Achille Faure, libraire-éditeur (p. 1-32).

I

Neuf heures du matin sonnaient à peine, et déjà la main experte et légère du plus habile coiffeur de Rouen achevait de poser sur la tête de mademoiselle Adrienne Milbert le voile et la couronne de mariée. Quand l’artiste eut attaché la dernière épingle, il embrassa d’un coup d’œil l’œuvre dont il venait de créer si complaisamment les détails, et, convaincu de sa complète réussite, il s’affirma à lui-même que c’était bien. La jeune fille, à son tour, jeta un regard sur la glace, fit un signe d’approbation, et, soit excès de modestie ou d’orgueil, sembla aussitôt s’oublier elle-même.

Elle descendit au salon, donnant le bras à son père, homme lent, épais, craintif, mais rempli d’attendrissement et de sensibilité, un de ces monarques débonnaires que l’on ne tire de leur nullité que les jours d’apparat, et qui paraissait en ce moment aussi étonné qu’heureux d’avoir donné naissance à cette beauté radieuse.

On trouva les invités, parents et amis, rassemblés en cercle. Adrienne alla vers chacun d’eux, distribua çà et là un baiser, un sourire, une poignée de main, et gratifia en passant d’une œillade discrète celui qui n’était que son fiancé et qui allait devenir son époux. Quelques instants plus tard, on vint annoncer que la voiture de mademoiselle Adrienne était prête. La jeune mariée monta dans une élégante calèche blasonnée au chiffre de sa mère, s’y installa avec la même aisance, la même sérénité qui avait jusqu’alors présidé à tous ses mouvements. Son maintien était droit et ferme ; elle surveillait sa toilette sans paraître s’en occuper ; elle avait le sourire fermé de l’orgueil, l’œil ouvert par un trait vif, et elle dominait tous les hommages par sa placidité victorieuse.

Quand on donna le signal du départ, Félicien Dautenay, l’heureux élu auquel on allait livrer ce trésor charmant, causait depuis un quart d’heure avec un ami de jeunesse, dont il avait été séparé pendant plusieurs années. La dernière voiture, restée libre, où ils prirent place, était un coupé dans lequel ils se trouvèrent en tête à tête, de sorte qu’ils purent continuer leur entretien sans interruption.

— Oui, disait Félicien, à peine étais-je de retour que mes amis et jusqu’à mes connaissances ont songé à me marier. Le moment n’était pas mal choisi ; je revenais un peu lassé, je l’avoue, des caprices de ma vie voyageuse, et encore plus fatigué peut-être de mes amours errantes. Je suis heureux de penser que ma tendresse va désormais être fixée par un devoir, et mes pas arrêtés par un attachement. Je confisque un peu de ma liberté, mais je gagne le repos.

— Ainsi ce n’est pas la passion qui a guidé ton choix ? dit Alphonse Morand.

— Non, j’ai suivi les indications de mon entourage. La fiancée qu’on me présentait me parut charmante ; toutes les convenances d’ailleurs sont réunies dans cette union. La dot de ma femme, plus considérable même que je ne le désirais, n’appauvrit point ses parents. L’estime publique les entoure ; ma belle-mère, un peu lancée dans la haute dévotion, est une sorte de personnage : placée à la tête de plusieurs sociétés de bienfaisance, elle a, je te l’assure, une influence et des relations très-puissantes et très-étendues.

— Et mademoiselle Adrienne partage-t-elle le zèle religieux de sa mère ?

— Ah ! mon cher ami, quoique ta jeunesse ne date que de 48, tu me parais dans les traditions des hommes de 1830 ; tu es, je crois, imbu de défiances philosophiques. Moi, qui suis ton aîné, au moins d’une couple d’années, je sais être de mon temps. Je t’avoue pourtant que je redoutai d’abord chez Adrienne l’excès de la perfection ; c’est tout ce que l’on peut craindre de ces êtres féminins si gracieux et si inoffensifs. Mais j’ai été complètement rassuré ; elle possède de très-aimables défauts : elle est un peu friande, un peu médisante, un peu moqueuse, un peu coquette, et très-élégante en toute chose, malgré de sages habitudes d’économie. Ainsi elle ne m’imposera ni le jeûne, ni le silence, ni la pauvreté : tu vois donc qu’en me mariant, je ne fais point de vœux monastiques.

En ce moment, on descendait de voiture devant le péristyle de l’hôtel de ville.

— Mon cher ami, dit Alphonse Morand, c’est à madame de Malmont que je dois offrir le bras pendant toute la cérémonie ; mais je ne la connais point : peux-tu me l’indiquer ?

— Oui, c’est cette beauté brune que tu vois sous un chapeau de paille couronné de fleurs des champs ; elle est sœur d’Adrienne par alliance, sans avoir le même père ni la même mère : madame de Malmont est la fille d’une première femme de M. Milbert, laquelle l’avait eue d’un précédent mariage. Ainsi ce n’est que par adoption que M. Milbert la nomme sa fille. Au reste il n’y a aucun trait de ressemblance ni morale ni physique entre Adrienne et madame de Malmont. Sous ce rapport, elles sont aussi éloignées que possible de la fraternité.

— Tu ne m’avais pas parlé de cette sœur, qui, à vrai dire, ne t’est même pas parente.

— Dans notre famille, nous en parlons peu ; c’est une femme charmante, et cependant elle jette une ombre légère sur nous : on l’a mariée par à peu près, comme on marie tout le monde, et elle s’avise de se trouver mal mariée. Cela nous menace d’un scandale, dont s’affecte par avance l’irréprochabilité de ma belle-mère.

— Elle cesse de causer, il ne faut pas que je me fasse attendre ; on pourrait me devancer auprès d’elle. — Et, se donnant à peine le temps d’achever ces mots, Alphonse Morand se précipita vers madame de Malmont.

Les cérémonies du mariage se passèrent sans entraves et sans incident inusité : une sage ordonnance avait tout prévu ; il semblait même qu’on eût réglé d’un seul coup les détails matériels et les sentiments. Personne ne faisait que ce qu’il devait faire : point d’attendrissement intempestif, de niaises pruderies, de gauches timidités. Le programme s’accomplissait avec la régularité d’une machine bien montée, sans grincer ni gémir, sans s’embarrasser dans aucune complication. Le char des heures était si dextrement conduit, qu’il semblait voler sur une route macadamisée.

Mais parmi tous les personnages qui coopéraient aux convenances de cette fête, il n’en était point qui méritât autant d’éloges que la jeune mariée, toujours gracieuse, aisée, souriante. On ne voyait en elle aucun signe de trouble, d’étonnement ou d’appréhension. Ceux qui en firent la remarque essayèrent de découvrir l’explication de ce phénomène, qui n’est pas rare de notre temps. Les uns dirent que cette absence d’émotion et d’inquiétude était due à la complète innocence de mademoiselle Adrienne. Les autres pensaient qu’elle avait assez d’énergie pour exercer un grand empire sur elle-même. Peut-être se formaient-ils cette opinion en observant le caractère de sa physionomie et l’harmonie générale de ses traits : la ligne fine, mais si fermement accentuée de son sourcil presque horizontal, son front large qui se rétrécissait vers les tempes pour allonger l’ovale du visage, et surtout la flamme brillante et froide qui animait ses prunelles brunes, un peu rapprochées de la naissance du nez.

La vérité, c’est que l’inébranlable sécurité de la jeune femme se fondait sur la haute estime qu’elle avait d’elle-même et de ceux qui disposaient de son sort. Toutes les garanties étaient en sa faveur et elle le sentait fortement, si elle n’y réfléchissait point : la loi, la religion, le monde, sa richesse, son éducation, sa beauté, son obéissance même ; car en acceptant le choix fait par ses parents, elle se croyait certaine de ne se donner qu’à un homme digne d’elle, c’est-à-dire possédant un ensemble de qualités qu’elle n’analysait pas, mais qui n’en était pas moins très-défini dans son esprit. Aussi n’avait-elle fait au vœu de sa famille qu’une seule objection, encore était-elle plutôt dictée par la curiosité que par la prévoyance : « Comment lui présentait-on pour mari un homme dépourvu de principes religieux ? » Sa mère lui avait répondu, en l’embrassant avec orgueil, que c’était une preuve de la confiance particulière qu’on avait en elle, puisqu’on pensait ne rien hasarder de sa vertu en lui donnant à conquérir une âme au Seigneur.

Voilà pourquoi Adrienne passait, comme en triomphe et sans frémir, du contrat civil à la consécration religieuse, de l’autel au festin, du salon à la chambre nuptiale.

Quand on l’eut laissée seule, Félicien entra. L’homme le plus habitué aux péripéties des passions ne peut se défendre de douter de lui-même et d’éprouver une vague terreur, en présence de ce sphinx d’une virginité qui n’a trahi encore aucun de ses secrets, livrée qu’elle est par un consentement légal, et non par un abandon passionné. Félicien frissonnait. Mais je ne sais quoi dans le regard et le sourire même qui l’accueillirent lui révélèrent que, tout en se faisant l’esclave de la beauté de sa femme, il fallait l’aborder avec autant de calme que si dix années déjà eussent passé sur leur union.

Un mois après cette journée solennelle, les nouveaux époux, qui avaient fait un voyage en Belgique et remonté le Rhin de Cologne à Mayence, étaient rentrés en France par Strasbourg. Ils se trouvaient alors à Nancy, chez madame de Malmont, cette charmante sœur d’Adrienne, à qui Félicien avait, le jour des noces, présenté son ami Alphonse Morand.

Le soir était venu, une de ces belles soirées d’été où le jour se prolonge dans un crépuscule si doux, où la nuit est si brillante, que l’on ne sait quand l’une commence et l’autre finit. Tous deux mêlent leurs ombres et leur éclat, leurs fraîches émanations et leurs exhalaisons brûlantes, pour nous donner les heures les plus suaves que connaissent nos climats rigides et inconstants.

La jeune madame Dautenay, demi-éclairée par une bougie et par les lueurs mourantes du jour, écrivait auprès d’une fenêtre entr’ouverte qui donnait sur un petit jardin à compartiments, où, tout en causant, se promenaient son mari et sa sœur. Voici ce que renfermait sa lettre :

« Chère mère,

« J’ai à te faire une communication plus sérieuse que toutes celles qui ont rempli les feuilles légères que je t’ai écrites en courant. Lorsque nous sommes arrivés à Francfort, nous avons trouvé une lettre de ma sœur qui nous invitait, avec les plus pressantes instances, à venir passer quelques jours chez elle à Nancy. À Strasbourg, semblable message ; mais Cécile nous apprenait en même temps qu’elle avait pris une très-grave détermination, celle de poursuivre contre son mari une demande en séparation devant les tribunaux ; déjà, nous disait-elle, la procédure était commencée. Je compris qu’elle ne nous faisait cette confidence que parce qu’elle prévoyait que la rumeur publique nous avertirait de ce scandale, dès que nous aurions mis le pied dans Nancy.

« Cette nouvelle, tu le comprendras, chère mère, me causa autant de contrariété que d’étonnement. Je dis aussitôt à Félicien, que s’il partageait mon opinion, nous n’irions point chez Cécile, et que, sans nous arrêter, nous nous dirigerions sur Paris. Il parut étonné de cette proposition et me demanda si j’y avais bien réfléchi : N’y aurait-il pas, disait-il, de la dureté de cœur à refuser cette marque d’amitié fraternelle à une femme malheureuse, dans le moment même où elle a le plus besoin de consolations, et surtout de l’appui moral que donne la certitude d’avoir autour de soi des affections dévouées ? Je lui répondis que j’étais très-touchée des peines de ma sœur ; que je voulais même bien me laisser convaincre qu’elle ne se les était point attirées par sa faute ; mais qu’il était un intérêt qui, pour moi, l’emportait sur tout, c’était le soin de ma réputation, et que, dans cette circonstance, il me commandait d’agir avec la plus grande réserve.

« Notre présence, en ce moment, chez Cécile, sera considérée comme un assentiment, une sanction donnée à sa conduite. Or, nous n’avons pas autorité pour cela : vous, parce que vous êtes encore étranger à ces débats de famille ; moi, parce que ma jeunesse me défendrait de me prononcer, lors même que je serais plus instruite que je ne le suis de toutes les circonstances qui détermineront le jugement que l’on portera sur ma sœur. Il y a moyen de tout concilier, ajoutai-je, puisque vous me paraissez décidément d’une opinion différente de la mienne : restons quelques jours à Strasbourg ; pendant ce temps nous écrirons à ma mère pour lui demander conseil, et nous agirons ensuite d’après son avis.

« Félicien m’écoutait et me regardait, semblant ne pouvoir en croire ni ses oreilles, ni ses yeux.

« — Je ne te savais pas si grave, si prudente, reprit-il enfin ; jusqu’alors tu t’étais montrée jeune et un peu frivole même, et je t’aimais ainsi.

« — On m’a appris, répondis-je, à traiter légèrement les choses légères et sérieusement les choses sérieuses.

« — Enfant ! s’est-il écrié, as-tu eu le temps d’apprendre ce qu’il y a de vraiment sérieux dans la vie ?

« Cette pitié dédaigneuse me blessa, et peut-être aurais-je témoigné mon dépit, si je n’avais été arrêtée par l’affection qui se peignait dans le regard de Félicien.

« — Veux-tu m’aimer, dit-il, et avoir confiance en moi ?

« — Ne vous aimé-je pas autant qu’une femme doit aimer son mari ?

« Félicien sans répondre continua pendant quelque temps à fixer sur moi ce regard profond, réfléchi, qu’il m’adresse souvent, et qui me fait toujours éprouver un malaise, une confusion impatiente, dont je ne puis non plus définir la cause ; car enfin, que cherche-t-il ainsi dans ma pensée qu’il semble scruter ?

« Le lendemain, Félicien prit des billets de chemin de fer pour Nancy. J’en fus un peu surprise, car c’était la première fois qu’il contrariait ma volonté. Je cédai, ne pouvant m’appuyer sur ton opinion. D’ailleurs, il me dit d’un ton qui n’admettait pas de résistance : — Ma chère amie, tu surveilles ton honneur, et moi le mien ; je ne débuterai point auprès de ta sœur par une lâcheté.

« Ce ne sont là, après tout, chère mère, que de légers nuages, et, aux complaisances délicates de Félicien pour moi, à ses attentions d’homme bien né, je reconnais qu’il est digne du choix que mon père et toi avez fait de lui. Ce qui lui manque encore — car je me mêle parfois de le juger — il le gagnera sous votre direction, à laquelle il ne refusera pas de se soumettre, je l’espère, quoiqu’il soit très-pénétré de ses propres idées.

« Oh ! que je désire, chère mère, me retrouver auprès de vous ! Je te l’avoue tout bas, j’ai eu quelques moments d’ennui pendant ce voyage : mon mari m’a fait faire de si longues stations dans les églises ! Ne t’y méprends pas, nous n’étions point dans le temple du Seigneur, mais dans de véritables musées. J’ai fait même observer à Félicien que son empressement à considérer les chefs-d’œuvre de l’art était si grand que jamais il ne paraissait se rappeler qu’il entrait dans la maison de Dieu. Je crois que mon reproche a atteint sa conscience ; en effet, j’ai remarqué, depuis ce jour-là, qu’il faisait debout, chapeau en main, une station qui pouvait passer pour un acte de respect, sinon de culte.

« Tu vois bien, chère mère, qu’il n’est point incorrigible. Il faudra aussi tâcher de le guérir de cet excès d’amour qu’il a pour les arts. Cela peut entraîner à des choses dangereuses et même répréhensibles ; d’ailleurs, ce goût poussé à l’extrême est peu convenable pour un homme du monde, et Félicien y apporte une ténacité, un sérieux qui le détournent certainement de choses plus intéressantes.

« C’est pendant les trois jours que nous venons de passer à Bade que je me suis le plus amusée. On a donné un grand bal à la Conversation, et je n’ai point quitté la partie avant trois heures du matin ; j’avais la jolie toilette bleue que tu m’as donnée à mon départ. Mais je n’avais pas mis mes plumes pour coiffure : je les avais remplacées par une couronne de marguerites blanches, cet ornement plus léger convenant mieux à la saison. Je t’avoue, parce que c’est à toi que l’honneur en revient, que j’ai eu beaucoup de succès. J’ai rencontré là madame de Guerville, que j’ai saluée et qui m’a fait le plus charmant accueil. Je l’ai entendue ensuite, pendant que je dansais, dire à une dame qui l’accompagnait : — Quelle charmante femme que cette petite madame Félicien Dautenay ! Elle a été si bien élevée aussi ! Elle danse ce soir ; mais ce matin, dès huit heures, elle était à la messe.

« J’ai été très-flattée d’avoir édifié madame de Guerville, et je voulais, malgré la fatigue de la nuit, aller encore à la messe le lendemain ; mais mon mari n’a point voulu qu’on m’éveillât, quoique j’en eusse formellement donné l’ordre.

« Adieu, chère mère ; je causerais avec toi éternellement ; il faut pourtant terminer cette longue lettre. Je vais aller rejoindre au jardin Félicien et Cécile, qui me paraissent en très-sérieuse conférence. Je t’envoie, ainsi qu’à mon père, mes meilleurs baisers.

« Adrienne Dautenay. »

« P. S. Tu m’as fait beaucoup de plaisir en m’apprenant que la société des dames patronnesses de l’œuvre des Anges-Gardiens, qui m’accueille parmi ses membres, m’avait choisie pour quêter au prochain sermon. Il ne fallait rien moins pour me consoler d’avoir été obligée d’abandonner ma place de trésorière dans notre société de jeunes demoiselles, qui faisait de si bonnes affaires. — Le cordial aux mûres, composé par la sœur Sainte-Geneviève, et qu’elle m’a donné à mon départ, est excellent ; tu le lui diras en la remerciant, quand tu iras visiter l’école des petites filles pauvres. — M. de Germont, que vous avez choisi pour m’accompagner à la quête, me donnera un fort beau bouquet, j’en suis sûre, et sera très-généreux pour ma bourse ; mais il a une tournure bien peu séduisante. Allons ! je le supporterai en esprit de pénitence et par dévouement pour l’œuvre de bienfaisance à laquelle je vais coopérer. »

Le temps qu’Adrienne avait employé à ses communications confidentielles à sa mère avait passé rapidement pour Cécile et Félicien. Ils étaient entraînés dans une de ces causeries que stimule la curiosité, entre deux personnes qui ne se connaissent pas, mais qui ont quelque motif de s’intéresser l’une à l’autre.

Cécile ne connaissait point encore assez Félicien pour analyser son caractère, mais elle le pressentait et devinait d’instinct combien il devait lui être sympathique. Félicien possédait, en effet, toutes les qualités qui peuvent concilier à un homme l’attachement d’amitié ou d’amour d’une femme aimante. L’imagination et la raison se tenaient en lui dans le plus heureux équilibre. Il concevait tous les entraînements de la passion ; il pouvait être sollicité par tous les désirs, mais il n’y cédait jamais que quand son jugement et sa conscience l’y autorisaient. Il est vrai qu’il n’avait point adopté tous les principes du code chrétien, qui est encore considéré de nos jours comme la règle de morale par excellence par la plupart de ceux mêmes dont l’esprit n’est point soumis aux dogmes du christianisme. Sur plusieurs points, il s’était réservé le libre arbitre de la décision. Il avait, dans ces cas particuliers, pour le préserver de l’erreur, non-seulement les lumières d’une grande intelligence, mais un sentiment de haute probité qui ne l’abandonnait jamais. Il était de ces êtres rares qui, quoique n’ignorant pas la lutte, sont tout entiers dans le bien ou le mal qu’ils accomplissent, parce que l’impulsion ne peut être déterminée chez eux que par l’accord de toutes leurs facultés. Cette force intérieure de caractère, fruit de l’organisation et non d’une conception systématique, ne lui donnait aucune apparence de rigidité. Elle s’alliait d’ailleurs à une tendresse caressante qui avait été sa plus grande séduction auprès des femmes. De même, ce qu’Adrienne eût appelé son incrédulité philosophique était accompagné d’une disposition religieuse de l’âme qui ôtait toute sécheresse à sa pensée et prêtait souvent de l’éloquence à son expression.

Félicien examina d’abord Cécile avec plus d’attention qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, ayant maintenant l’esprit dégagé des préoccupations de toute sorte qui assaillent l’heureux infortuné qui est placé entre sa fiancée et sa belle-mère.

Cécile venait de voir s’accomplir sa trentième année. C’était une jolie femme dans toute l’acception du mot : elle avait de la jeunesse, de la grâce, un embonpoint modeste, un éclat suave. Dans son regard régnait la douceur attendrie des femmes qui s’avancent vers leur automne et qui sont disposées à faire le sacrifice de leur orgueil à l’amour. Enfin, elle était de celles qui ne trouvent point d’indifférents et dont tous les hommes sont plus ou moins amoureux.

Sa toilette même était une séduction, quoiqu’elle ne fût ni riche ni savante, qu’elle n’exigeât ni de grandes dépenses ni de profondes combinaisons. Cécile ne faisait point de sa personne un étalage de modes, une montre pour les modèles des fournisseurs, mais elle aimait les étoffes légères ou soyeuses, les couleurs tendres et même un peu effacées, et les dessins délicats. Elle avait aussi l’art de montrer un bras rond sous une manche transparente, un bout d’épaule sous la guimpe ou le fichu ; de nouer un ruban autour de sa taille, d’une telle façon que les yeux ne s’en pouvaient plus détacher. Jamais ses frais n’étaient perdus, et ils ne l’étaient pas non plus ce soir-là pour Félicien, qui la considérait avec une tendre complaisance.

— Vous avez pris une résolution bien grave, chère sœur (vous me le permettez, dit Félicien en s’interrompant, car c’était la première fois qu’il lui donnait ce titre), de vous séparer civilement de votre mari ; avant d’en venir à cette extrémité, avez-vous demandé les conseils de quelques personnes de votre famille ?

— Je n’avais à consulter que M. Milbert, mon père adoptif, et une tante, sœur aînée de ma mère ; non-seulement celle-ci a approuvé ma détermination, mais elle m’offre un asile chez elle. Ainsi, je ne resterai point isolée ; dans quelques jours je quitterai Nancy, pour aller la rejoindre à Paris, où elle demeure.

— Vous allez quitter Nancy, dont vous paraissiez tantôt nous faire les honneurs avec tant de plaisir ?

— Oui, et je le quitterai sans regret ! Vous disiez que cette ville, à cause de la magnificence théâtrale de ses monuments et de la solitude de ses larges rues, ressemble à la fois à un palais abandonné et à un monastère. Mais je vous assure que, sous ces apparences d’une grandeur morte, on rencontre des vulgarités très-vivantes.

— Est-ce aux jolies brodeuses nançoises que s’adresse cette épigramme ? Vous avez donc contre elles des motifs de rancune ?

— Je pourrais en avoir, mais je suis toujours plus prompte à pardonner qu’à haïr ; je crois même que je leur sais gré de m’avoir appris à connaître ce que j’étais trop portée à estimer de confiance.

— C’est-à-dire que ce sont elles qui vous ont désenchantée de votre mari ?

— Je vois que vous voulez connaître mon histoire ; je vais vous la dire en deux mots : Mon mari est Normand ; mais un oncle, dont il était l’unique héritier, lui laissa de riches propriétés en Lorraine, et c’est pourquoi, un an après notre mariage, nous sommes venus habiter Nancy.

Eugène n’avait alors qu’un défaut : des habitudes oisives. À Rouen, cette manière d’être entraînait peu d’inconvénients. Là, tout le monde travaille, et ceux qui, par exception, ne font rien, s’ennuient à loisir. Aucun plaisir ne s’offrant à mon mari, il était très-assidu auprès de moi ; mais à Nancy, ce fut un changement complet. Il devint l’ami de tous les officiers de la garnison. Il passait, comme eux, ses journées à faire des armes, à boire, à jouer, à fréquenter les cafés et les estaminets. Le soir, on poursuivait les brodeuses à la sortie de leurs ateliers ; on nouait les intrigues, on combinait les rendez-vous. Mon mari rentrait habituellement à une heure avancée de la nuit, en sorte que je ne le voyais plus que pendant quelques instants de la matinée. Il avait toujours l’humeur triste et impatiente des gens fatigués par un excès. J’aurais dû m’efforcer de prendre un peu d’autorité sur lui, mais je suis incapable de provoquer la moindre querelle : je ne sais pas même me plaindre.

Je le conjurais pourtant, avec toute l’ardeur d’une affection sincère, de se réformer, dans son propre intérêt. Hélas ! le timbre de l’horloge était bien plus éloquent que ma voix. Quand Eugène entendait sonner certaines heures, qui étaient celles de ses réunions, la fièvre de ses mauvaises passions le saisissait, il lui était impossible de demeurer au logis. Je me sentais plus de pitié que de colère, lorsque j’étais témoin de ces accès aussi involontaires et aussi irrésistibles que ceux d’une maladie. Il entama considérablement sa fortune, et n’en rechercha que davantage les plaisirs abrutissants. Depuis six mois, il a changé de vie, mais sans s’améliorer. Il m’a quittée ; et tantôt à Bade, tantôt à Hombourg, il se livre tout entier au jeu. Ce n’est pas la nécessité qui l’a poussé à tenter ces dangereux hasards ; même ruiné, il pouvait vivre honorablement auprès de moi, puisque, par mon contrat, ma dot est mise à l’abri de ce désastre.

— Je comprends que le découragement vous porte à vous séparer de lui, mais je vous plains d’en être réduite à ce parti, dit Félicien. La position d’une femme qui reprend sa liberté dans le mariage est bien délicate, bien dangereuse.

— Je compte, pour me soutenir et pour me protéger, sur ma tante, que je suis disposée à aimer comme une mère.

— Ce que je vais vous dire est osé peut-être, pour une première heure de confidence : je devine, chère Cécile, que vous êtes de celles qu’on ne défend pas contre l’amour. Mais si vous aimez, aimez bien. Ce n’est pas aimer beaucoup, ajouta-t-il en répondant au regard interrogateur de la jeune femme ; bien aimer, c’est bien choisir.

Cécile baissa les yeux, et pendant ce simple mouvement, sa pensée sans doute fit un long détour, car sa réponse fut une de ces déviations illogiques de la conversation, qui sont si habituelles aux femmes.

— Qu’Adrienne est heureuse ! dit-elle, elle a trouvé l’amour dans le devoir.

— L’amour, j’en doute, dit Félicien ; mais est-il absolument indispensable à la vie ? une affection d’une autre espèce ne peut-elle le remplacer ? Entre époux, l’amour, c’est une haute estime ou une profonde confiance ou un vif entraînement de tendresse. Les sentiments que nous avons, Adrienne et moi, l’un pour l’autre, ont un élan plus modéré. Notre accord est sincère, je l’espère au moins, mais il laisse à chacun de nous la libre disposition de soi-même ; nous ne nous livrons point sans réserve. Peut-être cela vaut-il mieux : c’est une épreuve dont je ne connais pas encore le résultat. Je crois cependant qu’à trop s’absorber dans l’intimité du mariage, on perd toujours quelque chose de sa puissance et de sa personnalité.

Cécile s’étonnait de la facilité avec laquelle Félicien se résignait à un manque de sympathie qui lui paraissait, à elle, la plus triste des privations. En ce moment, Adrienne accourait dans le jardin. Les deux époux, en se revoyant, éprouvèrent un léger choc intérieur. Ils comprenaient instinctivement que, pendant cette courte séparation, et au premier mot confidentiel qu’ils avaient prononcé, une soudaine désunion s’était faite entre eux, tous deux obéissant aux influences secrètes qui les appelaient à des pôles contraires.

La nuit était venue, on rentra au salon pour terminer la soirée. Adrienne prit une tapisserie qu’elle avait portée avec elle en voyage ; Félicien se mit à ombrer et à compléter des croquis de sites et de monuments qu’il avait pris sur sa route. Cécile seule était oisive, un livre était ouvert devant elle. Félicien y jeta les yeux. C’étaient les poésies d’Alfred de Musset.

— Vous l’aimez aussi ? dit Félicien.

— Est-ce que ce n’est pas une sympathie universelle ?

— Oui, et je m’en étonne, tout en partageant cette admiration : Alfred de Musset ne me paraît pas le représentant du siècle, mais seulement celui de la jeunesse d’une certaine génération qui ne doit plus se reconnaître elle-même, parce qu’elle est parvenue à la maturité.

— Moralement, les femmes ne vieillissent pas si vite que les hommes, et celles qui ont aimé Alfred de Musset, il y a dix ans, peuvent l’aimer encore.

— Sans compter une autre raison, reprit Félicien. L’inspiration d’Alfred de Musset vient d’une sensibilité nerveuse qui est le principal élément de la nature des femmes. Ce qu’il excelle à peindre, c’est le vertige qui saisit l’âme lorsqu’elle parvient au comble de la passion, ce vertige qui fait chanceler le bonheur, qui enivre le désespoir, et qui, suivant l’inconsistance ou l’énergie de l’être dont il s’empare, engendre la fantaisie, l’humeur, les caprices, les mouvements désordonnés et les fureurs des sentiments extrêmes.

Adrienne entendait ce dialogue ; mais, qu’elle l’écoutât ou non, elle continuait son travail avec le plus parfait désintéressement.

— Laissez là vos dessins, dit Cécile à Félicien, et lisez-nous une de ces ravissantes poésies.

— Non ; j’aime mieux l’entendre lue par vous. Quelle est cette pièce ?

— C’est Simonne.

— Ah ! c’est d’un tour charmant. Lisez.

Cécile obéit. Le timbre de sa voix suivait avec souplesse le rhythme du poëte, et s’enflait ou s’alanguissait suivant que l’inspiration devenait ou plus ardente, ou plus caressante. Mais ce fut en hésitant, soit de timidité, soit d’émotion, qu’elle lut ces vers délicieux :

Et, comme il n’est en ce monde
Si petite herbe sous le pied
Qu’un jour de printemps ne féconde,
Ni si fugitive amitié
Dont il ne germe une amourette,
Un jour advint que le fuseau
Tomba par terre et la fillette
Entre les bras du jouvenceau.

Cécile fit une pause et Adrienne un mouvement.

— Vous avez raison, Cécile, dit-elle, de suspendre cette lecture.

— Elle vous choque ? demanda Félicien.

— Je m’étonne que vous ne l’ayez pas prévu, mais vous ne m’en blâmez pas, je suppose ?

— Je respecte toutes les susceptibilités, même quand je ne les comprends pas.

— Comment ! Félicien, vous trouvez que ce sont là des tableaux faits pour être offerts à l’imagination d’une jeune femme !

— Oui et non. Non, si vous ne savez voir dans la touchante aventure de Simonne qu’une vulgaire intrigue, comme celle qui existerait entre votre femme de chambre et votre cocher. Oui, si vous comprenez qu’il ne s’agit ici ni du code civil, ni des commandements de Dieu, mais de l’art et de la poésie, dont la loi souveraine est le beau.

— Prétendriez-vous que le mal soit moins dangereux pour être plus séduisant ?

— Peut-être, tant il existe de mystérieuses affinités entre le beau et le bien. Jusqu’alors, cette relation intime n’avait jamais été niée, mais il paraît que le secret s’en perd tous les jours. Tant pis, c’est un signe d’abaissement pour l’esprit humain. On ne nous accusera plus de nous perdre dans le bleu : nous croyons maintenant insulter le ciel, quand nous regardons seulement par la fenêtre les papillons voltiger.

— Je suis bien fâchée de l’opinion que je vous donne du peu de hauteur de mon esprit, dit Adrienne, mais ce n’est pas mon raisonnement qui juge ces choses-là, c’est mon instinct qui se révolte contre elles.

— Alors, n’en parlons plus.

Tous trois gardaient le silence. La continuation de la lecture était devenue impossible.

— Partons-nous demain ? dit Adrienne.

— Comme il vous plaira, répondit Félicien ; c’est vous qui nous dirigez.

— Oh ! je sais bien que personne n’est plus soumis que vous, quand on ne touche pas à vos idées. Je voudrais partir au convoi d’une heure, et je vais aller faire quelques préparatifs. Adieu, Cécile, ajouta-t-elle en présentant la main à sa sœur, Félicien va vous tenir compagnie ; il s’entendra mieux avec vous qu’avec moi.

Lorsqu’elle eut refermé la porte après elle, Félicien se tourna vers Cécile :

— C’est bien peu de chose, dit-il, que de ne pas se comprendre à propos d’un poëte… On ne se marie pas pour lire ensemble de la poésie… et pourtant…

— Adrienne est jeune : elle est intelligente ; vous la formerez, vous l’éclairerez, et un jour vos esprits seront unis comme vos cœurs.

Félicien secoua la tête.

— Adrienne n’acceptera rien de moi, parce que je lui suis inutile. J’ai été devancé en toute chose : son esprit n’avait point besoin de pensée, mais d’un raisonnement tout fait qu’on lui a offert, qu’elle a accepté et qui lui suffit ; son cœur a trouvé un aliment dans une foi tendre et sensuelle qui remue en elle les instincts de la maternité ; son imagination, un excitant dans un culte dont les pratiques l’occupent et dont les pompes l’amusent : où ma place est-elle dans tout cela ?

— Mais Adrienne n’est ni une ascète ni une mystique, et puisqu’elle a associé l’amour du monde à sa piété, pourquoi n’y associerait-elle pas l’amour de son mari ?

— Elle le ferait si elle avait l’âme ou plus exaltée, ou plus sensible ; mais, calme par nature, on lui a appris encore à se défier de la passion. L’amour du monde, c’est bien différent : c’est l’amour d’elle-même, c’est le triomphe de sa jeunesse, de sa beauté et de sa vanité. Il est vrai que dans le monde je lui suis bon à quelque chose. Là, elle m’estime comme le tuteur de son luxe et de ses plaisirs.

— Que d’amertume et de sévérité !

— Non, mais ma tristesse est plus profonde peut-être que je ne le croyais, car elle est toute prête à se changer en ironie. Ah ! Cécile ! j’ai connu à certaines heures le vide écrasant de l’isolement complet ; suis-je donc destiné à connaître l’importunité irritante de la solitude à deux ?

Tandis que Félicien parlait, Cécile le regardait avec un mélange de pitié, d’enthousiasme et d’immense curiosité. Félicien surprit ce regard, mais aussitôt les paupières se baissèrent, l’âme, comme un despote jaloux, renfermait son trésor sous ses voiles. Félicien respecta ce qu’on lui cachait.

— Quand allez-vous vous établir à Paris ? demanda-t-il.

— Dans huit jours. N’avez-vous rien à dire à votre ami Alphonse Morand ?

— Devez-vous le voir ?

— Depuis votre mariage, il m’a écrit plusieurs fois, s’excusant de cette hardiesse sur la nécessité qui oblige à cultiver beaucoup les nouvelles connaissances, si l’on veut en faire des amis. De plus, il s’est fait présenter chez ma tante.

— Vous l’avez donc subjugué ? dit Félicien en souriant. Et là-dessus il interrompit la conversation pour souhaiter le bonsoir à Cécile.