Je les attends avec impatience !

Mille amitiés de

votre
Richard Wagner.

Je voudrais pourtant volontiers avoir un grand et beau portrait (photographie) de votre femme : la « colline verte » est déjà accrochée, dans son cadre, à la muraille de ma chambre.


137.

221. Penzing-lez-Vienne.
28 Juin 1863.
Amie !

J’ai reçu aujourd’hui un beau, magnifique portefeuille : il est destiné aux Maîtres-Chanteurs. Jusqu’ici le portefeuille vert m’avait suffi amplement. Ces jours derniers, je l’ai vidé (puisque je me suis encore une fois installé !) : il s’y trouvait de nombreuses esquisses et de curieux feuillets, quelque part tout à fait dans le coin. Dieu du ciel ! quelle évocation encore de Tristan ! Néanmoins, les Maîtres-Chanteurs devaient y entrer aussi. Ne m’en veuillez pas, je vous en prie : je ne suis pas encore un véritable « maître », en fait de musique ; je suis à peine plus fort qu’un « apprenti ». Ce qui adviendra en conséquence. Dieu le sait ! Donc, ce qui est complètement achevé doit avoir sa place dans le portefeuille nouveau ; cela y prendra un air splendide et je me dirai : « maintenant tu n’es plus loin d’être un maître, pas aussi près, cependant, que celle qui a envoyé le maître-portefeuille. » Pour le moment l’inachevé (hélas ! combien d’inachevé il y a encore en moi !) sera mis dans le grand portefeuille vert, en compagnie de tous les vestiges du merveilleux autrefois. Je suis pourtant plus fidèle que vous ne le croyez peut-être, ou que ne le vous font croire les on-dit. Les Maîtres-Chanteurs, si jamais il en doit sortir quelque chose, doivent de toute façon venir au jour dans le vieux portefeuille : Dieu sait si cela se réalisera. Mais, je le répète, ce qui sera achevé ensuite figurera dans le nouveau portefeuille brun : il contient déjà quarante pages de partition.

Mais de quelle façon tout cela réussira-t-il ? Je n’en sais encore absolument rien.

Comment vous le faire comprendre ? — Reconnaissez qu’un Maître-Chanteur tellement peu complet a quelque peine à vous écrire. Si je vous disais, par exemple, qu’un Maître-Chanteur doit jouir de la tranquillité, je devrais immédiatement reconnaître que moi je n’en jouis point, et — ce qui est pire, — que je n’en jouirai peut-être jamais ! Voilà le contretemps, dont je me rends compte maintenant : je ne jouis pas de la tranquillité ! Je fuis les hommes, les relations, enfin toute société, le plus complètement possible, parce que, au fond, M tout me torture. Je suis comme cela, impossible d’y remédier ! — Maintenant je m’installe dans une belle demeure tranquille : chaque coin doit me plaîre ; j’ai comme la fièvre de m’y arranger l’installation la plus confortable, parce que je me dis : « tu nicheras là, tu y passeras tout le temps (au cas le plus favorable !) et y seras seul avec toi-même ! » Être seul ! Ah ! quelle volupté me fait tressaillir souvent, quand je me dis cela, sitôt que je ne suis pas seul du tout. Bon ! À présent je suis seul — Insensé ! Comme si mon cœur n’était pas en moi, et c’est justement alors que l’inquiétude commence, d’abord sous la forme de la tristesse, puis sous la forme de la nostalgie. Alors j’aspire à une « présence », car rien qu’une « présence » peut m’apporter la paix ! Croyez-moi, le Dieu du bonheur et de la paix s’appelle la « présence » ! Oui ! maintenant il faut que cela aille sans « présence ». Je m’attache d’abord aux serviteurs, qui m’aiment vite ; puis arrive un chien. Mais je ne m’en suis pas encore procuré : j’ai une grande peur de tout ce qui est nouveau, de toutes circonstances nouvelles, même quand il s’agit d’un chien. Dernièrement, des voleurs ont pénétré chez moi, et me dérobèrent une tabatière en or, que l’orchestre de Moscou m’avait donnée à titre de souvenir. Cela émut le vieux baron qui demeure au-dessous de mon appartement : il mit son vieux chien de chasse à ma disposition. Celui-ci dort maintenant dans ma chambre, la nuit, et, le jour, ne veut plus me quitter : il ne me lâche pas d’une semelle. Il s’appelle Pohl ;[215] il est brun et fort ; mais, ainsi que je l’ai dit, déjà âgé : bientôt il mourra, tout comme Fips et Peps. C’est une misère ! Je le répète, je crois que je n’arriverai jamais à la véritable tranquillité : je me méfie même encore des MaîtresChanteurs, si sérieux et calme que me regarde la portefeuille brun… Otto m’en veut, je suppose, d’être resté si longtemps sans lui écrire ? Je lui ai écrit après mon cinquantième anniversaire, attendu avec tant d’intérêt,[216] afin qu’il ne pense pas que je lui écris rien que pour l’importuner par l’une ou l’autre chose. Si vous n’étiez pas là-bas, je ne saurais pas même que ma lettre est arrivée à destination. Comment est sa santé ? Est-ce qu’il souffre encore toujours de son mal au cou ? J’espère recevoir de bonnes nouvelles de lui.

Comment va la belle Suisse ? Est-ce que le lac a toujours son beau ton glauque ? Et les montagnes leurs beaux champs de neige ?… Mes enfants, vous avez fait choix d’un magnifique pays, et souvent la nostalgie me reporte vers lui. J’avais une fois formé l’espoir, naguère, d’y mourir ! D’une façon générale, il me semble que j’étais souvent plus tranquille là-bas qu’à présent. Le paysage suisse a vraiment quelque chose de calmant ! Je ne vois plus de couchers de soleil : dernièrement encore deux ou trois fois au Rhin. Mais impossible de trouver une demeure là-bas ; maintenant je suis ici, à cause de quelques grands et beaux arbres, que j’ai dans mon jardin. Aussi l’habitation est tranquille, — mais non pas moi ! D’ailleurs, je vous l’ai déjà dit. Et comment allez-vous ? Hans Sachs ne vous causa pas de difficultés ; à moi il me donne encore du souci. L’art aussi peut-être sérieux — non point seulement la vie ! Adieu, chère amie !

Souvenez-vous de
votre
R. W.



138.

Penzing, 3 Août 1863.
Chère « Maître » !

Après votre dernière bonne lettre, j’aurais pu vraiment m’attendre à une missive plus « explicite » de Schwalbach. Je suis allé une couple de fois à Pesth,[217] où j’étais invité par les Hongrois, pour donner deux « concerts ». Je suis revenu il y a quelques jours, et trouvai du moins la lampe promise, que je juge fort belle, œuvre de maître, et pour laquelle je vous assure de ma gratitude.

Mon « Asile » est réussi… plus ou moins ; curieux, après tout. Le besoin d’une installation définitive, avec une demeure convenable et présentant de l’agrément, était devenu irrésistible. Je sentais que c’était seulement d’une telle base que je pouvais considérer le monde encore une fois — la dernière —, pour savoir comment allaient lui et moi. Je trouve à présent qu’il ne va pas excellemment, et regrette bien d’avoir sacrifié mon bel argent, acquis si durement, à me créer ces chères bases pour faire mon expérience. Comme personne ne veut m’accueillir, j’aurais mieux fait d’utiliser mes quelques milliers de roubles à m’acheter un logis dans l’un ou l’autre hospice italien, pour ne plus désormais m’occuper aucunement du monde. Je ne sais vraiment plus ce que j’y ferais. Je vous le dis en vérité, bien calmement, du plus profond de l’âme ! Si je vous énumérais les étranges mésaventures qui m’ont poursuivi depuis mon départ de la Suisse, vous même y reconnaîtriez un calcul presque systématique de la destinée pour me détourner de mes projets. Je n’ai pas de chance ! Et il en faut un peu, pour que quelqu’un comme moi garde l’illusion d’appartenir au monde. —

« Maître », je ne suis pas heureux ! Et je suis bien las de la vie. J’en ai fait l’expérience dernièrement, lors d’un danger mortel, dans lequel je me suis trouvé. C’était à Pesth, sur le Danube, dans la même embarcation où, l’an passé, deux jeunes cavaliers hongrois ont accompli le voyage de Rotterdam à Pesth Une charmante et intelligente femme, la comtesse Bethlen, mère de six enfants, s’était chargée du gouvernail. Un orage violent lui fit perdre son sang-froid, et elle mena l’embarcation sous le vent : les vagues poussèrent celle-ci contre un radeau ; un craquement se produisit. J’avais pitié de la pauvre mère, tandis qu’en moi-même je ressentais un étrange bien-être, un agréable réconfort : les jeunes gens ne pouvaient s’étonner assez de mon attitude ; ils s’attendaient à voir de l’agitation chez moi, vu ma nervosité. Quand ils se mirent à faire mon éloge — car je pris quelque part au sauvetage — je devais éclater de rire presque !

À quoi bon tout cela ! On ne meurt pas si facilement, surtout quand le moment n’est pas arrivé. Il en doit être ainsi de moi. Seulement, je ne parviens pas à m’expliquer à quoi je suis réservé. Peut-être à représenter quelque chose pour ceux qui m’aiment ? ? Est-ce que je pourrais leur être moins, quand ils me sauront mort, que maintenant, où je suis, de toutes parts, isolé et ne fais que souffrir ? Personnellement je ne puis plus être rien pour qui que ce soit. Et mon intellect ? Il leur appartient, tandis qu’il ne peut plus ranimer mon cœur. Je n’ai plus le désir de rien. Il me manque l’intérêt aux choses, le recueillement. Une dispersion inquiète et profonde s’est emparée de mon âme. Je n’ai pas de présent et visiblement pas d’avenir. Pas la moindre trace de foi. Il est vrai que la véritable activité artistique, la représentation de mes nouvelles œuvres, aurait pu changer beaucoup de choses. Au contraire, mon retour en Allemagne m’a donné le coup de grâce : c’est un misérable pays et un certain Ruge[218] a raison, quand il dit : « l’Allemand est bas ». Il n’y a pas une lueur d’espoir en ce pays, et pour ce qui est de mes anciens hauts protecteurs, vous pouvez en juger rien que d’après ceci : à l’occasion de la reprise de mes concerts de Vienne, j’ai été invité par les Tchèques de Prague, par les Russes, par les Hongrois, tandis que je m’attends à un refus de la part de mes braves Allemands, si je leur fais la moindre proposition. À Berlin, l’intendant a refusé de me recevoir.[219] Et ainsi de suite. — Depuis mon retour de Russie, il ne m’a pas encore été possible d’aller trouver personne du théâtre d’ici. Mon dégoût de la société de ces gens est tellement fort, que je suis incapable d’entreprendre quelque chose, pour laquelle j’aurais besoin d’eux. Quiconque le sait trouve cela très naturel, seulement cela explique aussi pourquoi ma carrière est fermée. Croyez-moi, c’est un sentiment étrange, de savoir que pas même vous, vous ne connaissez mes œuvres : il suffit que je fasse exécuter un fragment de l’une d’elles complètement, pour que les mieux doués, les plus profondément initiés de mes disciples reconnaissent tout de suite, qu’auparavant ils n’avaient pas la moindre idée de l’œuvre. Que sont maintenant mon intellectualité, mes œuvres ? — Sans moi elles n’existent pour qui que ce soit. Oui ! Cela donne une grande importance pour moi à mon insignifiante personne : seulement, celle-ci n’existe précisément que pour moi-même ! C’est une circonstance néfaste ! On peut aligner beaucoup de phrases consolantes, m’évoquer emphatiquement nombre d’illusions à ce sujet : mais cela ne produit plus le moindre effet sur moi ! J’entends que ce sont uniquement des mots, et le vois même, surtout quand ils sont écrits, puisque toutes mes relations avec les humains n’ont lieu que par lettres.

Maintenant que faire donc de mon « Asile », malgré portefeuille et lampe ? Problème difficile à résoudre, surtout vu mon éparpillement. — J’y réfléchis ; je pèse le pour et le contre. Est-ce que je m’y fixerais encore pour quelque temps, disons pour cinq années ? Comment faire, pour tenir bon durant celles-ci ? Cela me devient fort ardu et, à vrai dire, je suis, sur ce point, dans l’incertitude la plus absolue. Mes besoins augmentent : j’ai à entretenir un double ménage, deux vraiment misérables ménages ! — Alors, il faut m’en tenir à ma personne. Nul ne veut de mes œuvres : le monde ne connaît et n’estime que le virtuose. Maintenant la détresse m’a montré que je suis un virtuose aussi. À la tête d’un orchestre, il me semble que j’en produis l’effet sur un auditoire. Les Hongrois, qui n’avaient aucune idée de ma musique, et vivent, à leur Théâtre National, uniquement de Verdi, etc, saisirent avec une incroyable rapidité chaque fragment des Nibelungen, de Tristan, des Maîtres-Chanteurs, apparemment parce que c’était moi qui dirigeais. Aussi je me dis, quand je me mets à réfléchir sur la façon de pouvoir me gagner mes contemporains, qu’il faut voyager et donner des concerts. Probablement j’aurai recours à cette ressource. Seulement, ce qui est pire, c’est que je ne supporte pas cela souvent et longtemps. Je me surmène outre mesure à ces exécutions et répétitions. Cependant, je veux essayer. Peut-être que vous m’arrangerez, si je vous en prie, l’une de ces « exécutions de fragments » à Zurich ; seulement cela pourrait être difficile là-bas, car ma pauvre personne a besoin de nombreuses autres personnes pour produire un effet personnel. Mais, peu importe, vous apprendrez bientôt que je donne, de nouveau, des concerts quelque part : les uns diront : « Ah ! il veut faire de l’argent ! » ; de très rares, peut-être : « On prétend — qu’il veut mourir ! »

Il se peut, cependant, que tout finisse bien encore, et que mon « Asile » (le quantième !) me vienne à propos, un jour : la lampe brûle encore, le portefeuille se remplit, et un service à thé (mon ancien, je ne puis plus mettre la main dessus) me réconforte agréablement. Dieu ! Tout est possible et, quoique j’éprouve toujours des douleurs dans mon corps aux nerfs torturés, mon médecin me rit au nez, quand je lui demande si cela n’aboutira pas un jour à quelque maladie mortelle. Et c’est cela qui doit vous servir d’encouragement ! En vérité, je me trouve misérable ; mais je me trouve debout ! Seulement, je ne puis plus supporter la solitude absolue : le vieux chien de chasse, que m’a donné mon propriétaire, ne suffit point. Avec ma cinquantième année m’est venu un intense désir d’avoir auprès de moi une atmosphère filiale. Lorsque, dernièrement, Bülow me présenta sa petite fille, à Berlin, avec le regret que ce ne fût qu’une fille, je lui dis, plein de pressentiments : « Soyez heureux, vous aurez beaucoup de satisfaction de cette fille ! » Il y a peu de temps, on me recommanda une jeune fille de dix-sept ans, d’une honorable famille, douce, obligeante, toute naïve. Je la pris à mon service, pour me faire le thé, tenir en ordre mes effets, me servir de compagnie pour le dîner et la soirée. Dieu ! Quelle peine ce fut pour moi, de me débarasser de la pauvre enfant, sans lui causer d’humiliation trop manifestement ! Elle s’enuyait à périr, voulait retourner en ville ; mais elle s’efforçait par tous les moyens de tenir cachés ses sentiments, de sorte que ce fut un bonheur relatif pour moi de m’en défaire finalement, ce à quoi contribuèrent beaucoup mes projets de départ. Mon Dieu ! Et il serait aisé, pourtant, de me satisfaire : je sais combien facilement je m’accorde avec mes serviteurs. Je songeai à Vreneli, qui me servait à Lucerne : elle ne pouvait pas venir. Dernièrement, s’est présentée la sœur aînée de la jeune fille congédiée : elle a plus d’expérience que celle-ci ; elle est plus « posée », a l’air doux et n’est point désagréable. Je me propose d’en faire l’essai.

Voyez-vous ! Il faut que je me procure tout à coups d’argent, sans doute parce que j’en possède tellement ! Je vous ferai part du résultat.

Mais je vois qu’il est nécessaire de mettre un frein à ma correspondance : votre mari m’accuserait à bon droit de vous inquiéter ! Réellement, chère amie, il m’est difficile de vous écrire. Toute la douceur, qui me ranime encore parfois, c’est le souvenir, et il appartient au passé : mais je ne puis et n’ose point le faire figurer dans mes lettres ! Que me reste-t-il ? Une joie vraiement pure, une aventure plaisante du présent, je voudrais tant pouvoir vous en faire le récit, mais où les chercher et comment ne pas inventer ? Je vous ai déjà dit que je me suis presque noyé : voilà tout ! Est-ce que je vous écrirai comment j’ai été applaudi et fêté par le public, ici ou là ? Croyez-moi, cela me donne de la considération pour le public, et j’apprécie vraiment que, par ma musique, j’excite les gens à peu près au même enthousiasme, que les danseuses et les artistes de cet acabit. Cependant, Dieu me pardonne, je suis toujours content quand c’est fini, et je n’y songe plus qu’à contre-cœur. Peut-être est-ce pure ingratitude, laquelle constitue d’ailleurs un de mes plus graves défauts : c’est un fait avéré. Çà et là, ma mélancolie rencontre une éphémère et charmante apparition, qui lui procure des illusions agréables : par exemple à Pesth, pour l’exécution de quelques fragments du rôle d’Elsa, j’eus à ma disposition une belle chanteuse toute jeune, avec une voix des plus expressives et des plus pures ; elle était Hongroise, prononçait l’allemand dans la perfection, et n’avait probablement de sa vie, rien su vraiment de la musique jusqu’alors. Je fus touché d’avoir à ma disposition, pour mon œuvre, la collaboration d’une créature si innocente et si pure, et la brave enfant semblait, de son côté, être impressionnée par moi et par la musique, comme si elle ressentait pour la première fois de son existence. Inexprimablement charmante et saisissante était l’explosion de ses sentiments, et pas mal de gens durent croire que la jeune fille s’était éprise d’un violent amour pour ma personne… À cette jeune fille j’ai aussi « à écrire », maintenant. Voyez-vous, je vous dis tout « le bon » ; mais à présent je ne sais plus rien, et j’ignore même si vous me compterez cette histoire comme quelque chose de « bon ». Cependant cela donne toujours une tournure à la lettre, et finalement vous pourrez raconter ainsi quelque chose à votre mari. Il semble aussi que toutes sortes de calamités s’abattent sur le pauvre homme : je ne veux point parler de l’Amérique (j’ai déjà assez de mon Allemagne !), mais c’est un malheur suffisamment grand d’être toujours ennuyé par son mal au cou, lequel l’empêche même de donner libre cours à son esprit de contradiction (comme il me l’a avoué de façon très charmante). Il croit qu’il devrait se créer finalement une situation, où il ne serait pas obligé de parler le moins du monde : je lui propose de faire l’échange avec moi, pendant quelques mois — bien entendu, quand je suis à Penzing, et non pas quand je donne des concerts, car, dans ce dernier cas, il serait mort au bout de quinze jours. Je crois que Otto doit en avoir terriblement assez de moi : comme il a déjà cherché à m’aider ; combien de fois déjà n’a-t-il pas cru que je marcherais tout seul à présent — et toujours les choses demeurent au même point ; rien n’aboutit ; tout est dépensé en vain ! Oui, je le crois aussi, on se dépense vainement pour moi : les chasseurs disent, en pareil cas, que l’on est le jouet d’un mauvais sort, lequel vous empêche de toucher le but. — Je le pense vraiment !

Maintenant je ne sais où envoyer la lettre ? Le 15 Juillet, vous m’avez écrit de Zurich, que vous seriez rentrée au plus tard dans trois semaines. C’est pourquoi le plus sûr me paraît de considérer les trois semaines comme expirées ces jours-ci et d’écrire sur l’enveloppe l’ancienne adresse.

Adieu ! Mille remerciements pour votre persistance à vivre ! Vous existez encore — donc il faut bien que j’existe quelque peu également, si médiocre que soit cette existence ! Mes meilleures amitiés à votre mari et aux enfants ; qu’ils me tiennent toujours pour quelqu’un d’honorable. La longue épître est finie : puisse-t-elle ne pas trop vous attrister ! Songez à une chose seulement : c’est que j’ai été encore capable de l’écrire !

Adieu, chère « Maître » !

Votre
R. W.



139.

Chère enfant !

Une volumineuse lettre — à laquelle je n’ai rien à ajouter pour le moment — est partie, il y a quelques jours à votre adresse de Zurich. Puisque vous restez encore, donnez des ordres pour qu’on vous l’envoie, je vous prie, (elle n’est pas des plus gaies, cependant.)

Mille amitiés !

Votre
R. W.


Penzing, 7 Août.

140.

Penzing, 10 Septembre.

J’aurais dû, chère amie, vous écrire encore quelque chose : peut-être vous y attendiez-vous ? Mais je suis tellement abattu, que je n’en trouve pas la force. Je voulais vous demander, tout enthousiaste, de faire quelque chose d’énorme pour moi. Après coup, cependant, il me vint un sourire triste. Je suis un être de malheur !

Je croyais être appelé au Rhin (Darmstadt, Carlsruhe) à la fin du mois d’Août, pour donner des concerts : je voulais en profiter pour aller vous rendre visite, et faire une excursion dans les montagnes de ma Terre de salut d’autrefois, afin de diminuer les souffrances que je ressens dans l’abdomen. Darmstadt a échoué ; à Carlsruhe je suis invité maintenant vers la fin d’Octobre. À cette date, j’ai, il est vrai, quelques engagements dans l’Est ; tout viendra alors à la fois, et cependant il me faut tout accepter, oui — je me trouve maintenant dans une position si pénible parce que les choses traînent tellement en longueur… Mon Dieu ! comme je regrette déjà de m’être installé ici ; et cependant j’ai sacrifié tout pour m’assurer un logis stable — tel était mon besoin de prendre pied n’importe comment et n’importe où. Maintenant, avec ma bonne aubaine russe, si péniblement acquise, je suis dans la situation de ce personnage de vaudeville, qui se désole d’avoir gagné quelque chose à la loterie, parce qu’il peut prouver que le prix de son billet dépasse la valeur du lot gagné. Comme on m’a félicité pour la « fortune » gagnée en Russie ! Et qui cela ? Des créanciers, dont j’ignorais même Texistence. Ah ! comme tout le monde était heureux de me savoir si bien pourvu, et que plus personne dorénavant n’avait à se soucier encore de moi !

Je vais à Carlsruhe, pour faire un dernier essai et voir si j’ai quoi que ce soit à attendre de la faveur princière. Ne dites pas que je suis un homme « abandonné ». Là où personne ne peut plus m’aider, je puis m’aider moi-même, tout seul : — mais en quoi mes contemporains pouvaient m’aider, c’est ce que verra, bientôt peut-être, la postérité. Alors il apparaîtra clairement avec quelle facilité on aurait pu venir à mon aide, et ce qu’on aurait gagné si mes dernières années de création ne m’avaient pas été gâtées si misérablement. Mais, pour éviter cet étonnement futur, est-ce que je ferai maintenant pour moi ce que l’on fera plus tard pour mes monuments ? Quel bien-être sans signification autour de moi ! Et le peuple veut devenir encore plus « un » !

Cependant j’espère pouvoir vous rendre encore visite avant Carlsruhe, peut-être. Peut-être aussi disparaîtrai-je sans laisser de traces déjà avant cette date. Ah ! pouvoir mourir comme un écho ! Mourir au loin, comme une dernière onde sonore de soi-même !

C’est cela ! Vous écrire pareilles choses ! Je ferais beaucoup mieux de ne point vous les envoyer ; mais vous avez agi de même, un jour, avec la mention que « ce qui était écrit était écrit » !

Et vraiment, être obligé de converser encore avec ses meilleurs amis au moyen de périphrases artificielles tue toute nécessité de communiquer avec eux. J’avoue que je rage maintenant, et que mon arrogance commence à dépasser toute mesure. C’est, je le sens, la lutte suprême, la dernière convulsion ! Après cela, mes bras retomberont pour laisser flotter les rênes des coursiers — : qu’ils aillent où bon leur semble ! Plus jamais je ne me soucierai de ma vie : c’est la dernière fois aujourd’hui ! —

Voilà où j’en suis actuellement, mon enfant ;… c’est pourquoi… n’en parlons plus !

Je ne puis vous conseiller d’aller à Vienne. De l’art ? Pas la moindre trace ! L’Opéra est sans valeur, misérable ! J’ignore, au surplus, tout du théâtre. Dieu sait si vous m’y verriez jamais ! Je me tiens prêt à partir à chaque instant. Mais l’un de ces bonds soudains peut me porter chez vous, pour une couple de jours ; si tout va bien, j’irai — comme je vous le dis plus haut — à Carlsruhe, fin Octobre.

Quelle lettre ! Pardon ; impossible de faire mieux ! Ce sera pour une autre fois ! Il reste encore quelque chose en moi, fort peu, avec quoi, peut-être, tout pourra encore se réparer.

Mes meilleures amitiés !

R. W.


141.

Il me pèse fort de vous avoir si terriblement affligée de mes doléances, ces jours-ci. Si vous pouvez me pardonner, il n’en sera pas de même pour Otto. Cela m’inquiète fort !

Comme on dit, il me semblait que je « sentais venir quelque chose. » Je tombai malade et le restai pendant huit jours. Cela m’a fait du bien, et il y a de l’ordre en moi maintenant ; il ne me reste plus qu’à mettre un peu d’ordre avec moi. —

À cause de cela, je m’attends à une période extrêmement difficile : soucis, contre-temps de toutes espèces. Mais ce sera la fin. — En Octobre, j’irai vous rendre visite, certainement.

Faites-moi, chers amis, bon accueil ; j’espère être le bienvenu chez vous.

De tout cœur, vôtre.
R. W.
Penzing, 20 Sept. 63.


142.

Penzing, 17 Oct.

Je dois rectifier ma communication d’hier,[220] en ce sens que mon concert à Carlsruhe ne peut avoir lieu avant le 14 Novembre. Si donc vous avez à m’envoyer des nouvelles rassurantes, surtout au sujet de la santé d’Otto, je vous prierais de bien vouloir me les adresser pour l’instant encore à Penzing. Votre profondément dévoué

R. W.


143.

Vous pensez bien, chère amie, de quelle importance votre lettre était pour moi ! Lorsque je vous disais, il y a quelque temps, que ma décision était inébranlable, mais ne se révélerait que peu à peu par l’exécution, vous me répondîtes fort justement : « la vie est une science » ! Cette science doit donc être apprise ; il faut lui laisser faire ses preuves. Je crois être mûr pour cela, et ne me connais plus qu’un seul désir : le repos, le travail ! —

Je ne suis pas encore fixé sur tous mes projets pour l’hiver prochain :[221] tout ce que je sais, c’est qu’il me faut faire un effort suprême, non point vers des conquêtes nouvelles, mais pour déblayer le terrain derrière moi. Après-demain, (30 Octobre) je vais à Prague (Hôtel du cheval Noir), pour y donner deux concerts. Le 10 Nov. j’arrive à Carlsruhe ; le concert a lieu le 14 : si Otto était de force à y aller ce jour-là avec vous, je crois pouvoir vous assurer à tous deux une belle impression. Je ne sais trop ce que je ferai après cela : jusqu’à la Noël, il est probable que je donnerai des concerts à Breslau, Löwenberg en Silésie (le prince de Hechingen), Dresde, peut-être Hanovre, et certainement encore une fois Prague. Probablement St  Pétersbourg en Mars et Avril ; peut-être Kieff et Odessa déjà en Janvier ; peut-être encore une fois aussi Pesth. Vous vous imaginez ce que disent mes pauvres nerfs de toute cette géographie ! Cela m’a presque l’air d’un crime. Seulement, je n’ai point d’autres ressources. — Dans l’intervalle, si vous voulez bien m’accueillir, mon désir serait de pouvoir aller me reposer un peu chez vous. Peut-être vers la Noël, si ce n’est point possible déjà après Carlsruhe. Ne soyez pas surprise de me voir prendre alors, malgré que je n’aie que quelques jours libres, le portefeuille et tâcher de travailler un peu. J’ai encore une prière à vous adresser relativement aux repas : faites-moi porter le déjeûner et le dîner dans ma chambre ; les repas en commun, restent réservés pour des fêtes spéciales, et il me faut, pour y assister, une invitation expresse de votre part.

La guérison d’Otto me transporte au septième ciel, vraiment ! Nous (moi et mon médecin) sommes d’accord ici avec vous pour dire que c’était une crise ayant les suites les plus favorables. Tout cela m’est agréable et me réjouit fort !

Ma profonde et sérieuse gratitude pour votre bonne lettre. Mes amitiés, de mon cœur très fidèle, à Otto et aux enfants. Que tous me gardent leur affection, comme vous aussi !

Votre
R. W.
Penzing, 29 Oct. 63.

J’ai envoyé une brochure à Otto.[222] Vous pourrez juger, d’après cela, avec quelles intentions conciliantes je dis adieu au monde ; vous reconnaîtrez la nécessité de cet adieu, parce que je sais pertinemment que toutes ces propositions, si pratiques et si simples, ne seront pas accueillies.

144.

Penzing, 15 Déc. 63.

Quelques mots de rapide information. Je suis de retour depuis le 9 de ce mois, dans la soirée. L’arrivée dans la demeure que m’a désignée le destin comme patrie a produit sur moi une impression de douce mélancolie : tout y était chaud et amical. Franz et Anna[223] heureux ; aucun événement fâcheux ne s’était passé. Seul, Pohl avait été tellement triste de mon départ qu’il en avait vraiment vieilli.

Il me semblait étrange de trouver une telle intimité chez les êtres et dans les choses autour de moi, dont je ne connaissais pas un atome, il y a une année.

Ce qui est le plus triste, cependant, c’est ma grande fatigue : tel est le résultat de ma « tournée artistique ». Je ne puis songer à continuer ou à répéter cela. Impossible d’aller en Russie. Mais ce que je deviendrai sans cette ressource, je me le demande avec terreur.

À Löwenberg, j’ai fait la rencontre d’un excellente homme, le prince, qui malheureusement est trop vieux déjà, trop désabusé pour m’être utile. À Breslau, j’avais honte en mon for intérieur, et il me semblait que je devais offrir une mine des plus tristes.

J’ai renouvelé une ancienne connaissance, de manière bien significative : la sœur de Madame Wille, Madame von Bissing vint assister aux concerts de Löwenberg et de Breslau. Ma grande fatigue et mon épuisement, qu’elle supporta fort gracieusement, enlevèrent beaucoup de vraie liberté à nos entretiens ; néanmoins ces quelques heures passées ensemble nous furent extrêmement précieuses.

J’espère que Cornélius viendra me voir tous les jours, malgré le mauvais temps. Je tâche de conserver cet asile, avec une tristesse étrangement amère.

Donnez-moi le plus tôt possible de vos bonnes nouvelles, et saluez cordialement votre mari et les enfants.

Votre
R. W.


145.

Mille cordiales félicitations pour votre anniversaire ! Je ne puis vous offrir de présents que de cœur ; ma fantaisie se refuse encore à me rendre les services de jadis : elle aspire au repos, et cherche les voies qui y conduisent. Mais je serai chez vous en pensée, et m’évoquerai, avec toute sa joie, votre fête de famille.

Mille bons souhaits et salutations !

R. W.
Penzing, 21 Déc. 63.


Munich — Tribschen
Janvier 1865 — 28 Juin 1871.


146.

Munich,[224] 7. Janvier 1865.
Chère enfant,

Je crois qu’il serait mieux de m’envoyer tout le portefeuille. Je jure, par tout ce qui m’est le plus sacré, qu’il reviendra à la propriétaire plutôt enrichi que diminué. Autrement il serait difficile de spécifier ce qui doit être copié pour nous l’envoyer : il est préférable que je le désigne moi-même.

Il a fallu beaucoup d’instances pour m’amener à m’occuper de tout cela. Mon jeune Roi, cependant, est bien fait pour apporter de l’ordre en cette matière : il a l’obstination qu’il faut ; toute initiative vient de lui-même. Maintenant Semper doit construire à mon intention un magnifique théâtre, cela ne peut être autrement :[225] de tous côtés, les meilleurs chanteurs seront convoqués pour la représentation de mes œuvres, et de tous les portefeuilles cachés doit sortir tout ce que j’ai jamais écrit. Il sait qu’il ne peut me surcharger de travail et s’adresse adroitement toujours à des amis. Dans le cas présent, sa façon d’agir a été la même : sur ses instances réitérées, j’ai dû lui dire ce que j’ai écrit et où cela se trouve. Je devais donc dénoncer le grand portefeuille de la « colline verte ». Impossible de faire autrement. D’ailleurs, il n’y a pas de mal à cela ; il veut seulement que tout soit réuni dans l’intention de le conserver, et de savoir qu’ainsi il me possède bien complètement.

Oui, mon enfant, celui-ci m’aime, vraiment ! Si, malgré tout, je ne vais pas bien encore, il y a des raisons pour cela. Plus le poids de ma foi diminue, plus précieux je deviens — déjà je ne crois pour ainsi dire plus à rien du tout, et comment combler ce vide : par un lest formidable de faveurs royales !

Autrefois on pouvait m’avoir à bien meilleur marché : maintenant mon esprit d’observation est devenu beaucoup plus aigu, et l’illusion sur les inconcevables faiblesses, qui reculaient partout devant moi, comme à l’approche d’un fou, ne m’est presque plus possible. Toujours est-il que je fais ce que je peux, et que j’aime à attendre encore quelque chose des humains. En cela m’assiste précisément le jeune Roi : il sait tout — et veut ! Il faut donc que moi aussi je veuille encore, quoique souvent j’aie des doutes au fond de mon cœur.

Mes meilleures amitiés à « la colline verte » ! On me disait récemment qu’elle avait été offerte en vente, cet été. Est-ce vrai ? Où ira-t-on alors ? Est-ce que je suis bien indiscret ? Accepterez-vous encore mes remerciements pour les cadeaux de Noël ? Est-ce que la grande Micky s’est attendue à cela ? Sans doute que non ! Il y a encore à lire une ancienne lettre :[226] la trouverai-je dans le portefeuille ?

Adieu ! Affectueux souvenir !

R. W.



147.

[1865]
Amie,

Le Tristan devient merveilleux.

Venez-vous ??
Votre
R. W.


Le 15 Mai, 1ère représentation.

148.

Chère amie,

Ayez donc la bonté de rechercher parmi les écritures du vieux temps que vous avez bien voulu conserver une page de musique

intitulée :
Au tombeau de Weber,
chant pour 4 voix d’hommes,


et, si vous la trouvez, de m’en faire parvenir une copie. Vous obligeriez beaucoup celui qui, de même que sa femme, vous salue avec empressement et se dit

Votre
Richard Wagner.
Tribschen,
28 Juin 1871.


Appendice.


14 Lettres
de
Mathilde Wesendonk
à
Richard Wagner.


(24 Juin 1861 — 13 Janvier 1865).


1.

Je vous ai plaint souvent par ces temps de chaleur, car je sais qu’il fait suffocant alors à Paris. Je crois bien volontiers que vous fuyiez vers le Bois de Boulogne, seulement on le paie toujours cher. Sur la « colline verte », il fait très beau maintenant, et les soirées de clair de lune sont incomparables. Depuis longtemps nous n’avons eu pareil été ; cela vous procure des sensations bizarres, et l’on craint d’aller se coucher, de peur que, le lendemain, le temps ne vienne à changer. La semaine dernière, nous avons fait une petite excursion avec les enfants à Baden-Weiler, le manoir patrimonial des princes de Zehringen. C’est à une heure de chemin de fer de Bâle : l’aspect de la contrée est déjà celui du petit pays badois un peu plus loin. De beaux noyers, des bois, des collines, des pâturages et, à l’arrière-plan le ruban d’argent du Rhin. Tels seront à peu près les traits de votre pays futur. Riant, silencieux et solitaire — presque trop solitaire, je crains, en ce qui concerne les relations avec des personnes de sentiments raffinés, d’intelligence éprise d’art. En ce sens, vous êtes gâté par Paris. Lessing est une nature réservée, je dirais même trop discrète, dont la plus grande passion est la chasse. Schirmer est tout à fait l’homme de la nature. Le grand-duc ? Vous devez le connaître mieux que moi. Nos princesses allemandes sont, pour la plupart, élevées trop strictement à et pour la maison ; elles apprennent à faire le ménage, c’est-à-dire à économiser leur argent de poche, et nous touchent par leurs dehors simples et sans prétentions. La grande-duchesse, cependant, présente certaines caractéristiques, qui disposent en sa faveur. Au Römerbad, à Baden-Weiler, est accroché à la muraille, dans un cadre d’or, son portrait, à côté de celui du duc, tandis que les régents précédents doivent se contenter d’un modeste cadre noir. D’ici à cinquante années, le jeune couple prendra place, lui aussi, dans le cadre noir, tandis qu’une nouvelle étoile brillera dans le cadre d’or, et que l’aïeul aura tout à fait disparu. C’est un symbole du Temps. Samedi passé, il y avait un concert à Notre-Dame. Papa Heim dirigeait, sans être le moins du monde à la hauteur de sa tâche. Schmidt, de Vienne, chanta un air de la Création.[227] Voix magnifique, qui, même dans ses dernières vibrations, restait claire et distincte… Il doit faire un excellent Roi Henri. Aussi je me réjouissais de voir sa taille vigoureuse, qui semble résistante au moins. Il chante continuellement, tantôt ici, tantôt là ; mais ses programmes sont effroyables, conçus pour flatter les goûts d’un public tout ordinaire. On donna aussi quelques fragments d’Orphée et Eurydice de Gluck, qui me firent grande impression. Superbe est le passage où Orphée descend dans l’Orcus, et où les esprits infernaux lui crient, d’une voix tonnante : « Non ! non ! » Les accords de la harpe interviennent au milieu de cela avec une telle noble tendresse, qu’ils nous enseignent à croire au triomphe final du Beau. Je voudrais bien voir l’œuvre entière. Madame Wille était venue au concert également et logeait chez nous. Elle m’a chargé de beaucoup de compliments pour vous. Je l’ai enchantée avec l’Or du Rhin. Le dimanche matin, nous déjeunâmes sur la terrasse du nord, et parlâmes beaucoup de vous. Pour prendre le repas avec nous viennent Keller, le Dr Wille, Köchly et sa femme, et la vieille demoiselle Ulrich, dont vous vous souvenez encore probablement. Son originalité nous plaît beaucoup… Je bavarde et bavarde : peut-être cela fait-il plaisir à l’ami, qu’on lui rappelle au moins le bon temps d’autrefois. Il sait beaucoup de choses, mais ce qui est gris et triste, Dieu merci, il ne le sait pas encore. Flux et reflux, lumière et ombre, telle est la jeunesse. Des situations d’esprit, telles que vous les indiquez dans votre dernière lettre,[228] « le Gris »[229] ne les connaît pas. D’ailleurs, nous savons qu’elles passent, et cela nous console. Tandis que je suis ici à écrire, au balcon, les Alpes flamboient des plus tendres rougeurs crépusculaires. Si je pouvais en dérober un rose reflet et vous l’insuffler dans l’âme !

Je suis heureuse d’apprendre que vous allez à Weimar. Liszt est, après tout, l’homme qui vous est le plus proche. Ne vous laissez point gâter l’appréciation que vous avez sur son compte. Je connais une belle parole de lui : « J’apprécie les gens d’après ce qu’ils sont pour Wagner. » En ce qui concerne Vienne, voyons si la destinée nous sera favorable. Nous y songeons volontiers. J’ai eu pour la première fois des nouvelles de la princesse à Rome. Elle n’y rend visite qu’aux Nazaréens, les peintres Chrétiens, les peintres d’Église. Cela sert ses fins, et elle persévère avec une conséquence rigoureuse, quoiqu’elle doive s’ennuyer cordialement. À part Cornélius et Overbeck, il y a peu de jouissances à trouver là ; évidemment, je veux dire parmi les artistes vivants. Et maintenant encore une prière, que vous exaucerez bien, à l’occasion. Je viens de recevoir un petit album pour photographies, et depuis je possède diverses photographies de connaissances, du format carte de visite, comme mon portrait. En quelques secondes on en obtient une douzaine. J’ai bien votre grand portrait, mais le petit album voudrait tellement en avoir un également, et la place reste libre pour qu’il vienne l’y occuper. Vous pardonnerez au petit album son caprice, n’est-ce pas ? Il patientera cependant, et l’enfant aussi : le maître ne sera pas importuné par des lettres de rappel. Qu’il exauce la prière quand l’envie lui en viendra, car, s’il devait demander seulement à l’enfant, il aurait, je le crains, par trop à faire. L’enfant tâche de se fortifier par des bains réconfortants ; mais ils entament et emportent le peu de vigueur qui lui reste. Le résultat final, cependant, doit en être bon. À présent l’obscurité arrive, les montagnes sont pâles et mortes ; le silence est d’un profond ! Que le calme, le calme, la sainte paix descende en votre cœur !

Votre
Mathilde Wesendonk.



24 Juin 61.

Matin. — La semaine dernière, le Pacha d’Égypte a été ici, pour se rendre ensuite à la terrasse de Bürkli, où, quelques minutes après, on chanta le Chœur des Pèlerins et l’Étoile du Soir. Les sonorités m’en arrivaient très distinctement. Sulzer est retourné à Winterthur, pour interrompre la cure. Tandis qu’il regardait les gravures, un doute me vint sur la puissance de sa vision ; plus tard, dans le jardin, pour distinguer les vigoureuses et grandes fleurs de pervenches, il prit des verres doubles. Cela me fut pénible, car les fleurs sont d’un bleu clair et se détachent nettement sur le vert savoureux des feuilles. Encore mes amicales salutations ! Voilà cette fois du vrai bavardage !

2.

Vos dernières lignes[230] m’ont beaucoup attristée. Longtemps je demeurai sans pouvoir y répondre. La pensée de notre rencontre à Vienne m’était devenue si familière, m’était finalement devenue une assurance. Pendant tout un temps, je n’y avais pas ajouté foi, puis celle-ci me vint, pour s’en aller ensuite. Ce qui est remis dans la main de l’avenir est peut-être perdu pour nous momentanément, peut-être à jamais. L’instant nous appartient ; mais qui sait donc ce que la Mère ténébreuse porte dans son sein à notre intention ? Comprenant bien les affres de l’enfantement d’un Tristan, je n’avais dans l’esprit pour ce moment qu’une entrevue. Si nous avions su que vous ne restiez plus que peu de temps à Vienne, nous aurions certainement avancé notre arrivée. Il n’en devait pas être ainsi ! Mais j’en ai perdu le sommeil, maintenant. Nous voulons surprendre les secrets de la Mère, là où elle est encore éveillée, à Venise. Lundi prochain, Otto et moi nous partons pour cette ville. Nous n’y resterons pas longtemps ; dans quinze jours ou, tout au plus, dans trois semaines nous revenons. Ce nous sera un réconfort avant le commencement du sommeil hivernal, tel que je l’attendais de Vienne. Quoique la vie, de temps à autre, semble être une idylle, le regard perspicace y découvrirait bientôt la matière d’une tragédie. La myopie réciproque des humains les sauve de la conscience ; « contempler » n’apporte pas la souffrance, « être », toujours. Vous, qui adorez Schopenhauer, vous devriez savoir cela ! Ainsi les hommes qui « contemplent » beaucoup et ne « sont » rien jouissent du plus grand bonheur ! Et, en somme, il s’agit « d’être heureux », n’est-ce pas ? Être grand, être bon, être beau, cela ne suffit pas à l’homme ; il veut être heureux aussi ! Etrange marotte ! Il me semble, que quiconque est grand, bon ou beau n’a plus besoin de l’appareil fatigant et illusoire du reste ! Mais qu’est-ce que je sais de cela, moi ?

Dans le monde des grands hommes d’ici, il y a des changements importants. Gottfried Keller est nommé secrétaire d’État, et occupe l’ancien appartement du conseiller Sulzer, près de la chancellerie. Ainsi la pauvre mère du « vert Henri » a encore la joie de voir son fils apprécié et honoré extérieurement ! Puis Moleschott a été appelé comme professeur de sa branche à l’Université de Turin. À la fin il vivait ici tout à fait délaissé, et sans ami presque.

Et, « last but not least », votre Herwegh est nommé professeur de « Littérature comparée » à Naples. Il était temps, vu sa situation extérieure ; elle était tout près de la ruine. Peut-être qu’il sera rendu à lui-même, par le moyen d’une occupation honorable, adéquate à ses penchants favoris. Ces messieurs ici hochent la tête à cause de la légèreté de de Sanctis ; mais je suis heureux, moi, de voir que quelques grands noms sont reconnus à présent. C’est si rare en Allemagne. Les noms réputés sonnent creux, pour la plupart ; les gens seulement dont on ne parle pas ont de la valeur.

Quelles nouvelles vais-je recevoir prochainement de l’ami ? Je partage la douleur de sa récente désillusion ! Où le conduira maintenant la destinée ? Le temps viendra-t-il où il trouvera le repos sur « la colline verte » ? Espérons-le, quoique l’espoir soit pour ainsi dire nul ! Merci pour les photographies et tendre affection.

Mathilde Wesendonk.

23 Octobre 61.


3.

Je viens de lire le plan des Maîtres-Chanteurs.[231] Je le trouve excellent, et j’espère que vous en tirerez bon parti. Nombre de traits délicats y sont indiqués, et par cela vous pourrez vous épargner beaucoup d’efforts. Je bénis la reprise de ce travail ; je m’en réjouis comme d’une fête prochaine. À Venise j’aurais à peine osé formuler pareil espoir.

Vous avez détruit une joie intime que je m’étais préparée pour Noël. Le jour de mon anniversaire vous deviez recevoir une lettre — elle reste en souffrance à Vienne. Une petite caisse, renfermant quelques menues bagatelles, dont il fut question par hasard au cours de nos entretiens, devait vous causer une surprise à la Noël. J’avais travaillé avec un plaisir infini, avec une rapidité extraordinaire, des plus aisément, dans la crainte secrète d’arriver trop tard. J’attends maintenant que l’on me renvoie la caisse de Vienne.

La traduction de Cervantès est une trouvaille précieuse. Le manuscrit est-il bien authentique ? Il serait difficile d’imiter l’auteur à s’y méprendre !

Merci pour votre bonne lettre,[232] qui du moins m’apporte de votre écriture, quoique le sentiment sublime d’autrefois soit absent, et recevez les meilleurs vœux, les meilleures salutations de

votre
Mathilde Wesendonk.

25 Déc. 61.

4.

Je viens de lire la biographie de Schopenhauer,[233] et me sentis irrésistiblement attirée par son caractère, qui ressemble tant au vôtre. Un désir ancien me prit de regarder une fois dans ce bel œil inspiré, dans le profond miroir de la nature, qui est commun au génie. Nos relations personnelles s’évoquèrent à ma mémoire : je voyais le monde, grand et riche, que vous avez ouvert à l’esprit de l’enfant ; mes yeux ne pouvaient se détacher de cet édifice merveilleux ; mon cœur battait à coups pressés, de tendre reconnaissance ; et je sentais que de tout cela rien ne pourrait jamais se perdre pour moi ! Aussi longtemps que je vivrai, je lutterai pour arriver à la connaissance ; telle est votre part dans mon développement. Schopenhauer, conformément aux décrets du destin, ne devait point vous connaître ; il n’a point connu vos créations musicales non plus. « Peu importe ! » dirait-il aujourd’hui, avec un sourire « nous faisons tous deux partie de l’univers. Un regard solitaire : tel est notre destin ! » Le livre contient un excellent portrait du défunt, où la nudité crue de la photographie est embellie et rehaussée par la force intellectuelle de l’homme. Quand vous serez plus près de moi, je serai heureuse de vous passer un livre de temps à autre, sans vous occasionner d’ennuis au Ministère. Ma pauvre petite caisse m’est revenue ; je l’ai tristement mise de côté. Dès que vous serez fixé quelque part, je me faufilerai certainement jusque là, tout comme les lutins poursuivaient le pauvre paysan ![234]… Comment va la santé — et le travail ?

À vous de cœur.

Mathilde Wesendonk.


16 Janvier 62.

5.

Le lion ailé[235] sur votre table de travail s’est réveillé. La force et l’intellectualité, voilà ce qu’il symbolise. Il secoue à bas de ses membres la lourdeur des rêves ; il agite sa crinière. Cela me rend heureuse ; je ne pense à rien d’autre. Pour tout ce qui vient du dehors confions-nous au destin. L’ennemi est à l’intérieur, dans les abîmes du cœur même.

Presque jamais, me semble-t-il, la source de votre poésie n’a coulé aussi richement, avec autant d’originalité, que maintenant. Aussi c’est une espèce de justice envers vous-même que de donner une fois à votre humour profond et indestructible, qui forme une part si essentielle de votre caractère, tout l’essor convenable. Le divin éphèbe, avec son frère l’Amour, descendit des hauteurs de l’Olympe dans le cœur humain, et seulement là où l’un aimait à s’arrêter entrait l’autre.

Il me semble que je suis montée sur une élévation, et que mon regard s’abîme, parmi les rougeurs d’un soir merveilleux, dans l’hymne de la création !

Amitiés et adieu !

Votre
Mathilde Wesendonk.


19 Janvier 62.

6.

Je le savais bien : les rêves sont fidèles ![236] Plus la réalité se retire de nous, plus s’éveille le rêve. Que le ciel vous envoie encore bon nombre de ces rêves !

Votre
Mathilde Wesendonk.


23 Déc. 62.


7.

Veuillez joindre ces feuillets aux autres dans le portefeuille vert. Sous peu je vous écrirai. Pour le moment, je me laisse soigner comme une enfant malade et me faire du bien. Saluez le docteur pour moi !

Votre
Mathilde Wesendonk.
3 Juillet 1863.


7a.

Élu pour moi, perdu pour moi,
Cœur aimé pour l’éternité ![237]


On entend chanter les rossignols,
Lorsque les arbres portent toutes leurs fleurs ;
Mais dans les jours troubles de l’automne
Aucun oiseau ne se risque à chanter.
Les Alpes se dressent hautement vers le ciel
Avec un renoncement à jamais froid et muet.
Mais on les voit rougir profondément et hésiter.
Tandis que la déesse approche sur le char du soleil.
Oh ! n’interroge point, n’interroge jamais ;
J’ai appris à supporter beaucoup de choses, sauf une,
Mais cette seule chose, je ne puis te la dire ;
De là l’accent plaintif de mon chant.


Est-ce qu’une coupe peut contenir toute la lumière d’or du grand soleil ?
Et toi, mon cœur, toi, si petit,
Tu veux, à toi seul, contenir
Tout le bonheur du monde !
L’immensité de l’amour
Enfermé en des limites
Et toute la volupté des cieux
Dans le rêve de la vie !

________


Dans le cœur, trouble et triste,
Se plaint une douleur intense.
Abîme plein d’horreurs
Comme la mer profonde.
Et des soupirs, comme des souffles de vent
Vont et viennent sur la surface de l’onde.
Le souvenir y rayonne, doux
Comme la rougeur du soir.
Tel un esquif vogue l’espérance.
Par les désirs poussé vers la rive.
Il chancelle parmi les brisants :
Jamais sur la plage il n’atterrira.

________


Lorsque la souffrance, aux ailes endeuillées.
Descend effroyablement sur l’âme.
Ton Esprit, de l’éternelle Vicissitude
Est détourné vers l’Illimité.
Lorsque de l’œil tombe le bandeau des illusions.
Et que l’Eden disparaît en de l’écume.
Que de la tombe se lèvent des ombres pâles

Et que le jour d’à présent devient un rêve,
On ne cherche plus l’être que dans le non-être ;
Toute existence devient une apparence vaine ;
De réel il n’y a que le cœur battant
Et ses souffrances à jamais affirmatives !

________


22 Mai 1863.

Une âme grande et pure
Renferme la petite fleur,
Qui de tout son être
Vit dans la lumière du soleil ;
Pour unique préoccupation elle a
Le désir d’être belle.
Quoique le rayon d’or
Baise mille corolles sœurs.
Elle ne ressent jamais le mal de l’envie.
Et accueille le rayon avec joie.
Se tourne toujours vers lui.
N’a de senteurs que pour lui.
Et, s’il vient à l’oublier tout à fait.
Ferme en silence son œil aimant.
Baisse doucement sa petite tête,
Pousse un léger soupir, se tait — et meurt.

________


Ô mon cœur, combien grande serait ta peine,
Si tu étais pur comme la fleur ?
J’ai creusé une tombe ;
J’y ai déposé mon amour,
Et tout mon espoir et tous mes désirs,

Toutes mes larmes
Et tout mon bonheur, et toute ma peine.
Et, après les avoir couchés avec soin,
Je descendis moi-même dans la tombe.

________

8.

Votre lettre volumineuse[238] vient m’écraser le cœur de tout son poids aujourd’hui ; croyez, mon ami, ce que je vous dis ! Mais je ne m’irrite point pour les soucis que vous m’apportez de la sorte, car je compatis volontiers à vos souffrances. Tout mon être se sent ennobli de pouvoir souffrir avec vous. Si tristement que me regardent ces lettres, quand je demande quel est leur sens, elles me deviennent chères et amicales, quand je me dis qu’elles ont été écrites « par lui » et « pour moi ». Mon ami, je le crains, vous pourriez me dire beaucoup de mauvaises choses, que je ne vous en voudrais pas !

Ô homme « abandonné de la joie » — une expression que je découvris un jour dans Walther von der Vogelweide et que j’appliquai tout de suite à vous, au plus profond de mon cœur. Quiconque pourrait vous aider devrait être très heureux ! J’éprouve le vertige, en songeant à toutes les choses écœurantes qui vous entourent. Le Destin est votre débiteur, à part quelques beaux moments, qui ressemblent au « bon » dangereux, décrit par vous si merveilleusement, et qui vous tombent en partage plus fréquemment qu’à tout autre. Je sais cela, et j’en suis affligée du plus profond de mon âme ; je n’ai aucune parole de consolation banale, parce que je n’entrevois pas l’espérance qu’il puisse en être jamais autrement. Je n’ai pas besoin de vous dire combien je souffre en vous voyant courir par le monde pour donner des concerts. Et même si le ciel retentissait des applaudissements de la foule, ce ne serait pas une compensation adéquate à votre sacrifice. Le cœur saignant, je suis vos soi-disant « triomphes », et j’en arrive à être presque amère, quand on veut me les représenter comme des événements heureux. Je sens alors combien peu on vous connaît, c’est-à-dire combien peu on vous comprend, et que moi — je vous connais et vous aime ! Le pouvoir d’un seul être représente bien peu de chose en regard de l’Hydre aux mille têtes qui s’appelle le Monde ! On lui donnerait tout le sang de son cœur, sans lui arracher le moindre amour. Il en est ainsi et il en a été ainsi dès avant nous !

Le portefeuille et la lampe ne doivent pas être une charge pour « l’Asile » ; ils deviendront « voyageurs » comme vous, si vous le quittez un jour. Est-ce que la difficulté de se défaire de cet « Asile » serait donc tellement grande, au cas où, plus tard, c’était votre intention ? Avez-vous acheté ou seulement loué ? Est-ce que le séjour à proximité de Vienne ne vous est point utile et désirable sous le rapport artistique, ne fût-ce que pour la bonne musique ? Mon cœur vous rappelle bien toujours vers la Suisse ; mais ce cœur est égoïste, et ne doit pas être écouté. Est-ce qu’un « asile » en Suisse, en dehors du premier « Asile », serait impossible ? Mes larmes ont défendu jusqu’ici l’« Asile » contre l’intrusion d’autres locataires ; mais je désespère de pouvoir obtenir davantage pour l’avenir. Quant au mouvement musical à Zurich, il existe un orchestre permanent de 30 exécutants, qui peut être utilisé comme noyau ; il assure le service du Théâtre, de la louable Société de Musique et de nombreux « Garten-Concerten, »[239] sous la direction d’un certain Fichtelberger, qui massacre les symphonies de Beethoven à la sueur de son front. Papa Heim (lequel appartint naguère au clan des mécontents) fait partie, maintenant, du comité et trône comme un bon prince ayant le sentiment de sa récente dignité, c’est-à-dire trouve tout excellent. À côté de cette Société existe et fait florès le quatuor Heisterhagen et Eschmann ; la place de Schleich est occupée par un jeune homme, apparemment bon musicien, du nom de Hilpert. Si vraiment vous avez l’intention de nous donner le plaisir d’une audition musicale sous votre propre direction, je vous propose de revenir à la « colline verte » pour quelque temps, de vous faire soigner par l’enfant, et puis de parler du reste. Vous ne me dites rien de votre travail, sinon que le portefeuille se remplit. Et je vous laisserais prendre le thé dans un service étranger ? Cruel, avare, me ravir le bonheur de vous en envoyer un autre ! Ne savez-vous pas que combler vos petits désirs est mon unique consolation pour vos lettres si pénibles, et que vous pourriez bien me la laisser !

Quand je serai de retour à Zurich, j’élèverai un petit chien, et dès qu’il m’aimera fidèlement, vous l’aurez. C’est entendu, n’est-ce pas ?

Dimanche matin je pars, peut-être pour quelques jours, pour Hombourg, où Otto a besoin d’une « cure de silence » ; vers la fin de la semaine prochaine nous comptons être de retour. Dans le courant du mois prochain, si vous ne pouviez pas venir en Suisse, nous viendrons à Vienne ou ailleurs. Je passe sur votre accident, puisque. Dieu merci, vous êtes sauvé ! Il se fait tard. Je vous écris en hâte : mais je ne pouvais garder le silence ; j’étais atterrée. Puissiez-vous vous sentir le cœur plus léger, quand vous recevrez ceci. Mes bien dévouées amitiés ! Je suis et reste, en toute fidélité,

votre
Mathilde Wesendonk.


[Schwalbach], 9 Août 1863.

Être heureux, souffrir ensemble, il nous reste donc beaucoup encore !

9.

23 Sept. 63.

Depuis trois semaines déjà, Otto souffre d’une fièvre rhumatismale et d’une inflammation des muscles. Je le soigne nuit et jour, sans arriver jusqu’ici à un résultat favorable. Sa maladie est douloureuse et susceptible de nombreuses alternatives d’amélioration et d’aggravation ; elle sera, je le crains, de longue durée. Demain Griesinger sera appelé en consultation ; j’espère dans sa science. Vous comprenez, mon ami, la raison de mon silence dans ces conditions. Votre désespérance[240] m’a vraiment glacé le cœur. Je sentais que je ne pouvais vous être d’aucun secours. Il fallait me dire que tous les dons de la nature, et les plus beaux, sont gaspillés en pure perte, si le vide succès extérieur ne vient pas les couronner ! À eux seuls ils ne sont rien, et quiconque en a l’avantage sur leî autres n’a que celui d’être plus misérable. Devoir songer à cela, à propos de vous, me donna presque de ramertume. Ma religion et ma foi (qui font un, à vrai dire) ne s’occupent que de la chose en elle-même. Je ne comprends réellement pas comment l’on peut mépriser et rechercher ensemble le résultat extérieur, c’est-à-dire le succès. Seul, le sage, me paraît-t-il, qui ne veut rien du monde, a le droit de le mépriser ; l’autre, qui en a besoin, devient, déjà par le simple contact, complice, et ne peut être son juge. Vous êtes conscient et complice au plus haut degré. Vous arrêtez au passage avec empressement chaque nouvelle illusion, sans doute pour effacer de votre cœur le désenchantement des déceptions antérieures, et personne ne sait mieux que vous qu’il n’en résultera rien, qu’il ne peut rien en résulter jamais. Mon ami, à quoi tout cela aboutira-t-il ? Cinquante années d’expérience ne suffisent-elles pas ? Le moment ne devrait-il pas arriver, où vous seriez parfaitement d’accord avec vous même ? Aujourd’hui j’ai reçu votre bon émissaire,[241] qui me fit infiniment de bien, et j’ai de nouveau foi en votre retour. Combien je serais heureuse de pouvoir vous procurer un séjour vraiment paisible et confortable ! L’automne en Suisse est parfois très beau ; même en hiver on est très bien ici chez soi. Si, le ciel nous en garde, la maladie d’Otto se prolongeait au-delà des prévisions, vous serait-il possible de passer la Noël avec nous ? Dans l’entre-temps j’espère de tout mon cœur, pour vous et pour nous, que cela pourra être plus tôt.

Affectueuses salutations de la part de

votre
Mathilde Wesendonk.



10.

Votre lettre d’hier, à laquelle vous vous référez, ne m’est point parvenue, malheureusement ; mais je vous remercie pour celle d’aujourd’hui.[242]

J’espère vous voir bientôt à Zurich, avant ou après les représentations de Carlsruhe. Notre malade va, de jour en jour, mieux. Le début de la maladie date déjà de huit semaines, il est vrai, et les forces ne reviennent que lentement. Nous espérons toutefois que cette crise amènera un changement salutaire et durable dans l’état de santé d’Otto, qui déjà depuis longtemps laissait à désirer ; les médecins nous confirment dans cette espérance.

Au revoir — sérieusement, cette fois — et cordiales amitiés de

votre
Mathilde Wesendonk.

20 Oct. 63.


11.

27 Oct. 63.
Cher ami !

La pensée de vous revoir bientôt chez nous m’occupe de plus en plus ; ce me sera une vraie fête pour mon cœur de vous voir installé le mieux possible. Je crois que notre intérieur possède les éléments d’une véritable intimité, sans gêne ni autre sacrifice pour aucun de nous. La vie est une science — dit un spirituel français — qu’il faut apprendre. De même que sur les vagues de la mer le calme parfois intervient, de même que le ciel est parfois sans nuages, ainsi il y a des moments dans la vie humaine, où la Destinée retient sa respiration. Dieu veuille nous accorder l’un de ces moments !

Ce que je désire si ardemment est en même temps si peu de chose, que vous en sourirez peut-être. C’est de vous voir au moins une fois l’an chez nous, familièrement, pour que vous connaissiez chaque coin de la maison, et que les enfants ne vous deviennent pas étrangers.

Je me suis toujours efforcée de tenir en éveil chez eux le souvenir de notre vie en commun, et aujourd’hui encore ils ne connaissent « l’Asile » que sous ce nom : « le jardin de l’oncle Wagner ». La pensée de le voir passer en d’autres mains m’était pénible. Maintenant seulement je suis rassurée, parce que la petite maison a été incorporée au reste, et est considérée comme appartenant à la grande propriété, par le fait de la création d’un jardin potager etc, mais surtout parce que les chambres du rez-de-chaussée ont été aménagées pour les études de Karl et le logement de son précepteur. De cette façon, la petite maison tombe sous ma garde spéciale, et je suis à même de la sauvegarder de la ruine ou de la négligence. J’ai à peine besoin de vous dire que même cela déjà me procure une certaine joie mélancolique. Vous savez par vous-même quelle satisfaction le cœur recherche en ces choses, qui ne sont rien en elles-mêmes, et que la foule si légèrement traite de « futiles ». Pour le cœur tout est important ici ; il demeure toujours idéaliste, et le monde n’a point de prise sur lui. Il s’ouvre au moyen d’une clef d’or, et s’échappe quand le monde s’imagine l’avoir bien dans la main.

J’espère recevoir bientôt des nouvelles de vous et de vos projets. Les beaux jours merveilleusement purs de l’automne sont passés maintenant, et le froid hiver est devant la porte. À l’intérieur, cependant, tout devient chaud et clair. La guérison d’Otto se poursuit à souhait, et je compte que bientôt les dernières traces de la maladie auront disparu. Ayez bon courage aussi, et aimez fidèlement

votre
Mathilde Wesendonk.


12.

Au « Cheval Noir », à Prague,[243] je vous envoie mes amitiés. J’ai lu, hier, votre brochure, et dus en rire : elle me semble tout ironie. Envoyez moi donc de là-bas le programme de vos représentations. La dernière chose que je reçus de Prague, portait l’épigraphe de la symphonie de Faust. Beaucoup de choses dans la vie humaine sont vouées à l’oubli, très peu sont inoubliables. Mais d’après celles-ci se calcule finalement la valeur de l’existence sur terre.

« Être ou ne pas être », telle est la question ici aussi. À l’Existence est infligée la Croix.

Je voudrais bien aller à Carlsruhe ; mais Otto n’a pas encore repris toutes ses forces. Il est faible encore, et nous devons lui éviter la moindre émotion. Peut-être sera-t-il possible, toutefois, de venir vers le 14. Lui-même en témoigne le désir.

Recevez mes meilleures amitiés maintenant, et préparez-vous pour le portefeuille vert. J’espère que nous réussirons à vous procurer le repos. Amenez, si vous le voulez, l’un de vos fidèles, Bülow ou Cornélius : il sera le bienvenu.

J’espère que la « colline verte » vous redeviendra chère un jour !

Votre
Mathilde Wesendonk.

Dimanche soir (Nov. 1863.)


13.

La moindre nouvelle de vous, cher ami, est une pensée de vous à moi et, comme telle, la plus chère salutation que puisse désirer mon cœur ! Ma gratitude vous est donc acquise pour toute communication, si courte qu’elle soit ![244] Nous n’avons plus besoin que de telles communications, comme un lien invisible pour nous conduire à travers la vie, en face de l’immensité du monde sentimental, auquel nous appartenons. Le nœud de la mystérieuse Filandière qui unit les fils de nos destinées est indéliable ; on ne peut que le rompre. « Savez-vous comment cela advint ? — »

Je comprends votre désespoir, votre épuisement, et sais ce qu’il vous en coûte d’aller en Russie. Je ne trouve nulle part de ressources à votre intention ; j’ai beau me creuser la tête, impossible d’aboutir. Alors je me tais, plutôt que de vous illusionner de vides espoirs, auxquels je ne crois pas moi-même. C’est le plus triste sort de l’humanité de voir un mal sans pouvoir l’extirper. Il est né avec nous, et nous le traînons à contre-cœur, comme une maladie contagieuse. Cela me fit du bien de savoir que vous aviez Mme von Bissing à Löwenberg et à Breslau. Heureux ceux qui font du bien ici-bas ! Ils sont vraiment les seuls à connaître la félicité !

L’amie vient de me quitter. Elle avait passé la nuit ici : nous nous remémorâmes des heures très belles, inoubliables !

Le petit Enfant-Jésus y était aussi. Il disait qu’il voulait aller à Vienne, pour orner le logis de l’ami. Je trouvais cela très bien, et j’aurais voulu partir avec lui sur-le-champ. Mais le petit Enfant-Jésus jouit de certains privilèges en ce monde ; je le priai donc d’aller trouver qui il fallait, et lui donnai encore sa signature. Maintenant il vous prie de lui faire bon accueil !

Les enfants sont dans la plus vive attente. L’arbre sera allumé dans la salle à manger, entouré de l’auréole raphaëlesque. Cela produit un bel effet.

Saluez Cornélius et souvenez vous de

votre
Mathilde Wesendonk.


21 Déc. 63.

14.

Mon ami !

Madame von Bülow me prie aujourd’hui par lettre de lui envoyer quelques-uns de vos manuscrits littéraires qui sont en ma possession. J’ai examiné tout le portefeuille, seulement il m’est impossible de me séparer de quoi que ce soit, à moins d’un désir exprès de votre part. Comme vous pouvez difficilement vous rappeler quels feuillets épars sont rassemblés dans mon portefeuille, je vous donne une liste complète, vous priant de me dire si je dois envoyer quelque chose et, dans le cas affirmatif, quoi.[245]

Je suppose évidemment que vous avez connaissance de la publication projetée de vos œuvres par Sa Majesté.[246] J’ai été très heureuse d’apprendre par la lettre de l’aimable Madame von Bülow que vous allez bien et avez rassemblé vos meilleurs amis autour de vous. Recevez mes amitiés cordiales et pensez affectueusement à

votre
Mathilde Wesendonk.

13 Janvier 1865.


Période Parisienne.
Le Freischütz.
De la Musique en Allemagne.
Caprices esthétiques : extraits du journal d’un musicien décédé.
Un pèlerinage chez Beethoven : importants souvenirs de la vie d’un musicien allemand.
Un pèlerinage chez Beethoven (fin).
Comment un pauvre musicien décéda à Paris (Nouvelle).
Une heureuse soirée.
La Reine de Chypre (Abendzeitung).[247]
La Reine de Chypre (suite).
Le Stabat Mater de Rossini (Zeitschrift f. Musik).[248]
Revue critique, Gazette musicale.
Les Fées. Grand opéra romantique en 3 actes.
Le Venusberg, opéra romantique en 3 actes. (Esquisse.)
Esquisse pour Wieland le Forgeron.
Esquisse pour le Jeune Siegfried.
Le Jeune Siegfried (poëme).
La Mort de Siegfried (esquisse).
La Mort de Siegfried I (poëme).
Préface pour la Mort de Siegfried.
La Mort de Siegfried II (poëme).
La Saga des Nibelungen.
L’Or du Rhin (esquisse).
L’Or du Rhin (poëme).
La Walküre (esquisse).
La Walküre (poëme).
Lettre à Liszt au sujet de la Fondation Goethe.
Siegfried (lettre).
À Mr von Ziegesar.
À propos d’une revue Musicale.
Période de Dresde.
Esquisse pour Lohengrin.
L’Art et la Révolution.
La Poésie etc. La Sculpture etc.
L’Art de l’avenir.
Le Génie de la Communauté.
Le Judaïsme dans la Musique.
Lettre à * * *
À la Chapelle de Dresde.
À un fonctionnaire du Ministère Public (poëme).
La Détresse (poëme).
La Réforme du Théâtre (Dresd. Anzeiger 16. Janv. 49).
Quels sont les rapports des aspirations républicaines avec la Royauté ? (Dresd. Anz.)
Artistes et critiques. À propos d’un cas spécial (ibid).
Programme pour la IXe symphonie de Beethoven.
L’Ouverture de « Coriolan » de Beethoven.
La Symphonie héroïque de Beethoven.
Ouverture « d’Iphigénie en Aulide » de Gluck. (Communication à la rédaction de la N. Z. f. M.)
Une conclusion pour l’ouverture « d’Iphigénie en Aulide » de Gluck.
Observations à propos de la représentation de l’opéra « le Vaisseau Fantôme ».
Esquisse pour les Maîtres-Chanteurs, opéra comique en 3 actes.
Discours au tombeau de Weber dans le cimetière de Dresde.
Cantate chantée devant le tombeau de Weber, le 10 Nov. 1844, à Dresde.






Errata.



Tome Premier :


Page 7, note 1. Il faut lire : « Savez-vous comment se tisse la trame de la destinée ? »
Page 17, lettre 22. Il faut lire : « qu’hier ».
Page 30, lettre 51. Il faut lire : « Seule l’incertitude… »
Page 49, 17e ligne. Il faut lire : « Grand Canal… »
Page 50, 1ère ligne. Il faut lire : « Grand Canal… »
Page 51, 22e ligne. faut lire : « Grand Canal… »
Page 52, 1ère ligne. Il faut lire : « extraordinaire… »
Page 52, 3e ligne. Il faut lire : « très vieilles… »
Page 63, 24e ligne. Il faut lire : « Grand Canal… »
Page 64, 5e ligne. Il faut lire : « Grand Canal… »
Page 77, 3e ligne. Il faut lire : « dans l’entretemps… »
Page 84, 8e ligne. Il faut lire : « du deuxième acte… »
Page 84, avant-dernière ligne. Il faut lire : « Le piano !… Oui, une aile : — l’aile de l’ange de la Mort ! »
Page 117, 1ère ligne. Il faut lire : « anobli ».


Errata.




Tome Second :


Page 20, 24e ligne. Il faut lire : « du deuxième acte… »
Page 73, 8e ligne. Il faut lire : « à inventer… »
Page 75, 22e ligne. Il faut lire : « ce ne puisse… »
Page 89, 13e ligne. Il faut lire : « désir inextinguible… »
Page 108, 3e ligne. Effacer la virgule après « pas… »
Page 112, 9e ligne. Il faut lire : « Eh bien !… »
Page 120, lettre 111, 10e ligne. Il faut lire : « J’espère, pourtant, de nouveau,… »
Page 121, 12e ligne. Il faut lire : « m’habille ensuite… »
Page 143, 10e ligne. Il faut lire : « le résultat d’une… »
Page 146, 17e ligne. Il faut lire : « bien entendu… »
Page 166, 27e ligne. Il faut lire : « qui, vraiment,… »
Page 168, dernier paragraphe. L’emploi du verbe savoir étant intentionnellement répété, chaque temps de ce verbe doit être souligné.
Page 170, 18e ligne. Il faut lire : « là-dedans… »
Page 178, 23e ligne. Il faut lire : « les grands-ducs… »
Page 180, 18e ligne. Il faut lire : « le retour… »
Page 209, 24e ligne. Il faut lire : « à « écrire »… »
Page 217, 16e ligne. Effacer la virgule après « en commun… »
Page 229, 18e ligne. Il faut lire : « et, à l’arrière-plan,… »
Page 233, avant-dernière ligne. Il faut lire : « Chœur des Pèlerins… »




Table des Matières.



Portrait de Madame Wesendonk



Notes modifier

  1. Comme complément, voir les Lettres de R. Wagner à Otto Wesendonk (20 Juillet 1852 — 22 Décembre 1856). L’éditeur Duncker prépare une édition définitive de ces lettres en allemand et en français (trad. de G. Khnopff).
  2. Ce court billet accompagne une page de musique contenant quelques mesures de polka.
  3. Otto Wesendonk, le mari de Madame Mathilde Wesendonk.
  4. La sonate porte comme titre : « Sonate pour Mathilde Wesendonk » et ces mots : « Savez-vous comment se tisse la trame de la destinée ? » Wesendonk avait avancé, à titre de prêt, une certaine somme, à récupérer sur des rentrées que Wagner attendait de Berlin (voir lettre du 11 Juin 1853).
  5. Professeur d’anglais à Zurich.
  6. Voir Biographie de Richard Wagner par Glasenapp, II, 2, 85. Le concert eut lieu le 2 Mai.
  7. Sœur de Mad. Wesendonk, à laquelle est dédiée la Valse intitulée « Züricher Vielliebchenwalzer » (voir Glasenapp, II, 2, 51 et 468).
  8. Fille de Mad. Wesendonk.
  9. Le chien de R. Wagner. Voir Glasenapp, II, 2, 99. Pour compléter cette lettre voir aussi les lettres à Otto Wesendonk, des 21 Mars, 5 Avril et 21 Mai 1855. Pour le séjour à Londres, voir Glasenapp, chapitre III, II, 2.
  10. Voir lettres à Otto Wesendonk, des 29 Juillet, 7 Août, 1er  et 10 Sept. 1856.
  11. Clara Wolfram, née Wagner, en visite à Zurich, durant le mois d’Août 1856.
  12. Guillaume Baumgartner, directeur d’une Société de chant et compositeur ; décédé en 1867.
  13. Madame Wesendonk avait parlé avec enthousiasme de l’Or du Rhin et de la Walküre, contrairement à l’opinion de Madame Minna Wagner qui croyait devoir recommander le retour à l’opéra dans la forme de Rienzi. Cette circonstance révèle la cause décisive qui éloigna les deux époux : Minna Wagner ne comprenait rien au développement artistique de son mari. (Voir Glasenapp, II, 1, 409.)
  14. L’acteur nègre (1805-67) qui, à partir de 1852, donna en Europe des représentations d’Othello.
  15. Semper, architecte, ami de Wagner.
  16. Herwegh, écrivain, ami de Wagner.
  17. On avait projeté une excursion en commun à Glaris, Stachelberg et la Muotta.
  18. Madame Émilie Heim, femme du directeur de musique Ignace Heim.
  19. Voir Légendes allemandes, des Frères Grimm, 1816, no. 72.
  20. La biographie de Gluck, par A. Schmidt, 1852.
  21. Franz Müller. Essai sur Tannhäuser (1851) ; Essai sur le Ring (1862).
  22. « L’Étoile de Séville », de Lope de Vega.
  23. Impossible de préciser le nom de la personne introduite.
  24. F. comte de Schack : Histoire de la Littérature dramatique Espagnole.
  25. Probablement un nom tiré du Werther, de Gœthe.
  26. Philosophe, esthéticien et archéologue allemand ; a écrit aussi des romans.
  27. Siegfried I, dont l’esquisse fut achevée le 20 Janvier 1857 et la partition en Mai de la même année.
  28. À l’hôtel Baur était attendu le roi Jean de Saxe et Mr  Baur avait demandé, quelles étaient les couleurs du monarque, afin d’arborer des drapeaux pour quelques jours.
  29. Le Dr. J. Sulzer, secrétaire communal de Zurich.
  30. Collègue d’affaires et ami de Wesendonk (Firme Kutter-Luckemeyer de New-York).
  31. Devrient rendit visite à Wagner au commencement de Juillet 1857 (voir Glasenapp, II, 2, 150 et suiv.).
  32. 5 Septembre.
  33. Otto Wesendonk.
  34. Citation de Tristan : acte Ier, scène II
  35. Citation de Tristan : acte Ier, scène III.
  36. Les phrases en italiques sont des annotations de Madame Wesendonk. Glasenapp donne pour « Bruissante, bourdonnante roue du Temps » la date du 21 Février et pour « Dans la serre » la date du 21 Mai 1858 (voir Glasenapp, II, 2, 169 ; II, 2, 179).
  37. Avec les esquisses de Tristan (ler acte).
  38. Le comte de Soden traduisit en 1820 quelques drames de Lope de Vega.
  39. Libraire à Zurich.
  40. C. Richard. Poèmes romantiques de Lope de Vega (1824/28).
  41. Progamme de la représentation du 15 Janvier, au théâtre de Strasbourg : « Aujourd’hui le Fou par amour par MM. Bourgeois et A. Dennery. Le spectacle commencera par l’Ouverture de Tannhäuser, musique de R. Wagner. »
  42. Francesco de Sanctis, savant italien ; (1818-1883) alors professeur à l’École Polytechnique de Zurich.
  43. L’esquisse de la composition de Tristan fut commencée le 4 Mai 1858.
  44. De Calderon.
  45. Carl Tausig, l’excellent pianiste-virtuose. Voir Glasenapp, II, 2, 180 et suiv.
  46. Avec les esquisses de Tristan.
  47. Madame Wille, amie dévouée de Wagner. Née dans le Holstein, en 1809, morte à Mariafeld (lac de Zurich), en 1893. Ses Souvenirs encadrent une série de lettres que lui avait adressées le Maître.
  48. « Où te découvrirai-je, ô Saint Graal ? Plein d’ardent désir, te cherche mon cœur. » Doit être classé à part, quoique accompagnant la lettre 54a.
  49. L’original manque.
  50. Voir Glasenapp, II, 2, 178 et suiv.
  51. Il doit en être ainsi ! (en anglais dans le texte).
  52. Karl Ritter, fils de Madame Ritter, amie et bienfaitrice de Wagner.
  53. La lettre a été publiée dans la Tägliche Rundschau du 23 Septembre 1902.
  54. Madame Wille. Ces deux lettres n’ont pas été retrouvées.
  55. Comparer R. Wagner : Écrits IX, 92. (sur Beethoven).
  56. Tristan : acte I, scène 3e.
  57. La lettre n’a pas été retrouvée.
  58. Wagner avait choisi comme « armes » les Pléiades. (Voir Glasenapp III, 1, 169 et 444.)
  59. Comparer la lettre à Madame Wille, du 30 Septembre 1858.
  60. Voir l’Esquisse pour les Vainqueurs (16 Mai 1856), dans « Esquisses, Pensées, Fragments » de R. Wagner, pages 97/8.
  61. Voir Glasenapp, II, 2, 173, 179.
  62. En allemand le mot Flügel signifie tout à la fois « piano à queue » et « aile ».
  63. Il s’agit des cinq Poèmes (voir plus haut).
  64. Six pages manquent à partir d’ici dans le manuscrit.
  65. Ici se termine le premier Journal, qui fut aussitôt envoyé à destination.
  66. Il s’agissait de fêter l’anniversaire de l’achèvement de Tristan (voir plus haut Journal, 18 Septembre).
  67. Correspondance Wagner-Liszt, II, 211, 5.
  68. Comparez la lettre à Wesendonk (Lettres de R. Wagner à Otto Wesendonk). Le petit Guido mourut à l’âge de 3 ans, le 13 Octobre 1858, à Zurich.
  69. Voir plus haut.
  70. En Janvier 1858. La lettre n’a pas été retrouvée.
  71. Citation du Faust, de Gœthe.
  72. Directeur de musique à Zurich.
  73. Karl Ritter, fils de Madame Ritter, amie et bienfaitrice de Wagner (voir Lettres de Wagner à ses amis de Dresde — traduction de G. Khnopff (édit. Juven, Paris).
  74. Voir Glasenapp, II, 2, 197 ; Bayreuther Blätter 1886, p. 101.
  75. Tristan : acte II, scène II.
  76. Un des cinq Poëmes de Mathilde Wesendonk, mis en musique par Wagner.
  77. L’original manque.
  78. Correspondance Wagner-Liszt, II, 207/8.
  79. Allusion aux Pléiades (voir plus haut : Journal, 29 Sept).
  80. Allusion aux « Lettres de Humboldt à une amie ». 1847. Voir plus haut : Journal. — 8 Décembre.
  81. Intitulé « L’oiseau étranger » ; — réimprimé, en 1900, un nombre limité d’exemplaires.
  82. Voir la revue Musik I — 1902/4 et observation à la lettre 60.
  83. Le docteur Antoine Pusinelli, mort à Dresde le 31 Mars 1878. Des lettres de R. Wagner à son ami ont paru dans les Bayreuther Blätter (1902, pag. 93—124).
  84. L’original manque.
  85. Voir Glasenapp, II, 2, 208.
    Voir aussi la revue Musik I, 1902/04 (texte de la demande d’amnistie de Wagner).
  86. L’original manque.
  87. Pianiste et organiste, élève de Liszt.
  88. Glasenapp, II, 2, 195 ; voir aussi plus haut.
  89. Voir Glasenapp, II, 2, 197 ; voir aussi plus haut : Journal, 1 Décembre.
  90. Fille de Madame Wesendonk, née à Zurich, le 7 Août 1851 ; épousa plus tard le baron de Bissing ; décéda le 20 Juillet 1888, à Munich.
  91. L’original manque.
  92. Le piano Érard, que Wagner avait ainsi dénommé (« le cygne ») ; voir plus haut.
  93. Du 31 Mars 1858 ; consulter Glasenapp, II, 2, 177.
  94. Tristan : acte III, scène I.
  95. Voir R. Wagner : Écrits 5, 250 et suiv.
  96. Nom du traducteur allemand des poëmes du Tasse. Plaisanterie intraduisible.
  97. Il s’agit sans doute d’une demande de visiter New-York durant l’hiver 59/60, dont parle Glasenapp, II, 2, 205. Voir aussi lettre à Wesendonk, du 26 Mai 1859.
  98. Directeur de musique à Winterthur.
  99. Lettres de Schiller à Lotte. Stuttgart, Cotta 1856.
  100. Sorte de biscuits.
  101. Du 8 Mai 59 (Lucerne).
  102. Tristan : acte III, scène I.
  103. Ainsi Schiller, pour des raisons inconnues, appelait sa maternelle amie, Madame la profess. Griesbach, d’Iéna.
  104. En français dans le texte.
  105. Otto Wesendonk.
  106. Un poëme de Madame Wesendonk (p. 53, Soldatenlied).
  107. « À travers joies et peines » (lied de Claire, dans Egmont).
  108. Myrrha.
  109. Voir Glasenapp, II, 2, 208/9.
  110. « Wer ist denn glücklich ?  » (voir page 191).
  111. « Wer Redlichkeit übt » (ibid).
  112. Citation de l’Egmont, de Gœthe.
  113. Paroles d’un cantique protestant.
  114. Egmont : Acte V, scène dernière.
  115. San Marte. Parzival, poëme chevaleresque de Wolfram d’Eschenbach, 1863 (2e édition parue en 1858). Comparer lettre suivante.
  116. C’est-à-dire : j’éprouve moi-même les souffrances et les joies de mes personnages.
  117. Voir note à la lettre précédente.
  118. Poëte allemand.
  119. Voir Glasenapp, II, 2, 211 et suiv.
  120. Verena Weitmann entra plus tard au service de Wagner à Munich et à Tribschen. Voir Glasenapp, III, 1, 459.
  121. Wesendonk.
  122. Pour Tristan.
  123. Félix Draeseke, le compositeur. Voir Glasenapp, II, 2, 212.
  124. Comparer lettre à Liszt, du 19 Août 1859.
  125. Le compositeur F. Draeseke.
  126. Draeseke.
  127. Siegfried (III acte).
  128. Colline des Elfes. Ballade danoise, traitée librement dans un des poèmes de Madame Wesendonk ; allusion à la « colline verte ».
  129. Voir, comme complément, les Lettres à Otto Wesendonk du 17 Sept. 1859 au 25 Juin 1861.
  130. Ancienne chanson populaire.
  131. Charles Nuitter. — Wagner, dans une lettre à Otto Wesendonk, l’appelle « un aspirant à des succès de vaudeville ». (Lettre du 5 Octobre 1859.)
  132. Directeur de musique à Zurich.
  133. Voir le Don Carlos, de Schiller.
  134. Fips ; voir Glasenapp, II, 2, 158 et 330.
  135. La femme du compositeur français ; voir Glasenapp, II, 2, 174.
  136. Carvalho.
  137. Le domestique dont il est question plus haut, le « fidèle serviteur ».
  138. Edmond Roche.
  139. Tout ce dialogue est en français dans l’original.
  140. Voir Glasenapp, II, 2, 224.
  141. Voir Glasenapp, II, 2, 224.
  142. Voir Glasenapp, III, I, 68 et suiv.
  143. Le professeur Ettmüller, de Zurich, germaniste, qui publia et traduisit l’Edda.
  144. Voir Glasenapp, II, 2, 225 et suiv. ; voir aussi l’observation à la lettre 92.
  145. Voir Rich. Wagner, Écrits, 5, 133.
  146. Voir lettres à Otto Wesendonk.
  147. Liszt avait écrit une préface pour les Rhapsodies Hongroises. La princesse Wittgenstein développa cette préface en volume.
  148. Wagner fait ici allusion au Christ.
  149. Hans de Bülow.
  150. Voir Glasenapp, II, 2, 233.
  151. Voir Glasenapp, II, 2, 239.
  152. Voir Glasenapp, II, 2, 236 et suiv.
  153. Ce bâton de chef d’orchestre, exécuté d’après le dessin de Semper, était un présent de Madame Wesendonk.
  154. Champfleury, Richard Wagner, Paris 1860.
  155. Il s’agit vraisemblablement de Saint-Saëns.
  156. Voir lettre à Otto Wesendonk du 12 Février 1860.
  157. Héros célèbre de l’écrivain suisse Gottfried Keller.
  158. Le conseiller d’État Klindworth ; voir Glasenapp, II, 2, 252.
  159. La phrase est telle quelle, en français, dans le texte.
  160. De même en français.
  161. M. de Sabouroff, directeur du théâtre impérial ; voir Glasenapp, II, 2. 260.
  162. Littéralement, « Charles des torrents ». Parmi les poèmes de M. Wesendonk se trouve aussi une ballade du Neck. Comparer encore R. Wagner, Ecrits 9, 120 et 10 319/20.
  163. Voir Bayreuther Blätter 1900, pages 3 et 4 : — Wagner, dans une lettre à Liszt, dit la même chose.
  164. Voir Bayreuther Blàtter, 1900, pages 85 et suiv. ; voir Glasenapp, II, 2, 230.
  165. Le portrait de Bruxelles figure en tête du volume ; celui de Paris dans l’ouvrage de Chamberlain sur Richard Wagner, page 73.
  166. Voir Glasenapp, II, 2, 271. La traduction française a fait l’objet d’un travail spécial, écrit par le Professeur Golther dans la revue Musik II, 3, 271 et suiv.
  167. Richard Wagner, Écrits, VII, pages 121 et suiv.
  168. Vaisseau Fantôme, acte I, scène III. Mais le texte porte « années » au lieu de « jours ».
  169. Tristan, acte II.
  170. Le poëme de Hartmann von Aue, d’après Chrestien de Troyes.
  171. Voir Glasenapp, II, 2, 275.
  172. « Dame Souci », — figure allemande qui personnifie les petites misères de la vie quotidienne.
  173. Plus connue sous le nom de Marie Sass.
  174. Voir Glasenapp, II, 2, 261 et suiv. ; 278 et suiv.
  175. Voir Glasenapp, II, 2, 282.
  176. Voir Glasenapp, II, 2, 282.
  177. Le Maître écrivait habituellement sur du papier couleur lilas.
  178. Voir M. de Meysenbug : le Génie et le Monde, dans la revue Cosmopolis (Août 1896). Comparer Glasenapp, II, 2, 235 et suiv.
  179. Marie Kalergis-Nesselrode, plus tard madame de Muchanoff, à qui sont dédiés les Éclaircissements sur le Judaïsme dans la Musique. Voir aussi R. Wagner, Écrits 8, 299 et suiv. Comparer Glasenapp, II, 2, 265.
  180. À titre de don, d’hommage personnel tout pur, la comtesse Kalergis rendit au maître, par ses moyens propres, la somme que lui avaient coûté les trois concerts de Paris. Wagner, en témoignage de gratitude, lui offrit les esquisses d’orchestre de Tristan.
  181. Voir Glasenapp, II, 2, 290—315.
  182. Tristan et Isolde. (Voir plus haut : lettre 101.)
  183. Voir Richard Wagner, Écrits, 7, 181 et suiv.
  184. Voir Glasenapp, II, 2, 316 et suiv.
  185. Fips ; voir Glasenapp, II, 2, 330.
  186. Hans de Bülow.
  187. Alwine Frommann, de Berlin ; lectrice de l’impératrice Augusta.
  188. Voir Glasenapp, II, 2, 342.
  189. Prononcez « Nako ».
  190. Wagner travaillait alors aux Maîtres Chanteurs de Nuremberg.
  191. Le maître était allé voir les Wesendonk, à Venise, pour quelques jours, en Novembre 1861.
  192. Publié depuis, intégralement, dans la revue Die Musik, I, 1902, pages 1799—1809. — Madame Wesendonk, qui conservait ce projet comme un présent du maître, l’avait envoyé à Paris le 25 Décembre 1861.
  193. À cette lettre est jointe la Chanson de cordonnier qui se trouve au deuxième acte des Maîtres Chanteurs.
  194. À ce quatrain est jointe la chanson de Walther :
    Am stillen Herd… (« Au cher foyer… »).
  195. Le manuscrit, chargé de nombreuses ratures, portant la date du 25 Janvier 1862, se trouve dans la succession de Madame Wesendonk.
  196. Meister-Weisen und Töne, — formules énoncées par David au premier acte.
  197. Comme complément voir aussi les Lettres de Wagner à Otto Wesendonk.
  198. Voir lettre no. 125.
  199. Voir Glasenapp, II, 2, 362.
  200. Madame Wesendonk.
  201. « Loin des portes d’or de ma jeunesse, un jour, je m’en suis allé, perdu dans mes contemplations. »
  202. Voir Glasenapp, II, 2, 356.
  203. Cornélius, compositeur ; ami de Wagner.
  204. Poëme de Schiller.
  205. Comparer R. Wagner : Esquisses, pensées, fragments, pages 104/5 ; Écrits posthumes, 1902, pages 154/55.
  206. La lettre porte « rufet » au lieu de « nahet ».
  207. « Réveillez-vous ! Le jour se lève. J’entends chanter dans le vert bocage le plus délicieux des rossignols. »
  208. Nixe (au masculin). Wagner fait allusion à un poëme de Madame Wesendonk portant ce titre.
  209. Voir Glasenapp, II, 2, 376 et suiv.
  210. La lettre est adressée à Madame Wille (Zurich).
  211. Wagner avait été, au printemps de l’année 1863, en Russie, et s’installa en Mai à Penzing. Voir Glasenapp, II, 2, chap. XVI et XVII.
  212. La lettre est adressée au mari de Madame Wesendonk.
  213. Voir Glasenapp, II, 2, 432.
  214. Voir Glasenapp, II, 2, 426.
  215. Pohl vécut pendant toute la période de Munich ; il mourut à Genève en 1866.
  216. Comparer lettre 104.
  217. Les 23 et 28 Juillet 1863 ; voir Glasenapp, II, 2, 434.
  218. Écrivain politique, mort en 1802.
  219. Voir Glasenapp, II, 2, 426 et suiv.
  220. Elle n’a pas été retrouvée.
  221. Voir Glasenapp, II, 2, 437 et suiv.
  222. « Le Hoftheater de Vienne ». Voir R. Wagner : Écrits, 7, p. 365/94.
  223. Franz Mrazek et sa femme Anna ; voir table des noms propres : Glasenapp, II, 2, et III, 1.
  224. Comparer Lettres de Wagner à Otto Wesendonk.
  225. Voir Glasenapp, III, 1, 37 et suiv.
  226. Elle n’a pas été retrouvée.
  227. De Haydn.
  228. Voir lettre 118.
  229. Ibidem, à la fin.
  230. La lettre à laquelle il est fait allusion (dont la date doit tomber entre celle des lettres 123 et 124) est perdue.
  231. Comparer lettre 125.
  232. Voir lettre 124.
  233. W. Gwinner : Schopenhauer pris sur le vif. Leipzig 1862.
  234. Voir lettre 23 et les allusions au « petit lutin ».
  235. Madame Wesendonk avait offert à Wagner le lion de St  Marc, en forme de presse-papier.
  236. Voir lettre 134.
  237. Tristan : Acte I.
  238. Voir lettre 138.
  239. Concerts en plein air.
  240. Voir lettre 140.
  241. Voir lettre no 141.
  242. Voir lettre no 142.
  243. Voir lettre 143.
  244. Voir lettre no 144.
  245. Voir lettre no 146.
  246. Voir Glasenapp ; III, 1, 60/1.
  247. Journal du Soir.
  248. Revue musicale.