Achille Faure, libraire-éditeur (p. 61-80).

III

On était aux premiers jours du printemps, de cette saison vivifiante et meurtrière qui tue les malades et fait éclore les bourgeons, qui donne un sourire aux jeunes filles et des larmes aux vieillards, qui exalte la joie et navre la douleur.

« Bah ! pensait Félicien, Adrienne est dévote ; mais le soleil brille, mais les gazons se fleurissent de marguerites et de violettes, mais l’esprit rajeunit et s’étourdit avec les hannetons, mais elle est plus fraîche et plus jolie que jamais, et je suis amoureux : il est impossible qu’elle ne comprenne pas cela. »

— Ma chère enfant, lui dit-il, la vie est trop courte pour qu’on sacrifie chaque semaine une journée à un plaisir insipide : change ce jour maussade en une récréation charmante ; faisons, dimanche prochain, une excursion à la campagne, tout seuls, en écoliers, en amants.

— Je vais aller prévenir ma mère et voir si, par quelque circonstance imprévue, ce projet ne la contrarie pas trop.

— Préviens-la, mais ne la consulte pas.

— Vous êtes étrange, vraiment, Félicien : il ne suffit pas que je cherche à vous complaire, vous n’êtes satisfait que si je vous sacrifie un devoir.

— Allons ! avec cette affectation d’obéir au devoir, tu me ferais haïr la vertu. Est-ce que tu ne commettrais jamais un petit péché pour moi ?

— Mon ami, quand perdrez-vous la mauvaise habitude de jouer ainsi avec les choses sérieuses ? J’irai avec vous dimanche ; ne m’en demandez pas davantage.

— Et tu seras aimable ?

Adrienne sourit et se laissa embrasser.

Le dimanche arrivé, les deux époux, suivant ce qui avait été convenu, partirent le matin par le chemin de fer de Rouen à Paris. Ils prirent des billets pour la plus prochaine station, se promettant de prolonger leur voyage si rien ne les engageait à s’arrêter. Bientôt les cris : « Pont-de-l’Arche ! Pont-de-l’Arche ! » attirèrent leur attention. Ils se rappelèrent qu’il y avait là un monument, des sites ravissants et de plus la perspective d’un déjeuner. La fraîcheur de l’air avait aiguisé leur appétit ; ils s’installèrent dans une salle d’auberge dont les fenêtres s’ouvraient sur le fleuve.

La beauté du paysage, les propos mutins d’Adrienne, qui était spirituelle et amusante quand quelque chose l’animait et toutes les fois qu’elle ne croyait pas nécessaire de faire intervenir sa dignité pour défendre ses principes, la saveur saine des mets contribuaient à charmer leur bien-être et à exciter leur gaieté. Adrienne s’était précautionnée d’une messe le matin, et pour la première fois, elle ne refusa point de donner tout son temps à son mari. Elle fut enchantée cependant qu’il témoignât le désir de visiter l’église. Pendant qu’il examinait les magnifiques vitraux dont le seizième siècle l’a décorée, elle put réciter une partie de l’office du jour : tout réussissait au gré de chacun d’eux.

Adrienne était une excellente marcheuse ; ils parcoururent les détours de la vallée d’Andelle. À chaque pas, ils trouvaient une amorce pour leur curiosité. Ils s’extasiaient sur les accidents du paysage, sur la grâce des chaumières, sur les restes de constructions antiques conservés dans les murs qui bordaient la route ou dans les porches des maisons. Ils admiraient les églises vieilles de sept siècles, avec lesquelles s’efforçaient de rivaliser les récentes constructions des archéologues.

Chemin faisant, ils rencontrèrent une voiture du pays qui les transporta jusqu’à Radepont, où se trouvent un château et un parc d’une splendeur royale. Le grondement des eaux, fortes comme des torrents, l’éblouissement produit par leur limpidité, l’éclat de la verdure printanière, adouci par les larges ombres des nuages qui glissaient sur les prairies, les cascades rougissantes que formaient les grands bois couverts de bourgeons, qui du sommet des collines s’épanchaient dans les vallées, les émanations humides et chaudes qui s’élevaient du sol et apportaient à l’homme, comme à la plante, une langueur voluptueuse, tout cela les saisissait, les pénétrait, leur causait un vertige plein d’ivresse. La fatigue, qui commençait à tarir leurs paroles, avait d’amollissantes douceurs, et le repos leur semblait bon, assis sur la mousse, l’un près de l’autre. Ils dînèrent au déclin du jour. Mais ils avaient laissé passer l’heure des voitures publiques et du retour au chemin de fer. Il leur fallut revenir sur leurs pas jusqu’à Romilly pour se procurer un moyen de transport.

Romilly, qui possède une importante fonderie de métaux et plusieurs manufactures de coton, est un petit centre industriel. Là les maisons se pressent sous les arbres qui, multipliés eux-mêmes pour les besoins de chaque famille, couvrent le village d’une large tente, que la floraison des pommiers faisait alors blanche et rosée.

Pendant que Félicien louait une voiture et un cheval, Adrienne regardait quelques jeunes ouvrières qui sortaient de leurs chaumières, empressées d’aller au bal dont on entendait les appels lointains.

Un amoureux marchait toujours à leur suite, et les paroles s’échangeaient encore moins vite entre eux que les coups d’œil tendres et provocants. Quelques couples plus hardis s’arrêtaient à l’ombre des arbres ou des haies pour se donner un baiser. C’étaient des idylles à réjouir les poëtes d’Auguste. Adrienne fut scandalisée et baissa son voile. Cependant, quand elle prit place dans la voiture auprès de son mari qui la soutenait dans ses bras, pendant que le conducteur cherchait à modérer l’élan trop vif du cheval, elle se sentit pour sa tendresse plus de complaisance qu’elle n’en avait encore eu jusqu’alors.

Un heureux concours de circonstances avait rendu ce premier essai d’intimité très-agréable à Félicien. Mais ce sont des chances exceptionnelles qui ne se renouvellent pas entre personnes que ne rapproche point une vraie sympathie.

Les deux époux possédaient à dix lieues de Rouen une terre et un château qui constituaient la partie la plus importante de la dot d’Adrienne. Quelques travaux projetés servirent à Félicien à prétexter la nécessité d’un voyage qu’il annonça pour le dimanche suivant. Tout en s’effrayant de cette proposition, Adrienne céda au désir de son mari, c’est-à-dire qu’elle alla trouver sa mère afin de l’avertir qu’ils manqueraient encore à la prochaine réunion.

— Mais pourquoi ne choisit-il pas un autre jour pour ses promenades ? s’écria madame Milbert avec aigreur.

— Parce que le dimanche est son jour d’ennui, répondit Adrienne. Bien loin d’éviter les occasions de s’absenter, il voudrait obtenir de moi d’aller chez vous, n’importe quel jour, pourvu que ce ne fût pas celui des réceptions.

— Eh bien, ce serait d’un bon effet ! Mais s’il s’ennuie dans une société aussi bien choisie que celle que nous lui offrons, que ferait-il seul avec nous ?

— Il prétend que votre ménage et le nôtre suffiraient pour nous intéresser, et que nous pouvons nous occuper agréablement de notre pot-au-feu pendant trois à quatre heures ensemble.

— C’est une dérision de sa part ; ne lui souffre pas ces idées absurdes. À quoi nous servirait notre fortune, je te le demande, si ce n’était pas pour nous en faire honneur avec toi ?

La promenade fut encore tolérée pour cette fois ; mais en accompagnant Félicien, Adrienne, sous l’impression de l’entretien qu’elle avait eu avec sa mère, se sentait indisposée contre lui. La route d’ailleurs n’avait point l’attrait de la nouveauté aux yeux des deux époux, et n’ayant rien à se communiquer, ils restaient confinés chacun dans leurs réflexions. On arriva à destination avant la messe du village. Adrienne, pressée de s’y rendre, se contenta d’avaler un bol de lait et laissa Félicien déjeuner seul.

Au sortir de l’église, tous les villageois et villageoises qui avaient quelques rapports avec le château, et c’était le plus grand nombre, vinrent saluer la jeune femme et lui demander des nouvelles de madame Milbert.

En passant cette revue, Adrienne se trouva comme humiliée d’être seule et que son mari ne l’eût point accompagnée à l’église. Il résulta de sa préoccupation, qu’elle éprouva quelque embarras pour répondre à ces politesses. Elle s’attendrit tout bas en pensant que sa mère savait bien mieux qu’elle parler à ces pauvres gens, et qu’elle lui rendait agréable leur empressement, qui était aujourd’hui une gêne.

Madame Milbert, en effet, s’était toujours efforcée d’animer tout ce qui l’entourait, et, afin que sa fille n’essayât jamais de se soustraire à son ascendant, elle s’était imposé la tâche de la distraire et de l’amuser sans cesse.

En entretenant ainsi dans Adrienne une certaine légèreté d’humeur, elle lui avait donné une frivolité superficielle sur un fonds naturel d’obstination et d’inflexibilité.

Il fut décidé que l’on dînerait de bonne heure, car Adrienne espérait que l’on reviendrait encore assez à temps pour aller passer une partie de la soirée chez sa mère. Mais entre la messe et les vêpres, auxquelles elle devait assister avant le dîner, les deux époux avaient quelques heures de loisir. Pour les dépenser, ils allèrent se promener et s’asseoir sous une futaie qui entourait le château. La journée était aussi belle que le dimanche précédent. À la vérité, ils n’avaient pas sous les yeux un aspect aussi splendide. Rien qu’une route déserte et sablonneuse qu’égayaient ses marges de gazon ; au delà, un petit vallon labouré et des bois taillis sur la colline opposée. Mais le jeu des lignes de la vallée était gracieux, et il régnait à cette heure dans la campagne une si grande paix, que l’âme s’en trouvait toute reposée.

Félicien, qui ne partageait pas les mauvaises dispositions de sa femme, se laissait aller à une douce méditation ; bientôt il en vint à penser tout haut. En présence de cette nature paisible, ses idées planaient facilement sur l’immensité. Il toucha, sans le vouloir, à tous les grands problèmes que comportent l’essence divine et la destinée humaine.

Adrienne l’écoutait avec un profond étonnement, car aucune des conjectures qu’il formait ne s’appuyait sur le dogme : elles lui étaient fournies par ses propres instincts et par les données de la science. Ce qui achevait de la confondre, c’était la forme problématique sous laquelle il les présentait. N’étant pas capable de distinguer le doute philosophique de la négation, elle trouvait aussi d’autant plus incompréhensibles les sentiments qui découlaient de ces idées.

Comment pouvait-il, par exemple, concilier une admiration si vive des merveilles de la création avec une perception si effrayante de ses redoutables nécessités ? Comment tant d’incertitude sur les fins dernières de l’homme, avec tant de confiance et d’abandon envers Celui qui préside aux destinées de l’univers ? Où avait-il puisé surtout ce haut désintéressement de l’âme qui lui fait accepter tous les sacrifices de sa mission terrestre, lors même qu’elle n’a qu’une assurance si chancelante des rémunérations de la justice éternelle ? Comment enfin tant de conviction dans le devoir, tant de doute sur la récompense ?

Adrienne n’avait point supposé que Félicien fût ni si religieux ni si incrédule. Elle le croyait indifférent, insouciant et prévenu. Cette supériorité qu’elle commençait à découvrir en lui, loin de la satisfaire, la contrariait vivement : elle lui était suspecte parce qu’elle lui était opposée.

Sans entamer de discussion, elle protesta contre les doctrines de son mari et revint de la promenade importunée et mécontente. Sa préoccupation la suivit partout ; à l’église elle manqua de ferveur, au dîner, d’animation.

En sortant de table, Félicien l’engagea à faire ses préparatifs de départ. Pendant ce temps, lui dit-il, je vais dire quelques mots au jardinier et te cueillir un bouquet.

Adrienne était prête avant que Félicien vînt la chercher ; elle s’approcha de la fenêtre et le regarda à travers les persiennes baissées. Il parlait encore au jardinier, tenant le bouquet à moitié fait à la main. L’insouciance qu’il lui paraissait mettre à cette opération achevait de l’irriter. Depuis qu’elle voyait dans son mari un homme nouveau, elle sentait pour ou contre lui dans son cœur des mouvements énergiques dont elle n’avait jamais été agitée. Le tumulte de ses pensées était si grand, qu’il lui semblait que son âme allait lui échapper dans ce tourbillon funeste. Elle n’était pas habituée à ces luttes intérieures : la lassitude et la souffrance lui arrachèrent des larmes.

Dès qu’elle entendit Félicien, elle se hâta de dissimuler les traces de son émotion. En arrivant à Rouen, elle insista si fortement pour aller chez madame Milbert, que, malgré l’heure avancée de la soirée, son mari ne put refuser de l’y conduire.

Quand elle revit ses amis, sa mère, quand elle se retrouva dans cette société qui lui paraissait si imposante par l’accord des idées de ceux qui la composaient, elle sentit un apaisement subit. Son âme raffermie retrouva aussi sa sérénité ; mais alors elle se promit formellement que jamais Félicien ne la ferait changer ni de croyances, ni de principes, ni même d’habitudes de vie.

Sans soupçonner ce qui s’était passé dans l’esprit d’Adrienne, Félicien comprit qu’il ne fallait pas recommencer de sitôt ces tentatives d’indépendance. Mais, comme si le hasard eût voulu lui fournir une prompte occasion d’expérimenter toutes les sympathies de goût et d’intelligence que pouvait lui promettre l’intimité avec Adrienne, madame Milbert fut obligée de s’absenter pour quinze jours. Le premier dimanche, le mauvais temps ayant retenu les deux époux à la maison, il passèrent la plus languissante soirée de tête-à-tête qu’il soit possible d’imaginer. Félicien s’étonnait lui-même de ne savoir quoi mettre à la place de son ennui habituel. La lecture ? Jamais il n’avait vu Adrienne ouvrir un livre, et il avait déjà bien des raisons de croire qu’elle s’interdisait cette distraction ; peut-être même ne lui était-elle point agréable. La promenade ? Il pleuvait. La conversation ? Ils n’avaient pas deux idées qui leur fussent communes, hors celles qui s’appliquaient à quelques détails d’intérieur. Ce qui augmentait la difficulté, c’est qu’Adrienne n’avait pas, comme tous les soirs, la ressource de son aiguille, parce que, le jour dominical, le travail est interdit. Enfin, Félicien ayant pris du papier et un crayon, elle lui fit copier des dessins de broderie sur un journal de modes. Ils gagnèrent ainsi dix heures et se couchèrent, pensant qu’il était minuit.

Pour offrir si peu de ressources à l’intimité, Adrienne, qui n’était pas une femme nulle, n’était pourtant pas non plus une ignorante. Elle avait passé sept ans au couvent et avait profité de toute l’instruction qu’on y donnait. Elle possédait d’une manière exacte et précise les éléments de la plupart des sciences : astronomie, physique, chimie, géométrie, botanique, etc. Elle connaissait de nom tous les auteurs anciens et modernes, français et étrangers, appartenant à la littérature classique. On ne pouvait dire qu’elle eût étudié l’histoire ; mais elle savait la date de toutes les batailles qui ont été livrées depuis la création du monde ; quels conquérants y avaient présidé ; quels généraux les avaient gagnées ou perdues ; quels traités en avaient été la conséquence. Seulement, dans ce bagage scientifique, il n’y avait que des faits ; la prohibition des idées avait été respectée scrupuleusement.

Adrienne avait étudié dans les abrégés et les manuels, jamais elle n’avait lu un livre : on lui avait interdit les littérateurs comme pernicieux, les historiens comme malséants ; ceux-ci nomment ordinairement les choses par leur nom et appellent la favorite d’un roi sa maîtresse. Elle s’était imbue sans difficulté de ces préventions. Élève docile, douée d’une mémoire heureuse, d’un jugement sain dans tout ce qui ne dépassait pas une limite vulgaire, elle avait été l’orgueil de sa mère et du pensionnat.

Au reste, c’était avec un désintéressement complet qu’elle s’était donné toute cette peine : la pensée ne lui était jamais venue que ce qu’elle apprenait pût avoir plus tard une application dans sa vie. Comme la curiosité de son intelligence n’avait point été éveillée, lorsqu’elle fut livrée à elle-même, elle ne se préoccupa ni d’étendre son savoir ni de le conserver ; sans chercher à l’oublier non plus, elle garda soigneusement ses scrupules, qui s’accommodaient avec l’indifférence de son esprit.

Sa confiance ayant été donnée à ceux qui avaient dirigé son éducation, sa soumission ayant déjà pris une certaine forme, il est facile de comprendre que Félicien n’obtînt aucun ascendant sur elle. Si elle eût été ignorante, elle se fût montrée humble pour n’être pas humiliée ; mais elle n’avait pas besoin de leçons : elle savait !

Guéri de la tentation du tête-à-tête, Félicien, quand revint le jour du repos, proposa à Adrienne de prendre un coupon de loge et d’aller au théâtre.

— Un dimanche ! dit-elle.

— Rappelle-toi, lui répondit-il, notre soirée d’il y a huit jours.

— Eh bien, je consens à vous accompagner, s’il le faut pour vous être agréable.

— Sans doute il le faut ; mais pourquoi me fais-tu toujours la même réponse conditionnelle, toutes les fois que je te propose d’aller au théâtre ? Est-ce une formule obligatoire pour te mettre à l’abri du péché ?

Adrienne rougit, baissa les yeux, prit un air digne et parut piquée ; elle l’était en effet, comme toutes les fois que son mari dévoilait les petits subterfuges par lesquels elle accommodait Dieu et le monde.

— Encore faut-il savoir comment le spectacle est composé, dit-elle.

— C’est une reprise : la Dame blanche, mais on commence par une petite opérette que je ne connais pas : les Pantins de Violette. On dit que la musique est assez jolie ; la pièce n’est pas très-spirituelle, mais elle est amusante.

— Je n’y assisterai point : nous irons pour la Dame blanche, à neuf heures… Vous paraissez contrarié ; mais je vous assure, mon ami, que ce n’est ni par scrupule ni par pruderie que je refuse de voir cette pièce ; ce n’est même pas par crainte de donner un mauvais exemple : c’est par respect humain, pour moi et pour vous. Savez-vous qu’elle est très-libre, à ce que j’ai entendu dire ? On serait surpris certainement de m’y voir, mais on ne s’étonnerait pas moins que vous m’y conduisiez.

— Que me dis-tu là ? Elle est gaie, voilà tout. Tu n’es plus une jeune fille : est-ce qu’il y a de l’impudeur pour une honnête femme à rire en compagnie de son mari ? Je ne m’étonne plus si les pauvres directeurs de théâtres font de si mauvaises affaires : quand il faut ménager tant de délicatesses ! Il n’y a que les théâtres secondaires qui puissent réussir, parce que le peuple n’y fait pas tant de façons : il rit quand on l’amuse ; il pleure quand on l’attendrit, sans se douter seulement qu’il y ait là-dedans un cas de conscience.

Adrienne ne se laissa pas persuader ; ils attendirent l’heure à laquelle on devait commencer la Dame blanche. Heureusement, cette charmante pièce convient à tout le monde : sa composition est assez savante pour intéresser les connaisseurs, et ses ravissantes et faciles mélodies enchantent l’oreille la moins exercée. D’ailleurs, le patriotisme des Rouennais l’a adoptée tout particulièrement ; on peut la jouer six jours sur sept sans qu’ils s’en plaignent, ni que la salle soit vide ; c’est la suprême ressource des directeurs dans l’embarras.

Les deux époux, après avoir passé d’assez mauvaise humeur une partie de la soirée, la terminèrent, grâce à la musique de Boïeldieu, très-agréablement. Mais c’était la première fois qu’Adrienne faisait si bonne contenance au théâtre. Elle craignait les légèretés des œuvres amusantes, et la musique ou la littérature sérieuses lui causaient un mortel ennui parce que son intelligence n’y était pas préparée. C’était toujours alors pour elle l’occasion de regretter les réunions de sa société : « Oh ! que je préfère bien, pensait-elle, ces petites soirées de thé, où l’on cause entre dames, tout en travaillant ou en jouant ; oui, même chez les personnes où la réception est plus cérémonieuse, et où l’on est obligée, ce que je n’aime pas, de faire des toilettes décolletées ! »

Cependant, tantôt l’impatience et tantôt le découragement s’emparaient de Félicien. Sur ces entrefaites, on reçut plusieurs lettres de Cécile. Celle-ci, d’après les avis d’un homme de loi, demandait le consentement de M. Dautenay pour régler une affaire litigieuse qui ne pouvait se conclure qu’à Paris et qui les intéressait tous deux, se rattachant à la liquidation d’un héritage qu’Adrienne et elle avaient été appelées à recueillir quelque temps auparavant. Quoiqu’elles ne fussent sœurs que par le titre qu’elles s’en donnaient, un parent éloigné de M. Milbert, ayant vu grandir l’une après l’autre ces deux charmantes petites filles, les avait confondues dans son attachement, et plus tard avait partagé entre elles ses dons. Pour Adrienne, c’était justice, et pour Cécile prédilection.

Tout en relisant la lettre qu’il tenait à la main, Félicien répétait : « Il est de toute nécessité que j’envoie une procuration ; peut-être vaudrait-il mieux aller moi-même examiner cette affaire ? » Une idée subite lui vint : « Madame de Nerville (c’était le nom de la tante de Cécile) me paraît une femme d’esprit ; ces dames certainement ne vivent pas en dévotes. Si j’essayais sur Adrienne le pouvoir de l’exemple. »

— Ma chère amie, je t’emmène, dit-il à sa femme ; nous allons passer une quinzaine de jours à Paris.