Richard Wagner à Mathilde Wesendonk/Lettres de Biebrich

Traduction par Georges Khnopff.
Alexandre Duncker, éditeur (Tome secondp. 173-185).


Biebrich a. Rhein[1]
13 Février 1862 — 9 Juin 1862.


Vienne
21 Décembre 1862.


129.

Biebrich, 13 Février 1862.

La méchante enfant ne veut donc plus du tout donner de ses nouvelles au Maître ? J’aurais beaucoup désiré savoir comment lui ont plu les Maîtres Chanteurs. Je commence à craindre vraiment qu’elle ne soit tombée malade ! Je reste jusqu’à la fin de l’automne (époque à laquelle j’aurais sans doute terminé la composition de mon œuvre), ici à Biebrich, chez l’architecte Frickhöffer, où j’ai loué pour un an deux jolies chambres, avec une vue magnifique sur le Rhin tout proche, à côté du château. Je les ai garnies au moyen de toutes espèces de meubles pris en location. La seule chose qui m’appartienne dans mon mobilier, c’est la « machine à thé » et la théière, que vous connaissez. J’espère jouir bientôt ici du repos. Si du moins l’enfant de la « colline verte » m’écrivait !

R. W.


130.

Biebrich,
16 Février 1862.
Amie,

Vous avez tort de faire attention à moi : j’en ai honte maintenant. J’étais sans nouvelles, donc inquiet. Un mot suffisait. Un mot triste, désolé ! Oh ! combien il est plus heureux d’être mort que de voir mort ce que l’on aime ! Pareille douleur vous frappe donc ! Vous recevez l’une consécration après l’autre ! Pour celui qui est sérieux, pour celui qui est profond, c’est une consécration : penser et sentir deviennent un pour lui ; il sent ce qui est pensé profondément, et sait combien terriblement cela est vrai. J’ai mis une intention profonde dans les larmes que j’ai versées sur la mort de votre mère ! Soyez la bienvenue dans le royaume grave qui m’a accueilli entièrement maintenant, et d’où seulement je puis encore regarder le monde. Il peut me paraître clair, à présent, parce que je ne regarde plus dans la nuit, mais de la nuit !

Ne vous préoccupez absolument pas des Maîtres Chanteurs ! Le manuscrit vous appartient ; je n’avais d’autre intention, que de vous donner ce qui est vôtre !

Cordiales amitiés à Otto et aux enfants !

R. W.


Biebrich
(chez l’architecte Frickhöffer).


131.

Biebrich,
12 Mars 1862.

Je vous écrivis, un jour, de Paris, que vous apprendriez désormais fort peu de chose de ma vie, mais d’autant plus de mes travaux,[2] parce que ma vie même ne pouvait plus avoir de vraie signification. Mais quid ? s’il m’est impossible de travailler, si la vie seule me donne du fil à retordre ? Il faut bien alors qu’interviennent des lacunes sérieuses, comme cette fois-ci, pendant lesquelles je devais vous laisser attendre aussi longtemps un signe de gratitude pour vos lettres, pour vos cadeaux ? Aussi je ne vous dis pas plus aujourd’hui que ceci : demain je compte finalement m’atteler à mon travail. Il y a eu une interruption de six semaines, durant lesquelles, il est vrai, j’ai seulement « vécu ». Mais comment ! —

Maintenant je suis complètement installé ici : j’ai loué deux chambres pour une année. Il s’y trouve un piano, une bibliothèque, le fameux divan, les trois gravures romaines et le vieux dessin des Nibelungen. Devant la table de travail pend aussi la photographie de la « colline verte » ; dans une encoignure de fenêtre le « palazzo Giustiniani ». La situation est extrêmement belle : tout près du Rhin, à côté du château, dans une maison complètement isolée, que Dieu puisse préserver d’autres locataires ! Cette maison est fort bien bâtie, par spéculation, et contient un appartement tout à fait délicieux, dans lequel je désirais beaucoup avoir quelque chose de convenable. Un beau jardin très spacieux : dans le parc et dans l’île en face chantent à l’envi les oiseaux. Les rossignols, à ce qu’on dit, doivent être nombreux, quand vient la saison, au point de devenir assourdissants. C’est ici que je veux attendre la destinée de mes Maîtres Chanteurs !

Grand merci pour votre lettre, par laquelle cependant vous me faites honte : vous avez lu et m’avez écrit trop tôt ! Vous auriez dû me laisser encore bien dans le coin. D’ailleurs je remarquai que, cette fois-ci, vous faisiez connaissance d’un de mes poëmes par la lecture et non directement par moi-même. Le difficile manuscrit a dû également vous occasionner bien de la peine. Oui, c’est autre chose quand il faut s’en tirer par ses propres efforts. Je l’ai déjà lu à différentes reprises, jusqu’ici, la dernière fois pour les grands ducs à Carlsruhe :[3] ils ont bien écouté, quoique pas encore aussi bien que la grande Micky.[4] Les règles de la Tablature les ont fait beaucoup rire. C’est justement mon intention, chère enfant, de provoquer l’hilarité avec tout ce fatras de pédantisme : il faut que l’on rie ! Il vous manque la mélodie pour les lieder de Walther : ceci est vraiment une chose indispensable. J’ai fait les vers diaprés la mélodie que j’avais en tête : vous ne pouviez pas vous l’imaginer, il est vrai. Écoutez donc, comme c’est simple ;

[Exemple musical : Mässig (modéré)[5]

Fern mei-ner Ju-gend gold-nen To-ren zog ich einst

aus in Be-trach-tung ganz ver-lo-ren :]

Le peuple n’entend de toute la chose que la mélodie : devinera qui pourra mon secret. —

J’ai lu le poëme pour la première fois à Mayence, le 5 Février, chez les Schott :[6] j’avais dû renoncer à vous le lire avant tout le monde. Mais, afin de trouver une compensation à votre absence, j’écrivis, avant de quitter Paris pour Vienne, à Cornélius[7] —dont vous entendrez parler davantage avec le temps — qu’il devait se trouver le 5 du mois suivant, le soir, chez les Schott, à Mayence, sinon je cesserais de le tutoyer. Maintenant, les choses advinrent comme dans « Bürgschaft » :[8] vous savez que tous les cours d’eau avaient débordé, que pas mal de trains ne circulaient plus, qu’il y avait réellement partout péril à voyager. Nonobstant tout cela, à sept heures sonnantes, le 5, Cornélius fait son entrée chez les Schott, pour s’en retourner le lendemain à Vienne ! Il vous faut savoir aussi quel pauvre diable c’est ; comment il est empêtré dans les leçons pour arriver à gagner 40 florins par mois. Mais — il m’aime beaucoup. Et vous avez vu, quel cas je fais de lui. Écrivez-lui, mon enfant ; il vous aime aussi ! Il habite : 30 Weissgärber-Pfefferhofgasse. Vienne ; c’est un neveu du célèbre peintre.

À présent, adieu ! mes meilleures amitiés. Je n’ai pu écrire plus tôt ; il me fallait attendre la retour de mes bonnes dispositions. Adieu, mon enfant !

R. W.


p. s. Oh ! le beau coussin ! Voyez-vous cela, je reçois ce cadeau, et ne me donne pas la peine d’en parler en tout premier lieu. Que je suis donc gâté déjà ! !

132.

Biebrich a. Rhein,
22 Mai 1862.
Chère amie !

Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. On m’a envoyé des fleurs. J’étais malade et hier seulement je suis allé de nouveau dans le parc. À vous je ne pouvais maintenant penser beaucoup, puisqu’il m’est impossible de vous aider en quoi que ce soit, à part de silencieux souhaits pour votre bonheur !

Ainsi je me tenais là solitaire.

Tout à coup une idée me vint pour l’introduction d’orchestre du 3e acte des Maîtres-Chanteurs.[9] Dans cet acte, le point culminant sera le moment où Hans Sachs se lève devant le peuple assemblé, et est accueilli par celui-ci avec une sublime explosion d’enthousiasme. Le peuple alors chante, d’un ton solennel, d’une voix vibrante, les huit premiers vers du poëme de Sachs sur Luther. La musique était déjà faite pour cette scène. Maintenant, pour servir d’introduction au 3e acte où, quand le rideau s’ouvre, on voit Hans Sachs perdu dans ses réflexions, je fais jouer par les basses un thème grave, attendri, profondément mélancolique, présentant le caractère de la plus grande résignation ; voici que survient, entonné d’abord par les cors et de sonores instruments à vent et, peu à peu, par l’orchestre tout entier, comme un Évangile, la mélodie solennelle et gaiement claire de : « Wacht auf ! Es rufet[10] gen Tag : ich hör’ singen im grünen Hag ein’wonnigliche Nachtigall. »[11]

Il m’est devenu maintenant évident que ceci sera mon chef-d’œuvre le plus accompli, et que je l’achèverai.

Je voulais me donner un cadeau pour mon anniversaire : je le fais en vous envoyant cette communication.

Gardez-vous en bonne santé, soignez-vous de près et, s’il vous faut penser à moi, figurez-vous que vous me voyez toujours dans les mêmes dispositions que ce matin du jour de mon anniversaire : cela vous consolera, et alors vous, aussi, vous vous épanouirez. Pour sûr ! —

Les meilleures amitiés de

votre
R. W.



133.

Biebrich,
9 Juin 1862.

Chère amie !

Je voulais, ces derniers jours, écrire à Myrrha pour la remercier de la part qu’elle a sûrement prise dans la confection du beau coussin. Mais elle aussi doit s’accoutumer à mon ingratitude, qui n’est pas précisément de l’ingratitude même, mais souvent de la négligence dans l’expression de ma reconnaissance. De telles attestations sont des élucubrations agréables, flatteuses, avec lesquelles on se fait à soi-même le plus de plaisir. J’arrive très rarement encore à l’exécution de si agréables projets. Chez moi tout ne tend qu’à une fin dernière, fort grave. Ainsi je ne puis regarder qu’avec tristesse la fleur qui m’est jetée sur cet ultime chemin.

La poésie que vous m’avez envoyée aujourd’hui est très belle, je crois même un chef-d’œuvre.

L’esprit de la légende m’apparaît tout autre seulement maintenant. Au « Neck »[12] est accordé le souriant espoir ; pour ma part, je ne comprends plus l’espoir, et je ne suis à rien moins accessible qu’à sa promesse encourageante. En revanche, je comprends maintenant la félicité, que nous n’avons pas à espérer d’abord, mais dont nous sommes les maîtres. Peut-être vous remémorez-vous que je vous ai dit autrefois, un jour, avoir senti de plus en plus clairement, dans le cours de mon existence, que l’art me donnerait seulement le suprême bonheur, quand j’aurais perdu tous, oui tous les biens de la vie, après que toute possibilité d’espoir aurait disparu. Je me souviens encore m’être demandé, aux environs de ma trentième année, si j’avais réellement en moi les facultés d’une très haute individualité artistique : dans mes œuvres je trouvais toujours encore des influences, de l’imitation ; j’osais à peine envisager mon développement futur comme artiste absolument original. À l’époque où je vous fis cette confidence, à l’époque de la passion miraculeuse, m’était apparue soudain la possibilité de la perte d’un bien, dont la possession éventuelle m’avait toujours semblé absolument intangible. Alors je sentis que le temps viendrait, où l’art revêtirait pour moi un sens tout nouveau, merveilleux, lorsque plus aucune espérance ne serait capable d’enlacer mon cœur.

Ainsi l’ancienne légende du Messie a acquis finalement sa véritable signification pour moi. On l’attendait, le Sauveur, le Libérateur de la race de David, le roi d’Israël. Tout arriva, en effet, selon l’attente. On sema des palmes sur sa route ; mais quel déconcertant coup de théâtre, lorsqu’il dit : « Mon royaume n’est point de ce monde ! »[13] De la sorte tous les peuples attendent leur Messie, qui doit combler les désirs de la vie. Il arrive et dit : « Renoncez au désir même ! » Voilà la dernière solution de la grande énigme du désir, — que votre ami Hutten, par exemple, n’a pas comprise.

Je souhaite seulement pouvoir encore travailler : mon désir ne s’étend plus même aux représentations éventuelles de mes œuvres et j’en accepte la nécessité comme une calamité inévitable. À Vienne, j’ai été invité définitivement pour l’automne à la représentation de Tristan : cela m’importune maintenant. Il me peine aussi d’être pressé dans mon travail : comme je travaille à présent, la hâte est néfaste. Un loisir assuré serait mon idéal ; si je ne puis y arriver, il me faut bien encore sentir les tourments de la vie ; mais déjà ils rehaussent pour moi le plaisir du travail. Je désirerais posséder un « Asile » dans la plus complète solitude : c’est bien difficile à conquérir. —

Recevez mes félicitations ! Saluez et remerciez Myrrha, ainsi que votre mari, à qui je dois encore de cordiaux remerciements pour sa dernière lettre !

De tout cœur votre

votre
R. W.



134.

Vienne, 21 Décembre 62.

e rêvai bellement, délicieusement de vous, cette nuit, sitôt après m’être endormi. Puisse ce rêve avoir pour signification tout le bien que je vous souhaite, chère amie !

Cela m’a fait un grand, un sensible plaisir, de voir que, au milieu de toute la détresse et de la misère du présent, le rêve m’ait rappelé juste à point nommé votre anniversaire. Cela était beau et je constate que le rêve, au moins, se soucie encore de moi.

Dévouées salutations !

R. W.
  1. Comme complément voir aussi les Lettres de Wagner à Otto Wesendonk.
  2. Voir lettre no. 125.
  3. Voir Glasenapp, II, 2, 362.
  4. Madame Wesendonk.
  5. « Loin des portes d’or de ma jeunesse, un jour, je m’en suis allé, perdu dans mes contemplations. »
  6. Voir Glasenapp, II, 2, 356.
  7. Cornélius, compositeur ; ami de Wagner.
  8. Poëme de Schiller.
  9. Comparer R. Wagner : Esquisses, pensées, fragments, pages 104/5 ; Écrits posthumes, 1902, pages 154/55.
  10. La lettre porte « rufet » au lieu de « nahet ».
  11. « Réveillez-vous ! Le jour se lève. J’entends chanter dans le vert bocage le plus délicieux des rossignols. »
  12. Nixe (au masculin). Wagner fait allusion à un poëme de Madame Wesendonk portant ce titre.
  13. Voir Glasenapp, II, 2, 376 et suiv.