Achille Faure, libraire-éditeur (p. 165-202).

VI

Ces révoltes intérieures, dont le tableau se déroulait dans les lettres d’Adrienne, avaient-elles leur contre-coup dans l’âme de Félicien ? On eût pu en douter, à voir l’espèce d’indifférence hautaine avec laquelle il délaissait le soin de son bonheur. Hors sa résistance à recevoir chez lui les amis de madame Milbert, jamais il n’avait imposé en rien sa volonté à Adrienne. Non-seulement tout effort de despotisme était incompatible avec son caractère, mais il s’était bien vite convaincu que l’homme civilisé n’a aucun moyen, on pourrait même dire aucun droit, de contester à la femme l’autorité domestique. Reprendre sa liberté par un divorce qui ménage la dignité des époux, en conservant des apparences de concorde, c’est la seule chose faisable. Félicien alors, comme aux premiers temps de son mariage, hésitait à prendre ce parti. Il se répétait que c’était renoncer pour jamais à cette voie facile où le bonheur est placé sous la sauvegarde des mœurs, et dès lors s’environne de calme et de sécurité. Mais cet état mixte entre la désunion et l’accord ne pouvait être que de courte durée. Chaque circonstance nouvelle de la vie des deux époux devait donner un caractère plus violent à ces épreuves qu’ils subissaient l’un par l’autre, et l’apathie une fois secouée, les sentiments ou les passions qu’elle endormait allaient reprendre toute leur énergie.

M. Dautenay reçut une lettre de madame de Nerville qui lui apprenait un de ces affreux événements dont l’annonce cause toujours une vive émotion, dans quelque disposition que l’on soit à l’égard de ceux qui en sont les victimes. Madame de Malmont était veuve ; son mari s’était tué dans une maison de jeu de Hombourg. Elle allait se rendre immédiatement à Nancy : madame de Nerville l’accompagnait ; mais deux femmes ne suffiraient pas aux tristes devoirs qu’elles avaient à remplir. Cécile ne voulait pas que le corps de son mari demeurât en pays étranger ; que son tombeau surtout fût élevé dans un lieu où il rappellerait sans cesse le souvenir déshonorant qui s’attachait à sa mort. Dans les démarches si pénibles que nécessitaient ces circonstances, madame de Malmont ne pouvait se passer ni d’un appui, ni d’un conseil. L’alliance de famille qui existait entre elle et M. Dautenay autorisait donc madame de Nerville à s’adresser à lui, au nom de sa jeune parente, pour lui demander son secours.

Félicien reçut cette lettre par le courrier du soir. Le lendemain, à huit heures du matin, il était à Paris à la gare du chemin de fer de l’Est, où lui avait été fixé le rendez-vous avec madame de Nerville et madame de Malmont. Lorsqu’il aperçut Cécile, il la trouva changée et plus touchante encore. Elle n’avait pas eu le temps de préparer cette toilette de deuil qui, toute lugubre qu’elle est, donne à la femme qui la porte une sorte de majesté. Elle avait choisi pour vêtement ce que sa garde-robe renfermait de plus sombre et de plus simple. Ses cheveux, à l’ombre de son chapeau de crin noir, étaient lissés sur son front en bandeaux plats. Elle était pâle, et avec l’expression plaintive de son visage, avec cette mise toute modeste et cette coiffure sans apprêt, elle avait un air de jeunesse qui séduisit Félicien.

La route se fit d’abord très-silencieusement ; M. Dautenay et madame de Nerville respectaient la triste méditation de leur compagne : de temps en temps seulement, Mathilde interrogeait Félicien sur un accident du paysage, sur le nom du château que l’on apercevait dans le lointain, sur celui de la petite rivière qui traversait la plaine, ou de la ville qui formait amphithéâtre sur le coteau. Cécile, placée en face d’eux, n’écoutait pas, ne parlait point : elle était morne, immobile ; elle se sentait isolée de tous par cet abîme profond qu’une pensée de mort creuse entre vous et ceux qui ont les préoccupations de la vie. Cependant, à travers son accablement, elle voyait Félicien : ces yeux doux et passionnés qu’elle aimait, cette haute stature, cette taille élégante et souple, un peu penchée. Une émotion tendre s’insinuait dans sa douleur. Ils parcouraient alors ces plaines monotones de la Champagne, où pas un mouvement de terrain ne distrait le regard, où pas un arbre, une chaumière ne vous apporte une idée de fraîcheur et de repos. On était en plein été. Sur cette terre aride, le soleil épanchait une stérile ardeur. Cécile aussi, impuissante et consumée, s’alanguissait sous une triple impression : sa tristesse, son amour et la chaleur énervante.

À peine furent-ils arrivés à Nancy qu’ils se séparèrent. L’ordre avait été donné de suspendre la cérémonie funèbre. Félicien partait pour Hombourg le soir même, afin de rendre les derniers devoirs à l’époux de Cécile. Pendant ce temps, les deux femmes s’installaient dans la demeure où madame de Malmont avait toujours habité, tant qu’avait duré son séjour à Nancy.

Cette maison, vide depuis le départ de Cécile, était restée confiée à la garde d’une domestique. La jeune femme y retrouva tout son passé, comme s’il ne s’était évanoui que de la veille ; car les souvenirs se ravivent dans la contemplation de la mort. Elle versa des larmes amères sur cette existence unie à la sienne, mal employée et tranchée trop cruellement. Mais ce lien qui leur avait été funeste, qui avait pesé à tous deux, il persévérait après la mort… tout souillé de sang ; il la rattachait pour jamais à un tombeau !

À Hombourg, Félicien recueillit des détails navrants. Plusieurs fois, Eugène de Malmont, avant le jour de la catastrophe, avait témoigné le désir d’en finir, si la chance ne lui était pas favorable. Ce n’est pas qu’il fût ruiné complètement : il possédait encore, de sa fortune particulière, une ferme d’une centaine de mille francs ; mais il fallait, tant pour s’acquitter que pour vivre, vendre ce dernier lambeau d’un important héritage de famille, et il avait une invincible répugnance à en venir à cette extrémité.

D’ailleurs, l’âpre passion du jeu avait consumé en lui le goût, le sentiment, l’appétence à quoi que ce fût. Aimer ?… il avait oublié les femmes ; manger ? ce n’était plus qu’une insipide nécessité ; dormir ? son cerveau enflammé lui permettait à peine chaque nuit le soulagement de deux à trois heures de sommeil. Tout le temps que le banquier siégeait devant le tapis de la roulette, Eugène de Malmont restait dans la salle de jeu. Même quand il ne jouait pas, il regardait ; quand il ne regardait pas, il écoutait. Tour à tour le banquier ramenait à lui l’or et l’argent des perdants, qui tombait en bloc dans la caisse ; puis, faisant ensuite glisser d’autres pièces l’une sur l’autre, il formait sous sa main de nouvelles piles pour tenir les mises. Ces mouvements s’exécutaient avec une régularité implacable, et la sonorité métallique différente et si intense et si nette qui accompagnait chacun d’eux se rhythmait dans les nerfs et le cerveau d’Eugène de Malmont. C’était un stimulant qui sollicitait encore ses ardentes convoitises ou une importunité cruelle qui fatiguait son désespoir.

Une nuit, au moment où le banquier se levait de son siége, où les joueurs se disposaient à partir, Eugène de Malmont, étendu sur un divan, à l’extrémité de la salle, avait fait un mouvement pour s’en aller ; puis, se ravisant, avait appliqué sur son front le canon d’un pistolet qu’il avait tiré de sa poche. Un instant après, son cadavre mutilé épouvantait tous ceux de ses compagnons dont l’égoïsme n’avait pas encore atteint ce dernier degré d’insensibilité qui fait que le malheur d’autrui ne vous touche plus ni par la pitié ni par la terreur.

On remarqua que la fortune, ce soir-là, ne lui avait point été constamment défavorable, et qu’il n’avait pas eu plus de raison de se tuer qu’un autre jour. Mais il était probablement dans une de ces heures ténébreuses où l’imagination se complaît à accumuler autour d’elle toutes les ombres de la vie, et peut-être alors n’avait-il pu se résoudre à braver une fois de plus la solitude sinistre à laquelle il s’était condamné.

Après avoir acquitté la dernière dette contractée par Eugène de Malmont, Félicien revint à Nancy, escortant le cercueil, qui fut placé dans un tombeau de famille. Les cérémonies funèbres achevées, il fallut remplir certaines formalités légales pour mettre Cécile en possession de ses droits et liquider la succession du défunt. Pendant trois jours, elle et Félicien, accompagnés de madame de Nerville, ne quittèrent pas le cabinet des hommes d’affaires. Ces soins desséchants achevaient d’épuiser dans l’âme de Cécile tout ce qui n’était pas son morne chagrin. À la dernière de ces longues séances, elle eut un évanouissement causé par la fatigue de l’immobilité du corps et de la contention d’esprit. Mathilde avait exigé alors qu’elle allât respirer quelques instants la fraîcheur du soir avec Félicien, tandis qu’elle-même rentrerait à la maison pour achever les préparatifs de départ du lendemain.

Au moment où madame de Nerville les quittait, Félicien et Cécile se trouvaient auprès de la place Stanislas, cette merveille de la Lorraine, qui, ce soir-là, avait égayé par un air de fête l’ennuyeuse solennité qu’elle doit au style royal des monuments qui la décorent. De nombreux becs de gaz l’illuminaient et faisaient des orgies de lumière derrière les vitres des cafés qui la bordent d’un côté. Ses fontaines, dont le flux cristallin s’épanouissait dans les vasques avec des pétillements sonores, idéalisaient leurs groupes mythologiques, en s’enveloppant dans la blancheur intense de ces flammes stridentes mêlée aux lueurs indécises des étoiles. D’une salle de bal improvisée qui se dissimulait dans un enfoncement de la place s’échappaient des sons que les vapeurs du soir promenaient moelleusement dans l’espace, en leur donnant des retentissements d’une harmonie limpide et pénétrante.

Les sensations joyeuses qui émanaient de cet aspect, de cet éclat et de ces mélodies froissaient la tristesse de Cécile et lui apportaient un remords. Elle se hâta d’entraîner Félicien sous les sombres ombrages du parc qui sert de promenade aux Nançois et qui est situé à l’une des extrémités de la place. Elle ne s’arrêta qu’à l’endroit où les notes égarées n’arrivaient plus à son oreille qu’avec des voix plaintives.

Là, elle s’assit accablée ; mais un nouveau tourment l’attendait : elle s’étonna de trouver si solitaires ces lieux qu’elle avait laissés peuplés de tant de rêves, rêves indéfinis et mystérieux qu’elle n’aurait pu expliquer, mais dont la présence invisible faisait frissonner le feuillage autour d’elle, attirait son cœur soulevé, comme une vague émue, dans des élans d’amour, et endormait ses chagrins sous d’impalpables et charmantes caresses.

Hélas ! plus de rêves : la solitude ou un fantôme glacé, la mort ! et plus désolant encore peut-être, un amour impossible.

— Oh ! que n’est-il là ! répétait tristement Cécile, que n’est-il là, vivant et joyeux comme autrefois, et que ne suis-je morte à sa place !

Félicien ne vit dans ces exclamations que l’accès nerveux d’une mélancolie exaspérée par des images funèbres. Il chercha à calmer sa compagne en lui montrant que le bonheur est plus facile et moins rare qu’on ne croit : il nous échappe d’un côté, mais il revient inopinément de l’autre. Cécile niait ces consolations ; elle s’attachait à sa désespérance : la vie lui apparaissait comme une immensité désolée ; elle défiait la joie de la surprendre jamais.

— Cette ardeur de désespoir, dit Félicien, ce n’est pas… ce ne peut être un regret ; c’est un amour qui souffre et qui attend.

Cécile, dans sa fierté, s’indigna d’avoir été devinée, et sans s’apercevoir qu’elle achevait de se trahir, elle prétendit que Félicien n’avait pas le droit de lui parler ainsi, de suspecter la sincérité de sa douleur.

— Pardonnez-moi, répliqua-t-il, vous avez raison : il vaut mieux nous taire sur ce sujet.

Leurs mains, qui se touchaient, se désunirent, et par un mouvement instinctif, ils s’écartèrent l’un de l’autre, se faisant la promesse tacite de ne point renouer l’entretien. Cécile demanda bientôt à retourner chez elle.

Félicien lui prit le bras et le passa sous le sien. C’était d’abord un contact vague qui l’effleurait à peine ; puis, peu à peu, il resserra cette étreinte si fortement qu’il semblait vouloir incruster ce bras dans sa poitrine.

Au moment de franchir les dernières ombres du jardin, il se saisit de la main de Cécile, en arracha le gant, la passa sur son front, sur ses yeux, la tint longtemps pressée sur ses lèvres, en savoura les émanations comme si elles lui apportaient un délicieux rafraîchissement, en dessécha la moiteur sous ses baisers et la laissa retomber avec un geste découragé.

Lorsqu’ils traversèrent de nouveau la place, ils avaient repris leur attitude calme et leur marche paisible. Quelques pas plus loin, Félicien disait à sa compagne :

— L’air est frais ce soir, Cécile ; enveloppez-vous bien.

— Aimée et repoussée ! pensa-t-elle avec amertume.

Le retour à Paris fut plus taciturne encore que ne l’avait été le voyage à Nancy. Mais que devint Cécile lorsque, environ quinze jours plus tard, elle lut cette lettre d’Adrienne par-dessus l’épaule de madame de Nerville, qui avait toujours soin de l’appeler aux bons moments :

« Vous me demandez, madame, si l’éloignement momentané de Félicien a été favorable à notre bonne intelligence, si le regret de l’absence et la joie du retour ont stimulé notre affection. Il m’est difficile de vous répondre d’une manière précise. À ne vous rien cacher cependant, mon mari, quoique je sois loin de pouvoir l’accuser d’indifférence, me paraît plus étrange que jamais, plus disposé à s’écarter de cette modération régulière des sentiments où les gens sages trouvent leur bonheur.

« Vous m’avez plaisantée quelquefois de vous donner à entendre qu’il y a des piéges pour la vertu d’une femme dans une alliance avec un homme comme Félicien. Eh bien, ne riez pas ; ce que j’osais à peine supposer m’apparaît maintenant comme une vérité si incontestable qu’à vous au moins je ne crains pas d’en faire l’aveu. Je ne doute pas que votre discrétion ne soit proportionnée à la délicatesse des choses que je vous confie.

« Oui, mon mari, qui prétend s’adresser chaque jour en vain à mon cœur pour m’attacher à lui, cherche à éveiller en moi des impressions qui sont contraires, je ne dirai pas à la pudeur, mais à cette retenue qui en est la première défense. Il voudrait, je le vois bien, ouvrir mon âme à une tendresse exagérée et absorbante, dont se gardent les affections légitimes. Quelle éloquence perfide il emploie pour me convaincre que je dois être toute à lui ! Pas un élan de mon cœur, pas une palpitation de mon être, dit-il, ne devrait lui être ravie ! Ce qui semble le plus étranger à notre amour doit, par une merveilleuse transformation, se convertir en un élément de notre amour. Et ce ne sont pas seulement ses paroles qui cherchent à me persuader, ce sont ses regards, ses caresses, caresses et regards brûlant d’un feu profane, et tels qu’une coupable séduction a seule ordinairement le don de les employer.

« Je ne vous cacherai pas qu’oubliant tout à coup les motifs de ressentiment que j’ai contre lui, il m’est arrivé souvent d’être émue : la prière est alors mon recours ! J’invoque Celui qui a placé pour moi l’épreuve où les autres femmes trouvent leur salut et leur appui, afin qu’il me fasse triompher de ces embûches : je demande à celle qui est restée vierge dans la maternité de me conserver pure dans le mariage. Je sais trop d’ailleurs vers quelle fin me conduiraient ces entraînements déjà si répréhensibles en eux-mêmes. Je vous l’ai dit, madame, à une subordination complète de tous mes sentiments, depuis ma foi religieuse et ma piété filiale jusqu’à la plus modeste dignité de ma personne. Mes chaînes seraient de fleurs, soit ; mais je n’en subirais pas moins un honteux esclavage. Est-ce là le rôle qui convient à une chrétienne, à celle qui a été l’objet d’un rachat divin ? Non, une fierté chaste me défend ces tendresses idolâtres. Si mon mari m’aime, c’est à lui de me conquérir, et ce n’est point en dénaturant les vertus que l’on a cultivées dans mon âme, mais en s’associant à mes convictions et en sachant reconnaître dans mon exemple leur empire salutaire. »

— Il n’est rien tel que l’imagination des prudes, s’écria madame de Nerville en terminant cette lettre, pour se créer des monstruosités ; elles sont comme les enfants perdus dans les ténèbres : autour d’elles, tout est chimère et fantasmagorie. Mais elles doivent être amusantes, ces petites scènes intimes : Adrienne récitant un Ave Maria pendant que son mari lui donne un baiser !

— Il voudrait se faire aimer d’elle, dit Cécile embarrassée de la nécessité de répondre.

— N’est-ce pas une sottise de lui en faire un crime ? Loin que ce soit un crime, je crois que, de la part de Félicien, c’est un effort de vertu.

Cette parole, jetée peut-être à l’adresse de Cécile, ne la consola point. La persévérance de Félicien à essayer de s’attacher l’amour d’Adrienne lui disait trop combien le sentiment qui l’aurait attiré vers elle était combattu. Elle n’en concevait aucune animosité contre lui : il était sage et juste, elle égarée et coupable ! Elle s’abîmait dans son humilité, qui était encore une prosternation de son amour. C’était à son insu aussi que ses remords se dissipaient en songeries. Elle croyait ne penser, pour s’en faire un châtiment, qu’aux baisers et aux caresses donnés à Adrienne, et dans son rêve une substitution s’opérait bientôt : c’était vers elle-même que tendaient ces embrassements suppliants de l’amour, et c’était elle qui faiblissait devant cette irrésistible approche, qui lui apportait, comme celle d’un Dieu, des ravissements et des terreurs. Elle se perdait alors dans une adoration insensée jusqu’au moment où, reconnaissant sa méprise, les avertissements de sa pudeur réveillaient sa fierté : « Oh ! disait-elle, je suis lâche comme une femme de harem : je serais capable de me contenter de la seconde place ! » Révoltée à cette pensée, elle essayait, par tous les moyens possibles, de se fuir elle-même ; mais elle n’échappait pas à cette tâche accablante, à cet odieux tourment de gouverner un être qui ne se possède plus.

Ce fut à cette époque que de graves changements commencèrent à se marquer dans le caractère de Félicien. On l’a vu subir avec une grande longanimité le retranchement de plaisirs et l’accumulation d’ennuis qui constituaient son existence dans le mariage ; mais depuis son voyage à Nancy, il avait repris le goût du bonheur. Encore une fois, il avait essayé de le trouver dans une intime association de tendresse avec Adrienne, et plus que jamais il avait été durement repoussé. Adrienne s’était défendue avec l’énergie de la peur : elle ne voulait aimer qu’un mari converti.

Alors Félicien était devenu taciturne, concentré ; il se livrait à l’étude avec une persévérance froide que ne soutenait aucun enthousiasme, et qui n’était peut-être qu’un effort désespéré de sa volonté.

Adrienne comprenait vaguement qu’il cherchait à fortifier sa position en se séparant d’elle. Ce parti pris d’indépendance l’irritait au dernier point. Elle avait mesuré la faiblesse de son ascendant sur l’esprit de Félicien, mais elle avait compté pour le réduire sur la force aveugle des habitudes : en partageant ses mœurs, il devait arriver finalement à partager ses idées. S’il s’isolait, au contraire, tout était perdu. Sans nulle cruauté au cœur, elle regrettait amèrement de n’avoir pas le pouvoir de le faire souffrir. Le découragement naissait de ces pensées, et, à son tour, le découragement nourrissait la haine. Une âme plus digne eût contenu en elle ces sentiments impérieux et s’en fut laissé dévorer.

Adrienne leur chercha une issue en aiguisant sa verve piquante contre son mari. Mais quelques paroles sévères arrêtèrent ces manifestations hostiles et déplacées. Elle se tut, gardant un sourd courroux. Son amour-propre, honteux d’avouer ses défaites, l’empêchait de s’épancher près de sa mère. Plus que jamais, elle se lança avec ardeur dans une multiplicité insignifiante de pratiques religieuses. C’était pour elle un moyen d’opposition, une distraction d’esprit, et même quelquefois un soulagement de cœur. Il n’y avait rien d’endurci, en effet, dans la conscience de cette enfant en révolte. Quand elle s’était bien fatiguée de sa rancune, brisée par sa colère, elle avait des retours d’attendrissement sur elle et sur Félicien, et c’était de bonne foi qu’elle se précipitait au pied des autels, réclamant un miracle de réconciliation pour lequel elle croyait tout l’effort de la Providence nécessaire, quand il n’aurait fallu que celui de sa propre volonté.

En retour du bonheur perdu, elle avait la compassion et l’admiration générales. On voyait bien que cette pauvre petite femme était chaque jour plus délaissée par son mari. Souvent, maintenant, il la laissait assister seule aux réunions du dimanche, se contentant d’aller la rejoindre vers dix heures du soir. Le motif de cette conduite, facilement explicable, n’était point admis comme une excuse suffisante. Félicien, depuis quelque temps, s’était lié avec un professeur du lycée, vieux savant qui avait pour les sciences naturelles une passion dont l’ardeur ne s’était jamais ralentie durant son persévérant exercice. Comme ses heures de classe et ses répétitions ne lui laissaient point d’autres loisirs que la journée du dimanche, Félicien et lui avaient été obligés de la consacrer aux travaux qu’ils poursuivaient en commun. De neuf heures du matin à six heures du soir, ils ne sortaient point du laboratoire. Mais, quand le moment de la séparation arrivait, il en coûtait beaucoup à Félicien de renvoyer le triste célibataire dîner seul à sa maigre cuisine. Il prit donc l’habitude de partager, un dimanche sur deux, son repas avec lui.

Madame Milbert et son cercle trouvèrent ce procédé fort injurieux pour Adrienne. Il est vrai que l’on eût pu tout arranger à la satisfaction générale, en envoyant une invitation au convive de Félicien, l’homme le plus inoffensif du monde et qui, malgré sa simplicité, était de bonne compagnie. Mais cette condescendance eût tellement forcé les antipathies et les rancunes de madame Milbert, qu’elle ne put s’y résoudre.

Ainsi, les blessures réciproques allaient toujours s’envenimant. Adrienne était passée à l’état de victime. Cependant on la savait trop fière pour accepter une compassion qui ne se fût pas manifestée sous les formes de l’admiration et du respect. C’est pourquoi les amies de sa mère s’ingéniaient à lui ménager de petites ovations pour flatter son chagrin. L’effet n’en était pas aussi heureux qu’on le supposait, car elles ne servaient souvent qu’à prouver à la pauvre Adrienne que l’orgueil est un mauvais consolateur, et qu’il est d’ailleurs des humiliations secrètes dont les triomphes ostensibles ne nous relèvent point.

Un jour de carême, dans une conférence adressée spécialement aux femmes, l’orateur avait pris pour matière de son discours un parallèle entre les martyres de l’amour du monde et les martyres de l’amour de Dieu. Il montra les premières, le cœur inquiet, l’esprit languissant, poursuivant, à travers les pompes de la perdition, un fantôme d’idéal qui les fuyait toujours.

Comme c’est naturellement au voisin que l’on applique d’ordinaire la morale d’un enseignement quelconque, Adrienne, dans la peinture de ces femmes abattues et rêveuses, entrevoyait vaguement l’image de Cécile. Mais lorsqu’on en vint à dépeindre les martyres de l’amour de Dieu, — non point les méditatives Maries des anciens temps, mais les Marthes de nos jours, exclusivement adonnées à l’abêtissement salutaire de la pratique ; — lorsqu’on exalta ces héroïnes de la dévotion moderne, qui sont toute ferveur aux neuvaines, tout zèle à la confrérie, toute générosité au clergé, et qui pour tant de vertus souffrent persécution dans leurs familles, les yeux du groupe nombreux qui entourait Adrienne se portèrent sur elle d’un commun accord.

Elle comprit qu’on déposait à ses pieds les hommages adressés à ces femmes d’élection, et l’orgueilleuse candeur de sa joie éclata sur son visage, à travers le voile de ses paupières baissées. Cette impression ne dura qu’un éclair. L’orateur décrivait maintenant la satisfaction intérieure de ces âmes en opposition avec leurs proches, en hostilité surtout avec leurs époux, mais en intime alliance avec l’Église et avec Dieu. Adrienne descendit au fond de son cœur pour y chercher cette triomphante allégresse. Hélas ! elle n’y trouva que du dépit, des larmes étouffées, des plaintes confuses, celles peut-être de sa jeunesse qui réclamait le plaisir légitime, le bonheur naturel dont volontairement elle se frustrait.

C’est une vérité banale que, lorsqu’une jeune et jolie femme cherche une consolation, elle se présente presque immanquablement sous la forme d’un consolateur. C’était le vendredi qu’avait été tenue la conférence où l’on avait fait l’apologie de ces martyres de l’amour divin qui, au lieu d’instruments de supplice, ont pour attributs la crinoline et les jupons traînants. Le dimanche suivant, Adrienne trouva sur son prie-Dieu un large papier plié en quatre, sur lequel étaient tracées quelques lignes servant de suscription. Elle les parcourut des yeux et lut cette phrase énigmatique : « Un ange adressa autrefois à saint Augustin ces paroles : Prends et lis ; moi, faible mortel, je me permets de les répéter à un ange. Puissé-je, comme le messager divin, apporter à celle qui souffre la consolation du cœur et la paix de l’esprit. » Et au-dessous, en second titre, et en belle moyenne : À une jolie martyre !

Adrienne, indécise, regardait autour d’elle, cherchant un éclaircissement ; elle aperçut les yeux suppliants d’un jeune homme dont le prie-Dieu était voisin du sien. C’était le neveu de madame Forbin, celui que l’on appelait familièrement M. Eusèbe, dans le cercle de madame Milbert. Il était si ému de sa hardiesse que ses mains, jointes pour la prière, étaient agitées d’un tremblement nerveux qu’elles communiquaient aux prie-Dieu ébranlés sur toute la ligne. Le souffle intérieur agit bien plus fortement sur ces natures contenues que sur les autres. Adrienne, qui voyait chaque dimanche Eusèbe Forbin chez sa mère, crut lui devoir la politesse d’accueillir la communication qu’il lui adressait. Elle mit le papier entre les feuillets de son paroissien et entendit l’office, sans être autrement préoccupée de cet incident.

Elle s’était persuadée que c’était quelque demande d’aumône ou peut-être l’invitation de s’unir à une prière, à un acte pieux quelconque, imaginé par ses amis, à l’intention d’obtenir la conversion de son mari. De retour chez elle, quelle fut sa surprise de voir que ce papier, d’où s’échappait un parfum suave, chaud et concentré, comme celui d’une fleur imbibée d’encens, était couvert de stances régulièrement alignées ! On y célébrait ses vertus, ses épreuves, sa beauté, dans un langage où, sous le débordement de l’onction religieuse et le voile du lyrisme mystique, la passion s’exprimait avec une ardente énergie.

Adrienne n’en revenait pas. Si disposée qu’elle fût par ses préventions favorables à croire la lettre et à méconnaître l’esprit de cette poésie, elle ne put réussir à se tromper sur le sentiment qui l’avait dictée. L’étonnement la plongeait dans une profonde rêverie : c’était la première fois qu’elle entrevoyait la puissance universelle et irrésistible de l’amour, en croyant découvrir un fond de similitude entre les impressions du jeune poëte et celles de Félicien. Que la chute est facile à l’homme ! se disait-elle naïvement. La femme avait des devoirs plus sévères à remplir, et Dieu, dans sa bonté, l’a préservée du péril en la douant d’une organisation plus calme et plus pure.

Ce premier étonnement épuisé, son amour-propre savoura avidement ces éloges et ces adorations. Directs et personnels, ils dissipaient les doutes naissants qu’elle avait conçus sur elle-même. Ils avaient d’ailleurs un avantage d’à-propos qui en rendait le plaisir plus âpre, parce qu’il surmontait un nouveau déboire de la triste Adrienne. Le matin, avant la messe, elle avait eu avec Félicien une querelle qui lui paraissait l’humiliation la plus sensible qu’il lui eût jamais fait subir, et qui gonflait encore de son tumulte son pauvre cœur irrité. Et puis, tout à coup, voilà qu’une compensation, presque une vengeance, s’offrait à elle ; elle la tenait entre ses mains ! En relisant la dédicace de ces vers, elle croyait voir même se manifester, par cet incident, une intervention providentielle en sa faveur.

L’opposition qui existait entre les deux époux était maintenant parvenue à cette extrémité, où il n’était pas une seule circonstance de leur vie qui ne dût les exciter à une lutte opiniâtre.

Ce jour-là, Félicien, à son lever, avait reçu une nouvelle qui l’avait mis de fort mauvaise humeur. Une place de professeur de sciences naturelles à l’un des cours de la Faculté supérieure de Rouen était vacante, et, comme les devoirs et les avantages qui y étaient attachés pouvaient être cumulés avec ceux de l’enseignement universitaire, Félicien avait cherché à la faire obtenir au vieux savant compagnon de ses travaux. Il n’avait point épargné les démarches pour assurer le succès de sa demande, et n’avait reculé devant aucune sollicitation. Mais toutes les personnes auxquelles il avait dû s’adresser, sans faire partie du cercle de madame Milbert, se rattachaient de plus ou moins loin à ses relations ou les servaient même à leur insu. Or, partout il avait reçu le même accueil : beaucoup de politesse, des témoignages de considération, quelquefois excessifs, mêlés à une grande froideur sur ce qui l’intéressait ; de vagues promesses démenties aussitôt par des réticences mystérieuses, et tout cela recouvert d’un air de profondeur et de dignité.

Félicien se sentait éconduit ; mais le mérite de son protégé lui paraissait constituer un droit si évident à une juste préférence que, jusqu’au dernier moment, il avait conservé de l’espoir. Son illusion venait de s’évanouir devant l’annonce officielle de la nomination d’un autre concurrent. Il en éprouvait une déception d’autant plus sensible, qu’une foule de circonstances qui s’éclairaient maintenant dans sa mémoire le faisaient repentir de son intervention. Il était certain d’avoir été plus nuisible qu’utile à son protégé ; toutes les politesses qu’il avait reçues ressemblaient aux antiennes chantées sur les morts, elles avaient une signification très-précise qui se traduisait ainsi : néant pour vous et les vôtres !

Félicien suivait le cours de ses réflexions peu agréables à ce sujet, lorsque son attention fut éveillée par un bruit de sanglots mêlé de plaintes qui avaient le caractère de la colère et de l’imprécation. Comme ces éclats de pleurs et de voix semblaient venir de l’appartement d’Adrienne, il se hâta de voir de quoi il s’agissait. Il aperçut sur l’escalier une pauvre femme tout en larmes, que madame Dautenay réprimandait avec sévérité, tout en affectant un calme superbe et en faisant signe à un domestique de la reconduire à la porte.

Félicien n’eut pas besoin d’interroger pour comprendre la situation, car la malheureuse, qui devina sa qualité, espérant de lui une aide, le supplia d’intercéder en sa faveur. Veuve et mère de deux petits enfants, près d’accoucher du troisième, elle voulait obtenir les secours d’une société de charité dont Adrienne était une des patronnesses.

— Pourquoi ne lui accordes-tu pas sa demande ? dit Félicien.

— C’est impossible, cette femme ne se trouve pas dans les conditions qu’exigent nos statuts. Elle habitait la campagne ; à peine y a-t-il trois mois qu’elle est domiciliée ici.

— Fais-lui alors l’aumône pour ton propre compte.

— Non, je ne le dois pas ; je vous expliquerai pourquoi, dit Adrienne à voix basse, à son mari. Puis elle reprit, en s’adressant à la femme : Suivez mon conseil, entrez à l’hospice, et, si vous vous comportez bien, si je suis contente de votre soumission…

Mais les sanglots de l’infortunée redoublèrent : elle avait contre le traitement des hospices tous les préjugés des gens de sa classe ; d’ailleurs, il lui fallait abandonner momentanément ses petits enfants ; puis on allait exiger un repos d’au moins quinze jours après son accouchement, et elle espérait être en état de travailler avant ce temps, car, par ce loisir prolongé, elle craignait de perdre l’ouvrage qu’elle s’était procuré avec beaucoup de peine.

— Soyez sans inquiétude à cet égard, lui dit Félicien, nous veillerons à vous conserver votre travail et nous recommanderons vos enfants, dont on aura grand soin ; suivez les conseils que vous donne ma femme : les secours de la Société ne suffiraient pas à vos besoins ; il vous sera plus profitable d’entrer à l’hospice.

Et, pour ajouter à l’effet persuasif de ses paroles, Félicien tira de sa bourse une pièce d’or qu’il offrit à la pauvre femme, en l’assurant qu’Adrienne irait la visiter prochainement.

La malheureuse ne résista plus ; elle promit de se conformer à l’avis de son protecteur : un homme si généreux ne pouvait ni se tromper, ni la tromper ; et, toute calmée, elle se laissa emmener doucement par le domestique, très-empressé de la passer à la porte.

À peine avait-elle tourné les talons, qu’Adrienne dit à son mari avec aigreur :

— Pourquoi avez-vous fait cette aumône, malgré ma recommandation contraire ?

— Et pourquoi, toi, ne la faisais-tu pas ?

— Parce qu’il faut de l’ordre, même dans la charité, et que je me suis imposé de ne jamais prendre au nombre de mes pauvres particuliers ceux à qui je suis obligée de refuser des secours au nom des sociétés que j’administre.

— Voilà une idée singulière ! La mienne eût été, je crois, tout opposée ; mais enfin, quel est ton motif pour agir ainsi ?

— Parce que l’espoir de cette générosité attirerait ici une foule de gens qui viendraient, sous un prétexte ou l’autre, réclamer une générosité à laquelle ils n’auraient pas droit. Vous verriez se renouveler tous les jours des scènes comme celle dont vous venez d’être le témoin. D’ailleurs, je ne fais pas d’aumônes sans conseils ; je ne fais que celles pour lesquelles je suis autorisée, et dans la mesure qui m’est prescrite ; car, pour avoir agi quelquefois à la légère et de mon propre mouvement, je me suis attiré de justes réprimandes.

— Ah ! voilà le mot de l’énigme lâché : c’est-à-dire que l’initiative de tes œuvres de bienfaisance ne t’appartient pas. Tu en conviens, enfin. Tu vas chercher dans tes sociétés de charité le mot d’ordre contre les pauvres, comme tu vas aussi sans doute le chercher contre moi dans ces sociétés de propagande, oui, dans ces sociétés dont les réunions sont à huis-clos, où je ne puis pas pénétrer, où toute honnête personne de ton sexe ne peut pénétrer non plus, où l’on n’est introduit que sa carte d’admission en main. Eh bien ! je n’en veux plus de tes mystères de Cybèle : plus de société de bienfaisance, plus d’Enfants de Marie, plus de Femmes apostoliques, plus rien !

— C’est cela, détruisez la piété et la charité pour satisfaire votre antipathie contre moi.

— La charité ! puisqu’au lieu d’être pour toi un moyen d’amélioration morale, elle devient une école d’endurcissement et de dessèchement de cœur.

— Si mes bonnes œuvres ne me profitent pas personnellement, elles profitent aux autres.

— Je crois, ma chère amie, que tu te fais une grande illusion sur leur efficacité matérielle. Sache que l’aumône est le plus insuffisant des remèdes aux misères sociales, et c’est pourquoi la charité est plus utile encore à celui qui donne qu’à celui qui reçoit, quand on la pratique toutefois autrement que tu ne le fais.

— Voilà encore ces paradoxes décourageants que vous inventez pour me désespérer ! s’écria Adrienne. Que la bienfaisance du monde soit insuffisante, je le conçois ; mais pouvez-vous nier les trésors de la charité chrétienne, quand vous êtes témoin tous les jours de ses magnifiques développements ?

— Développements bien magnifiques, en effet, qui ont toujours amené l’abaissement et la ruine des peuples assez malheureux pour y avoir recours. Prends pour réelles, si tu veux, les belles apparences qui te séduisent, je n’en dirai pas moins, ajouta Félicien en s’animant au souvenir de sa récente déception, que votre charité est mauvaise.

Oui, parce que ce n’est jamais ni l’équité ni la sensibilité qui répartissent vos faveurs et vos dons, parce que vous êtes toujours guidés dans vos bonnes œuvres par des considérations étrangères au malheur de celui qui vous implore ; parce que le fanatisme du règlement vous fait limiter vos charités par des lésineries honteuses ; parce que vous détournez sans scrupule de leur application les aumônes qui vous ont été confiées ; parce qu’il ne vous en coûte rien de renvoyer un désespéré loin de vous ; parce que le poids des malédictions ne fait pas fléchir votre orgueil ; parce que vous achetez l’humiliation de celui même que vous soulagez ; parce que vous vous complaisez non dans votre dévouement, mais dans votre ostentation et votre tyrannie !

Jamais Félicien ne s’était laissé entraîner à tant de violence. Aérienne aurait dû chercher la cause secrète de cet emportement, pour le modérer. Au contraire, elle ne se préoccupa que de tirer parti des avantages qu’il lui offrait dans la discussion.

— Je voudrais bien savoir, dit-elle, où vous avez vu cette ostentation, cet orgueil, ce plaisir d’humilier que vous prétendez être l’assaisonnement obligé de nos bienfaits.

— Veux-tu que je te rappelle, ma chère amie, les petites récréations que vous vous donnez pour votre modeste cotisation de vingt francs par an, dans vos réunions des dames de charité de la paroisse ? Ce n’est pas cher pour avoir le droit de faire parader, à la porte de vos assemblées, voitures, cochers, chevaux, afin d’avertir chacun que vous vaquez à vos bonnes œuvres. De méchantes langues prétendent que dans ces séances, où vous discutez avec plus de sérieux que de calme, pendant des heures entières, pour savoir si l’on donnera une chemise de calicot à celle-ci, un pantalon de toile à celui-là, vous avez établi entre vous la distinction des trois ordres. Ce sont d’abord les dignitaires, spécialement chargées de l’administration, et qui seules osent prendre la parole, s’arroger une initiative : astres supérieurs, ils concentrent en eux toutes les lumières de l’assemblée ; puis viennent les satellites, complaisants intermédiaires, dont on souffre l’approche et avec lesquels on daigne, de loin en loin, échanger quelques syllabes ; enfin, la masse nébuleuse, admise seulement à la contemplation de la cour céleste. Là, on ne souffle mot ; mais comme compensation au jeûne du silence, on a le régal des congratulations que vous vous adressez réciproquement, soit de votre fait, soit aidées de la plume de votre secrétaire.

— Comment ! ce sont là les torts si graves que vous reprochez à notre charité ?

— Oh ! je sais bien que ce ne sont que des petites vanités vénielles et qui ne nous regardent pas, puisque cela se passe en famille. Mais, je le répète, vous avez adopté pour principe la sujétion de l’obligé et la tyrannie du bienfait. Cette règle de conduite se dénote dans les plus petites choses, quoique vous soyez assez mystérieuses pour qu’il soit difficile d’en constater la preuve dans les grandes. Mardi dernier, quand j’ai été te chercher à l’église, Adrienne, il y avait là une centaine de pauvres rassemblés dans la nef, entendant une messe pour leurs bienfaitrices. Crois-tu que ces prières par ordre soient bien édifiantes ? que cette reconnaissance imposée soit bien touchante, comme elle est bien sincère ? D’ailleurs, tu ne l’ignores pas plus que moi, si tu veux te donner la peine d’y réfléchir : dans ton monde, les bienfaits ne sont jamais accordés gratuitement ; ils se vendent au prix de la servilité, de l’hypocrisie et souvent même de la délation ; car partout il y a de petites inquisitions dressées. Il n’est pas permis au pauvre de conserver l’inspiration propre de sa conscience ; il faut qu’il adopte la vôtre. Ce serait odieux, s’il ne s’agissait d’actes et d’intérêts si mesquins ; mais quand ce n’est pas criminel, c’est au moins ridicule.

— Continuez, s’écria Adrienne hors d’elle-même, interprétez tout en mal, tournez tout en dérision. Oh ! vous êtes un esprit maudit !

Un sourire indifférent fut toute la réponse de Félicien.

— Mais, monsieur, dans notre religion, qui n’est pas la vôtre, l’obéissance et l’humilité sont de règle générale : elles sont imposées au bienfaiteur comme à l’obligé. Savez-vous ce que j’ai été faire hier chez les Petites sœurs des pauvres ? Servir à dîner aux vieillards auxquels ces saintes filles donnent asile. Oui, monsieur, j’ai rempli l’office de servante à la table des pauvres.

— Je veux bien croire que tu aies pris ton rôle au sérieux, car tu m’en parais pénétrée. Mais penses-tu que ces braves gens se soient trouvés rehaussés par ton service et qu’ils se soient imaginé qu’il y eût quelque chose de changé dans leurs rapports avec toi ? Ces soins de domesticité, rendus par les princes et les grands, avaient une signification dans le temps où le contact d’un serf ou d’un mendiant causait autant de répugnance que celui d’un lépreux. Mais vous voulez toujours éterniser des choses qui n’existent plus. Maintenant nous sommes à la fois trop près et trop loin de l’égalité pour que cette petite saturnale, bien innocente, j’en conviens, ne soit pas un amusement puéril.

En cet instant, les sons de la cloche qui annonçait la grand’messe interrompirent la discussion. Adrienne prit son châle et son chapeau, et, pendant qu’elle procédait à cette dernière toilette, Félicien observait son visage animé d’une fièvre chagrine : — De quoi vais-je lui parler, se dit-il ; à quoi bon recommencer toujours la même querelle ? Son manque d’abandon, son peu de confiance en moi m’ont rendu intolérables des choses qui ne me touchaient point, que je n’avais jamais remarquées. Par réciprocité, mes idées lui sont antipathiques, odieuses même, ma personne bientôt peut-être ; elle ne veut pas s’associer à ma vie, je ne puis adopter la sienne ; il faut pourtant que cela change… — Et il réfléchit profondément.

Adrienne était encore plus humiliée qu’irritée de l’opposition qu’elle rencontrait en Félicien : c’était pour elle une insulte permanente ! Il niait toutes ses vertus : il avait arraché, fleur à fleur, l’angélique couronne qui la parait aux yeux de tous et dans laquelle elle s’admirait elle-même, et ce jour-là les derniers débris en étaient tombés à ses pieds, quand il avait osé s’attaquer à sa charité.