Une femme bien élevée/Texte entier

Achille Faure, libraire-éditeur (p. --324).
UNE


FEMME BIEN ÉLEVÉE


ÉMILE BOSQUET

UNE FEMME
BIEN ÉLEVÉE
PARIS
ACHILLE FAURE, LIBRAIRE-ÉDITEUR
18, RUE DAUPHINE, 18

1867



PRÉFACE


Ce livre, qui repose sur la même donnée que Sibylle et Mademoiselle de la Quintinie, était achevé avant la publication de ces deux œuvres remarquables qui, malgré des tendances contraires et des mérites différents, devaient obtenir une égale popularité.

Tandis qu’elles attiraient toute l’attention du public, Une Femme bien élevée attendait son jour, dans les cartons de l’Opinion nationale. Publié en feuilletons au mois de février 1864, le manuscrit passa ensuite dans les casiers de l’éditeur, d’où il sort seulement aujourd’hui.

Ces évolutions peu brillantes n’étonneront point ceux qui connaissent les difficultés de la carrière littéraire à Paris pour un écrivain qui arrive de la province, sans relations et sans prôneurs. Ces circonstances sont si communes, qu’on ne peut même les taxer de mauvaises chances ou de fâcheux hasards.

Nous n’en parlerions pas, s’il ne nous avait paru que nous devions quelques explications au lecteur pour la hardiesse qui nous fait braver la concurrence redoutable qui nous a précédé. Nos raisons, les voici :

Le sujet que nous traitons, c’est-à-dire la lutte religieuse entre l’homme et la femme, est si multiple et si vaste, qu’il n’a pas été épuisé par la gracieuse composition d’Octave Feuillet, ni par la forte et admirable création de George Sand. L’écrivain de génie et l’écrivain de talent se sont tenus tous deux dans une sphère idéale qui permet à la théorie tous ses libres développements, mais qui ne la met point aux prises avec les plus épineuses entraves de la réalité.

Dans un milieu moins élevé, peut-être, mais plus agité par le courant ordinaire des choses de la vie, l’action serrant le réel de plus près, la vérité morale peut acquérir une force pratique tout indépendante du talent de l’écrivain qui a cherché à la mettre en évidence.

Cette considération est notre première raison d’être. La seconde, c’est que la situation de notre héroïne n’est point identiquement la même que celle de Sibylle et de mademoiselle de la Quintinie. Toutes les deux se refusent à contracter un mariage qu’elles considèrent comme dangereux pour l’avenir de leur foi et le repos de leur conscience. L’inexpérience d’Adrienne Dautenay ne connaît point ces hésitations : au début du livre, elle se marie, engageant sa foi à un philosophe, à un incrédule, avec une intrépidité aveugle qui dénote une plus grande force dans ses préjugés, une plus grande opiniâtreté dans son orgueil de croyante. Sibylle et mademoiselle de la Quintinie sont de religieuses jeunes filles, Adrienne Dautenay est une femme dévote.

Encore un mot, pour terminer ce rapprochement que les circonstances nous imposent, mais qui n’est point un acte de suffisance.

Sibylle et mademoiselle de la Quintinie sont venues à une heure favorable ; cette heure est-elle passée ? Adrienne Dautenay aura-t-elle perdu son actualité et son opportunité ? Malheureusement pour notre état social, non ! Aujourd’hui, comme il y a quatre ans, plus qu’il y a quatre ans peut-être, l’homme et la Révolution sont d’un côté, la femme et l’Église sont de l’autre. Ce divorce fatal, qui s’aggrave par un dédain réciproque, où toute confiance est ruinée, doit arriver, par l’isolement auquel il condamne chacun des époux, à produire les plus déplorables effets de démoralisation, en abandonnant l’homme aux caprices passionnés de son imagination et de ses sens, et la femme aux duretés de son intolérance, aux folies de sa vanité.

Mais le remède ? dira-t-on. M. Quinet vous répondra : Guerre à outrance entre la Révolution et le catholicisme. C’est un arrêt bien tranchant et bien cruel. Indifférence pour le dogme, soumission à la pratique, respect aux formes religieuses des anciens cultes, conseillera M. Renan. C’est une conclusion un peu jésuitique. Ne vaut-il pas mieux suivre l’exemple de cet ancien qui se tournait vers l’occident pour apercevoir le premier rayon du soleil levant. Croyants de l’avenir, quand nous regardons vers le passé, que ce soit avec l’espoir d’y découvrir l’aube d’une transformation religieuse qui satisfasse à la fois la raison de l’homme et la piété de la femme.

Émile Bosquet.


UNE FEMME
BIEN ÉLEVÉE


I

Neuf heures du matin sonnaient à peine, et déjà la main experte et légère du plus habile coiffeur de Rouen achevait de poser sur la tête de mademoiselle Adrienne Milbert le voile et la couronne de mariée. Quand l’artiste eut attaché la dernière épingle, il embrassa d’un coup d’œil l’œuvre dont il venait de créer si complaisamment les détails, et, convaincu de sa complète réussite, il s’affirma à lui-même que c’était bien. La jeune fille, à son tour, jeta un regard sur la glace, fit un signe d’approbation, et, soit excès de modestie ou d’orgueil, sembla aussitôt s’oublier elle-même.

Elle descendit au salon, donnant le bras à son père, homme lent, épais, craintif, mais rempli d’attendrissement et de sensibilité, un de ces monarques débonnaires que l’on ne tire de leur nullité que les jours d’apparat, et qui paraissait en ce moment aussi étonné qu’heureux d’avoir donné naissance à cette beauté radieuse.

On trouva les invités, parents et amis, rassemblés en cercle. Adrienne alla vers chacun d’eux, distribua çà et là un baiser, un sourire, une poignée de main, et gratifia en passant d’une œillade discrète celui qui n’était que son fiancé et qui allait devenir son époux. Quelques instants plus tard, on vint annoncer que la voiture de mademoiselle Adrienne était prête. La jeune mariée monta dans une élégante calèche blasonnée au chiffre de sa mère, s’y installa avec la même aisance, la même sérénité qui avait jusqu’alors présidé à tous ses mouvements. Son maintien était droit et ferme ; elle surveillait sa toilette sans paraître s’en occuper ; elle avait le sourire fermé de l’orgueil, l’œil ouvert par un trait vif, et elle dominait tous les hommages par sa placidité victorieuse.

Quand on donna le signal du départ, Félicien Dautenay, l’heureux élu auquel on allait livrer ce trésor charmant, causait depuis un quart d’heure avec un ami de jeunesse, dont il avait été séparé pendant plusieurs années. La dernière voiture, restée libre, où ils prirent place, était un coupé dans lequel ils se trouvèrent en tête à tête, de sorte qu’ils purent continuer leur entretien sans interruption.

— Oui, disait Félicien, à peine étais-je de retour que mes amis et jusqu’à mes connaissances ont songé à me marier. Le moment n’était pas mal choisi ; je revenais un peu lassé, je l’avoue, des caprices de ma vie voyageuse, et encore plus fatigué peut-être de mes amours errantes. Je suis heureux de penser que ma tendresse va désormais être fixée par un devoir, et mes pas arrêtés par un attachement. Je confisque un peu de ma liberté, mais je gagne le repos.

— Ainsi ce n’est pas la passion qui a guidé ton choix ? dit Alphonse Morand.

— Non, j’ai suivi les indications de mon entourage. La fiancée qu’on me présentait me parut charmante ; toutes les convenances d’ailleurs sont réunies dans cette union. La dot de ma femme, plus considérable même que je ne le désirais, n’appauvrit point ses parents. L’estime publique les entoure ; ma belle-mère, un peu lancée dans la haute dévotion, est une sorte de personnage : placée à la tête de plusieurs sociétés de bienfaisance, elle a, je te l’assure, une influence et des relations très-puissantes et très-étendues.

— Et mademoiselle Adrienne partage-t-elle le zèle religieux de sa mère ?

— Ah ! mon cher ami, quoique ta jeunesse ne date que de 48, tu me parais dans les traditions des hommes de 1830 ; tu es, je crois, imbu de défiances philosophiques. Moi, qui suis ton aîné, au moins d’une couple d’années, je sais être de mon temps. Je t’avoue pourtant que je redoutai d’abord chez Adrienne l’excès de la perfection ; c’est tout ce que l’on peut craindre de ces êtres féminins si gracieux et si inoffensifs. Mais j’ai été complètement rassuré ; elle possède de très-aimables défauts : elle est un peu friande, un peu médisante, un peu moqueuse, un peu coquette, et très-élégante en toute chose, malgré de sages habitudes d’économie. Ainsi elle ne m’imposera ni le jeûne, ni le silence, ni la pauvreté : tu vois donc qu’en me mariant, je ne fais point de vœux monastiques.

En ce moment, on descendait de voiture devant le péristyle de l’hôtel de ville.

— Mon cher ami, dit Alphonse Morand, c’est à madame de Malmont que je dois offrir le bras pendant toute la cérémonie ; mais je ne la connais point : peux-tu me l’indiquer ?

— Oui, c’est cette beauté brune que tu vois sous un chapeau de paille couronné de fleurs des champs ; elle est sœur d’Adrienne par alliance, sans avoir le même père ni la même mère : madame de Malmont est la fille d’une première femme de M. Milbert, laquelle l’avait eue d’un précédent mariage. Ainsi ce n’est que par adoption que M. Milbert la nomme sa fille. Au reste il n’y a aucun trait de ressemblance ni morale ni physique entre Adrienne et madame de Malmont. Sous ce rapport, elles sont aussi éloignées que possible de la fraternité.

— Tu ne m’avais pas parlé de cette sœur, qui, à vrai dire, ne t’est même pas parente.

— Dans notre famille, nous en parlons peu ; c’est une femme charmante, et cependant elle jette une ombre légère sur nous : on l’a mariée par à peu près, comme on marie tout le monde, et elle s’avise de se trouver mal mariée. Cela nous menace d’un scandale, dont s’affecte par avance l’irréprochabilité de ma belle-mère.

— Elle cesse de causer, il ne faut pas que je me fasse attendre ; on pourrait me devancer auprès d’elle. — Et, se donnant à peine le temps d’achever ces mots, Alphonse Morand se précipita vers madame de Malmont.

Les cérémonies du mariage se passèrent sans entraves et sans incident inusité : une sage ordonnance avait tout prévu ; il semblait même qu’on eût réglé d’un seul coup les détails matériels et les sentiments. Personne ne faisait que ce qu’il devait faire : point d’attendrissement intempestif, de niaises pruderies, de gauches timidités. Le programme s’accomplissait avec la régularité d’une machine bien montée, sans grincer ni gémir, sans s’embarrasser dans aucune complication. Le char des heures était si dextrement conduit, qu’il semblait voler sur une route macadamisée.

Mais parmi tous les personnages qui coopéraient aux convenances de cette fête, il n’en était point qui méritât autant d’éloges que la jeune mariée, toujours gracieuse, aisée, souriante. On ne voyait en elle aucun signe de trouble, d’étonnement ou d’appréhension. Ceux qui en firent la remarque essayèrent de découvrir l’explication de ce phénomène, qui n’est pas rare de notre temps. Les uns dirent que cette absence d’émotion et d’inquiétude était due à la complète innocence de mademoiselle Adrienne. Les autres pensaient qu’elle avait assez d’énergie pour exercer un grand empire sur elle-même. Peut-être se formaient-ils cette opinion en observant le caractère de sa physionomie et l’harmonie générale de ses traits : la ligne fine, mais si fermement accentuée de son sourcil presque horizontal, son front large qui se rétrécissait vers les tempes pour allonger l’ovale du visage, et surtout la flamme brillante et froide qui animait ses prunelles brunes, un peu rapprochées de la naissance du nez.

La vérité, c’est que l’inébranlable sécurité de la jeune femme se fondait sur la haute estime qu’elle avait d’elle-même et de ceux qui disposaient de son sort. Toutes les garanties étaient en sa faveur et elle le sentait fortement, si elle n’y réfléchissait point : la loi, la religion, le monde, sa richesse, son éducation, sa beauté, son obéissance même ; car en acceptant le choix fait par ses parents, elle se croyait certaine de ne se donner qu’à un homme digne d’elle, c’est-à-dire possédant un ensemble de qualités qu’elle n’analysait pas, mais qui n’en était pas moins très-défini dans son esprit. Aussi n’avait-elle fait au vœu de sa famille qu’une seule objection, encore était-elle plutôt dictée par la curiosité que par la prévoyance : « Comment lui présentait-on pour mari un homme dépourvu de principes religieux ? » Sa mère lui avait répondu, en l’embrassant avec orgueil, que c’était une preuve de la confiance particulière qu’on avait en elle, puisqu’on pensait ne rien hasarder de sa vertu en lui donnant à conquérir une âme au Seigneur.

Voilà pourquoi Adrienne passait, comme en triomphe et sans frémir, du contrat civil à la consécration religieuse, de l’autel au festin, du salon à la chambre nuptiale.

Quand on l’eut laissée seule, Félicien entra. L’homme le plus habitué aux péripéties des passions ne peut se défendre de douter de lui-même et d’éprouver une vague terreur, en présence de ce sphinx d’une virginité qui n’a trahi encore aucun de ses secrets, livrée qu’elle est par un consentement légal, et non par un abandon passionné. Félicien frissonnait. Mais je ne sais quoi dans le regard et le sourire même qui l’accueillirent lui révélèrent que, tout en se faisant l’esclave de la beauté de sa femme, il fallait l’aborder avec autant de calme que si dix années déjà eussent passé sur leur union.

Un mois après cette journée solennelle, les nouveaux époux, qui avaient fait un voyage en Belgique et remonté le Rhin de Cologne à Mayence, étaient rentrés en France par Strasbourg. Ils se trouvaient alors à Nancy, chez madame de Malmont, cette charmante sœur d’Adrienne, à qui Félicien avait, le jour des noces, présenté son ami Alphonse Morand.

Le soir était venu, une de ces belles soirées d’été où le jour se prolonge dans un crépuscule si doux, où la nuit est si brillante, que l’on ne sait quand l’une commence et l’autre finit. Tous deux mêlent leurs ombres et leur éclat, leurs fraîches émanations et leurs exhalaisons brûlantes, pour nous donner les heures les plus suaves que connaissent nos climats rigides et inconstants.

La jeune madame Dautenay, demi-éclairée par une bougie et par les lueurs mourantes du jour, écrivait auprès d’une fenêtre entr’ouverte qui donnait sur un petit jardin à compartiments, où, tout en causant, se promenaient son mari et sa sœur. Voici ce que renfermait sa lettre :

« Chère mère,

« J’ai à te faire une communication plus sérieuse que toutes celles qui ont rempli les feuilles légères que je t’ai écrites en courant. Lorsque nous sommes arrivés à Francfort, nous avons trouvé une lettre de ma sœur qui nous invitait, avec les plus pressantes instances, à venir passer quelques jours chez elle à Nancy. À Strasbourg, semblable message ; mais Cécile nous apprenait en même temps qu’elle avait pris une très-grave détermination, celle de poursuivre contre son mari une demande en séparation devant les tribunaux ; déjà, nous disait-elle, la procédure était commencée. Je compris qu’elle ne nous faisait cette confidence que parce qu’elle prévoyait que la rumeur publique nous avertirait de ce scandale, dès que nous aurions mis le pied dans Nancy.

« Cette nouvelle, tu le comprendras, chère mère, me causa autant de contrariété que d’étonnement. Je dis aussitôt à Félicien, que s’il partageait mon opinion, nous n’irions point chez Cécile, et que, sans nous arrêter, nous nous dirigerions sur Paris. Il parut étonné de cette proposition et me demanda si j’y avais bien réfléchi : N’y aurait-il pas, disait-il, de la dureté de cœur à refuser cette marque d’amitié fraternelle à une femme malheureuse, dans le moment même où elle a le plus besoin de consolations, et surtout de l’appui moral que donne la certitude d’avoir autour de soi des affections dévouées ? Je lui répondis que j’étais très-touchée des peines de ma sœur ; que je voulais même bien me laisser convaincre qu’elle ne se les était point attirées par sa faute ; mais qu’il était un intérêt qui, pour moi, l’emportait sur tout, c’était le soin de ma réputation, et que, dans cette circonstance, il me commandait d’agir avec la plus grande réserve.

« Notre présence, en ce moment, chez Cécile, sera considérée comme un assentiment, une sanction donnée à sa conduite. Or, nous n’avons pas autorité pour cela : vous, parce que vous êtes encore étranger à ces débats de famille ; moi, parce que ma jeunesse me défendrait de me prononcer, lors même que je serais plus instruite que je ne le suis de toutes les circonstances qui détermineront le jugement que l’on portera sur ma sœur. Il y a moyen de tout concilier, ajoutai-je, puisque vous me paraissez décidément d’une opinion différente de la mienne : restons quelques jours à Strasbourg ; pendant ce temps nous écrirons à ma mère pour lui demander conseil, et nous agirons ensuite d’après son avis.

« Félicien m’écoutait et me regardait, semblant ne pouvoir en croire ni ses oreilles, ni ses yeux.

« — Je ne te savais pas si grave, si prudente, reprit-il enfin ; jusqu’alors tu t’étais montrée jeune et un peu frivole même, et je t’aimais ainsi.

« — On m’a appris, répondis-je, à traiter légèrement les choses légères et sérieusement les choses sérieuses.

« — Enfant ! s’est-il écrié, as-tu eu le temps d’apprendre ce qu’il y a de vraiment sérieux dans la vie ?

« Cette pitié dédaigneuse me blessa, et peut-être aurais-je témoigné mon dépit, si je n’avais été arrêtée par l’affection qui se peignait dans le regard de Félicien.

« — Veux-tu m’aimer, dit-il, et avoir confiance en moi ?

« — Ne vous aimé-je pas autant qu’une femme doit aimer son mari ?

« Félicien sans répondre continua pendant quelque temps à fixer sur moi ce regard profond, réfléchi, qu’il m’adresse souvent, et qui me fait toujours éprouver un malaise, une confusion impatiente, dont je ne puis non plus définir la cause ; car enfin, que cherche-t-il ainsi dans ma pensée qu’il semble scruter ?

« Le lendemain, Félicien prit des billets de chemin de fer pour Nancy. J’en fus un peu surprise, car c’était la première fois qu’il contrariait ma volonté. Je cédai, ne pouvant m’appuyer sur ton opinion. D’ailleurs, il me dit d’un ton qui n’admettait pas de résistance : — Ma chère amie, tu surveilles ton honneur, et moi le mien ; je ne débuterai point auprès de ta sœur par une lâcheté.

« Ce ne sont là, après tout, chère mère, que de légers nuages, et, aux complaisances délicates de Félicien pour moi, à ses attentions d’homme bien né, je reconnais qu’il est digne du choix que mon père et toi avez fait de lui. Ce qui lui manque encore — car je me mêle parfois de le juger — il le gagnera sous votre direction, à laquelle il ne refusera pas de se soumettre, je l’espère, quoiqu’il soit très-pénétré de ses propres idées.

« Oh ! que je désire, chère mère, me retrouver auprès de vous ! Je te l’avoue tout bas, j’ai eu quelques moments d’ennui pendant ce voyage : mon mari m’a fait faire de si longues stations dans les églises ! Ne t’y méprends pas, nous n’étions point dans le temple du Seigneur, mais dans de véritables musées. J’ai fait même observer à Félicien que son empressement à considérer les chefs-d’œuvre de l’art était si grand que jamais il ne paraissait se rappeler qu’il entrait dans la maison de Dieu. Je crois que mon reproche a atteint sa conscience ; en effet, j’ai remarqué, depuis ce jour-là, qu’il faisait debout, chapeau en main, une station qui pouvait passer pour un acte de respect, sinon de culte.

« Tu vois bien, chère mère, qu’il n’est point incorrigible. Il faudra aussi tâcher de le guérir de cet excès d’amour qu’il a pour les arts. Cela peut entraîner à des choses dangereuses et même répréhensibles ; d’ailleurs, ce goût poussé à l’extrême est peu convenable pour un homme du monde, et Félicien y apporte une ténacité, un sérieux qui le détournent certainement de choses plus intéressantes.

« C’est pendant les trois jours que nous venons de passer à Bade que je me suis le plus amusée. On a donné un grand bal à la Conversation, et je n’ai point quitté la partie avant trois heures du matin ; j’avais la jolie toilette bleue que tu m’as donnée à mon départ. Mais je n’avais pas mis mes plumes pour coiffure : je les avais remplacées par une couronne de marguerites blanches, cet ornement plus léger convenant mieux à la saison. Je t’avoue, parce que c’est à toi que l’honneur en revient, que j’ai eu beaucoup de succès. J’ai rencontré là madame de Guerville, que j’ai saluée et qui m’a fait le plus charmant accueil. Je l’ai entendue ensuite, pendant que je dansais, dire à une dame qui l’accompagnait : — Quelle charmante femme que cette petite madame Félicien Dautenay ! Elle a été si bien élevée aussi ! Elle danse ce soir ; mais ce matin, dès huit heures, elle était à la messe.

« J’ai été très-flattée d’avoir édifié madame de Guerville, et je voulais, malgré la fatigue de la nuit, aller encore à la messe le lendemain ; mais mon mari n’a point voulu qu’on m’éveillât, quoique j’en eusse formellement donné l’ordre.

« Adieu, chère mère ; je causerais avec toi éternellement ; il faut pourtant terminer cette longue lettre. Je vais aller rejoindre au jardin Félicien et Cécile, qui me paraissent en très-sérieuse conférence. Je t’envoie, ainsi qu’à mon père, mes meilleurs baisers.

« Adrienne Dautenay. »

« P. S. Tu m’as fait beaucoup de plaisir en m’apprenant que la société des dames patronnesses de l’œuvre des Anges-Gardiens, qui m’accueille parmi ses membres, m’avait choisie pour quêter au prochain sermon. Il ne fallait rien moins pour me consoler d’avoir été obligée d’abandonner ma place de trésorière dans notre société de jeunes demoiselles, qui faisait de si bonnes affaires. — Le cordial aux mûres, composé par la sœur Sainte-Geneviève, et qu’elle m’a donné à mon départ, est excellent ; tu le lui diras en la remerciant, quand tu iras visiter l’école des petites filles pauvres. — M. de Germont, que vous avez choisi pour m’accompagner à la quête, me donnera un fort beau bouquet, j’en suis sûre, et sera très-généreux pour ma bourse ; mais il a une tournure bien peu séduisante. Allons ! je le supporterai en esprit de pénitence et par dévouement pour l’œuvre de bienfaisance à laquelle je vais coopérer. »

Le temps qu’Adrienne avait employé à ses communications confidentielles à sa mère avait passé rapidement pour Cécile et Félicien. Ils étaient entraînés dans une de ces causeries que stimule la curiosité, entre deux personnes qui ne se connaissent pas, mais qui ont quelque motif de s’intéresser l’une à l’autre.

Cécile ne connaissait point encore assez Félicien pour analyser son caractère, mais elle le pressentait et devinait d’instinct combien il devait lui être sympathique. Félicien possédait, en effet, toutes les qualités qui peuvent concilier à un homme l’attachement d’amitié ou d’amour d’une femme aimante. L’imagination et la raison se tenaient en lui dans le plus heureux équilibre. Il concevait tous les entraînements de la passion ; il pouvait être sollicité par tous les désirs, mais il n’y cédait jamais que quand son jugement et sa conscience l’y autorisaient. Il est vrai qu’il n’avait point adopté tous les principes du code chrétien, qui est encore considéré de nos jours comme la règle de morale par excellence par la plupart de ceux mêmes dont l’esprit n’est point soumis aux dogmes du christianisme. Sur plusieurs points, il s’était réservé le libre arbitre de la décision. Il avait, dans ces cas particuliers, pour le préserver de l’erreur, non-seulement les lumières d’une grande intelligence, mais un sentiment de haute probité qui ne l’abandonnait jamais. Il était de ces êtres rares qui, quoique n’ignorant pas la lutte, sont tout entiers dans le bien ou le mal qu’ils accomplissent, parce que l’impulsion ne peut être déterminée chez eux que par l’accord de toutes leurs facultés. Cette force intérieure de caractère, fruit de l’organisation et non d’une conception systématique, ne lui donnait aucune apparence de rigidité. Elle s’alliait d’ailleurs à une tendresse caressante qui avait été sa plus grande séduction auprès des femmes. De même, ce qu’Adrienne eût appelé son incrédulité philosophique était accompagné d’une disposition religieuse de l’âme qui ôtait toute sécheresse à sa pensée et prêtait souvent de l’éloquence à son expression.

Félicien examina d’abord Cécile avec plus d’attention qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, ayant maintenant l’esprit dégagé des préoccupations de toute sorte qui assaillent l’heureux infortuné qui est placé entre sa fiancée et sa belle-mère.

Cécile venait de voir s’accomplir sa trentième année. C’était une jolie femme dans toute l’acception du mot : elle avait de la jeunesse, de la grâce, un embonpoint modeste, un éclat suave. Dans son regard régnait la douceur attendrie des femmes qui s’avancent vers leur automne et qui sont disposées à faire le sacrifice de leur orgueil à l’amour. Enfin, elle était de celles qui ne trouvent point d’indifférents et dont tous les hommes sont plus ou moins amoureux.

Sa toilette même était une séduction, quoiqu’elle ne fût ni riche ni savante, qu’elle n’exigeât ni de grandes dépenses ni de profondes combinaisons. Cécile ne faisait point de sa personne un étalage de modes, une montre pour les modèles des fournisseurs, mais elle aimait les étoffes légères ou soyeuses, les couleurs tendres et même un peu effacées, et les dessins délicats. Elle avait aussi l’art de montrer un bras rond sous une manche transparente, un bout d’épaule sous la guimpe ou le fichu ; de nouer un ruban autour de sa taille, d’une telle façon que les yeux ne s’en pouvaient plus détacher. Jamais ses frais n’étaient perdus, et ils ne l’étaient pas non plus ce soir-là pour Félicien, qui la considérait avec une tendre complaisance.

— Vous avez pris une résolution bien grave, chère sœur (vous me le permettez, dit Félicien en s’interrompant, car c’était la première fois qu’il lui donnait ce titre), de vous séparer civilement de votre mari ; avant d’en venir à cette extrémité, avez-vous demandé les conseils de quelques personnes de votre famille ?

— Je n’avais à consulter que M. Milbert, mon père adoptif, et une tante, sœur aînée de ma mère ; non-seulement celle-ci a approuvé ma détermination, mais elle m’offre un asile chez elle. Ainsi, je ne resterai point isolée ; dans quelques jours je quitterai Nancy, pour aller la rejoindre à Paris, où elle demeure.

— Vous allez quitter Nancy, dont vous paraissiez tantôt nous faire les honneurs avec tant de plaisir ?

— Oui, et je le quitterai sans regret ! Vous disiez que cette ville, à cause de la magnificence théâtrale de ses monuments et de la solitude de ses larges rues, ressemble à la fois à un palais abandonné et à un monastère. Mais je vous assure que, sous ces apparences d’une grandeur morte, on rencontre des vulgarités très-vivantes.

— Est-ce aux jolies brodeuses nançoises que s’adresse cette épigramme ? Vous avez donc contre elles des motifs de rancune ?

— Je pourrais en avoir, mais je suis toujours plus prompte à pardonner qu’à haïr ; je crois même que je leur sais gré de m’avoir appris à connaître ce que j’étais trop portée à estimer de confiance.

— C’est-à-dire que ce sont elles qui vous ont désenchantée de votre mari ?

— Je vois que vous voulez connaître mon histoire ; je vais vous la dire en deux mots : Mon mari est Normand ; mais un oncle, dont il était l’unique héritier, lui laissa de riches propriétés en Lorraine, et c’est pourquoi, un an après notre mariage, nous sommes venus habiter Nancy.

Eugène n’avait alors qu’un défaut : des habitudes oisives. À Rouen, cette manière d’être entraînait peu d’inconvénients. Là, tout le monde travaille, et ceux qui, par exception, ne font rien, s’ennuient à loisir. Aucun plaisir ne s’offrant à mon mari, il était très-assidu auprès de moi ; mais à Nancy, ce fut un changement complet. Il devint l’ami de tous les officiers de la garnison. Il passait, comme eux, ses journées à faire des armes, à boire, à jouer, à fréquenter les cafés et les estaminets. Le soir, on poursuivait les brodeuses à la sortie de leurs ateliers ; on nouait les intrigues, on combinait les rendez-vous. Mon mari rentrait habituellement à une heure avancée de la nuit, en sorte que je ne le voyais plus que pendant quelques instants de la matinée. Il avait toujours l’humeur triste et impatiente des gens fatigués par un excès. J’aurais dû m’efforcer de prendre un peu d’autorité sur lui, mais je suis incapable de provoquer la moindre querelle : je ne sais pas même me plaindre.

Je le conjurais pourtant, avec toute l’ardeur d’une affection sincère, de se réformer, dans son propre intérêt. Hélas ! le timbre de l’horloge était bien plus éloquent que ma voix. Quand Eugène entendait sonner certaines heures, qui étaient celles de ses réunions, la fièvre de ses mauvaises passions le saisissait, il lui était impossible de demeurer au logis. Je me sentais plus de pitié que de colère, lorsque j’étais témoin de ces accès aussi involontaires et aussi irrésistibles que ceux d’une maladie. Il entama considérablement sa fortune, et n’en rechercha que davantage les plaisirs abrutissants. Depuis six mois, il a changé de vie, mais sans s’améliorer. Il m’a quittée ; et tantôt à Bade, tantôt à Hombourg, il se livre tout entier au jeu. Ce n’est pas la nécessité qui l’a poussé à tenter ces dangereux hasards ; même ruiné, il pouvait vivre honorablement auprès de moi, puisque, par mon contrat, ma dot est mise à l’abri de ce désastre.

— Je comprends que le découragement vous porte à vous séparer de lui, mais je vous plains d’en être réduite à ce parti, dit Félicien. La position d’une femme qui reprend sa liberté dans le mariage est bien délicate, bien dangereuse.

— Je compte, pour me soutenir et pour me protéger, sur ma tante, que je suis disposée à aimer comme une mère.

— Ce que je vais vous dire est osé peut-être, pour une première heure de confidence : je devine, chère Cécile, que vous êtes de celles qu’on ne défend pas contre l’amour. Mais si vous aimez, aimez bien. Ce n’est pas aimer beaucoup, ajouta-t-il en répondant au regard interrogateur de la jeune femme ; bien aimer, c’est bien choisir.

Cécile baissa les yeux, et pendant ce simple mouvement, sa pensée sans doute fit un long détour, car sa réponse fut une de ces déviations illogiques de la conversation, qui sont si habituelles aux femmes.

— Qu’Adrienne est heureuse ! dit-elle, elle a trouvé l’amour dans le devoir.

— L’amour, j’en doute, dit Félicien ; mais est-il absolument indispensable à la vie ? une affection d’une autre espèce ne peut-elle le remplacer ? Entre époux, l’amour, c’est une haute estime ou une profonde confiance ou un vif entraînement de tendresse. Les sentiments que nous avons, Adrienne et moi, l’un pour l’autre, ont un élan plus modéré. Notre accord est sincère, je l’espère au moins, mais il laisse à chacun de nous la libre disposition de soi-même ; nous ne nous livrons point sans réserve. Peut-être cela vaut-il mieux : c’est une épreuve dont je ne connais pas encore le résultat. Je crois cependant qu’à trop s’absorber dans l’intimité du mariage, on perd toujours quelque chose de sa puissance et de sa personnalité.

Cécile s’étonnait de la facilité avec laquelle Félicien se résignait à un manque de sympathie qui lui paraissait, à elle, la plus triste des privations. En ce moment, Adrienne accourait dans le jardin. Les deux époux, en se revoyant, éprouvèrent un léger choc intérieur. Ils comprenaient instinctivement que, pendant cette courte séparation, et au premier mot confidentiel qu’ils avaient prononcé, une soudaine désunion s’était faite entre eux, tous deux obéissant aux influences secrètes qui les appelaient à des pôles contraires.

La nuit était venue, on rentra au salon pour terminer la soirée. Adrienne prit une tapisserie qu’elle avait portée avec elle en voyage ; Félicien se mit à ombrer et à compléter des croquis de sites et de monuments qu’il avait pris sur sa route. Cécile seule était oisive, un livre était ouvert devant elle. Félicien y jeta les yeux. C’étaient les poésies d’Alfred de Musset.

— Vous l’aimez aussi ? dit Félicien.

— Est-ce que ce n’est pas une sympathie universelle ?

— Oui, et je m’en étonne, tout en partageant cette admiration : Alfred de Musset ne me paraît pas le représentant du siècle, mais seulement celui de la jeunesse d’une certaine génération qui ne doit plus se reconnaître elle-même, parce qu’elle est parvenue à la maturité.

— Moralement, les femmes ne vieillissent pas si vite que les hommes, et celles qui ont aimé Alfred de Musset, il y a dix ans, peuvent l’aimer encore.

— Sans compter une autre raison, reprit Félicien. L’inspiration d’Alfred de Musset vient d’une sensibilité nerveuse qui est le principal élément de la nature des femmes. Ce qu’il excelle à peindre, c’est le vertige qui saisit l’âme lorsqu’elle parvient au comble de la passion, ce vertige qui fait chanceler le bonheur, qui enivre le désespoir, et qui, suivant l’inconsistance ou l’énergie de l’être dont il s’empare, engendre la fantaisie, l’humeur, les caprices, les mouvements désordonnés et les fureurs des sentiments extrêmes.

Adrienne entendait ce dialogue ; mais, qu’elle l’écoutât ou non, elle continuait son travail avec le plus parfait désintéressement.

— Laissez là vos dessins, dit Cécile à Félicien, et lisez-nous une de ces ravissantes poésies.

— Non ; j’aime mieux l’entendre lue par vous. Quelle est cette pièce ?

— C’est Simonne.

— Ah ! c’est d’un tour charmant. Lisez.

Cécile obéit. Le timbre de sa voix suivait avec souplesse le rhythme du poëte, et s’enflait ou s’alanguissait suivant que l’inspiration devenait ou plus ardente, ou plus caressante. Mais ce fut en hésitant, soit de timidité, soit d’émotion, qu’elle lut ces vers délicieux :

Et, comme il n’est en ce monde
Si petite herbe sous le pied
Qu’un jour de printemps ne féconde,
Ni si fugitive amitié
Dont il ne germe une amourette,
Un jour advint que le fuseau
Tomba par terre et la fillette
Entre les bras du jouvenceau.

Cécile fit une pause et Adrienne un mouvement.

— Vous avez raison, Cécile, dit-elle, de suspendre cette lecture.

— Elle vous choque ? demanda Félicien.

— Je m’étonne que vous ne l’ayez pas prévu, mais vous ne m’en blâmez pas, je suppose ?

— Je respecte toutes les susceptibilités, même quand je ne les comprends pas.

— Comment ! Félicien, vous trouvez que ce sont là des tableaux faits pour être offerts à l’imagination d’une jeune femme !

— Oui et non. Non, si vous ne savez voir dans la touchante aventure de Simonne qu’une vulgaire intrigue, comme celle qui existerait entre votre femme de chambre et votre cocher. Oui, si vous comprenez qu’il ne s’agit ici ni du code civil, ni des commandements de Dieu, mais de l’art et de la poésie, dont la loi souveraine est le beau.

— Prétendriez-vous que le mal soit moins dangereux pour être plus séduisant ?

— Peut-être, tant il existe de mystérieuses affinités entre le beau et le bien. Jusqu’alors, cette relation intime n’avait jamais été niée, mais il paraît que le secret s’en perd tous les jours. Tant pis, c’est un signe d’abaissement pour l’esprit humain. On ne nous accusera plus de nous perdre dans le bleu : nous croyons maintenant insulter le ciel, quand nous regardons seulement par la fenêtre les papillons voltiger.

— Je suis bien fâchée de l’opinion que je vous donne du peu de hauteur de mon esprit, dit Adrienne, mais ce n’est pas mon raisonnement qui juge ces choses-là, c’est mon instinct qui se révolte contre elles.

— Alors, n’en parlons plus.

Tous trois gardaient le silence. La continuation de la lecture était devenue impossible.

— Partons-nous demain ? dit Adrienne.

— Comme il vous plaira, répondit Félicien ; c’est vous qui nous dirigez.

— Oh ! je sais bien que personne n’est plus soumis que vous, quand on ne touche pas à vos idées. Je voudrais partir au convoi d’une heure, et je vais aller faire quelques préparatifs. Adieu, Cécile, ajouta-t-elle en présentant la main à sa sœur, Félicien va vous tenir compagnie ; il s’entendra mieux avec vous qu’avec moi.

Lorsqu’elle eut refermé la porte après elle, Félicien se tourna vers Cécile :

— C’est bien peu de chose, dit-il, que de ne pas se comprendre à propos d’un poëte… On ne se marie pas pour lire ensemble de la poésie… et pourtant…

— Adrienne est jeune : elle est intelligente ; vous la formerez, vous l’éclairerez, et un jour vos esprits seront unis comme vos cœurs.

Félicien secoua la tête.

— Adrienne n’acceptera rien de moi, parce que je lui suis inutile. J’ai été devancé en toute chose : son esprit n’avait point besoin de pensée, mais d’un raisonnement tout fait qu’on lui a offert, qu’elle a accepté et qui lui suffit ; son cœur a trouvé un aliment dans une foi tendre et sensuelle qui remue en elle les instincts de la maternité ; son imagination, un excitant dans un culte dont les pratiques l’occupent et dont les pompes l’amusent : où ma place est-elle dans tout cela ?

— Mais Adrienne n’est ni une ascète ni une mystique, et puisqu’elle a associé l’amour du monde à sa piété, pourquoi n’y associerait-elle pas l’amour de son mari ?

— Elle le ferait si elle avait l’âme ou plus exaltée, ou plus sensible ; mais, calme par nature, on lui a appris encore à se défier de la passion. L’amour du monde, c’est bien différent : c’est l’amour d’elle-même, c’est le triomphe de sa jeunesse, de sa beauté et de sa vanité. Il est vrai que dans le monde je lui suis bon à quelque chose. Là, elle m’estime comme le tuteur de son luxe et de ses plaisirs.

— Que d’amertume et de sévérité !

— Non, mais ma tristesse est plus profonde peut-être que je ne le croyais, car elle est toute prête à se changer en ironie. Ah ! Cécile ! j’ai connu à certaines heures le vide écrasant de l’isolement complet ; suis-je donc destiné à connaître l’importunité irritante de la solitude à deux ?

Tandis que Félicien parlait, Cécile le regardait avec un mélange de pitié, d’enthousiasme et d’immense curiosité. Félicien surprit ce regard, mais aussitôt les paupières se baissèrent, l’âme, comme un despote jaloux, renfermait son trésor sous ses voiles. Félicien respecta ce qu’on lui cachait.

— Quand allez-vous vous établir à Paris ? demanda-t-il.

— Dans huit jours. N’avez-vous rien à dire à votre ami Alphonse Morand ?

— Devez-vous le voir ?

— Depuis votre mariage, il m’a écrit plusieurs fois, s’excusant de cette hardiesse sur la nécessité qui oblige à cultiver beaucoup les nouvelles connaissances, si l’on veut en faire des amis. De plus, il s’est fait présenter chez ma tante.

— Vous l’avez donc subjugué ? dit Félicien en souriant. Et là-dessus il interrompit la conversation pour souhaiter le bonsoir à Cécile.

II

En dépit du découragement que Félicien avait montré dans son entretien avec Cécile, il attachait au mariage des idées d’avenir trop sérieuses, et en même temps il était trop charmé de la jeunesse et de la beauté d’Adrienne, pour ne pas oublier ses tristes prévisions dans des entraînements de tendresse qui ravivaient son espoir. Son bonheur n’existait pas encore, mais il était décidé à le créer. Adrienne se tenait sur la réserve, avec des façons aimables. Elle attendait pour juger et peut-être pour aimer son mari de le voir sous l’influence de sa famille. Cependant le voyage de Nancy à Rouen, qui, avec une courte halte à Paris, dura trois jours, se fit joyeusement, et jamais les deux époux n’avaient passé de meilleurs moments ensemble. Cette bonne contenance à l’arrivée fut du plus heureux effet, et, comme à leur départ, chacun put les applaudir et les envier.

Les soins de leur installation chez eux amenèrent ensuite des préoccupations qui n’étaient pas sans agrément : il fallait parer la maison, ce temple de la famille. Le principal était fait déjà ; mais le confort se compose de tant de détails ! En ce genre, Adrienne savait rivaliser avec Félicien ; ils inventaient, à l’intention l’un de l’autre, mille petites délicatesses de bien-être qui ressemblaient à des raffinements d’affection.

Une autre obligation indispensable remplissait aussi leurs journées : c’étaient les visites officielles qui suivent la célébration du mariage. Dans une ville de province, ces visites embrassent non-seulement le cercle des parents, des amis, des connaissances, mais encore toutes les personnes qui se font une loi ou une habitude des réceptions, et particulièrement les autorités judiciaires, administratives, financières et militaires. Dans ces occasions, Adrienne déployait ses plus charmantes toilettes, et, habile à saisir la manière qui sied à chaque vêtement, elle les portait avec une grâce qui n’avait point eu de modèle et qui désespérait les imitations.

Partout aussi elle était soutenue par la confiance du succès, car rarement sa royauté lui était disputée. Quand elle passait, emportée dans son coupé ou sa calèche par deux chevaux fièrement dressés, dont les pieds battaient un rhythme sonore sur le pavé, c’était charmant de voir avec quelle sérénité d’orgueil elle regardait la rivale qu’elle rencontrait dans un train plus modeste. Elle ressemblait au triomphateur romain dominant du haut de son char le collègue moins heureux qui recevait à pied les honneurs de la simple ovation.

Ces joies de la vanité devenaient des amorces pour l’amour. Félicien trouvait Adrienne assez séduisante pour espérer qu’elle aurait en elle toutes les ressources des vraies femmes qui savent captiver l’homme tout entier. Peu à peu, cependant, cette animation des premiers jours s’apaisa ; on entra dans la régularité de la vie ; c’était le moment où les habitudes allaient prendre leurs formes et se modeler sur les obligations, les goûts, le caractère de chacun des deux époux, ou de celui qui dominerait l’autre.

On insinua d’abord à Félicien qu’il fallait aller tous les dimanches chez madame Milbert. Peut-être ne reçut-il point cette communication avec une satisfaction très-vive : un plaisir obligé a toujours peu de charme pour les esprits indépendants. Pourtant, il ne résista pas ; il était de ceux qui consentent à resserrer le champ de leur liberté, pourvu qu’ils y bâtissent une forteresse inexpugnable.

Au premier coup d’œil, les choses se passaient chez madame Milbert comme partout ailleurs dans les maisons de province bien tenues : de cinq à six heures, on arrivait ; à six heures, on se mettait à table ; après le dîner, les hommes fumaient, les femmes causaient entre elles. Quand les hommes revenaient au salon, on s’établissait autour des tables de jeu. On rentrait chez soi entre onze heures et minuit, après avoir pris le thé. Il y avait douze personnes au dîner, de vingt à trente à la soirée, et rien jamais ne faisait défaut ni dans la richesse, ni dans l’ordonnance du service.

Madame Milbert était une femme très-agréable. Elle avait dû être belle ; mais elle était parvenue à cet âge malheureux où les qualités morales et physiques des femmes commencent à tourner en défauts. Sa taille majestueuse était un peu lourde, ses épaules un peu larges, ses cheveux un peu ébouriffés, ses traits un peu masculins. Sa politesse empressée était un peu remuante ; sa voix avait des résonnances graves dont on eût aimé quelquefois à diminuer le volume. Au demeurant, madame Milbert, gaie, alerte, adroite, habile, n’avait qu’un défaut, et le plus grave reproche qu’on pût lui en faire était de l’avoir transmis à sa fille : elle s’attribuait une omnipotence universelle ; tout ce qui n’était point elle, pour elle, ou par elle était inutile ou dangereux.

La première fois que Félicien et sa femme parurent aux réunions de madame Milbert, ils firent événement et l’on ne s’occupa que d’eux : Comment leur voyage s’était-il passé ? le chemin de fer les avait-il fatigués ? avaient-ils pris beaucoup de voitures ? quelles villes avaient-ils visitées ? combien de temps y avaient-ils séjourné ? à quels hôtels logeaient-ils ? les prix étaient-ils les mêmes qu’à Paris ? etc. Les réponses ne faisaient point attendre les questions. Quand la curiosité fut épuisée, on récompensa la complaisance d’Adrienne, qui presque toujours avait porté la parole, en lui racontant la chronique locale : les mariages, les morts, les accidents, les procès, les bals et les sermons. La soirée fut très-animée, et Adrienne dit à son mari, au retour : — N’est-ce pas qu’on s’amuse bien chez ma mère ?

Les dimanches suivants, le cercle, n’étant point excité par un sujet exceptionnel, reprit ses habitudes d’esprit. Naturellement, Félicien y chercha un interlocuteur. Il fut surpris de la difficulté d’en trouver un avec qui l’entretien pût être spontané et sincère. Il y avait pourtant là des hommes appartenant aux diverses professions qui sont des garanties d’intelligence : des magistrats, des médecins, des avocats, des architectes, des employés supérieurs d’administration. Félicien allait des uns aux autres sans trouver à s’appareiller. Quelques conversations générales lui eussent permis d’apprécier facilement chacun d’eux ; mais il crut remarquer qu’on évitait cette manière inconséquente de lancer sa parole à l’oreille de tous. Au dîner, on s’adressait à son voisin ou à sa voisine. Au salon, l’entretien s’établissait par groupes, le plus souvent à voix basse, avec une certaine préoccupation de mystère. Félicien, en se mêlant à ces petites associations, éprouvait les scrupules d’une indiscrétion ; mais il se rassura quand il vit qu’on l’acceptait avec une tolérance qui n’avait rien d’hostile, si elle n’avait rien de flatteur.

Alors, il put faire de rapides observations. Ce petit monde, présidé par sa belle-mère, était tout nouveau pour lui. C’était un fragment du monde dévot, vaste univers qu’il n’avait point encore exploré. Chaque groupe avait sa physionomie propre, quoique tous fussent liés par un esprit de secte que trahissait la facilité avec laquelle un mot échappé d’un côté était saisi de l’autre et accueilli par ces muettes approbations qu’un signe furtif du visage suffit à transmettre. D’abord, c’étaient les prudents, qui ne s’entretenaient jamais, par timidité de caractère ou par scrupule intime, que de sujets spéciaux auxquels personne ne pouvait trouver à reprendre : découvertes d’antiquités, monuments à restaurer ou à reconstruire, programmes des sociétés savantes, etc. Les politiques étaient dans le secret des mutations opérées ou à opérer dans toute l’étendue des ressorts administratifs et judiciaires, depuis les plus humbles emplois jusqu’aux plus hautes magistratures ; ils savaient par quelles voies souterraines on provoque les avancements, on amène ou détourne les passe-droits ; il n’était point de nomination qui ne leur fournît une ample matière à commentaires, mais ils en tiraient surtout des conséquences excessives quand, pour se consoler d’une déception, ils pouvaient donner à quelqu’un des leurs le rôle intéressant de persécuté ! Ensuite venaient les jeunes (c’étaient aussi les ardents) : ils formaient la partie militante de la société de madame Milbert, comme celle des confréries dans lesquelles ils étaient enrégimentés. En effet, ils voulaient toujours militer pour et contre quelqu’un : pour les évêques contre les journaux, pour le pape contre l’Italie, pour saint Vincent de Paul contre le ministre, etc. Mais tous ces projets belliqueux en demeuraient généralement au plan de campagne, parce que des fils de famille, dont la première vertu filiale est le soin de leur propre conservation, ne vont point courir les aventures.

Il y avait encore les innocents, âmes débonnaires qui prenaient leur récréation du dimanche en conscience : ils se faisaient de petites niches ; ils se crevaient de rire ; ils se racontaient tout ce qu’ils avaient pu ramasser de puérilités pour ce jour-là. Ils possédaient à fond le répertoire d’esprit des séminaires et se plaisaient surtout à répéter les traits et les anecdotes où se trouvait quelque gros mot, bien propre et bien honnête, s’entend. Faute de plus, cela les faisait hommes. Aussi étaient-ils crânement satisfaits d’eux-mêmes et s’estimaient-ils de francs mauvais sujets.

À côté des esprits candides, il y avait les obtus, qui se faisaient remarquer autant par leur violence que par leur ignorance. C’étaient, pour la plupart, des vieillards abandonnés par leur profession, et qui avaient pris leur retraite dans le marguillat. Absolument étrangers à toute idée de critique et de philosophie, de science et d’art, jamais la lueur d’un doute n’avait pénétré dans leur épaisse intelligence. Ils en étaient encore à courir avec Josué après le soleil. Mais eux seuls peut-être avaient des convictions fortes et inébranlables. C’étaient les sapeurs du parti : marchant de l’avant dans la discussion, et lapidant d’invectives tout ce qui leur était contraire, ces vétérans sans doute n’étaient pas très-dangereux, mais ils étaient parfaitement insupportables.

Les profonds, pour ne pas dire les dissimulés, étaient là aussi, pas à l’état de groupe cependant, seulement quelques individus d’élite et d’exception. La moindre de leur perfidie, c’était souvent, hors de leur cénacle, de jouer le rôle d’esprits forts. Mais comme ils serraient prestement le lacet sur les sincérités étourdies qui se laissaient prendre à leur appât ! Comme ils redevenaient à volonté les représentants de la foi et de la morale, victorieux de la vile multitude des indévots ! Au reste, se fussent-ils donné avec la pratique toutes les licences dont ils se vantaient quelquefois, l’absolution ne leur eût été refusée par personne. N’était-ce pas eux qui amenaient les adhésions productives qui, dans le monde religieux, comme ailleurs, sont les plus utiles et les plus estimées.

Affairé de sa propre importance, tout ce monde restait très-indifférent pour Félicien, et celui-ci, ne se sentant avec eux aucun rapport d’idées ou de sentiments, buvait l’ennui à en être écœuré. Le peu d’essais qu’il avait faits pour prendre une place quelconque dans le cercle de madame Milbert avaient tous mal tourné, et il avait même suscité ces petites émotions de scandale qui sont des tempêtes de salon. Un jour entre autres, il avait découvert qu’un des prudents avait, comme lui, une prédilection pour les sciences naturelles, et ils s’étaient trouvés entraînés à causer ensemble d’un livre sur les générations spontanées, œuvre d’un Rouennais, et qui faisait grand bruit dans le monde savant. Un des obtus, qui, depuis une demi-heure, écoutait la conversation sans pouvoir y mordre, s’était enfin avisé qu’il s’agissait de recherches sur la formation des êtres.

— Quel est le savant assez absurde, s’était-il écrié, pour s’occuper de pareilles questions ? Si je le connaissais, je le renverrais à un de mes fermiers, brave homme qui n’a pas d’éducation, mais, ce qui vaut mieux, des principes religieux et de l’esprit naturel. Savez-vous ce qu’il réplique aux athées, quand il en rencontre : Qu’est-ce qui a fait la poule, monsieur ? leur dit-il. C’est l’œuf. Et qu’est-ce qui a fait l’œuf ? C’est la poule. Et après, c’est à recommencer ; vous ne pouvez pas sortir de là ! Vous voyez bien que c’est le bon Dieu qui a fait l’œuf ou la poule, n’importe lequel il lui a plu de créer avant l’autre.

Félicien fit un signe d’assentiment et ne répondit point ; mais un des profonds, qui vit bien qu’il esquivait la discussion, ne voulut point qu’il en fût quitte à si bon compte.

— Me permettez-vous, dit-il en le regardant avec une raillerie contenue, d’ajouter un petit conseil aux observations que monsieur vous faisait tout à l’heure ? C’est, lorsqu’on n’est pas le partisan de tels livres, et je suis persuadé que c’est votre cas, de ne point les discuter. Le plus sûr moyen, croyez-moi, d’en arrêter le scandale et de punir leurs auteurs, c’est de les laisser tomber dans l’oubli.

Félicien répliqua vivement que de tels livres avaient leur raison d’être, quelle que fût d’ailleurs la valeur des découvertes qu’ils signalaient ; que la science était indépendante dans son domaine ; que ni la philosophie ni la religion elle-même n’avaient le droit de lui imposer des limites, et qu’il était du devoir du vrai savant d’immoler ses croyances les plus chères à la recherche de la vérité :

— Autant dire alors, monsieur, que nous autres médecins (c’était la profession du profond), nous pouvons prendre pour sujets de nos expériences, quand nos animaux domestiques ne nous suffisent pas, notre femme, nos enfants, notre mère…

Satisfait du mouvement d’horreur qu’il avait éveillé et dont quelque chose rejaillissait sur Félicien, le profond s’arrêta sur cette comparaison venimeuse. Mais son interlocuteur releva le gant, la discussion devint aussi emportée que blessante, et les dames commencèrent à s’effrayer. Madame Milbert était empourprée de honte, de voir que son gendre se montrait si ostensiblement irréligieux. Adrienne adressait à son mari de grands yeux humides et suppliants. L’émoi devint si général que les deux interlocuteurs, reconnaissant le désordre qu’ils causaient, se turent d’un commun accord, mais non sans échanger un regard où ils se disaient suffisamment que désormais ils étaient édifiés sur le compte l’un ce l’autre.

— Pourquoi ne jouez-vous pas, quand vous êtes chez ma mère ? dit Adrienne à son mari lorsqu’ils furent seuls.

— Je n’ai jamais touché une carte de ma vie, répondit-il.

Quelque temps après, elle lui disait encore de sa voix la plus douce :

— Vraiment, mon cher ami, vous êtes à nos soirées d’un désœuvrement qui me fait peine. Mais j’en sais bien la cause : ce sont des hommes très-sérieux que reçoit ma mère, et vous, vous l’êtes beaucoup moins que vous ne le croyez. Pour vous distraire, il faut vous rapprocher de nous autres femmes.

Félicien sourit.

— Je veux bien, dit-il, ce sera me rapprocher de toi.

Le dimanche suivant, il se plaça derrière Adrienne, qui, avec toutes les dames et deux ou trois jeunes gens, était assise autour de la table où l’on préparait les petits jeux. En attendant, on causait. Après le caquetage des nouvelles du jour, on discuta le prône du matin, et Félicien remarqua que ces dames n’épargnaient point les critiques à leurs pasteurs, quand ceux-ci attaquaient quelques-unes des licences qui leur étaient chères, comme celles d’aller au bal et de s’y montrer dans une demi-nudité, ou lorsqu’ils les rappelaient aux devoirs de probité, de justice, de générosité qui devaient marquer leurs rapports avec leurs subordonnés.

À ce propos, une grande femme brune, d’une ossature masculine, et pourvue d’épais sourcils et d’un large menton, expliqua qu’elle avait bien des contrariétés avec sa femme de chambre.

— Croiriez-vous, disait-elle, que Julie ne veut pas absolument aller à confesse aux Pères, quoi que j’aie pu lui dire à ce sujet ? Elle prétend qu’ils font trop de questions, et elle persiste à aller à un prêtre de paroisse. Vous savez cependant, mesdames, combien les Pères nous viennent en aide pour concilier l’exercice des devoirs religieux avec les exigences d’une maison ! comme ils entrent dans toutes nos difficultés ! Quand il n’y aurait que cette facilité, lorsque le père auquel on s’adresse est absent, de pouvoir se faire entendre d’un autre sans scrupule, — car c’est toujours le même esprit et la même direction, — que de temps épargné ! Eh bien, cela ne lui convient point encore, à Julie. Vous ne devineriez jamais l’observation qu’elle m’a faite là-dessus !

— Dites-nous-la ! s’écrièrent plusieurs voix.

— Oh ! c’est une grossièreté.

Et d’un ton plus bas, et s’approchant plus près du cercle de fronts penchés vers elle, la narratrice ajouta : Elle dit qu’une pénitente qui a plusieurs confesseurs est comme une femme qui a plusieurs hommes.

— Tiens ! s’écria vivement Félicien, il y a de la délicatesse dans cette grossièreté-là.

Une expression de mépris furieux fut toute la réponse de la dame. Adrienne poussa le pied de son mari pour lui recommander le silence.

Ce petit manège avait été aperçu, et une vieille femme qui portait de longues boucles grises, autour d’un visage aminci et distingué, voulut, par amour pour la concorde, transporter la conversation sur un autre terrain, sans se douter qu’ils étaient tous pour Félicien également glissants. Celle-ci était une excellente créature ; avec moins d’excès de bonté, elle eût été intelligente ; mais les illusions de son cœur avaient toujours nui à la clairvoyance de son esprit.

— Que pensez-vous, monsieur, de la lettre si touchante que monseigneur l’archevêque a adressée aux desservants du diocèse pour leur recommander de faire de nombreuses quêtes en faveur des pauvres ?

— Je ne l’ai pas lue ; elle n’était pas dans le journal de ce matin.

— On l’a lue au prône, dit la dame au long menton, s’empressant d’intervenir.

— Je n’y étais pas !

— Ah ! vous avez été à une messe basse ?

— Non, madame.

— Alors vous n’allez pas à la messe ? dit-elle en accentuant ses paroles si énergiquement que, sans hausser la voix, elle fut entendue de toutes les parties du salon.

En voyant son mari encore une fois un objet de scandale pour tous les amis de sa mère, Adrienne sentit une nouvelle rougeur lui brûler les oreilles, et quand elle s’en revint après la soirée avec Félicien, elle ne put s’empêcher de lui dire :

— Mon cher ami, je ne vous tourmente jamais pour l’accomplissement de vos devoirs religieux, parce que ce n’est pas dans mon caractère de faire du prosélytisme : je trouve que chacun a dans sa conscience propre une charge assez lourde ; mais, quand ce ne serait que par respect humain, vous devriez aller à la messe.

— Tu veux que j’aille à la messe par respect humain ? Mais j’ai été élevé dans un temps où le respect humain me défendait d’y aller.

— C’était un temps d’erreur ; le bon exemple général aurait dû vous faire changer de conduite.

— Je suis sincère : si j’allais à la messe par conviction, je ne m’en cacherais pas ; mais je ne vois pas la nécessité de le faire pour complaire à mon voisin.

— Pour lui complaire, non ; mais pour l’édifier ?

Félicien laissa tomber la discussion ; il abandonnait volontiers la réplique, autant par indifférence que pour laisser à Adrienne le plaisir si cher aux femmes d’avoir le dernier mot.

Il paraît cependant que l’on avait résolu de tenter quelque chose pour attirer le pécheur ; car, obéissant à une consigne secrète, les dames évitèrent désormais de traiter aucune question religieuse en présence de Félicien. Et même les plus tolérantes ou celles qui faisaient profession d’avoir des idées larges mirent, pour l’intéresser, l’entretien sur la littérature. Les jeunes gens leur prêtèrent une aide chevaleresque. Hélas ! ce fut encore une épreuve pour l’infortuné mari d’Adrienne. Il trouva dans ses nouveaux interlocuteurs une ineptie plus difficile à supporter que la mauvaise foi et le scepticisme ; pour eux et pour elles, puisque les dames donnaient le mot, l’art n’avait plus de fascination, l’éloquence d’entraînement, la fantaisie de séduction, l’esprit de privilége. Une question de morale, posée à contre-sens, dominait tout. Le code littéraire était l’examen de conscience et le catéchisme. La passion devait être bannie de la poésie et du roman, et le convenable y régner comme dans une société mondaine et dévote. Pourquoi admettrait-on dans un livre ce qu’on ne tolère pas dans un salon, ce qui serait répréhensible au confessionnal ?

C’était, comme on sait, la manière de juger d’Adrienne ; ajoutez que la confusion perpétuelle que faisaient ces lecteurs naïfs, entre l’auteur et ses personnages, aggravait encore pour eux l’énormité du scandale. Enfin, le fond de leur pensée, c’est qu’on ne devait pas commettre d’œuvre de littérature que ne pût lire une demoiselle.

Félicien avait vu quelquefois des opinions à peu près aussi sensées émises par des critiques prétendus sérieux ; mais jamais ses nerfs n’en avaient été irrités comme en cette circonstance. Autre chose, en effet, est d’avoir à supporter la contradiction d’un écrivain, transmise par une feuille imprimée, que l’on peut rejeter loin de soi lorsque sa lecture vous importune et vous fatigue, ou de soutenir l’assaut d’une demi-douzaine de petites voix montées au suraigu, éraillées par la colère et qui vous lancent l’anathème avec l’autorité inflexible de la stupidité et de l’entêtement.

Félicien ne trouvait encore là de meilleur parti à prendre, pour défendre son opinion, que de se renfermer dans la dignité du silence. Un jeune avocat, qui le voyait, à la suite d’une des sorties de ces dames, effectuer cette calme retraite, vint lui dire en manière de consolation et avec un air de mystère qui annonçait la confidence d’une vérité hardie : « Je crois que c’est pousser un peu trop loin le scrupule que d’exiger que la peinture des passions soit totalement bannie des œuvres d’imagination. Mais pourquoi ne ferait-on pas toutes les héroïnes vertueuses ? C’est là ce que je voudrais : que le dénoûment les montrât toujours triomphantes des tentations auxquelles elles ont été exposées. Il me semble que l’intérêt des livres n’y perdrait rien, et ce serait d’un bon effet pour les lectrices. »

Ce compromis parut si merveilleux à Félicien qu’il prit l’engagement avec lui-même de n’en point entendre davantage. Aussi, quelque adresse qu’on y mît, ne put-on désormais l’entraîner dans les prétendues discussions littéraires.

Se tenant à l’écart de tout entretien, il passait ses soirées du dimanche en longues méditations silencieuses. Pourtant quelques rares habitués du cercle de madame Milbert provoquaient son intérêt et attiraient sa sympathie ; mais c’était sous la forme d’une pitié mélancolique qui ne l’invitait point à sortir de sa taciturnité.

Il voyait là, par exemple, deux ou trois jeunes femmes d’un naturel doux et charmant ; mais leur jeunesse était éteinte sous la compression d’un ascétisme qui était encore moins dans leurs mœurs que dans leur pensée. Il fallait les plaindre, sans songer à les aimer : l’amitié la plus désintéressée les aurait effarouchées.

Parmi les hommes, une affection enthousiaste s’était attachée à Félicien, c’était celle du mari de la femme au long menton, M. Forbin. Ce pauvre homme était l’exemple le plus frappant du crétinisme auquel la province réduit les gens d’imagination. Il avait été poëte dans sa jeunesse, et même avec quelque succès. À vingt-cinq ans, il avait épousé, avec sa femme, une maison de commerce dont il lui avait fallu prendre la direction. Il avait alors sacrifié la muse sans hésitation, mais non sans regrets. On lui avait fait d’ailleurs tant de honte de sa manie poétique que, non-seulement il n’eût plus osé s’y livrer, mais qu’il en était demeuré dans un état de confusion qui n’avait pas peu contribué à donner à sa femme un empire absolu dans leur ménage. Auprès de Félicien, il sentait se réveiller la lyre si longtemps muette qui avait vibré autrefois dans son cerveau. Malheureusement toutes les idées poétiques qu’il exprimait étaient vieillies, flétries, diminuées, racornies comme la candeur d’une vierge qui a atteint ses quarante-cinq printemps.

Outre le peu d’agrément qu’il trouvait dans la conversation de ce pauvre homme, Félicien craignait de lui attirer des algarades ; car, lorsque madame Forbin s’apercevait qu’ils étaient ensemble, elle ne cessait de poursuivre son mari d’un regard irrité. Dès qu’elle en trouvait l’occasion, elle s’empressait de les interrompre en s’écriant : — Charles, va donc faire le whist : il manque un quatrième.

La poésie, envers laquelle madame Forbin, se montrait si rigoureuse, avait encore chez elle un autre représentant : c’était un neveu de son mari, employé dans leur maison de commerce. La découverte que l’on avait faite de ce vice de famille eût peut-être amené l’éloignement du jeune homme, si sa vie régulière et dévote ne l’eût protégé contre le mécontentement de sa tante. Il était pieux, d’une piété ardente, où il portait tout le feu de ses vingt ans. Mais quelques symptômes annonçaient que d’autres passions moins saintes bouillonnaient aussi dans le puissant amalgame de cette âme brûlante. Plus d’une fois, Félicien avait observé avec curiosité et intérêt cette physionomie parlante et mobile, dont le vif regard s’attachait sur lui quand il exprimait certaines pensées qui dépassaient la région monotone où s’ébattaient les hôtes de madame Milbert. Souvent aussi il l’avait vu, comme enivré d’admiration, s’abîmer dans la contemplation des charmes d’Adrienne ; puis tout à coup, réveillé en sursaut de son extase, tressaillir et détourner la tête en secouant sa longue chevelure noire avec un mouvement d’archange qui reprend son vol. Au reste, ces tressaillements étaient devenus si habituels au jeune homme qu’ils constituaient une espèce de tic. Félicien y avait reconnu l’indice d’une répression intérieure plus violente, mais non moins absolue, que celle qui tenait dans l’inanité les douces jeunes femmes objets de sa compassion.

Ainsi Félicien ne rencontrait chez madame Milbert que des êtres hostiles ou dont la sympathie incertaine et mêlée d’appréhension ne pouvait être que stérile. Cette circonstance, en apparence insignifiante, eut une influence considérable sur la destinée des deux époux.

Tous, tant que nous sommes, nous supportons encore avec résignation le poids du jour et de la chaleur, pourvu que nous soyons assurés d’un moment de renouvellement de nos forces, dû au repos ou à la distraction. Chez les uns, l’activité du courage et l’effort de la patience pourront durer des heures ; chez les autres, des journées, des semaines, des mois même ; mais il faudra que, tôt ou tard, la rigide vertu du travail abdique pendant quelque temps dans la mollesse du far niente ou dans l’étourdissement du plaisir. La pauvre machine humaine ne peut se passer de relâche. Ceux qui volontairement ou par contrainte ne font point cette concession à leur faiblesse marchent inévitablement à une catastrophe. Un jour viendra où ils feront une halte forcée dans la maladie, le vice, le crime, la folie, le désespoir, ou, tout au moins, tomberont-ils dans une dureté de cœur qui les séparera du reste de leurs semblables.

Avec son goût pour les sciences et la littérature, et les soins que réclamait l’administration de sa fortune, — l’intendant étant un luxe très-rare actuellement, — Félicien avait une somme suffisante d’études et d’affaires pour occuper les six jours de la semaine. Mais le dimanche, le vol des lourdes rêveries s’abattait sur son front : ces moments d’affaissement et d’ennui, il les avait connus déjà. Ils s’étaient rencontrés plus d’une fois dans sa vie de célibataire, quand une déception, une colère, un dégoût l’avait tenu enfermé chez lui à l’heure où les théâtres s’illuminent, où les concerts épanouissent leurs harmonies dans les airs, où les restaurants renvoient leurs hôtes tout empourprés des béatitudes de la digestion, où, dans la foule qui s’agite sur les promenades, s’échappent des frémissements de joie et des murmures amoureux. Il avait encore reçu leur visite maussade dans quelque vilaine et triste petite ville, en un hôtel désert, en pays étranger. Mais le remède avait toujours été prompt et facile ; le mal n’avait eu que de courts accès. Le lendemain ou seulement quelques heures plus tard, il s’en était allé cherchant la consolation au hasard des aventures. Bien souvent, sans doute, il n’avait fait que d’insipides rencontres ; mais s’il avait eu un moment de curiosité, c’était assez pour dissiper les sombres vapeurs. Sa nature, d’ailleurs, éminemment sympathique et indulgente, — ce qui fermait son âme, c’était la froideur du convenu et l’absence de sincérité, — le rendait propre à découvrir le trésor d’un sentiment vrai où d’autres n’eussent trouvé que le fumier de l’abjection.

Félicien se souvenait aussi maintenant d’avoir recueilli quelquefois sur des lèvres impures un de ces cris profonds de l’âme qui se répercutent dans l’infini du sentiment et de la pensée, comme si l’être qui est tout à tous était appelé à percevoir des révélations plus douloureuses, mais plus étendues que celles du reste des mortels, même quand cette communication s’accomplit dans un ministère honteux et dégradant.

En y songeant, il se demandait avec découragement, même avec épouvante, pourquoi ces femmes vertueuses et pures, au milieu desquelles il était appelé à vivre, auxquelles il avait voué ses affections et accordé toute son estime, lui limitaient le monde moral, où elles auraient pu lui ouvrir de nouveaux horizons, plus que des créatures malheureuses et perverses qui n’avaient pu obtenir que sa compassion, quand il s’était défendu de leur donner son mépris ? Pourquoi encore ces devoirs délicats dont il avait résolu d’occuper sa vie, laissaient-ils son cœur plus aride et son âme plus tourmentée que la longue lutte qu’il avait soutenue avec ses fantaisies et ses passions de jeunesse ?

Alors il entrait en révolte contre lui-même : pourquoi ne reprenait-il pas sa liberté, qu’il lui était si facile de recouvrer ? Que fallait-il ? Rien que rompre avec les hôtes de madame Milbert, sortir, s’échapper. Les prétextes abondent aux hommes pour secouer les entraves du ménage. Mais, s’il franchissait ce pas, c’en était fait du bonheur sérieux et paisible qu’il s’était promis en se mariant. Peut-être était-ce se préparer un avenir plein de troubles et de combats ; car il sentait bien que les rapides distractions de la jeunesse ne lui suffiraient plus. Son cœur s’était mûri avec les années : il lui fallait un attachement profond.

Quand il en était arrivé là de ses réflexions, il n’était pas rare que l’image de Cécile s’offrît à son esprit. Il la voyait rêveuse, aspirante, isolée, ne pouvant se passer d’amour et pourtant prête à le repousser s’il se présentait. « Pauvre âme en peine comme moi ! » disait-il. C’était sa sœur plutôt que celle d’Adrienne.

III

On était aux premiers jours du printemps, de cette saison vivifiante et meurtrière qui tue les malades et fait éclore les bourgeons, qui donne un sourire aux jeunes filles et des larmes aux vieillards, qui exalte la joie et navre la douleur.

« Bah ! pensait Félicien, Adrienne est dévote ; mais le soleil brille, mais les gazons se fleurissent de marguerites et de violettes, mais l’esprit rajeunit et s’étourdit avec les hannetons, mais elle est plus fraîche et plus jolie que jamais, et je suis amoureux : il est impossible qu’elle ne comprenne pas cela. »

— Ma chère enfant, lui dit-il, la vie est trop courte pour qu’on sacrifie chaque semaine une journée à un plaisir insipide : change ce jour maussade en une récréation charmante ; faisons, dimanche prochain, une excursion à la campagne, tout seuls, en écoliers, en amants.

— Je vais aller prévenir ma mère et voir si, par quelque circonstance imprévue, ce projet ne la contrarie pas trop.

— Préviens-la, mais ne la consulte pas.

— Vous êtes étrange, vraiment, Félicien : il ne suffit pas que je cherche à vous complaire, vous n’êtes satisfait que si je vous sacrifie un devoir.

— Allons ! avec cette affectation d’obéir au devoir, tu me ferais haïr la vertu. Est-ce que tu ne commettrais jamais un petit péché pour moi ?

— Mon ami, quand perdrez-vous la mauvaise habitude de jouer ainsi avec les choses sérieuses ? J’irai avec vous dimanche ; ne m’en demandez pas davantage.

— Et tu seras aimable ?

Adrienne sourit et se laissa embrasser.

Le dimanche arrivé, les deux époux, suivant ce qui avait été convenu, partirent le matin par le chemin de fer de Rouen à Paris. Ils prirent des billets pour la plus prochaine station, se promettant de prolonger leur voyage si rien ne les engageait à s’arrêter. Bientôt les cris : « Pont-de-l’Arche ! Pont-de-l’Arche ! » attirèrent leur attention. Ils se rappelèrent qu’il y avait là un monument, des sites ravissants et de plus la perspective d’un déjeuner. La fraîcheur de l’air avait aiguisé leur appétit ; ils s’installèrent dans une salle d’auberge dont les fenêtres s’ouvraient sur le fleuve.

La beauté du paysage, les propos mutins d’Adrienne, qui était spirituelle et amusante quand quelque chose l’animait et toutes les fois qu’elle ne croyait pas nécessaire de faire intervenir sa dignité pour défendre ses principes, la saveur saine des mets contribuaient à charmer leur bien-être et à exciter leur gaieté. Adrienne s’était précautionnée d’une messe le matin, et pour la première fois, elle ne refusa point de donner tout son temps à son mari. Elle fut enchantée cependant qu’il témoignât le désir de visiter l’église. Pendant qu’il examinait les magnifiques vitraux dont le seizième siècle l’a décorée, elle put réciter une partie de l’office du jour : tout réussissait au gré de chacun d’eux.

Adrienne était une excellente marcheuse ; ils parcoururent les détours de la vallée d’Andelle. À chaque pas, ils trouvaient une amorce pour leur curiosité. Ils s’extasiaient sur les accidents du paysage, sur la grâce des chaumières, sur les restes de constructions antiques conservés dans les murs qui bordaient la route ou dans les porches des maisons. Ils admiraient les églises vieilles de sept siècles, avec lesquelles s’efforçaient de rivaliser les récentes constructions des archéologues.

Chemin faisant, ils rencontrèrent une voiture du pays qui les transporta jusqu’à Radepont, où se trouvent un château et un parc d’une splendeur royale. Le grondement des eaux, fortes comme des torrents, l’éblouissement produit par leur limpidité, l’éclat de la verdure printanière, adouci par les larges ombres des nuages qui glissaient sur les prairies, les cascades rougissantes que formaient les grands bois couverts de bourgeons, qui du sommet des collines s’épanchaient dans les vallées, les émanations humides et chaudes qui s’élevaient du sol et apportaient à l’homme, comme à la plante, une langueur voluptueuse, tout cela les saisissait, les pénétrait, leur causait un vertige plein d’ivresse. La fatigue, qui commençait à tarir leurs paroles, avait d’amollissantes douceurs, et le repos leur semblait bon, assis sur la mousse, l’un près de l’autre. Ils dînèrent au déclin du jour. Mais ils avaient laissé passer l’heure des voitures publiques et du retour au chemin de fer. Il leur fallut revenir sur leurs pas jusqu’à Romilly pour se procurer un moyen de transport.

Romilly, qui possède une importante fonderie de métaux et plusieurs manufactures de coton, est un petit centre industriel. Là les maisons se pressent sous les arbres qui, multipliés eux-mêmes pour les besoins de chaque famille, couvrent le village d’une large tente, que la floraison des pommiers faisait alors blanche et rosée.

Pendant que Félicien louait une voiture et un cheval, Adrienne regardait quelques jeunes ouvrières qui sortaient de leurs chaumières, empressées d’aller au bal dont on entendait les appels lointains.

Un amoureux marchait toujours à leur suite, et les paroles s’échangeaient encore moins vite entre eux que les coups d’œil tendres et provocants. Quelques couples plus hardis s’arrêtaient à l’ombre des arbres ou des haies pour se donner un baiser. C’étaient des idylles à réjouir les poëtes d’Auguste. Adrienne fut scandalisée et baissa son voile. Cependant, quand elle prit place dans la voiture auprès de son mari qui la soutenait dans ses bras, pendant que le conducteur cherchait à modérer l’élan trop vif du cheval, elle se sentit pour sa tendresse plus de complaisance qu’elle n’en avait encore eu jusqu’alors.

Un heureux concours de circonstances avait rendu ce premier essai d’intimité très-agréable à Félicien. Mais ce sont des chances exceptionnelles qui ne se renouvellent pas entre personnes que ne rapproche point une vraie sympathie.

Les deux époux possédaient à dix lieues de Rouen une terre et un château qui constituaient la partie la plus importante de la dot d’Adrienne. Quelques travaux projetés servirent à Félicien à prétexter la nécessité d’un voyage qu’il annonça pour le dimanche suivant. Tout en s’effrayant de cette proposition, Adrienne céda au désir de son mari, c’est-à-dire qu’elle alla trouver sa mère afin de l’avertir qu’ils manqueraient encore à la prochaine réunion.

— Mais pourquoi ne choisit-il pas un autre jour pour ses promenades ? s’écria madame Milbert avec aigreur.

— Parce que le dimanche est son jour d’ennui, répondit Adrienne. Bien loin d’éviter les occasions de s’absenter, il voudrait obtenir de moi d’aller chez vous, n’importe quel jour, pourvu que ce ne fût pas celui des réceptions.

— Eh bien, ce serait d’un bon effet ! Mais s’il s’ennuie dans une société aussi bien choisie que celle que nous lui offrons, que ferait-il seul avec nous ?

— Il prétend que votre ménage et le nôtre suffiraient pour nous intéresser, et que nous pouvons nous occuper agréablement de notre pot-au-feu pendant trois à quatre heures ensemble.

— C’est une dérision de sa part ; ne lui souffre pas ces idées absurdes. À quoi nous servirait notre fortune, je te le demande, si ce n’était pas pour nous en faire honneur avec toi ?

La promenade fut encore tolérée pour cette fois ; mais en accompagnant Félicien, Adrienne, sous l’impression de l’entretien qu’elle avait eu avec sa mère, se sentait indisposée contre lui. La route d’ailleurs n’avait point l’attrait de la nouveauté aux yeux des deux époux, et n’ayant rien à se communiquer, ils restaient confinés chacun dans leurs réflexions. On arriva à destination avant la messe du village. Adrienne, pressée de s’y rendre, se contenta d’avaler un bol de lait et laissa Félicien déjeuner seul.

Au sortir de l’église, tous les villageois et villageoises qui avaient quelques rapports avec le château, et c’était le plus grand nombre, vinrent saluer la jeune femme et lui demander des nouvelles de madame Milbert.

En passant cette revue, Adrienne se trouva comme humiliée d’être seule et que son mari ne l’eût point accompagnée à l’église. Il résulta de sa préoccupation, qu’elle éprouva quelque embarras pour répondre à ces politesses. Elle s’attendrit tout bas en pensant que sa mère savait bien mieux qu’elle parler à ces pauvres gens, et qu’elle lui rendait agréable leur empressement, qui était aujourd’hui une gêne.

Madame Milbert, en effet, s’était toujours efforcée d’animer tout ce qui l’entourait, et, afin que sa fille n’essayât jamais de se soustraire à son ascendant, elle s’était imposé la tâche de la distraire et de l’amuser sans cesse.

En entretenant ainsi dans Adrienne une certaine légèreté d’humeur, elle lui avait donné une frivolité superficielle sur un fonds naturel d’obstination et d’inflexibilité.

Il fut décidé que l’on dînerait de bonne heure, car Adrienne espérait que l’on reviendrait encore assez à temps pour aller passer une partie de la soirée chez sa mère. Mais entre la messe et les vêpres, auxquelles elle devait assister avant le dîner, les deux époux avaient quelques heures de loisir. Pour les dépenser, ils allèrent se promener et s’asseoir sous une futaie qui entourait le château. La journée était aussi belle que le dimanche précédent. À la vérité, ils n’avaient pas sous les yeux un aspect aussi splendide. Rien qu’une route déserte et sablonneuse qu’égayaient ses marges de gazon ; au delà, un petit vallon labouré et des bois taillis sur la colline opposée. Mais le jeu des lignes de la vallée était gracieux, et il régnait à cette heure dans la campagne une si grande paix, que l’âme s’en trouvait toute reposée.

Félicien, qui ne partageait pas les mauvaises dispositions de sa femme, se laissait aller à une douce méditation ; bientôt il en vint à penser tout haut. En présence de cette nature paisible, ses idées planaient facilement sur l’immensité. Il toucha, sans le vouloir, à tous les grands problèmes que comportent l’essence divine et la destinée humaine.

Adrienne l’écoutait avec un profond étonnement, car aucune des conjectures qu’il formait ne s’appuyait sur le dogme : elles lui étaient fournies par ses propres instincts et par les données de la science. Ce qui achevait de la confondre, c’était la forme problématique sous laquelle il les présentait. N’étant pas capable de distinguer le doute philosophique de la négation, elle trouvait aussi d’autant plus incompréhensibles les sentiments qui découlaient de ces idées.

Comment pouvait-il, par exemple, concilier une admiration si vive des merveilles de la création avec une perception si effrayante de ses redoutables nécessités ? Comment tant d’incertitude sur les fins dernières de l’homme, avec tant de confiance et d’abandon envers Celui qui préside aux destinées de l’univers ? Où avait-il puisé surtout ce haut désintéressement de l’âme qui lui fait accepter tous les sacrifices de sa mission terrestre, lors même qu’elle n’a qu’une assurance si chancelante des rémunérations de la justice éternelle ? Comment enfin tant de conviction dans le devoir, tant de doute sur la récompense ?

Adrienne n’avait point supposé que Félicien fût ni si religieux ni si incrédule. Elle le croyait indifférent, insouciant et prévenu. Cette supériorité qu’elle commençait à découvrir en lui, loin de la satisfaire, la contrariait vivement : elle lui était suspecte parce qu’elle lui était opposée.

Sans entamer de discussion, elle protesta contre les doctrines de son mari et revint de la promenade importunée et mécontente. Sa préoccupation la suivit partout ; à l’église elle manqua de ferveur, au dîner, d’animation.

En sortant de table, Félicien l’engagea à faire ses préparatifs de départ. Pendant ce temps, lui dit-il, je vais dire quelques mots au jardinier et te cueillir un bouquet.

Adrienne était prête avant que Félicien vînt la chercher ; elle s’approcha de la fenêtre et le regarda à travers les persiennes baissées. Il parlait encore au jardinier, tenant le bouquet à moitié fait à la main. L’insouciance qu’il lui paraissait mettre à cette opération achevait de l’irriter. Depuis qu’elle voyait dans son mari un homme nouveau, elle sentait pour ou contre lui dans son cœur des mouvements énergiques dont elle n’avait jamais été agitée. Le tumulte de ses pensées était si grand, qu’il lui semblait que son âme allait lui échapper dans ce tourbillon funeste. Elle n’était pas habituée à ces luttes intérieures : la lassitude et la souffrance lui arrachèrent des larmes.

Dès qu’elle entendit Félicien, elle se hâta de dissimuler les traces de son émotion. En arrivant à Rouen, elle insista si fortement pour aller chez madame Milbert, que, malgré l’heure avancée de la soirée, son mari ne put refuser de l’y conduire.

Quand elle revit ses amis, sa mère, quand elle se retrouva dans cette société qui lui paraissait si imposante par l’accord des idées de ceux qui la composaient, elle sentit un apaisement subit. Son âme raffermie retrouva aussi sa sérénité ; mais alors elle se promit formellement que jamais Félicien ne la ferait changer ni de croyances, ni de principes, ni même d’habitudes de vie.

Sans soupçonner ce qui s’était passé dans l’esprit d’Adrienne, Félicien comprit qu’il ne fallait pas recommencer de sitôt ces tentatives d’indépendance. Mais, comme si le hasard eût voulu lui fournir une prompte occasion d’expérimenter toutes les sympathies de goût et d’intelligence que pouvait lui promettre l’intimité avec Adrienne, madame Milbert fut obligée de s’absenter pour quinze jours. Le premier dimanche, le mauvais temps ayant retenu les deux époux à la maison, il passèrent la plus languissante soirée de tête-à-tête qu’il soit possible d’imaginer. Félicien s’étonnait lui-même de ne savoir quoi mettre à la place de son ennui habituel. La lecture ? Jamais il n’avait vu Adrienne ouvrir un livre, et il avait déjà bien des raisons de croire qu’elle s’interdisait cette distraction ; peut-être même ne lui était-elle point agréable. La promenade ? Il pleuvait. La conversation ? Ils n’avaient pas deux idées qui leur fussent communes, hors celles qui s’appliquaient à quelques détails d’intérieur. Ce qui augmentait la difficulté, c’est qu’Adrienne n’avait pas, comme tous les soirs, la ressource de son aiguille, parce que, le jour dominical, le travail est interdit. Enfin, Félicien ayant pris du papier et un crayon, elle lui fit copier des dessins de broderie sur un journal de modes. Ils gagnèrent ainsi dix heures et se couchèrent, pensant qu’il était minuit.

Pour offrir si peu de ressources à l’intimité, Adrienne, qui n’était pas une femme nulle, n’était pourtant pas non plus une ignorante. Elle avait passé sept ans au couvent et avait profité de toute l’instruction qu’on y donnait. Elle possédait d’une manière exacte et précise les éléments de la plupart des sciences : astronomie, physique, chimie, géométrie, botanique, etc. Elle connaissait de nom tous les auteurs anciens et modernes, français et étrangers, appartenant à la littérature classique. On ne pouvait dire qu’elle eût étudié l’histoire ; mais elle savait la date de toutes les batailles qui ont été livrées depuis la création du monde ; quels conquérants y avaient présidé ; quels généraux les avaient gagnées ou perdues ; quels traités en avaient été la conséquence. Seulement, dans ce bagage scientifique, il n’y avait que des faits ; la prohibition des idées avait été respectée scrupuleusement.

Adrienne avait étudié dans les abrégés et les manuels, jamais elle n’avait lu un livre : on lui avait interdit les littérateurs comme pernicieux, les historiens comme malséants ; ceux-ci nomment ordinairement les choses par leur nom et appellent la favorite d’un roi sa maîtresse. Elle s’était imbue sans difficulté de ces préventions. Élève docile, douée d’une mémoire heureuse, d’un jugement sain dans tout ce qui ne dépassait pas une limite vulgaire, elle avait été l’orgueil de sa mère et du pensionnat.

Au reste, c’était avec un désintéressement complet qu’elle s’était donné toute cette peine : la pensée ne lui était jamais venue que ce qu’elle apprenait pût avoir plus tard une application dans sa vie. Comme la curiosité de son intelligence n’avait point été éveillée, lorsqu’elle fut livrée à elle-même, elle ne se préoccupa ni d’étendre son savoir ni de le conserver ; sans chercher à l’oublier non plus, elle garda soigneusement ses scrupules, qui s’accommodaient avec l’indifférence de son esprit.

Sa confiance ayant été donnée à ceux qui avaient dirigé son éducation, sa soumission ayant déjà pris une certaine forme, il est facile de comprendre que Félicien n’obtînt aucun ascendant sur elle. Si elle eût été ignorante, elle se fût montrée humble pour n’être pas humiliée ; mais elle n’avait pas besoin de leçons : elle savait !

Guéri de la tentation du tête-à-tête, Félicien, quand revint le jour du repos, proposa à Adrienne de prendre un coupon de loge et d’aller au théâtre.

— Un dimanche ! dit-elle.

— Rappelle-toi, lui répondit-il, notre soirée d’il y a huit jours.

— Eh bien, je consens à vous accompagner, s’il le faut pour vous être agréable.

— Sans doute il le faut ; mais pourquoi me fais-tu toujours la même réponse conditionnelle, toutes les fois que je te propose d’aller au théâtre ? Est-ce une formule obligatoire pour te mettre à l’abri du péché ?

Adrienne rougit, baissa les yeux, prit un air digne et parut piquée ; elle l’était en effet, comme toutes les fois que son mari dévoilait les petits subterfuges par lesquels elle accommodait Dieu et le monde.

— Encore faut-il savoir comment le spectacle est composé, dit-elle.

— C’est une reprise : la Dame blanche, mais on commence par une petite opérette que je ne connais pas : les Pantins de Violette. On dit que la musique est assez jolie ; la pièce n’est pas très-spirituelle, mais elle est amusante.

— Je n’y assisterai point : nous irons pour la Dame blanche, à neuf heures… Vous paraissez contrarié ; mais je vous assure, mon ami, que ce n’est ni par scrupule ni par pruderie que je refuse de voir cette pièce ; ce n’est même pas par crainte de donner un mauvais exemple : c’est par respect humain, pour moi et pour vous. Savez-vous qu’elle est très-libre, à ce que j’ai entendu dire ? On serait surpris certainement de m’y voir, mais on ne s’étonnerait pas moins que vous m’y conduisiez.

— Que me dis-tu là ? Elle est gaie, voilà tout. Tu n’es plus une jeune fille : est-ce qu’il y a de l’impudeur pour une honnête femme à rire en compagnie de son mari ? Je ne m’étonne plus si les pauvres directeurs de théâtres font de si mauvaises affaires : quand il faut ménager tant de délicatesses ! Il n’y a que les théâtres secondaires qui puissent réussir, parce que le peuple n’y fait pas tant de façons : il rit quand on l’amuse ; il pleure quand on l’attendrit, sans se douter seulement qu’il y ait là-dedans un cas de conscience.

Adrienne ne se laissa pas persuader ; ils attendirent l’heure à laquelle on devait commencer la Dame blanche. Heureusement, cette charmante pièce convient à tout le monde : sa composition est assez savante pour intéresser les connaisseurs, et ses ravissantes et faciles mélodies enchantent l’oreille la moins exercée. D’ailleurs, le patriotisme des Rouennais l’a adoptée tout particulièrement ; on peut la jouer six jours sur sept sans qu’ils s’en plaignent, ni que la salle soit vide ; c’est la suprême ressource des directeurs dans l’embarras.

Les deux époux, après avoir passé d’assez mauvaise humeur une partie de la soirée, la terminèrent, grâce à la musique de Boïeldieu, très-agréablement. Mais c’était la première fois qu’Adrienne faisait si bonne contenance au théâtre. Elle craignait les légèretés des œuvres amusantes, et la musique ou la littérature sérieuses lui causaient un mortel ennui parce que son intelligence n’y était pas préparée. C’était toujours alors pour elle l’occasion de regretter les réunions de sa société : « Oh ! que je préfère bien, pensait-elle, ces petites soirées de thé, où l’on cause entre dames, tout en travaillant ou en jouant ; oui, même chez les personnes où la réception est plus cérémonieuse, et où l’on est obligée, ce que je n’aime pas, de faire des toilettes décolletées ! »

Cependant, tantôt l’impatience et tantôt le découragement s’emparaient de Félicien. Sur ces entrefaites, on reçut plusieurs lettres de Cécile. Celle-ci, d’après les avis d’un homme de loi, demandait le consentement de M. Dautenay pour régler une affaire litigieuse qui ne pouvait se conclure qu’à Paris et qui les intéressait tous deux, se rattachant à la liquidation d’un héritage qu’Adrienne et elle avaient été appelées à recueillir quelque temps auparavant. Quoiqu’elles ne fussent sœurs que par le titre qu’elles s’en donnaient, un parent éloigné de M. Milbert, ayant vu grandir l’une après l’autre ces deux charmantes petites filles, les avait confondues dans son attachement, et plus tard avait partagé entre elles ses dons. Pour Adrienne, c’était justice, et pour Cécile prédilection.

Tout en relisant la lettre qu’il tenait à la main, Félicien répétait : « Il est de toute nécessité que j’envoie une procuration ; peut-être vaudrait-il mieux aller moi-même examiner cette affaire ? » Une idée subite lui vint : « Madame de Nerville (c’était le nom de la tante de Cécile) me paraît une femme d’esprit ; ces dames certainement ne vivent pas en dévotes. Si j’essayais sur Adrienne le pouvoir de l’exemple. »

— Ma chère amie, je t’emmène, dit-il à sa femme ; nous allons passer une quinzaine de jours à Paris.

IV

Un voyage à Paris est toujours une chose importante pour les habitants de la province, car c’est une suspension de leurs habitudes aussi bien morales que physiques ; c’est une trêve à la routine, à la nonchalance, à l’économie, au chagrin, à l’ennui. Adrienne et Félicien se trouvèrent tous deux dépaysés, mais en sens opposé. Félicien était comme un homme qui rentre chez lui après un séjour forcé ailleurs : il s’étonne d’abord, puis la mémoire se réveille ; il se rend à lui-même, et il croirait volontiers que son âme, longtemps absente, lui est revenue. Adrienne, au contraire, avait quitté sa patrie et se sentait sur le territoire ennemi : c’est le propre des imaginations froides de s’effrayer de l’inconnu et d’y soupçonner sans cesse l’hostilité ; mais elle avait beau être rétive et provinciale, elle avait affaire à quelqu’un pour qui l’apprivoiser était un jeu.

Madame de Nerville, tante de madame Malmont, qui avait offert sa maison à M. et à Mme Dautenay, était une de ces femmes irrésistibles que nos pères ont connues, et dont le souvenir, comme le type, est déjà perdu. Malgré ses cinquante-cinq ans, on retrouvait encore l’enchanteresse dans son long regard et son fin sourire qui se donnaient un perpétuel démenti, l’un semblant railler sans cesse tous les témoignages de l’autre. En général, elle parlait peu ; mais elle possédait admirablement l’art de faire parler quiconque elle voulait connaître. La première soirée n’était pas encore écoulée qu’elle avait acquis déjà une perception plus lucide de l’état respectif des deux époux qu’ils ne l’avaient eux-mêmes. Adrienne, au contraire, n’avait rien compris à son aimable interlocutrice ; mais elle se reposait sur ce que madame de Nerville lui avait promis de la mener le lendemain aux conférences d’un prédicateur en vogue.

Depuis ce moment, Adrienne et madame de Nerville ne se quittèrent plus : elles étaient continuellement en promenades, en courses ; elles allaient au Bois, parcouraient les magasins, visitaient les églises. Quelquefois elles donnaient rendez-vous à Félicien dans les musées ; c’était rare, et il était plus rare encore que Cécile les accompagnât. Celle-ci restait chez elle, sous prétexte de surveillance. Adrienne s’expliquait très-bien que, la curiosité de sa sœur étant épuisée, la nonchalance l’emportât, et qu’elle préférât travailler à sa broderie ou s’occuper des soins de la réception, plutôt que de se fatiguer à courir à la pluie et au soleil, à pied et en voiture. Elle-même n’en eût pas tant fait, si sa compagne ne l’eût stimulée. Mais madame de Nerville, qui ne connaissait point à Cécile un si grand zèle pour l’aiguille et la surveillance domestique, s’étonnait de son assiduité à garder la maison. Tout en courant du matin au soir, elle pensait à sa nièce avec une malice curieuse ; mais le plus pressé était de se donner à Adrienne.

Félicien, sans s’interroger là-dessus, s’expliquait la présence constante de Cécile chez elle. Le jour de son arrivée, il avait trouvé son ami Alphonse Morand l’attendant avec ces dames pour se mettre à table. Il avait alors remercié son aimable hôtesse de leur avoir ménagé cette bonne surprise. Celle-ci avait répondu négligemment :

— Oh ! ce n’est point une rareté de rencontrer M. Morand ici ; c’est notre ami !

Félicien avait cherché le regard de Cécile pour y lire le vrai sens de ces paroles ; mais elle avait la tête tournée d’un autre côté.

Bientôt il s’était convaincu qu’Alphonse Morand ne passait jamais une journée sans venir chez madame de Nerville. Souvent il faisait une visite à Cécile dans la matinée et revenait le soir quand on était rassemblés au salon. Ainsi, c’était Alphonse Morand que Cécile attendait chaque jour. Félicien plaisanta son ami sur une habitude qui lui paraissait en désaccord avec le plan régulier de la vie d’un notaire, car telle était la profession de M. Morand.

— Je suis assez riche, avait répondu celui-ci, pour me passer de dot et de femme.

— De dot, soit ; mais de femme ! Est-il un homme qui possède plus que toi les qualités qui peuvent faire apprécier le bonheur domestique ?

— Eh bien ! ce bonheur, je le sacrifie sans regrets pour jouir librement de la présence de celle qui, seule désormais, serait capable de me le faire comprendre.

— Au moins te paye-t-elle de retour ? allait dire Félicien.

Il s’arrêta, ne se souciant pas, sans trop savoir pourquoi, d’approfondir cette question, et trouvant une sorte de duplicité à la faire.

Il ne se plaignait point, d’ailleurs, de cette assiduité de Cécile au logis ; au contraire, il en partageait les bénéfices. Une grande partie de ses journées était employée à visiter des collections, à revoir d’anciens amis et surtout ceux dont les goûts se rapprochaient des siens, à se remettre à la hauteur du dernier progrès de la science et des idées. Il se préparait ainsi des travaux pour son retour à Rouen. Car le but de son voyage à Paris n’était pas seulement d’essayer sur Adrienne l’influence d’un changement de milieu, mais de se procurer à lui-même les moyens de combattre énergiquement cette oisiveté si fatale de l’esprit et du cœur qui règne en province et qui le gagnait déjà.

En allant et venant, chaque fois qu’il rentrait à la maison, il trouvait Cécile dans un petit réduit, moitié salon, moitié boudoir, ayant tantôt devant elle un livre et tantôt son métier à tapisserie. Il lui racontait alors ce qu’il avait fait, ce qu’il avait vu, ce qu’il avait appris, les entretiens qu’il avait eus. Elle écoutait avec une attention enthousiaste, facile à expliquer, puisqu’il s’agissait de choses intéressantes par elles-mêmes. Cependant lorsque, abandonnant ces matières sérieuses, Félicien et Cécile ne se confiaient plus que ces pensées voltigeantes qui traversent l’esprit aux heures de fantaisie et de quiétude, chacune de leurs paroles, tour à tour énoncées et recueillies, ne leur en causait pas moins un plaisir d’une vivacité âpre et enivrante. Rien ne leur était indifférent de ce qu’ils se disaient l’un à l’autre ; le mot le plus simple les frappait et les pénétrait, et il s’en dégageait un sens profond qui tenait leur âme suspendue.

Ce phénomène, qui semble un des préliminaires de l’amour, n’est pas toujours décisif. Il est certain que les êtres entre lesquels il se produit s’aiment déjà ; mais ils n’y songeront peut-être pas si des obstacles les séparent : c’est une jouissance rapide du présent qui n’engage pas l’avenir.

Félicien avait une idée nette de ce qui se passait en lui ; il regardait Cécile comme une jolie femme qui lui était très-sympathique. Mais l’obstacle qui l’écartait d’elle était fortifié encore par sa propre volonté, et sa pensée, un instant distraite, se retournait vers Adrienne.

Cécile ne se demandait ni ne s’expliquait rien à ce sujet. Elle passait ses journées à se répéter ses entretiens avec Félicien ; ils étaient pour elle comme un philtre qui donnait des flammes à son front, des palpitations à son cœur ; ils faisaient circuler dans ses veines ces liqueurs énervantes qui enchaînent la pensée à des rêves brûlants et langoureux dont on ne veut plus s’éveiller. La présence d’Alphonse Morand suspendait à peine cet enchantement des sens et de l’esprit.

La petite pièce qu’occupait Cécile n’avait qu’un ameublement très-simple. Son seul luxe consistait dans ses draperies de blanche mousseline, posées sur de gais transparents, dans ses petits siéges capricieux et coquets, préparés pour toutes les attitudes de la mollesse. La plupart étaient couverts de tapisseries soyeuses, que jonchaient des fleurs si brillantes et si délicates, qu’on les aurait crues cueillies par les fées à la rosée du matin. Une table était disposée pour écrire, et une bibliothèque renfermait quelques volumes de choix.

La première fois que Félicien était entré dans ce lieu, y trouvant Cécile seule, il s’était écrié :

— Oh ! que c’est charmant ! que l’on est bien ici !

Puis, comme Cécile le voyait regarder autour de lui avec une curiosité persistante, elle lui avait demandé :

— Que cherchez-vous donc ?

— Je cherche à m’expliquer le charme. Il s’était interrompu pour reprendre :

— J’ai quelques notes à rédiger ; voulez-vous me permettre de m’établir sur cette table ?

— Volontiers, et vous pouvez travailler sans distraction ; il faut que j’aille donner quelques ordres.

— Merci.

C’étaient là de ces riens que Cécile aimait à se rappeler.

Une autre fois, l’éclat d’un beau jour faisait pousser une exclamation joyeuse à Félicien.

— Oui, dit Cécile, on se sent heureux malgré soi.

— N’est-ce pas que le beau temps ne nous est jamais indifférent ? reprit Félicien. Quelquefois il nous traite en ennemi, il irrite notre chagrin, en lui ôtant un voile nuageux qui l’adoucissait ; ou bien il froisse notre susceptibilité, en dissipant toutes sortes de mystérieuses mélancolies du cœur et en forçant nos sentiments à prendre des formes plus arrêtées. Mais souvent, ainsi que vous l’avez dit, il nous apporte une joie irrésistible ; on semble posséder par anticipation un bonheur inconnu.

Cécile se rappelait que quand Félicien avait prononcé ces paroles, elle s’était sentie tressaillir, s’était repliée sur elle-même et avait baissé les yeux. Peut-être, poursuivie aussi par l’un de ces indiscrets rayons qui violent les mystères de l’âme, essayait-elle de lui échapper.

Dans une certaine disposition d’esprit et de cœur, à la fois retenue et brûlante, on se plaît dans cet échange de pensées vagues qui permettent tout parce qu’elles ne précisent rien. Cependant Cécile et Félicien abordèrent un jour plus franchement les personnalités. Ce fut madame de Nerville qui, à son insu, les entraîna sur ce terrain, où les piéges sont plus visibles, mais plus profonds.

Elle s’était trouvée seule, par hasard, avec Félicien, et le nom d’Alphonse Morand était tombé dans la conversation :

— Notre ami est épris de Cécile, dit-elle avec un singulier laisser-aller.

— Ne voyez-vous pas à cela quelque motif d’inquiétude ? répliqua Félicien.

— Oh ! j’ai bien observé Cécile, je l’observe tous les jours : elle ne l’aime pas ; elle ne l’aimera jamais.

— Il faut alors écarter Alphonse ; il serait malheureux.

— Allons donc ! quel souci ! Je vous avoue que ma commisération pour l’espèce masculine ne va pas jusqu’à m’en préoccuper.

— Quel avantage trouvez-vous à exposer mon ami aux tourments d’un amour sans espoir ?

— D’abord, il s’expose tout seul, je n’y suis pour rien, répondit madame de Nerville, qui semblait prendre plaisir à affecter avec Félicien un dédaigneux cynisme. Puis il n’y a pas de plus mauvais conseiller que l’ennui pour une jeune et jolie femme. Cécile n’aime pas M. Morand, mais il lui est utile, parce qu’il l’empêche de s’ennuyer.

— Et vous croyez, en supposant qu’elle évite le péril d’une liaison où elle ne s’engagerait que par lassitude, qu’elle ne gagnera pas au moins, à ce contact de l’amour, quelque attendrissement de cœur applicable à un autre ?

— Cette prévision est un peu lointaine. Je vous admire ; tant d’inquiétude par pur zèle de la vertu !

— Et par affection pour madame de Malmont ; mais je crois pouvoir affirmer mon désintéressement.

— Alors laissez faire : pour être vertueuse, il ne faut pas aimer ; mais pour être aimable, il faut être aimée. Mes principes sont vieux, mais ils sont bons ; vous le reconnaîtrez un jour, et qui sait ? peut-être vous me remercierez de les avoir suivis.

— Moi ! comment ?

— Je ne sais ; je dis vous… comme un autre. Ce qui est certain, c’est que l’homme le plus vertueux auprès de la femme la plus vertueuse a toujours quelque chose à gagner quand l’amour a passé par là.

Et comme madame de Nerville s’aperçut que le regard de Félicien l’interrogeait avec une sorte de perplexité méditative, elle ajouta, en manière d’éclaircissement :

— C’est ce que tout le monde savait dans le temps que la vertu voulait être aimable, et que le péché ne mettait point la pruderie devant soi et l’hypocrisie derrière.

Cette conversation causa une vive impatience à Félicien ; le sujet lui en déplaisait. C’était bien assez que de s’y être arrêté une fois avec Alphonse Morand. Puis il se demandait quelle sorte d’influence madame de Nerville devait prendre sur les jeunes femmes qui l’approchaient ? Comment Adrienne lui avait-elle livré, même passagèrement, sa confiance ? Il avait compté sur son séjour à Paris pour rectifier quelques-uns de ses préjugés, et maintenant il craignait qu’elle ne subît l’ascendant d’un esprit dans lequel il démêlait, sous sa légèreté séduisante, de la duplicité et de la dépravation.

Félicien se fût bien gardé de rapporter à Cécile un mot de son entretien avec madame de Nerville. Celle-ci ne fut pas si discrète : elle lui en laissa deviner ce qui ne la compromettait pas elle-même. Il en résulta que la jeune femme fut tourmentée par la pensée que M. Dautenay la blâmait de souffrir les assiduités de son ami. Aussi, lorsqu’elle se trouva seule avec Félicien, elle lui confia que les visites trop fréquentes de M. Morand étaient pour elle un embarras.

— Alphonse est incapable de s’imposer, s’écria-t-il. Il faut vous en expliquer franchement avec lui : la franchise est si salutaire, qu’elle guérit presque toujours les maux qu’elle cause.

— Mais elle est quelquefois bien difficile, dit Cécile timidement.

— Parce qu’il est difficile à un cœur comme le vôtre de résister à un amour sincère.

— Oh ! vous pouvez penser ?…

— Je pense qu’il ne faut pas que je plaigne trop mon ami : je ne vous en blâme point ; mais il est impossible que vous ne vous laissiez pas gagner, si vous n’êtes pas défendue par un autre sentiment.

— Un autre sentiment ? Vous connaissez déjà notre vie, vous voyez bien que cela n’existe pas. Un sentiment caché peut-être, vous voulez dire ? Ah ! mon Dieu, quel supplice ! Comment peut-on aimer quand on sait que rien de ce qui se passe dans votre cœur, aucune de vos tendresses, aucune de vos souffrances ne parviendront à celui que vous aimez ?

— Vous vous trompez, s’écria impétueusement Félicien. Est-ce qu’il y a quelque chose de caché dans l’amour ? Tout se sait, tout se devine ; l’amour fait autant de progrès par l’absence que par la présence : c’est assez d’aimer pour être compris !

— Est-ce possible ? murmura-t-elle, à demi effrayée, à demi incrédule.

— Oui, vous aimerez ici, devant votre livre, devant votre métier à broder, paisible, concentrée, retenant votre souffle, de peur qu’il ne trahisse le nom qui est dans votre cœur et sur vos lèvres. Et puis, si vous aimez comme on doit aimer, sans réserves, sans mesure, avec tout l’abandon ou l’énergie dont vous êtes capable, fût-ce à cent lieues de distance, celui que vous aimerez sentira l’étreinte embrasée dont l’enveloppe votre amour.

Félicien s’était levé en prononçant ces paroles : il avait pris les deux mains de Cécile ; il était penché vers elle, et si près qu’ils se touchaient presque du front. Ses yeux, qui étaient admirablement beaux, tendus sur le regard de la jeune femme, lui infiltraient leurs douceurs enflammées. L’homme jeune, ardent, passionné, avait reparu : il ne restait plus rien du mari d’Adrienne. Mais cette transformation n’eut que la durée d’un éclair. Il se dompta aussitôt. Il était debout ; il profita de ce mouvement pour s’en aller, comme si une pensée subite l’eût rappelé ailleurs. Cécile ne le retint pas ; elle était pressée de le voir partir. À peine eut-il laissé retomber la porte derrière lui que, fléchissant sous le poids qui oppressait son cœur, elle s’écria :

— Mon Dieu, je l’aime !

Il est de ces amours qui ne s’allument en quelque sorte que sur les plus hauts sommets de l’idéal ; ce n’est que peu à peu et par degrés qu’ils descendent et s’inclinent vers la terre. Mais d’autres, rapides, complets en un instant, dévorent leur victime dès qu’ils se révèlent. Tel était le sentiment qui remplissait l’âme de Cécile depuis l’arrivée de Félicien, et qui, sous l’influence d’une seule intention passionnée, venait d’éclater tout à coup. Elle était comme foudroyée, et son être tout entier se fondait dans cet anéantissement brûlant.

En même temps sa conscience, qui participait à cette énergie nouvelle, lui montrait sa faute involontaire sous les couleurs les plus odieuses : un homme marié ! le mari de sa sœur ! car Adrienne était sa sœur par l’habitude, sinon par le sang. Mais ce qui la rendait plus coupable encore à ses propres yeux, c’était la violence même de cette passion subite. Quoi ! elle aimait sans en être sollicitée, et son amour allait au-devant des vœux de son amant ! Quelle humiliation ! Se sentant toutes les ardeurs, elle se courbait sous toutes les hontes.

Tandis que Cécile se vouait aux tourments d’un amour coupable, que Félicien, maître encore de lui-même, se tenait prêt à lutter de nouveau contre toutes les influences qui menaçaient son bonheur, Adrienne s’abandonnait au plaisir d’épancher ses confidences, c’est-à-dire de dresser un perpétuel réquisitoire contre son mari. Madame de Nerville l’encourageait à la fois par son attention infatigable et par sa souple complaisance à entrer dans ses opinions. Cette complaisance avait d’autant plus de prix qu’elle ne dégénérait point en fadeur, étant relevée par les saillies d’un esprit mordant, mais discret, qui, en lançant ses traits, savait toujours conserver quand il le voulait l’à-propos et la mesure. À la vérité, Adrienne ne saisissait pas l’ironie qui se mêlait quelquefois à certaines approbations. Dans la joie que lui causait le triomphe qu’elle croyait remporter sur Félicien devant sa nouvelle amie, elle ne s’apercevait pas non plus qu’elle ravivait dans son âme des irritations dont l’effet serait fatal un jour : souffrances pour elle-même, blessures pour les autres.

Ainsi les vagues soupçons conçus par Félicien étaient déjà justifiés, car ce n’était jamais en vain qu’on s’approchait de madame de Nerville : que ce fût pour votre bien ou à votre détriment, on ne se retirait que marqué de son empreinte.

Personne, en effet, n’exerçait un entraînement plus dangereux que cette vieille femme encore animée de toutes les ardeurs de la jeunesse. Mais l’un des secrets de sa puissance même, c’était l’espèce de cynisme avec lequel elle s’acceptait telle qu’elle était : ne cherchant pas plus à modérer dans son cœur ses passions oisives qu’à dissimuler sur son visage les ravages du temps. Par cette absence de prétentions, elle avait écarté d’elle toute défiance et se livrait sans obstacle à son art de Mélusine. Elle savait s’emparer de toutes les forces vives de votre âme ; puis, avec la mobilité la plus cruelle, elle faisait de vous un jouet, si vous n’aviez pas assez d’autorité pour commander son respect ; mais qui respectait-elle ?

Sa beauté avait été merveilleuse, et les débris, qu’elle traitait maintenant avec tant d’insouciance, lui servaient encore d’auxiliaires. Toute séduction n’était pas éteinte dans ses yeux d’un pâle saphir, voilés sous des paupières alourdies. Elle avait perdu l’élégance de sa taille, mais elle avait conservé une grâce de gestes et de mouvements trop parfaite pour n’être qu’un don de la nature, trop aisée pour n’être qu’un effet de l’art. L’opulence de sa chevelure était bien diminuée ; cependant elle pouvait dérouler encore sur ses épaules un lourd écheveau de fils d’or à faire envie à plus d’une jeune femme. Autrefois, elle avait été très-inventive dans sa parure, et sa beauté faisait trouver toutes ses conceptions heureuses. Maintenant, comme si elle eût voulu railler la dignité de son âge, elle glissait toujours, dans la sévérité de sa toilette de vieille femme, quelque détail bizarre qui en détruisait l’harmonie.

Au premier coup d’œil, madame de Nerville étonnait et choquait autant qu’elle attirait ; mais quand elle parlait, on n’apercevait que ses qualités séduisantes. Pourtant elle n’abusait pas du don de l’éloquence qu’elle savait posséder : elle était sobre de paroles ; mais elle avait toujours le mot juste du sentiment ou de la passion qu’elle voulait atteindre, parce qu’elle comprenait toutes les grandeurs, toutes les délicatesses et toutes les perversités.

Madame de Nerville avait encore un avantage. Quoique ayant été élevée en province, où elle avait passé aussi la plus grande partie de sa vie, elle n’était d’aucun pays ; elle était du monde. Voici par quelles heureuses circonstances elle avait acquis ce privilége.

Son père, notaire à Rouen, à l’époque où cette profession, consacrée par un renom inaltérable de probité, constituait la plus haute distinction bourgeoise, s’était trouvé par la nature de ses fonctions en rapport avec toute l’aristocratie territoriale du pays. Cette aristocratie se composait en grande partie de l’ancienne noblesse, qui n’était point encore affaiblie par le puissant contre-poids que devait un jour lui opposer l’industrie et ses millions. L’ennemi grandissait. En attendant une déchéance prochaine, on vivait avec éclat, on courait les grands chemins, on visitait tous les lieux que patronnait la mode, on brillait à l’armée, on prospérait à la cour, on se mariait dans toute la France, on rayonnait dans toute l’Europe. Partout on offrait le spectacle de femmes distinguées, d’hommes charmants, ni Parisiens ni provinciaux, mais Français avec toutes les significations gracieuses du mot.

Mathilde, — c’était le nom dont on appelait alors madame de Nerville, — avait été l’enfant d’adoption de ce monde d’élite, qui l’avait initiée à toutes ses traditions élégantes et chevaleresques, réputées incommunicables. L’âme, le cœur, l’esprit de la jeune fille s’étaient promptement formés à ces délicatesses de la grâce et du sentiment, en même temps que son imagination se surexcitait dans une exaltation à la fois hautaine et généreuse. Mais ce développement raffiné de son être, qui n’avait point été le fruit d’une éducation sérieuse, amena avec lui des germes de corruption, peut-être parce qu’il avait été trop hâtif ou parce qu’il s’était produit au milieu des enivrantes surprises de la vanité et des premiers troubles de l’amour.

À peine âgée de dix-huit ans, Mathilde s’était mariée à un jeune négociant de Rouen, dont les principales recommandations auprès d’elle avaient été sa fortune et sa jolie figure. Elle inspirait pourtant alors une passion profonde à l’héritier d’une des nobles familles qu’elle fréquentait ; mais elle n’y avait répondu que par la défiance. Elle avait douté d’elle-même et de celui qui lui offrait son amour : une vague jalousie, dont une femme mariée était l’objet, l’avait égarée, et elle avait négligé de saisir son bonheur, dupe d’une de ces susceptibilités outrées qui prennent leurs sources dans les naïves pudeurs de la jeunesse.

Adorée de son mari, dont elle-même était vivement éprise, pourquoi Mathilde ne fut-elle pas heureuse ? — Hélas ! elle avait bien vite découvert ce que l’enthousiasme lui avait dérobé au premier aspect : la vulgarité physique et morale de ce joli garçon. Alors son imagination déçue avait complètement refroidi ses sens. Inquiète, mélancolique, aspirante, elle avait réalisé, dix ans avant sa création littéraire, ce type de la femme incomprise, touchant d’abord, ridicule ensuite, comme toutes les choses qui deviennent la prétention des médiocrités.

Mathilde avait-elle toujours été fidèle à son mari ? La chronique scandaleuse laissait de grands doutes à cet égard. Ce qui est certain, c’est que cette jeune femme s’était dépoétisée dans des aventures équivoques. Mais elle avait toujours conservé sa place dans le monde, grâce à son charme, à son habileté et à l’esprit d’intrigue et d’ambition qui s’était développé en elle avec les années.

À quarante ans, elle était devenue veuve, précisément au moment où elle espérait faire de son mari, malgré sa demi-nullité, quelque chose comme un maire, un député, peut-être un pair de France. Ce contre-temps décourageant lui avait fait quitter la province pour Paris. Il lui déplaisait d’être réduite au rôle oisif de douairière sur le théâtre de ses succès de jolie femme.

À Paris, elle avait eu quelques consolations ; mais, depuis plusieurs années, elle y avait renoncé, ne les trouvant plus assez jeunes : elle n’estimait pas assez la vieillesse chez elle-même pour la supporter chez les autres.

Sa véritable bonne fortune avait été l’arrivée de Cécile. Madame de Nerville avait deviné dans sa nièce une jeune femme impressionnable, tendre, enthousiaste. Elle s’était dit qu’il ne fallait qu’un souffle passionné pour faire battre ce cœur, pour soulever les ailes de cette imagination. Poussée par un instinct irréfléchi peut-être, mais violent, elle avait cherché à se donner le spectacle de ses premières émotions : l’amant était absent, elle avait évoqué l’amour. En interrogeant délicatement les rêveries de Cécile, en l’enhardissant par des confidences adroites, en l’enivrant par des divagations exaltées, elle avait gagné sa confiance. Cécile lui avait avoué ce qu’elle ne s’était jamais avoué à elle-même, le désir, le besoin d’aimer, caché au fond de son cœur. Cette passion sans objet, mais déjà éclose et vivante, madame de Nerville en recueillait les arômes et les frémissements : elle avait vu la jeune femme, dans ces dangereux entretiens, rougir, se troubler, voiler son front, dérober ses larmes, et alors un sourire ironique et triomphant avait paru sur ses lèvres. Ce n’était pourtant pas en elle toute perversité, c’était aussi entraînement, soif inassouvie de l’amour que l’âge n’avait pas éteinte. Les piéges qu’elle tendait étaient le résultat involontaire de la passion et non des froids calculs de la méchanceté. Mais, pour constater le succès de sa pernicieuse influence, il suffisait d’observer les changements extérieurs qui s’étaient opérés dans Cécile.

Sa voix, qui avait conservé encore quelques notes éclatantes du timbre de la jeunesse, devint, non plus douce, mais plus assouplie et plus émue. Ses gestes, ses mouvements perdirent toute spontanéité ; sa démarche était nonchalante et brisée. Ses yeux se baissèrent plus souvent ou laissèrent vaciller leur rayon à travers un nuage humide. Enfin sa pudeur, au lieu d’être comme une de ces armures impénétrables qui ne trahissent rien de la faiblesse de celui qui les porte, ressemblait à ces plis transparents collés aux statues, qui accusent plutôt qu’ils ne dissimulent ce qu’ils doivent cacher.

Plus exposée dans cette disposition fatale, la femme devient aussi plus séduisante. Il n’en faut pas davantage pour expliquer la passion qu’Alphonse Morand, tout notaire qu’il était, avait conçue pour madame de Malmont.

Le jeune amoureux avait été accueilli par madame de Nerville avec une tolérance parfaite, sous prétexte, comme on l’a vu, que Cécile n’avait rien à craindre. Si le danger eût été plus pressant, la surveillante se fût-elle montrée plus sévère ? Ce point est douteux ; ce qui ne l’est pas, c’est que la tâche lui eût paru plus intéressante. Cet amour inactif, tombant en langueur par timidité d’un côté, par indifférence de l’autre, ne procurait plus à Mathilde ni amusement ni émotion. Tout d’un coup elle avait trouvé un stimulant dans l’annonce de l’arrivée de M. et Mme Dautenay. Elle et Cécile sortiraient enfin du calme plat. Déjà elle croyait sentir toutes les brises folles dont des amours lutins allaient enfler leurs voiles. D’ailleurs, elle avait une prédilection très-vive pour tous les nouveaux venus. Cette fois, ses espérances furent dépassées. Son imagination n’était point en jeu ; mais jamais sa malice n’avait assisté à si belle fête. De ces réjouissances, c’étaient les pruderies bigotes et bourgeoises d’Adrienne qui faisaient les frais.

Madame de Nerville avait commencé par donner à sa nouvelle amie des avertissements fort sages ; car elle distribuait avec la même aisance les bons ou les mauvais conseils, suivant l’inspiration du moment. Sa perspicacité la rendait propre aux uns, sa nature passionnée aux autres. Puis elle s’était arrêtée dans cette voie de sincérité, par un motif personnel. Une seule prétention lui restait, dont l’âge n’avait point eu raison, c’était celle d’avoir la marche de l’esprit toujours alerte ; elle voulait suivre le courant de son époque, parvenir en tête de la foule à la dernière étape des idées et des sentiments. C’est pourquoi elle avait essayé plusieurs fois de jouer le personnage de dévote de bon ton. Elle avait reconnu bientôt que la présence d’Adrienne était une excellente occasion d’exercice en ce genre. Mais, pour rendre profitable son rôle de disciple, il ne fallait pas chercher à régenter son maître. De là sa perfide condescendance. Elle mettait d’autant plus de zèle à s’étudier à cette transformation que jusqu’alors, dans de semblables tentatives, elle n’avait guère à se glorifier que de ses échecs. Il y en avait un surtout qui était le grand remords de sa vie ; elle n’y pensait jamais sans confusion, malgré le côté plaisant de l’aventure.

L’évêque d’un diocèse normand, étant en tournée pastorale, avait reçu l’hospitalité chez une des connaissances les plus titrées de Mathilde, dont la demeure était voisine de la terre que celle-ci habitait en été. Un somptueux dîner fut offert au prélat, et le sachant grand amateur de musique, on y avait ajouté, comme complément de fête, un concert religieux. Madame de Nerville était au nombre des invités. Un dîner, une soirée, un évêque, ce programme lui avait paru réclamer sa plus riche toilette. Mais, pour témoigner qu’en cette circonstance elle ne regardait pas une royale étiquette comme au-dessus de la dignité d’un prince de l’Église, elle s’était magnifiquement décolletée. Toutes les autres femmes étaient closes jusqu’au menton, en sorte que sa poitrine, ses épaules, ses bras d’impératrice romaine tiraient l’œil de tous les côtés de la table. L’évêque en était considérablement gêné. La maîtresse de la maison, pour mettre fin à ce supplice et donner une leçon à celle qui lui créait si maladroitement cet embarras, envoya chercher une palatine d’hermine. Elle la présenta à madame de Nerville, en l’engageant à la mettre sur ses épaules pour se garantir du froid. Mathilde n’eut pas besoin de recevoir d’autre explication. Mais, tandis qu’elle attachait avec une grave lenteur la pèlerine autour de son cou, elle jetait au prélat un regard à la fois si moqueur et si provocant que, tout interdit, il en baissait les yeux sur son assiette.

L’évêque ne voulut point se commettre avec cette audacieuse ; mais la maîtresse de la maison, malgré la présence d’esprit qu’elle avait montrée, n’échappa point à une paterne semonce : on lui demanda comment une personne de sa parfaite pureté de mœurs et de sa haute sagesse compromettait l’honneur de sa maison en recevant chez elle une fille de joie.

Là ne se borna point la revanche du prélat. Dans le premier mandement qu’il publia à son retour dans son diocèse, il attaqua avec véhémence l’inconséquence de ces chrétiennes qui, après s’être livrées le matin à des exercices pieux, s’en vont le soir se montrer sous le regard des hommes dans des costumes impudiques qui forcent les anges gardiens à remonter au ciel.

On s’étonna un peu de ces invectives, qui parurent même une trahison à quelques mondaines pieuses, habituées à être plus ménagées. Le mot de l’énigme ne tarda pas à être expliqué, et le foudroyant mandement parcourut les villes, les bourgs, les plus petits villages du diocèse, portant à sa suite, chez tout ce qui cause, le nom de Mathilde.

Seuls, les paysans ébahis n’y entendirent rien, ne trouvant autour d’eux personne à qui la remontrance pastorale pût s’adresser. Pour qu’ils fussent compris dans l’application, on prit soin cependant de leur expliquer qu’il était contraire à la chasteté chrétienne, non-seulement d’étaler les nudités, mais même les formes de ces nudités. Ces commentaires subtils ne parvinrent point à tourmenter des pudeurs habituées dans la vie des champs au spectacle des licences de la nature. Sans se douter qu’elles tombaient sous la coupe des censures épiscopales, les jeunes paysannes continuèrent à tendre de toute l’élasticité de l’étoffe le corsage étroit de leurs robes sur les contours de leur taille rondelette.

Cette faute grave, dont Mathilde se souvenait, n’avait pas cependant plus d’importance pour déceler son incapacité à la vie dévote qu’une multitude d’autres, dans lesquelles elle tombait à chaque instant sans s’en apercevoir. Très-empressée à toutes les solennités officielles, messes de mariages, services funèbres, Te Deum, etc., jamais elle n’avait pu s’astreindre à la régularité de la messe de paroisse ; les fêtes mobiles, les époques d’abstinence et de jeûne étaient pour elle autant d’occasions d’anachronismes. Mais que serait-elle devenue, bon Dieu ! si on l’eût entreprise sur le dogme ? Quelle confusion d’hérésies, plus incohérente que celle des langues dans la tour de Babel ! Son ignorance était si naïve qu’elle prenait la Bible pour un livre de piété. Elle en avait une, solidement reliée en chagrin, qu’elle laissait traîner sur ses meubles pour s’en faire honneur auprès de ses connaissances dévotes, précaution qui arrivait simplement à lui donner un air de protestantisme plus équivoque que puritain : on la prenait pour une adepte des sectes libres.

La plus vénielle de ces erreurs ne pouvait échapper à Adrienne, scrupuleuse comme un pharisien sur l’observance et la lettre de la loi ; mais la condescendance de madame de Nerville pour ses idées l’éblouissait ; elle n’en apercevait pas la malice ; elle lui supposait une bonne volonté qui suppléait à tout. En un mot, elle se laissait prendre aux enchantements du faux prophète : la peau de brebis lui déguisait le loup dévorant, et le blanchiment du sépulcre lui apparaissait comme une robe d’innocence.

Afin de ne pas décourager cette singulière néophyte, Adrienne lui faisait des concessions qui devaient nécessiter plus tard un redoublement de ferveur et de rigidité. Pour Mathilde, elle écourtait ses prières, se laissait scandaliser au spectacle, manquait l’office du dimanche et s’obligeait le soir à dire ses vêpres dans sa chambre. Mais quelques mots du dernier entretien qu’elle eut avec madame de Nerville prouvèrent que cette tolérance ne s’étendrait pas à son mari ; car, en définitive, il n’était résulté de ses rapports avec Mathilde qu’une nouvelle affirmation de ses principes.

Abandonnée à la passion qui l’avait surprise, Cécile ne connaissait maintenant que des jours de trouble. Plus que jamais elle recherchait la solitude, afin de savourer sa sombre ivresse. Les heures ne lui paraissaient pas assez longues pour ses entretiens avec les brûlantes rêveries dont elle sortait épuisée, meurtrie, palpitante, comme si sa chair eût passé sous le fer du bourreau. La présence d’Alphonse Morand et surtout celle d’Adrienne lui imposaient une contrainte insupportable. Celle de Félicien allégeait son cœur : lui seul avait le pouvoir de la distraire de lui-même.

Grâce à ce caprice de ses sensations, elle espérait que son secret ne se trahirait pas. De fait, Adrienne n’en avait pénétré que juste ce qu’il fallait pour augmenter sa mauvaise humeur contre son mari. Aussi les deux sœurs aspiraient-elles également après leur séparation, pour se livrer avec plus de liberté aux sentiments qui les dominaient.

Le jour du départ, Félicien, en traversant les Champs-Élysées, fut poursuivi par une petite marchande de fleurs qui lui offrait un bouquet de roses. Il l’acheta en pensant à Cécile, quoique ces sortes de galanteries ne s’accordassent pas avec ses habitudes de réserve.

— J’ai compté ces roses, dit-il, lorsqu’il présenta son bouquet à madame de Malmont : il y en a quinze, une pour chacune des journées que j’ai passées ici, et que vous m’avez faites si charmantes.

En ce moment, Adrienne traversa la pièce où Cécile et Félicien parlaient debout ; elle n’entendit pas leurs paroles ; elle ne vit que l’émotion de sa sœur et son regard suppliant qui demandait qu’on l’épargnât. Sans s’arrêter, elle entra dans le salon où était madame de Nerville.

— Félicien et Cécile se font leurs adieux, dit-elle en marquant ses paroles d’une expression très-significative de dédain.

Mathilde la regarda avec surprise.

— Qu’y a-t-il donc ? reprit-elle inquiète ; s’est-il passé quelque chose qui vous ait blessée ?

— Non… pas plus qu’à l’ordinaire.

— Seriez-vous jalouse, ma chère Adrienne ?

— Jalouse ! Ah ! j’espère au moins que Félicien n’appartient pas à cette classe de gens qui, par leur conduite, autorisent la jalousie de leurs femmes.

— Alors donc ?… dit madame de Nerville, pour la première fois se trouvant embarrassée de comprendre.

Adrienne s’expliqua.

— Ne voyez-vous pas, madame, avec quel engouement Cécile écoute mon mari ! quelle foi elle met dans toutes ses paroles ! quelle confiance dans toutes ses opinions ! Voilà précisément ce que Félicien voudrait de moi, ce que je ne puis lui donner, et Cécile semble prendre à tâche de justifier ses exigences.

— Mais pourquoi, avec votre adresse et votre pénétration, n’essayez-vous pas aussi un rapprochement d’idées entre M. Dautenay et vous ?

— Vous le savez bien, madame, c’est impossible ! Il faudrait tout lui sacrifier : sous son apparente douceur, il est si absolu ! Si je faiblissais, il se substituerait à mes sentiments de piété, à mon respect filial ; je ne parle pas de ma considération dans le monde, dont il ne fait aucun cas.

— Gardez-vous de rien changer au fond de vos principes : quand je vous engage à chercher à établir l’union d’esprit entre votre mari et vous, c’est pour que vous preniez sur lui un ascendant dont vous êtes digne.

— Félicien n’aide pas à ce rapprochement : il exagère sans cesse l’audace de ses pensées par celle de ses discours.

— Peut-être une légère concession l’apaiserait-elle ; aimez quelque chose qu’il aime.

— Il n’aime que la science et les livres.

— Et les arts, et le théâtre, et les voyages ? ajouta madame de Nerville en souriant. Mais, puisqu’il aime tant les livres, prenez-le par son faible. Quels sont ceux qu’il préfère ?

— Tous. Oh ! je ne le suivrai pas dans ses lectures.

— Enfin, n’en connaissez-vous pas quelques-uns que vous puissiez lire sans ennui et sans danger ? Un rien sur lequel on s’entend suffit parfois pour ramener le bon accord.

— Vous me dispensez de la littérature moderne, n’est-ce pas, madame ? Au reste, j’avoue que mon mari ne manque pas d’estime pour les classiques. Je crois même qu’il m’a fait un jour une espèce de reproche de ne connaître Corneille que par fragments.

— Eh bien ! lisez celui-là ! il n’est pas à redouter.

— Ah ! mon Dieu ! faut-il que je retourne à l’école !

— Que de choses bien plus difficiles on fait pour conserver sa puissance de femme ! Elle est si flatteuse pour l’amour-propre, cette puissance cachée, dit madame de Nerville en s’enthousiasmant. Comme on jouit bien du triomphe de son art ! Au dehors, on n’est que légèreté, souplesse, douceur, insouciance ; au-dedans, profondeur, persévérance, ambition !

Adrienne écoutait avec surprise, mais sans s’effaroucher. Malgré les montagnes de convictions et de préjugés divers qui la séparaient de madame de Nerville, il existait entre elles une certaine confraternité de sexe. Ce n’était pas comme avec Félicien, où chaque épreuve d’intimité amenait un nouvel obstacle et des symptômes menaçants.

Quant à Mathilde, elle pensait qu’Adrienne n’avait d’autres idées que celles que l’on recueille dans l’enceinte du couvent et de la sacristie ; mais elle n’avait pas la franchise de lui dire que la sacristie n’est pas le monde entier. On voit cependant que, malgré sa dissimulation, elle avait été entraînée à lui donner un conseil salutaire.

V

Pendant quelque temps, Félicien fut près de croire qu’il avait atteint le principal but de son voyage à Paris. Tandis que, confiné dans son laboratoire, il poursuivait la solution des problèmes scientifiques sur lesquels on avait appelé son attention, il savait qu’Adrienne passait en lecture plusieurs heures de la journée. Il espérait que les livres, ces conseillers muets et calmes, qui n’irritent pas l’amour-propre et redressent sans blesser, allaient donner une nouvelle direction à son esprit.

Chaque jour, en effet, Adrienne parcourait les rayons de la bibliothèque pour en extraire un trésor inconnu pour elle. Voltaire, Rousseau, Corneille, Molière, Montesquieu, La Bruyère, Montaigne, etc., tour à tour la sollicitaient. Elle les ouvrit l’un après l’autre, mais ne se laissa captiver par aucun. Tout cela lui paraissait aride, difficile, abstrait, quelquefois grossier et quelquefois puéril, toujours arriéré. Ni l’arome antique ni la saveur gauloise qui s’échappaient de ces livres ne la pénétraient ; elle ne leur empruntait pas cette sève rajeunissante qu’ils communiquent à tous ceux dont l’âme leur est unie par un lien filial ; elle n’y retrouvait pas ses antécédents ; elle ne revivait pas dans leur pensée, sentant se réveiller à leur voix, par une rétrospection merveilleuse, un long passé endormi dans son imagination. Ils la fatiguaient et l’irritaient, quand ils ne l’ennuyaient pas.

Sa foi dans ses propres impressions et sa confiance dans l’éducation qu’elle avait reçue étaient si complètes, qu’elle ne se sentit nulle honte de n’avoir point l’intelligence de ces œuvres de génie. Elle prenait cette impuissance d’admiration pour un triomphe de sa fermeté, et elle voulut en faire part à madame de Nerville. C’était comme si elle lui eût dit : « Vous vous trompiez en pensant que mon esprit avait besoin de nouvelles lumières : il n’y avait rien d’essentiel dans ce qui ne m’a point été enseigné, et je puis y relever bien des choses répréhensibles. » L’excuse d’Adrienne, c’est que ces pensées n’étaient pas le fruit d’une vanité personnelle, mais d’un esprit de secte par lequel elle s’identifiait avec ceux qui l’avaient dirigée jusque-là.

« Depuis un mois, écrivait-elle, que je vous ai quittée, madame, j’ai mené une existence très-laborieuse, car je me suis imposé au moins trois à quatre heures de lecture par jour. Aurais-je jamais cru faire cela pour un mari ?

« Je les connais, maintenant, ces auteurs qui devaient transformer toutes mes idées et ôter ses voiles à mon esprit agrandi. Avouez, madame, que cette admiration superlative, enseignée par l’école pour les écrivains des deux ou trois derniers siècles, surfait beaucoup leur mérite, ou du moins qu’une grande partie de ce mérite est perdu pour nous, parce qu’il n’a point d’application à nos préoccupations et à nos mœurs actuelles.

« Je crois sentir que l’éducation chrétienne que nous avons reçue, nous autres jeunes filles, nous a transportées dans une région plus douce et qui n’est pas moins salutaire ni moins élevée que celles où ces poëtes prétendent nous guider.

« J’ai commencé mes études, car ce sont de vraies études, par Corneille, comme nous en étions convenues. Je vous assure que je m’attendais, avec le sublime qu’on lui attribue et que je veux bien lui reconnaître, à quelque chose de plus innocent. Si l’on ôtait à ses personnages cette poésie pompeuse qui en fait des êtres chimériques, je crois qu’il ne resterait pas des réalités très-estimables.

« Nous sommes émus des combats de Chimène entre l’amour et le devoir ; mais cette émotion découle d’une invraisemblance. Jamais une jeune fille sérieusement vertueuse ne se trouverait dans la position de recevoir chez elle son amant souillé du sang de son père ; c’est du fond d’un cloître qu’elle aurait poursuivi sa vengeance contre Rodrigue, à l’abri de toutes les coupables tentatives de son amour.

« Émilie, dans Cinna, est révoltante ; c’est un gibier de gendarme : est-ce que vous ne trouvez pas qu’elle ressemble à ces femmes ridicules et suspectes qui montent sur les barricades en temps de révolution ?

« Racine est plus chrétien que Corneille : j’aime la tendre soumission d’Iphigénie pour son père Agamemnon, son respect filial qui ne se dément pas devant la mort. Mais Phèdre, malgré ses remords profonds, et qui seraient méritoires devant Dieu, est un honteux personnage. Il y a là de ces choses qui devraient forcer les femmes à se voiler, ne fût-ce, suivant l’expression de saint Paul, que par respect pour les anges. Et pourtant, ce n’est pas devant des anges que l’on entend ces tirades monstrueusement passionnées, c’est devant des hommes trop disposés à se faire un amusement des embarras de la pudeur.

« Enfin, je vous avouerai que je n’ai pu admirer sans réserve qu’Esther, Athalie et Polyeucte. C’est à la fois beau et actuel ; c’est de tous les temps, parce que c’est le reflet de vérités impérissables.

« Est-ce que vous trouvez, madame, que. Molière soit aussi plaisant qu’il le croit, quand il se moque des précieuses ? N’y aurait-il que les grossièretés qui remplissent ses ouvrages, elles suffiraient bien pour jeter des femmes délicates dans les excès du raffinement. Son Henriette des Femmes savantes, que l’on nous offre comme le plus aimable échantillon de la Française, a quelque chose d’impertinent et de déluré qui entraîne souvent à prendre le parti de son ennuyeuse mère. On a beau dire, Armande, dont l’auteur a malicieusement exagéré les sentiments, se rapproche bien plus que sa sœur du type modèle de la jeune personne.

« Je ne parle pas de Tartufe ; je m’en suis dispensée ; je suis sûre que vous-même m’auriez blâmée, madame, si j’avais été jusque-là.

« Les moralistes ne m’édifient pas plus que les poëtes ; mais je comprends très-bien que leurs maximes gagnent le cœur de mon mari. Connaissez-vous, madame, ce passage de La Bruyère ?

« C’est trop, contre un mari, d’être coquette et dévote : une femme devrait opter.
« Si j’épouse, Hermas, une femme avare, elle ne me ruinera point ; si une joueuse, elle pourra m’enrichir ; si une emportée, elle exercera ma patience ; si une coquette, elle voudra me plaire ; si une galante, elle le sera peut-être jusqu’à m’aimer ; si une dévote, répondez, Hermas, que dois-je attendre de celle qui trompe Dieu et qui se trompe elle-même ? »

« Qu’en dites-vous, madame, et croyez-vous que mon mari n’ait pas mis ces belles réflexions à profit ?

« Il est vrai que l’auteur a eu soin de nous prévenir qu’il s’agit d’une fausse dévote. La précaution est bonne ; comme si, pour les hommes qui ne pratiquent pas, toutes les femmes n’étaient pas de fausses dévotes. Je crois bien que Félicien ne m’accuse pas d’être coquette, mais il dirait que je suis mondaine, et s’il ne me taxe pas d’hypocrisie, il regarde, je le sais, ma dévotion comme une affaire de mode : il ne la trouverait sincère que si elle se pliait à tous ses caprices.

« Mais, si orgueilleux qu’il soit, la force de vérité et d’autorité que me prêtent les enseignements sur lesquels je m’appuie le frappe malgré lui. Oui, je suis sûre que j’ai été victorieuse dans une discussion que nous avons eue dernièrement. Il s’est renfermé dans un silence dédaigneux qui n’était qu’une fuite mal dissimulée.

« J’avais ouvert les Provinciales de Pascal.

« — Comment ! tu lis ce livre ? me dit-il avec une surprise à laquelle se mêlait une intention moqueuse.

« — Vous croyez peut-être que je le lis sans le comprendre ; vous vous trompez, et, ce qui le prouve, c’est que je ne l’achèverai pas !

« — À la bonne heure !

« Sans m’arrêter à ce mot, je lui demandai s’il pourrait me dire qui avait raison, dans la question de la grâce et de la liberté, des jésuites ou des jansénistes.

« — Distinguons, comme diraient les Pères, m’a-t-il répondu. Philosophiquement parlant, les jansénistes ont raison : notre liberté, bornée comme toutes les autres facultés de notre nature, a besoin d’une grâce extérieure qui lui vienne en aide pour fuir le mal qui la tyrannise et embrasser le bien qui l’attire et la rebute en même temps. Cette grâce, elle est dans le concours que nous prêtent, suivant notre disposition ou notre croyance, les lois, la société, la philosophie, la religion et certaines autres circonstances favorables. Voilà pour la théorie ; mais, dans l’application, c’est tout différent : nous devons reconnaître une puissance entière à la liberté. Paralyser le mouvement de celui qui est en péril, en le menaçant de fatigue et de défaillance, ne serait ni logique ni charitable.

« J’approuvai Félicien.

« — Votre impartialité me fait plaisir, lui dis-je ; mais avouez que si les jésuites ont eu raison dans une question si difficile, fût-ce même contre saint Augustin, c’est un grand motif de confiance.

« — D’où tu conclus ?

« — Que s’il est vrai que les lois divines et humaines ont besoin quelquefois d’une interprétation, on ne saurait mieux s’adresser pour l’obtenir qu’aux hommes qui se sont donné pour mission la plus grande gloire de Dieu et le triomphe de l’Église, et qui n’ont, que je sache, aucun intérêt humain en opposition avec celui-là.

« — Mais le triomphe de l’Église n’est-ce pas quelquefois, pour ne pas dire toujours, un intérêt humain ? lis Pascal, ma chère amie.

« — C’est inutile ! je le devine.

« — Tu t’abuses sur ta perspicacité. Je serais curieux cependant de savoir ce que tu penserais, toi, toujours si absolue dans tes principes, en voyant les jésuites sophistiquer sur des lois morales dont une conscience honnête s’interdit même l’examen.

« — Je sais ce que vous voulez dire ; j’ai vu qu’il y avait de nombreuses citations des casuistes ; mais voilà pourquoi je ne le lirai pas. Les œuvres des casuistes ne sont pas faites pour le commun des fidèles. Elles ne regardent ni vous ni moi ; elles ne s’adressent qu’à l’homme de Dieu qui est obligé de plonger au fond des âmes pour en tirer un grain de vertu ; où vous voyez des accommodements avec la conscience, je ne verrais, moi, que des moyens adroits d’enlever à Satan ses partisans, pour les inféoder à l’Église. Vous ne répondez pas ?

« C’est inutile : mes répliques, avant d’être entendues, seraient condamnées, comme les arguments de Pascal, avant d’être lus… Tu es superbe !

« Je ne relevai point cette apostrophe ironique, dans laquelle il entrait certainement une bonne dose de dépit. Nous nous sommes tus ; mais j’ai remarqué que Félicien était surpris, et qu’il ne me croyait pas à ce point inattaquable et résolue.

« Depuis ce jour, je n’ai plus rouvert ces livres, qui n’ont pour moi d’autre attrait que celui d’une étude quelquefois agréable, plus souvent aride. Je ne vois aucune nécessité, puisqu’ils ne m’attirent pas, de faire violence à mes goûts ; car je les trouve plus dangereux, moins sains et moins solides qu’on ne me l’avait dit. »

Madame de Nerville s’amusa beaucoup de la lettre d’Adrienne. Elle aussi trouvait superbe cette petite jeune femme qui le prenait de si haut avec Corneille, Racine, Molière, Pascal et tous les écrivains du grand siècle. Cette orgueilleuse pudeur qui ne veut plus baisser ni détourner les yeux, et qui exige que la littérature soit tout habillée de feuilles de vigne, lui paraissait une invention nouvelle et merveilleuse. Ôter à Satan le droit d’exister, supprimer la tentation pour assurer la vertu, n’est-ce pas une œuvre digne du génie du dix-neuvième siècle ?

Elle donna la lettre d’Adrienne à lire à Cécile ; mais celle-ci ne participa point au plaisir philosophique et malin qui avait réjoui sa tante. Comme les personnes qui sont sous l’empire d’une vive préoccupation et qui retrouvent partout la même pensée, elle ne saisit dans les réflexions de sa sœur que ce qui correspondait au trouble de sa conscience. C’étaient les scrupules que témoignait Adrienne à l’égard de Phèdre. Elle s’accusa de trop bien comprendre ce personnage. Eh quoi ! portait-elle dans son sein ces flammes de la passion qui absorbent la pudeur comme les rayons du soleil boivent les vapeurs matinales ?

Elle alla relire les plaintes de l’amante d’Hippolyte ; elle voulait s’interroger, surprendre aussi sa délicatesse en alarmes. Elle ne sentit qu’un entraînement d’âme, un attendrissement sur elle-même qui semblait détendre l’effort douloureux des luttes qu’elle soutenait. Mais cet attendrissement n’alanguissait pas ses forces : il mêlait à ses souffrances une sorte de ravissement de martyre. Elle comprit alors comment, en nous offrant l’image sympathique de nos épreuves, les poëtes, ces grands consolateurs du genre humain, viennent en aide à la liberté combattue.

Madame de Nerville répondit à Adrienne d’un ton persifleur qui émoussait la réplique et ne donnait à l’approbation que la valeur d’une plaisanterie.

Adrienne s’était bien promis de garder avec son mari le secret de ses impressions de lecture : car elle craignait sa critique et ne voulait point aggraver leurs dissentiments. Mais l’orgueil de son insuffisance la tourmentait. Elle se prenait malgré elle à taquiner Félicien. Comment pouvait-il se plaire à relire sans cesse ses vieux auteurs ? — Je juge, disait-elle, des Grecs et des Latins par les Français… C’était certainement un engouement d’habitude… Des écrivains si éloignés de nous, même par le langage !

— Il est possible qu’ils ne soient pas de notre temps ; mais, moi, je suis du leur, répondit Félicien.

— Pourquoi donc me sont-ils étrangers ?

— Ils sont païens. Tu n’as jamais été païenne, toi.

L’esprit d’Adrienne n’admettait pas un grand nombre d’idées ; mais il s’acharnait à celles qu’il avait perçues, et certains mots la frappaient plus que de longs raisonnements. La réplique de son mari : « Tu n’as jamais été païenne, » fut de ce nombre.

Quoiqu’elle eût espéré de madame de Nerville une sympathie plus sérieuse, elle lui continua ses confidences. Les opinions de sa nouvelle amie lui servaient de pierre de touche pour apprécier celles de Félicien, et comme elles étaient exprimées avec moins de profondeur et de conviction, elle n’en était pas autant froissée.

Après avoir rapporté l’entretien précédent, Adrienne ajoutait ce qui suit :

« Je ne crois pas que le chagrin que j’éprouve soit chimérique, ni que l’interprétation que j’ai donnée aux paroles de Félicien soit fausse ou exagérée. Je n’ai jamais été païenne, il est donc païen, lui ! Hélas ! ce n’est que trop vrai. Je ne veux pas dire par là qu’il ajoute quelque foi aux absurdes divinités de la mythologie ; mais, chantées par les poëtes, reproduites par les arts, elles se sont personnifiées dans son imagination sous des formes dont il est idolâtre. Leurs honteuses légendes lui paraissent un tissu de merveilles poétiques, et je lui ai entendu dire quelquefois qu’elles n’avaient pu être créées qu’au temps où la terre avait encore le vêtement d’azur et la sérénité dorée des premiers âges.

« Vous pensez sans doute que ce n’est là qu’un jeu d’esprit ; mais je vous affirme qu’il confond tous les cultes dans son respect comme dans son incrédulité. Sa raison, aveuglée par la présomption d’une fausse science, distingue à peine la sublimité de nos divins mystères, des erreurs superstitieuses des autres religions. Son cœur n’a point une clairvoyance plus pure, car c’est surtout cette foi qui vient de l’éducation et de l’habitude, cette foi d’identification, comme il l’appelle lui-même, qui n’est pas moins païenne que chrétienne chez lui. Il se sentirait aussi frappé de la majesté divine devant la statue de Minerve et le Parthénon, que devant l’image et le temple de Marie. Je crois qu’une pagode de Bouddha lui produirait le même effet. Il m’explique un personnage dont on nous entretenait quelquefois dans les conférences pieuses de notre couvent, et qui était pour nos esprits naïfs une énigme effrayante : Julien l’apostat.

« Vous me direz, madame, que je ne devrais pas aborder ces préoccupations. Mais si je m’égare, à mon tour, la faute en est à lui. Je ne demandais pas mieux que de vivre dans l’heureuse insouciance d’une facile soumission à tous mes devoirs. Il ne veut pas s’associer à cette vie innocente. Comment aurait-elle quelque attrait pour lui ? Il dédaigne tout ce que les autres estiment et il s’arrête à des choses qui n’ont point de valeur pour les hommes raisonnables. C’est ainsi qu’il a recueilli précieusement tout le fatras d’images et d’idées impures, déposées dans son imagination par son éducation classique, ce que chacun, vous le savez, se hâte d’oublier. Vous traitez, j’en suis sûre, cet enthousiasme de l’antiquité de fantaisie insignifiante. Ah ! gardez-vous de croire que cela puisse être indifférent à mon bonheur !

« Non, je ne suis pas coupable de calomnie envers Félicien, en disant que les erreurs de son esprit ont marqué leur empreinte sur son âme. Rien dans sa conduite, il est vrai, ne justifierait une accusation que je porterais contre lui. Cependant, il se mêle à tous ses goûts des fantaisies singulières. Même dans son affection d’époux, refroidie si souvent par le dédain, il montre des exigences qui m’étaient jusqu’alors inexplicables, mais dont je commence à démêler la cause.

« Faut-il achever ma confidence ? Eh bien, je ne crois pas qu’il apprécie à leur valeur les plus belles qualités de la femme… les seules vraies. Mon éducation a été complètement différente de la sienne ; ma mère, avec une vigilance infatigable, a écarté de moi tout ce qui pouvait ternir mon imagination. Jamais aucun livre dont il s’est nourri n’eût paru assez pur pour m’être communiqué. Le peu que l’on était obligé de me faire connaître dans cet ordre d’idées m’était présenté sous des déguisements heureux, qui ajoutaient un voile de plus au bandeau de l’innocence. Quelle récompense de tant d’efforts ? On ne cherchait qu’à me rendre plus digne de son amour, et, si on le consultait sur le résultat, il répondrait sans doute qu’on n’a travaillé qu’à l’amoindrissement de mon être. Je lui ai entendu dire, à propos d’éducations comme la mienne : « C’est une dépense de précautions bien superflue, car elle ne profite qu’à celles qui n’en ont pas besoin. Pour les autres, la nature défait en un instant toutes les entraves dressées par l’habileté maternelle. » Et il ajoutait : « À une innocence si laborieuse, je préfère une vertu naturelle et clairvoyante. » Il aurait dû épouser une veuve ! »

Comme toujours, la lettre d’Adrienne passa sous les yeux de Cécile. Elle la lisait et la relisait avec cette soif meurtrière qui se plaît à savourer le poison. Que de dangers pour une femme lorsqu’elle attache sa pensée à un homme ! l’amour a mille moyens de lui tendre des pièges. La curiosité, la défiance, la peur même sont des amorces ! Cécile prévoyait que les vagues soupçons qu’Adrienne faisait planer sur la délicatesse de Félicien devaient se dissiper à un examen sérieux. Mais, pour le défendre, il aurait fallu mieux le connaître. Plus que jamais, elle fut inquiète, agitée ; elle aurait voulu plonger dans son âme ; car ce qui est suspect, étrange, mauvais peut-être, n’écarte pas l’amour quand il croit y deviner de nouvelles formes de passion.

Les lettres d’Adrienne se succédaient. Avant que madame de Nerville eût eu le temps de répondre, elle reçut encore de longues pages, toutes pleines cette fois de larmes et de gonflements de cœur :

« Rien n’est possible pour le bonheur et l’union, madame, entre Félicien et moi ! Vous rappelez-vous que, dans une des bonnes conversations que nous avons eues ensemble, et qui sont restées gravées dans ma mémoire, vous me disiez : « La communauté des plaisirs est un lien. » Eh bien ! non-seulement nous ne pouvons nous entendre, mon mari et moi, sur aucun genre de distractions, mais il vient de m’être prouvé, dans une circonstance grave, que l’incompatibilité de nos opinions nous empêchera d’accomplir aucun de ces devoirs de société dont l’enchaînement est l’occupation et le charme de la vie.

« Vous ne vous doutez pas, j’en suis persuadée, madame, de l’existence que je mène. Vous vous imaginez que deux époux jeunes, jouissant de la considération publique, riches, et d’un naturel hospitalier, ayant un domestique assez nombreux pour n’éprouver nul embarras de réception, ont toute la journée leur maison remplie de monde. Que vous êtes dans l’erreur ! Je n’ai pu encore offrir un dîner à mes anciennes connaissances, pas même une tasse de thé et un gâteau. Sauf les dimanches chez ma mère, nous vivons dans un isolement complet. Une sordide lésinerie ne nous ferait pas un intérieur plus froid, plus solitaire. Toutes les jolies élégances que mon mari avait rassemblées dans notre ameublement ne nous servent de rien. Je me tiens toute la journée dans un petit salon où quatre personnes ne seraient pas à l’aise. Je n’entre dans les pièces de réception que pour ouvrir les fenêtres, afin d’y renouveler l’air, ou pour clore les persiennes quand le soleil menace de passer les couleurs des tentures. C’est un soin que je prends moi-même, parce que mes domestiques oublient cette partie de la maison, dans laquelle personne ne met le pied.

« Mais en vous racontant ce qui s’est passé entre Félicien et moi, vous allez voir de qui dépend que nous menions un train de vie plus honorable.

« Peu de temps après mon mariage, je fus invitée à tenir la bourse dans une quête au profit de l’Œuvre des Anges-Gardiens. Cette cérémonie fut retardée parce que M. l’abbé Sales, qui devait prêcher le sermon de charité, ne put venir à l’époque fixée. Enfin, elle eut lieu samedi dernier.

« Quoique je n’eusse été prévenue que quelques jours à l’avance, comme je venais de faire mes acquisitions d’été, je pus facilement organiser ma toilette. Ma couturière, en vingt-quatre heures, me fit une robe de grenadine lilas, mais si fraîche, si jolie, que pour la première fois la tête me tourna de vanité. Avec cela, un chapeau blanc garni de lis ; c’était un genre d’ornement tout nouveau, mais pas aussi écrasant que vous pourriez le croire : pour la fête des Anges-Gardiens, n’était-ce pas bien choisi ?

« Je montrai, toute triomphante, ma toilette à Félicien, et je dois avouer qu’il prit part à ma joie. Mais ce n’est pas tout, lui dis-je, nous avons une obligation à remplir : il est d’usage que la quêteuse invite Monseigneur à dîner, parce que la société des Anges-Gardiens est placée sous ce patronage éminent.

« — Fais-le, si cela te plaît ; mais j’y vois un embarras : vous êtes deux quêteuses.

« — Oh ! ce n’est pas une difficulté : madame de Linières, que j’inviterai aussi, me cédera ce privilège. Elle a eu déjà l’avantage de recevoir Monseigneur chez elle, et elle comprendra combien une jeune femme doit être ambitieuse de cet honneur, surtout lorsqu’elle ouvre ses salons pour la première fois.

« — Ainsi il faudra que j’aille avec toi faire à l’archevêché une visite d’invitation ?

« — Sans doute.

« — Mais nous ne recevrons pas Monseigneur tout seul. Quelles personnes inviteras-tu avec lui ?

« — Un peu de monde administratif d’abord : le préfet, le maire, le procureur général, le premier président.

« — Et ensuite ?

« — Dans la société de ma mère, je compte au moins douze personnes, les femmes comprises, que je suis obligée d’inviter, d’autant plus qu’elles sont aussi de la société intime de Monseigneur.

« Ici, mon mari se récria avec une énergie dont je fus atterrée.

« — Non, dit-il, je n’entends pas ouvrir ma maison aux amis de ta mère : ce serait justifier l’ennui qu’ils me causent. D’ailleurs, comme je ne recevrai jamais que les gens que j’estime, je veux qu’ils aient chez moi toute liberté de pensée et de parole, qu’ils n’aient aucun espionnage à craindre. Or, tes dévots et tes dévotes sont tous plus ou moins des inquisiteurs en fonctions.

« — Quelle prévention affreuse ! m’écriai-je.

« — Est-ce que, je ne les entends pas ? On ne médit point chez ta mère, c’est trop peu dire : on enregistre les faits et gestes de toute la ville ; il n’y a pas de bureau de police mieux organisé.

« Je suffoquais, mais je me contins, parce que j’étais décidée à tenter l’épreuve jusqu’au bout.

« — Qui voulez-vous que j’invite, repris-je, puisque vous me privez de recevoir des personnes recommandables avec lesquelles je suis en relations fréquentes ?

« — Cherches-en d’autres.

« — Oui ! des gens que je ne connais pas, pour mieux marquer l’impertinence envers ceux que je connais.

« Je ne pouvais plus comprimer mes larmes. Félicien me laissa pleurer : il ne me céda point. Un jour ou deux se passèrent. Madame de Linières nous devança. Monseigneur dîna chez elle et je fus réduite au rôle secondaire d’invitée. Ce qui me surprit, c’est que Félicien accepta sans se faire prier cette invitation. Mais madame de Linières, quoique d’une piété très-édifiante, a trouvé grâce devant lui ; je ne m’explique pas cette exception.

« Vous comprenez mon chagrin, madame, d’être condamnée à un isolement qui est plutôt encore une humiliation qu’un ennui. C’est une chose qui ne se voit que chez moi. Partout la femme choisit son monde et le mari accepte ; et c’est justice, puisque c’est elle qui a la responsabilité de l’honneur de sa maison.

« Il est vrai que Félicien me répète sans cesse : « Arrange tes réceptions comme tu l’entendras, et dispense-moi d’y paraître. » Comme si son absence ne serait pas une protestation ! Et quelle position équivoque que celle d’une jeune femme qui affiche sa rupture avec son mari !

« Ah ! madame, si un juste orgueil ne me soutenait, si je me laissais aller à m’attendrir sur moi-même, que je trouverais de motifs pour me plaindre ! Quelle profonde tristesse, avec une destinée en apparence si heureuse ! »

Madame de Nerville devenait très-embarrassée de son rôle de confidente : elle commençait à comprendre que toute conciliation était impossible entre les opinions d’Adrienne et celles de Félicien, et par suite entre le plan de vie que chacun d’eux eût adopté, livré à son indépendance. Il fallait que l’un ou l’autre se transformât, abjurât son passé, ses habitudes, même en conservant ses croyances ; mais comme ils paraissaient également attachés à leur manière d’être, il était à craindre aussi que leur ténacité ne fût égale.

Mathilde se prenait de commisération pour Adrienne, qui se donnait tant de peine pour être malheureuse ; mais lui conseiller de s’abandonner entièrement à la direction de son mari, — qui était d’ailleurs incapable de faire violence à ses sentiments religieux, — c’était s’exposer à perdre sa confiance sans aucune chance de succès. On ne pouvait l’influencer que par des avis détournés. Madame de Nerville crut avoir trouvé une excellente occasion de lui démontrer que les femmes de la meilleure renommée dévote n’étaient point toutes aussi absolues qu’elle dans leur rigidité, en lui offrant l’exemple de madame de Linières. Mathilde la connaissait depuis longtemps et avait approfondi sa diplomatie féminine.

Après quelques phrases banales de condoléance sur ses chagrins, madame de Nerville disait à Adrienne :

« Quoi ! votre mari s’est humanisé pour madame de Linières ? Cela ne me surprend pas. Elle n’est point femme à manquer la conquête d’un homme du mérite de M. Dautenay. Ah ! ma chère petite, que n’êtes-vous un peu madame de Linières ?

« Je ne fais point confusion de personnes, n’est-ce pas ? Madame de Linières est la femme d’un riche armateur de Rouen, qui a été président du tribunal de commerce. Elle n’est plus jeune ; elle a passé quarante ans ; mais le soir elle est encore jolie ; sa peau brune blanchit à la lumière ; un peu de maigreur lui a conservé sa taille ; elle aime les toilettes assez décolletées et porte admirablement ses épaules et ses bras nus. Pour achever le portrait, elle a des yeux étincelants de vivacité qui ne s’intimident jamais.

« Je ne doute pas qu’elle n’ait un grand fonds de principes ; car je me rappelle lui avoir entendu soutenir une discussion très-savante sur les rafraîchissements qu’on peut se permettre dans les soirées données en carême. Si je ne me trompe, il s’agissait de glaces et de sorbets : les glaces rompaient l’abstinence, parce qu’elles étaient considérées comme nourriture ; les sorbets étaient permis, parce qu’on les prenait comme boisson, et aussi le thé sans crème était toléré, et avec crème défendu.

« Depuis que j’habite Paris je l’ai rencontrée dans plusieurs maisons ; elle venait souvent ici, ses fils faisant leur éducation dans je ne sais quel établissement religieux. Quelques personnes la blâmaient de ce choix ; mais elle professait hautement cette maxime à la barbe des universitaires : La religion d’abord, le latin ensuite.

« Malgré des déclarations si précises, madame de Linières n’est point scrupuleuse et timorée à l’excès. Ceci n’était pas de son temps. On ne faisait pas autrefois son salut par enthousiasme et pour son agrément, comme maintenant ; on le faisait à son corps défendant, un peu par contrainte et par nécessité.

« Surtout on ne s’avisait point de mettre sous cadenas l’esprit des anciens et des modernes. Les femmes qui étaient encore à leur première jeunesse, il y a vingt-cinq ans, avaient des mères qui se souvenaient de Parny et qui avaient lu Candide ; aussi tout leur semblait édifiant dans les livres dont leurs filles faisaient leurs délices. Celles-ci eurent des maîtres brillants dans toutes les choses de l’âme et de l’intelligence : Victor Hugo leur communiquait son lyrisme, Alexandre Dumas les familiarisait avec les passions, George Sand leur enseignait l’éloquence de l’amour et l’art d’idéaliser de tendres faiblesses, Scribe l’esprit et les manières ; d’Alfred de Musset elles empruntaient une sensibilité railleuse, une gaieté mouillée de larmes ; grâce à Béranger, le piquant de la licence gauloise ne leur était point inconnu ; enfin Lamartine et Chateaubriand ont fait leur éducation religieuse. Je crois vous avoir entendu dire que le Génie du christianisme n’est point un livre approuvé généralement. Il est possible que ce ne soit qu’un christianisme frelaté ; mais du temps de ma jeunesse, et de celle de madame de Linières, c’était orthodoxe comme l’Évangile.

« Tant d’éléments mêlés pouvaient bien établir quelque confusion dans les vocations ; la phalange féminine n’était peut-être pas aussi bien dressée que maintenant. Mais enfin, l’âge aidant, ce fut l’impulsion religieuse qui triompha. Moi, leur aînée, je leur ai vu opérer tout doucement leur quart de conversion. Cette indécision apparente dans les débuts ne les a point empêchées d’être des servantes très-actives de l’Église. Ce sont elles qui ont créé le monde religieux tel qu’il est : elles ont entraîné leurs maris ; elles vous ont façonnées, mes chères petites dévotes, mais elles ont fait comme la plupart des ministres chargés de l’éducation d’un prince royal : elles se sont efforcées de prolonger votre minorité, pour faire durer leur saison d’éclat. Elles vous ont tenues par la lisière des scrupules : jugeant que la science du bien et du mal ne convenait point à votre constitution fragile, elles s’en sont uniquement approprié les fruits. Toutes pieuses qu’elles sont, elles dévorent ce que vous n’osez pas seulement regarder. Elles savent bien que l’ignorance n’est point nécessaire à la vertu ; aussi elles ont dépassé Ève, car elles cumulent la science, l’orgueil et le salut par-dessus le marché.

« Généralement aussi, elles sont ou elles étaient aventureuses dans leur zèle ; elles ne restaient pas toujours sur la défensive, cachées derrière leur bouclier comme certaines personnes que je connais. Sans doute elles cherchaient à ramener dans la bonne voie ceux qui leur étaient attachés ; mais plutôt que de les abandonner à une autre puissance que la leur, elles les auraient poursuivis jusqu’en enfer. La conscience des services rendus leur faisait croire peut-être que tout leur était permis, et leur levain d’éducation les rendait capables de beaucoup oser. Enfin, la différence entre cette génération et la vôtre, ma chère Adrienne, c’est que, dévotes et femmes, elles étaient plus femmes que dévotes, et que vous êtes plus dévotes que femmes. Je ne sais pas ce qu’elles feraient aujourd’hui, mais je sais qu’il y a seulement dix ans, quand elles étaient en coquetterie avec un homme ou des hommes, — en tout bien, tout honneur, — elles auraient vendu le pape pour un hommage de leur cour.

« Ne croyez pas, ma chère Adrienne, que je vous propose madame de Linières comme modèle. En vous la faisant connaître, j’ai voulu simplement vous prouver qu’un peu d’audace est quelquefois nécessaire ; qu’il ne faut jamais renoncer à son rôle de femme quand on veut assurer son triomphe, et que l’amour de Dieu autorise, je crois, des accommodements avec le pécheur, fût-il un mari. »

Madame de Nerville réussit jusqu’à un certain point à atteindre le but qu’elle s’était proposé en écrivant cette lettre. L’humeur et le mécontentement d’Adrienne se compliquèrent de perplexités. Une lumière importune irritait son esprit. C’était pour elle un sujet d’impatience et de trouble de ne pas rencontrer chez les personnes qui partageaient ses convictions toute l’inflexibilité qu’elle aimait à reporter de ses idées à sa conduite ; elle aurait voulu douter de la vérité des détails donnés par madame de Nerville ; mais elle se rappelait qu’ayant demandé un jour à Félicien de quoi madame de Linières et lui avaient causé avec tant d’animation, il avait répondu : « — De Madame Bovary. » Tout étonnée, elle avait repris :

— Mais madame de Linières n’a pas lu cet affreux livre ?

— Parfaitement.

Telle avait été la réponse de Félicien.

Par un caprice singulier de sa destinée, c’était particulièrement dans sa mère et son mari qu’Adrienne croyait reconnaître cette rigoureuse logique de direction que seule pouvait admettre et comprendre son esprit étroit et opiniâtre : dans sa mère, elle la trouvait pour son édification et son bonheur ; dans son mari, pour son scandale et son tourment.

Elle pensait quelquefois à demander conseil à madame Milbert ; mais certains préceptes de morale bourgeoise qu’elle s’était inculqués de bonne heure lui avaient appris qu’il ne faut jamais mettre aux prises sa mère et son mari.

Elle avait aussi son directeur. Hélas ! il n’y avait pas grand’chose à en tirer. C’était un vieillard d’une piété douce et candide. On le lui avait choisi dans son enfance parce qu’il était parfaitement en rapport avec elle pour l’innocence d’esprit et de cœur. Cet excellent homme n’entendait rien à la dévotion mondaine et aux exigences de sa jeune pénitente. Il en était resté aux dix commandements de Dieu, auxquels, si on l’avait consulté, il en aurait en bien des cas ajouté un onzième, pour prescrire à la femme obéissance à son mari. Mais il était intimement persuadé que dans le quatrième commandement est compris implicitement un ordre de soumission pour tous les mineurs envers les majeurs. Aussi, lorsque Adricnne se hasardait quelquefois à se plaindre de Félicien, il l’interrompait en lui disant :

— Votre mari vous permet-il d’aller à la messe et aux vêpres le dimanche ?

— Oui, mon père.

— De faire maigre le vendredi ?

— Oui.

— Eh bien ! priez Dieu pour sa conversion.

Ce qui voulait dire : laissez-le en repos.

Le fait est que, de son temps, le digne homme avait connu des époux moins faciles. Mais Adrienne pensait que l’on n’est point femme, jeune, riche, belle ; que l’on ne met point des lis sur son chapeau en l’honneur des anges gardiens, pour obtenir uniquement de son mari d’aller aux offices le dimanche et de faire abstinence un jour la semaine. Aussi désirait-elle vivement s’adresser à quelqu’un qui fût mieux renseigné sur les droits de la puissance féminine, et elle ne retardait cette démarche que parce qu’elle coûtait à sa timidité.

Cependant madame Milbert observait sa fille et elle comprenait à sa façon, mais subtilement, les difficultés qui la chagrinaient. Quand elle l’avait vue plongée dans la lecture des auteurs anciens, elle lui avait dit :

— Que cherches-tu là-dedans ? Est-ce que ton mari ne te trouve pas assez liseuse ? A-t-il peur que ton esprit ne soit pas à la hauteur du sien ? Lis nos livres, tu en sauras autant que lui.

Adrienne, préoccupée, n’avait point réfléchi d’abord à la recommandation que lui faisait madame Milbert ; puis elle se ravisa, et en vint à penser que c’était là peut-être que l’attendait le secours qu’elle réclamait vainement depuis si longtemps.

— Ma mère, dit-elle un jour, quels livres as-tu donc à me prêter ?

Madame Milbert conduisit sa fille dans sa chambre : sur une table étaient rangés une vingtaine de volumes, maintenus par une planchette, garnie de deux encoignures, en bois de Spa. Ces livres étaient de tous les formats possibles au-dessous de l’in-octavo. Madame Milbert en relut les titres et elle paraissait dans un grand embarras, étant également affriandée par chacun d’eux. Enfin elle en choisit une douzaine qu’elle mit entre les bras de sa fille. Adrienne fit porter dans sa voiture cette bibliothèque improvisée, et à peine arrivée chez elle en commença l’examen.

Il y avait de tout : des méditations pieuses, des controverses, des romans, des livres de morale, mais cependant pas de livres dogmatiques. Adrienne consulta d’abord les plus petits de ces volumes ; ils étaient doux et innocents. C’étaient de courtes prières, accompagnées de la recommandation d’une pratique de vertu pour chaque jour en particulier, avec l’invitation de faire un pèlerinage en esprit à l’une des quelques mille Notre-Dame célèbres : Notre-Dame de la Salette, Notre-Dame de Peyragarde, Notre-Dame de Galloro, Notre-Dame d’Atoche, etc. Sans quitter son prie-Dieu, on pouvait aller recueillir la grâce aux extrémités de la terre. Fi de la coquille et du bourdon ! voilà un expédient qui rivalise avec la vapeur et la télégraphie.

Dans toute autre occasion, Adrienne eût été ravie de cette dévotion mise en amusette pour les grands enfants, comme on fait des jeux savants pour les écoliers ; mais elle était triste et commençait à comprendre l’inanité de toutes ces choses dans les sérieux embarras de l’esprit et de la conscience. Elle feuilletait le petit livret, lisant et répliquant tour à tour :

« Mon enfant (c’était Marie que l’auteur avait fait parler), je vous donne pour pratique la sagesse. » — Hélas ! se disait-elle, sais-je maintenant ce que c’est que la sagesse ? Autrefois, c’était un ensemble de préceptes qui s’appliquaient à Dieu, à ma famille, à la société. Mais un esprit en révolte a communiqué son désordre à mes idées. Comment reconnaîtrai-je les voies de la sagesse ? Faut-il, pour y marcher, me laisser guider par les enseignements que j’ai reçus jusqu’ici, ou suivre le maître que l’on m’a donné dans les sentiers mêlés et obscurs qu’il fréquente ? »

En rouvrant le livre, elle voyait ces mots : « Mon enfant, je vous donne pour pratique la paix. » — Quelle douce pratique ! reprenait-elle ; mais, puis-je me la procurer seule ? La paix veut l’accord de deux cœurs, de deux volontés : il y a aussi deux sortes de paix. Plutôt une guerre acharnée que cette paix morne qui naît de deux antipathies qui se contiennent. Et pourtant, mon Dieu ! c’est cette paix-là qui nous menace.

« Je vous donne pour pratique la fuite des compagnies dangereuses, » lut-elle encore. Et elle se demanda quelles étaient pour elle les compagnies dangereuses. Elle n’avait jamais été entourée que de gens dont on pouvait tirer honneur et édification, de gens riches et pieux, considérables et considérés ; c’était le choix du choix ! Par quelle fatalité, se disait la pauvre Adrienne, sont-ils devenus en exécration à mon mari ?

Elle passa rapidement sur plusieurs petits livres de méditations mystiques où l’on enseignait à l’âme à faire abnégation de tous ses sentiments naturels en les remplaçant par une ferveur amoureuse pour la personne divine.

— Je n’ai jamais été capable de tant de perfection, disait Adrienne componctueusement, et mon mari m’en écarte encore. Il me fait manquer mon bonheur en cette vie et mon salut en l’autre, à moins que la miséricorde de Dieu ne me tienne compte de mes épreuves.

Adrienne trouva ensuite sous sa main les narrations de certains miracles qui venaient de surgir : apparitions de madones, d’hosties sanglantes, etc. La véracité de ces prodiges était établie dans des dissertations où l’on critiquait avec une violence doucereuse, mais implacable, certains prélats dont la prudence s’était abstenue de porter un jugement. Adrienne remarqua qu’elle n’avait point eu connaissance de ces controverses : ses préoccupations étaient si constantes qu’elle n’était plus au courant de rien.

Elle laissa aussi de côté de longues paraphrases sur des dictons populaires, dont on faisait des applications dévotes, afin qu’on eût toujours en vue le respect qu’on doit aux Révérends Pères, en disant : « L’habit ne fait pas le moine, » et qu’on ne s’endormît pas sur l’oreiller de l’impénitence finale, en répétant : « Mieux vaut tard que jamais ! » Elle négligea même plusieurs recueils d’historiettes de forme et de moralité trop vulgaires pour s’appliquer à elle. C’étaient particulièrement des leçons données aux pauvres gens dans le but de leur inspirer confiance, vénération et politesse pour la dame de bienfaisance et la sœur de charité dont ils reçoivent les visites.

— Le bon Dieu protège les humbles, soupira Adrienne, et met à leur portée des secours qu’il me refuse !

Elle renvoya à un moment plus opportun la lecture des conversions miraculeuses de plusieurs héros de tout corps et de tout grade, parmi lesquels le zouave brillait d’un éclat mérité. Dans ces sortes d’historiettes, où les ressorts sont peu variés, le soldat converti est toujours le triomphe de l’amulette bénite. Ordinairement, cet enfant des camps a été toute sa vie un homme de sac et de corde ; mais il a gardé, par habitude autant que par respect, quelque relique du temps trop court de son innocence : c’est une médaille, un scapulaire, un chapelet, ou quelque prière qu’il ne lit pas, mais qu’il porte appliquée sur la poitrine. À l’heure de la mort, le charme opère, et, par l’effet de la merveilleuse recette, on voit apparaître l’âme d’un saint où l’on n’avait connu jusqu’alors que l’enveloppe d’un sacripant.

Enfin Adrienne poussa un cri de triomphe : elle avait trouvé ce qu’elle cherchait. Ce furent d’abord de beaux romans qui, sans être qualifiés religieux, étaient le suprême de l’art jésuitique. Tout y était voilé, atténué, dissimulé ; le héros y accomplissait des miracles d’amour, mais sans jamais prononcer ni aux oreilles d’autrui, ni même dans son for intérieur, le nom de ce sentiment qui n’est certes qu’un piége de la nature, une erreur de distraction de la divinité. Toujours c’était l’amitié la plus pure qui le faisait agir, et si son cœur se sentait un mouvement d’une impétuosité un peu trop tendre, il le dirigeait vers la vierge Marie par une ardente invocation, moyen ingénieux de soulager ses émotions sans nuire à la vertu du prochain.

Quant à l’héroïne, c’était la perfection incarnée. Elle ne méritait qu’un reproche, minime d’ailleurs en ce genre de littérature, c’était d’être en contradiction perpétuelle avec l’expérience, de démentir les phénomènes les plus évidents des lois naturelles. Ainsi, pauvre et vertueuse, elle attirait à elle les billets de banque, comme le diamant attire les brins de paille et de papier. Complaisant mensonge des fictions dévotes ! C’est la pauvreté alliée au vice, et non la pauvreté unie à la vertu, qui est susceptible de produire ce magnétisme prodigieux.

— Voilà au moins des ouvrages, s’écriait Adrienne, sur lesquels on peut jeter les yeux sans crainte.

Elle lut avec tant d’admiration qu’elle se crut émue ; elle n’avait plus rien à envier à Félicien : elle aussi avait eu son heure d’enthousiasme littéraire !

Ce n’était là pourtant qu’un premier succès ; la mesure de sa joie fut comblée quand elle mit la main sur un livre de morale spécialement destinée aux femmes, où celles-ci étaient divisées en catégories. Elle s’oublia bientôt à cette lecture, et elle en sortit avec un délicieux rassasiement d’exhortations onctueuses et fleuries. C’était là tout ; point de conseil sérieux et fort. Mais Adrienne était enivrée et ne s’en aperçut pas. Elle devait s’abuser d’autant plus facilement que l’auteur semblait s’être appliqué à glisser sur les difficultés, tout en paraissant en faire l’objet de sa préoccupation. Peut-être eût-on trouvé là des lumières pour la mesure de développement qu’il convient de donner à la crinoline, qui n’est pas prohibée, parce qu’elle est digne, gracieuse et décente, ou pour tailler l’envergure d’une robe ou l’échancrure d’un corsage. Les petits défauts des femmes mêmes y étaient agréablement raillés : la vanité, la médisance, la jalousie y étaient attaquées à armes courtoises ; les ridicules y étaient traités en enfants gâtés qu’on caresse en les réprimandant. Mais l’enseignement nécessaire pour éclairer et soulager l’âme dans l’accomplissement de ces devoirs domestiques qui se confondent avec les devoirs sociaux était tellement superficiel, qu’il ne pouvait s’adresser qu’à ces favorisées du sort pour qui le joug de la destinée est doux et son fardeau léger. Rien n’annonçait qu’on eût prévu qu’il existe souvent pour les femmes des tâches laborieuses qui réclament tout l’effort d’intelligence et toute la persévérance de vertu que la nature humaine est capable de fournir.

Adrienne, malgré son enthousiasme, ne vit point sans quelque dépit que ses concurrentes en œuvres dévotes étaient déclarées irrésistibles dans l’art des conversions. Sa défaite lui en paraissait d’autant plus sensible. Peut-être se serait-elle longuement tourmentée à imaginer leurs moyens d’influence, mais la sainte hardiesse du révérend père auteur du livre lui en épargna la peine. Il renvoyait pour s’instruire là-dessus aux canapés des dames solliciteuses qui, s’ils pouvaient parler, nous découvriraient les mobiles qui mènent le monde. Adrienne fut un peu étourdie par cette révélation qu’elle ne comprenait qu’à demi. Son canapé était des plus innocents, le miracle qui lui eût délié la langue eût été en pure perte. Soit froideur ou fierté, le zèle de propagande de la jeune femme s’arrêtait devant l’emploi de certaines séductions : elle ne faisait trafic ni de ses faveurs ni des dons de Dieu, elle ne pratiquait aucune espèce de simonie !

Cependant, comme le révérend père ne pouvait pas avoir tort, comme elle ne se reconnaissait non plus jamais en défaut, son peu de succès fut attribué tout entier à Félicien : lui seul au monde était inconvertissable !

Le besoin de récriminations se faisait sentir de nouveau ; elle écrivit encore une fois à madame de Nerville :

« Ma tristesse, madame, augmente tous les jours, car tous les jours je sens combien Félicien et moi nous sommes étrangers l’un à l’autre. Croyez-vous que je ne sois pas blessée dans mon estime pour mon mari, en le voyant sans cesse en opposition aux idées reçues ? Je dois peu me soucier, n’est-ce pas, des romans de M. de Saint-Firmin ; mais enfin ces romans sont dans les mains de toutes les jeunes femmes, de toutes les jeunes filles même ; on peut les regarder comme des lectures approuvées. Eh bien ! mon mari, pour n’avoir pas à s’en expliquer, feint de ne pas s’apercevoir que je les lis, au lieu de s’intéresser à ce que je fais. Quand je l’ai eu obligé à en parcourir quelques-uns, en lui demandant ce qu’il en pensait :

« — Rien, m’a-t-il répondu.

« Je paraissais mécontente.

« — Que veux-tu que je te dise ? a-t-il repris, cela n’existe pas.

« Vous le comprenez, madame, cela n’existe pas, parce qu’il ne s’y trouve rien d’effronté, d’audacieux, d’impudique même. Le grand mal, en effet, quand on ne présenterait jamais à des jeunes femmes que des tableaux voilés du monde, la vérité dût-elle en être altérée. Est-ce un mérite pour un écrivain de désabuser l’innocence et la vertu ?

« Mais ce qui est bizarre et révoltant, c’est que mon mari prétend que ces livres choisis ne sont pas plus moraux que d’autres.

« — S’ils sont inoffensifs, dit-il, ce n’est pas parce qu’ils renferment une saine morale, c’est parce que tout y est effacé et déguisé. Si un procédé quelconque pouvait rendre visibles ces pâles empreintes du monde réel, on y verrait paraître ce qui fait le fond des autres romans : des épouses ennuyées rêvant l’adultère, des vieillards suborneurs, des amoureux trichant l’autorité paternelle pour subtiliser un peu d’amour.

« Je vous cite ces paroles, madame, pour vous montrer que, par une prévention ou une erreur inexplicable de son esprit, il voit toujours le mal où il n’est pas et ne veut jamais le voir où il est. Il prétend même que ce n’est que chez les nations protestantes : les Allemands, les Anglais, les Américains, que l’on sait écrire des livres pour les femmes et les enfants.

« Quand il m’a fait cette réponse dédaigneuse : « Cela n’existe pas, » la patience a failli m’échapper. J’avais sur ma table la Vie de sainte Élisabeth de Hongrie et celle de sainte Madeleine.

« — Et cela existe-t-il, monsieur ? lui ai-je dit en lui montrant ces œuvres de deux écrivains admirables dont la célébrité a retenti dans toute la France. Je le croyais modeste en présence du génie ; non, son orgueil a refusé de s’humilier devant ces éminentes supériorités.

« — La Vie de sainte Élisabeth, a-t-il répondu, est une charmante légende que l’on a gâtée par des détails qui ridiculisent la charité.

« Puis il a ajouté :

« — Singulier livre de piété que la Vie de sainte Madeleine, qui fait penser sans cesse à la courtisane amoureuse !

« — Comment osez-vous avouer, monsieur, que vous êtes capable de concevoir de telles idées ?

« — Et comment ne vois-tu pas, toi, a-t-il répliqué avec impatience, qu’on ne pouvait sortir impunément de la réserve de l’Évangile en parlant de la Madeleine ? Définir l’amour divin s’adressant à l’humanité de Jésus-Christ, c’était tomber aussitôt dans l’amour humain. L’auteur a pensé qu’il sauverait cet inconvénient en traitant d’amitié le sentiment qui unit Jésus et Madeleine. C’est toujours le même procédé hypocrite, qui croit transformer les choses en changeant leur nom.

« Il prononça ces dernières paroles comme en se parlant à lui-même, avec une tranquillité qui m’a navrée, parce que j’y voyais une preuve de son endurcissement. Je me suis caché le visage dans les mains pour lui dérober mes larmes. Il a voulu me forcer à le regarder.

« — Tu es charmante, répétait-il, quel dommage que tu sois si obstinée !

« — Oui, vous croyez tout réparer par quelques cajoleries ; mais c’est pour vous que je m’afflige, car vous devriez sentir qu’il est des choses que la critique ne doit aborder qu’en frémissant.

« Félicien a levé les épaules et a continué de m’embrasser. Voilà souvent ses seules réponses quand la discussion est arrivée à un certain point. Ah ! madame, si vous saviez ce qui se passe alors en moi, j’ai peur de mes sentiments. Je suis lasse et irritée, et je ne sais ce qui me lasse et m’irrite le plus de son dédain ou de son amour.

« Tenez, hier encore, après ma prière du soir, je faisais en esprit un pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette, pour expier, par mon culte, le sacrilège emploi que l’on a fait de ce saint patronage. Mon mari a jugé à propos de m’interrompre :

« — Adrienne, m’a-t-il dit, relève-toi ; je ne veux pas que tu restes si longtemps à genoux.

« C’est ainsi qu’il est touché du spectacle de ma prière. Comment pourrait-il se convertir : il ne se laisse jamais édifier ?

« Oui, madame, quand je reste le soir en prière ou en méditation, à genoux, plus d’un quart d’heure, mon mari, qui prétend que je m’impose une fatigue nuisible à ma santé, m’enlève de mon prie-Dieu, me prend dans ses bras et me couche sur son lit. Combien de fois, les dents serrées, la main sur la bouche, me suis-je fait violence pour retenir les terribles paroles prêtes à m’échapper :

« — Vous voulez me traiter en femme qu’on aime, lui aurais-je dit ; mais je ne veux pas être aimée par vous, qui êtes rebelle à Dieu !

« Plaignez-moi, madame, et soyez indulgente pour ces tristes épanchements d’une douleur qui s’égare peut-être, mais qui n’a que des motifs pieux et honorables. »

VI

Ces révoltes intérieures, dont le tableau se déroulait dans les lettres d’Adrienne, avaient-elles leur contre-coup dans l’âme de Félicien ? On eût pu en douter, à voir l’espèce d’indifférence hautaine avec laquelle il délaissait le soin de son bonheur. Hors sa résistance à recevoir chez lui les amis de madame Milbert, jamais il n’avait imposé en rien sa volonté à Adrienne. Non-seulement tout effort de despotisme était incompatible avec son caractère, mais il s’était bien vite convaincu que l’homme civilisé n’a aucun moyen, on pourrait même dire aucun droit, de contester à la femme l’autorité domestique. Reprendre sa liberté par un divorce qui ménage la dignité des époux, en conservant des apparences de concorde, c’est la seule chose faisable. Félicien alors, comme aux premiers temps de son mariage, hésitait à prendre ce parti. Il se répétait que c’était renoncer pour jamais à cette voie facile où le bonheur est placé sous la sauvegarde des mœurs, et dès lors s’environne de calme et de sécurité. Mais cet état mixte entre la désunion et l’accord ne pouvait être que de courte durée. Chaque circonstance nouvelle de la vie des deux époux devait donner un caractère plus violent à ces épreuves qu’ils subissaient l’un par l’autre, et l’apathie une fois secouée, les sentiments ou les passions qu’elle endormait allaient reprendre toute leur énergie.

M. Dautenay reçut une lettre de madame de Nerville qui lui apprenait un de ces affreux événements dont l’annonce cause toujours une vive émotion, dans quelque disposition que l’on soit à l’égard de ceux qui en sont les victimes. Madame de Malmont était veuve ; son mari s’était tué dans une maison de jeu de Hombourg. Elle allait se rendre immédiatement à Nancy : madame de Nerville l’accompagnait ; mais deux femmes ne suffiraient pas aux tristes devoirs qu’elles avaient à remplir. Cécile ne voulait pas que le corps de son mari demeurât en pays étranger ; que son tombeau surtout fût élevé dans un lieu où il rappellerait sans cesse le souvenir déshonorant qui s’attachait à sa mort. Dans les démarches si pénibles que nécessitaient ces circonstances, madame de Malmont ne pouvait se passer ni d’un appui, ni d’un conseil. L’alliance de famille qui existait entre elle et M. Dautenay autorisait donc madame de Nerville à s’adresser à lui, au nom de sa jeune parente, pour lui demander son secours.

Félicien reçut cette lettre par le courrier du soir. Le lendemain, à huit heures du matin, il était à Paris à la gare du chemin de fer de l’Est, où lui avait été fixé le rendez-vous avec madame de Nerville et madame de Malmont. Lorsqu’il aperçut Cécile, il la trouva changée et plus touchante encore. Elle n’avait pas eu le temps de préparer cette toilette de deuil qui, toute lugubre qu’elle est, donne à la femme qui la porte une sorte de majesté. Elle avait choisi pour vêtement ce que sa garde-robe renfermait de plus sombre et de plus simple. Ses cheveux, à l’ombre de son chapeau de crin noir, étaient lissés sur son front en bandeaux plats. Elle était pâle, et avec l’expression plaintive de son visage, avec cette mise toute modeste et cette coiffure sans apprêt, elle avait un air de jeunesse qui séduisit Félicien.

La route se fit d’abord très-silencieusement ; M. Dautenay et madame de Nerville respectaient la triste méditation de leur compagne : de temps en temps seulement, Mathilde interrogeait Félicien sur un accident du paysage, sur le nom du château que l’on apercevait dans le lointain, sur celui de la petite rivière qui traversait la plaine, ou de la ville qui formait amphithéâtre sur le coteau. Cécile, placée en face d’eux, n’écoutait pas, ne parlait point : elle était morne, immobile ; elle se sentait isolée de tous par cet abîme profond qu’une pensée de mort creuse entre vous et ceux qui ont les préoccupations de la vie. Cependant, à travers son accablement, elle voyait Félicien : ces yeux doux et passionnés qu’elle aimait, cette haute stature, cette taille élégante et souple, un peu penchée. Une émotion tendre s’insinuait dans sa douleur. Ils parcouraient alors ces plaines monotones de la Champagne, où pas un mouvement de terrain ne distrait le regard, où pas un arbre, une chaumière ne vous apporte une idée de fraîcheur et de repos. On était en plein été. Sur cette terre aride, le soleil épanchait une stérile ardeur. Cécile aussi, impuissante et consumée, s’alanguissait sous une triple impression : sa tristesse, son amour et la chaleur énervante.

À peine furent-ils arrivés à Nancy qu’ils se séparèrent. L’ordre avait été donné de suspendre la cérémonie funèbre. Félicien partait pour Hombourg le soir même, afin de rendre les derniers devoirs à l’époux de Cécile. Pendant ce temps, les deux femmes s’installaient dans la demeure où madame de Malmont avait toujours habité, tant qu’avait duré son séjour à Nancy.

Cette maison, vide depuis le départ de Cécile, était restée confiée à la garde d’une domestique. La jeune femme y retrouva tout son passé, comme s’il ne s’était évanoui que de la veille ; car les souvenirs se ravivent dans la contemplation de la mort. Elle versa des larmes amères sur cette existence unie à la sienne, mal employée et tranchée trop cruellement. Mais ce lien qui leur avait été funeste, qui avait pesé à tous deux, il persévérait après la mort… tout souillé de sang ; il la rattachait pour jamais à un tombeau !

À Hombourg, Félicien recueillit des détails navrants. Plusieurs fois, Eugène de Malmont, avant le jour de la catastrophe, avait témoigné le désir d’en finir, si la chance ne lui était pas favorable. Ce n’est pas qu’il fût ruiné complètement : il possédait encore, de sa fortune particulière, une ferme d’une centaine de mille francs ; mais il fallait, tant pour s’acquitter que pour vivre, vendre ce dernier lambeau d’un important héritage de famille, et il avait une invincible répugnance à en venir à cette extrémité.

D’ailleurs, l’âpre passion du jeu avait consumé en lui le goût, le sentiment, l’appétence à quoi que ce fût. Aimer ?… il avait oublié les femmes ; manger ? ce n’était plus qu’une insipide nécessité ; dormir ? son cerveau enflammé lui permettait à peine chaque nuit le soulagement de deux à trois heures de sommeil. Tout le temps que le banquier siégeait devant le tapis de la roulette, Eugène de Malmont restait dans la salle de jeu. Même quand il ne jouait pas, il regardait ; quand il ne regardait pas, il écoutait. Tour à tour le banquier ramenait à lui l’or et l’argent des perdants, qui tombait en bloc dans la caisse ; puis, faisant ensuite glisser d’autres pièces l’une sur l’autre, il formait sous sa main de nouvelles piles pour tenir les mises. Ces mouvements s’exécutaient avec une régularité implacable, et la sonorité métallique différente et si intense et si nette qui accompagnait chacun d’eux se rhythmait dans les nerfs et le cerveau d’Eugène de Malmont. C’était un stimulant qui sollicitait encore ses ardentes convoitises ou une importunité cruelle qui fatiguait son désespoir.

Une nuit, au moment où le banquier se levait de son siége, où les joueurs se disposaient à partir, Eugène de Malmont, étendu sur un divan, à l’extrémité de la salle, avait fait un mouvement pour s’en aller ; puis, se ravisant, avait appliqué sur son front le canon d’un pistolet qu’il avait tiré de sa poche. Un instant après, son cadavre mutilé épouvantait tous ceux de ses compagnons dont l’égoïsme n’avait pas encore atteint ce dernier degré d’insensibilité qui fait que le malheur d’autrui ne vous touche plus ni par la pitié ni par la terreur.

On remarqua que la fortune, ce soir-là, ne lui avait point été constamment défavorable, et qu’il n’avait pas eu plus de raison de se tuer qu’un autre jour. Mais il était probablement dans une de ces heures ténébreuses où l’imagination se complaît à accumuler autour d’elle toutes les ombres de la vie, et peut-être alors n’avait-il pu se résoudre à braver une fois de plus la solitude sinistre à laquelle il s’était condamné.

Après avoir acquitté la dernière dette contractée par Eugène de Malmont, Félicien revint à Nancy, escortant le cercueil, qui fut placé dans un tombeau de famille. Les cérémonies funèbres achevées, il fallut remplir certaines formalités légales pour mettre Cécile en possession de ses droits et liquider la succession du défunt. Pendant trois jours, elle et Félicien, accompagnés de madame de Nerville, ne quittèrent pas le cabinet des hommes d’affaires. Ces soins desséchants achevaient d’épuiser dans l’âme de Cécile tout ce qui n’était pas son morne chagrin. À la dernière de ces longues séances, elle eut un évanouissement causé par la fatigue de l’immobilité du corps et de la contention d’esprit. Mathilde avait exigé alors qu’elle allât respirer quelques instants la fraîcheur du soir avec Félicien, tandis qu’elle-même rentrerait à la maison pour achever les préparatifs de départ du lendemain.

Au moment où madame de Nerville les quittait, Félicien et Cécile se trouvaient auprès de la place Stanislas, cette merveille de la Lorraine, qui, ce soir-là, avait égayé par un air de fête l’ennuyeuse solennité qu’elle doit au style royal des monuments qui la décorent. De nombreux becs de gaz l’illuminaient et faisaient des orgies de lumière derrière les vitres des cafés qui la bordent d’un côté. Ses fontaines, dont le flux cristallin s’épanouissait dans les vasques avec des pétillements sonores, idéalisaient leurs groupes mythologiques, en s’enveloppant dans la blancheur intense de ces flammes stridentes mêlée aux lueurs indécises des étoiles. D’une salle de bal improvisée qui se dissimulait dans un enfoncement de la place s’échappaient des sons que les vapeurs du soir promenaient moelleusement dans l’espace, en leur donnant des retentissements d’une harmonie limpide et pénétrante.

Les sensations joyeuses qui émanaient de cet aspect, de cet éclat et de ces mélodies froissaient la tristesse de Cécile et lui apportaient un remords. Elle se hâta d’entraîner Félicien sous les sombres ombrages du parc qui sert de promenade aux Nançois et qui est situé à l’une des extrémités de la place. Elle ne s’arrêta qu’à l’endroit où les notes égarées n’arrivaient plus à son oreille qu’avec des voix plaintives.

Là, elle s’assit accablée ; mais un nouveau tourment l’attendait : elle s’étonna de trouver si solitaires ces lieux qu’elle avait laissés peuplés de tant de rêves, rêves indéfinis et mystérieux qu’elle n’aurait pu expliquer, mais dont la présence invisible faisait frissonner le feuillage autour d’elle, attirait son cœur soulevé, comme une vague émue, dans des élans d’amour, et endormait ses chagrins sous d’impalpables et charmantes caresses.

Hélas ! plus de rêves : la solitude ou un fantôme glacé, la mort ! et plus désolant encore peut-être, un amour impossible.

— Oh ! que n’est-il là ! répétait tristement Cécile, que n’est-il là, vivant et joyeux comme autrefois, et que ne suis-je morte à sa place !

Félicien ne vit dans ces exclamations que l’accès nerveux d’une mélancolie exaspérée par des images funèbres. Il chercha à calmer sa compagne en lui montrant que le bonheur est plus facile et moins rare qu’on ne croit : il nous échappe d’un côté, mais il revient inopinément de l’autre. Cécile niait ces consolations ; elle s’attachait à sa désespérance : la vie lui apparaissait comme une immensité désolée ; elle défiait la joie de la surprendre jamais.

— Cette ardeur de désespoir, dit Félicien, ce n’est pas… ce ne peut être un regret ; c’est un amour qui souffre et qui attend.

Cécile, dans sa fierté, s’indigna d’avoir été devinée, et sans s’apercevoir qu’elle achevait de se trahir, elle prétendit que Félicien n’avait pas le droit de lui parler ainsi, de suspecter la sincérité de sa douleur.

— Pardonnez-moi, répliqua-t-il, vous avez raison : il vaut mieux nous taire sur ce sujet.

Leurs mains, qui se touchaient, se désunirent, et par un mouvement instinctif, ils s’écartèrent l’un de l’autre, se faisant la promesse tacite de ne point renouer l’entretien. Cécile demanda bientôt à retourner chez elle.

Félicien lui prit le bras et le passa sous le sien. C’était d’abord un contact vague qui l’effleurait à peine ; puis, peu à peu, il resserra cette étreinte si fortement qu’il semblait vouloir incruster ce bras dans sa poitrine.

Au moment de franchir les dernières ombres du jardin, il se saisit de la main de Cécile, en arracha le gant, la passa sur son front, sur ses yeux, la tint longtemps pressée sur ses lèvres, en savoura les émanations comme si elles lui apportaient un délicieux rafraîchissement, en dessécha la moiteur sous ses baisers et la laissa retomber avec un geste découragé.

Lorsqu’ils traversèrent de nouveau la place, ils avaient repris leur attitude calme et leur marche paisible. Quelques pas plus loin, Félicien disait à sa compagne :

— L’air est frais ce soir, Cécile ; enveloppez-vous bien.

— Aimée et repoussée ! pensa-t-elle avec amertume.

Le retour à Paris fut plus taciturne encore que ne l’avait été le voyage à Nancy. Mais que devint Cécile lorsque, environ quinze jours plus tard, elle lut cette lettre d’Adrienne par-dessus l’épaule de madame de Nerville, qui avait toujours soin de l’appeler aux bons moments :

« Vous me demandez, madame, si l’éloignement momentané de Félicien a été favorable à notre bonne intelligence, si le regret de l’absence et la joie du retour ont stimulé notre affection. Il m’est difficile de vous répondre d’une manière précise. À ne vous rien cacher cependant, mon mari, quoique je sois loin de pouvoir l’accuser d’indifférence, me paraît plus étrange que jamais, plus disposé à s’écarter de cette modération régulière des sentiments où les gens sages trouvent leur bonheur.

« Vous m’avez plaisantée quelquefois de vous donner à entendre qu’il y a des piéges pour la vertu d’une femme dans une alliance avec un homme comme Félicien. Eh bien, ne riez pas ; ce que j’osais à peine supposer m’apparaît maintenant comme une vérité si incontestable qu’à vous au moins je ne crains pas d’en faire l’aveu. Je ne doute pas que votre discrétion ne soit proportionnée à la délicatesse des choses que je vous confie.

« Oui, mon mari, qui prétend s’adresser chaque jour en vain à mon cœur pour m’attacher à lui, cherche à éveiller en moi des impressions qui sont contraires, je ne dirai pas à la pudeur, mais à cette retenue qui en est la première défense. Il voudrait, je le vois bien, ouvrir mon âme à une tendresse exagérée et absorbante, dont se gardent les affections légitimes. Quelle éloquence perfide il emploie pour me convaincre que je dois être toute à lui ! Pas un élan de mon cœur, pas une palpitation de mon être, dit-il, ne devrait lui être ravie ! Ce qui semble le plus étranger à notre amour doit, par une merveilleuse transformation, se convertir en un élément de notre amour. Et ce ne sont pas seulement ses paroles qui cherchent à me persuader, ce sont ses regards, ses caresses, caresses et regards brûlant d’un feu profane, et tels qu’une coupable séduction a seule ordinairement le don de les employer.

« Je ne vous cacherai pas qu’oubliant tout à coup les motifs de ressentiment que j’ai contre lui, il m’est arrivé souvent d’être émue : la prière est alors mon recours ! J’invoque Celui qui a placé pour moi l’épreuve où les autres femmes trouvent leur salut et leur appui, afin qu’il me fasse triompher de ces embûches : je demande à celle qui est restée vierge dans la maternité de me conserver pure dans le mariage. Je sais trop d’ailleurs vers quelle fin me conduiraient ces entraînements déjà si répréhensibles en eux-mêmes. Je vous l’ai dit, madame, à une subordination complète de tous mes sentiments, depuis ma foi religieuse et ma piété filiale jusqu’à la plus modeste dignité de ma personne. Mes chaînes seraient de fleurs, soit ; mais je n’en subirais pas moins un honteux esclavage. Est-ce là le rôle qui convient à une chrétienne, à celle qui a été l’objet d’un rachat divin ? Non, une fierté chaste me défend ces tendresses idolâtres. Si mon mari m’aime, c’est à lui de me conquérir, et ce n’est point en dénaturant les vertus que l’on a cultivées dans mon âme, mais en s’associant à mes convictions et en sachant reconnaître dans mon exemple leur empire salutaire. »

— Il n’est rien tel que l’imagination des prudes, s’écria madame de Nerville en terminant cette lettre, pour se créer des monstruosités ; elles sont comme les enfants perdus dans les ténèbres : autour d’elles, tout est chimère et fantasmagorie. Mais elles doivent être amusantes, ces petites scènes intimes : Adrienne récitant un Ave Maria pendant que son mari lui donne un baiser !

— Il voudrait se faire aimer d’elle, dit Cécile embarrassée de la nécessité de répondre.

— N’est-ce pas une sottise de lui en faire un crime ? Loin que ce soit un crime, je crois que, de la part de Félicien, c’est un effort de vertu.

Cette parole, jetée peut-être à l’adresse de Cécile, ne la consola point. La persévérance de Félicien à essayer de s’attacher l’amour d’Adrienne lui disait trop combien le sentiment qui l’aurait attiré vers elle était combattu. Elle n’en concevait aucune animosité contre lui : il était sage et juste, elle égarée et coupable ! Elle s’abîmait dans son humilité, qui était encore une prosternation de son amour. C’était à son insu aussi que ses remords se dissipaient en songeries. Elle croyait ne penser, pour s’en faire un châtiment, qu’aux baisers et aux caresses donnés à Adrienne, et dans son rêve une substitution s’opérait bientôt : c’était vers elle-même que tendaient ces embrassements suppliants de l’amour, et c’était elle qui faiblissait devant cette irrésistible approche, qui lui apportait, comme celle d’un Dieu, des ravissements et des terreurs. Elle se perdait alors dans une adoration insensée jusqu’au moment où, reconnaissant sa méprise, les avertissements de sa pudeur réveillaient sa fierté : « Oh ! disait-elle, je suis lâche comme une femme de harem : je serais capable de me contenter de la seconde place ! » Révoltée à cette pensée, elle essayait, par tous les moyens possibles, de se fuir elle-même ; mais elle n’échappait pas à cette tâche accablante, à cet odieux tourment de gouverner un être qui ne se possède plus.

Ce fut à cette époque que de graves changements commencèrent à se marquer dans le caractère de Félicien. On l’a vu subir avec une grande longanimité le retranchement de plaisirs et l’accumulation d’ennuis qui constituaient son existence dans le mariage ; mais depuis son voyage à Nancy, il avait repris le goût du bonheur. Encore une fois, il avait essayé de le trouver dans une intime association de tendresse avec Adrienne, et plus que jamais il avait été durement repoussé. Adrienne s’était défendue avec l’énergie de la peur : elle ne voulait aimer qu’un mari converti.

Alors Félicien était devenu taciturne, concentré ; il se livrait à l’étude avec une persévérance froide que ne soutenait aucun enthousiasme, et qui n’était peut-être qu’un effort désespéré de sa volonté.

Adrienne comprenait vaguement qu’il cherchait à fortifier sa position en se séparant d’elle. Ce parti pris d’indépendance l’irritait au dernier point. Elle avait mesuré la faiblesse de son ascendant sur l’esprit de Félicien, mais elle avait compté pour le réduire sur la force aveugle des habitudes : en partageant ses mœurs, il devait arriver finalement à partager ses idées. S’il s’isolait, au contraire, tout était perdu. Sans nulle cruauté au cœur, elle regrettait amèrement de n’avoir pas le pouvoir de le faire souffrir. Le découragement naissait de ces pensées, et, à son tour, le découragement nourrissait la haine. Une âme plus digne eût contenu en elle ces sentiments impérieux et s’en fut laissé dévorer.

Adrienne leur chercha une issue en aiguisant sa verve piquante contre son mari. Mais quelques paroles sévères arrêtèrent ces manifestations hostiles et déplacées. Elle se tut, gardant un sourd courroux. Son amour-propre, honteux d’avouer ses défaites, l’empêchait de s’épancher près de sa mère. Plus que jamais, elle se lança avec ardeur dans une multiplicité insignifiante de pratiques religieuses. C’était pour elle un moyen d’opposition, une distraction d’esprit, et même quelquefois un soulagement de cœur. Il n’y avait rien d’endurci, en effet, dans la conscience de cette enfant en révolte. Quand elle s’était bien fatiguée de sa rancune, brisée par sa colère, elle avait des retours d’attendrissement sur elle et sur Félicien, et c’était de bonne foi qu’elle se précipitait au pied des autels, réclamant un miracle de réconciliation pour lequel elle croyait tout l’effort de la Providence nécessaire, quand il n’aurait fallu que celui de sa propre volonté.

En retour du bonheur perdu, elle avait la compassion et l’admiration générales. On voyait bien que cette pauvre petite femme était chaque jour plus délaissée par son mari. Souvent, maintenant, il la laissait assister seule aux réunions du dimanche, se contentant d’aller la rejoindre vers dix heures du soir. Le motif de cette conduite, facilement explicable, n’était point admis comme une excuse suffisante. Félicien, depuis quelque temps, s’était lié avec un professeur du lycée, vieux savant qui avait pour les sciences naturelles une passion dont l’ardeur ne s’était jamais ralentie durant son persévérant exercice. Comme ses heures de classe et ses répétitions ne lui laissaient point d’autres loisirs que la journée du dimanche, Félicien et lui avaient été obligés de la consacrer aux travaux qu’ils poursuivaient en commun. De neuf heures du matin à six heures du soir, ils ne sortaient point du laboratoire. Mais, quand le moment de la séparation arrivait, il en coûtait beaucoup à Félicien de renvoyer le triste célibataire dîner seul à sa maigre cuisine. Il prit donc l’habitude de partager, un dimanche sur deux, son repas avec lui.

Madame Milbert et son cercle trouvèrent ce procédé fort injurieux pour Adrienne. Il est vrai que l’on eût pu tout arranger à la satisfaction générale, en envoyant une invitation au convive de Félicien, l’homme le plus inoffensif du monde et qui, malgré sa simplicité, était de bonne compagnie. Mais cette condescendance eût tellement forcé les antipathies et les rancunes de madame Milbert, qu’elle ne put s’y résoudre.

Ainsi, les blessures réciproques allaient toujours s’envenimant. Adrienne était passée à l’état de victime. Cependant on la savait trop fière pour accepter une compassion qui ne se fût pas manifestée sous les formes de l’admiration et du respect. C’est pourquoi les amies de sa mère s’ingéniaient à lui ménager de petites ovations pour flatter son chagrin. L’effet n’en était pas aussi heureux qu’on le supposait, car elles ne servaient souvent qu’à prouver à la pauvre Adrienne que l’orgueil est un mauvais consolateur, et qu’il est d’ailleurs des humiliations secrètes dont les triomphes ostensibles ne nous relèvent point.

Un jour de carême, dans une conférence adressée spécialement aux femmes, l’orateur avait pris pour matière de son discours un parallèle entre les martyres de l’amour du monde et les martyres de l’amour de Dieu. Il montra les premières, le cœur inquiet, l’esprit languissant, poursuivant, à travers les pompes de la perdition, un fantôme d’idéal qui les fuyait toujours.

Comme c’est naturellement au voisin que l’on applique d’ordinaire la morale d’un enseignement quelconque, Adrienne, dans la peinture de ces femmes abattues et rêveuses, entrevoyait vaguement l’image de Cécile. Mais lorsqu’on en vint à dépeindre les martyres de l’amour de Dieu, — non point les méditatives Maries des anciens temps, mais les Marthes de nos jours, exclusivement adonnées à l’abêtissement salutaire de la pratique ; — lorsqu’on exalta ces héroïnes de la dévotion moderne, qui sont toute ferveur aux neuvaines, tout zèle à la confrérie, toute générosité au clergé, et qui pour tant de vertus souffrent persécution dans leurs familles, les yeux du groupe nombreux qui entourait Adrienne se portèrent sur elle d’un commun accord.

Elle comprit qu’on déposait à ses pieds les hommages adressés à ces femmes d’élection, et l’orgueilleuse candeur de sa joie éclata sur son visage, à travers le voile de ses paupières baissées. Cette impression ne dura qu’un éclair. L’orateur décrivait maintenant la satisfaction intérieure de ces âmes en opposition avec leurs proches, en hostilité surtout avec leurs époux, mais en intime alliance avec l’Église et avec Dieu. Adrienne descendit au fond de son cœur pour y chercher cette triomphante allégresse. Hélas ! elle n’y trouva que du dépit, des larmes étouffées, des plaintes confuses, celles peut-être de sa jeunesse qui réclamait le plaisir légitime, le bonheur naturel dont volontairement elle se frustrait.

C’est une vérité banale que, lorsqu’une jeune et jolie femme cherche une consolation, elle se présente presque immanquablement sous la forme d’un consolateur. C’était le vendredi qu’avait été tenue la conférence où l’on avait fait l’apologie de ces martyres de l’amour divin qui, au lieu d’instruments de supplice, ont pour attributs la crinoline et les jupons traînants. Le dimanche suivant, Adrienne trouva sur son prie-Dieu un large papier plié en quatre, sur lequel étaient tracées quelques lignes servant de suscription. Elle les parcourut des yeux et lut cette phrase énigmatique : « Un ange adressa autrefois à saint Augustin ces paroles : Prends et lis ; moi, faible mortel, je me permets de les répéter à un ange. Puissé-je, comme le messager divin, apporter à celle qui souffre la consolation du cœur et la paix de l’esprit. » Et au-dessous, en second titre, et en belle moyenne : À une jolie martyre !

Adrienne, indécise, regardait autour d’elle, cherchant un éclaircissement ; elle aperçut les yeux suppliants d’un jeune homme dont le prie-Dieu était voisin du sien. C’était le neveu de madame Forbin, celui que l’on appelait familièrement M. Eusèbe, dans le cercle de madame Milbert. Il était si ému de sa hardiesse que ses mains, jointes pour la prière, étaient agitées d’un tremblement nerveux qu’elles communiquaient aux prie-Dieu ébranlés sur toute la ligne. Le souffle intérieur agit bien plus fortement sur ces natures contenues que sur les autres. Adrienne, qui voyait chaque dimanche Eusèbe Forbin chez sa mère, crut lui devoir la politesse d’accueillir la communication qu’il lui adressait. Elle mit le papier entre les feuillets de son paroissien et entendit l’office, sans être autrement préoccupée de cet incident.

Elle s’était persuadée que c’était quelque demande d’aumône ou peut-être l’invitation de s’unir à une prière, à un acte pieux quelconque, imaginé par ses amis, à l’intention d’obtenir la conversion de son mari. De retour chez elle, quelle fut sa surprise de voir que ce papier, d’où s’échappait un parfum suave, chaud et concentré, comme celui d’une fleur imbibée d’encens, était couvert de stances régulièrement alignées ! On y célébrait ses vertus, ses épreuves, sa beauté, dans un langage où, sous le débordement de l’onction religieuse et le voile du lyrisme mystique, la passion s’exprimait avec une ardente énergie.

Adrienne n’en revenait pas. Si disposée qu’elle fût par ses préventions favorables à croire la lettre et à méconnaître l’esprit de cette poésie, elle ne put réussir à se tromper sur le sentiment qui l’avait dictée. L’étonnement la plongeait dans une profonde rêverie : c’était la première fois qu’elle entrevoyait la puissance universelle et irrésistible de l’amour, en croyant découvrir un fond de similitude entre les impressions du jeune poëte et celles de Félicien. Que la chute est facile à l’homme ! se disait-elle naïvement. La femme avait des devoirs plus sévères à remplir, et Dieu, dans sa bonté, l’a préservée du péril en la douant d’une organisation plus calme et plus pure.

Ce premier étonnement épuisé, son amour-propre savoura avidement ces éloges et ces adorations. Directs et personnels, ils dissipaient les doutes naissants qu’elle avait conçus sur elle-même. Ils avaient d’ailleurs un avantage d’à-propos qui en rendait le plaisir plus âpre, parce qu’il surmontait un nouveau déboire de la triste Adrienne. Le matin, avant la messe, elle avait eu avec Félicien une querelle qui lui paraissait l’humiliation la plus sensible qu’il lui eût jamais fait subir, et qui gonflait encore de son tumulte son pauvre cœur irrité. Et puis, tout à coup, voilà qu’une compensation, presque une vengeance, s’offrait à elle ; elle la tenait entre ses mains ! En relisant la dédicace de ces vers, elle croyait voir même se manifester, par cet incident, une intervention providentielle en sa faveur.

L’opposition qui existait entre les deux époux était maintenant parvenue à cette extrémité, où il n’était pas une seule circonstance de leur vie qui ne dût les exciter à une lutte opiniâtre.

Ce jour-là, Félicien, à son lever, avait reçu une nouvelle qui l’avait mis de fort mauvaise humeur. Une place de professeur de sciences naturelles à l’un des cours de la Faculté supérieure de Rouen était vacante, et, comme les devoirs et les avantages qui y étaient attachés pouvaient être cumulés avec ceux de l’enseignement universitaire, Félicien avait cherché à la faire obtenir au vieux savant compagnon de ses travaux. Il n’avait point épargné les démarches pour assurer le succès de sa demande, et n’avait reculé devant aucune sollicitation. Mais toutes les personnes auxquelles il avait dû s’adresser, sans faire partie du cercle de madame Milbert, se rattachaient de plus ou moins loin à ses relations ou les servaient même à leur insu. Or, partout il avait reçu le même accueil : beaucoup de politesse, des témoignages de considération, quelquefois excessifs, mêlés à une grande froideur sur ce qui l’intéressait ; de vagues promesses démenties aussitôt par des réticences mystérieuses, et tout cela recouvert d’un air de profondeur et de dignité.

Félicien se sentait éconduit ; mais le mérite de son protégé lui paraissait constituer un droit si évident à une juste préférence que, jusqu’au dernier moment, il avait conservé de l’espoir. Son illusion venait de s’évanouir devant l’annonce officielle de la nomination d’un autre concurrent. Il en éprouvait une déception d’autant plus sensible, qu’une foule de circonstances qui s’éclairaient maintenant dans sa mémoire le faisaient repentir de son intervention. Il était certain d’avoir été plus nuisible qu’utile à son protégé ; toutes les politesses qu’il avait reçues ressemblaient aux antiennes chantées sur les morts, elles avaient une signification très-précise qui se traduisait ainsi : néant pour vous et les vôtres !

Félicien suivait le cours de ses réflexions peu agréables à ce sujet, lorsque son attention fut éveillée par un bruit de sanglots mêlé de plaintes qui avaient le caractère de la colère et de l’imprécation. Comme ces éclats de pleurs et de voix semblaient venir de l’appartement d’Adrienne, il se hâta de voir de quoi il s’agissait. Il aperçut sur l’escalier une pauvre femme tout en larmes, que madame Dautenay réprimandait avec sévérité, tout en affectant un calme superbe et en faisant signe à un domestique de la reconduire à la porte.

Félicien n’eut pas besoin d’interroger pour comprendre la situation, car la malheureuse, qui devina sa qualité, espérant de lui une aide, le supplia d’intercéder en sa faveur. Veuve et mère de deux petits enfants, près d’accoucher du troisième, elle voulait obtenir les secours d’une société de charité dont Adrienne était une des patronnesses.

— Pourquoi ne lui accordes-tu pas sa demande ? dit Félicien.

— C’est impossible, cette femme ne se trouve pas dans les conditions qu’exigent nos statuts. Elle habitait la campagne ; à peine y a-t-il trois mois qu’elle est domiciliée ici.

— Fais-lui alors l’aumône pour ton propre compte.

— Non, je ne le dois pas ; je vous expliquerai pourquoi, dit Adrienne à voix basse, à son mari. Puis elle reprit, en s’adressant à la femme : Suivez mon conseil, entrez à l’hospice, et, si vous vous comportez bien, si je suis contente de votre soumission…

Mais les sanglots de l’infortunée redoublèrent : elle avait contre le traitement des hospices tous les préjugés des gens de sa classe ; d’ailleurs, il lui fallait abandonner momentanément ses petits enfants ; puis on allait exiger un repos d’au moins quinze jours après son accouchement, et elle espérait être en état de travailler avant ce temps, car, par ce loisir prolongé, elle craignait de perdre l’ouvrage qu’elle s’était procuré avec beaucoup de peine.

— Soyez sans inquiétude à cet égard, lui dit Félicien, nous veillerons à vous conserver votre travail et nous recommanderons vos enfants, dont on aura grand soin ; suivez les conseils que vous donne ma femme : les secours de la Société ne suffiraient pas à vos besoins ; il vous sera plus profitable d’entrer à l’hospice.

Et, pour ajouter à l’effet persuasif de ses paroles, Félicien tira de sa bourse une pièce d’or qu’il offrit à la pauvre femme, en l’assurant qu’Adrienne irait la visiter prochainement.

La malheureuse ne résista plus ; elle promit de se conformer à l’avis de son protecteur : un homme si généreux ne pouvait ni se tromper, ni la tromper ; et, toute calmée, elle se laissa emmener doucement par le domestique, très-empressé de la passer à la porte.

À peine avait-elle tourné les talons, qu’Adrienne dit à son mari avec aigreur :

— Pourquoi avez-vous fait cette aumône, malgré ma recommandation contraire ?

— Et pourquoi, toi, ne la faisais-tu pas ?

— Parce qu’il faut de l’ordre, même dans la charité, et que je me suis imposé de ne jamais prendre au nombre de mes pauvres particuliers ceux à qui je suis obligée de refuser des secours au nom des sociétés que j’administre.

— Voilà une idée singulière ! La mienne eût été, je crois, tout opposée ; mais enfin, quel est ton motif pour agir ainsi ?

— Parce que l’espoir de cette générosité attirerait ici une foule de gens qui viendraient, sous un prétexte ou l’autre, réclamer une générosité à laquelle ils n’auraient pas droit. Vous verriez se renouveler tous les jours des scènes comme celle dont vous venez d’être le témoin. D’ailleurs, je ne fais pas d’aumônes sans conseils ; je ne fais que celles pour lesquelles je suis autorisée, et dans la mesure qui m’est prescrite ; car, pour avoir agi quelquefois à la légère et de mon propre mouvement, je me suis attiré de justes réprimandes.

— Ah ! voilà le mot de l’énigme lâché : c’est-à-dire que l’initiative de tes œuvres de bienfaisance ne t’appartient pas. Tu en conviens, enfin. Tu vas chercher dans tes sociétés de charité le mot d’ordre contre les pauvres, comme tu vas aussi sans doute le chercher contre moi dans ces sociétés de propagande, oui, dans ces sociétés dont les réunions sont à huis-clos, où je ne puis pas pénétrer, où toute honnête personne de ton sexe ne peut pénétrer non plus, où l’on n’est introduit que sa carte d’admission en main. Eh bien ! je n’en veux plus de tes mystères de Cybèle : plus de société de bienfaisance, plus d’Enfants de Marie, plus de Femmes apostoliques, plus rien !

— C’est cela, détruisez la piété et la charité pour satisfaire votre antipathie contre moi.

— La charité ! puisqu’au lieu d’être pour toi un moyen d’amélioration morale, elle devient une école d’endurcissement et de dessèchement de cœur.

— Si mes bonnes œuvres ne me profitent pas personnellement, elles profitent aux autres.

— Je crois, ma chère amie, que tu te fais une grande illusion sur leur efficacité matérielle. Sache que l’aumône est le plus insuffisant des remèdes aux misères sociales, et c’est pourquoi la charité est plus utile encore à celui qui donne qu’à celui qui reçoit, quand on la pratique toutefois autrement que tu ne le fais.

— Voilà encore ces paradoxes décourageants que vous inventez pour me désespérer ! s’écria Adrienne. Que la bienfaisance du monde soit insuffisante, je le conçois ; mais pouvez-vous nier les trésors de la charité chrétienne, quand vous êtes témoin tous les jours de ses magnifiques développements ?

— Développements bien magnifiques, en effet, qui ont toujours amené l’abaissement et la ruine des peuples assez malheureux pour y avoir recours. Prends pour réelles, si tu veux, les belles apparences qui te séduisent, je n’en dirai pas moins, ajouta Félicien en s’animant au souvenir de sa récente déception, que votre charité est mauvaise.

Oui, parce que ce n’est jamais ni l’équité ni la sensibilité qui répartissent vos faveurs et vos dons, parce que vous êtes toujours guidés dans vos bonnes œuvres par des considérations étrangères au malheur de celui qui vous implore ; parce que le fanatisme du règlement vous fait limiter vos charités par des lésineries honteuses ; parce que vous détournez sans scrupule de leur application les aumônes qui vous ont été confiées ; parce qu’il ne vous en coûte rien de renvoyer un désespéré loin de vous ; parce que le poids des malédictions ne fait pas fléchir votre orgueil ; parce que vous achetez l’humiliation de celui même que vous soulagez ; parce que vous vous complaisez non dans votre dévouement, mais dans votre ostentation et votre tyrannie !

Jamais Félicien ne s’était laissé entraîner à tant de violence. Aérienne aurait dû chercher la cause secrète de cet emportement, pour le modérer. Au contraire, elle ne se préoccupa que de tirer parti des avantages qu’il lui offrait dans la discussion.

— Je voudrais bien savoir, dit-elle, où vous avez vu cette ostentation, cet orgueil, ce plaisir d’humilier que vous prétendez être l’assaisonnement obligé de nos bienfaits.

— Veux-tu que je te rappelle, ma chère amie, les petites récréations que vous vous donnez pour votre modeste cotisation de vingt francs par an, dans vos réunions des dames de charité de la paroisse ? Ce n’est pas cher pour avoir le droit de faire parader, à la porte de vos assemblées, voitures, cochers, chevaux, afin d’avertir chacun que vous vaquez à vos bonnes œuvres. De méchantes langues prétendent que dans ces séances, où vous discutez avec plus de sérieux que de calme, pendant des heures entières, pour savoir si l’on donnera une chemise de calicot à celle-ci, un pantalon de toile à celui-là, vous avez établi entre vous la distinction des trois ordres. Ce sont d’abord les dignitaires, spécialement chargées de l’administration, et qui seules osent prendre la parole, s’arroger une initiative : astres supérieurs, ils concentrent en eux toutes les lumières de l’assemblée ; puis viennent les satellites, complaisants intermédiaires, dont on souffre l’approche et avec lesquels on daigne, de loin en loin, échanger quelques syllabes ; enfin, la masse nébuleuse, admise seulement à la contemplation de la cour céleste. Là, on ne souffle mot ; mais comme compensation au jeûne du silence, on a le régal des congratulations que vous vous adressez réciproquement, soit de votre fait, soit aidées de la plume de votre secrétaire.

— Comment ! ce sont là les torts si graves que vous reprochez à notre charité ?

— Oh ! je sais bien que ce ne sont que des petites vanités vénielles et qui ne nous regardent pas, puisque cela se passe en famille. Mais, je le répète, vous avez adopté pour principe la sujétion de l’obligé et la tyrannie du bienfait. Cette règle de conduite se dénote dans les plus petites choses, quoique vous soyez assez mystérieuses pour qu’il soit difficile d’en constater la preuve dans les grandes. Mardi dernier, quand j’ai été te chercher à l’église, Adrienne, il y avait là une centaine de pauvres rassemblés dans la nef, entendant une messe pour leurs bienfaitrices. Crois-tu que ces prières par ordre soient bien édifiantes ? que cette reconnaissance imposée soit bien touchante, comme elle est bien sincère ? D’ailleurs, tu ne l’ignores pas plus que moi, si tu veux te donner la peine d’y réfléchir : dans ton monde, les bienfaits ne sont jamais accordés gratuitement ; ils se vendent au prix de la servilité, de l’hypocrisie et souvent même de la délation ; car partout il y a de petites inquisitions dressées. Il n’est pas permis au pauvre de conserver l’inspiration propre de sa conscience ; il faut qu’il adopte la vôtre. Ce serait odieux, s’il ne s’agissait d’actes et d’intérêts si mesquins ; mais quand ce n’est pas criminel, c’est au moins ridicule.

— Continuez, s’écria Adrienne hors d’elle-même, interprétez tout en mal, tournez tout en dérision. Oh ! vous êtes un esprit maudit !

Un sourire indifférent fut toute la réponse de Félicien.

— Mais, monsieur, dans notre religion, qui n’est pas la vôtre, l’obéissance et l’humilité sont de règle générale : elles sont imposées au bienfaiteur comme à l’obligé. Savez-vous ce que j’ai été faire hier chez les Petites sœurs des pauvres ? Servir à dîner aux vieillards auxquels ces saintes filles donnent asile. Oui, monsieur, j’ai rempli l’office de servante à la table des pauvres.

— Je veux bien croire que tu aies pris ton rôle au sérieux, car tu m’en parais pénétrée. Mais penses-tu que ces braves gens se soient trouvés rehaussés par ton service et qu’ils se soient imaginé qu’il y eût quelque chose de changé dans leurs rapports avec toi ? Ces soins de domesticité, rendus par les princes et les grands, avaient une signification dans le temps où le contact d’un serf ou d’un mendiant causait autant de répugnance que celui d’un lépreux. Mais vous voulez toujours éterniser des choses qui n’existent plus. Maintenant nous sommes à la fois trop près et trop loin de l’égalité pour que cette petite saturnale, bien innocente, j’en conviens, ne soit pas un amusement puéril.

En cet instant, les sons de la cloche qui annonçait la grand’messe interrompirent la discussion. Adrienne prit son châle et son chapeau, et, pendant qu’elle procédait à cette dernière toilette, Félicien observait son visage animé d’une fièvre chagrine : — De quoi vais-je lui parler, se dit-il ; à quoi bon recommencer toujours la même querelle ? Son manque d’abandon, son peu de confiance en moi m’ont rendu intolérables des choses qui ne me touchaient point, que je n’avais jamais remarquées. Par réciprocité, mes idées lui sont antipathiques, odieuses même, ma personne bientôt peut-être ; elle ne veut pas s’associer à ma vie, je ne puis adopter la sienne ; il faut pourtant que cela change… — Et il réfléchit profondément.

Adrienne était encore plus humiliée qu’irritée de l’opposition qu’elle rencontrait en Félicien : c’était pour elle une insulte permanente ! Il niait toutes ses vertus : il avait arraché, fleur à fleur, l’angélique couronne qui la parait aux yeux de tous et dans laquelle elle s’admirait elle-même, et ce jour-là les derniers débris en étaient tombés à ses pieds, quand il avait osé s’attaquer à sa charité.

VII

Adrienne devait retourner à l’église à l’heure des vêpres. Sa timidité hésita un instant en songeant à Eusèbe ; mais sa fierté lui imposa de ne point reculer. Cependant l’hommage poétique qu’elle avait reçu, comme une incantation magique, avait charmé les blessures de son amour-propre : son rhythme caressant enveloppait sa pensée et se promenait de sa tête à son cœur. Déjà, quand elle arriva à sa place, le jeune homme était à genoux. Par un scrupule qui tenait à ses habitudes religieuses, il laissa Adrienne achever son adoration ; mais au moment où elle se relevait pour s’asseoir, il lui dit à voix basse :

— Me pardonnez-vous ?

— Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit-elle ; j’ai remis à ma mère… l’écrit que vous m’avez donné.

— Mais vous l’avez lu, au moins, répliqua-t-il vivement. — Et son regard peignait toute l’anxiété de crainte et de désir avec laquelle il attendait sa réponse.

Adrienne baissa les yeux, devint très-pâle et dit :

— Oui.

Ce « oui » tremblant, cette pâleur furent pour le jeune homme une suprême consolation. Il demeura le reste de l’office confiné dans sa prière, le front courbé, sans interroger davantage Adrienne ni de la voix ni du regard.

L’émotion qu’elle avait manifestée ne se rapportait pas, cependant, toute à lui. Avec cette rapidité de rapprochements qui est le génie des femmes, elle s’était dit, pendant qu’il lui parlait, les yeux attachés sur les siens : « Ah ! il m’aime comme Félicien voulait m’aimer ! Je ne suis pourtant qu’une étrangère pour lui. Félicien pourrait-il regarder ainsi une autre femme ? » Cette idée singulière lui avait causé l’éblouissement d’un choc violent ; elle s’était sentie près de défaillir. C’est à ce moment de faiblesse qu’elle avait fait la concession de ce oui si avidement accepté comme un espoir.

Mais l’illumination qui avait montré à Adrienne un abîme ouvert devant elle ne dura qu’un instant. Son inexpérience du cœur et des passions était telle qu’elle voyait toujours le scandale dans les choses les plus innocentes, et qu’elle ne soupçonnait jamais le mal où il devait nécessairement se développer. Sa conclusion fut donc celle-ci : « Tout irréligieux qu’est Félicien, il conserve encore quelques sentiments d’un honnête homme, et son mécontentement contre moi n’irait pas jusqu’à le conduire à cette indignité. »

Adrienne n’avait pas imaginé un mensonge vertueux lorsqu’elle avait dit à Eusèbe Forbin qu’elle avait remis à sa mère les vers qu’il lui avait adressés. Elle les avait lus et relus avec une agitation qui ressemblait à un plaisir mêlé de remords. Effrayée de cette émotion nouvelle, elle voulut s’en débarrasser promptement. Quelques instants avant les vêpres, madame Milbert étant venue chez elle, elle lui raconta ce qui s’était passé, et elle eut le courage d’ajouter que cet hommage prétendu, qui était une offense pour elle, ne devait pas rester entre ses mains. — Je ne l’ai point montré à mon mari, dit-elle, parce que M. Eusèbe Forbin est un des nôtres, et que je ne veux pas fournir à Félicien une nouvelle occasion de nous attaquer. Je laisse à votre prudence, ma mère, à décider ce qu’il convient de faire.

— Garder le silence !

Madame Milbert, capable de donner ce sage conseil, ne l’était point de le suivre. Armée de cette pièce démonstrative, l’hymne amoureux du jeune Eusèbe, elle n’eut plus qu’une préoccupation, celle de faire briller la vertu de sa fille aux yeux des intéressés. Elle alla voir d’abord madame Forbin. Ces dames tinrent ensemble une longue consultation qui les entraîna à n’arriver à l’église qu’à l’heure des complies.

Elles décidèrent qu’il était urgent, par une punition sévère, au moins en apparence, de venger la vertu d’Adrienne et de réprimer les passions naissantes du jeune homme. Elles ne pouvaient s’empêcher d’admirer, cependant, son éloquence nourrie de toutes les fleurs de cette pieuse rhétorique qui a inventé un langage impossible, dont la lascive chasteté engourdit la conscience, tout en caressant l’imagination et les sens.

— Ah ! disaient-elles, montées elles-mêmes au ton du lyrisme, ne croirait-on pas que toutes ces belles pensées ont été cueillies dans les jardins du ciel ? C’est un bouquet divin ! Eusèbe est une âme égarée un instant hors de la voie choisie, mais qui reprendra bientôt le chemin de la sanctification.

En attendant, madame Forbin interdit ce soir-là à son neveu d’aller chez madame Milbert, et, après avoir pris des conseils compétents, elle l’envoya faire une retraite de quinze jours dans un monastère de trappistes.

Le lendemain, madame Milbert profita de l’absence momentanée d’Adrienne, qui était allée seule faire quelques visites, pour avoir un entretien avec Félicien.

C’était la première fois qu’elle se hasardait à provoquer une explication ; mais ce jour-là elle se sentait en force. Elle ne craignit point d’adresser à son gendre une longue remontrance sur sa conduite envers sa femme ; elle lui reprocha l’abandon où il la laissait, la solitude qu’il lui avait faite ; enfin, elle insinua qu’avec une épouse moins vertueuse, moins bien élevée, tant d’indifférence, si peu de soins, un dédain si blessant ne seraient pas sans danger.

— Une femme moins bien élevée eût aimé davantage son mari, du moins elle ne s’en serait pas fait un scrupule de conscience, répondit Félicien, qui, surpris d’abord de l’attaque de madame Milbert, avait repris tout son sang-froid pour l’écouter jusqu’au bout sans l’interrompre.

Celle-ci, se sentant blessée personnellement par la réplique de son gendre, lâcha la bride à ses récriminations : Bien lui en avait pris d’inspirer à sa fille ces scrupules exagérés ; car il ne fallait pas une vertu commune pour se défendre contre les séductions avec un mari qui, au scandale de la ville entière, remplissait si mal ses devoirs de famille. — Et je parle des séductions honnêtes, monsieur, ajouta-t-elle, de celles qu’entraîne la sympathie des cœurs vertueux et sensibles, révoltés du martyre auquel vous la condamnez. Lisez cela : vous verrez ce qu’on pense d’elle et de vous.

Félicien ne jeta sur la poésie qu’on lui présentait qu’un coup d’œil d’ensemble, ce qui irritait encore madame Milbert, qui aurait voulu lui enfoncer chaque mot comme un trait dans le cœur. Il la lui rendit sans s’informer d’où elle venait, devinant qu’il n’y avait point là un ennemi avec lequel on dût se mesurer, et il dit, avec un calme qui n’était pas celui de l’indifférence, mais de la réflexion :

— Vous me confirmez, madame, dans une résolution que je mûrissais depuis longtemps. Je vais m’empresser de l’exécuter pour sortir de notre position actuelle, qui me paraît aussi intolérable qu’à vous.

Ces paroles inquiétèrent madame Milbert. Sa colère, qui n’était qu’une crise rapide, contraire à sa bonne humeur habituelle, tomba subitement. Elle interrogea Félicien avec douceur ; mais il détourna ses questions et se contenta de lui répondre qu’elle serait instruite plus tard. Elle se retira donc, pleine d’inquiétude et avide de connaître le résultat inattendu de sa démarche.

Cette explication fut promptement donnée à Adrienne, qui en garda le secret pour ne pas affliger sa mère. N’imaginant pas d’autre moyen de vaincre l’opiniâtre révolte de sa femme contre lui que de la soustraire pour jamais à l’influence du milieu où elle avait puisé tant de préjugés opposés à leur bonheur, Félicien lui déclara qu’il était décidé à quitter Rouen. Il la laissait libre, d’ailleurs, de choisir le lieu de leur résidence : à la ville ou à la campagne, en province ou à Paris, peu lui importait.

Adrienne avait bien eu déjà le soupçon que son mari entretenait cette pensée, mais elle ne pouvait se persuader qu’il en vînt à l’exécuter. Elle vit qu’il était temps de travailler au renversement de ce projet. Elle chercha de toutes les manières possibles à ébranler la persévérance de résolution que montrait Félicien : elle opposa ses raisonnements d’abord, puis sa volonté, puis ses larmes. Effrayée enfin d’une résistance inébranlable, elle fléchit jusqu’à se plier aux prières et aux caresses. Félicien crut pouvoir profiter de ces crises d’expansion et d’attendrissement pour l’entraîner à s’abandonner toute à lui. Il lui parla au nom de son affection méconnue, de la joie de leur jeunesse qu’elle laissait éteindre, du zèle qu’il avait eu pour leur bonheur qu’elle avait découragé, de la tristesse, de l’isolement d’âme auquel elle le condamnait.

Adrienne reprit les mêmes arguments contre lui : aux plaintes succédèrent les irritations, et les irritations aux plaintes. De part et d’autre, elles s’entremêlaient, produisant tantôt des impressions d’une pénétrante sensibilité et tantôt des blessures cruelles. Dans leurs violences suppliantes, l’emportement de l’amour se confondait avec celui de la colère. Après les paroles les plus douces, après les étreintes les plus tendres, les deux époux se retrouvaient du fiel sur les lèvres et des morsures au cœur. En passant de la froide contrainte où ils avaient vécu jusqu’alors à cet état orageux, ils ne se reconnaissaient plus : ils ne savaient pas s’ils s’aimaient ou se haïssaient, si leurs transports allaient les anéantir ou leur créer une vie nouvelle.

Mais quand ils s’aperçurent que toutes ces émotions avaient été dépensées en vain ; qu’ils avaient, dans cette lutte meurtrière, épuisé leurs forces, exposé toutes les délicatesses de leur âme, sans que l’un eût cédé à l’autre, sans que le vaincu, heureux de sa faiblesse, eût proclamé son vainqueur, une animosité implacable surgit entre eux. Et comme chez Adrienne la violence, faite à l’humeur et au caractère pour opérer un rapprochement, avait été plus grande encore ; comme une haine sourde, étouffée, existait déjà dans son âme, sa rancune fut plus profonde et plus vindicative. Elle éclata avec de furieux délires le jour où Félicien lui annonça que, puisqu’elle se refusait à faire choix d’une résidence, il allait à Paris pour y louer un appartement, et qu’il fallait, avant un mois, avoir terminé leurs préparatifs de départ.

Adrienne ne répondit à son mari que par un regard égaré de douleur et d’effroi. Elle courut chez sa mère, se jeta dans ses bras, se fondit en sanglots :

— Ô ma mère, sauve-moi ! disait-elle. Sais-tu ce qu’il veut ? Me ravir à toi, m’ôter tout ce qu’il avait respecté encore de mon bonheur. Toutes mes illusions de jeune fille, il les a dissipées ; toutes mes joies de jeune femme, il les a détruites, et maintenant il veut nous séparer. Oh ! c’est affreux, je le hais ; il me force à le haïr !

— Calme-toi, mon enfant, calme-toi, répétait madame Milbert, qui aurait voulu apaiser sa fille, mais qui se sentait si pleine de son courroux et de sa douleur qu’elle craignait que les mots qui allaient lui échapper ne démentissent ses bonnes intentions.

— Ah ! ma mère, je sais que c’est mal ; mais laisse mon cœur se dilater dans sa colère : est-ce ma faute si je suis si malheureuse !

— Cette exaspération ne durera pas, mon enfant, et si ton mari te laisse libre de choisir entre lui et moi, tu lui donneras encore la préférence.

— Le crois-tu ? dit Adrienne, en la regardant fixement. Alors tu n’imagines pas ce que je souffre.

— Je ne le sais que trop.

— Non, tu ne le sais pas ; non, tu ne peux avoir deviné toutes les tortures navrantes de mon amour-propre. Rien ne m’identifie à cet homme : jamais il n’est mon égal : il est toujours au-dessus ou au-dessous de moi. Il connaît tout, il sait tout, il scrute l’univers, mais il n’a pas la science de mon cœur : son intelligence ne me vivifie pas, elle me fatigue, elle m’épuise. Qu’ai-je besoin d’aller parcourir et sonder l’immensité à sa suite ? de me perdre dans les abîmes de l’esprit et dans les abîmes de l’âme ? Un horizon plus borné me suffisait, le doux horizon de mon enfance, celui où je jouissais de ta protection, ma mère. Est-il un supplice plus humiliant que de voir sa pensée sans cesse dédaignée, repoussée, contredite ? C’est ma vie avec lui. Je ne trouve grâce à ses yeux que quand je renie ma dignité de femme : il n’aime en moi que quelques enfantillages, des jeux de petite fille, les échos de ma gaieté d’autrefois. Il a voulu me réduire par ses transports, par ses caresses ; mais je n’y céderai plus lâchement. Ils alarmaient ma conscience ; maintenant ils me sont odieux. Oui, voilà tout ce qu’il a su faire : me créer un supplice avec ses prétendus témoignages d’amour.

Madame Milbert serra sa fille dans ses bras et s’efforça de ranimer son courage par une promesse dont le mystère devait créer mille espérances.

— Tu ne me quitteras pas, lui dit-elle, rassure-toi ; il ne tient qu’à nous d’avoir des défenseurs puissants.

Adrienne fit un signe de doute.

— Eh bien, avant d’employer entre lui et nous un ascendant étranger, j’essayerai encore le mien.

Suivant cette dernière parole, Félicien reçut le lendemain la visite de sa belle-mère. Il s’y attendait. Il s’était armé de patience contre les reproches, de fermeté contre les plaintes. Mais il y avait un genre d’attaque qu’il n’avait pas prévu : la simplicité et la douceur dans la désolation. Ce fut ainsi pourtant que s’exprima madame Milbert, émue sincèrement :

— Que voulez-vous que nous fassions, disait-elle, son père et moi, si vous nous l’enlevez ? N’est-elle pas toute la joie et tout l’intérêt de notre vie ? Peut-on, quand on est vieux, attacher du prix à quelque chose, si ce n’est par ses enfants ? À quoi nous servira notre fortune, si elle n’en partage pas les jouissances ? Il nous faudra fermer notre maison, dont elle était l’ornement. Nous renverrons nos amis ; car nous les aimions surtout parce qu’ils l’aimaient, parce qu’ils lui apportaient de la distraction. Nous n’aurons pas besoin de distractions, nous : ce sera assez que nos larmes et nos regrets.

Mais son éloignement ne sera pas la fin de mon malheur : je serai bientôt dans une solitude complète. Jamais mon pauvre mari ne supportera ce coup : il s’affaisse déjà tant ; sa fille seule le ranimait. Ah ! je prévois l’anéantissement où le jettera sa tristesse : vous allez le tuer aussi sûrement que si vous lui versiez du poison.

Encore si nous méritions notre sort, reprenait-elle ; mais vous nous connaissiez, avant d’épouser Adrienne. Nous n’avons rien dissimulé à cette époque, et depuis nous sommes restés ce que nous étions. Nous sommes-nous jamais mêlés de votre ménage ? Si nous avons eu quelque autorité sur Adrienne, ce n’est que celle de l’exemple ; mais on ne change point sa direction de vie, quand elle est inspirée par la conscience, parce qu’on marie sa fille. C’était à vous de prévoir ce qui est arrivé. Vous étiez plus éclairé que nous ; vous aviez l’expérience des choses nécessaires à votre bonheur, et nous ne l’avions pas. Si nous ne vous convenions point, il ne fallait pas rechercher notre alliance.

Ces reproches spécieux, accompagnés de vraies larmes, pénétraient le cœur de Félicien.

— Il est des moments, madame, dit-il, où la sagesse est bien difficile. Je gémis du sacrifice que je vous impose. Mais je veux, et vous devez le vouloir vous-même, éviter à tout prix une séparation entre Adrienne et moi.

— Est-ce que vous pensez, monsieur, reprit-elle moins attendrie et plus animée, ramener le bon accord et fortifier votre union avec votre femme, en foulant aux pieds tous vos devoirs ? Oui, vos devoirs propres. Quand un honnête homme reçoit une jeune fille des mains de son père et de sa mère, c’est à charge de leur servir lui-même de fils. Vous délaissez notre vieillesse, monsieur ; mais il y a une malédiction, qui ne faillit jamais, portée contre l’ingratitude envers les parents.

Elle suffoquait de sanglots ; Félicien était navré, mais impassible. Adrienne entra ; elle avait entendu les dernières paroles de sa mère :

— N’avez-vous donc rien à lui dire pour la consoler ? s’écria-t-elle. Vous ne répondez pas. Promettez-lui que nous resterons ; je vous ferai toutes les concessions possibles ; j’irai au spectacle, je recevrai la société que vous choisirez.

— Il est trop tard ; c’est à des habitudes nouvelles qu’il faut demander un rapprochement entre nous, qui ne peut exister ici.

— Alors, partez quand il vous plaira ; je ne l’abandonnerai jamais.

— Si vous m’aimiez, Adrienne, voilà un mot que vous n’auriez pas prononcé.

— Et qu’est-ce que cet amour, dit-elle avec une dernière explosion, qui me commande le meurtre de ma mère ?

Sa poitrine haletait, ses membres se tordaient dans une violente attaque de nerfs. Félicien la prit dans ses bras, et, grâce à ses soins intelligents, la rendit à elle-même. Quand il la vit près de se calmer, il invita madame Milbert à se retirer :

— Adrienne ira vous voir, lui dit-il. Si votre affection pour elle est assez profonde pour être désintéressée, vous comprendrez quels conseils vous devez lui donner.

Madame Milbert possédait l’ensemble de ces médiocres qualités qui constituent une bonne femme ; c’était même une femme aimable quand on ne la contredisait point ; mais elle était incapable de la hauteur de dévouement qu’il lui eût fallu pour éloigner d’elle Adrienne. Elle n’essaya pas de s’imposer cet effort, et aima mieux s’en fier à son habileté pour entraver les projets de Félicien.

Elle réfléchissait profondément sur ce sujet quand, le lendemain de cette scène, Adrienne arriva. Sa physionomie en abordant sa mère était étrange : une joie nouvelle, exaltée, surhumaine, contenue cependant par un reste d’inquiétude, y resplendissait.

— Eh quoi ! s’écria madame Milbert, ton mari aurait-il renoncé à t’enlever à nous ?

— Non, je ne sais ; je n’ai pu penser à cela depuis hier. Tu n’en seras pas surprise si je te dis que mes prévisions se sont réalisées : je serai mère ! C’est pendant ma crise de nerfs que j’ai senti les premiers tressaillements de mon enfant.

— Dieu soit loué ! s’écria madame Milbert, se livrant franchement à son égoïsme : tu pourras maintenant tout obtenir de ton mari, et tu ne nous quitteras point. Lui as-tu fait ta confidence ?

— Non, ma mère ; j’ai voulu vous prévenir d’abord.

— Eh bien ! va vite, et qu’il nous rende la vie, à ton père et à moi, en échange du bonheur que tu vas lui donner.

À l’annonce de l’heureuse nouvelle, Félicien ne répondit à sa femme qu’en lui tendant les bras. Les deux époux s’embrassèrent avec une franchise d’affection qu’ils n’avaient jamais eue. Dans sa joie, Félicien avait tout oublié. Adrienne lui rappela d’un mot leurs tristes division.

— Vous ne pouvez songer maintenant à me séparer de ma mère : j’aurai tant besoin de ses soins !

Félicien garda le silence ; il se sentait refroidi subitement parce qu’Adrienne n’avait vu dans leur réconciliation inattendue qu’une occasion de le ramener à sa volonté. Rien ne fut résolu ; mais bientôt d’autres préoccupations parurent avoir remplacé complètement celle du changement de résidence. On formait mille projets pour la réception de cet hôte charmant de la famille que tant d’espérances devançaient. La question de savoir si l’on désirait un garçon ou une fille se présenta naturellement. Félicien affirmait qu’il ne voulait qu’un enfant, et qu’il fût intelligent ; peu lui importait le sexe.

— La seule raison qui me ferait préférer une fille à un garçon, dit Adrienne qui ne s’était point déshabituée des hardiesses imprudentes, c’est que j’en aurais la direction.

— Pourquoi donc ? s’écria Félicien ; fille ou garçon, est-ce que cet enfant ne nous appartiendra pas à tous deux, et que nous n’aurons pas les mêmes droits sur lui ? Sommes-nous déjà divorcés ? Je vais bien te surprendre, c’est que je redouterais beaucoup moins pour mon fils que pour ma fille l’influence de celles de tes idées que je ne partage point, attendu que cette influence serait neutralisée par l’expérience de la vie publique à laquelle un garçon est soumis dès son jeune âge. D’ailleurs il y a une éducation du cœur que la mère donne à ses enfants, sans y songer même, et qui est plus nécessaire encore au garçon qu’à la fille, parce que la nature le prédispose moins à la recevoir.

— Ah ! je craignais surtout que vous n’écartiez mon fils de moi : que je suis heureuse du contraire !

— Entendons-nous, cependant ; je ne serais pas bien aise que tu fisses de notre fils un de ces petits jeunes gens, comme on en rencontre maintenant dans le monde, qui sont sans cesse attachés, du moins ils s’en vantent, à la robe de leur mère ; qui savent éviter, à ce qu’ils prétendent, les pièges de tous les plaisirs de la jeunesse, le théâtre y compris ; qui n’ont point de délectation plus délicieuse que celle de savourer l’éloquence d’un prédicateur en vogue ; enfin, qui mettent toute leur petite fatuité d’enfants émancipés à se poser, en plein salon, comme modèles de sainteté, et qui vont édifier le premier venu du secret de leur confession.

— Que trouvez-vous de mal dans tout cela ?

— Rien que l’affectation : une affectation suppose toujours une hypocrisie.

— Oh ! je suis persuadée, dit Adrienne avec ironie, que vous sauriez préserver mon fils de l’affectation de la sainteté ; mais ma fille, la piété extérieure lui serait-elle aussi défendue ?

— Tu feins de ne pas me comprendre ; expliquons-nous une fois là-dessus, et qu’il n’en soit plus question. Si nous avons une fille, j’attacherai à son éducation une importance extrême. Les rapports qui existent entre les sexes et l’organisation particulière des femmes amènent ce résultat qu’elles ne sont presque jamais nos égales ; ce sont nos esclaves ou nos maîtres. Mais dans une civilisation où domine le luxe, où règne la délicatesse, ce sont elles qui gouvernent. Ayons donc grand soin, tandis qu’il en est temps encore, de façonner le joug qui doit nous plier. Je veux que mon gendre me remercie un jour.

— Qui vous dit qu’il aura les mêmes idées, les mêmes convictions, ou plutôt les mêmes préventions que vous ?

— Le but que je me proposerais dans l’éducation de ma fille pourrait bien ne pas satisfaire tous les préjugés ; mais, en dépit de ces préjugés mêmes, il serait une garantie de concorde. Je travaillerais à lui inspirer un attachement aussi sincère que profond pour ces vérités religieuses et morales qui sont le fond inépuisable de la perfectibilité humaine et la base de notre conscience à tous, que nous soyons catholiques ou protestants, orthodoxes ou schismatiques, chrétiens ou philosophes. Mais elle apprendrait aussi à n’attacher qu’un intérêt relatif et secondaire à ces questions dogmatiques, à ces préceptes de formes qui varient suivant les sectes, les lieux et les temps. Je crois que je serais secondé dans cette tâche par l’instinct même de la femme, — ce qui prouve que je suivrais la voie de la nature, — car la vive légèreté de leur esprit se refuse généralement à pénétrer les subtilités abstraites qui sont quelquefois une difficulté pour la conscience de l’homme, tandis que l’ardeur de leur imagination et l’élévation de leurs sentiments doit les prédisposer à cette haute tolérance, empreinte de piété et de charité, qui est la religion dans son essence la plus pure.

Enfin, je voudrais, pour tout dire, pénétrer ma fille de la certitude du devoir, même dans l’incertitude du dogme ; car le premier est du domaine de l’expérience, et le second n’appartient qu’à celui de la spéculation.

— C’est-à-dire que vous feriez de ma fille une chrétienne indifférente, qui pratiquerait peut-être par habitude ou convenance, et qui ne s’inquiéterait ni de la foi de son mari dans les sacrements, ni du culte qu’il rendrait à Marie.

— Indifférente ou non, qu’importe ; car je suis persuadé qu’une femme, même rigoureusement orthodoxe, pourrait vivre en parfaite intelligence avec un philosophe comme moi. Il ne faudrait qu’une bien petite chose pour opérer ce miracle : l’amener à la confiance dans la sincérité des convictions qui se produisent en dehors de l’Église. De cette confiance naîtrait le respect, et tout serait facile alors. Mais je sais bien que, si cette tolérance devenait la loi générale, elle anéantirait l’esprit de secte, refuge de tant de vanités et d’ambitions, et détruirait cette propagande affairée qui cultive la puérilité comme le plus fécond moyen de succès, et semble se proposer particulièrement dans le culte l’amusement des femmes et des jeunes gens.

Je ne suis pas arrivée à la fin de mon martyre, pensa Adrienne. Persuadée déjà que le salut de son enfant était menacé par son mari et cruellement désenchantée de son espoir maternel, elle passa ses heures de solitude dans la prière et dans les larmes. Félicien n’était pas plus tranquille. Depuis cette explication, ces époux malheureux, toujours attirés l’un vers l’autre par les sentiments, sans cesse écartés par les idées, vécurent dans une attente morne, privée de joie, mais qui n’était certainement pas sans effroi.

Ils devaient pourtant connaître encore un jour d’illusion et de bonheur.

Toutes les choses merveilleusement sublimes qui ont précédé la venue de l’homme sur la terre ne sont point tombées sans retour dans l’abîme du passé ; elles se reflètent dans les phénomènes de la nature et dans l’existence de chacun de nous. Le prolongement du Fiat lux se fait entendre à chaque lever du soleil, à chaque introduction d’une âme au milieu de l’humanité.

Adrienne mit un fils au monde. Ces cruelles souffrances suivies d’un soulagement subit, ces inquiétudes mortelles soudainement apaisées par la chère apparition, ce doux vagissement de la vie qui s’éveille succédant à l’horrible voix de la douleur aux prises avec la mort, ce conflit de sentiments extrêmes dont l’issue est une pure allégresse, n’était-ce pas assez pour inspirer aux deux époux un irrésistible transport de réconciliation ? Adrienne tendit la main à Félicien, et, à travers les baisers dont il la couvrit, elle y sentit tomber une larme.

Ah ! s’il ne fallait qu’un élan de l’âme pour accomplir les sacrifices que conçoit la vertu, que le devoir serait facile ! Aussi le mérite des actions les plus généreuses, quand elles s’exécutent à un moment donné, avec le concours de l’instinct et de l’enthousiasme, ne saurait se comparer à celui d’une succession de dévoilements moins apparents, mais qui s’accomplissent dans le refroidissement des sens et embrassent une longue période de la vie. Tant il est vrai qu’il n’y a de difficile que ce qui est persévérant, de surhumain que ce qui est immuable.

On avait agité la question de savoir si Adrienne nourrirait elle-même son enfant. Madame Milbert s’était prononcée contre l’allaitement, et, le médecin, de son côté, encourageait peu la jeune mère. Celle-ci ne lutta point contre eux, non par préoccupation de sa santé, mais parce que les fonctions de nourrice lui paraissaient accompagnées d’un cortège de choses indécentes sur lesquelles elle ne se résignait point à passer. Qu’on juge de l’indignation de Félicien la première fois qu’il avait soupçonné ce sentiment chez Adrienne ! Mais lui-même faisait un rude apprentissage de la tolérance qu’il avait cru posséder. Il se contint, espérant que la nature serait un meilleur réformateur que lui.

En effet, contrairement à ce qu’on attendait, Adrienne essaya d’allaiter son enfant ; mais elle ne put lui offrir qu’une nourriture insuffisante. Cette circonstance compliqua les soins qu’exigeait le petit Raoul, qui était d’une complexion très-délicate et sujet à des convulsions qui mettaient ses jours en danger. Il arriva que la jeune mère fut souvent embarrassée entre les prescriptions contraires de la théorie et de la pratique : la première représentée par le docteur, la seconde par madame Milbert et la bonne d’enfant. Naturellement Adrienne s’adressait à Félicien pour trancher la difficulté ; mais l’habitude de la défiance était tellement enracinée chez elle qu’elle avait toujours quelque peine à se rendre aux conseils de son mari.

Ces discussions, calmes d’abord, devinrent bientôt plus vives. Adrienne y reprit sa manie d’opposition. Les luttes se multiplièrent, moins violentes, mais aussi tracassières, aussi obstinées que jamais. Les deux époux poursuivaient avec une égale ardeur le même but, qui était la conservation de leur enfant, et, au lieu de réunir leur sollicitude sur cet être chéri, ils l’employaient à se le disputer, comme un trésor que chacun d’eux eût voulu se réserver à lui seul.

D’ailleurs, la querelle religieuse n’était que suspendue. Cet ancien élément de discorde reprit tout son empire, quand le petit Raoul, languissant jusqu’alors, tomba dangereusement malade. Adrienne avait plus de confiance dans les secours spirituels que dans les ressources de l’art, et Félicien trouvait qu’elle subordonnait les unes aux autres d’une manière souvent imprudente. Il en résulta qu’en veillant l’objet de leur amour, ils se surveillèrent encore mutuellement. Adrienne s’indignait de ne pas voir Félicien se joindre à ses prières. Elle épiait chaque mouvement de ses lèvres dans l’espoir d’y surprendre le murmure d’une invocation ; car elle ne comprenait pas l’entretien mental d’une âme profondément affligée avec elle-même ou avec Dieu.

Tandis que, pour cette apparente indifférence religieuse, elle accusait son mari de cruauté, elle déshonorait son propre chagrin à ses yeux par toutes sortes de pratiques inopportunes et superstitieuses. La vue des images, des médailles, des scapulaires dont le petit Raoul était entouré, représentations que Félicien trouvait à la fois grotesques et douloureuses, rendait sa tristesse plus lugubre : le froissement des idées augmentait la blessure des sentiments.

Cette impression était si vive, qu’il fut obligé de demander grâce, quand Adrienne voulut suspendre au berceau de l’enfant l’image d’une madone des Sept-Douleurs.

— Je sauve mon fils, répétait-elle en répondant aux instances de Félicien.

— Tu le tuerais plutôt, répliquait-il : ces images funèbres appellent la mort.

En d’autres circonstances déjà, le luxe des pieuses médailles avait importuné Félicien : il l’avait trouvé mêlé aux mystères de l’alcôve, et tout incrédule qu’il était, cela lui paraissait dérisoire et sacrilège. Souvent même il en avait été refroidi. — N’est-ce pas agaçant, pensait-il, quand on ne croyait cueillir que des roses, d’être obligé d’égrener un chapelet ?

Mais le plus grave des reproches secrets qu’il faisait à Adrienne, c’était, dans les moments de danger même, d’abandonner le chevet de l’enfant pour aller faire des neuvaines et des pèlerinages. Il savait aussi que, s’il ne s’y fût formellement opposé, elle eût, suivant la croyance du peuple, interrompu les remèdes pendant l’accomplissement de ces actes pieux, auxquels il faut, pour leur donner toute leur efficacité, laisser entièrement la gloire du miracle.

Ainsi Adrienne et Félicien n’avaient pas un mot de consolation à s’adresser et ne savaient qu’aggraver leurs souffrances. Un jour, entre autres, après une nuit passée dans les alarmes, où heure par heure, moment par moment, on avait disputé le petit Raoul à la mort, le médecin et la nourrice, penchés sur le berceau de l’enfant, attendaient dans un silence plein d’anxiété le résultat de leurs soins. Félicien, auprès d’eux, exténué par les fatigues morales de sa longue veille, sentant son cœur meurtri et affaissé comme si toutes les larmes en eussent été exprimées, n’éprouvait plus qu’une fébrile impatience qui s’accroissait d’instants en instants. Tantôt il marchait, allant et venant, pressé par l’aiguillon de l’inquiétude ; tantôt il demeurait immobile, replié sur lui-même, concentré, mais appliqué surtout à écouter tous les bruits du dehors, comme s’il était certain que le salut ne viendrait que de là. Enfin, on entendit des pas légers sur l’escalier, et Adrienne entra dans la chambre.

— Où étiez-vous ? lui dit Félicien, avec un ton de brusquerie farouche qui ne lui avait jamais échappé, même au plus fort de leurs dissensions.

Elle ne répondit pas : elle venait de l’église achever une neuvaine.

— Tout à l’heure on avait besoin de vous, et vous n’étiez pas là. Ne quittez plus cette chambre. J’ai mes superstitions aussi, moi, peut-être, et je crois que la présence d’une mère peut défendre son enfant contre la mort.

Adrienne s’approcha du petit Raoul. Elle le vit les lèvres entr’ouvertes, les joues livides, les prunelles noyées sous ses molles paupières. Saisie d’effroi et blessée au cœur par les paroles de son mari, elle se sentit près de chanceler ; mais à force de courage, elle reprit vie. Si elle devait être privée de son fils, il ne fallait pas au moins qu’il mourût à cette heure. Ce sentiment l’emportait sur tout. Le pauvre enfant n’était plus qu’un enjeu entre elle et Félicien.

Cependant les deux époux se dissimulaient encore la réprobation dont chacun frappait l’autre. Mais quand, après avoir traversé mille angoisses, après avoir tour à tour accueilli et repoussé un espoir toujours trompeur et toujours déçu, après avoir senti leurs larmes tantôt humecter leurs paupières comme un baume réparateur, et tantôt les dessécher comme une liqueur corrosive et brûlante, ils virent arriver ce moment redoutable où la mort allait éteindre la seule lumière qui restât à leur âme, la démence de leur douleur ne se contint plus. Alors ils laissèrent échapper le mot insensé qui faisait peser sur eux la responsabilité d’un acte dont la nature seule devait être accusée.

— Pauvre enfant ! dit Félicien, il était né d’une violence d’âme : il devait périr !

— Ah ! s’écria Adrienne, Dieu l’enlève aux dangers qui le menaçaient : j’avais demandé son salut avec trop d’instances !

Ils ne relevèrent point ces cruelles paroles ; mais ils les entendirent retentir en eux-mêmes pendant ces heures sinistres de la veillée des morts, où le cœur semble participer de l’effrayant repos du cadavre auquel s’acharne son amour. Plus tard, ils ne les oublièrent pas. Adrienne envenima leurs blessures dans les redoublements d’une piété plus âpre que jamais. Félicien les pardonna, tout en les jugeant l’expression d’un état de désaccord désormais irréparable.

VIII

Le temps des luttes violentes était passé. Adrienne et Félicien ne sortirent de la méditation de leur douleur que pour tomber dans une tranquillité morne qui était le comble de l’indifférence. Toute ardeur de prosélytisme s’était éteinte entre eux : jamais ils ne se demandaient leur opinion sur quoi que ce fût. Ils s’étudiaient même à rendre leurs paroles inoffensives et sans portée, en évitant les allusions aux choses qui les intéressaient.

La chambre et la table leur étaient communes, mais il semblait que ce fût seulement par une politesse dont ils s’acquittaient l’un envers l’autre. Leurs habitudes, aussi bien que leurs démarches, étaient devenues complétement indépendantes. Ils s’avertissaient quelquefois de leurs projets, mais ils ne se consultaient point. Bientôt chacun eut ses amis, ses jours, ses heures ; Félicien son cercle ; Adrienne ses congrégations. Avec cela, assez de dignité et de savoir-vivre pour faire respecter, par leurs égaux et même par leurs inférieurs, cette paix du ménage fondée, comme l’avait craint Adrienne, sur l’entente de deux antipathies.

Félicien continuait à se livrer à ses travaux. Semblable à ces saints qui persévéraient pendant de longues années dans la pratique de la dévotion, sans en recevoir aucune satisfaction intérieure, il continuait de vouer à la science l’effort de son intelligence, même sans être secondé par les joies vivifiantes de l’affection,

Adrienne, qui ne se dissimulait point combien il était peu heureux, craignait encore qu’il n’en revînt à son projet de l’arracher à sa famille et à son entourage pour la faire toute à lui. Elle se trompait : il n’y songeait plus. L’assemblage de grâces mutines et piquantes qu’il avait aimées dans la jeune femme disparaissait sous les voiles de deuil de la mère, et cet aspect plus sérieux que revêtait Adrienne paraissait donner aussi plus de gravité aux torts qu’il lui reprochait. Il n’aurait pas voulu prendre maintenant la responsabilité de son bonheur ; car il sentait qu’il n’avait point à lui offrir dans ses sentiments une compensation aux jouissances dont il l’aurait privée.

Ces événements, qui n’intéressaient directement que les deux époux, avaient leur contre-coup ailleurs. Cécile avait suivi une à une les péripéties de ce drame domestique, si faible par les ressorts, si important par le dénoûment, puisque le bonheur de deux êtres était en jeu. Félicien, qui se défendait de donner son amour à madame de Malmont, avait cherché à la consoler, peut-être à se consoler lui-même, en lui accordant sa confiance. Ses confidences, à chaque voyage qu’il faisait à Paris, et, dans les intervalles, la simple indication des faits, renfermée dans les lettres d’Adrienne, avaient tout révélé à Cécile. Joignant l’enthousiasme de l’esprit à la profondeur des sentiments, elle était capable d’aimer sans réciprocité. Elle se laissa, en effet, si complètement absorber par cet amour, qu’elle lui donna à dévorer toute son existence. En vain sa beauté, sa fortune suffisante, sa position intéressante de veuve inconsolée, sinon inconsolable, lui attirèrent de nombreux hommages : elle les repoussait tous ou s’y dérobait.

Alphonse même, qui était toujours le premier sur les rangs, que les refus ne rebutaient pas, qui pouvait se prévaloir au moins de l’attachement de l’habitude, n’était pas plus heureux. Alphonse était pourtant le choix conseillé par Félicien. Cette circonstance aurait dû le servir : elle lui fut défavorable. C’était à lui que Cécile faisait porter involontairement la peine des déceptions de son amour-propre. Enfin, elle ne cherchait pas l’oubli de l’amour dans le mariage, parce qu’elle appartenait à cette classe d’individus, en quelque sorte impropres à la vie, qui préfèrent à l’aliment qui soutient l’existence le poison qui entretient le rêve.

L’application constante de sa pensée à un amour stérile énerva bientôt ses forces : elle tomba dans un état de langueur alarmant. Elle fut poursuivie par une de ces maladies indéfinissables qui affectent toutes les formes et qui, sous leurs métamorphosés multipliées, échappent sans cesse à l’action de la science. Les médecins, comme ils font d’ordinaire en circonstance semblable, lui conseillèrent les distractions, les voyages. Mathilde, qui se faisait vieillotte et surtout nonchalante, n’accueillit point avec zèle une prescription qui menaçait de troubler son repos. D’ailleurs, elle connaissait mieux que toute la Faculté la véritable cause du mal de Cécile. Elle demanda si l’air natal ne serait point aussi un remède. Ayant obtenu une réponse affirmative, elle s’arrêta au projet d’aller s’établir à Rouen. Elle donna à cette résolution un prétexte plausible : c’est que ses intérêts de propriétaire réclamaient son séjour en Normandie. Elle avait à traiter pour des maisons frappées d’expropriation ; puis il lui fallait donner son avis sur des réparations ou des constructions nouvelles, rédiger des baux, etc.

Cécile résista d’abord au désir de sa tante, ou plutôt elle demanda grâce, en confessant son secret. Devait-elle s’offrir encore à toutes les tortures de la passion ? Irait-elle s’exposer à trahir de nouveau sa faiblesse devant celui dont la vertu l’avait ménagée ? L’épouvante qu’elle ressentait à cette pensée était touchante par son exagération même : elle redoutait Félicien comme sa conscience, comme son Dieu !

Madame de Nerville s’efforça de la rassurer, en lui persuadant que cette exaltation si dangereuse allait tomber quand elle verrait Félicien au milieu de sa famille : — Rien n’est plus propre, disait-elle, que le voisinage de la femme à guérir de l’amour du mari.

Au fond, elle n’était pas sûre de l’efficacité de ce remède ; mais le plus pressé lui semblait être d’arracher Cécile à son funeste anéantissement. Pour le reste, elle s’en fiait à sa force d’initiative, qui la laissait toujours maîtresse de diriger elle-même les événements.

Ce raisonnement ayant fait taire les scrupules de madame de Nerville (si elle en avait conçu quelques-uns), elle se hâta de faire part à ses amis de Rouen de son intention d’aller passer une saison en Normandie. Madame Milbert lui offrit l’hospitalité pendant le temps qui lui serait nécessaire pour choisir un logement et préparer une installation fixe.

Cécile et sa tante se trouvèrent donc établies un certain soir dans le salon de la mère d’Adrienne.

C’était à la fin d’une journée de printemps de température capricieuse ; la pluie tombait à petit bruit, et, par les fenêtres qui s’ouvraient sur les boulevards, il arrivait des bouffées d’air chaud, chargées de la senteur des arbres et des parfums empruntés aux fleurs des jardins voisins. Une seule lampe était allumée, qui, recouverte d’un abat-jour vert, donnait une lumière discrète. Il n’y avait dans le salon, outre madame Milbert et les voyageurs, qu’Adrienne et l’aimable vieille dame aux boucles grises, que l’on appelait madame Caron ; on attendait Félicien. Il était absent depuis deux jours. Il arriva vers neuf heures, revenant de la campagne. Chaque fois que la porte de la rue s’était ouverte, Cécile avait écouté avec tant d’appréhension, elle était si étourdie par les battements de son cœur, qu’elle n’entendit point les pas de Félicien. Quand il entra, elle eut tout le trouble de la surprise.

Ces grandes attentes trompent toujours. Averti du projet de ces dames, sans être prévenu de leur arrivée, Félicien, s’il ressentit quelque émotion de leur présence, sut la dominer. Il s’informa de ce qui les concernait avec un intérêt d’une sincérité si calme que Cécile, frappée de ce contraste avec ses agitations et ses terreurs, s’en fit un nouveau sujet de reproche.

Plusieurs fois, pendant la soirée, elle interrogea l’expression de son visage, mais elle n’y put lire ni un encouragement ni une désapprobation : elle crut pourtant que le pli inquiet formé à son front se creusait plus profondément.

Enfin, Félicien s’approcha d’elle et lui demanda si ce séjour en province était de son choix. Ne faisait-elle qu’un acte de complaisance ? N’avait-elle pas senti, au départ, qu’elle laissait après elle et qu’elle emportait aussi des regrets trop vifs ?

Elle dit qu’elle regrettait l’amitié de M. Morand, mais que, décidée à ôter à jamais l’espérance à son amour, elle regardait leur séparation momentanée comme un moyen de rompre la fréquence de leurs relations.

— Vous n’avez donc pu vous contenter du bonheur d’être aimée ?

— C’est un bonheur dont on ne s’aperçoit que lorsqu’on aime soi-même.

Félicien ne répondit pas et s’écarta ; mais le lendemain, à déjeuner, il trouva Cécile à sa table avec madame de Nerville. Le jour suivant, madame Milbert donna un grand dîner en l’honneur de ces dames : on échangea des visites ; on ne se quittait plus.

L’abandon de Cécile était un piége continuel ; avec elle, toutes les conversations tournaient à la confiance ou à l’enthousiasme. Quelques jours s’étaient à peine écoulés que Félicien n’était déjà plus taciturne ; mais il continuait à s’efforcer de revêtir ses sentiments d’une discrétion impénétrable.

Cependant, quand il passait une soirée sans se ménager avec Cécile un instant d’entretien particulier ou sans dire quelques mots à son intention spéciale, il apercevait dans ses regards une inquiétude involontaire : avec moins d’impatience, elle aurait eu de l’ennui. Mais, s’il venait à elle, tout était oublié : le visage de la jeune femme s’éclairait subitement ; elle sortait de sa rêverie avec un redoublement d’amabilité qui profitait à la réunion de madame Milbert.

Quand elle était chez Félicien, c’était encore à moins de frais qu’elle était heureuse et qu’elle le paraissait. Là, tout était lui. Elle ne cherchait même plus alors à recueillir ses regards et ses paroles, tellement elle se sentait pénétrée de sa présence. Elle s’en tenait à ces communications secrètes que lui apportaient tous les objets. Sur la vie qui se déroulait dans son intérieur, elle apercevait un doux chatoiement de couleurs harmonieuses et brillantes : c’était la broderie qu’y jetait la fantaisie de son amour. Cette magique ouvrière changeait une trame sombre et monotone en un tissu varié par les plus attachantes merveilles de sentiment.

Madame Milbert ne changea point ses habitudes de réception ; mais, pour voir plus souvent ces dames, à côté des grandes réunions, elle en eut de moins nombreuses, qui prirent un caractère d’intimité que les premières n’avaient jamais eu. Par la même cause aussi, Félicien recevait plus fréquemment chez lui les parents de sa femme. Madame de Nerville, qui habitait maintenant une villa dans le quartier nord de la ville, ne manqua pas non plus de rendre à ses amis leur hospitalité.

Tous les prétextes étaient bons pour se réunir : on inventait des occasions de promenade, des parties ; on mettait à profit chacune de ces solennités insignifiantes par lesquelles les provinciaux trompent leur ennui. Pour rien au monde, on ne se fût dispensé d’une exposition, d’un concert, voire même d’une séance académique. Quelquefois on allait au spectacle, quand le permettaient les scrupules d’Adrienne, que madame de Nerville avait l’art d’endormir. Enfin on jouissait de ce que la vie de province a de plus doux : un enchaînement de relations qui fait que le plaisir ne manque jamais de lendemain, et que le besoin, comme la joie de se revoir, s’accroît tous les jours.

Pour Félicien surtout, ces satisfactions de l’amitié étaient si attrayantes, si inattendues que, chassant les avertissements importuns de son expérience, il se persuadait qu’il saurait toujours s’en contenter. Mais il y avait des instants où, si quelque chose touchait plus directement l’âme de Cécile, un retentissement éclatait tout à coup qui trahissait la profondeur de sa passion. Depuis qu’il était encouragé par la présence de ses deux amies, Félicien ne se privait plus du plaisir d’exprimer ses opinions, même chez madame Milbert. Toujours sur ses gardes cependant à l’égard de ses anciens contradicteurs, quand il en avait dit assez pour persuader celles-là seules auxquelles sa pensée s’adressait, il faisait une retraite honorable. À la grande surprise de tous, il arriva plusieurs fois à Cécile de relever le drapeau qu’il abandonnait. Elle le défendait avec une simplicité véhémente qui frappait tous les auditeurs. Madame Milbert et Adrienne avaient peine à réprimer un mécontentement passager, et généralement Cécile inspirait une légère défiance, prélude du soupçon.

Trop habitué à s’observer lui-même pour se laisser surprendre par un entraînement involontaire, Félicien se complaisait cependant à recueillir les témoignages dangereux du sentiment qu’il inspirait. L’abattement mélancolique de Cécile reparaissait souvent avec son cortége de souffrances. Quand il contemplait sa langueur, quand il la voyait sans cesse absorber autour de lui l’amour qui la tuait, il était envahi par une joie aux incitations cruelles, qui atteignait les replis les plus profonds de son égoïsme. Comme il était vengé des froideurs d’Adrienne ! Il se sentait les barbaries du conquérant avec les tendresses du père et les convoitises de l’avare qui ne veut ni toucher à son trésor ni le céder.

Qu’on lui disputât cependant cette possession secrète de l’amour de Cécile, qu’un obstacle vînt troubler la sécurité de ce bonheur incomplet, mais d’une si vive intensité, et sa passion concentrée, forcée pour se défendre de se manifester dans l’action, manifesterait toute sa puissance.

La première attaque qui menaça Félicien fut une anticipation sur le droit d’indépendance, d’indifférence même qu’il croyait avoir acquis à l’égard de sa femme. L’humeur d’Adrienne se modifiait singulièrement : la révolte orgueilleuse, l’opposition systématique qui lui étaient naguère si habituelles disparaissaient peu à peu pour faire place à une douceur grave, à des attentions un peu étudiées, mais dont le résultat était toujours la complaisance pour Félicien.

Celui-ci avait cru d’abord voir, dans ce changement, l’effet des agréments nouveaux de leur vie, dus à la présence de madame de Nerville et de madame de Malmont. Mais en observant davantage Adrienne, il fut convaincu que sa conduite actuelle n’était pas le résultat d’un mouvement spontané, qu’elle y apportait une sérieuse application et ne s’y maintenait que par une surveillance sévère sur elle-même.

Cette découverte ne fut point agréable à Félicien ; rien ne le touchait moins que ce retour tardif d’Adrienne vers lui. Il en éprouvait une impatience ennuyée. Après avoir épuisé tout ce qu’il avait eu d’inspirations tendres dans le cœur pour tâcher d’éveiller l’amour de sa femme, il le voyait naître tout à coup, sans motif, d’une cause inconnue, d’une sorte d’instinct contradicteur que ses ressentiments du passé lui rendaient odieux. Il s’irritait aussi de se voir menacé dans la liberté de ses affections ; il se répétait qu’il était trop tard et qu’elle ne se ferait pas aimer malgré lui. Il sentait qu’il ne pouvait commander un retour à son cœur même au nom du devoir, dont sa conscience se trouvait affranchie par l’ingratitude blessante avec laquelle Adrienne avait repoussé toutes les avances qu’il avait faites pour établir entre eux une union sympathique. Mais surtout une froideur invincible l’éloignait d’elle depuis la mort de leur enfant.

La faculté du pressentiment, si vive chez les femmes et qui avait dû révéler à Adrienne qu’elle aurait désormais à compter avec une rivale, ne suffirait pas pour expliquer la transformation de son caractère. L’autorité d’un sage conseil avait enfin dompté l’obstination de son esprit ; elle se gouvernait par une autre logique que la sienne propre : son seul mérite était la soumission.

Le jeune Eusèbe Forbin, envoyé chez les trappistes pour y expier, par une retraite momentanée, ses péchés d’amour et de poésie, n’était pas venu reprendre chez sa tante ses occupations industrielles : il était entré dans un séminaire. Le dépit de son échec auprès d’Adrienne n’avait eu qu’une bien faible part d’influence dans cette résolution. En livrant son chaste secret, elle s’était diminuée à ses yeux, et dans le silence de la réflexion, par cette seule expérience, il avait mesuré l’étroitesse de son esprit et le peu de générosité de son cœur.

Des considérations plus hautes avaient donc présidé à la décision du jeune Eusèbe. Intelligence souple, perspicace, élevée et pourtant timide, cœur ardent, âme fière, il s’était effrayé subitement, non des épreuves que le monde lui réservait, mais de la grossièreté de son contact et du peu d’espace qu’il offrait à l’exercice de son dévouement et de ses facultés affectives. Il aimait toutes les choses grandes, touchantes et pures, et son enthousiasme avait besoin d’expansion. Cependant il ne se dissimulait pas que, quelque mode d’interprétation que prît sa pensée, il lui faudrait un long travail avant de se faire écouter d’une foule dont l’attention est sollicitée de tant de côtés à la fois, par tant de talents divers. Dans l’état ecclésiastique, par une heureuse exception, il n’avait qu’à parler pour être entendu. À la chaire, au confessionnal, au chevet du mourant, dans le réduit du pauvre, sous le toit vide de bonheur du riche, son premier élément de succès n’était pas l’éloquence, mais la charité. Le zèle de l’apostolat ne connaît point les chutes de l’amour-propre. La grâce, qui réside autant dans le cœur des fidèles que dans la bouche du pasteur, accompagnerait toutes ses paroles. Sa voix n’avait pas à craindre les défaillances. Avant que le talent de l’homme eût poussé ses ailes, l’enthousiasme religieux du prêtre pouvait monter, comme dans sa région naturelle, aux plus sublimes élévations. Ainsi nulle ambition ne lui était interdite, car la foule émue attendait, comme une bénédiction, les épanchements de son âme.

Les renonciations auxquelles il devait se soumettre dans cette carrière privilégiée avaient pourtant fait prudemment hésiter son courage. Le plus difficile était de s’interdire, avec les idées nouvelles, développées dans le monde physique par les découvertes de la science et dans le monde moral par les principes de la liberté, cette association d’intelligence si favorable à l’esprit d’examen. Mais, malgré sa jeunesse, son expérience l’avait déjà convaincu qu’il n’était pas besoin qu’il reniât ses sympathies pour vivre en paix avec lui-même ; que la conciliation des croyances en apparence les plus opposées n’est qu’une affaire de patience et de temps, parce que les vérités douteuses, menacées d’abandon, savent toujours se modifier pour s’accommoder aux vérités évidentes et démontrées.

Lui faudrait-il enfin renoncer à la femme, ce gracieux interprète de l’amour sur la terre ? Sans doute, ce n’était pas à lui qu’elle appartiendrait dans la plénitude de l’ardente saison de sa beauté et de ses passions, ou du moins elle lui serait disputée. Mais, à ces heures discrètes où le monde ne la connaît pas encore ou bien ne l’apprécie plus ; à cette heure de pureté suave où, le sentiment précédant le désir, son amour n’est qu’une divine expansion de son innocence ; à cette heure de mélancolique pudeur où, se sentant abandonnée par les charmes de la jeunesse, elle n’ose affronter les dédains de l’homme et s’enveloppe de piété pour voiler les mystères de son cœur brûlant : c’est lui, le prêtre, qui, revêtu comme elle de vertu et de chasteté, recueillerait les touchants trésors de son âme ; avec cette part méconnue, mais si précieuse et si enviable, que pourrait-il regretter ?

D’ailleurs, le jeune Eusèbe avait été orphelin dès son bas âge. Son amour filial avait gémi jusqu’au moment où il s’était aperçu que le culte si tendre que nous vouons à notre mère, celui que nous vouons à notre religion et à notre patrie, ne sont que des modifications du même sentiment. C’est toujours une indicible reconnaissance pour cette providence attrayante qui, mêlant le sourire aux bienfaits, nous aima et nous protégea dans notre faiblesse ; qui alimenta notre âme de poésie quand elle était incapable de se procurer elle-même cette divine nourriture, et dont les soins, fructifiant avec les années, permettent à nos derniers jours, si stériles, de recueillir la moisson embaumée des souvenirs.

Le temple, asile de cette religion bénie, était la vraie demeure du jeune Eusèbe. Incrédule même, il eût aimé le lieu saint : il y sentait la plénitude de cœur, l’émotion ineffable, les larmes heureuses que l’on ne retrouve ailleurs que sur le sein de sa mère ou le seuil de son foyer.

Satisfait dans toutes les aspirations de sa nature à la fois délicate et noble, scrupuleuse et passionnée, par la mission qu’il s’était choisie, contemplant sans cesse son idéale grandeur, il pouvait supporter les épreuves et les déboires qui déjà accompagnaient son éducation de prêtre.

Depuis qu’il avait commencé cette rude tâche, il n’avait pas revu Adrienne. Mais sa qualité de lévite ayant complètement effacé aux yeux de ses anciens amis ses légers torts de jeunesse, il fut invité à accompagner quelques-uns de ses supérieurs ecclésiastiques pour assister aux fêtes, tant de l’autel que de la table, qu’amena la consécration religieuse d’une chapelle que madame Milbert avait fait récemment construire sur ses terres. On choisit pour cette cérémonie le jour même de la Dédicace, qui se célébrait le premier dimanche d’octobre, avant l’introduction en Normandie du rite romain.

La saison, déjà froide et pluvieuse, prêtait à la campagne peu d’agréments ; aussi, dès la journée du lundi, les hôtes de madame Milbert se retirèrent les uns après les autres. Madame de Malmont et madame de Nerville partirent dans l’après-midi. Félicien les accompagna ; mais Adrienne resta au château avec sa mère, madame Forbin, madame Caron et M. Eusèbe. Ces adieux réitérés avaient mêlé une nuance de tristesse à la mauvaise humeur qui avait pris la jeune femme quand son mari avait donné un prétexte pour retourner à Rouen. On avait avancé le dîner pour faciliter certains départs, et la journée en paraissait plus longue ; la dernière heure surtout était difficile à passer. En attendant le moment de faire un whist ou de prendre place à la table à ouvrage, Adrienne se tenait debout sur le perron, regardant vaguement la campagne. Eusèbe était à côté d’elle, droit et immobile, son bréviaire sous le bras. Elle se crut obligée de lui adresser la parole. Tout en causant, elle descendit le perron ; il la suivit, et bientôt ils se trouvèrent sous une des sombres avenues qui conduisaient au château.

Quand l’ombre vint en aide à sa timidité naturelle, Eusèbe demanda à Adrienne si elle vivait maintenant en meilleure intelligence avec son mari et si elle était plus heureuse. Quoiqu’il eût fait un effort sur lui-même pour articuler ces questions, il les posait avec assurance ; car il était pénétré déjà du droit qu’il avait, dans les intérêts de son futur ministère, d’entrer de vive force dans le secret des âmes.

— Mon seul bonheur, répondit-elle, c’est que nos luttes soient terminées ; nous sommes complètement étrangers d’esprit et de cœur l’un à l’autre ; notre union n’est plus qu’un divorce discret.

— Dans votre intérêt et celui de votre mari, vous ne deviez pas souffrir, madame, que vos discordes amenassent ce résultat.

— Prétendriez-vous faire retomber la faute sur moi ? répliqua vivement Adrienne ; vos opinions sont bien changées !

Eusèbe rougit légèrement ; mais il était habitué déjà à endurer des piqûres d’épines.

— Depuis que je vous ai vue, dit-il avec un accent de modestie qui ôtait toute prétention à ses paroles, j’ai beaucoup médité. Mes conjectures sans doute peuvent être une erreur ; mais, si elles ne me trompent pas, vous avez fait usage de tous les moyens pour ramener à vous votre mari, excepté du seul efficace.

— Lequel ?

— L’amour !

— Félicien serait de votre avis, monsieur ; mais ma conscience me permet de vous affirmer que j’ai aimé mon mari autant qu’il m’était possible de le faire sans exposer mon salut.

— Et pourquoi ne l’avez-vous pas aimé jusqu’à exposer votre salut ? dit Eusèbe, dont la hardiesse s’enflammait de zèle ou d’un autre sentiment voilé.

Adrienne laissa échapper une exclamation de surprise, et son regard interrogateur alla, malgré l’obscurité du soir, frapper le visage du jeune homme.

Eusèbe sentit que le moment était venu de toucher le cœur d’Adrienne ou de le fermer pour jamais à son influence. Sa voix tremblait d’émotion.

— Savez-vous ce que c’est que l’amour ? dit-il. C’est une immolation si complète de nous-même à l’objet aimé qu’il ne se fatigue jamais de ses efforts pour lui plaire, qu’il supporte sans se lasser les froideurs et les rebuts, qu’il ne redoute ni les châtiments ni les supplices. Pourvu que l’amour puisse prouver son dévouement, il trouve en lui un bonheur qui défie le ciel et la terre. Comment les plus grands saints ont-ils aimé Dieu ? Jusqu’au sacrifice de leur corps ici-bas, de leur âme dans l’éternité ! Ils consentaient à se vouer aux tourments infinis de l’enfer, pour donner au Seigneur un témoignage incommensurable de leur amour. Tel est l’amour divin, et l’amour humain en est l’image, le calque et le reflet. Pourvu que celui-ci reste uni à son divin principe, il peut s’étendre aussi sans limite et sans mesure. Qu’aviez-vous besoin de les séparer ? Tous deux vous traçaient la même voie. Pour la gloire de Dieu et le salut de votre époux, vous deviez être prête à braver même la damnation éternelle. Peut-être serait-il encore permis à l’homme d’hésiter devant cette sublime folie du dévouement ; mais une sainte témérité convient à la femme. Doit-elle se laisser arrêter par une crainte égoïste, doit-elle douter des miracles de la grâce, celle à qui le Seigneur a dit : « Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a beaucoup aimé ? »

Cette remontrance, dans la bouche du jeune lévite qui avait été son admirateur et son ami, produisit sur Adrienne un effet qu’on n’aurait pas attendu. « Et vous aussi ! » murmurait-elle d’une voix gémissante, comme autrefois César mourant. D’ailleurs, quoique les sentiments exprimés par Eusèbe fussent tout opposés à ceux de la jeune femme, il y avait dans son accent une onction attendrissante qui aurait pu entraîner même sans convaincre. Mais c’étaient surtout les formes de son langage qui la subjuguaient. Les formules pieuses dont il enveloppait ses pensées écartaient sa défiance et lui prêtaient une autorité que n’avait jamais eue sur elle la parole de Félicien. Certaines douceurs éloquentes sont comme une glu emmiellée dont l’âme ne peut se détacher.

— Vos reproches me pénètrent, dit-elle, et je suis disposée à reconnaître mes fautes, si j’en ai commis ; mais êtes-vous bien sûr de la vérité de votre doctrine ?

— J’obéis à l’inspiration de ma conscience, répondit Eusèbe avec simplicité ; mais si vous craignez que je ne m’abuse, consultez un guide plus expérimenté que moi.

— Non, il y a longtemps que je sens le besoin d’un secours spirituel, c’est Dieu peut-être qui vous envoie ; que sa volonté soit faite !

— Mais il me faudrait toute votre confiance, dit le jeune homme en hésitant, soit qu’il s’effrayât de la responsabilité ou des dangers de la tâche qu’il entreprenait.

— Vous l’aurez, répondit Adrienne.

Ils rentrèrent au château, et pendant les deux jours qu’ils passèrent encore chez madame Milbert, Adrienne initia Eusèbe aux secrets de ces dissensions intimes dont elle entretenait Mathilde autrefois. Elle ne rencontrait plus la complaisance molle, mais dénuée de sympathie, de son ancienne confidente ; c’était, au contraire, une fermeté zélée qui réprimait en elle jusqu’à la moindre velléité de révolte.

Il s’attacha à lui prouver que ce n’était point la religion même qui avait été en cause entre elle et Félicien, mais seulement une manière de l’interpréter et de l’appliquer, particulière aux préjugés du moment et tout humaine et transitoire.

Adrienne éleva cependant quelques objections. L’intolérance des enseignements qu’elle avait reçus lui rendait presque impossible d’admettre que les accommodements fussent si faciles entre ses complaisances de femme et ses exigences de catholique. Eusèbe, avec sa droite sincérité, aplanit toutes les difficultés qu’elle lui suggéra ; car les lumières de son intelligence n’étaient pas encore troublées par les préventions de l’esprit de corps, ni sa conscience oblitérée par les endurcissements des luttes fanatiques.

De cette époque datait le changement que Félicien avait remarqué dans la conduite de sa femme, mais qu’il ne cherchait point à encourager. Aussi Adrienne fut-elle obligée plus d’une fois de réclamer le secours d’Eusèbe pour soutenir sa persévérance. Tout en mettant un pieux empressement à lui complaire, il s’efforçait d’apporter une grande prudence dans leurs relations. Déjà peut-être il reconnaissait avec effroi combien pour sa jeunesse l’abîme était près de la route du salut et la pente glissante de la charité à l’amour.

IX

La nouvelle disposition d’Adrienne n’était pas l’unique motif d’inquiétude de Félicien. Depuis que son attachement pour Cécile prenait le caractère de la passion, celle-ci, par un revirement trop ordinaire, semblait comploter avec elle-même de s’affranchir du sentiment qui la tyrannisait. Elle ne s’apercevait pas du retour de Félicien vers elle ; elle n’était frappée que de l’apparence d’une ingratitude qui n’existait pas.

Comme tous ceux qui aiment, elle ne tenait aucun compte de ce qu’elle avait obtenu, tant que le cœur ne s’était pas livré tout entier. Elle ne voulait pas voir qu’elle avait fait accepter à Félicien une vie qui jusqu’alors lui avait été insupportable ; mais elle se persuadait qu’il ressentait à peine pour elle une simple préférence d’amitié. Les soins qu’il lui rendait, ainsi qu’à sa tante, n’étaient peut-être qu’un effort de politesse en faveur de madame de Nerville. Enfin elle souffrait… et les souffrances de la sensibilité atteignant un certain excès, il n’est pas rare que l’égoïsme, énergique médecin, se réveille pour les combattre.

Ces grandes explosions de courroux ne se trahissaient devant Félicien que par une expression plus sérieuse du front ou des lèvres, par une vivacité de réplique un peu agressive, ou, quand l’irritation était à son comble, par le refus de prendre part à quelque plaisir. Une tempête qui n’avait que des frémissements si légers eût passé inaperçue chez toute autre femme ; mais sur la surface unie de l’humeur de Cécile, elle avait un caractère alarmant. Félicien le comprenait, lui qui avait l’expérience de ces symptômes, et il commençait à s’abandonner aux pensées ténébreuses.

Mettre beaucoup de raison dans ses passions, est souvent un moyen de les fortifier au lieu de les affaiblir. C’est ce qui était arrivé à Félicien : son impatience d’assurer la sécurité de son amour devenait aussi vive que les temporisations de sa prudence avaient été lentes. Une rivalité, qui surgit tout à coup, lui parut plus dangereuse qu’aucune de celles qui avaient jusqu’alors menacé de lui enlever le cœur de Cécile. Le dernier effort de sa sagesse fut de ne point intervenir dans cette épreuve. Mais, s’il voyait triompher encore une fois l’irrésistible force de sympathie qui entraînait la jeune femme vers lui, il était décidé à se l’attacher pour jamais.

Un frère de madame Milbert, qui n’avait point fait d’apparition chez elle depuis six ans, y vint passer quelques semaines à la suite d’une maladie. L’existence de M. Delaroque avait toujours été nomade. Tour à tour il avait habité le Havre, l’Algérie, les États-Unis, et en dernier lieu Paris, Mais il n’avait pas justifié le proverbe cher à la prudence normande, qui lui avait été souvent répété par ses parents : « Caillou qui roule n’amasse pas de mousse ; » car, possesseur à vingt ans d’une dot de cent mille francs, quinze ans plus tard, et sans avoir recueilli aucun héritage, il était riche de plusieurs millions.

Sa famille n’eût pas demandé mieux que de professer pour lui la tendresse respectueuse due à tout parent à succession, mais sa vie indépendante et prime-sautière avait déjoué toutes ces combinaisons sentimentales. Depuis longtemps il n’était plus considéré, malgré sa qualité d’oncle, comme un caissier donné par la nature, ainsi que disent les vaudevillistes ; c’était plutôt une espèce de père prodigue sur l’héritage duquel on ne comptait plus.

Il avait pourtant des accès de libéralité qui se traduisaient en riches et charmants cadeaux pour sa nièce Adrienne. Mais il dépensait le plus clair de ses revenus à l’entretien de jolies femmes qu’il laissait dire ses maîtresses, — titre qui n’est souvent qu’une antiphrase, — mais dont en réalité il n’était pas du tout le maître et très-peu le serviteur. La vérité est qu’il aimait à avoir une compagne gracieuse et parée pour partager le plaisir d’une promenade, d’un souper, d’un voyage, d’un séjour aux eaux, etc.

Cependant la maladie et les années — il avait alors cinquante ans — lui avaient fait comprendre que ces liaisons éphémères laissaient bien des lacunes dans son existence. C’est dans cette disposition qu’il s’était senti attiré vers sa famille. Lorsqu’il vit Cécile, il lui sembla qu’elle réalisait, en séductions et en vertu, ce qu’il attendait d’une femme, avec un peu de faiblesse peut-être, mais qu’il se flattait de soutenir et de diriger.

Huit jours ne s’étaient pas écoulés qu’il avait pénétré les sentiments secrets de chacun. Il connaissait la passion désespérée de madame de Malmont pour Félicien ; les combats que la délicatesse de celui-ci soutenait contre son amour ; le désir à demi formé qu’avait Mathilde de nouer entre eux une union illicite, de peur qu’un mariage ne lui enlevât la société d’une compagne aimable ; enfin, la naissante défiance d’Adrienne et de madame Milbert à l’égard de Cécile. En devinant tout cela, il se dit qu’il arrivait au moment favorable, mais qu’il n’avait pas de temps à perdre. Il s’adressa directement à la jeune femme, et, par quelques indiscrétions, suivies de réticences mystérieuses sur les découvertes qu’il faisait, il excita son inquiétude et sa curiosité, et l’amena à lui demander ce qu’il pensait d’elle.

— Je pense, lui répondit-il, que vous avez un cœur reconnaissant, capable de s’attacher à celui qui vous sauverait d’un grand péril.

— Où prenez-vous l’idée d’une telle supposition ? Aucun péril ne me menace.

— En êtes-vous bien sûre ?

Cécile rougit et baissa le front.

— Le péril, reprit-il, est dans une alternative désolante à laquelle vous n’échapperez pas : vous voulez que M. Dautenay vous aime, c’est déjà fait. Mais sa position d’homme marié lui donnant une part de responsabilité plus grande dans l’entraînement auquel vous auriez pu succomber tous deux, il s’en est défendu. Les rôles alors ont été intervertis entre vous. Aussi, le jour où il vous avouera son amour, toute résistance vous sera impossible. Je suppose, au contraire, que vous ayez le courage de fuir votre amant, vous serez accablée des ennuis de la solitude, attaquée de ce dépérissement de la beauté et de la santé qui est la punition des femmes trop vertueuses. Vous êtes atteinte déjà de cette langueur fatale. Je vous ai tout à l’heure ressuscitée à demi en vous disant que M. Dautenay vous aime ; mais quand je ne serai plus là pour vous le répéter, vous ne le croirez plus, ou vous l’oublierez par conscience, et vous retomberez dans votre anéantissement.

— D’après vous, le péril est évident ; mais je ne vois pas où est le salut.

— Dans le droit que vous me donneriez de compléter votre guérison. Vous êtes ici dans un milieu mauvais pour vous ; laissez-moi vous en tirer. Acceptez la protection d’un homme qui ne vous demandera le titre d’époux que quand il vous aura prouvé qu’il mérite celui d’ami. En attendant, je recevrai vos confidences sans m’en lasser. Vous avez besoin d’oublier, et moi j’ai besoin de rapprendre quelque chose de la vie dont j’ai perdu la mémoire en chemin : que n’oublie-t-on pas en voyage ! Si vous m’acceptiez un jour pour compagnon de route, nous nous en irions à travers le monde, — le temps est beau, la mer est belle, quand un peu d’amour est de la partie, — vous pour dissiper le passé, moi pour le recueillir ; votre beauté serait mon guide, ma fascinante étoile, et mon dévouement serait votre appui.

Ces paroles n’étaient pas sans influence sur l’esprit de Cécile : elle était convaincue et séduite par ce mélange de fantaisie et de raison. Satisfait d’être considéré comme possible, il n’en demanda pas davantage.

Il se fit le cavalier servant de la jeune femme, saisissant toutes les occasions permises de lui montrer quelle généreuse entente il avait de la vie. L’automne, qui est la saison des fleurs et des fruits, comme le printemps est celle des parfums, n’était pas encore achevé, et chaque jour une double offrande, empruntée à ces dons de la nature, venait rappeler à madame de Malmont que l’hommage d’un cœur lui appartenait.

Il est difficile de refuser ces présents fugitifs qui de la veille au lendemain n’existant plus, ne laissent pas de souvenir importun à la délicatesse. Cécile était pourtant tourmentée de recevoir de telles prévenances ; elle en éprouvait même une singulière humiliation, en se demandant ce qu’en pensait Félicien.

Elle savait qu’il en était instruit : tout le cercle de madame Milbert s’était ému à la nouvelle des attentions de M. Delaroque, surtout lorsqu’il n’avait pas dissimulé qu’elles se résumeraient en une proposition de mariage, quand madame de Malmont consentirait à la recevoir.

On s’était d’abord montré un peu indécis sur la manière dont on devait accueillir cette communication ; mais on devint bientôt complétement favorable à ce projet d’alliance. Une jeune veuve, attrayante comme Cécile, était un personnage exceptionnel et inquiétant : on avait hâte de la ranger sous la loi commune. Il pouvait arriver cependant que, par suite de ce mariage, Adrienne fût complètement privée de l’héritage de son oncle. Cette éventualité n’était à craindre que si les futurs époux avaient un jour des enfants ; car, aux ouvertures qu’on lui avait faites sur ce sujet, Cécile, avec un peu de fierté blessée, avait répondu : que sa fortune lui avait suffi jusqu’alors, et que quelque mari qu’elle prît, elle ne déposséderait jamais la famille dans laquelle elle entrerait.

— Je n’en demande pas tant, avait répliqué madame Milbert, à qui on rapportait ce propos : que Cécile traite Adrienne en sœur, et je la tiendrai pour généreuse.

Madame de Nerville seule était entièrement hostile à M. Delaroque. Elle avait pressenti qu’en épousant la nièce, il ne prétendait point se charger de la tante. Or, elle ne pouvait admettre la pensée de se séparer de Cécile. En partageant sa vie, elle partageait aussi la jeunesse impressionnable qui l’animait ; elle oubliait, auprès de cette fraîcheur charmante d’âme et de corps, les rides de son expérience et les déchéances de ses soixante ans. Si elle était réduite maintenant à la solitude, il lui semblait que la vieillesse, comme une méchante fée, allait accourir et lui enlever tout son bonheur d’emprunt.

Pour se conserver la présence de Cécile, elle ne recula plus devant des combinaisons odieuses. Elle n’était pas poussée cette fois par la perversité de ses instincts passionnés, mais par ce farouche égoïsme du vieillard qui sacrifierait l’univers pour sauver les derniers jours de sa misérable existence. Ainsi, elle était décidée à prendre une demeure fixe à Rouen. Avec sa légèreté d’esprit et sa souplesse d’humeur, elle s’était habituée sans difficulté à la société de madame Milbert et s’était arrangée pour qu’on s’accommodât d’elle. On ne l’estimait pas, mais elle plaisait, quoiqu’elle ne se fût corrigée d’aucune de ses bévues sur les cas de religion. Elle commettait encore d’autres peccadilles : il lui échappait quelquefois des choses à faire dresser les cheveux. Elle avait la tête pleine de fines observations ; elle saisissait toutes les crudités du vrai sous leurs enveloppes menteuses : mais ces remarques, recueillies sans ordre ni mesure, elle les jetait à pleines mains à travers le courant de la conversation, où elles produisaient des cataclysmes énormes.

Jamais on n’avait eu à reprocher à Félicien de semblables incartades. Elle n’en avait pas moins un grand avantage sur lui : elle avait l’art de tout faire oublier, parce qu’elle oubliait tout elle-même. D’ailleurs, elle avait fait une manière de conversion : elle assistait maintenant régulièrement à la messe de paroisse ; puis elle pratiquait tout de travers, mais elle pratiquait. Pour beaucoup de gens, c’est déjà un mérite que de condescendre à l’hypocrisie.

Résolue à entraver le mariage de Cécile, elle aurait voulu s’assurer la complicité de Félicien.

— Je crois, lui dit-elle, que Cécile est dans une grande perplexité ; vous devriez lui donner un avis.

— Impossible, répondit-il.

— Vous ne l’aimez donc pas ?

— Je répondrai à votre question si madame de Malmont refuse d’épouser M. Delaroque.

— Ah ! il est décidé, se dit madame de Nerville toute joyeuse : il ne lui dissimulera plus son amour. Elle aurait voulu faire part de sa découverte à Cécile ; mais dans la crise de sentiment où était la jeune femme, cette communication pouvait être imprudente. À cette heure, peut-être n’aimait-elle plus Félicien, ou du moins elle mettait en balance avec cet amour la crainte des catastrophes qui en seraient la conséquence probable. Lui montrer comme prochains ces dangers dont la menace la faisait frémir, n’était-ce pas la pousser à une résolution désespérée, qui n’avait d’ailleurs rien de plus effrayant que d’épouser un homme riche, amoureux et aimable ?

Cécile se lassait de cet état incertain, compromettant pour sa fierté, pensait-elle. M. Delaroque lui ayant dit un jour, d’un ton de gaieté qui lui permettait aussi d’interpréter en plaisantant la réponse qu’il recevrait, fût-elle défavorable :

— Quand donc irons-nous à Notre-Dame prendre notre passe-port de voyage ?

Elle répondit :

— Je vous le dirai dans trois jours.

— Trois jours, c’est trop ou trop peu. Trop, si vous êtes décidée ; trop peu, si l’entraînement est encore à naître. Ce sera donc uniquement la raison qui s’imposera à vos inclinations ?

— Non, mais il peut y avoir en moi des sentiments qui se combattent : trois jours de calme me suffiront pour bien me comprendre moi-même. Je vais aller pendant ce temps à la campagne visiter une de mes amies.

— Espérons ! dit-il. Et il lui baisa la main en adieu.

Dans le cas où elle refuserait d’épouser M. Delaroque, Cécile n’avait point d’indécision sur ce qu’elle aurait à faire : elle voulait quitter Rouen. Souffrance ou dépit, elle ne pouvait plus supporter la présence de Félicien ! Mathilde feignait d’entrer dans cette idée, qui préparait l’éloignement du prétendant. Cécile croyait donc n’avoir pas à tenir compte de ses scrupules, mais seulement de son penchant, en examinant si elle devait enfin accueillir la proposition de M. Delaroque.

Est-il besoin de dire que la question était déjà tranchée quand Cécile s’imaginait être encore occupée à la dénouer ? Prendre un mari, c’était interposer une réalité entre elle et son idéal, séparation plus difficile même que celle qu’elle méditait d’accomplir en s’éloignant de Félicien. L’aboutissant de toutes ses longues réflexions était que M. Delaroque possédait toutes les qualités de l’homme du monde, mais qu’il poussait trop loin le soin des recherches matérielles ; qu’il avait un excellent cœur, une sensibilité vraie, mais qu’il était dépourvu de cette élévation d’idées, de ce sérieux d’âme qu’elle reconnaissait indispensable pour attirer son amour. Il n’est pas malaisé de deviner quel rapprochement était au fond de cette conclusion.

Les doutes, les anxiétés avec lesquels madame de Nerville et M. Delaroque même attendaient la réponse de Cécile n’étaient pas comparables à ceux de Félicien. Ce n’était plus transitoirement, mais avec profondeur et réalité, qu’il était redevenu l’homme de sa jeunesse, celui qui avait vu les horizons de son âme se développer dans des passions sans limites. Mais avec quel étonnement il considérait ce qu’il avait été pendant ces dernières années : borné, abstrait, aride ! Il se faisait pitié.

Notre être ne vit pas constamment dans toute sa plénitude : lorsque quelques-unes de nos facultés sont fortement tendues vers un but, elles absorbent l’action des autres, qui tombent quelquefois, pendant de longues périodes de temps, dans une impuissance léthargique, modifiant sensiblement notre personnalité. Voilà pourquoi Félicien se demandait si c’était bien lui qui, comme un mercenaire ployé sur un travail ingrat, s’était épuisé en efforts rebutants pour établir son bonheur domestique ; si c’était lui vraiment qui avait ambitionné d’être aimé d’Adrienne, pour se condamner à partager ses étroitesses et ses puérilités ; si c’était lui qui avait consenti à désespérer Cécile, Cécile son dernier amour ! Oui, c’était son dernier amour ; maintenant il n’en concevrait pas d’autre. Il reconnaissait en lui ce présent délicieux de l’automne de la vie : suave comme un fruit, ardent comme un rayon à son dernier éclat, cet amour si complet et si profond qu’on n’en guérit jamais.

Il aimait à se rappeler la longue série d’ennuis qu’il avait subis avant que Cécile vînt habiter Rouen, pour mieux apprécier la transformation opérée par sa présence ; Quelle atmosphère chaude, colorée, doucement assoupie, s’épanchait autour d’elle ! Que de calme dans l’ivresse qu’elle inspirait ! Que de passion dans le repos qu’elle communiquait à l’âme ! Elle avait réconcilié la paix avec l’amour, le désir avec le bonheur, l’azur avec l’orage.

Ah ! s’il en était temps encore, comme il saurait expier par les ardeurs de la passion les voluptés cruelles qu’il avait goûtées à causer ses tourments ! Mais peut-être ne serait-elle plus si complètement à lui : il aurait perdu un peu de son pouvoir, elle un peu de sa confiance. Cette crainte n’était pas la moins cruelle de ses incertitudes.

Depuis le départ de madame de Malmont, Félicien allait chaque jour faire une visite à Mathilde : il ne repoussait plus sa complicité. Par une dernière pudeur, ils évitaient de parler du sujet qui les intéressait, mais ils comptaient l’un sur l’autre.

Le quatrième jour, madame de Nerville lui dit :

— Grande nouvelle ! Cécile a écrit ce matin à M. Delaroque ; sa lettre est un refus, et il retourne dès aujourd’hui à Paris. On assure, cependant, qu’il conserve encore quelque espérance. Peut-être compte-t-il nous retrouver là-bas ; car, pour complaire à madame de Malmont, vous savez que je vais être obligée de quitter Rouen.

— C’est impossible ! s’écria Félicien ; il faut que je parle longuement à Cécile… en sécurité. Je vous en supplie, avertissez-moi de son retour. Pourrai-je la voir ici ?

— Ici… c’est difficile. Je veux bien m’absenter pour vous abandonner la place, mais je ne peux interdire ma porte : je ne suis pas sûre de n’être pas espionnée par mes domestiques.

— Que d’obstacles dans l’amour ! Et pourtant Cécile m’accuse !

— Dans l’amour !… c’est donc ainsi que vous l’aimez ?

— Ne feignez pas la surprise, vous le savez depuis longtemps.

— Avant vous, peut-être. Mais vous craignez que Cécile ne vous accuse ; elle en a bien quelque motif. Les femmes sont étranges, d’ailleurs : elles veulent inspirer l’estime, et elles ne pardonnent pas à l’homme qu’elles aiment lorsqu’il…

— Lorsqu’il n’exige point les preuves de cet amour, n’est-ce pas ?

— Oh ! c’est une interprétation trop libre de ma pensée : lorsqu’il ne sait pas allier les timidités du respect avec les témérités de la passion.

— Quelles subtilités ! Je vous assure qu’en ma qualité d’homme y je n’y comprends rien. Je ne suis même pas persuadé que les femmes y comprennent quelque chose. Enfin, je crois que les femmes qui aiment veulent être aimées, voilà tout.

— Est-ce là ce que vous avez à dire à Cécile ?

— Qu’importe, puisque je ne pourrai lui parler ?

— Vous vous découragez trop vite. Depuis un mois que nous sommes venues nous installer dans cet appartement, Cécile va chaque jour au pavillon que nous avons habité cet été, pour y soigner sa serre et ses fleurs… Elle y est seule !

— Merci… mais pourquoi me faire attendre cela si longtemps ? Vous vous vengez d’avoir été plus sage que moi, car vous avez toujours cru à l’amour. Moi, je voulais être raisonnable : que la raison est fausse !

— Votre joie me donne des scrupules. Vous m’assurez au moins que cette entrevue est la seule que vous chercherez à obtenir ? Je comprends, dans certaines crises de sentiment, l’urgence d’une explication confidentielle ; mais je ne voudrais pas contribuer à exposer la réputation de Cécile, ni sa vertu.

— Madame de Malmont sera libre d’elle-même. Je ne lui dissimulerai aucun des dangers qu’elle court en m’aimant. N’est-ce pas assez pour dégager votre responsabilité ?

— Écoutez-moi : puisque je ne puis vous empêcher de commettre une imprudence, que ce soit au moins le plus prudemment possible ; n’entrez point par la porte principale qui est sur la grande route. À l’autre extrémité du jardin, il y a une petite ruelle parfaitement solitaire et mystérieuse ; on ne risque d’y rencontrer que des marmots qui jouent ; vous y trouverez une seconde porte, dont nous avons une clef.

Mathilde savait bien ce qu’elle faisait en aplanissant, sans avoir l’air d’y toucher, toutes les difficultés devant Félicien : elle l’engageait sans retour ! Son amour-propre et sa passion ne lui permettraient pas de refuser les facilités qu’on lui offrait. N’eût-ce pas été un démenti donné à l’aveu qu’il venait de faire ? Elle n’ignorait pas non plus combien la complicité endort de scrupules, et son action dans cette circonstance devait être d’autant plus efficace que les dernières hésitations de Félicien ne venaient que de la crainte de compromettre le repos de Cécile.

Il ne fit que cette objection sous forme dubitative :

— Mais il me faut auparavant, n’est-ce pas, le consentement de madame de Malmont ?

— Sans doute, et je ne me charge pas de le lui demander.

— Si je lui écrivais !… non !… Quand et par où arrive-t-elle ? Je me trouverai à sa rencontre.

— Elle m’a promis de revenir vendredi soir ; elle prendra à six heures le chemin de fer du Havre à Rouen, à la station de Motteville.

— Vendredi !… jour de Vénus… à six heures, j’y serai. Adrienne a une ferme par là ; ma présence y est nécessaire, si je le veux.

— Très-bien ; mais n’oubliez pas que je mets ma confiance dans votre sagesse.

— Ma sagesse ! n’en parlons pas… elle me porterait malheur. Mais je vous réponds de mon dévouement pour Cécile, de ma reconnaissance pour vous !

En prononçant ces paroles, Félicien, qui était assis au pied de madame de Nerville, lui baisa la main, puis lui fit incliner doucement la tête, et ses lèvres passèrent de la main au front. La vieille femme reçut ces caresses avec un abandon complaisant qui lui rendit un instant toutes les grâces de sa jeunesse amoureuse.

— Savez-vous, lui dit Félicien en se retirant, que vous êtes dangereuse, même à égarer un amant ?

Madame de Nerville sourit, parce qu’elle était plus forte que ses impressions, et parce qu’elle connaissait exactement la valeur de cette flatterie, dans laquelle il y avait encore assez de vérité pour qu’elle lui fût agréable.

— Que cette petite Adrienne est stupide, se dit-elle, de n’avoir pas su apprécier cet homme-là !

C’était par des réflexions semblables que Mathilde croyait s’excuser et imposer silence aux remords qui s’élevaient dans sa pensée.

Le vendredi suivant, ainsi que l’avait annoncé sa tante, Cécile attendait à la gare de Motteville le passage du convoi qui se rendait du Havre à Rouen. On était aux derniers jours de l’automne ; déjà le vent était piquant ; le crépuscule, qui s’éteignait, ne laissait après lui qu’une faible lueur, la dernière traînée de sa robe de pourpre. Cécile regardait, au-dessus de la plaine dépouillée, le ciel gris rayé à l’occident de longues bandes rouges. Cette disposition parallèle offrait un aspect monotone qui irritait l’ennui de la jeune femme : elle se sentait morne et frissonnante comme la nature aux approches de l’hiver.

Tout à coup on entendit l’appel du sifflet ; le convoi s’arrêta. Les voyageurs que le train déposait se précipitèrent hors des wagons ; ceux qui attendaient à la station se hâtèrent de chercher une place à leur convenance. Cécile se tenait à l’écart de cette confusion de mouvements. Son peu d’empressement dénotait son indifférence d être ici ou là-bas. On voyait que le retour ne lui apportait aucune joie.

Un employé s’approcha d’elle et lui désigna un wagon où elle était attendue. La surprise qu’elle éprouva fut presque un plaisir, mais qui l’attendait ? La réponse fut prompte : Félicien lui présentait la main pour l’aider à monter, et la faisait asseoir à côté de lui dans l’angle du compartiment. Ils pouvaient se croire seuls : il n’y avait avec eux qu’un couple placé à l’autre extrémité, et qui sommeillait.

Une vive intuition fit comprendre à Cécile qu’elle était à l’une des heures décisives de sa destinée. Elle demanda à Félicien si leur rencontre était due au hasard. Il avait résolu d’abord de ne s’expliquer qu’à Rouen, en reconduisant son amie de la gare à sa demeure ; mais les circonstances étant plus favorables qu’il ne l’avait espéré, il lui exprima son désir d’avoir le lendemain un entretien confidentiel avec elle. Et comme il lisait sur son visage quelque embarras, il ajouta que la réalisation de ce désir, facilitée par madame de Nerville, ne tenait plus qu’à son consentement.

Il lui rappela la soirée de Nancy, en se plaignant que, depuis ce jour, ils n’eussent point eu une heure de libre intimité. Cécile l’écoutait sans mouvement, presque sans souffle, immobile et pourtant agitée, glacée et fiévreuse. Elle était subjuguée par deux émotions contraires : une terreur invincible qui faisait passer dans ses veines le froid de la mort, un bonheur inouï qui amassait sur son cœur un poids brûlant dont la douceur l’écrasait, comme un jeune oiseau qui serait étouffé sous les plumes de sa mère.

Elle s’efforça de répondre :

— Mais, en vous accordant cette heure d’intimité, j’expose ma réputation.

— Je le sais ; aussi, ce serait trop peu de ne vous offrir que mon amour en échange ; je mettrai ma considération à côté de votre honneur ; la même chute les entraînera tous deux : ma destinée garantira la vôtre.

Cécile cherchait une raison, un argument pour résister au vœu de Félicien. Elle ne le trouvait ni dans son imagination ni dans son cœur égarés. Alors elle faisait un appel désespéré à sa mémoire, gardienne des maximes de la vertu ; mais sa mémoire, troublée aussi, ne lui fournissait rien.

Félicien reprit :

— On ne se trahit pas pour la première fois qu’on s’expose ; écoutez-moi seulement demain, et je jure de respecter votre liberté !

Une douce ironie, inspirée par un découragement sans regret, passa dans le sourire de Cécile.

— Avez-vous peur, dit-elle, que je n’obéisse pas ?

Elle sentit un tressaillement de joie si vif dans la main qui touchait la sienne, que, toute vaincue, elle laissa retomber sa tête en arrière, le regard perdu dans l’espace, comme si elle ne cherchait plus le secours qu’en dehors d’elle-même. Félicien, penché sur elle, l’enveloppait de sa protection, il la ramenait tout à lui : il aurait voulu pouvoir ouvrir son cœur pour y cacher cette chère proie.

L’arrivée à Rouen suspendit ces émotions. Ils se séparèrent après avoir fixé dans une courte délibération l’heure de l’entrevue du lendemain : comme ces stimulants qui avivent la flamme, le mystère de leur complicité excitait encore leur amour.

Cécile fut heureuse que Mathilde ne lui fît, à son retour, aucune question. Elle se retira dans sa chambre, malgré l’heure peu avancée de la soirée. Quelle nuit étrange ! Quelles angoisses et quelles délices ! L’amour la ravissait dans ses transports ; la crainte la retenait sous son étreinte oppressive : elle se croyait un nouvel être, précieux et menacé.

Elle aurait désiré pourtant que cette nuit se prolongeât sans terme. Elle se sentait une impressionnabilité si vive qu’il lui semblait ne pouvoir plus exister que dans le rêve ; elle redoutait avec la réalité le moindre contact : un mouvement, une parole, un regard dirigé vers elle, était un choc qui suffirait pour la terrifier.

Enfin, il fallait se rendre où l’attendait Félicien. D’ordinaire, l’habitude la guidait si facilement pendant ce trajet, qu’elle le faisait sans en avoir conscience. Ce jour-là, elle ne pouvait imaginer qu’elle arrivât jamais : elle supposait mille obstacles, vulgaires et terribles à la fois. Mais elle n’avait pas seulement la crainte du danger, elle en avait la vision, le vertige : le chemin oscillait sous ses pas, ses yeux étaient éblouis par des vapeurs miroitantes ; elle voulait hâter sa marche, et ses pieds, attachés au sol, se dérobaient à ses efforts.

Le plus grand danger, pourtant, n’était pas parmi ceux qu’elle prévoyait : c’était sa peur même, ces émotions puériles et violentes qui, d’avance, avaient troublé son sang-froid, énervé ses forces.

Elle était partie fermement résolue à n’accepter l’amour qu’en sauvant la vertu ; elle attendait les explications promises par Félicien sur ses sentiments et ses résolutions. Mais, quand elle arriva, elle était incapable de l’entendre. Près de lui, cependant, elle ne redoutait rien : en lui étaient le repos, la protection et la sécurité ! Plus ses alarmes avaient été vives, plus elle se livrait avec attendrissement au bien-être que donne la confiance. C’était ainsi qu’elle se désarmait. Elle laissait le moi se refouler en elle, elle s’abandonnait à cet affaissement de la volonté, à cet anéantissement de l’être qui est la suprême volupté des femmes.

Félicien, de son côté, ne trouvait pas de caresses assez douces, assez persuasives pour rassurer ses craintes, pour endolorir ses émotions. Tout à coup, cependant, elle se réveilla de cet aveuglement passager de sa conscience, de cet oubli d’elle-même.

— Est-ce là, dit-elle, ce que nous nous étions promis ?

— C’est vrai, répondit Félicien ; je ne veux pas vous devoir à l’entraînement de votre amour, mais au ferme consentement de votre raison.

Ils essayèrent de rompre l’étreinte qui les unissait ; leurs esprits le voulaient, mais leurs cœurs émus s’y refusèrent ; les paroles par lesquelles ils s’encourageaient expirèrent sur leurs lèvres, qui ne se descellèrent que dans un baiser.

Quand Cécile sortit du pavillon, la matinée était déjà avancée. La brillante irradiation du soleil se confondait avec celle du bonheur sur le front de la jeune femme. L’amour l’emportait sur la crainte. Son regard avait retrouvé, avec sa netteté de perception, une douce assurance. Raffermie dans la réalité, elle marchait d’un pas alerte et rapide. De temps en temps, une petite rougeur lui montait aux joues et un sourire jouait sur ses lèvres. Cette joie involontaire, comme les sensations qui l’avaient fait naître, devait avoir bientôt de tristes retours : l’impunité est si courte pour les passions qui bravent les lois sociales !

X

La persévérance d’Adrienne à suivre le système de mansuétude qui avait remplacé ses anciennes habitudes d’opposition était mal récompensée. Elle ne faisait nul progrès dans l’esprit de son mari. Il ne se montrait plus ni irrité ni touché : il était complètement aveugle sur ses bonnes intentions.

C’est qu’il vivait dans une si ferme assurance de son bonheur, qu’il n’avait plus aucune préoccupation des intérêts secondaires de la vie. Tout en s’entourant de précautions discrètes, il avait avec Cécile une entrevue à la villa, au moins deux fois par semaine. L’hiver, en écartant tous les promeneurs de ce quartier rempli de maisons de plaisance, était de complicité avec leur amour.

— Mais, quand reviendra l’été, disait Cécile, ma tante elle-même ne restera pas à Rouen, pour nous laisser libres ici.

— Quand reviendra l’été, répondait Félicien, les oiseaux auront poussé leurs ailes, et ils pourront prendre leur vol, si l’on dérange leur nid.

Cécile ne se faisait pas expliquer ces paroles ; elle s’enivrait maintenant des émotions du péril, à travers lesquelles elle se sentait guidée par son amant. Félicien lui donnait quelquefois cette explication qu’elle ne réclamait point :

— Si heureux que nous soyons, lui disait-il, je n’ai réalisé encore que la moitié de mon rêve : la passion ne me suffit pas, il me faut le repos. Il me faut l’amour sans interruption, sans trouble, la présence continuelle qui calme le cœur et le remplit, et satisfait aux instincts survivants de la jeunesse et à ceux de l’âge mûr : tout ce que j’ai cherché en vain dans le mariage !

Cécile ne répondait pas : son cœur était gonflé de joie ; elle ne voulait pas désabuser Félicien, et remettait à résister à ses projets au jour où ils seraient mieux définis.

En constatant l’indifférence de son mari à ses efforts, Adrienne était prête sans cesse à renoncer à son plan de conduite ; mais son jeune conseiller pénétrait si profondément dans sa conscience, pour y subjuguer son orgueil, qu’il l’obligeait encore à respecter ses instructions. La clairvoyance plus vive de la jeune femme compliquait cependant cette tâche. Jusqu’alors, elle avait été si prévenue d’elle-même, qu’elle se croyait au-dessus d’un outrage. À présent, elle commençait à douter, à craindre ; elle reconnaissait que Félicien était heureux, et le nom qui faisait sa joie apparaissait écrit autour d’elle en lettres flamboyantes. Là encore on retenait son impatience.

— Ne faut-il pas que je défende mes droits, disait-elle, ou que je renonce à tout espoir de retour de bonheur ?

— La route la plus sûre, lui répondait-on, pour trouver le bonheur, c’est d’apprendre à faire celui des autres.

Adrienne courbait son front humilié : la distance qui séparait cette sagesse de vieillard de l’enthousiasme du jeune homme, dont elle avait vu Eusèbe animé autrefois, lui donnait comme la mesure des déceptions qu’elle avait fait subir à Félicien.

Il semble que le phénomène de la naissance qui sépare l’enfant de la mère n’ait, dans certaines organisations, qu’un effet incomplet. Le lien matériel est brisé, mais les sensibilités sympathiques qui en résultaient ne sont point interrompues, de manière qu’une communication mystérieuse de sentiment et même de sensation ne cesse pas d’exister entre deux êtres qui ne sont peut-être qu’en apparence indépendants l’un de l’autre.

Madame Milbert, toujours si vivement impressionnée de ce qui agitait sa fille, devina ou plutôt partagea bientôt sa jalousie et en transmit les soupçons à tout ce qui l’entourait. Cécile devint en butte à une hostilité qui n’osait se traduire encore que par de la froideur, mais qui, sous cette forme, ne se dissimulait plus. Généralement, cependant, on aspirait à une répression plus énergique des fautes des deux coupables. Quand on pressait madame Milbert à cet égard, elle répétait avec désolation :

— Que voulez-vous que je fasse ? Je n’ai pas de preuves !

La lumière lui arriva par une entremise si inattendue, qu’elle la prit pour un de ces miracles que le ciel ne manque pas d’envoyer à ses saints.

Madame de Nerville avait à son service une nouvelle femme de chambre dont elle s’était fortement engouée. C’était une jeune fille, assez jolie, d’apparence très-puritaine, ayant dans les manières et la physionomie beaucoup d’affectation mystique, et dans la conduite une étrangeté romanesque qui avait surtout séduit Mathilde.

Très-exacte à son service pendant la journée, cette singulière personne employait une partie des nuits à lire et à écrire. Elle entretenait sans doute une correspondance fort active, quoique peu étendue ; car elle recevait chaque jour par le courrier du matin une lettre dont l’enveloppe et l’écriture étaient toujours les mêmes. Elle avait prévenu les questions à cet égard, en disant qu’on pouvait surveiller ses lectures, ouvrir ses lettres, et qu’on n’y trouverait que des sujets d’édification. On ne la prit point au mot, et son secret, si elle en avait un, fut respecté.

Madame de Nerville remarquait en elle une autre bizarrerie qui la ravissait, tout en lui faisant faire quelques réflexions. Ses vêtements étaient d’une simplicité presque austère, mais ils cachaient un luxe de lingerie à rivaliser avec les héroïnes de Balzac. C’était un indice, d’autant plus que les soins que nécessitait cette recherche, anticipaient encore sur le sommeil de mademoiselle Flavie.

Profitant d’une course matinale, cette intéressante personne vint trouver en secret madame Milbert et eut avec elle une longue conférence. Lorsqu’elle se retira, la mère d’Adrienne la combla de remerciements, auxquels elle répondit avec une modestie gonflée d’orgueil :

— Vous ne me devez aucune reconnaissance, madame ; je sais qu’il est de mon devoir, quand le scandale existe quelque part, de le dénoncer aux personnes vertueuses qui ont intérêt à le combattre.

Armée maintenant de toutes pièces, madame Milbert avait confié à ses amis le mystère des rendez-vous de Félicien et de Cécile, et les avait consultés de nouveau. Ils furent d’avis qu’on amenât une séparation entre les deux époux. Seule, la bonne madame Caron s’opposait énergiquement à l’adoption de ce parti : elle croyait qu’un mauvais mari, comme Félicien, était encore un meilleur compagnon et un plus sûr protecteur pour une jeune femme que tout un cénacle d’amis, fussent-ils aussi pieux et aussi dévoués que ceux de madame Milbert.

La mère d’Adrienne, par un autre motif, hésitait elle-même devant cette extrémité. Elle craignait pour sa fille l’épreuve d’une jalousie justifiée. Elle savait bien que cette passion est la femme presque tout entière, et qu’elle tient à bien d’autres mobiles que l’amour.

Ses terreurs ne semblaient que faiblesse aux fortes têtes de son conseil : ne faut-il pas sacrifier quelque chose pour acheter le châtiment du vice et le triomphe de la vertu ? Mais avec le consentement même de madame Milbert toutes les difficultés n’étaient pas levées. Les magistrats qui prenaient part à la consultation déclarèrent que, malgré le bon vouloir des tribunaux, il était impossible de prononcer une séparation si l’on n’avait pas quelques injures, sévices ou torts graves à reprocher au mari. Les femmes soutenaient que l’infidélité constitue tout cela à la fois, et elles s’indignaient d’autant plus devant cet obstacle qu’elles n’ont en général aucune idée de l’autorité de la loi. Pour leur donner satisfaction, on résolut, en s’assurant de la complicité d’Adrienne, de tendre quelque piége à Félicien, de pousser sa patience à bout ; car, si peu élastique que soit le Code, il admet que les injures se mesurent à la condition des personnes, à la délicatesse qu’elles tiennent de leur éducation et du milieu dans lequel elles vivent.

Le secret de ces conciliabules était bien gardé ; pourtant, quelque chose en transpira à la fine oreille de madame de Nerville. Avant d’être complètement instruite, elle voulut mettre Cécile sur ses gardes ; elle lui recommanda la prudence et l’engagea à avertir M. Dautenay qu’un complot, dont elle obtiendrait le dernier mot assurément, se tramait contre eux. Quelle fut sa surprise lorsque Cécile, trahissant les bouleversements de son âme, lui avoua, au milieu de ses larmes, qu’en avertissant Félicien elle ne ferait que précipiter un scandaleux dénoûment !

— Que dites-vous ! s’écria Mathilde, voudrait-il aussi se séparer de sa femme ?

— Il veut reprendre sa liberté que, selon lui, il sacrifie sans profit pour Adrienne, et il me presse de le suivre dans un lieu où nous vivrons uniquement l’un pour l’autre.

— Mais il est fou ! Ces choses-là ne se font pas. Est-ce que vous seriez capable, Cécile, de consentir à une action aussi déraisonnable ?

— Non, répondit-elle : il est juste que ma faute retombe sur moi ; après le bonheur, le châtiment. Je ne me plaindrai de rien si ma sœur est épargnée !

— Ne peut-on pas sauver l’une et l’autre ? dit madame de Nerville en réfléchissant.

La découverte que venait de faire Mathilde des sentiments de Félicien la surprit autant qu’elle lui fut désagréable. Elle avait connu des amours légères et frivoles, d’autres emportées et violentes ; elle n’avait pas prévu cette audace d’un caractère calme et d’une passion réfléchie. Un semblable éclat, qui dépassait la limite vague entre le bien et le mal, où l’on est à peu près sûr d’obtenir l’indulgence, froissait ses principes mondains, outre qu’il dérangeait ses plans d’avenir. Pour un scandale à huis clos, à la bonne heure !

Elle craignait surtout que madame Milbert et ses amis ne commissent quelque imprudence qui détruisît l’effet de la résistance de Cécile au vœu de Félicien. Il faut que ces gens-là n’agissent que sous ma direction, se dit-elle.

Convaincue, par quelques indices, que c’était mademoiselle Flavie qui avait dévoilé le secret des rendez-vous à la villa, loin de lui en montrer du ressentiment, elle feignit de l’ignorer et la prit pour instrument de ses desseins. Elle l’accabla de ses confidences et de ses lamentations, elle dit combien elle se désolait de la froideur hostile avec laquelle Cécile était traitée ; elle s’en fit ainsi expliquer les motifs pour avoir occasion d’affirmer qu’elle était pure de toute complicité dans les égarements dont on accusait sa nièce.

Elle donna ensuite mille adroites raisons qui, de l’oreille de mademoiselle Flavie, passèrent dans celle de madame Milbert pour démontrer qu’un scandale public, dirigé contre Cécile, aurait un résultat tout contraire à celui qu’on se proposait : qu’il réunirait les deux amants au lieu de les séparer. Enfin, elle affirma qu’elle saurait amener une rupture entre M. Dautenay et madame de Malmont, et obliger celle-ci à retourner avec elle à Paris si madame Milbert voulait la seconder. Elle ne lui demandait pas autre chose que de persuader à Adrienne de suivre le conseil qu’elle lui donnerait et de l’avertir d’abord de l’infidélité de son mari, aveu, ajouta-t-elle, qui sera moins pénible à recevoir de la bouche d’une mère tendre que de celle d’une étrangère.

Pressée d’agir par les uns et les autres, et trouvant dans les opinions de Mathilde une certaine conformité avec ses propres inspirations, madame Milbert se décida à instruire Adrienne de l’offense dont son mari était coupable envers elle, La jeune femme écouta cette révélation sans proférer une parole, mais elle pâlit visiblement. Sa mère, pour la tirer de sa stupeur, lui insinua qu’on s’occupait de la venger, et lui dit quelques mots du projet de séparation.

— Je ne veux pas ! répondit-elle d’un ton bref.

Elle accueillit avec plus de faveur la proposition de consulter Mathilde, qui lui promettait la victoire par des moyens plus doux et surtout plus discrets. Cependant elle dit à sa mère :

— Si madame de Nerville tient à me donner un bon conseil (comme il est probable que c’est encore plus dans son intérêt et dans celui de Cécile que dans le mien), qu’elle me l’apporte ; je n’irai pas le chercher !

Madame de Nerville ne se le fit pas dire deux fois. Il ne lui en coûta pas de céder à cette petite exigence d’Adrienne, qui avait voulu peut-être ainsi se réserver l’avantage du terrain ; mais Mathilde était sur le sien partout et devant qui que ce fût.

Elle lui assura qu’elle souffrait autant qu’elle-même des fautes des deux coupables qui, pour elle aussi, étaient un malheur personnel :

— Vous êtes blessée dans votre mari, moi je suis blessée dans ma fille ; car, par l’union du sang et l’attachement de l’habitude, Cécile n’est-elle pas une fille pour moi ? Cependant il ne faut pas désespérer d’eux et de nous ; mais ne prenez pas d’autre défense que votre malheur ; c’est une arme sûre, si vous savez vous en servir ; il vous rendra intéressante aux yeux mêmes de votre mari.

— Rien ne peut toucher l’indifférence que Félicien a pour moi maintenant.

— Détrompez-vous ; cet homme, si fort devant l’opinion et les croyances qu’il regarde comme des préjugés, sera faible devant sa conscience.

— Est-ce que vous voulez que, pour éveiller ses remords, j’aille lui crier grâce ?

— Il n’est pas question de cela. Mais vous savez où ils se réunissent ; je vous donnerai les moyens de vous introduire auprès d’eux. Vous entrerez avant leur arrivée. N’épiez pas ; montrez-vous dès qu’ils seront ensemble. Dites-leur quel conseil on vous donne et que vous n’avez pas voulu vous déclarer leur ennemie. Dites à votre mari que c’est à lui que vous remettez votre destinée et la sienne propre. Quelques paroles suffiront. Votre présence seule sera un reproche assez éloquent.

Adrienne hésitait : sa défiance et sa fierté se rebellaient contre les avis de Mathilde.

— Croyez-m’en, ajouta celle-ci en insistant, si ce n’est pas votre mari qui cède, Cécile fléchira.

Ébranlée peut-être par ce dernier argument, Adrienne remercia madame de Nerville et promit de réfléchir à sa proposition.

Elle essaya, en effet, de se consulter elle-même ; mais elle fut saisie d’une sorte de vertige moral : toutes ces choses lui paraissaient en dehors de la réalité. Les êtres qui avaient quelque action sur sa destinée, Félicien, Cécile, madame de Nerville, Eusèbe même, formaient un monde à part. Si différents qu’ils fussent les uns des autres, ils se réunissaient dans une communauté de passion qui lui était interdite ; ils s’abreuvaient à une source de vie à laquelle elle ne participait point.

Enfin, elle résolut d’avoir l’avis d’Eusèbe et de s’en rapporter à sa décision. S’il n’avait pas pour lui l’expérience, il avait l’instinct et le pressentiment. Eût-elle douté de sa sagesse, elle ne pouvait suspecter au moins ni son dévouement ni ses bonnes intentions.

Les relations d’Eusèbe et d’Adrienne ne s’étaient continuées que par de rares lettres, et quelques entrevues chez madame Milbert et madame Forbin, dont ils saisissaient l’occasion sans la faire naître. Dans cette circonstance, Adrienne aurait pu appeler près d’elle son jeune conseiller ; mais, craignant d’attirer l’attention sur cette visite, elle préféra aller le trouver elle-même.

Elle savait qu’on lui avait imposé un long travail théologique, pour lequel il faisait des recherches dans la bibliothèque du chapitre métropolitain. Il venait s’y installer deux fois la semaine pendant plusieurs heures. Adrienne choisit ce moment pour demander à être introduite auprès de lui. On la fit entrer dans une pièce délabrée où se trouvaient un grand nombre de manuscrits couverts en parchemin et quelques in-folio vermoulus. Eusèbe écrivait devant un petit pupitre peint en noir. Il n’y avait point d’autre meuble dans cette pièce que la chaise en paille sur laquelle il était assis, une petite échelle pour atteindre aux livres, et un vieux fauteuil dont le cuir était si râpé qu’il était impossible d’en distinguer la couleur.

Ces apparences misérables s’accordaient trop bien avec la désolation d’Adrienne pour ne pas la lui rendre plus sensible. L’atmosphère aussi était glaciale. La jeune femme, toute navrée, se jeta dans le fauteuil en fondant en larmes. Eusèbe la regarda avec surprise, puis avec attendrissement.

— Calmez-vous, lui dit-il : car je veux bien essayer de vous consoler, mais je n’oserais pleurer avec vous.

Adrienne le regarda à son tour, et, cette fois, elle eut une vive révélation de femme.

— Ah ! s’écria-t-elle, vous aussi, vous souffrirez !

Il baissa les yeux et ne répondit point. Alors elle lui expliqua quelle nouvelle perturbation amenait dans sa vie l’inconstance de Félicien : que devait-elle faire ? obéir aux conseils des amis de sa mère ou à ceux de madame de Nerville ?

— Ainsi, répétait-elle, je suis trahie, abandonnée ; mon mari n’a eu pour moi ni respect ni pitié !

— Je comprends l’amertume de vos sentiments, et pourtant, si vous ne la corrigez pas, la démarche qu’on vous conseille sera plus dangereuse qu’efficace.

— Comment s’empêcher de ressentir une si grave offense ?

— On peut la ressentir, mais il faut la pardonner. Le jour de l’expiation est arrivé pour vous ; votre tâche sera rude peut-être, mais elle est sainte et glorieuse : embrassez-la avec ferveur. Si vous êtes épouse chrétienne et dévouée, ce n’est pas la réparation de l’insulte faite à votre orgueil, du tort fait à votre bonheur que vous irez chercher là-bas ; c’est le salut de votre mari et de votre sœur, que vous avez contribué à précipiter tous deux dans le péché !

Et comme elle levait sur lui ses yeux interrogateurs et hésitants :

— Ne craignez rien, ajouta-t-il ; de quelque manière que la Providence dispose de vous, votre part sera bonne ; donnez tout votre cœur au pardon, et quand vous en posséderez la sainte vertu, vous serez consolée. Le pardon, c’est la charité avec son dévouement, l’amour avec son abnégation, l’humilité avec sa douceur, la générosité avec sa grandeur royale. Croyez-vous que c’est en vain que vous posséderez toutes ces vertus, si elles sont sincères, et qu’elles ne vous pareront point d’une nouvelle beauté aux yeux de votre époux ? Mais quand il les méconnaîtrait, Dieu ne les méconnaîtra pas, lui ; il visitera son abandonnée ; il vous comblera de ces joies touchantes que la sensibilité trouve dans le sacrifice, et, loin peut-être de demander que le calice s’éloigne de vous, alors, vous vous écrierez : Souffrir, mon Dieu ; mais pardonner ! mais aimer !

— Oh ! je vous crois, s’écria Adrienne, irrésistiblement touchée. J’ai été égoïste, dure, vaniteuse ; mais j’étais une enfant ignorante et aveuglée. Vous qui avez dissipé les erreurs de ma conscience, qui avez réveillé mon cœur, à votre tour, pardonnez-moi, bénissez-moi, et je suis sûre de regagner l’affection de Félicien.

En disant ces paroles, elle s’était agenouillée et baignait de ses larmes les mains du jeune lévite.

— Je ne puis vous donner qu’une bénédiction fraternelle en Jésus-Christ, répondit-il ; je n’ai point le pouvoir de vous absoudre.

— Qu’importe ! Dieu en tiendra compte.

Il lui imposa les mains, et, ainsi qu’elle le désirait, il appela, par une courte prière, sur sa tête la bénédiction céleste.

Pendant toute cette scène, la pensée d’Eusèbe avait conservé intacte sa pieuse chasteté. Mais, comme le guerrier qui a reçu une blessure dont il n’a point senti l’atteinte, et qui se trouve affaibli tout à coup par la perte de son sang, quand le jeune homme, après avoir élevé ses yeux vers le ciel, les abaissa ensuite sur celle qui avait imploré son secours, il éprouva un trouble mortel, en contemplant cette Madeleine repentante qui pleurait à ses pieds de n’avoir pas assez aimé.

Heureusement l’imagination d’Adrienne était trop remplie par l’attente de l’événement qui allait décider de son sort, pour qu’elle s’arrêtât à définir ce qui s’était passé dans son propre cœur. Mais Eusèbe, en lui donnant ses derniers encouragements, prononçait mentalement ce vœu : « Mon Dieu, rendez-lui le bonheur, et je promets de ne plus la revoir ! »

Le lendemain était un beau jour d’hiver : le soleil, réfléchi sur la neige, dispersait dans l’espace des rayonnements clairs et joyeux.

C’était comme une promesse de printemps. On devinait que la terre rejetterait bientôt son manteau de frimas pour laisser voir sa parure de primevères et de marguerites, telle que la coquette qui se dépouille du lourd vêtement sous lequel elle abritait sa vaporeuse toilette de bal.

Cécile, souriante aussi, partait pour son rendez-vous ; elle avait encore de l’impatience, elle n’avait plus de terreurs. Les reproches mêmes de sa conscience s’apaisaient dans la quasi certitude du châtiment, car elle atteignait, dans sa faute, à cet idéal de l’amour dont Eusèbe voulait douer la vertu d’Adrienne. Ce jour-là surtout, en songeant à son bonheur, il lui semblait qu’elle jouissait de la plénitude de l’existence. Elle prenait en pitié tant d’êtres infimes, attachés à la terre par des intérêts mesquins, des passions sordides ou des sentiments impuissants. Tandis qu’elle parcourait les sentiers qui conduisaient au jardin où Félicien l’attendait, elle regardait des vieillards qui cherchaient le soleil, des petits enfants qui s’absorbaient dans leurs jeux ; elle était tentée de les plaindre. Ceux-ci ne connaissaient pas encore le secret de la vie : ceux-là l’avaient oublié.

Au moment d’entrer, par excès de bonheur peut-être, elle sentit l’appréhension se réveiller dans son cœur ; mais elle se rassura vite : la destinée ne pouvait lui arracher au moins les heures d’amour qui l’attendaient là.

Adrienne et Félicien avaient précédé Cécile. Adrienne était entrée la première. Elle s’était cachée dans un cabinet où l’on déposait les arbustes qui n’avaient pu trouver place dans la serre. Cette petite pièce communiquant par deux portes vitrées avec le jardin et avec le salon, on pouvait y voir facilement ce qui se passait à l’intérieur et au dehors.

Félicien arriva bientôt : il entrait avec l’aisance de quelqu’un qui se sent chez soi. Au grand étonnement d’Adrienne, il s’empressa de faire des préparatifs de réception, avec le zèle et l’humilité d’une simple ménagère. Il mit des allumettes sous le bois qui était disposé dans le foyer : il tira d’un placard des gâteaux, du vin, des fruits, et les plaça sur la table ; il approcha un fauteuil de la cheminée et un coussin du fauteuil.

Adrienne, de plus en plus stupéfaite, ne concevait pas que tous ces soins ne fussent point à son intention. Son imagination ne s’était pas portée sur ces détails, ni même sur d’autres plus graves et plus blessants pour elle. Elle savait qu’elle venait pour pardonner un outrage, pour surprendre son mari à un rendez-vous : mais avec l’inexpérience ou la réserve habituelle de sa pensée, elle ne s’était même pas demandé ce que c’était qu’un rendez-vous.

Tout à coup elle vit Cécile. Celle-ci était entrée si doucement, qu’on n’avait pas même entendu le mouvement de la porte. Elle était debout, Félicien lui ôtait son chapeau.

— Tu as de la neige sur le front, lui dit-il.

— Ce n’est pas la neige des ans ? reprit-elle avec un sourire.

— Non, tes cheveux sont d’un noir irréprochable ; mais je ne t’en aimerai pas moins quand tu seras une charmante vieille… Assieds-toi… As-tu été reprise de tes frayeurs ?

— Oui, tout à l’heure… en entrant… J’ai peur de te perdre… ne me quitte plus !…

Elle était assise, et lui à genoux sur le coussin devant elle. Il entourait sa taille de ses bras, et l’attirait vers lui.

— Ah ! c’est ainsi que j’aime t’embrasser, disait-il.

Mais avant que leurs lèvres se fussent touchées, un cri foudroyant, inouï, plein de menace et de douleur, les arrêta.

Félicien, qui avait reconnu la voix, se précipita dans le cabinet. Il en rapporta Adrienne pâmée, raidie, sanglotante. Tout aux soins qu’elle réclamait, il lui baigna les tempes, ouvrit sa robe pour faciliter sa respiration oppressée. Cécile était oubliée. Quand elle essaya de venir à son aide, il lui fit signe doucement de se dissimuler. Un instant, en effet, Adrienne ouvrit les yeux, saisit la main de son mari, en s’écriant avec délire :

— Ne me quitte plus ! ne me quitte plus !

Ces paroles, dont elle n’avait pas conscience, étaient certainement une évocation de sa mémoire, et frappèrent Félicien comme l’écho douloureux des derniers mots qu’avait prononcés Cécile.

Enfin il se tourna vers elle :

— Nous ne pouvons rester ici ; pardonnez-moi, ma chère amie, mais je suis obligé de vous demander de me pourvoir d’une voiture.

Cécile, sans répondre, mit son chapeau et sortit ; elle revint un quart d’heure après. Elle n’entra pas dans le salon, et frappa pour s’annoncer. Félicien se présenta ; elle lui dit que la voiture l’attendait. Elle n’était pas reconnaissable : en quelques instants l’atteinte du malheur avait terni son visage et décomposé ses traits.

— Rassurez-vous, mon amie, lui dit-il, ce n’est qu’un contre-temps fâcheux : à bientôt !

Son émotion resta muette encore. À l’écart où elle s’était mise, elle le regarda partir emportant Adrienne. Elle aurait voulu, elle aussi, pleurer, suffoquer, mourir ; mais ce sont des douleurs d’enfant qui se traduisent par des cris et des larmes : il n’y a pas de sentiment humain qui puisse exprimer la souffrance d’un amour mutilé tout vivant dans le cœur.

À la suite de sa crise nerveuse, Adrienne, dont la santé était ébranlée depuis quelque temps par ses préoccupations chagrines, tomba malade : une fièvre typhoïde se déclara. Félicien veilla lui-même sur sa femme, et il demeura attaché à son chevet avec d’autant plus de persévérance, qu’au milieu de son délire elle ne cessait de prononcer son nom et de l’appeler près d’elle avec toutes sortes de supplications plaintives. Quand elle ne le reconnaissait pas, ou qu’il s’était écarté pour prendre du repos, elle avait de grands accès de larmes que l’on avait beaucoup de peine à calmer. Cette maladie dura près de trois mois et la convalescence fut plus longue encore. La raison délirante et affaiblie d’Adrienne avait besoin alors d’être apaisée et soutenue à chaque instant. Félicien s’entendait merveilleusement à cette tâche ; aussi la malade ne vivait-elle plus que par lui : elle avait conscience de sa faiblesse, et l’appui qu’elle avait rencontré lui était devenu cher. De son côté, il s’ingéniait à lui être agréable : il sut qu’on avait fait chez madame Milbert une distribution de nouvelles médailles ; il en demanda plusieurs pour les lui offrir. À son grand étonnement, elle les repoussa en disant :

— Non, cela vous déplaît.

Félicien attribua ce changement à l’incertitude qui régnait encore dans les idées d’Adrienne ; mais, à mesure que son jugement s’affermissait, la transformation qui s’était opérée en elle se marqua d’une manière plus décisive. Elle demeura attachée à la foi de sa jeunesse, mais elle subordonna aux goûts et à la volonté de son mari tout ce qui, dans la pratique, est facultatif et susceptible d’interprétation. Elle le fit même avec une ostentation calculée, dans laquelle il y avait comme une intention de défi et de rancune contre les préjugés qui l’avaient dominée autrefois et qu’elle accusait de l’avoir égarée. C’était une mutinerie qui avait changé d’objet, et Félicien, par amour de l’équité, en réprimait souvent les écarts en souriant.

Rien ne s’opposait plus, en apparence, à l’union des deux époux, mais le sentiment nouveau qui s’était développé dans le cœur de Félicien pour Adrienne, comme une conséquence de la sollicitude paternelle dont il l’avait entourée, n’avait point absorbé son amour pour Cécile. Celle-ci avait quitté Rouen et était retournée avec madame de Nerville à Paris. Félicien lui écrivait, et il aspirait au jour où il pourrait la consoler de son délaissement. Quand Adrienne eut recouvré la pleine jouissance de sa santé et de ses facultés, il annonça une absence. Elle n’y fit point d’opposition ; mais au moment du départ, elle le regardait avec de grands yeux inquiets :

— Ne crains rien, lui dit-il, je reviendrai bientôt.

— Je le sais, répondit-elle, le dévouement que vous m’avez montré est le plus fort des engagements.

Félicien était embarrassé : il sentait la vérité des paroles d’Adrienne, et pourtant revoir Cécile, jouir de la douce expansion de sa tendresse, c’était toujours le bonheur pour lui. Les deux amants le retrouvèrent enfin, ce bonheur si longtemps attendu ; mais ce fut un bonheur blessé, plus douloureux que le malheur même. Pendant cette longue suspension de leur entraînement, ils s’étaient déshabitués de la passion qui brave tout ; aussi leurs paroles étaient hésitantes, leur abandon contraint, et les révélations de leur confiance pénibles.

Enfin Cécile, à travers une explosion de désespoir, laissa échapper le secret de son cœur ; pendant sa longue attente, le fruit empoisonné de la jalousie y avait mûri. Elle n’était plus seule à être aimée, elle le savait ! Il fallait maintenant entrer en partage avec Adrienne. Quelles terribles incertitudes cette situation allait lui créer ! Jusqu’à quel point entrerait-elle en balance avec sa rivale ? Était-ce le culte de son amant pour elle qui le ramenait à ses pieds ? N’était-ce pas l’effort de sa compassion ? Et quand elle s’abandonnerait à l’élan de son propre amour, ne viendrait-elle pas se heurter contre ce nouveau sentiment qui veillait dans le cœur de Félicien comme un ennemi armé contre elle ?

Mais elle trouvait encore une autre cause de tourment dans un scrupule plus délicat. Lorsque Félicien n’éprouvait que de la froideur pour Adrienne, Cécile en l’aimant ne se trouvait qu’à demi coupable ; mais chercher à surprendre sans cesse, à attirer à soi un amour que la conscience de votre amant vous dénie, et qui est à chaque instant près de vous échapper pour suivre la pente légitime où le devoir l’appelle, quelle noire action ! quelle trame ténébreuse !

Félicien s’efforçait de calmer à la fois sa jalousie et ses scrupules, en lui affirmant que l’amour qu’il avait pour elle et l’affection protectrice qu’il donnait à Adrienne étaient deux sentiments si différents qu’ils ne souffraient point de leur rapprochement. Mais quoique en cela il fût sincère, il voyait trop clairement cependant que des obstacles matériels le forceraient souvent d’étouffer l’une ou l’autre inspiration de son cœur. Il était impossible maintenant de songer à réunir Adrienne et Cécile, à renouer aucune liaison entre elles. L’amour des deux amants pouvait tout au plus se promettre quelques heures de bonheur après de longs jours d’absence. Le dévouement de Cécile n’eût pas reculé devant ces conditions pénibles ; mais sa timidité ou sa pudeur l’empêchèrent de déclarer de son propre mouvement qu’elle était prête à acheter l’amour à un prix si onéreux, et Félicien n’osa pas lui demander d’accomplir ce sacrifice, parce qu’il n’y entrait point en partage égal et qu’il n’avait rien à lui offrir en échange.

Ainsi, tout ce qu’ils avaient espéré de ce renouvellement d’intimité leur manquait : les premières heures de leur réunion avaient été données à l’expression de leur souffrance ; les derniers moments furent abandonnés au morne silence de l’impuissance et du découragement. Leur adieu surtout, privé d’expansion, fut cruel : ils ne se dirent pas qu’ils se séparaient pour toujours, ils le pensèrent en se contraignant à le dissimuler.

Félicien porte encore dans son cœur les traces de ce déchirement ; mais sa raison, que le sentiment a convaincue, ne faiblit plus. D’ailleurs, ces derniers murmures de l’amour s’apaisent peu à peu dans les joies paternelles. Un an ne s’était pas encore écoulé qu’Adrienne l’avait rendu père d’une fille. En la lui présentant, à sa naissance, elle avait dit un mot qui réparait entièrement le passé : « Je te la confie ; fais-en une femme que tout honnête homme puisse aimer. »

Eusèbe s’est tenu parole : il n’a pas revu Adrienne ; mais c’est maintenant par la lutte et non plus par l’enthousiasme qu’il poursuit sa mission. À ses heures de méditations solitaires, il voit sans cesse un fantôme gémissant se traîner à ses pieds. Est-ce l’image d’Adrienne ? Non, elle s’efface de son souvenir. C’est sa propre jeunesse qui se plaint d’être enchaînée dans les vœux et les symboles. Mais, quoi qu’il fasse, la vertu l’accompagnera toujours ; parce qu’il possède, avec l’humilité du cœur, un sentiment profond des douleurs et des devoirs de la vie.

Cécile est inguérissable. Elle tolère madame de Nerville, mais sans lui pardonner sa trahison. On parle cependant pour elle d’un mariage brillant avec une de nos illustrations militaires. N’ayant plus de bonheur à attendre, elle veut essayer de vivre de celui qu’elle donnera. Son mari, en effet, sera beaucoup plus âgé qu’elle ; mais Cécile, avec sa beauté toujours jeune, sa tendre douceur et sa candeur passionnée, n’est-elle pas de ces femmes qui semblent faites exprès pour être les délices d’un vieillard ?

Mathilde a renoncé à la dévotion. Elle a renvoyé sa petite fourbe de femme de chambre et a repris une jeune et pimpante Parisienne qui la console par avance de sa prochaine séparation avec Cécile. D’ailleurs, elle rêve maintenant d’être grande tante d’un futur héros.

La société de madame Milbert s’est transformée complètement sous l’influence d’Adrienne, qui veut que l’on écoute son mari et que l’on respecte ses idées. Dans l’intimité, elle ne se refuse plus à le comprendre, et son attention a même quelquefois le caractère de l’enthousiasme. Un jour qu’il lui parlait de cette magnifique éternité que semble nous promettre la multitude infinie des mondes qui peuplent l’univers, il vit une larme humecter ses paupières.

— À la bonne heure ! dit-il en l’embrassant, il ne faut pas plus de logique que cela pour être heureux : chacune des vérités partielles que nous prétendons posséder est si petite et le ciel est si grand, que nous n’avons pas besoin de les détruire l’une par l’autre. Il y a dans l’immensité de la vérité universelle assez d’espace pour contenir tous ces atomes de lumière noyés aujourd’hui dans l’erreur.


FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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