Achille Faure, libraire-éditeur (p. 260-287).

IX

La nouvelle disposition d’Adrienne n’était pas l’unique motif d’inquiétude de Félicien. Depuis que son attachement pour Cécile prenait le caractère de la passion, celle-ci, par un revirement trop ordinaire, semblait comploter avec elle-même de s’affranchir du sentiment qui la tyrannisait. Elle ne s’apercevait pas du retour de Félicien vers elle ; elle n’était frappée que de l’apparence d’une ingratitude qui n’existait pas.

Comme tous ceux qui aiment, elle ne tenait aucun compte de ce qu’elle avait obtenu, tant que le cœur ne s’était pas livré tout entier. Elle ne voulait pas voir qu’elle avait fait accepter à Félicien une vie qui jusqu’alors lui avait été insupportable ; mais elle se persuadait qu’il ressentait à peine pour elle une simple préférence d’amitié. Les soins qu’il lui rendait, ainsi qu’à sa tante, n’étaient peut-être qu’un effort de politesse en faveur de madame de Nerville. Enfin elle souffrait… et les souffrances de la sensibilité atteignant un certain excès, il n’est pas rare que l’égoïsme, énergique médecin, se réveille pour les combattre.

Ces grandes explosions de courroux ne se trahissaient devant Félicien que par une expression plus sérieuse du front ou des lèvres, par une vivacité de réplique un peu agressive, ou, quand l’irritation était à son comble, par le refus de prendre part à quelque plaisir. Une tempête qui n’avait que des frémissements si légers eût passé inaperçue chez toute autre femme ; mais sur la surface unie de l’humeur de Cécile, elle avait un caractère alarmant. Félicien le comprenait, lui qui avait l’expérience de ces symptômes, et il commençait à s’abandonner aux pensées ténébreuses.

Mettre beaucoup de raison dans ses passions, est souvent un moyen de les fortifier au lieu de les affaiblir. C’est ce qui était arrivé à Félicien : son impatience d’assurer la sécurité de son amour devenait aussi vive que les temporisations de sa prudence avaient été lentes. Une rivalité, qui surgit tout à coup, lui parut plus dangereuse qu’aucune de celles qui avaient jusqu’alors menacé de lui enlever le cœur de Cécile. Le dernier effort de sa sagesse fut de ne point intervenir dans cette épreuve. Mais, s’il voyait triompher encore une fois l’irrésistible force de sympathie qui entraînait la jeune femme vers lui, il était décidé à se l’attacher pour jamais.

Un frère de madame Milbert, qui n’avait point fait d’apparition chez elle depuis six ans, y vint passer quelques semaines à la suite d’une maladie. L’existence de M. Delaroque avait toujours été nomade. Tour à tour il avait habité le Havre, l’Algérie, les États-Unis, et en dernier lieu Paris, Mais il n’avait pas justifié le proverbe cher à la prudence normande, qui lui avait été souvent répété par ses parents : « Caillou qui roule n’amasse pas de mousse ; » car, possesseur à vingt ans d’une dot de cent mille francs, quinze ans plus tard, et sans avoir recueilli aucun héritage, il était riche de plusieurs millions.

Sa famille n’eût pas demandé mieux que de professer pour lui la tendresse respectueuse due à tout parent à succession, mais sa vie indépendante et prime-sautière avait déjoué toutes ces combinaisons sentimentales. Depuis longtemps il n’était plus considéré, malgré sa qualité d’oncle, comme un caissier donné par la nature, ainsi que disent les vaudevillistes ; c’était plutôt une espèce de père prodigue sur l’héritage duquel on ne comptait plus.

Il avait pourtant des accès de libéralité qui se traduisaient en riches et charmants cadeaux pour sa nièce Adrienne. Mais il dépensait le plus clair de ses revenus à l’entretien de jolies femmes qu’il laissait dire ses maîtresses, — titre qui n’est souvent qu’une antiphrase, — mais dont en réalité il n’était pas du tout le maître et très-peu le serviteur. La vérité est qu’il aimait à avoir une compagne gracieuse et parée pour partager le plaisir d’une promenade, d’un souper, d’un voyage, d’un séjour aux eaux, etc.

Cependant la maladie et les années — il avait alors cinquante ans — lui avaient fait comprendre que ces liaisons éphémères laissaient bien des lacunes dans son existence. C’est dans cette disposition qu’il s’était senti attiré vers sa famille. Lorsqu’il vit Cécile, il lui sembla qu’elle réalisait, en séductions et en vertu, ce qu’il attendait d’une femme, avec un peu de faiblesse peut-être, mais qu’il se flattait de soutenir et de diriger.

Huit jours ne s’étaient pas écoulés qu’il avait pénétré les sentiments secrets de chacun. Il connaissait la passion désespérée de madame de Malmont pour Félicien ; les combats que la délicatesse de celui-ci soutenait contre son amour ; le désir à demi formé qu’avait Mathilde de nouer entre eux une union illicite, de peur qu’un mariage ne lui enlevât la société d’une compagne aimable ; enfin, la naissante défiance d’Adrienne et de madame Milbert à l’égard de Cécile. En devinant tout cela, il se dit qu’il arrivait au moment favorable, mais qu’il n’avait pas de temps à perdre. Il s’adressa directement à la jeune femme, et, par quelques indiscrétions, suivies de réticences mystérieuses sur les découvertes qu’il faisait, il excita son inquiétude et sa curiosité, et l’amena à lui demander ce qu’il pensait d’elle.

— Je pense, lui répondit-il, que vous avez un cœur reconnaissant, capable de s’attacher à celui qui vous sauverait d’un grand péril.

— Où prenez-vous l’idée d’une telle supposition ? Aucun péril ne me menace.

— En êtes-vous bien sûre ?

Cécile rougit et baissa le front.

— Le péril, reprit-il, est dans une alternative désolante à laquelle vous n’échapperez pas : vous voulez que M. Dautenay vous aime, c’est déjà fait. Mais sa position d’homme marié lui donnant une part de responsabilité plus grande dans l’entraînement auquel vous auriez pu succomber tous deux, il s’en est défendu. Les rôles alors ont été intervertis entre vous. Aussi, le jour où il vous avouera son amour, toute résistance vous sera impossible. Je suppose, au contraire, que vous ayez le courage de fuir votre amant, vous serez accablée des ennuis de la solitude, attaquée de ce dépérissement de la beauté et de la santé qui est la punition des femmes trop vertueuses. Vous êtes atteinte déjà de cette langueur fatale. Je vous ai tout à l’heure ressuscitée à demi en vous disant que M. Dautenay vous aime ; mais quand je ne serai plus là pour vous le répéter, vous ne le croirez plus, ou vous l’oublierez par conscience, et vous retomberez dans votre anéantissement.

— D’après vous, le péril est évident ; mais je ne vois pas où est le salut.

— Dans le droit que vous me donneriez de compléter votre guérison. Vous êtes ici dans un milieu mauvais pour vous ; laissez-moi vous en tirer. Acceptez la protection d’un homme qui ne vous demandera le titre d’époux que quand il vous aura prouvé qu’il mérite celui d’ami. En attendant, je recevrai vos confidences sans m’en lasser. Vous avez besoin d’oublier, et moi j’ai besoin de rapprendre quelque chose de la vie dont j’ai perdu la mémoire en chemin : que n’oublie-t-on pas en voyage ! Si vous m’acceptiez un jour pour compagnon de route, nous nous en irions à travers le monde, — le temps est beau, la mer est belle, quand un peu d’amour est de la partie, — vous pour dissiper le passé, moi pour le recueillir ; votre beauté serait mon guide, ma fascinante étoile, et mon dévouement serait votre appui.

Ces paroles n’étaient pas sans influence sur l’esprit de Cécile : elle était convaincue et séduite par ce mélange de fantaisie et de raison. Satisfait d’être considéré comme possible, il n’en demanda pas davantage.

Il se fit le cavalier servant de la jeune femme, saisissant toutes les occasions permises de lui montrer quelle généreuse entente il avait de la vie. L’automne, qui est la saison des fleurs et des fruits, comme le printemps est celle des parfums, n’était pas encore achevé, et chaque jour une double offrande, empruntée à ces dons de la nature, venait rappeler à madame de Malmont que l’hommage d’un cœur lui appartenait.

Il est difficile de refuser ces présents fugitifs qui de la veille au lendemain n’existant plus, ne laissent pas de souvenir importun à la délicatesse. Cécile était pourtant tourmentée de recevoir de telles prévenances ; elle en éprouvait même une singulière humiliation, en se demandant ce qu’en pensait Félicien.

Elle savait qu’il en était instruit : tout le cercle de madame Milbert s’était ému à la nouvelle des attentions de M. Delaroque, surtout lorsqu’il n’avait pas dissimulé qu’elles se résumeraient en une proposition de mariage, quand madame de Malmont consentirait à la recevoir.

On s’était d’abord montré un peu indécis sur la manière dont on devait accueillir cette communication ; mais on devint bientôt complétement favorable à ce projet d’alliance. Une jeune veuve, attrayante comme Cécile, était un personnage exceptionnel et inquiétant : on avait hâte de la ranger sous la loi commune. Il pouvait arriver cependant que, par suite de ce mariage, Adrienne fût complètement privée de l’héritage de son oncle. Cette éventualité n’était à craindre que si les futurs époux avaient un jour des enfants ; car, aux ouvertures qu’on lui avait faites sur ce sujet, Cécile, avec un peu de fierté blessée, avait répondu : que sa fortune lui avait suffi jusqu’alors, et que quelque mari qu’elle prît, elle ne déposséderait jamais la famille dans laquelle elle entrerait.

— Je n’en demande pas tant, avait répliqué madame Milbert, à qui on rapportait ce propos : que Cécile traite Adrienne en sœur, et je la tiendrai pour généreuse.

Madame de Nerville seule était entièrement hostile à M. Delaroque. Elle avait pressenti qu’en épousant la nièce, il ne prétendait point se charger de la tante. Or, elle ne pouvait admettre la pensée de se séparer de Cécile. En partageant sa vie, elle partageait aussi la jeunesse impressionnable qui l’animait ; elle oubliait, auprès de cette fraîcheur charmante d’âme et de corps, les rides de son expérience et les déchéances de ses soixante ans. Si elle était réduite maintenant à la solitude, il lui semblait que la vieillesse, comme une méchante fée, allait accourir et lui enlever tout son bonheur d’emprunt.

Pour se conserver la présence de Cécile, elle ne recula plus devant des combinaisons odieuses. Elle n’était pas poussée cette fois par la perversité de ses instincts passionnés, mais par ce farouche égoïsme du vieillard qui sacrifierait l’univers pour sauver les derniers jours de sa misérable existence. Ainsi, elle était décidée à prendre une demeure fixe à Rouen. Avec sa légèreté d’esprit et sa souplesse d’humeur, elle s’était habituée sans difficulté à la société de madame Milbert et s’était arrangée pour qu’on s’accommodât d’elle. On ne l’estimait pas, mais elle plaisait, quoiqu’elle ne se fût corrigée d’aucune de ses bévues sur les cas de religion. Elle commettait encore d’autres peccadilles : il lui échappait quelquefois des choses à faire dresser les cheveux. Elle avait la tête pleine de fines observations ; elle saisissait toutes les crudités du vrai sous leurs enveloppes menteuses : mais ces remarques, recueillies sans ordre ni mesure, elle les jetait à pleines mains à travers le courant de la conversation, où elles produisaient des cataclysmes énormes.

Jamais on n’avait eu à reprocher à Félicien de semblables incartades. Elle n’en avait pas moins un grand avantage sur lui : elle avait l’art de tout faire oublier, parce qu’elle oubliait tout elle-même. D’ailleurs, elle avait fait une manière de conversion : elle assistait maintenant régulièrement à la messe de paroisse ; puis elle pratiquait tout de travers, mais elle pratiquait. Pour beaucoup de gens, c’est déjà un mérite que de condescendre à l’hypocrisie.

Résolue à entraver le mariage de Cécile, elle aurait voulu s’assurer la complicité de Félicien.

— Je crois, lui dit-elle, que Cécile est dans une grande perplexité ; vous devriez lui donner un avis.

— Impossible, répondit-il.

— Vous ne l’aimez donc pas ?

— Je répondrai à votre question si madame de Malmont refuse d’épouser M. Delaroque.

— Ah ! il est décidé, se dit madame de Nerville toute joyeuse : il ne lui dissimulera plus son amour. Elle aurait voulu faire part de sa découverte à Cécile ; mais dans la crise de sentiment où était la jeune femme, cette communication pouvait être imprudente. À cette heure, peut-être n’aimait-elle plus Félicien, ou du moins elle mettait en balance avec cet amour la crainte des catastrophes qui en seraient la conséquence probable. Lui montrer comme prochains ces dangers dont la menace la faisait frémir, n’était-ce pas la pousser à une résolution désespérée, qui n’avait d’ailleurs rien de plus effrayant que d’épouser un homme riche, amoureux et aimable ?

Cécile se lassait de cet état incertain, compromettant pour sa fierté, pensait-elle. M. Delaroque lui ayant dit un jour, d’un ton de gaieté qui lui permettait aussi d’interpréter en plaisantant la réponse qu’il recevrait, fût-elle défavorable :

— Quand donc irons-nous à Notre-Dame prendre notre passe-port de voyage ?

Elle répondit :

— Je vous le dirai dans trois jours.

— Trois jours, c’est trop ou trop peu. Trop, si vous êtes décidée ; trop peu, si l’entraînement est encore à naître. Ce sera donc uniquement la raison qui s’imposera à vos inclinations ?

— Non, mais il peut y avoir en moi des sentiments qui se combattent : trois jours de calme me suffiront pour bien me comprendre moi-même. Je vais aller pendant ce temps à la campagne visiter une de mes amies.

— Espérons ! dit-il. Et il lui baisa la main en adieu.

Dans le cas où elle refuserait d’épouser M. Delaroque, Cécile n’avait point d’indécision sur ce qu’elle aurait à faire : elle voulait quitter Rouen. Souffrance ou dépit, elle ne pouvait plus supporter la présence de Félicien ! Mathilde feignait d’entrer dans cette idée, qui préparait l’éloignement du prétendant. Cécile croyait donc n’avoir pas à tenir compte de ses scrupules, mais seulement de son penchant, en examinant si elle devait enfin accueillir la proposition de M. Delaroque.

Est-il besoin de dire que la question était déjà tranchée quand Cécile s’imaginait être encore occupée à la dénouer ? Prendre un mari, c’était interposer une réalité entre elle et son idéal, séparation plus difficile même que celle qu’elle méditait d’accomplir en s’éloignant de Félicien. L’aboutissant de toutes ses longues réflexions était que M. Delaroque possédait toutes les qualités de l’homme du monde, mais qu’il poussait trop loin le soin des recherches matérielles ; qu’il avait un excellent cœur, une sensibilité vraie, mais qu’il était dépourvu de cette élévation d’idées, de ce sérieux d’âme qu’elle reconnaissait indispensable pour attirer son amour. Il n’est pas malaisé de deviner quel rapprochement était au fond de cette conclusion.

Les doutes, les anxiétés avec lesquels madame de Nerville et M. Delaroque même attendaient la réponse de Cécile n’étaient pas comparables à ceux de Félicien. Ce n’était plus transitoirement, mais avec profondeur et réalité, qu’il était redevenu l’homme de sa jeunesse, celui qui avait vu les horizons de son âme se développer dans des passions sans limites. Mais avec quel étonnement il considérait ce qu’il avait été pendant ces dernières années : borné, abstrait, aride ! Il se faisait pitié.

Notre être ne vit pas constamment dans toute sa plénitude : lorsque quelques-unes de nos facultés sont fortement tendues vers un but, elles absorbent l’action des autres, qui tombent quelquefois, pendant de longues périodes de temps, dans une impuissance léthargique, modifiant sensiblement notre personnalité. Voilà pourquoi Félicien se demandait si c’était bien lui qui, comme un mercenaire ployé sur un travail ingrat, s’était épuisé en efforts rebutants pour établir son bonheur domestique ; si c’était lui vraiment qui avait ambitionné d’être aimé d’Adrienne, pour se condamner à partager ses étroitesses et ses puérilités ; si c’était lui qui avait consenti à désespérer Cécile, Cécile son dernier amour ! Oui, c’était son dernier amour ; maintenant il n’en concevrait pas d’autre. Il reconnaissait en lui ce présent délicieux de l’automne de la vie : suave comme un fruit, ardent comme un rayon à son dernier éclat, cet amour si complet et si profond qu’on n’en guérit jamais.

Il aimait à se rappeler la longue série d’ennuis qu’il avait subis avant que Cécile vînt habiter Rouen, pour mieux apprécier la transformation opérée par sa présence ; Quelle atmosphère chaude, colorée, doucement assoupie, s’épanchait autour d’elle ! Que de calme dans l’ivresse qu’elle inspirait ! Que de passion dans le repos qu’elle communiquait à l’âme ! Elle avait réconcilié la paix avec l’amour, le désir avec le bonheur, l’azur avec l’orage.

Ah ! s’il en était temps encore, comme il saurait expier par les ardeurs de la passion les voluptés cruelles qu’il avait goûtées à causer ses tourments ! Mais peut-être ne serait-elle plus si complètement à lui : il aurait perdu un peu de son pouvoir, elle un peu de sa confiance. Cette crainte n’était pas la moins cruelle de ses incertitudes.

Depuis le départ de madame de Malmont, Félicien allait chaque jour faire une visite à Mathilde : il ne repoussait plus sa complicité. Par une dernière pudeur, ils évitaient de parler du sujet qui les intéressait, mais ils comptaient l’un sur l’autre.

Le quatrième jour, madame de Nerville lui dit :

— Grande nouvelle ! Cécile a écrit ce matin à M. Delaroque ; sa lettre est un refus, et il retourne dès aujourd’hui à Paris. On assure, cependant, qu’il conserve encore quelque espérance. Peut-être compte-t-il nous retrouver là-bas ; car, pour complaire à madame de Malmont, vous savez que je vais être obligée de quitter Rouen.

— C’est impossible ! s’écria Félicien ; il faut que je parle longuement à Cécile… en sécurité. Je vous en supplie, avertissez-moi de son retour. Pourrai-je la voir ici ?

— Ici… c’est difficile. Je veux bien m’absenter pour vous abandonner la place, mais je ne peux interdire ma porte : je ne suis pas sûre de n’être pas espionnée par mes domestiques.

— Que d’obstacles dans l’amour ! Et pourtant Cécile m’accuse !

— Dans l’amour !… c’est donc ainsi que vous l’aimez ?

— Ne feignez pas la surprise, vous le savez depuis longtemps.

— Avant vous, peut-être. Mais vous craignez que Cécile ne vous accuse ; elle en a bien quelque motif. Les femmes sont étranges, d’ailleurs : elles veulent inspirer l’estime, et elles ne pardonnent pas à l’homme qu’elles aiment lorsqu’il…

— Lorsqu’il n’exige point les preuves de cet amour, n’est-ce pas ?

— Oh ! c’est une interprétation trop libre de ma pensée : lorsqu’il ne sait pas allier les timidités du respect avec les témérités de la passion.

— Quelles subtilités ! Je vous assure qu’en ma qualité d’homme y je n’y comprends rien. Je ne suis même pas persuadé que les femmes y comprennent quelque chose. Enfin, je crois que les femmes qui aiment veulent être aimées, voilà tout.

— Est-ce là ce que vous avez à dire à Cécile ?

— Qu’importe, puisque je ne pourrai lui parler ?

— Vous vous découragez trop vite. Depuis un mois que nous sommes venues nous installer dans cet appartement, Cécile va chaque jour au pavillon que nous avons habité cet été, pour y soigner sa serre et ses fleurs… Elle y est seule !

— Merci… mais pourquoi me faire attendre cela si longtemps ? Vous vous vengez d’avoir été plus sage que moi, car vous avez toujours cru à l’amour. Moi, je voulais être raisonnable : que la raison est fausse !

— Votre joie me donne des scrupules. Vous m’assurez au moins que cette entrevue est la seule que vous chercherez à obtenir ? Je comprends, dans certaines crises de sentiment, l’urgence d’une explication confidentielle ; mais je ne voudrais pas contribuer à exposer la réputation de Cécile, ni sa vertu.

— Madame de Malmont sera libre d’elle-même. Je ne lui dissimulerai aucun des dangers qu’elle court en m’aimant. N’est-ce pas assez pour dégager votre responsabilité ?

— Écoutez-moi : puisque je ne puis vous empêcher de commettre une imprudence, que ce soit au moins le plus prudemment possible ; n’entrez point par la porte principale qui est sur la grande route. À l’autre extrémité du jardin, il y a une petite ruelle parfaitement solitaire et mystérieuse ; on ne risque d’y rencontrer que des marmots qui jouent ; vous y trouverez une seconde porte, dont nous avons une clef.

Mathilde savait bien ce qu’elle faisait en aplanissant, sans avoir l’air d’y toucher, toutes les difficultés devant Félicien : elle l’engageait sans retour ! Son amour-propre et sa passion ne lui permettraient pas de refuser les facilités qu’on lui offrait. N’eût-ce pas été un démenti donné à l’aveu qu’il venait de faire ? Elle n’ignorait pas non plus combien la complicité endort de scrupules, et son action dans cette circonstance devait être d’autant plus efficace que les dernières hésitations de Félicien ne venaient que de la crainte de compromettre le repos de Cécile.

Il ne fit que cette objection sous forme dubitative :

— Mais il me faut auparavant, n’est-ce pas, le consentement de madame de Malmont ?

— Sans doute, et je ne me charge pas de le lui demander.

— Si je lui écrivais !… non !… Quand et par où arrive-t-elle ? Je me trouverai à sa rencontre.

— Elle m’a promis de revenir vendredi soir ; elle prendra à six heures le chemin de fer du Havre à Rouen, à la station de Motteville.

— Vendredi !… jour de Vénus… à six heures, j’y serai. Adrienne a une ferme par là ; ma présence y est nécessaire, si je le veux.

— Très-bien ; mais n’oubliez pas que je mets ma confiance dans votre sagesse.

— Ma sagesse ! n’en parlons pas… elle me porterait malheur. Mais je vous réponds de mon dévouement pour Cécile, de ma reconnaissance pour vous !

En prononçant ces paroles, Félicien, qui était assis au pied de madame de Nerville, lui baisa la main, puis lui fit incliner doucement la tête, et ses lèvres passèrent de la main au front. La vieille femme reçut ces caresses avec un abandon complaisant qui lui rendit un instant toutes les grâces de sa jeunesse amoureuse.

— Savez-vous, lui dit Félicien en se retirant, que vous êtes dangereuse, même à égarer un amant ?

Madame de Nerville sourit, parce qu’elle était plus forte que ses impressions, et parce qu’elle connaissait exactement la valeur de cette flatterie, dans laquelle il y avait encore assez de vérité pour qu’elle lui fût agréable.

— Que cette petite Adrienne est stupide, se dit-elle, de n’avoir pas su apprécier cet homme-là !

C’était par des réflexions semblables que Mathilde croyait s’excuser et imposer silence aux remords qui s’élevaient dans sa pensée.

Le vendredi suivant, ainsi que l’avait annoncé sa tante, Cécile attendait à la gare de Motteville le passage du convoi qui se rendait du Havre à Rouen. On était aux derniers jours de l’automne ; déjà le vent était piquant ; le crépuscule, qui s’éteignait, ne laissait après lui qu’une faible lueur, la dernière traînée de sa robe de pourpre. Cécile regardait, au-dessus de la plaine dépouillée, le ciel gris rayé à l’occident de longues bandes rouges. Cette disposition parallèle offrait un aspect monotone qui irritait l’ennui de la jeune femme : elle se sentait morne et frissonnante comme la nature aux approches de l’hiver.

Tout à coup on entendit l’appel du sifflet ; le convoi s’arrêta. Les voyageurs que le train déposait se précipitèrent hors des wagons ; ceux qui attendaient à la station se hâtèrent de chercher une place à leur convenance. Cécile se tenait à l’écart de cette confusion de mouvements. Son peu d’empressement dénotait son indifférence d être ici ou là-bas. On voyait que le retour ne lui apportait aucune joie.

Un employé s’approcha d’elle et lui désigna un wagon où elle était attendue. La surprise qu’elle éprouva fut presque un plaisir, mais qui l’attendait ? La réponse fut prompte : Félicien lui présentait la main pour l’aider à monter, et la faisait asseoir à côté de lui dans l’angle du compartiment. Ils pouvaient se croire seuls : il n’y avait avec eux qu’un couple placé à l’autre extrémité, et qui sommeillait.

Une vive intuition fit comprendre à Cécile qu’elle était à l’une des heures décisives de sa destinée. Elle demanda à Félicien si leur rencontre était due au hasard. Il avait résolu d’abord de ne s’expliquer qu’à Rouen, en reconduisant son amie de la gare à sa demeure ; mais les circonstances étant plus favorables qu’il ne l’avait espéré, il lui exprima son désir d’avoir le lendemain un entretien confidentiel avec elle. Et comme il lisait sur son visage quelque embarras, il ajouta que la réalisation de ce désir, facilitée par madame de Nerville, ne tenait plus qu’à son consentement.

Il lui rappela la soirée de Nancy, en se plaignant que, depuis ce jour, ils n’eussent point eu une heure de libre intimité. Cécile l’écoutait sans mouvement, presque sans souffle, immobile et pourtant agitée, glacée et fiévreuse. Elle était subjuguée par deux émotions contraires : une terreur invincible qui faisait passer dans ses veines le froid de la mort, un bonheur inouï qui amassait sur son cœur un poids brûlant dont la douceur l’écrasait, comme un jeune oiseau qui serait étouffé sous les plumes de sa mère.

Elle s’efforça de répondre :

— Mais, en vous accordant cette heure d’intimité, j’expose ma réputation.

— Je le sais ; aussi, ce serait trop peu de ne vous offrir que mon amour en échange ; je mettrai ma considération à côté de votre honneur ; la même chute les entraînera tous deux : ma destinée garantira la vôtre.

Cécile cherchait une raison, un argument pour résister au vœu de Félicien. Elle ne le trouvait ni dans son imagination ni dans son cœur égarés. Alors elle faisait un appel désespéré à sa mémoire, gardienne des maximes de la vertu ; mais sa mémoire, troublée aussi, ne lui fournissait rien.

Félicien reprit :

— On ne se trahit pas pour la première fois qu’on s’expose ; écoutez-moi seulement demain, et je jure de respecter votre liberté !

Une douce ironie, inspirée par un découragement sans regret, passa dans le sourire de Cécile.

— Avez-vous peur, dit-elle, que je n’obéisse pas ?

Elle sentit un tressaillement de joie si vif dans la main qui touchait la sienne, que, toute vaincue, elle laissa retomber sa tête en arrière, le regard perdu dans l’espace, comme si elle ne cherchait plus le secours qu’en dehors d’elle-même. Félicien, penché sur elle, l’enveloppait de sa protection, il la ramenait tout à lui : il aurait voulu pouvoir ouvrir son cœur pour y cacher cette chère proie.

L’arrivée à Rouen suspendit ces émotions. Ils se séparèrent après avoir fixé dans une courte délibération l’heure de l’entrevue du lendemain : comme ces stimulants qui avivent la flamme, le mystère de leur complicité excitait encore leur amour.

Cécile fut heureuse que Mathilde ne lui fît, à son retour, aucune question. Elle se retira dans sa chambre, malgré l’heure peu avancée de la soirée. Quelle nuit étrange ! Quelles angoisses et quelles délices ! L’amour la ravissait dans ses transports ; la crainte la retenait sous son étreinte oppressive : elle se croyait un nouvel être, précieux et menacé.

Elle aurait désiré pourtant que cette nuit se prolongeât sans terme. Elle se sentait une impressionnabilité si vive qu’il lui semblait ne pouvoir plus exister que dans le rêve ; elle redoutait avec la réalité le moindre contact : un mouvement, une parole, un regard dirigé vers elle, était un choc qui suffirait pour la terrifier.

Enfin, il fallait se rendre où l’attendait Félicien. D’ordinaire, l’habitude la guidait si facilement pendant ce trajet, qu’elle le faisait sans en avoir conscience. Ce jour-là, elle ne pouvait imaginer qu’elle arrivât jamais : elle supposait mille obstacles, vulgaires et terribles à la fois. Mais elle n’avait pas seulement la crainte du danger, elle en avait la vision, le vertige : le chemin oscillait sous ses pas, ses yeux étaient éblouis par des vapeurs miroitantes ; elle voulait hâter sa marche, et ses pieds, attachés au sol, se dérobaient à ses efforts.

Le plus grand danger, pourtant, n’était pas parmi ceux qu’elle prévoyait : c’était sa peur même, ces émotions puériles et violentes qui, d’avance, avaient troublé son sang-froid, énervé ses forces.

Elle était partie fermement résolue à n’accepter l’amour qu’en sauvant la vertu ; elle attendait les explications promises par Félicien sur ses sentiments et ses résolutions. Mais, quand elle arriva, elle était incapable de l’entendre. Près de lui, cependant, elle ne redoutait rien : en lui étaient le repos, la protection et la sécurité ! Plus ses alarmes avaient été vives, plus elle se livrait avec attendrissement au bien-être que donne la confiance. C’était ainsi qu’elle se désarmait. Elle laissait le moi se refouler en elle, elle s’abandonnait à cet affaissement de la volonté, à cet anéantissement de l’être qui est la suprême volupté des femmes.

Félicien, de son côté, ne trouvait pas de caresses assez douces, assez persuasives pour rassurer ses craintes, pour endolorir ses émotions. Tout à coup, cependant, elle se réveilla de cet aveuglement passager de sa conscience, de cet oubli d’elle-même.

— Est-ce là, dit-elle, ce que nous nous étions promis ?

— C’est vrai, répondit Félicien ; je ne veux pas vous devoir à l’entraînement de votre amour, mais au ferme consentement de votre raison.

Ils essayèrent de rompre l’étreinte qui les unissait ; leurs esprits le voulaient, mais leurs cœurs émus s’y refusèrent ; les paroles par lesquelles ils s’encourageaient expirèrent sur leurs lèvres, qui ne se descellèrent que dans un baiser.

Quand Cécile sortit du pavillon, la matinée était déjà avancée. La brillante irradiation du soleil se confondait avec celle du bonheur sur le front de la jeune femme. L’amour l’emportait sur la crainte. Son regard avait retrouvé, avec sa netteté de perception, une douce assurance. Raffermie dans la réalité, elle marchait d’un pas alerte et rapide. De temps en temps, une petite rougeur lui montait aux joues et un sourire jouait sur ses lèvres. Cette joie involontaire, comme les sensations qui l’avaient fait naître, devait avoir bientôt de tristes retours : l’impunité est si courte pour les passions qui bravent les lois sociales !