Richard Wagner à Mathilde Wesendonk/Lettres de Penzing-lez-Vienne et de Vienne

Traduction par Georges Khnopff.
Alexandre Duncker, éditeur (Tome secondp. 187-220).


Penzing-lez-Vienne
5 Juin 1863 — 21 Décembre 1863.


135.

221. Penzing-lez-Vienne.
5 Juin 1863.
Chère et estimée amie ![1]

L’un de ces jours, il faut que j’écrive de nouveau, finalement, aux Wesendonk.[2] Seulement je ne puis le faire qu’au mari. La femme, je l’aime trop ; mon cœur est trop sensible, trop plein, quand je songe à elle. Moins que jamais je ne puis m’adresser à elle dans la forme qui s’impose impérieusement maintenant. Ce que mon cœur ressent, je ne puis le lui écrire sans me rendre coupable de trahison envers son mari, que je respecte et que j’estime beaucoup. Que faire donc ? Je ne puis tenir, d’une façon absolue, enfermés en moi mes sentiments, non plus : un être au moins doit savoir quelle est ma situation. C’est pour cela que je m’adresse à vous et vous confie ceci : elle est et reste mon premier, mon unique amour ! Je le sens de plus en plus distinctement. Ce fut l’apogée de ma vie : les années d’inquiétude et de bienheureuse angoisse, que je passai parmi le charme grandissant de sa présence et de son affection, contiennent toute la douceur de mon existence. La moindre circonstance m’évoque ce temps, immédiatement je m’y retrouve en plein, me reviennent au cœur les merveilleuses sensations qui, aujourd’hui comme autrefois, interrompent le cours de ma respiration, ne me permettent plus que les soupirs. Et, l’occasion vient-elle à manquer, le rêve, toujours délicieux et bienfaisant, est là pour me remémorer son image… Dites maintenant, mon amie ! Comment parler à cette femme dans les termes qui conviennent, qui sont nécessaires ? Impossible ! Oui, j’ai le sentiment, même, qu’il ne peut plus m’être permis de la revoir. Ah ! déjà à Venise, la rencontre avec elle me rendit bien malheureux : c’est seulement après avoir de nouveau perdu ce souvenir, que la femme m’est redevenue ce qu’elle était pour moi. Je le sens, elle me restera toujours admirable, et jamais ne se refroidira mon amour : mais la voir, cela ne m’est plus permis, sous cette épouvantable contrainte qui, si nécessaire que je la conçoive, amènerait la mort de notre amour. Que faire maintenant ? Est-ce que je laisserai croire faussement à la bienaimée qu’elle m’est devenue indifférente ? C’est pourtant bien dur ! Est-ce que vous l’arracheriez à cette croyance erronnée ? Est-ce que cela serait bon ? Je ne sais ! Et finalement la vie arrive pourtant à sa conclusion. C’est une misère ! —

Depuis mon départ de Zurich, je vis comme en exil — ce que j’ai tout sacrifié là, ce n’est pas à dire ! Pour l’instant, mon seul désir est d’arriver au repos domestique, afin de pouvoir me livrer absolument à mon travail. Au prix d’efforts inouis, j’ai acquis du moins la possibilité de fonder un nouveau foyer, qu’il me faut être tout seul à soigner maintenant. Des tentatives réitérées nous persuadèrent, moi et mes amis, que la vie commune avec ma femme est impossible, serait absolument pernicieuse pour tous deux. De sorte qu’elle vit à Dresde, où je pourvois à ses besoins largement, même au delà de mes moyens. Elle ne parvient pas encore à se résigner complètement, et dans la nécessité où je suis de combattre le retour des sursauts de compassion, il me faut faire montre de dureté, sous peine de prolonger ses souffrances, et d’annihiler pour moi toute possibilité de repos. J’affirme que cet effort est le plus pénible que j’aie jamais supporté. Pour cela je renonce aussi à tout, et ne veux que le repos pour mon travail, la seule chose qui m’acquitte devant ma conscience, et peut me donner réellement la liberté !

Maintenant, très chère, je vous en prie, parlez-moi parfois de notre amie ! J’espère que vous l’aimez encore, et qu’elle même vous est également restée fidèle ! Il est vraiment par trop dur de savoir qu’une existence inexprimablement chère s’écoule tellement étrangère et lointaine, sans qu’on puisse jamais y jeter le moindre regard ! Vous comprenez que ce que je puis apprendre par son mari ne me montre pas l’amie sous son vrai jour, — l’amie que je puis assurer de mon éternel amour, ne voulant plus jamais la revoir. Plus jamais ? C’est dur, mais nécessaire !

J’ai rouvert le portefeuille vert, qu’un jour elle m’envoya à Venise : que de souffrances depuis lors ! Et maintenant, tout à coup entourée du charme d’autrefois, si indiciblement beau ! Là, dans ce portefeuille, les esquisses de Tristan, de la musique pour ses poëmes ! Ah ! chère ! on n’aime qu’une seule fois, quelles que soient les ivresses, quelles que soient les joies que puisse faire passer devant vos regards la vie ! Oui, maintenant je suis pleinement assuré que je ne cesserai jamais de l’aimer, elle seule au monde ! Vous saurez respecter l’innocence de cet aveu, et me pardonnerez de vous l’avoir fait ! Adieu, restez la fidèle amie de

votre
Richard Wagner.


136.

Penzing-lez-Vienne,
6 Juin 1862.
Très cher ami[3]

Il faut que j’aie pourtant encore une fois des nouvelles de vous, enfin ! De moi, les meilleures nouvelles que vous puissiez recevoir, c’est que je vous annonce la reprise de mon travail ! Les événements extérieurs, même les plus divers, n’ont plus de vrai sens pour moi. Mon voyage en Russie — St Pétersbourg, Moscou —, et les incidents qui s’y rattachent, tout cela ne fit d’impression sur moi que pour autant que cela contribuait à me débarrasser de tous ces ennuis, et à me procurer un « Asile » pour travailler. Mon amertume, en pareilles circonstances, c’est-à-dire en voyant la quantité de gens qui disposent de plus de loisirs et de ressources qu’il ne leur en faut, est parfois très vive et provoque chez moi une arrière-pensée d’ironie la plupart du temps à l’égard de toute assurance de sympathie ou d’amitié qui m’est témoignée. Quand je songe à toutes les angoisses, à toutes les inquiétudes que je subis depuis que j’ai quitté Zurich, je ne puis m’empêcher d’accuser sévèrement ma destinée ! La possibilité d’arriver encore, finalement, au repos, pour écrire mes œuvres projetées, donne à cette poursuite folle de la tranquillité sa seule signification. J’ai donc fêté mon cinquantième anniversaire : je devais presque me tenir pour heureux de le fêter dans la plus parfaite solitude ! Subséquemment un cortège aux flambeaux[4] vint me saluer à ma rustique demeure : je le reçus d’une façon quelque peu distraite. Tandis que le cortège lumineux approchait, en passant par un pont, la plus magnifique pleine lune montait justement au-dessus des cîmes du jardin du château de Schönbrunn, et projetait des rayons mystiques sur la parade au-dessous d’elle. Déjà, pendant que l’on chantait, les quelques jeunes gens qui étaient montés chez moi, n’entendaient de ma part que des exclamations admiratives pour la splendeur de la lune : c’était l’unique, la vieille et fidèle amie, qui venait à moi par-dessus l’enfantillage d’un monde étranger, tout comme, autrefois, au-dessus de la couronne lointaine des Alpes et au-dessus de votre jardin, elle s’en venait vers nous ! « Asile ! Asile ! » Combien de fois j’ai déjà cru avoir trouvé un « Asile » ! Cette fois-ci, j’aspirais tellement à la tranquillité d’un logis que, ayant uniquement en vue une calme demeure avec un jardin, j’acceptai la première qui se présenta. Huit jours plus tard, je me serais installé peut-être à Bingen ; les choses traînèrent ; dans l’entre-temps, on me renseigna ceci : indifférent quant à la localité, je me décidai, et mon seul souhait est qu’il me soit donné du moins de rester ici jusqu’à ma fin ! Au point où en sont les choses pour moi en Allemagne, tel que je me sens, je n’entrevois cependant la possibilité de demeurer ici qu’au prix d’efforts périodiques excessifs, tels que ce voyage en Russie. Comment je supporterai cela encore plus longtemps, je ne le comprends en tout cas pas ! Un jour, on le lira dans ma biographie et alors ce sera pour maintes personnes une stupéfaction. Évidemment, quelque jour, je succomberai. Si vous voulez avoir une idée de l’effet produit sur mon être par de pareilles entreprises, comparez un peu, pour vous amuser, les trois photographies de St Pétersbourg avec celle qui fut prise à Moscou quinze jours plus tard ! — Cependant, c’est inévitable !

Avec tout cela je n’ai pas abandonné mon ancien désir de m’installer le mieux possible dans la demeure finalement choisie. Si vous voulez y contribuer, de personne je n’accueillerais de si bon gré l’assistance, vous le savez bien ! Car, après tout, vous êtes les seuls à qui j’appartienne en quelque sorte ici-bas : les choses sont ainsi faites, il n’y a pas à recommencer. Que je vous appartienne est le résultat de toutes espèces de souffrances et de sacrifices de votre part.

— Qu’avez-vous dit de la maison de campagne en Suisse, dont m’aurait fait présent la grande-duchesse Hélène de Russie ?[5] Vous avez craint, sans doute, de me voir vous tomber de nouveau sur le dos ? Heureusement la maison de campagne se trouve située dans la même contrée que les cinquante mille francs gagnés, assure-t-on, par moi en Russie. Quelle agréable perspective pour mes protecteurs allemands, de savoir maintenant que je suis si bien casé, et que cela ne leur coûtera pas un rouge liard ! C’est encore l’une des caractéristiques de ma destinée, de paraître toujours enviable !

Ah ! mon cher ! Assez parlé de moi ! Quand je serai retourné à mes Maîtres-Chanteurs, vous aurez encore de mes nouvelles : ma dispersion est telle encore, que je ne puis trouver le recueillement nulle part. Mais plutôt, fournissez-en moi l’occasion par des nouvelles de vous, implorées de tout mon cœur. Je les attends avec impatience !

Mille amitiés de

votre
Richard Wagner.

Je voudrais pourtant volontiers avoir un grand et beau portrait (photographie) de votre femme : la « colline verte » est déjà accrochée, dans son cadre, à la muraille de ma chambre.


137.

221. Penzing-lez-Vienne.
28 Juin 1863.
Amie !

J’ai reçu aujourd’hui un beau, magnifique portefeuille : il est destiné aux Maîtres-Chanteurs. Jusqu’ici le portefeuille vert m’avait suffi amplement. Ces jours derniers, je l’ai vidé (puisque je me suis encore une fois installé !) : il s’y trouvait de nombreuses esquisses et de curieux feuillets, quelque part tout à fait dans le coin. Dieu du ciel ! quelle évocation encore de Tristan ! Néanmoins, les Maîtres-Chanteurs devaient y entrer aussi. Ne m’en veuillez pas, je vous en prie : je ne suis pas encore un véritable « maître », en fait de musique ; je suis à peine plus fort qu’un « apprenti ». Ce qui adviendra en conséquence. Dieu le sait ! Donc, ce qui est complètement achevé doit avoir sa place dans le portefeuille nouveau ; cela y prendra un air splendide et je me dirai : « maintenant tu n’es plus loin d’être un maître, pas aussi près, cependant, que celle qui a envoyé le maître-portefeuille. » Pour le moment l’inachevé (hélas ! combien d’inachevé il y a encore en moi !) sera mis dans le grand portefeuille vert, en compagnie de tous les vestiges du merveilleux autrefois. Je suis pourtant plus fidèle que vous ne le croyez peut-être, ou que ne le vous font croire les on-dit. Les Maîtres-Chanteurs, si jamais il en doit sortir quelque chose, doivent de toute façon venir au jour dans le vieux portefeuille : Dieu sait si cela se réalisera. Mais, je le répète, ce qui sera achevé ensuite figurera dans le nouveau portefeuille brun : il contient déjà quarante pages de partition.

Mais de quelle façon tout cela réussira-t-il ? Je n’en sais encore absolument rien.

Comment vous le faire comprendre ? — Reconnaissez qu’un Maître-Chanteur tellement peu complet a quelque peine à vous écrire. Si je vous disais, par exemple, qu’un Maître-Chanteur doit jouir de la tranquillité, je devrais immédiatement reconnaître que moi je n’en jouis point, et — ce qui est pire, — que je n’en jouirai peut-être jamais ! Voilà le contretemps, dont je me rends compte maintenant : je ne jouis pas de la tranquillité ! Je fuis les hommes, les relations, enfin toute société, le plus complètement possible, parce que, au fond, M tout me torture. Je suis comme cela, impossible d’y remédier ! — Maintenant je m’installe dans une belle demeure tranquille : chaque coin doit me plaîre ; j’ai comme la fièvre de m’y arranger l’installation la plus confortable, parce que je me dis : « tu nicheras là, tu y passeras tout le temps (au cas le plus favorable !) et y seras seul avec toi-même ! » Être seul ! Ah ! quelle volupté me fait tressaillir souvent, quand je me dis cela, sitôt que je ne suis pas seul du tout. Bon ! À présent je suis seul — Insensé ! Comme si mon cœur n’était pas en moi, et c’est justement alors que l’inquiétude commence, d’abord sous la forme de la tristesse, puis sous la forme de la nostalgie. Alors j’aspire à une « présence », car rien qu’une « présence » peut m’apporter la paix ! Croyez-moi, le Dieu du bonheur et de la paix s’appelle la « présence » ! Oui ! maintenant il faut que cela aille sans « présence ». Je m’attache d’abord aux serviteurs, qui m’aiment vite ; puis arrive un chien. Mais je ne m’en suis pas encore procuré : j’ai une grande peur de tout ce qui est nouveau, de toutes circonstances nouvelles, même quand il s’agit d’un chien. Dernièrement, des voleurs ont pénétré chez moi, et me dérobèrent une tabatière en or, que l’orchestre de Moscou m’avait donnée à titre de souvenir. Cela émut le vieux baron qui demeure au-dessous de mon appartement : il mit son vieux chien de chasse à ma disposition. Celui-ci dort maintenant dans ma chambre, la nuit, et, le jour, ne veut plus me quitter : il ne me lâche pas d’une semelle. Il s’appelle Pohl ;[6] il est brun et fort ; mais, ainsi que je l’ai dit, déjà âgé : bientôt il mourra, tout comme Fips et Peps. C’est une misère ! Je le répète, je crois que je n’arriverai jamais à la véritable tranquillité : je me méfie même encore des MaîtresChanteurs, si sérieux et calme que me regarde la portefeuille brun… Otto m’en veut, je suppose, d’être resté si longtemps sans lui écrire ? Je lui ai écrit après mon cinquantième anniversaire, attendu avec tant d’intérêt,[7] afin qu’il ne pense pas que je lui écris rien que pour l’importuner par l’une ou l’autre chose. Si vous n’étiez pas là-bas, je ne saurais pas même que ma lettre est arrivée à destination. Comment est sa santé ? Est-ce qu’il souffre encore toujours de son mal au cou ? J’espère recevoir de bonnes nouvelles de lui.

Comment va la belle Suisse ? Est-ce que le lac a toujours son beau ton glauque ? Et les montagnes leurs beaux champs de neige ?… Mes enfants, vous avez fait choix d’un magnifique pays, et souvent la nostalgie me reporte vers lui. J’avais une fois formé l’espoir, naguère, d’y mourir ! D’une façon générale, il me semble que j’étais souvent plus tranquille là-bas qu’à présent. Le paysage suisse a vraiment quelque chose de calmant ! Je ne vois plus de couchers de soleil : dernièrement encore deux ou trois fois au Rhin. Mais impossible de trouver une demeure là-bas ; maintenant je suis ici, à cause de quelques grands et beaux arbres, que j’ai dans mon jardin. Aussi l’habitation est tranquille, — mais non pas moi ! D’ailleurs, je vous l’ai déjà dit. Et comment allez-vous ? Hans Sachs ne vous causa pas de difficultés ; à moi il me donne encore du souci. L’art aussi peut-être sérieux — non point seulement la vie ! Adieu, chère amie !

Souvenez-vous de
votre
R. W.



138.

Penzing, 3 Août 1863.
Chère « Maître » !

Après votre dernière bonne lettre, j’aurais pu vraiment m’attendre à une missive plus « explicite » de Schwalbach. Je suis allé une couple de fois à Pesth,[8] où j’étais invité par les Hongrois, pour donner deux « concerts ». Je suis revenu il y a quelques jours, et trouvai du moins la lampe promise, que je juge fort belle, œuvre de maître, et pour laquelle je vous assure de ma gratitude.

Mon « Asile » est réussi… plus ou moins ; curieux, après tout. Le besoin d’une installation définitive, avec une demeure convenable et présentant de l’agrément, était devenu irrésistible. Je sentais que c’était seulement d’une telle base que je pouvais considérer le monde encore une fois — la dernière —, pour savoir comment allaient lui et moi. Je trouve à présent qu’il ne va pas excellemment, et regrette bien d’avoir sacrifié mon bel argent, acquis si durement, à me créer ces chères bases pour faire mon expérience. Comme personne ne veut m’accueillir, j’aurais mieux fait d’utiliser mes quelques milliers de roubles à m’acheter un logis dans l’un ou l’autre hospice italien, pour ne plus désormais m’occuper aucunement du monde. Je ne sais vraiment plus ce que j’y ferais. Je vous le dis en vérité, bien calmement, du plus profond de l’âme ! Si je vous énumérais les étranges mésaventures qui m’ont poursuivi depuis mon départ de la Suisse, vous même y reconnaîtriez un calcul presque systématique de la destinée pour me détourner de mes projets. Je n’ai pas de chance ! Et il en faut un peu, pour que quelqu’un comme moi garde l’illusion d’appartenir au monde. —

« Maître », je ne suis pas heureux ! Et je suis bien las de la vie. J’en ai fait l’expérience dernièrement, lors d’un danger mortel, dans lequel je me suis trouvé. C’était à Pesth, sur le Danube, dans la même embarcation où, l’an passé, deux jeunes cavaliers hongrois ont accompli le voyage de Rotterdam à Pesth Une charmante et intelligente femme, la comtesse Bethlen, mère de six enfants, s’était chargée du gouvernail. Un orage violent lui fit perdre son sang-froid, et elle mena l’embarcation sous le vent : les vagues poussèrent celle-ci contre un radeau ; un craquement se produisit. J’avais pitié de la pauvre mère, tandis qu’en moi-même je ressentais un étrange bien-être, un agréable réconfort : les jeunes gens ne pouvaient s’étonner assez de mon attitude ; ils s’attendaient à voir de l’agitation chez moi, vu ma nervosité. Quand ils se mirent à faire mon éloge — car je pris quelque part au sauvetage — je devais éclater de rire presque !

À quoi bon tout cela ! On ne meurt pas si facilement, surtout quand le moment n’est pas arrivé. Il en doit être ainsi de moi. Seulement, je ne parviens pas à m’expliquer à quoi je suis réservé. Peut-être à représenter quelque chose pour ceux qui m’aiment ? ? Est-ce que je pourrais leur être moins, quand ils me sauront mort, que maintenant, où je suis, de toutes parts, isolé et ne fais que souffrir ? Personnellement je ne puis plus être rien pour qui que ce soit. Et mon intellect ? Il leur appartient, tandis qu’il ne peut plus ranimer mon cœur. Je n’ai plus le désir de rien. Il me manque l’intérêt aux choses, le recueillement. Une dispersion inquiète et profonde s’est emparée de mon âme. Je n’ai pas de présent et visiblement pas d’avenir. Pas la moindre trace de foi. Il est vrai que la véritable activité artistique, la représentation de mes nouvelles œuvres, aurait pu changer beaucoup de choses. Au contraire, mon retour en Allemagne m’a donné le coup de grâce : c’est un misérable pays et un certain Ruge[9] a raison, quand il dit : « l’Allemand est bas ». Il n’y a pas une lueur d’espoir en ce pays, et pour ce qui est de mes anciens hauts protecteurs, vous pouvez en juger rien que d’après ceci : à l’occasion de la reprise de mes concerts de Vienne, j’ai été invité par les Tchèques de Prague, par les Russes, par les Hongrois, tandis que je m’attends à un refus de la part de mes braves Allemands, si je leur fais la moindre proposition. À Berlin, l’intendant a refusé de me recevoir.[10] Et ainsi de suite. — Depuis mon retour de Russie, il ne m’a pas encore été possible d’aller trouver personne du théâtre d’ici. Mon dégoût de la société de ces gens est tellement fort, que je suis incapable d’entreprendre quelque chose, pour laquelle j’aurais besoin d’eux. Quiconque le sait trouve cela très naturel, seulement cela explique aussi pourquoi ma carrière est fermée. Croyez-moi, c’est un sentiment étrange, de savoir que pas même vous, vous ne connaissez mes œuvres : il suffit que je fasse exécuter un fragment de l’une d’elles complètement, pour que les mieux doués, les plus profondément initiés de mes disciples reconnaissent tout de suite, qu’auparavant ils n’avaient pas la moindre idée de l’œuvre. Que sont maintenant mon intellectualité, mes œuvres ? — Sans moi elles n’existent pour qui que ce soit. Oui ! Cela donne une grande importance pour moi à mon insignifiante personne : seulement, celle-ci n’existe précisément que pour moi-même ! C’est une circonstance néfaste ! On peut aligner beaucoup de phrases consolantes, m’évoquer emphatiquement nombre d’illusions à ce sujet : mais cela ne produit plus le moindre effet sur moi ! J’entends que ce sont uniquement des mots, et le vois même, surtout quand ils sont écrits, puisque toutes mes relations avec les humains n’ont lieu que par lettres.

Maintenant que faire donc de mon « Asile », malgré portefeuille et lampe ? Problème difficile à résoudre, surtout vu mon éparpillement. — J’y réfléchis ; je pèse le pour et le contre. Est-ce que je m’y fixerais encore pour quelque temps, disons pour cinq années ? Comment faire, pour tenir bon durant celles-ci ? Cela me devient fort ardu et, à vrai dire, je suis, sur ce point, dans l’incertitude la plus absolue. Mes besoins augmentent : j’ai à entretenir un double ménage, deux vraiment misérables ménages ! — Alors, il faut m’en tenir à ma personne. Nul ne veut de mes œuvres : le monde ne connaît et n’estime que le virtuose. Maintenant la détresse m’a montré que je suis un virtuose aussi. À la tête d’un orchestre, il me semble que j’en produis l’effet sur un auditoire. Les Hongrois, qui n’avaient aucune idée de ma musique, et vivent, à leur Théâtre National, uniquement de Verdi, etc, saisirent avec une incroyable rapidité chaque fragment des Nibelungen, de Tristan, des Maîtres-Chanteurs, apparemment parce que c’était moi qui dirigeais. Aussi je me dis, quand je me mets à réfléchir sur la façon de pouvoir me gagner mes contemporains, qu’il faut voyager et donner des concerts. Probablement j’aurai recours à cette ressource. Seulement, ce qui est pire, c’est que je ne supporte pas cela souvent et longtemps. Je me surmène outre mesure à ces exécutions et répétitions. Cependant, je veux essayer. Peut-être que vous m’arrangerez, si je vous en prie, l’une de ces « exécutions de fragments » à Zurich ; seulement cela pourrait être difficile là-bas, car ma pauvre personne a besoin de nombreuses autres personnes pour produire un effet personnel. Mais, peu importe, vous apprendrez bientôt que je donne, de nouveau, des concerts quelque part : les uns diront : « Ah ! il veut faire de l’argent ! » ; de très rares, peut-être : « On prétend — qu’il veut mourir ! »

Il se peut, cependant, que tout finisse bien encore, et que mon « Asile » (le quantième !) me vienne à propos, un jour : la lampe brûle encore, le portefeuille se remplit, et un service à thé (mon ancien, je ne puis plus mettre la main dessus) me réconforte agréablement. Dieu ! Tout est possible et, quoique j’éprouve toujours des douleurs dans mon corps aux nerfs torturés, mon médecin me rit au nez, quand je lui demande si cela n’aboutira pas un jour à quelque maladie mortelle. Et c’est cela qui doit vous servir d’encouragement ! En vérité, je me trouve misérable ; mais je me trouve debout ! Seulement, je ne puis plus supporter la solitude absolue : le vieux chien de chasse, que m’a donné mon propriétaire, ne suffit point. Avec ma cinquantième année m’est venu un intense désir d’avoir auprès de moi une atmosphère filiale. Lorsque, dernièrement, Bülow me présenta sa petite fille, à Berlin, avec le regret que ce ne fût qu’une fille, je lui dis, plein de pressentiments : « Soyez heureux, vous aurez beaucoup de satisfaction de cette fille ! » Il y a peu de temps, on me recommanda une jeune fille de dix-sept ans, d’une honorable famille, douce, obligeante, toute naïve. Je la pris à mon service, pour me faire le thé, tenir en ordre mes effets, me servir de compagnie pour le dîner et la soirée. Dieu ! Quelle peine ce fut pour moi, de me débarasser de la pauvre enfant, sans lui causer d’humiliation trop manifestement ! Elle s’enuyait à périr, voulait retourner en ville ; mais elle s’efforçait par tous les moyens de tenir cachés ses sentiments, de sorte que ce fut un bonheur relatif pour moi de m’en défaire finalement, ce à quoi contribuèrent beaucoup mes projets de départ. Mon Dieu ! Et il serait aisé, pourtant, de me satisfaire : je sais combien facilement je m’accorde avec mes serviteurs. Je songeai à Vreneli, qui me servait à Lucerne : elle ne pouvait pas venir. Dernièrement, s’est présentée la sœur aînée de la jeune fille congédiée : elle a plus d’expérience que celle-ci ; elle est plus « posée », a l’air doux et n’est point désagréable. Je me propose d’en faire l’essai.

Voyez-vous ! Il faut que je me procure tout à coups d’argent, sans doute parce que j’en possède tellement ! Je vous ferai part du résultat.

Mais je vois qu’il est nécessaire de mettre un frein à ma correspondance : votre mari m’accuserait à bon droit de vous inquiéter ! Réellement, chère amie, il m’est difficile de vous écrire. Toute la douceur, qui me ranime encore parfois, c’est le souvenir, et il appartient au passé : mais je ne puis et n’ose point le faire figurer dans mes lettres ! Que me reste-t-il ? Une joie vraiement pure, une aventure plaisante du présent, je voudrais tant pouvoir vous en faire le récit, mais où les chercher et comment ne pas inventer ? Je vous ai déjà dit que je me suis presque noyé : voilà tout ! Est-ce que je vous écrirai comment j’ai été applaudi et fêté par le public, ici ou là ? Croyez-moi, cela me donne de la considération pour le public, et j’apprécie vraiment que, par ma musique, j’excite les gens à peu près au même enthousiasme, que les danseuses et les artistes de cet acabit. Cependant, Dieu me pardonne, je suis toujours content quand c’est fini, et je n’y songe plus qu’à contre-cœur. Peut-être est-ce pure ingratitude, laquelle constitue d’ailleurs un de mes plus graves défauts : c’est un fait avéré. Çà et là, ma mélancolie rencontre une éphémère et charmante apparition, qui lui procure des illusions agréables : par exemple à Pesth, pour l’exécution de quelques fragments du rôle d’Elsa, j’eus à ma disposition une belle chanteuse toute jeune, avec une voix des plus expressives et des plus pures ; elle était Hongroise, prononçait l’allemand dans la perfection, et n’avait probablement de sa vie, rien su vraiment de la musique jusqu’alors. Je fus touché d’avoir à ma disposition, pour mon œuvre, la collaboration d’une créature si innocente et si pure, et la brave enfant semblait, de son côté, être impressionnée par moi et par la musique, comme si elle ressentait pour la première fois de son existence. Inexprimablement charmante et saisissante était l’explosion de ses sentiments, et pas mal de gens durent croire que la jeune fille s’était éprise d’un violent amour pour ma personne… À cette jeune fille j’ai aussi « à écrire », maintenant. Voyez-vous, je vous dis tout « le bon » ; mais à présent je ne sais plus rien, et j’ignore même si vous me compterez cette histoire comme quelque chose de « bon ». Cependant cela donne toujours une tournure à la lettre, et finalement vous pourrez raconter ainsi quelque chose à votre mari. Il semble aussi que toutes sortes de calamités s’abattent sur le pauvre homme : je ne veux point parler de l’Amérique (j’ai déjà assez de mon Allemagne !), mais c’est un malheur suffisamment grand d’être toujours ennuyé par son mal au cou, lequel l’empêche même de donner libre cours à son esprit de contradiction (comme il me l’a avoué de façon très charmante). Il croit qu’il devrait se créer finalement une situation, où il ne serait pas obligé de parler le moins du monde : je lui propose de faire l’échange avec moi, pendant quelques mois — bien entendu, quand je suis à Penzing, et non pas quand je donne des concerts, car, dans ce dernier cas, il serait mort au bout de quinze jours. Je crois que Otto doit en avoir terriblement assez de moi : comme il a déjà cherché à m’aider ; combien de fois déjà n’a-t-il pas cru que je marcherais tout seul à présent — et toujours les choses demeurent au même point ; rien n’aboutit ; tout est dépensé en vain ! Oui, je le crois aussi, on se dépense vainement pour moi : les chasseurs disent, en pareil cas, que l’on est le jouet d’un mauvais sort, lequel vous empêche de toucher le but. — Je le pense vraiment !

Maintenant je ne sais où envoyer la lettre ? Le 15 Juillet, vous m’avez écrit de Zurich, que vous seriez rentrée au plus tard dans trois semaines. C’est pourquoi le plus sûr me paraît de considérer les trois semaines comme expirées ces jours-ci et d’écrire sur l’enveloppe l’ancienne adresse.

Adieu ! Mille remerciements pour votre persistance à vivre ! Vous existez encore — donc il faut bien que j’existe quelque peu également, si médiocre que soit cette existence ! Mes meilleures amitiés à votre mari et aux enfants ; qu’ils me tiennent toujours pour quelqu’un d’honorable. La longue épître est finie : puisse-t-elle ne pas trop vous attrister ! Songez à une chose seulement : c’est que j’ai été encore capable de l’écrire !

Adieu, chère « Maître » !

Votre
R. W.



139.

Chère enfant !

Une volumineuse lettre — à laquelle je n’ai rien à ajouter pour le moment — est partie, il y a quelques jours à votre adresse de Zurich. Puisque vous restez encore, donnez des ordres pour qu’on vous l’envoie, je vous prie, (elle n’est pas des plus gaies, cependant.)

Mille amitiés !

Votre
R. W.


Penzing, 7 Août.

140.

Penzing, 10 Septembre.

J’aurais dû, chère amie, vous écrire encore quelque chose : peut-être vous y attendiez-vous ? Mais je suis tellement abattu, que je n’en trouve pas la force. Je voulais vous demander, tout enthousiaste, de faire quelque chose d’énorme pour moi. Après coup, cependant, il me vint un sourire triste. Je suis un être de malheur !

Je croyais être appelé au Rhin (Darmstadt, Carlsruhe) à la fin du mois d’Août, pour donner des concerts : je voulais en profiter pour aller vous rendre visite, et faire une excursion dans les montagnes de ma Terre de salut d’autrefois, afin de diminuer les souffrances que je ressens dans l’abdomen. Darmstadt a échoué ; à Carlsruhe je suis invité maintenant vers la fin d’Octobre. À cette date, j’ai, il est vrai, quelques engagements dans l’Est ; tout viendra alors à la fois, et cependant il me faut tout accepter, oui — je me trouve maintenant dans une position si pénible parce que les choses traînent tellement en longueur… Mon Dieu ! comme je regrette déjà de m’être installé ici ; et cependant j’ai sacrifié tout pour m’assurer un logis stable — tel était mon besoin de prendre pied n’importe comment et n’importe où. Maintenant, avec ma bonne aubaine russe, si péniblement acquise, je suis dans la situation de ce personnage de vaudeville, qui se désole d’avoir gagné quelque chose à la loterie, parce qu’il peut prouver que le prix de son billet dépasse la valeur du lot gagné. Comme on m’a félicité pour la « fortune » gagnée en Russie ! Et qui cela ? Des créanciers, dont j’ignorais même Texistence. Ah ! comme tout le monde était heureux de me savoir si bien pourvu, et que plus personne dorénavant n’avait à se soucier encore de moi !

Je vais à Carlsruhe, pour faire un dernier essai et voir si j’ai quoi que ce soit à attendre de la faveur princière. Ne dites pas que je suis un homme « abandonné ». Là où personne ne peut plus m’aider, je puis m’aider moi-même, tout seul : — mais en quoi mes contemporains pouvaient m’aider, c’est ce que verra, bientôt peut-être, la postérité. Alors il apparaîtra clairement avec quelle facilité on aurait pu venir à mon aide, et ce qu’on aurait gagné si mes dernières années de création ne m’avaient pas été gâtées si misérablement. Mais, pour éviter cet étonnement futur, est-ce que je ferai maintenant pour moi ce que l’on fera plus tard pour mes monuments ? Quel bien-être sans signification autour de moi ! Et le peuple veut devenir encore plus « un » !

Cependant j’espère pouvoir vous rendre encore visite avant Carlsruhe, peut-être. Peut-être aussi disparaîtrai-je sans laisser de traces déjà avant cette date. Ah ! pouvoir mourir comme un écho ! Mourir au loin, comme une dernière onde sonore de soi-même !

C’est cela ! Vous écrire pareilles choses ! Je ferais beaucoup mieux de ne point vous les envoyer ; mais vous avez agi de même, un jour, avec la mention que « ce qui était écrit était écrit » !

Et vraiment, être obligé de converser encore avec ses meilleurs amis au moyen de périphrases artificielles tue toute nécessité de communiquer avec eux. J’avoue que je rage maintenant, et que mon arrogance commence à dépasser toute mesure. C’est, je le sens, la lutte suprême, la dernière convulsion ! Après cela, mes bras retomberont pour laisser flotter les rênes des coursiers — : qu’ils aillent où bon leur semble ! Plus jamais je ne me soucierai de ma vie : c’est la dernière fois aujourd’hui ! —

Voilà où j’en suis actuellement, mon enfant ;… c’est pourquoi… n’en parlons plus !

Je ne puis vous conseiller d’aller à Vienne. De l’art ? Pas la moindre trace ! L’Opéra est sans valeur, misérable ! J’ignore, au surplus, tout du théâtre. Dieu sait si vous m’y verriez jamais ! Je me tiens prêt à partir à chaque instant. Mais l’un de ces bonds soudains peut me porter chez vous, pour une couple de jours ; si tout va bien, j’irai — comme je vous le dis plus haut — à Carlsruhe, fin Octobre.

Quelle lettre ! Pardon ; impossible de faire mieux ! Ce sera pour une autre fois ! Il reste encore quelque chose en moi, fort peu, avec quoi, peut-être, tout pourra encore se réparer.

Mes meilleures amitiés !

R. W.


141.

Il me pèse fort de vous avoir si terriblement affligée de mes doléances, ces jours-ci. Si vous pouvez me pardonner, il n’en sera pas de même pour Otto. Cela m’inquiète fort !

Comme on dit, il me semblait que je « sentais venir quelque chose. » Je tombai malade et le restai pendant huit jours. Cela m’a fait du bien, et il y a de l’ordre en moi maintenant ; il ne me reste plus qu’à mettre un peu d’ordre avec moi. —

À cause de cela, je m’attends à une période extrêmement difficile : soucis, contre-temps de toutes espèces. Mais ce sera la fin. — En Octobre, j’irai vous rendre visite, certainement.

Faites-moi, chers amis, bon accueil ; j’espère être le bienvenu chez vous.

De tout cœur, vôtre.
R. W.
Penzing, 20 Sept. 63.


142.

Penzing, 17 Oct.

Je dois rectifier ma communication d’hier,[11] en ce sens que mon concert à Carlsruhe ne peut avoir lieu avant le 14 Novembre. Si donc vous avez à m’envoyer des nouvelles rassurantes, surtout au sujet de la santé d’Otto, je vous prierais de bien vouloir me les adresser pour l’instant encore à Penzing. Votre profondément dévoué

R. W.


143.

Vous pensez bien, chère amie, de quelle importance votre lettre était pour moi ! Lorsque je vous disais, il y a quelque temps, que ma décision était inébranlable, mais ne se révélerait que peu à peu par l’exécution, vous me répondîtes fort justement : « la vie est une science » ! Cette science doit donc être apprise ; il faut lui laisser faire ses preuves. Je crois être mûr pour cela, et ne me connais plus qu’un seul désir : le repos, le travail ! —

Je ne suis pas encore fixé sur tous mes projets pour l’hiver prochain :[12] tout ce que je sais, c’est qu’il me faut faire un effort suprême, non point vers des conquêtes nouvelles, mais pour déblayer le terrain derrière moi. Après-demain, (30 Octobre) je vais à Prague (Hôtel du cheval Noir), pour y donner deux concerts. Le 10 Nov. j’arrive à Carlsruhe ; le concert a lieu le 14 : si Otto était de force à y aller ce jour-là avec vous, je crois pouvoir vous assurer à tous deux une belle impression. Je ne sais trop ce que je ferai après cela : jusqu’à la Noël, il est probable que je donnerai des concerts à Breslau, Löwenberg en Silésie (le prince de Hechingen), Dresde, peut-être Hanovre, et certainement encore une fois Prague. Probablement St Pétersbourg en Mars et Avril ; peut-être Kieff et Odessa déjà en Janvier ; peut-être encore une fois aussi Pesth. Vous vous imaginez ce que disent mes pauvres nerfs de toute cette géographie ! Cela m’a presque l’air d’un crime. Seulement, je n’ai point d’autres ressources. — Dans l’intervalle, si vous voulez bien m’accueillir, mon désir serait de pouvoir aller me reposer un peu chez vous. Peut-être vers la Noël, si ce n’est point possible déjà après Carlsruhe. Ne soyez pas surprise de me voir prendre alors, malgré que je n’aie que quelques jours libres, le portefeuille et tâcher de travailler un peu. J’ai encore une prière à vous adresser relativement aux repas : faites-moi porter le déjeûner et le dîner dans ma chambre ; les repas en commun, restent réservés pour des fêtes spéciales, et il me faut, pour y assister, une invitation expresse de votre part.

La guérison d’Otto me transporte au septième ciel, vraiment ! Nous (moi et mon médecin) sommes d’accord ici avec vous pour dire que c’était une crise ayant les suites les plus favorables. Tout cela m’est agréable et me réjouit fort !

Ma profonde et sérieuse gratitude pour votre bonne lettre. Mes amitiés, de mon cœur très fidèle, à Otto et aux enfants. Que tous me gardent leur affection, comme vous aussi !

Votre
R. W.
Penzing, 29 Oct. 63.

J’ai envoyé une brochure à Otto.[13] Vous pourrez juger, d’après cela, avec quelles intentions conciliantes je dis adieu au monde ; vous reconnaîtrez la nécessité de cet adieu, parce que je sais pertinemment que toutes ces propositions, si pratiques et si simples, ne seront pas accueillies.

144.

Penzing, 15 Déc. 63.

Quelques mots de rapide information. Je suis de retour depuis le 9 de ce mois, dans la soirée. L’arrivée dans la demeure que m’a désignée le destin comme patrie a produit sur moi une impression de douce mélancolie : tout y était chaud et amical. Franz et Anna[14] heureux ; aucun événement fâcheux ne s’était passé. Seul, Pohl avait été tellement triste de mon départ qu’il en avait vraiment vieilli.

Il me semblait étrange de trouver une telle intimité chez les êtres et dans les choses autour de moi, dont je ne connaissais pas un atome, il y a une année.

Ce qui est le plus triste, cependant, c’est ma grande fatigue : tel est le résultat de ma « tournée artistique ». Je ne puis songer à continuer ou à répéter cela. Impossible d’aller en Russie. Mais ce que je deviendrai sans cette ressource, je me le demande avec terreur.

À Löwenberg, j’ai fait la rencontre d’un excellente homme, le prince, qui malheureusement est trop vieux déjà, trop désabusé pour m’être utile. À Breslau, j’avais honte en mon for intérieur, et il me semblait que je devais offrir une mine des plus tristes.

J’ai renouvelé une ancienne connaissance, de manière bien significative : la sœur de Madame Wille, Madame von Bissing vint assister aux concerts de Löwenberg et de Breslau. Ma grande fatigue et mon épuisement, qu’elle supporta fort gracieusement, enlevèrent beaucoup de vraie liberté à nos entretiens ; néanmoins ces quelques heures passées ensemble nous furent extrêmement précieuses.

J’espère que Cornélius viendra me voir tous les jours, malgré le mauvais temps. Je tâche de conserver cet asile, avec une tristesse étrangement amère.

Donnez-moi le plus tôt possible de vos bonnes nouvelles, et saluez cordialement votre mari et les enfants.

Votre
R. W.


145.

Mille cordiales félicitations pour votre anniversaire ! Je ne puis vous offrir de présents que de cœur ; ma fantaisie se refuse encore à me rendre les services de jadis : elle aspire au repos, et cherche les voies qui y conduisent. Mais je serai chez vous en pensée, et m’évoquerai, avec toute sa joie, votre fête de famille.

Mille bons souhaits et salutations !

R. W.
Penzing, 21 Déc. 63.
  1. La lettre est adressée à Madame Wille (Zurich).
  2. Wagner avait été, au printemps de l’année 1863, en Russie, et s’installa en Mai à Penzing. Voir Glasenapp, II, 2, chap. XVI et XVII.
  3. La lettre est adressée au mari de Madame Wesendonk.
  4. Voir Glasenapp, II, 2, 432.
  5. Voir Glasenapp, II, 2, 426.
  6. Pohl vécut pendant toute la période de Munich ; il mourut à Genève en 1866.
  7. Comparer lettre 104.
  8. Les 23 et 28 Juillet 1863 ; voir Glasenapp, II, 2, 434.
  9. Écrivain politique, mort en 1802.
  10. Voir Glasenapp, II, 2, 426 et suiv.
  11. Elle n’a pas été retrouvée.
  12. Voir Glasenapp, II, 2, 437 et suiv.
  13. « Le Hoftheater de Vienne ». Voir R. Wagner : Écrits, 7, p. 365/94.
  14. Franz Mrazek et sa femme Anna ; voir table des noms propres : Glasenapp, II, 2, et III, 1.