« Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Proportion » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
m Contenu remplacé par « {{TextQuality|100%}}<div class="text"> {{NAD|P|Profil|Puie|7}} <pages index="Viollet-le-Duc - Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siè... »
 
Ligne 1 :
{{TextQuality|100%}}<div class="text">
{{NAD|P|Profil|Puie|7}}
{| width=100% border="0"
| width=33%<pages styleindex="background: #ffe4b5"Viollet-le-Duc |- <center>< [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 1854-1868, Tometome 7,.djvu" from=535 fromsection=s2 to=564 tosection=s1 Profil|Profil]]</center>
<references />
| width=33% style="background: #ffe4b5" | <center>[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index alphabétique - P|Index alphabétique - P]]</center>
| width=33% style="background: #ffe4b5" | <center>[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7, Puie|Puie]] ></center>
|-
|
| width=33% style="background: #ffe4b5" | <center>[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index Tome 7|Index par tome]]</center>
|
|}
 
=== PROPORTION ===
s. f. Les Grecs avaient un mot pour désigner ce que
nous entendons par proportion: [**Greek: summetria], d'où nous avons fait <i>symétrie</i>,
qui ne veut nullement dire proportion; car un édifice peut être symétrique
et n'être point établi suivant des proportions convenables ou
heureuses. Rien n'indique mieux la confusion des idées que la fausse
acception des mots; aussi ne s'est-on pas fait faute de confondre dans
l'art de l'architecture, depuis le XVI<sup>e</sup> siècle, la symétrie, ou ce qu'on entend
par la symétrie, avec les rapports de proportions; ou plutôt a-t-on
pensé souvent satisfaire aux lois des proportions en ne se contentant que
des règles de la symétrie.
 
L'artiste le plus vulgaire peut adopter facilement un mode symétrique; il lui suffit pour cela de répéter à gauche ce qu'il a fait à droite,
tandis qu'il faut une étude très-délicate pour établir un système de proportions
dans un édifice, quel qu'il soit. On doit entendre par <i>proportions</i>,
les rapports entre le tout et les parties, rapports logiques, nécessaires,
et tels qu'ils satisfassent en même temps la raison et les yeux. À
plus forte raison, doit-on établir une distinction entre les proportions
et les dimensions. Les dimensions indiquent simplement des hauteurs,
largeurs et surfaces, tandis que les proportions sont les rapports relatifs
entre ces parties suivant une loi. «L'idée de proportion, dit M. Quatremère
de Quincy dans son <i>Dictionnaire d'Architecture</i>, renferme celle
de rapports fixes, nécessaires, et <i>constamment les mêmes</i>, et réciproques
entre des parties qui ont une fin déterminée.» Le célèbre
académicien nous paraît ne pas saisir ici complètement la valeur du mot
<i>proportion</i>. Les proportions, en architecture, n'impliquent nullement
des <i>rapports fixes, constamment les mêmes</i> entre des parties qui auraient
une fin déterminée, mais au contraire des rapports variables, en vue
d'obtenir une échelle harmonique. M. Quatremère de Quincy nous semble encore émettre une idée erronée, s'il s'agit des proportions, lorsqu'il
ajoute:
 
«Ainsi il est sensible que toutes les créations de la nature ont leurs
dimensions, mais toutes n'ont pas des <i>proportions</i>. Une multitude de
plantes nous montrent de telles disparates de mesures, de si nombreuses et de si évidentes, qu'il serait, par exemple, impossible de
déterminer avec précision la mesure réciproque de la branche de tel
arbre avec l'arbre lui même.» L'auteur du <i>Dictionnaire</i> confond ainsi
les dimensions avec les proportions; et s'il eût consulté un botaniste,
celui-ci lui aurait démontré facilement qu'il existe au contraire, dans
tous les végétaux, des rapports de proportions établis d'après une loi
constante entre le tout et les parties. M. Quatremère de Quincy méconnaît
encore la loi véritable des proportions en architecture, lorsqu'il
dit: «C'est qu'un vrai système de <i>proportions</i> repose, non pas seulement
sur des mesures de rapports générales, comme seraient ceux, par
exemple, de la hauteur du corps avec sa grosseur, de la longueur de
la main avec celle du bras, mais sur une liaison réciproque et immuable
des parties principales, des parties subordonnées et des moindres
parties entre elles. Or, cette liaison est telle que chacune, consultée en particulier, soit propre à enseigner, par sa seule mesure,
quelle est la mesure, non-seulement de chacune des autres parties,
mais encore du tout, et que ce tout puisse réciproquement, par sa
mesure, faire connaître quelle est celle de chaque partie.» Si nous
comprenons bien ce passage, il résulterait de l'application d'un système
de proportions en architecture, qu'il suffirait d'admettre une sorte de
canon, de module, pour mettre sûrement un monument en proportion,
et qu'alors les proportions se réduiraient à une formule invariable, d'une
application banale. «Voilà, ajoute encore M. Quatremère de Quincy, ce
qui n'existe point et ne saurait se montrer dans l'art de bâtir des Égyptiens,
ni dans celui des gothiques; plus inutilement, encore le
chercherait-on
dans quelque autre architecture. Et voilà quelle est la prérogative incontestable du système de l'architecture grecque.» Il faut
convenir que ce serait bien malheureux pour l'art grec s'il en était ainsi,
et que si cet art se réduisait, lorsqu'il s'agit de proportions, à l'application
rigoureuse d'un <i>canon</i>, le mérite des artistes grecs se bornerait à bien peu
de choses, et les lois des proportions à une formule.
 
Les proportions en architecture dérivent de lois plus étendues, plus
délicates et qui s'exercent sur un champ bien autrement libre. Que les
architectes grecs aient admis un système de proportions, une échelle
harmonique, cela n'est pas contesté ni contestable; mais de ce que les
Grecs ont établi un système harmonique qui leur appartient, il ne s'en
suit pas que les Égyptiens et les <i>gothiques</i> n'en aient pas aussi adopté un
chacun de leur côté. Autant vaudrait dire que les Grecs, ayant possédé
un système harmonique musical, on ne saurait trouver dans les opéras
de Rossini et dans les symphonies de Beethowen que désordre et confusion,
parce que ces auteurs ont procédé tout autrement que les Grecs.
Quoi qu'en ait dit M. Quatremère de Quincy, les proportions en architecture
ne sont pas un canon immuable, mais une échelle harmonique,
une corrélation de rapports variables, suivant le mode admis. Les Grecs
eux-mêmes n'ont pas procédé comme le suppose l'auteur du <i>Dictionnaire</i>,
et cela est à leur louange, car il existe dans leurs ordres mêmes des
écarts notables de proportions; les proportions sont chez eux relatives à
l'objet ou au monument, et non pas seulement aux ordres employés.
Nous avons expliqué ailleurs<span id="note1"></span>[[#footnote1|<sup>1</sup>]] comment certaines lois dérivées de la géométrie
avaient été admises par les Égyptiens, par les Grecs, les Romains,
les architectes byzantins et gothiques, lorsqu'il s'agissait d'établir
un système de proportions applicable à des monuments très-divers;
comment ces lois n'étaient point un obstacle à l'introduction de formes
nouvelles; comment, étant supérieures à ces formes, elles ont pu en
gouverner les rapports de manière à présenter un tout harmonique
à Thèbes aussi bien qu'à Athènes, à Rome aussi bien qu'à Amiens ou à
Paris; comment les proportions dérivent, non point d'une méthode
aveugle, d'une formule inexpliquée et inexplicable, mais de rapports
entre les pleins et les vides, les hauteurs et les largeurs, les surfaces et
les élévations, rapports dont la géométrie rend compte, dont l'étude demande
une grande attention, variable d'ailleurs, suivant la place et l'objet;
comment, enfin, l'architecture n'est pas l'esclave d'un système hiératique
de proportions, mais au contraire peut se modifier sans cesse et
trouver des applications toujours nouvelles, des rapports proportionnels,
aussi bien qu'elle trouve des applications variées à l'infini, des lois de la
géométrie; et c'est qu'en effet les proportions sont filles de la géométrie
aussi bien en architecture que dans l'ordre de la nature inorganique
et organique.
 
Les proportions en architecture s'établissent d'abord sur les lois de la
stabilité, et les lois de la stabilité dérivent de la géométrie. Un triangle
est une figure entièrement satisfaisante, parfaite, en ce qu'elle donne
l'idée la plus exacte de la stabilité. Les Égyptiens, les Grecs, sont partis
de là, et plus tard les architectes du moyen âge n'ont pas fait autre
chose. C'est au moyen des triangles qu'ils ont d'abord établi leurs règles
de proportions, parce qu'ainsi ces proportions étaient soumises aux lois
de la stabilité. Ce premier principe admis, les effets de la perspective ont
été appréciés et sont venus modifier les rapports des proportions géométrales;
puis ont été établis les rapports de saillies, des pleins et des
vides, qui, pendant le moyen âge du moins, sont dérivés des triangles.
Nous avons indiqué même comment dans les menus détails de l'architecture
les lignes inclinées à 45º à 60º et à 30º ont été admises comme
génératrices des tracés de profils. Les triangles acceptés par les architectes
du moyen âge comme générateurs de proportions sont: 1º le
triangle isocèle rectangle; 2º le triangle que nous appelons isocèle <i>égyptien</i>.
c'est-à-dire dont la base se divise en quatres parties et la verticale
tirée du milieu de la base au sommet en deux parties et demie<span id="note2"></span>[[#footnote2|<sup>2</sup>]]; 3º le
triangle équilatéral. Il est évident (fig. 1) que tout édifice inscrit dans l'un
de ces trois triangles accusera tout d'abord une stabilité parfaite; que
toutes les fois que l'on pourra rappeler, par des points sensibles à l'œil,
l'inclinaison des lignes de ces triangles, on soumettra le tracé d'un édifice
aux conditions apparentes de stabilité. Si des portions de cercle inscrivent
ces triangles, les courbes données auront également une apparence
de stabilité. Ansi le triangle isocèle rectangle A donnera un
demi-cercle; le triangle isocèle B et le triangle équilatéral C donneront
des arcs brisés, improprement appelés ogives: courbes qui rappelleront
les proportions générales des édifices engendrés par chacun de ces triangles. Ce sont là des principes très-généraux, bien entendu, et qui s'étendent
à l'application, ainsi que nous allons le voir.
</div>
[[Image:Schema.structure.edifice.png|center]]
<div class="text">
Mais, d'abord, il convient d'indiquer sommairement les découvertes
récemment faites par un savant ingénieur des ponts et chaussées,
M. Aurès, relatives aux proportions admises chez les Grecs. M. Aurès a
démontré dans plusieurs mémoires<span id="note3"></span>[[#footnote3|<sup>3</sup>]], que pour rendre compte du système
de proportions admis par les Grecs, il fallait partir des mesures
qu'ils possédaient, c'est-à-dire du pied grec et du pied italique, et en ce
qui concerne les ordres, chercher les rapports de mesures, non pas au
pied de la colonne, mais à son milieu, entre le soubassement et le chapiteau;
c'est-à-dire par une section prise au milieu de la hauteur du fût.
Les fûts des colonnes des ordres grecs étant coniques, il est clair que les
rapports entre le diamètre de ces colonnes, leur hauteur et leurs entre-colonnements,
différeront sensiblement si l'on mesure l'ordre à la base
de la colonne au milieu du fût. Or, prenant les mesures au milieu du
fût, et comptant en pieds grecs, si l'on est en Grèce, en pieds italiques,
si l'on est dans la Grande Grèce, on trouve des rapports de mesure tels,
par exemple, que 5 pieds pour les colonnes, 10 pieds pour les
entre-colonnements,
c'est-à-dire des rapports exacts et conformes aux proportions
indiquées par Vitruve. Ce n'est point ici l'occasion d'insister sur ces
rapports, il nous suffit de les indiquer, afin qu'il soit établi que les
architectes de l'antiquité ont suivi les formules arithmétiques dans la
composition de leurs ordres, des rapports de nombres, tandis que les
architectes du moyen âge se sont servis des triangles pour obtenir des
rapports harmoniques.
 
Il existait en France, dans une province très-éclairée et florissante, dès
le XI<sup>e</sup> siècle, à Toulouse, un monument d'une grande importance, mais
qui n'était guère apprécié, il y a quelques années, que par les artistes:
c'est l'église de Saint-Saturnin, vulgairement dite Saint-Sernin. Cet édifice
restauré, ou plutôt débarrasé des superfétations qui en dénaturaient
les formes générales, a tout à coup pris aux yeux du public une valeur
considérable. Ce n'est ni par le soin apporté dans l'exécution, ni par la
richesse de la sculpture ou des moulures, ni par les détails, que cette
énorme bâtisse a frappé les yeux de la foule, mais seulement par le
rapport de ses proportions. L'église de Saint-Sernin a été conçue certainement
par un architecte savant, très-versé dans la connaissance de
son art, possédant des principes très-développés sur le rapport des proportions,
mais exécutée par des ouvriers grossiers et à l'aide de matériaux
médiocres, dénaturée au XVI<sup>e</sup> siècle par des adjonctions qui en détruisaient
l'harmonie, et rangée par suite au nombre de ces essais des
temps barbares.
 
Aujourd'hui, grâce, disons-nous, à l'enlèvement de quelques pans de
mur, au replacement des couvertures d'après leur ancienne forme,
voilà un édifice qui, tout massif qu'il est, présente un ensemble d'une
élégance robuste qui charme les yeux les moins exercés, et fournit un
spécimen des plus intéressants de ce que peut obtenir l'architecte par
une judicieuse pondération des masses, par le rapport étudié des parties,
sans le secours d'aucun ornement. Grand enseignement pour nous, qui,
en appelant à notre aide toutes les ressources d'une exécution délicate,
de la sculpture et des ordres superposés, des profils compliqués, ne parvenons
pas toujours à arrêter le regard du passant, et qui dépensons
des millions pour faire dire parfois: «Que nous veulent ces colonnes,
ces corniches et ces bas-reliefs?»
 
L'intérieur de l'église de Saint-Sernin, bien que très-défiguré par des
renforcements de piliers, par un sanctuaire ridiculement surchargé
d'ornements de mauvais goût, et par un crépi grossier, d'une couleur
déplaisante, avait seul conservé la renommée qu'il mérite. Cet intérieur,
en effet, produit un effet saisissant et grandiose, bien qu'au total l'édifice
ne soit pas d'une dimension extraordinaire. Cependant, sauf quelques
chapiteaux, l'intérieur de l'église de Saint-Sernin laisse voir à peine quelques
profils; ses piliers à sections rectangulaires sont nus, comme les
parements et les arcs de voûtes; on ne voit dans tout cela qu'une structure,
et l'effet qu'elle produit est dû à l'harmonie parfaite des proportions.
Comment cette harmonie a-t-elle été trouvée?
 
Constatons d'abord un fait majeur: c'est que dans l'architecture du
moyen âge le système harmonique des proportions procède du dedans
au dehors. Les Grecs ne procédaient pas toujours de cette manière,
mais bien les Romains dans leurs édifices voûtés et dans la construction
de leurs basiliques. Cet énoncé demande quelques éclaircissements. Si
nous considérons le Parthénon, ou le temple de Thésée, ou même les
temples de la Grande Grèce, à l'extérieur, il nous est impossible de préjuger
les proportions intérieures admises dans ces édifices. Nous voyons
un ordre extérieur conçu d'après une harmonie de proportions admirable, mais nous ne pouvons en déduire l'échelle harmonique de l'intérieur. L'ordre extérieur et le mur de la <i>cella</i> nous masquent un ou deux
ordres intérieurs superposés, des dispositions d'étages qui ne sont point
visibles à l'extérieur, un ciel ouvert ou un couvert fermé, des escaliers
que le dehors ne saurait faire deviner. Si bien qu'aujourd'hui encore,
on peut se demander si les intérieurs de ces monuments étaient totalement
clos ou présentaient une sorte de cour. Si les ordres placés à l'intérieur
sont établis dans un rapport harmonique de proportions avec
l'ordre extérieur, c'est là une question de pure convention, mais qui ne
peut être appréciée par l'œil, puisque ces ordres extérieurs et intérieurs
ne sauraient être vus simultanément. C'est une satisfaction théorique
que l'architecte s'est donnée. Supposons que les dispositions intérieures
du Parthénon ne nous soient pas connues (et elles le sont à peine), sur
dix architectes qui examineront cet extérieur seulement, nous n'aurons
probablement pas deux restitutions pareilles de l'intérieur. Si, au contraire,
dix architectes examinent seulement à l'extérieur des thermes
romains, ou l'édifice connu sous le nom de basilique de Constantin, à
Rome, ou encore l'église de Sainte-Sophie de Constantinople, et qu'ils
essayent d'en présenter les dispositions intérieures, il est évident qu'ils
ne différeront dans cette restitution que sur quelques détails d'une importance
secondaire. C'est que, dans ces édifices, l'aspect extérieur n'est
autre chose que l'enveloppe exacte de la structure intérieure; par conséquent,
si nous ne parlons que des proportions, c'est le système harmonique admis pour l'intérieur qui a commandé les proportions visibles
à l'extérieur. En cela donc, les Romains ont procédé autrement que les
Grecs. Mais, il faut le reconnaître, les Romains n'étaient guère sensibles
à cet ordre de beautés simples qui ne s'expriment que par l'harmonie des
proportions. Ils préféraient la richesse, le luxe ou la rareté des matières
à un ensemble dont le seul mérite eût été d'être harmonieux; aussi la
plupart de leurs édifices ne se recommandent-ils pas par ce juste emploi
des proportions qui nous frappe et que l'on ne se lasse pas d'admirer
dans les œuvres de la Grèce. Le Romain confond les dimensions avec les
proportions, et, pour lui, la grandeur ne réside pas dans un accord des
formes, mais dans leur étendue. Pour lui, ce qui est grand, c'est ce qui
est vaste.
 
Mieux doués heureusement du véritable sentiment de l'art que les
Romains, les populations occidentales, dès l'époque romane, donnèrent
à l'étude des proportions une attention singulière. Soit que ce sentiment
eût été provoqué ou réveillé par la vue des édifices romano-grecs
de la Syrie, soit qu'il fût instinctif, nous voyons déjà, au commencement
du XII<sup>e</sup> siècle, qu'un système harmonique de proportions est adopté dans
les provinces d'en deçà et d'au delà de la Loire. Mais le système harmonique
s'établit sur le principe de structure romaine, c'est-à-dire qu'il
procède de l'intérieur à l'extérieur, que l'ossature apparente extérieurement
n'est que l'enveloppe de la conception intérieure. Pour être plus
clair, l'architecte proportionne son monument intérieurement, et ce
parti pris fournit le système des proportions de l'extérieur. C'était il
faut bien en convenir, une idée juste; car, qu'est-ce qu'un édifice, sinon
une nécessité enveloppée? N'est-ce pas le contenu qui donne la
forme de l'étui? N'est-ce pas le pied qui impose la forme à la chaussure?
Et si aujourd'hui nous faisons des chaussures dans lesquelles on pourrait
loger la main ou la tête, aussi bien et aussi incommodément que le
pied, est-ce raisonner juste?
 
Les édifices grecs, si beaux qu'ils soient (du moins ceux qui nous
restent), ressemblent un peu à ces meubles qu'à l'époque de la Renaissance
on appelait des <i>cabinets</i>. Meubles charmants parfois, admirablement
décorés, précieux objets d'amateurs et de musées, mais qui sont,
de fait un prétexte plutôt que l'expression d'un besoin réel. Il n'était
donc pas surprenant que les Grecs, amateurs passionnés de la forme extérieure,
songeassent avant tout à cette forme, qu'ils aient inventé des
ordres d'une si heureuse proportion, quitte à placer derrière eux des services
qui n'avaient point toujours une intime corrélation avec ce système
harmonique. Le sens pratique des Romains, toutes les fois qu'ils cessaient
d'imiter les monuments grecs pour rester vraiment romains, leur avait
prescrit une tout autre méthode de procéder, comme nous l'avons indiqué ci-dessus; mais il leur manquait, comme nous l'avons dit aussi, le
sentiment délicat des proportions, et les Grecs étaient en droit de regarder
leurs gros monuments concrets, moulant, pour ainsi dire, la nécessité
intérieure, comme nous considérons une ruche d'abeilles ou des cabanes
de castors, et de trouver là plutôt l'expression brutale d'un besoin qu'une
œuvre d'art. Cependant les Grecs étaient des gens de trop d'esprit pour
ne pas saisir tout le parti que l'on pouvait tirer du principe romain en lui
appliquant de nouvelles lois harmoniques: c'est ce qu'ils firent en Asie.
Ils eurent la sagesse d'abandonner définitivement les méthodes de proportions
des ordres de l'antiquité, pour soumettre la structure matérielle
romaine à tout un système de proportions procédant du dedans au
dehors.
 
C'était là un trait de génie, ou plutôt une de ces ressources que le génie
sait toujours trouver, lorsque changent les conditions dans lesquelles il
se meut. C'est donc raisonner en dehors de la connaissance des faits et
des circonstances, raisonner dans le vide, que de vouloir rapporter toute
harmonie des proportions aux ordres grecs seuls. Les Grecs ont adopté
un système harmonique propre aux ordres, lorsque les ordres formaient,
pour ainsi dire, toute leur architecture; ils en ont admis un autre lorsque
l'architecture romaine est venue s'imposer au monde, et découvrir des
moyens neufs, utiles, nécessaires. Au point de vue de la structure, l'architecture
romaine était en progrès sur l'architecture grecque; les Grecs
se sont bien gardés de s'attacher à des traditions qui devaient cependant
leur être chères, ils ont franchement admis le progrès matériel accompli
et l'ont soumis à leur sentiment d'artistes, à leur esprit philosophique.
Ils nous ont ainsi transmis des méthodes qui se sont bien vite développées
au milieu de notre Occident, après les premières croisades.
 
L'église de Saint-Sernin de Toulouse, est un des monuments de nos
provinces méridionales qui donne la plus complète et la plus vive empreinte
de ces influences romano-grecques et des principes de proportions
qui avaient été appliqués à la structure romaine par les Grecs du
Bas-Empire. En effet, le système de proportions admis à Saint-Sernin
procède du dedans au dehors.
 
Ce système de proportions est dérivé des triangles équilatéraux et
isocèles rectangles. Nous donnons d'abord la moitié de la coupe transversale
de l'édifice (fig. 2). Le sol, AB, a été divisé en vingt parties de
0<sup>m</sup>,813 chacune (2 pieds et demi). Cinq parties ont été prises pour la
demi-largeur de la haute nef; deux parties pour l'épaisseur du pilier, dont
le plan est donné en C; quatre parties pour la largeur du premier collatéral;
deux parties pour l'épaisseur du second pilier, dont le plan est
donné en D; quatre parties pour le second collatéral, compris l'épaisseur
de la pile engagée; deux parties pour l'épaisseur du mur à la base; une
partie pour la saillie du contre-fort à la base.
</div>
[[Image:Coupe.eglise.Saint.Sernin.Toulouse.png|center]]
<div class="text">
La hauteur des bases intérieures ayant été fixée au niveau E, c'est de
ce niveau que l'on a opéré pour établir le système des proportions, car
on observera que c'est toujours le niveau des bases qui est considéré
comme la ligne horizontale servant de base aux triangles employés pour
établir les proportions intérieures d'un édifice pendant le moyen âge.
Aussi ces bases sont-elles placées à un mètre environ au-dessus du
sol dans les édifices de la période gothique, et à 65 centimètres (2 pieds)
au plus dans les monuments de la période romane. La saillie des piliers
engagés ayant été fixée à 16 parties et demie. De ce point <i>a</i>, a été
élevé le triangle équilatéral <i>ab</i>, qui donne la hauteur totale de l'édifice,
le niveau des impostes <i>c</i>, le niveau des impostes <i>d</i> et la hauteur des
chapiteaux supérieurs <i>e</i>. Du même point <i>a</i> le triangle isocèle rectangle <i>af</i>
ayant été élevé, il a donné le niveau des clefs des arcs <i>g</i> et le niveau
des chapiteaux du triforium <i>f</i>. Du point <i>h</i> (douzième partie et axe de la
seconde pile) a été élevé le triangle équilatéral <i>hi</i>, qui a donné, à son
sommet, le point de centre des voûtes en berceau et arcs-doubleaux
de la haute nef. Les autres lignes à 45º ou à 60º, que nous avons tracées,
indiquent suffisamment les opérations secondaires, sans qu'il soit besoin
de les décrire une à une. Ce qui ressort de ce système, c'est que l'architecte
a prétendu soumettre les proportions de son édifice au tracé
des deux triangles isocèle rectangle et équilatéral; car on observera que
tous les niveaux principaux, les points qui arrêtent le regard, sont
placés sur les lignes à 45º et à 60º. La silhouette extérieure de l'édifice
ne sort sur aucun point de ces lignes inclinées, elle est comme enveloppée
par ces lignes, et reproduit ainsi les formes et les proportions
intérieures.
 
Si nous examinons (fig. 3) deux travées intérieures et extérieures de
l'église de Saint-Sernin, nous voyons également que tous les niveaux,
tous les points marquants de l'architecture, ont été obtenus au moyen
des deux mêmes triangles, c'est-à-dire à l'aide de lignes à 45º et à 60º,
rencontrant les verticales. De ce mode, il résulte un rapport géométrique
entre les parties et le tout; une sorte de principe de cristallisation,
dirons-nous, d'une grande puissance harmonique. La preuve, c'est l'effet
que produit cet édifice<span id="note4"></span>[[#footnote4|<sup>4</sup>]]. Mais l'architecte de Saint-Sernin, bien qu'employant
un procédé géométrique pour établir les proportions de l'édifice,
n'a pas moins tenu compte des effets de la perspective.
</div>
[[Image:Coupe.travee.eglise.Saint.Sernin.png|center]]
<div class="text">
Ainsi, par exemple, si nous jetons les yeux sur les travées extérieures
en A (fig. 3), nous voyons que le grand triangle équilatéral <i>ab</i>, qui, à
l'intérieur B, donne le rapport de la hauteur des chapiteaux avec l'écartement
des colonnes des travées, par l'effet de la perspective, extérieurement,
le comble <i>c</i> disparaissant à l'œil; le point <i>d</i> vient tomber sur le
point <i>e</i>, et ainsi le triangle équilatéral <i>dfg</i> complète les lignes inclinées
à 60º <i>ae</i>. La clef de l'archivolte <i>f</i>, quand on se place dans l'axe d'une
travée, est dans un rapport d'harmonie avec l'écartement des
contre-forts
des deux autres travées à droite et à gauche, bien qu'à l'extérieur,
à cause de la saillie du comble du second collatéral, l'architecte ait dû
procéder autrement qu'à l'intérieur, où la travée se présente sur un seul
plan vertical, et reprendre une opération nouvelle au-dessus de ce comble; cependant on voit, par cet exemple, qu'il a pu établir un rapport
entre les deux opérations, celle du collatéral inférieur et celle du triforium.
Tout cela dénote évidemment un art très-savant, une étude
approfondie des effets, des connaissances supérieures, une expérience
consommée.
 
Ailleurs<span id="note5"></span>[[#footnote5|<sup>5</sup>]] nous avons expliqué comment les proportions des cathédrales
de Paris et d'Amiens avaient été établies à l'aide des triangles
égyptien et équilatéral. En effet, le triangle isocèle rectangle est rarement
admis comme principe de proportions dans les édifices de la période gothique; le triangle dont la base contient quatre parties, et la
verticale élevée du milieu de cette base au sommet, deux parties et
demie (triangle égyptien), et le triangle équilatéral, deviennent dorénavant
les générateurs des proportions.
 
Nous en trouvons un exemple frappant dans un édifice remarquable
par l'harmonie parfaite de ses parties, la sainte Chapelle du Palais, à
Paris. Ce monument religieux, considéré de tout temps, avec raison,
comme un chef-d'œuvre, procède, quant à ses proportions, de triangles
équilatéraux.
 
La sainte Chapelle de Paris se compose de deux étages: la chapelle
basse et la chapelle haute<span id="note6"></span>[[#footnote6|<sup>6</sup>]]. Voici (fig. 4) comment Pierre de Montereau,
l'architecte de ce monument, a procédé pour établir ses plans et
coupes:
</div>
[[Image:Plan.et.coupe.Sainte.Chapelle.Paris.png|center]]
<div class="text">
<br>
En A, est tracée une travée du plan du rez-de-chaussée; en B, une
travée du plan du premier étage. Au premier étage, la projection horizontale
des voûtes est obtenue au moyen du triangle équilatéral <i>abc</i>, le
sommet <i>c</i> donnant le centre de la clef de la voûte; les nervures des arcs
ogives sont projetées suivant les lignes <i>bc</i>, <i>ac</i>, la base <i>ab</i> étant le nu intérieur.
Le niveau d du banc intérieur (voy. la coupe transversale) est la
base de l'opération. Le nu intérieur étant la verticale <i>e</i> (c'est l'axe des colonnettes
de l'arcature), le triangle équilatéral <i>efg</i> a été élevé sur la base,
dont <i>eh</i> est la moitié. Les côtés de ce triangle équilatéral ont été prolongés
indéfiniment. La ligne horizontale <i>ik</i> étant donnée comme le niveau de
l'appui des grandes fenêtres, sur la base <i>ik</i> égale à <i>he</i> a été élevé le second
triangle équilatéral, dont <i>l</i> est le sommet. Ce sommet a donné la hauteur
des naissances de la voûte. Le côté <i>gf</i> prolongé a donné en <i>m</i> les clefs
des arcs des fenêtres. Pour la chapelle basse, les axes des colonnes isolées
se trouvent élevés aux deux extrémités de la base du triangle équilatéral
dont <i>no</i> est un des côtés. Du niveau <i>p</i> (naissance des voûtes basses)
et de l'axe des colonnes, la rencontre de la ligne <i>pq</i> avec le prolongement
du côté <i>fe</i> a donné la clef des fenêtres de la chapelle basse. Les côtés
<i>fm</i> prolongés ont servi à poser les pinacles supérieurs. La pente <i>rs</i> du
comble est également tracée suivant un angle de 60º. Ainsi, pour la
coupe transversale comme pour le plan du premier étage, les triangles
équilatéraux ont été les générateurs des proportions.
</div>
[[Image:Coupe.travee.Sainte.Chapelle.Paris.png|center]]
<div class="text">
La même méthode de tracé a été observée pour le dehors. Si nous prenons
deux travées de la sainte Chapelle de Paris, nous voyons (fig. 5) que
les axes des contre-forts étant donnés en <i>a</i>, <i>b</i>, <i>c</i>, <i>ac</i> étant pris comme base,
on a élevé le triangle équilatéral <i>ace</i>, qui a donné le niveau du bandeau
d'appui des fenêtres. Les côtés prolongés de ce triangle, établi sur chaque
travée ont donné une suite de losanges à 60º et toutes les hauteurs;
celles des naissances et clefs des arcs des fenêtres, celle de la corniche <i>g</i>
supérieure, celle <i>h</i> des pinacles. Quant aux gâbles des fenêtres, tracés
suivant des triangles dont les côtés sont au-dessous de 60º, le triangle
équilatéral a encore été rappelé par le niveau de la bague <i>i</i>
des fleurons
supérieurs. Dans cet édifice, l'unité des proportions est donc obtenue
au moyen de l'emploi des triangles équilatéraux. Des rapports constants
s'établissent ainsi entre les parties et le tout, puisque l'œil trouve tous
les points principaux posés sur les sommets de triangles semblables.
 
Ces méthodes permettaient un tracé rapide, et toujours établi d'après
un même principe pour chaque édifice. C'est qu'en effet les architectes
qui tentent aujourd'hui d'élever des constructions suivant le mode dit gothique,
s'ils veulent (comme cela se pratique habituellement) suivre leur
sentiment, composer sans l'aide d'une méthode géométrique, se trouvent
bientôt acculés à des difficultés innombrables. Ne sachant sur
quelles bases opérer, ils procèdent par une suite de tâtonnements, sans
jamais rencontrer, soit des proportions heureuses, soit des conditions de
stabilité rassurantes. Il est certain que si les maîtres du moyen âge avaient
composé ainsi dans le vague, sans méthodes fixes, non-seulement ils
n'auraient jamais pu trouver le temps de construire un aussi grand
nombre de monuments, mais encore ils n'auraient point obtenu cette
parfaite unité d'aspect qui nous charme et nous surprend encore aujourd'hui.
Au contraire, partant de ce principe de la mise en place et en proportion
par le moyen des triangles, ils pouvaient très-rapidement établir
les grandes lignes générales avec la certitude que les proportions se déduisaient
d'elles-mêmes, et que les lois de la stabilité étaient satisfaites.
Ce n'est pas à dire, cependant, que le sentiment de l'artiste ne dût intervenir,
car on pouvait appliquer ces méthodes suivant des combinaisons
variées à l'infini. La sainte Chapelle de Paris, la cathédrale d'Amiens,
sont évidemment tracées par des artistes d'une valeur peu commune;
mais, à côté de ces monuments, il en est d'autres d'où le principe de
l'emploi des triangles, bien qu'admis, ne l'a été qu'imparfaitement, et
où, par suite, les proportions obtenues sont vicieuses. <span id=Bourges>Nous en avons un
exemple frappant dans le tracé de la cathédrale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bourges|Bourges]]. Ce grand
monument, qui présente de si belles parties, un plan si largement conçu,
donne en coupe, et par conséquent à l'intérieur, des proportions disgracieuses
par l'oubli d'une des conditions de son tracé même.
</div>
[[Image:Plan.nef.cathedrale.Bourges.png|center]]
<div class="text">
Contrairement à la méthode admise au XIII<sup>e</sup> siècle, tout le système des
proportions de la cathédrale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bourges|Bourges]] dérive du triangle isocèle rectangle,
et non point du triangle équilatéral. C'était là un reste des traditions
romanes, très-puissantes encore dans cette province. Le plan de la nef,
dont nous présentons quelques travées (fig. 6), est dérivé d'une suite de
triangles isocèles rectangles. La nef principale donne des carrés de deux
en deux travées. Quant aux nefs latérales doubles, elles ont de même été
engendrées par la prolongation des côtes de ces triangles; mais, dans la
crainte d'exercer des poussées trop actives sur les piliers de la nef centrale,
l'architecte a avancé le second rang des piles A en dedans des axes <i>a</i>
afin de diminuer, la largeur du premier collatéral. Les centres des clefs
des voûtes du premier collatéral se trouvent donc ainsi déportés en <i>b</i>, et
les centres des clefs de voûtes du second collatéral en <i>c</i>. Prenant la ligne <i>ef</i>
comme moitié de base, l'architecte (fig. 7) a élevé le demi-grand triangle
isocèle rectangle <i>efg</i>, dont les côtés, par leur rencontre avec les piliers,
ont donné les niveaux <i>h</i> du bandeau du triforium du grand bas côté et
des tailloirs des chapiteaux <i>i</i> du premier collatéral. Du sommet <i>g</i>, tirant
une ligne horizontale, la rencontre de cette ligne avec l'axe vertical des
piles de la seconde nef en <i>k</i> a donné la base d'un second triangle isocèle
rectangle, dont la moitié est <i>gkl</i>. Le point <i>l</i> a fixé le sommet de l'arc-doubleau,
et par conséquent la hauteur de la nef. Pour être logique, le
point <i>l</i> aurait dû donner le niveau de la base d'un troisième triangle isocèle
rectangle <i>opq</i>, dont le sommet <i>q</i> aurait été la clef de l'arc-doubleau
de la haute nef. Ainsi l'écartement des axes extrêmes aurait donné la
base du premier triangle, l'écartement des axes intermédiaires la base
du second, et l'écartement des axes intérieurs la base du troisième. On
obtenait ainsi une proportion parfaitement harmonique; tandis que le
sommet du second triangle ayant donné le sommet des arcs-doubleaux,
il en résulte un écrasement dans la partie supérieure de l'édifice, qui
détruit toute harmonie. Les fenêtres hautes paraissent trop
</div>
[[Image:Coupe.travee.cathedrale.Bourges.png|center]]
<div class="text">
<br>
courtes de moitié, et le grand collatéral beaucoup trop élevé en proportion de la
hauteur de la grande nef. Nous serions très-disposés à penser que ce dernier
parti ne fut adopté que comme moyen de terminer promptement
l'édifice, les ressources alors venant à manquer, et que le projet primitif
donnait les proportions indiquées sur notre figure, lesquelles sont
la déduction naturelle du système employé. Un fait vient appuyer notre
opinion: les arcs-boutants supérieurs tracés en <i>m</i>
(arcs-boutants existants
et qui sont les seuls datant de la construction primitive de la nef)
paraissent bien plutôt avoir été disposés pour buter les voûtes C que les
les voûtes D. Quoi qu'il en soit, qu'il y ait eu changement ou réduction
du projet primitif, l'intérieur de la cathédrale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Bourges|Bourges]] est d'une proportion
fâcheuse, et cela parce que la méthode admise n'a pas été rigoureusement
suivie dans ses conséquences. <span id=Beauvais>On n'en peut dire autant de l'intérieur du chœur de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes B#Beauvais|Beauvais]], qui, avant les changements que le XIV<sup>e</sup> siècle
apporta aux dispositions premières, était un chef-d'œuvre. Toutes les parties,
dans ce vaste édifice, dérivent du triangle équilatéral, depuis le plan
jusqu'aux ensembles et détails des coupes et des élévations. Malheureusement
la cathédrale de Beauvais fut élevée avec des ressources trop médiocres
et des matériaux faibles, soit comme qualité, soit comme hauteur;
des désordres, provenant de la mauvaise exécution, nécessitèrent des travaux
de reprises et de consolidation, des doublures de piles, qui détruisirent
en grande partie l'effet vraiment prodigieux que produisait cet
immense vaisseau, si bien conçu théoriquement et tracé par un homme
de génie. <span id=Cologne>Malgré ses belles proportions, l'église de Notre-Dame d'Amiens
est inférieure à ce qui nous reste de la cathédrale de Beauvais, et celle de
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Cologne|Cologne]], bâtie quelques années plus tard sur un plan et des coupes semblables,
est bien loin de présenter des dispositions aussi heureuses.
Là, à [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Cologne|Cologne]], l'architecte a suivi rigoureusement les données géométriques;
sa composition est une formule qui ne tient compte ni des effets
de la perspective, ni des déformations que subissent les courbes en
apparence, à cause de la hauteur où elles sont placées. Aussi le chœur de
[[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Cologne|Cologne]] surprend plus qu'il ne charme; le géomètre a supprimé l'artiste.
Il n'en est pas de même à Beauvais, ni dans aucun des bons édifices
de la période gothique française: l'artiste est toujours présent à côté du
géomètre, et sait, au besoin, faire fléchir les formules. M. Boisserée, dans
sa monographie de la cathédrale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Cologne|Cologne]], a parfaitement fait ressortir
l'emploi du triangle équilatéral dans la construction de cet édifice. Mais
la savant archéologue ne nous semble pas avoir étudié à fond nos monuments
de la période antérieure. M. Félix de Verneilh a relevé quelques
erreurs de M. Boisserée relatives à nos cathédrales, notamment en ce
qui concerne les mesures de Notre-Dame d'Amiens<span id="note7"></span>[[#footnote7|<sup>7</sup>]]; mais, d'autre part,
M. Félix Verneilh n'attache pas à ces méthodes géométriques l'importance
qu'elles méritent. «Dresser un plan d'<i>après le principe du triangle
équilatéral</i>, c'est un tour de force comme un autre; mais est-il entré
dans la pensée du maître de l'œuvre? C'est une entrave plutôt qu'une
source d'harmonie; le maître de l'œuvre s'en était-il embarrassé? Nos
grands artistes des XII<sup>e</sup> et XIII<sup>e</sup> siècles, cela est attesté par leurs monuments,
se dirigeaient par l'expérience, non par des théories, dans la
création du style ogival. Hommes de bon sens avant tout, ils n'avaient
qu'une règle, qu'un principe: parvenir, avec le moins de frais possibles,
à l'effet le plus grand, en évitant les fautes et en s'appropriant le
succès de leurs devanciers. L'architecte de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Cologne|Cologne]], qui les suivait immédiatement et qui les imitait de si près, serait-il donc déjà devenu si
fort en architecture mystique? Pour notre compte, nous avons beaucoup de peine à nous le figurer; et nous penserions volontiers que cette
science, affectée et inutile, est venue bien plus tard au monde, par
exemple au XV<sup>e</sup> siècle, avec la franc-maçonnerie, lorsque les architectes
n'avaient plus qu'à tout raffiner et à subtiliser sur toute chose.» Nous
avons cité tout ce passage, dû à une plume autorisée, parce qu'il tend
à établir une certaine confusion dans l'étude de cet art du moyen âge,
et qu'il appuie un préjugé fâcheux, à notre sens. La géométrie et ses
applications ne sont point une science inutile pour les architectes, et il
n'y a pas de tour de force à se servir d'une figure géométrique pour
établir une figure harmonique en architecture. Nous dirons même qu'il
est impossible à tout praticien de concevoir et de développer un système
harmonique sans avoir recours aux figures géométriques ou à l'arithmétique.
Les Égyptiens, les Grecs, n'ont pas procédé autrement, et le
<i>bon sens</i> ne saurait indiquer d'autres méthodes de procéder. Il n'est pas
douteux que l'architecte de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Cologne|Cologne]] et ses successeurs, en France et en
Allemagne, ont subtilisé sur les systèmes de leurs devanciers, mais ceux-ci
en possédaient, nous venons de le démontrer, et il n'était pas possible
d'élever de pareils monuments sans en posséder. Un système géométrique ou arithmétique propre à établir des lois de proportions, loin d'être
une entrave, est au contraire un auxiliaire indispensable, car il nous faut
bien nous servir de la règle, du compas et de l'équerre pour exprimer
nos idées. Nous ne pouvons établir un édifice à l'aide d'un empirisme
vague, indéfini. Disons-le aussi, jamais les règles, dans les productions de
l'esprit humain, n'ont été une entrave que pour les médiocrités ignorantes;
elles sont un secours efficace et un stimulant pour les esprits d'élite. Les
règles, si sévères, de l'harmonie musicale, n'ont point empêché les grands
compositeurs de faire des chefs-d'œuvre et n'ont point étouffé leur inspiration.
Il en est de même pour l'architecture. Le mérite des architectes
du moyen âge a été de posséder des règles bien définies, de s'y soumettre
et de s'en servir. Un malheur aujourd'hui dans les arts, et particulièrement
dans l'architecture, c'est de croire que l'on peut pratiquer cet art
sous l'inspiration de la pure fantaisie, et qu'on élève un monument avec
cette donnée très-vague qu'on veut appeler le goût, comme on compose
une toilette de femme. Nos maîtres du moyen âge étaient plus sérieux,
et, quand ils posaient la règle et l'équerre sur leur tablette, ils savaient
comment ils allaient procéder; ils marchaient méthodiquement, géométriquement,
sans passer leur temps à crayonner au hasard, en attendant
cette inspiration vague à laquelle les esprits paresseux s'habituent
à rendre un culte.
 
D'ailleurs, l'emploi de ces méthodes géométriques n'était pas, répétons-le,
une formule invariable, c'était un moyen propre à obtenir les
combinaisons les plus variées, mais combinaisons dérivant toujours d'un
principe qu'on ne pouvait méconnaître sans tomber dans le faux. Examinons donc comment l'architecte du chœur de Beauvais s'y est pris.
pour établir ses plans et ses élévations.
</div>
[[Image:Plan.choeur.cathedrale.Beauvais.2.png|center]]
<div class="text">
La figure 8 donne une portion du chœur de la cathédrale de Beauvais,
l'axe étant en A. D'abord les axes des piles principales qui portent la
haute nef ont été fixés à 14<sup>m</sup>,95 d'écartement (46 pieds.) Sur un point <i>a</i> pris
sur l'un de ces axes, il a été élevé une ligne <i>ab</i> à 60º, laquelle a donné,
par sa rencontre avec l'autre axe, le point <i>b</i>, centre d'une pile comme
le point <i>a</i>. Tirant du point <i>b</i> une perpendiculaire aux axes, on a obtenu
le point de rencontre <i>c</i>, centre d'une troisième pile. Ainsi ont été posés
les centres des piles. Procédant toujours de même et prolongeant les
lignes à 60º, on a obtenu une suite de triangles équilatéraux qui ont
donné à leurs sommets les axes C des piles intermédiaires du double
collatéral et le nu extérieur D du mur du bas côté. Les diamètres des
noyaux cylindriques des piles de la haute nef ont été fixés à 4 pieds, ceux
des piliers intermédiaires à 40 pouces; l'épaisseur du mur D; à 4 pieds.
Ainsi ont été établis les axes, les écartements des piles, les largeurs des
collatéraux. Jusqu'à présent le géomètre seul est intervenu. Il a toutefois
la confiance d'avoir, grâce à sa méthode, établi sur plan horizontal des
rapports harmonieux. En effet, une des conditions d'harmonie, en fait
d'architecture, c'est d'éviter, en apparence directe, les divisions égales,
mais cependant de faire que des rapports s'établissent entre elles. Par le
moyen de ce tracé, les écartements entre trois des piles du chœur
sont égaux, mais ces écartements sont plus de la moitié de l'ouverture
de la nef. Les axes des piles <i>a</i> et <i>c</i> sont éloignés de plus de la moitié
de l'entre-axe direct <i>cb</i>, tandis que les axes de ces piles <i>a</i> et <i>c</i> sont
écartés de la moitié de la diagonale <i>ab</i>. Il y a donc rapport et dissemblance.
De même les axes des piles <i>a</i> et <i>d</i> sont moins espacés que les
axes <i>a</i> et <i>c</i>, mais ont entre eux une distance égale à la moitié de l'entre-axe
<i>ae</i>. L'écartement <i>df</i> est plus petit que l'écartement <i>ad</i>. De sorte que
si, dans le sens longitudinal, les travées sont pareilles, dans le sens transversal
elles sont dissemblables, diminuant vers les extrémités. Cela était
en outre conforme aux règles de la stabilité, car il était important de
réduire successivement les poussées en approchant du vide.
 
Mais ce chœur s'ouvre sur un transsept égal à la grande nef en
largeur.
L'architecte, l'artiste, le praticien sent que les grandes archivoltes
bandées sur les piles <i>a</i>, <i>c</i>, vont exercer une poussée active sur la première
pile <i>g</i> du chœur, qui n'est plus étrésillonnée à la hauteur de ces archivoltes.
D'abord il augmente la section de cette pile, puis il diminue
l'écartement de la première travée B.
 
Non-seulement ainsi il soumet son tracé à une loi de stabilité, mais il
satisfait l'œil, en donnant plus de fermeté à sa pile d'angle et moins
d'écartement à cette première travée. Il rassure le regard, tout comme
les Grecs l'avaient fait, lorsqu'ils diminuaient le dernier
entre-colonnement
à l'angle d'un portique, et qu'ils augmentaient le diamètre de la
colonne angulaire. En G, cet architecte, sur la travée du transsept, compte
élever une tour; il renforce les piles <i>h</i> et <i>i</i>, comme nous l'avons tracé. Cette
méthode appliquée en plan horizontal donne le moyen de tracer les arcs
des voûtes suivant des rapports harmonieux. Ainsi, pour les
arcs-doubleaux,
l'architecte a divisé la base <i>kf</i> en quatre parties, il a pris trois
de ces parties pour la hauteur de la flèche <i>ij</i>; pour l'arc ogive, il a également
divisé la base <i>mf</i> en quatre parties, et pour la hauteur de la
flèche <i>no</i> il a pris deux parties et demie: il en résulte que la flèche <i>no</i>
est égale, à quelques centimètres près, à la flèche <i>if</i>. Deux de ces dernières
parties ont servi pour la base <i>fn</i> des formerets dont les centres
sont en <i>fn</i>, et qui inscrivent ainsi un triangle équilatéral;
car on observera
que la base <i>nf</i> est égale au côté <i>fp</i>, projection horizontale du formeret. Sur son plan horizontal, l'architecte établissait ainsi tous les
rapports harmoniques des parties, les arcs des voûtes, et n'avait plus
qu'à procéder par une méthode analogue, en projection verticale, pour
que les rapports de hauteurs et de largeurs fussent établis. Prenant une
travée <i>ca</i> en élévation (fig. 9), et des axes des piles, élevant des triangles
équilatéraux formant une suite de losanges, les sommets <i>a</i> ont donné le
niveau des naissances des archivoltes des collatéraux; les sommets <i>b</i>
des triangles dont la base est prise à la hauteur des astragales <i>c</i> des colonnettes
accolées ont donné le niveau du cordon inférieur du triforium;
la rencontre des lignes verticales <i>d</i> avec les côtés des triangles, le
niveau <i>e</i> du cordon supérieur du triforium; les sommets <i>f</i> le niveau des
naissances des grandes voûtes, et les points de rencontre <i>g</i> le niveau des
naissances des formerets. Il résulte de ce tracé que la hauteur <i>hp</i> (c'est
toujours au-dessus des bases que les opérations sont faites) égale la
largeur de la grande nef entre axes des piles (voyez le plan); que la hauteur
<i>bk</i> du triforium égale la hauteur <i>pb</i>, que la hauteur <i>bf</i> égale la
hauteur <i>hp</i>, ou la largeur de la nef entre axes; que cependant, grâce au
démanchement des triangles en <i>c</i>, il y a une différence <i>bo</i> qui empêche
de deviner, pour l'œil, ces rapports exacts qui eussent été choquants:
toute harmonie de proportions exigeant, comme nous l'avons dit plus
haut, des rapports, mais non des similitudes. On constatera également
que la ligne <i>mn</i> est égale à la base du triangle; c'est dire aux entre axes
des piles de deux en deux travées, ce qui donne une apparence de stabilité
à la pile, étayée, pour ainsi dire, par ces côtés fictifs que l'œil trace sans
s'en rendre compte; que les archivoltes en <i>s</i> sont tangentes au prolongement
de ces côtés; que de même, les chapiteaux <i>i</i> qui portent les arcs
des grandes voûtes sont étayés par les côtés <i>j</i>, <i>i</i>. Si nous pouvions suivre
cette composition dans tous ses détails, nous verrions que ce principe est
appliqué dans le tracé du triforium, des meneaux des fenêtres, etc.
</div>
[[Image:Coupe.travee.cathedrale.Beauvais.png|center]]
<div class="text">
Si maintenant nous prenons un édifice ne possédant qu'un seul vaisseau voûté, comme la salle synodale de Sens, bâtie en même temps que
le chœur de Beauvais, nous verrons que l'architecte a procédé d'après
une méthode semblable à celle que nous venons de décrire. Un quart de
travée de cette salle étant figuré en ABC (fig. 10), la voûte a d'abord
été tracée, c'est-à-dire que sur la projection horizontale AC de l'arc
ogive, on a tracé le demi-cercle <i>ab</i> qui est le rabattement de la moitié de
cet arc; prenant sur le demi-diamètre <i>a</i>C une longueur <i>ad</i> égale à la
moitié de la base de l'arc-doubleau, et élevant une perpendiculaire de
sur la ligne <i>a</i>C, le point de rencontre <i>e</i> a donné la clef de l'arc-doubleau
et <i>ae</i> sa courbe; donc <i>de</i> est la flèche de cet
arc-doubleau. Du niveau
des bases <i>f</i>, <i>g</i>, des piles, élevant un triangle équilatéral <i>fgh</i>, et sur la
verticale abaissée du sommet, prenant une longueur <i>hd'</i> égale à <i>ed</i>, le
point <i>d'</i> a donné le niveau des naissances des arcs des voûtes, et la proportion
de la salle a été ainsi établie. Pour le tracé du fenêtrage qui clôt
l'extrémité de cette salle, on a procédé par le moyen des triangles
équilatéraux,
</div>
[[Image:Schema.salle.synodale.Sens.2.png|center]]
<div class="text">
ainsi que l'indique le côté <i>i</i>K. Donc, des rapports de proportions
ont été établis entre ce fenêtrage et la salle elle-même<span id="note8"></span>[[#footnote8|<sup>8</sup>]]. Sous la grande
salle synodale de Sens, il existe un rez-de-chaussée voûté sur une épine
de colonnes. Le procédé employé pour établir les proportions de cet
intérieur
est le même que celui que nous venons d'indiquer, et notre
figure 11 nous dispensera d'une nouvelle explication.
</div>
[[Image:Schema.salle.synodale.Sens.png|center]]
<div class="text">
Ces exemples suffisent pour démontrer qu'un système harmonique de
proportions était adopté par les architectes du moyen âge dans la composition
de leurs édifices, système qui procédait de l'intérieur à l'extérieur.
Ce système diffère essentiellement de celui des Grecs, qui procédait de
l'extérieur à l'intérieur et par le rapport des nombres; mais on ne peut
nier qu'il ne soit logique et conforme aux lois de la statique. Il n'y a
donc point à comparer ces systèmes et à vouloir appliquer les méthodes
de l'un à l'autre; on ne peut que les étudier séparément. Parce que les
Grecs ont inventé les ordres et leur ont donné des proportions excellentes,
on ne saurait conclure de ce fait qu'il ne puisse exister un autre principe
de proportions; et si la colonne, dans l'architecture du moyen âge, n'est
pas soumise aux lois proportionnelles qui régissent la colonne grecque,
de ce qu'elle n'a plus que des proportions relatives au lieu de posséder
des proportions absolues, on n'en pourrait conclure que l'architecture
gothique, ainsi que l'a fait M. Quatremère de Quincy, est dénuée de tout
principe de proportions. La colonne, dans l'architecture romane et gothique,
n'est plus un support destiné à soutenir une plate-bande, c'est un
nerf recevant des arcs de voûtes; sa fonction n'étant plus la même, il est
assez naturel que ses proportions diffèrent. Au lieu d'être un objet principal
dans l'architecture, elle n'est plus qu'un objet accessoire qui se
soumet aux lois générales de la structure et aux proportions sur lesquelles
celle-ci s'établit. Mais en ce point, comme en beaucoup d'autres, lorsqu'il
s'agit de comparer les arts de l'antiquité et ceux du moyen âge, on
commence par un malentendu: autant vaudrait dire que la langue française
n'est pas une langue, parce qu'elle possède une syntaxe différente
de la syntaxe grecque, ou qu'un cheval est un animal difforme parce que
son organisation diffère essentiellement de l'organisation d'une hirondelle.
C'est, à notre sens, rapetisser le champ des études, et réduire singulièrement
les ressources de l'art que de prétendre borner l'esprit humain à une
seule donnée, si parfaite qu'elle soit; et si l'on voulait absolument établir
une comparaison entre l'art grec et l'art du moyen âge, il faudrait d'abord
imposer à un architecte grec le programme qui fut donné à l'architecte
de la cathédrale de Beauvais, et voir comment, à l'aide de ces éléments,
il pourrait y satisfaire. Or, les programmes donnés de nos jours se rapprochant
sensiblement plus de ceux qui étaient imposés aux architectes du
moyen âge que de ceux fournis aux architectes grecs, on ne conçoit
guère comment, pour les remplir, soit par les moyens matériels, soit
par les formes d'art, on doive plutôt recourir à l'architecture grecque qu'il
celle admise par les artistes du moyen âge; et pourquoi, pour quelle
raison, on supprimerait cet ordre de travaux humains qui peut fournir
des éléments applicables à tous les points de vue.
 
Mais, dans une autre partie de cet ouvrage<span id="note9"></span>[[#footnote9|<sup>9</sup>]], nous avons fait ressortir
des dissemblances non moins grandes entre les architectures antique et
du moyen âge; nous avons fait voir que si les architectes de la Grèce et
de Rome soumettaient les parties de leurs édifices au module,
c'est-à-dire
à un système de proportions dépendant de l'art seul, les architectes du
moyen âge avaient tenu compte de l'échelle humaine, c'est-à-dire de la
dimension de l'homme. C'est là un point capital et qui dut nécessairement
établir dans le mode des proportions un élément nouveau. En effet, les
bases, les chapiteaux, les diamètres de colonnes, les profils et les bandeaux,
les baies, les appuis, devraient nécessairement, d'après la donnée
des artistes du moyen âge, tout d'abord, et quelle que fût la dimension
de l'édifice, rappeler la taille humaine. C'était un moyen de présenter aux
yeux la dimension vraie d'un monument, puisqu'on établissait ainsi dans
toutes les parties un rapport exact avec l'homme<span id="note10"></span>[[#footnote10|<sup>10</sup>]]. Nous admirons autant
que personne les principes de proportions qui régissent l'architecture
grecque, mais nous ne pensons pas que ces principes soient les seuls
admissibles; nous sommes bien forcés de reconnaître l'existence d'un
nouveau mode de procéder chez les maîtres du moyen âge, et, en l'étudiant,
nous ne saurions en méconnaître l'importance. Les Grecs admettaient
la puissance des nombres: c'était, pour ainsi dire, chez eux un
principe religieux. Les nombres impairs et leurs multiples dominent,
3, 9, 7, 21, 49; mais ils ne tiennent compte de l'échelle humaine; ils
établissent une harmonie parfaite à l'aide de ces combinaisons de nombres.
Cela est admirable sans contredit, et mériterait même une étude
plus attentive de la part de ceux qui prétendent posséder le monopole
des connaissances de cet art (bien qu'ils se contentent d'en étudier sans
cesse les produits, sans jamais en déduire un système philosophique,
dirons-nous); mais, à côté ou à la suite de cette méthode arithmétique
si intéressante, il y a la méthode géométrique du moyen âge, et l'intervention
de l'échelle humaine, qui sont d'une certaine valeur et qu'on ne
saurait dédaigner.
 
Nous n'avons présenté dans cet article, jusqu'à présent, que des exemples
tirés de monuments religieux; cependant il n'en faudrait pas conclure
que les architectes du moyen âge ne songeaient pas aux proportions,
lorsqu'ils élevaient des édifices civils. Loin de là: nous les voyons suivre
leurs principes de proportions par voie géométrique, dans des monuments
d'utilité publique, dans des maisons, dans des ouvrages même de défense;
car ils ne pensaient pas qu'une tour se défendît plus mal contre
des assaillants parce qu'elle était établie sur d'heureuses proportions. Et
c'est en cela que nous n'hésitons pas à donner à ces maîtres trop méconnus
un brevet d'artiste. Certes il était plus aisé de mettre un monument
en proportion par des combinaisons de nombres, indépendamment
de l'échelle humaine, que de satisfaire les yeux en observant la loi de
l'échelle humaine. Alors les combinaisons de nombres ne pouvaient plus
être appliquées, car il fallait toujours partir d'une unité invariable, la
taille de l'homme, et cependant trouver des rapports harmonieux: on
comprend comment, dans ce dernier cas, la méthode géométrique devait être préférée à la méthode arithmétique.
 
<span id=Compiegne>Prenons encore un exemple, tiré cette fois d'un édifice civil. La façade
de l'ancien hôpital de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Compiegne|Compiègne]] date du milieu du XIII<sup>e</sup> siècle: c'est un
simple pignon fermant une salle à deux travées. Pour mettre cette façade
(fig. 12) en proportion, l'architecte s'est servi du triangle égyptien, c'est-à-dire
du triangle dont la hase a quatre parties, et la perpendiculaire
abaissée du sommet sur la base deux et demie. Non-seulement l'inclinaison
de la pointe du pignon est donnée par les côtés du triangle, mais
notre figure fait voir que les lignes parallèles à ces côtés donnent les niveaux
des chapiteaux <i>a</i>, des bases <i>b</i>, des chapiteaux <i>d</i>, du glacis <i>c</i>; que
ces côtés sont répétés en <i>f</i>, au-dessus des fenêtres supérieures, et tracent
des gâbles qui n'ont d'autre raison d'être que de rappeler le triangle
générateur; que les arcs des fenêtres <i>g</i> sont inscrits dans les côtés des
triangles; que l'œil rencontre des points <i>h</i>, <i>i</i>, <i>m</i>, <i>n</i>, tous posés sur ces côtés.
La méthode admise, l'architecte établissait, par exemple, un rapport
géométrique entre les fenêtres longues du rez-de-chaussée et les portes,
ainsi que l'indique le tracé A. L'œil rencontrait donc sur toute cette façade
des points posés sur les lignes inclinées parallèles aux côtés du
triangle générateur. Il en résultait naturellement des rapports, une suite
de déductions harmoniques qui constituent un véritable système de proportions.
Ajoutons que dans cette façade, comme dans toute l'architecture
du moyen âge, l'échelle humaine est le point de départ. Les
contre-forts
ont 3 pieds de largeur; le socle est profilé à 4 pieds au-dessus du
sol; les portes ont une toise de largeur, etc.
 
Si l'on prend la peine d'appliquer cette méthode de l'emploi des
triangles, comme moyen de mettre les édifices en proportion, à tous les
monuments du moyen âge ayant quelque valeur, on trouvera toujours
qu'on a procédé par des tracés logiques, établissant des rapports harmonieux
par des sections de lignes parallèles aux côtés de ces triangles, et
marquant, pour l'œil, des points de repère qui rappellent ces lignes
inclinées soit à 45º, soit à 60º, soit à 52º.
</div>
[[Image:Facade.hopital.Compiegne.png|center]]
<div class="text">
Si, au lieu de suivre sans examen, sans analyse, des traditions dont
nous ne cherchons même plus à découvrir les principes, nous prenions
confiance dans l'emploi des méthodes raisonnées, nous pourrions tirer
parti de ces exemples d'architecture du moyen âge, et nous en servir,
non pour les imiter platement, mais pour les étendre ou les perfectionner.
Nous arriverions peut-être à établir un système harmonique de proportions
complet, nous qui n'en possédons aucun, et qui nous en tenons
au hasard ou à ce que nous appelons le sentiment, ce qui est tout un.
Les Grecs, personne ne le contestera, étaient doués d'une délicatesse supérieure
à la nôtre. Sur toute question d'art, si ces hommes, placés dans
un milieu excellent, croyaient nécessaire de recourir à des lois arithmétiques
lorsqu'ils voulaient mettre un édifice en proportion, et ne se
fiaient pas à cette inspiration fantasque et variable que nous décorons du
nom de sentiment, comment nous qui, relativement, ne sommes pourvus
que de sens grossiers, aurions-nous cette prétention de ne reconnaître aucune
loi et de procéder au hasard, ou de croire que nous suivons les lois
établies par les Grecs, quand nous ne savons plus en interpréter le sens,
nous bornant seulement à en reproduire la lettre? Mesurant cent fois le
Parthénon avec des différences de quelques millimètres, à quoi nous servira
cette compilation de documents, si nous n'en savons déduire le principe générateur des proportions. Autant vaudrait copier cent fois un texte
dont le sens demeurerait inconnu, en se bornant à imiter avec plus ou
moins d'exactitude matérielle la forme des caractères, l'accentuation et
les interlignes. Abandonnés à eux-mêmes, éloignés des exemples laissés
par l'antiquité, les artistes du moyen âge ont été plus loin que nous, en
cherchant et trouvant un principe logique de proportions et en sachant
l'appliquer. Ce n'est donc pas un progrès que d'ignorer ces principes; ce
pourrait en être un de les connaître et d'en trouver d'autres plus parfaits.
Mais jamais nous ne pourrons admettre comme un progrès l'ignorance
d'un fait antérieur. Le progrès, au contraire, ne résulte que de la connaissance
des faits antérieurs avec une plus juste appréciation de leur
valeur et une meilleure application. Que le bon sens se révolte à l'idée
d'employer aujourd'hui en architecture des formes adoptées par les civilisations
de l'antiquité ou du moyen âge, cela est naturel; mais quel
esprit sensé oserait prétendre qu'il faut ignorer, laisser en oubli les
résultats obtenus avant nous, pour produire une œuvre supérieure à ces
résultats?
 
Si le système harmonique des proportions admis par les Grecs diffère
de celui admis par les architectes occidentaux du moyen âge, un lien les
réunit. Chez les Grecs, le système harmonique dérive de l'arithmétique;
chez les Occidentaux du moyen âge, de la géométrie; mais l'arithmétique
et la géométrie sont sœurs. Dans ces deux systèmes, on retrouve
un même élément: rapports de nombres, rapports d'angles et de dimensions
donnés par des triangles semblables. Mais copier les monuments
grecs, sans connaître les rapports de nombres à l'aide desquels ils ont été
mis en proportion, la raison logique de ces rapports, et mettre à néant
la méthode géométrique trouvée par les gens du moyen âge, ce ne peut
être le moyen d'obtenir ces progrès dont on nous parle beaucoup, sans
que nous les voyons se développer.
 
Il serait plus sincère de reconnaître qu'en fait de principes d'architecture,
aujourd'hui, nous avons tout à apprendre de nos devanciers,
depuis l'art de construire jusqu'à ces grandes méthodes harmoniques
de l'antiquité ou du moyen âge. À de savantes conceptions, profondément
raisonnées, nous avons substitué une sorte d'empirisme grossier,
qui consiste, soit à imiter, sans les comprendre, des formes antérieures,
soit à les mélanger sans ordre ni raison, produisant ainsi de véritables
monstres qui, le premier étonnement passé, n'inspirent que le dégoût et
l'ennui. Qu'on nous présente ces chimères comme un progrès, l'avenir en fera justice, et ne verra dans ces produits bâtards, amoncelés à
l'aide de moyens puissants et de dépenses énormes, que confusion et
ignorance.
 
Nous croyons fermement au progrès, nous le constatons avec joie
au sein de notre société moderne; nous ne sommes point de ces sceptiques
qui admettent que le bien et le mal, en ce monde, sont toujours
répartis à doses égales. Mais il est de ces moments, même au sein
d'une civilisation avancée, où la raison éprouve des échecs: or, en ce qui
touche à notre art, nous sommes dans une de ces périodes. Est-ce à croire
que tout est perdu? Non, certes; notre art se relèvera à l'aide de ces
études historiques, assez mal vues de quelques-uns, mais qui se poursuivent
malgré tout, se poursuivront, et produiront des résultats féconds.
Apprenons à mieux connaître les arts des temps anciens: les analysant
patiemment, nous aurons établi les fondements des arts de notre siècle;
nous reconnaîtrons qu'à côté des faits matériels, qui diffèrent sans cesse,
il y a les principes, qui sont invariables, et que, si l'histoire éveille la curiosité,
elle dévoile aussi, pour qui sait la fouiller, des trésors de savoir
et d'expérience que l'homme intelligent doit employer.
 
<br><br>
----
 
<span id="footnote1">[[#note1|1]] : Voyez le neuvième <i>entretien sur l'architecture</i>.
 
<span id="footnote2">[[#note2|2]] : Voyez ce que nous disons à propos de l'emploi de ce triangle à l'article [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 6, Ogive|Ogive]], et
dans le neuvième <i>entretien sur l'architecture</i>.
 
<span id="footnote3">[[#note3|3]] : Voyez <i>Théorie du module déduite du texte de Vitruve</i>. Nîmes, 1862.--<i>Étude des dimensions
de la Maison carrée de Nîmes</i>, 1864--<i>Étude des dimensions de la colonne
Trajane</i>, 1863.--<i>Mémoire à propos des scamilli impares de Vitruve</i>.--<i>Mémoire sur le
Parthénon</i>.--<i>Étude des dimensions du monument choragique de Lysicrate</i>.
 
<span id="footnote4">[[#note4|4]] : Nous avons fait ce travail après avoir, non-seulement relevé l'église de Saint-Sernin,
mais après que nous avons pu la débarrasser de lourdes adjonctions qui modifiaient ses
couronnements, et lorsque nous avons ainsi été à même de retrouver la place des anciennes
corniches et des pentes des couvertures. Ce n'est qu'après avoir constaté la place
de chaque partie de la manière la plus certaine, que nous nous sommes livré au travail
de recherche qui nous a dévoilé le système de proportions adopté par les architectes
primitifs. Étant frappé des heureuses proportions que nous montraient les travaux de
déblaiement, et de l'effet singulièrement harmonieux de l'ensemble, nous en avons cherché
la cause; car on se fait illusion, si l'on suppose que le hasard ou le sentiment seul
peut produire de pareils résultats sur un édifice aussi étendu et composé de tant de
parties.
 
<span id="footnote5">[[#note5|5]] : Voyez le neuvième <i>entretien sur l'architecture</i>, fig. 9 et 10.
 
<span id="footnote6">[[#note6|6]] : Voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 2, Chapelle|Chapelle]], fig. 1, 2 et 3.
 
<span id="footnote7">[[#note7|7]] : Voyez la <i>Cathédrale de [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Index communes C#Cologne|Cologne]]</i>, par M. Félix de Verneilh. (<i>Annales archéologiques</i>,
1848).
 
<span id="footnote8">[[#note8|8]] : Voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 8, Salle|Salle ]].
<span id="footnote9">[[#note9|9]] : Voyez [[Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 5, Échelle|Échelle]].
 
<span id="footnote10">[[#note10|10]] : L'exposé de ce principe si vrai et si simple a paru, aux yeux de quelques critiques,
établir une véritable hérésie; nous avouons ne pas comprendre pourquoi. Que ce principe
diffère de celui admis chez les Grecs, ce n'est pas douteux; mais en quoi serait-il
contraire aux conditions de l'art de l'architecture? C'est ce qu'on n'a pas pris la peine
de discuter.