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PROPORTION, s. f. Les Grecs avaient un mot pour désigner ce que nous entendons par proportion : συμμετρἰα, d’où nous avons fait symétrie, qui ne veut nullement dire proportion ; car un édifice peut être symétrique et n’être point établi suivant des proportions convenables ou heureuses. Rien n’indique mieux la confusion des idées que la fausse acception des mots ; aussi ne s’est-on pas fait faute de confondre dans l’art de l’architecture, depuis le XVIe siècle, la symétrie, ou ce qu’on entend par la symétrie, avec les rapports de proportions ; ou plutôt a-t-on pensé souvent satisfaire aux lois des proportions en ne se contentant que des règles de la symétrie.

L’artiste le plus vulgaire peut adopter facilement un mode symétrique ; il lui suffit pour cela de répéter à gauche ce qu’il a fait à droite, tandis qu’il faut une étude très-délicate pour établir un système de proportions dans un édifice, quel qu’il soit. On doit entendre par proportions, les rapports entre le tout et les parties, rapports logiques, nécessaires, et tels qu’ils satisfassent en même temps la raison et les yeux. À plus forte raison, doit-on établir une distinction entre les proportions et les dimensions. Les dimensions indiquent simplement des hauteurs, largeurs et surfaces, tandis que les proportions sont les rapports relatifs entre ces parties suivant une loi. « L’idée de proportion, dit M. Quatremère de Quincy dans son Dictionnaire d’Architecture, renferme celle de rapports fixes, nécessaires, et constamment les mêmes, et réciproques entre des parties qui ont une fin déterminée. » Le célèbre académicien nous paraît ne pas saisir ici complètement la valeur du mot proportion. Les proportions, en architecture, n’impliquent nullement des rapports fixes, constamment les mêmes entre des parties qui auraient une fin déterminée, mais au contraire des rapports variables, en vue d’obtenir une échelle harmonique. M. Quatremère de Quincy nous semble encore émettre une idée erronée, s’il s’agit des proportions, lorsqu’il ajoute :

« Ainsi il est sensible que toutes les créations de la nature ont leurs dimensions, mais toutes n’ont pas des proportions. Une multitude de plantes nous montrent de telles disparates de mesures, de si nombreuses et de si évidentes, qu’il serait, par exemple, impossible de déterminer avec précision la mesure réciproque de la branche de tel arbre avec l’arbre lui même. » L’auteur du Dictionnaire confond ainsi les dimensions avec les proportions ; et s’il eût consulté un botaniste, celui-ci lui aurait démontré facilement qu’il existe au contraire, dans tous les végétaux, des rapports de proportions établis d’après une loi constante entre le tout et les parties. M. Quatremère de Quincy méconnaît encore la loi véritable des proportions en architecture, lorsqu’il dit : « C’est qu’un vrai système de proportions repose, non pas seulement sur des mesures de rapports générales, comme seraient ceux, par exemple, de la hauteur du corps avec sa grosseur, de la longueur de la main avec celle du bras, mais sur une liaison réciproque et immuable des parties principales, des parties subordonnées et des moindres parties entre elles. Or, cette liaison est telle que chacune, consultée en particulier, soit propre à enseigner, par sa seule mesure, quelle est la mesure, non-seulement de chacune des autres parties, mais encore du tout, et que ce tout puisse réciproquement, par sa mesure, faire connaître quelle est celle de chaque partie. » Si nous comprenons bien ce passage, il résulterait de l’application d’un système de proportions en architecture, qu’il suffirait d’admettre une sorte de canon, de module, pour mettre sûrement un monument en proportion, et qu’alors les proportions se réduiraient à une formule invariable, d’une application banale. « Voilà, ajoute encore M. Quatremère de Quincy, ce qui n’existe point et ne saurait se montrer dans l’art de bâtir des Égyptiens, ni dans celui des gothiques ; plus inutilement, encore le chercherait-on dans quelque autre architecture. Et voilà quelle est la prérogative incontestable du système de l’architecture grecque. » Il faut convenir que ce serait bien malheureux pour l’art grec s’il en était ainsi, et que si cet art se réduisait, lorsqu’il s’agit de proportions, à l’application rigoureuse d’un canon, le mérite des artistes grecs se bornerait à bien peu de choses, et les lois des proportions à une formule.

Les proportions en architecture dérivent de lois plus étendues, plus délicates et qui s’exercent sur un champ bien autrement libre. Que les architectes grecs aient admis un système de proportions, une échelle harmonique, cela n’est pas contesté ni contestable ; mais de ce que les Grecs ont établi un système harmonique qui leur appartient, il ne s’en suit pas que les Égyptiens et les gothiques n’en aient pas aussi adopté un chacun de leur côté. Autant vaudrait dire que les Grecs, ayant possédé un système harmonique musical, on ne saurait trouver dans les opéras de Rossini et dans les symphonies de Beethowen que désordre et confusion, parce que ces auteurs ont procédé tout autrement que les Grecs. Quoi qu’en ait dit M. Quatremère de Quincy, les proportions en architecture ne sont pas un canon immuable, mais une échelle harmonique, une corrélation de rapports variables, suivant le mode admis. Les Grecs eux-mêmes n’ont pas procédé comme le suppose l’auteur du Dictionnaire, et cela est à leur louange, car il existe dans leurs ordres mêmes des écarts notables de proportions ; les proportions sont chez eux relatives à l’objet ou au monument, et non pas seulement aux ordres employés. Nous avons expliqué ailleurs[1] comment certaines lois dérivées de la géométrie avaient été admises par les Égyptiens, par les Grecs, les Romains, les architectes byzantins et gothiques, lorsqu’il s’agissait d’établir un système de proportions applicable à des monuments très-divers ; comment ces lois n’étaient point un obstacle à l’introduction de formes nouvelles ; comment, étant supérieures à ces formes, elles ont pu en gouverner les rapports de manière à présenter un tout harmonique à Thèbes aussi bien qu’à Athènes, à Rome aussi bien qu’à Amiens ou à Paris ; comment les proportions dérivent, non point d’une méthode aveugle, d’une formule inexpliquée et inexplicable, mais de rapports entre les pleins et les vides, les hauteurs et les largeurs, les surfaces et les élévations, rapports dont la géométrie rend compte, dont l’étude demande une grande attention, variable d’ailleurs, suivant la place et l’objet ; comment, enfin, l’architecture n’est pas l’esclave d’un système hiératique de proportions, mais au contraire peut se modifier sans cesse et trouver des applications toujours nouvelles, des rapports proportionnels, aussi bien qu’elle trouve des applications variées à l’infini, des lois de la géométrie ; et c’est qu’en effet les proportions sont filles de la géométrie aussi bien en architecture que dans l’ordre de la nature inorganique et organique.

Les proportions en architecture s’établissent d’abord sur les lois de la stabilité, et les lois de la stabilité dérivent de la géométrie. Un triangle est une figure entièrement satisfaisante, parfaite, en ce qu’elle donne l’idée la plus exacte de la stabilité. Les Égyptiens, les Grecs, sont partis de là, et plus tard les architectes du moyen âge n’ont pas fait autre chose. C’est au moyen des triangles qu’ils ont d’abord établi leurs règles de proportions, parce qu’ainsi ces proportions étaient soumises aux lois de la stabilité. Ce premier principe admis, les effets de la perspective ont été appréciés et sont venus modifier les rapports des proportions géométrales ; puis ont été établis les rapports de saillies, des pleins et des vides, qui, pendant le moyen âge du moins, sont dérivés des triangles. Nous avons indiqué même comment dans les menus détails de l’architecture les lignes inclinées à 45º à 60º et à 30º ont été admises comme génératrices des tracés de profils. Les triangles acceptés par les architectes du moyen âge comme générateurs de proportions sont : 1o le triangle isocèle rectangle ; 2o le triangle que nous appelons isocèle égyptien. c’est-à-dire dont la base se divise en quatre parties et la verticale tirée du milieu de la base au sommet en deux parties et demie[2] ; 3o le triangle équilatéral. Il est évident (fig. 1) que tout édifice inscrit dans l’un de ces trois triangles accusera tout d’abord une stabilité parfaite ; que toutes les fois que l’on pourra rappeler, par des points sensibles à l’œil, l’inclinaison des lignes de ces triangles, on soumettra le tracé d’un édifice aux conditions apparentes de stabilité.


Si des portions de cercle inscrivent ces triangles, les courbes données auront également une apparence de stabilité. Ainsi le triangle isocèle rectangle A donnera un demi-cercle ; le triangle isocèle B et le triangle équilatéral C donneront des arcs brisés, improprement appelés ogives : courbes qui rappelleront les proportions générales des édifices engendrés par chacun de ces triangles. Ce sont là des principes très-généraux, bien entendu, et qui s’étendent à l’application, ainsi que nous allons le voir.

Mais, d’abord, il convient d’indiquer sommairement les découvertes récemment faites par un savant ingénieur des ponts et chaussées, M. Aurès, relatives aux proportions admises chez les Grecs. M. Aurès a démontré dans plusieurs mémoires[3], que pour rendre compte du système de proportions admis par les Grecs, il fallait partir des mesures qu’ils possédaient, c’est-à-dire du pied grec et du pied italique, et en ce qui concerne les ordres, chercher les rapports de mesures, non pas au pied de la colonne, mais à son milieu, entre le soubassement et le chapiteau ; c’est-à-dire par une section prise au milieu de la hauteur du fût. Les fûts des colonnes des ordres grecs étant coniques, il est clair que les rapports entre le diamètre de ces colonnes, leur hauteur et leurs entre-colonnements, différeront sensiblement si l’on mesure l’ordre à la base de la colonne au milieu du fût. Or, prenant les mesures au milieu du fût, et comptant en pieds grecs, si l’on est en Grèce, en pieds italiques, si l’on est dans la Grande Grèce, on trouve des rapports de mesure tels, par exemple, que 5 pieds pour les colonnes, 10 pieds pour les entre-colonnements, c’est-à-dire des rapports exacts et conformes aux proportions indiquées par Vitruve. Ce n’est point ici l’occasion d’insister sur ces rapports, il nous suffit de les indiquer, afin qu’il soit établi que les architectes de l’antiquité ont suivi les formules arithmétiques dans la composition de leurs ordres, des rapports de nombres, tandis que les architectes du moyen âge se sont servis des triangles pour obtenir des rapports harmoniques.

Il existait en France, dans une province très-éclairée et florissante, dès le XIe siècle, à Toulouse, un monument d’une grande importance, mais qui n’était guère apprécié, il y a quelques années, que par les artistes : c’est l’église de Saint-Saturnin, vulgairement dite Saint-Sernin. Cet édifice restauré, ou plutôt débarrassé des superfétations qui en dénaturaient les formes générales, a tout à coup pris aux yeux du public une valeur considérable. Ce n’est ni par le soin apporté dans l’exécution, ni par la richesse de la sculpture ou des moulures, ni par les détails, que cette énorme bâtisse a frappé les yeux de la foule, mais seulement par le rapport de ses proportions. L’église de Saint-Sernin a été conçue certainement par un architecte savant, très-versé dans la connaissance de son art, possédant des principes très-développés sur le rapport des proportions, mais exécutée par des ouvriers grossiers et à l’aide de matériaux médiocres, dénaturée au XVIe siècle par des adjonctions qui en détruisaient l’harmonie, et rangée par suite au nombre de ces essais des temps barbares.

Aujourd’hui, grâce, disons-nous, à l’enlèvement de quelques pans de mur, au replacement des couvertures d’après leur ancienne forme, voilà un édifice qui, tout massif qu’il est, présente un ensemble d’une élégance robuste qui charme les yeux les moins exercés, et fournit un spécimen des plus intéressants de ce que peut obtenir l’architecte par une judicieuse pondération des masses, par le rapport étudié des parties, sans le secours d’aucun ornement. Grand enseignement pour nous, qui, en appelant à notre aide toutes les ressources d’une exécution délicate, de la sculpture et des ordres superposés, des profils compliqués, ne parvenons pas toujours à arrêter le regard du passant, et qui dépensons des millions pour faire dire parfois : « Que nous veulent ces colonnes, ces corniches et ces bas-reliefs ? »

L’intérieur de l’église de Saint-Sernin, bien que très-défiguré par des renforcements de piliers, par un sanctuaire ridiculement surchargé d’ornements de mauvais goût, et par un crépi grossier, d’une couleur déplaisante, avait seul conservé la renommée qu’il mérite. Cet intérieur, en effet, produit un effet saisissant et grandiose, bien qu’au total l’édifice ne soit pas d’une dimension extraordinaire. Cependant, sauf quelques chapiteaux, l’intérieur de l’église de Saint-Sernin laisse voir à peine quelques profils ; ses piliers à sections rectangulaires sont nus, comme les parements et les arcs de voûtes ; on ne voit dans tout cela qu’une structure, et l’effet qu’elle produit est dû à l’harmonie parfaite des proportions. Comment cette harmonie a-t-elle été trouvée ?

Constatons d’abord un fait majeur : c’est que dans l’architecture du moyen âge le système harmonique des proportions procède du dedans au dehors. Les Grecs ne procédaient pas toujours de cette manière, mais bien les Romains dans leurs édifices voûtés et dans la construction de leurs basiliques. Cet énoncé demande quelques éclaircissements. Si nous considérons le Parthénon, ou le temple de Thésée, ou même les temples de la Grande Grèce, à l’extérieur, il nous est impossible de préjuger les proportions intérieures admises dans ces édifices. Nous voyons un ordre extérieur conçu d’après une harmonie de proportions admirable, mais nous ne pouvons en déduire l’échelle harmonique de l’intérieur. L’ordre extérieur et le mur de la cella nous masquent un ou deux ordres intérieurs superposés, des dispositions d’étages qui ne sont point visibles à l’extérieur, un ciel ouvert ou un couvert fermé, des escaliers que le dehors ne saurait faire deviner. Si bien qu’aujourd’hui encore, on peut se demander si les intérieurs de ces monuments étaient totalement clos ou présentaient une sorte de cour. Si les ordres placés à l’intérieur sont établis dans un rapport harmonique de proportions avec l’ordre extérieur, c’est là une question de pure convention, mais qui ne peut être appréciée par l’œil, puisque ces ordres extérieurs et intérieurs ne sauraient être vus simultanément. C’est une satisfaction théorique que l’architecte s’est donnée. Supposons que les dispositions intérieures du Parthénon ne nous soient pas connues (et elles le sont à peine), sur dix architectes qui examineront cet extérieur seulement, nous n’aurons probablement pas deux restitutions pareilles de l’intérieur. Si, au contraire, dix architectes examinent seulement à l’extérieur des thermes romains, ou l’édifice connu sous le nom de basilique de Constantin, à Rome, ou encore l’église de Sainte-Sophie de Constantinople, et qu’ils essayent d’en présenter les dispositions intérieures, il est évident qu’ils ne différeront dans cette restitution que sur quelques détails d’une importance secondaire. C’est que, dans ces édifices, l’aspect extérieur n’est autre chose que l’enveloppe exacte de la structure intérieure ; par conséquent, si nous ne parlons que des proportions, c’est le système harmonique admis pour l’intérieur qui a commandé les proportions visibles à l’extérieur. En cela donc, les Romains ont procédé autrement que les Grecs. Mais, il faut le reconnaître, les Romains n’étaient guère sensibles à cet ordre de beautés simples qui ne s’expriment que par l’harmonie des proportions. Ils préféraient la richesse, le luxe ou la rareté des matières à un ensemble dont le seul mérite eût été d’être harmonieux ; aussi la plupart de leurs édifices ne se recommandent-ils pas par ce juste emploi des proportions qui nous frappe et que l’on ne se lasse pas d’admirer dans les œuvres de la Grèce. Le Romain confond les dimensions avec les proportions, et, pour lui, la grandeur ne réside pas dans un accord des formes, mais dans leur étendue. Pour lui, ce qui est grand, c’est ce qui est vaste.

Mieux doués heureusement du véritable sentiment de l’art que les Romains, les populations occidentales, dès l’époque romane, donnèrent à l’étude des proportions une attention singulière. Soit que ce sentiment eût été provoqué ou réveillé par la vue des édifices romano-grecs de la Syrie, soit qu’il fût instinctif, nous voyons déjà, au commencement du XIIe siècle, qu’un système harmonique de proportions est adopté dans les provinces d’en deçà et d’au delà de la Loire. Mais le système harmonique s’établit sur le principe de structure romaine, c’est-à-dire qu’il procède de l’intérieur à l’extérieur, que l’ossature apparente extérieurement n’est que l’enveloppe de la conception intérieure. Pour être plus clair, l’architecte proportionne son monument intérieurement, et ce parti pris fournit le système des proportions de l’extérieur. C’était il faut bien en convenir, une idée juste ; car, qu’est-ce qu’un édifice, sinon une nécessité enveloppée ? N’est-ce pas le contenu qui donne la forme de l’étui ? N’est-ce pas le pied qui impose la forme à la chaussure ? Et si aujourd’hui nous faisons des chaussures dans lesquelles on pourrait loger la main ou la tête, aussi bien et aussi incommodément que le pied, est-ce raisonner juste ?

Les édifices grecs, si beaux qu’ils soient (du moins ceux qui nous restent), ressemblent un peu à ces meubles qu’à l’époque de la Renaissance on appelait des cabinets. Meubles charmants parfois, admirablement décorés, précieux objets d’amateurs et de musées, mais qui sont, de fait un prétexte plutôt que l’expression d’un besoin réel. Il n’était donc pas surprenant que les Grecs, amateurs passionnés de la forme extérieure, songeassent avant tout à cette forme, qu’ils aient inventé des ordres d’une si heureuse proportion, quitte à placer derrière eux des services qui n’avaient point toujours une intime corrélation avec ce système harmonique. Le sens pratique des Romains, toutes les fois qu’ils cessaient d’imiter les monuments grecs pour rester vraiment romains, leur avait prescrit une tout autre méthode de procéder, comme nous l’avons indiqué ci-dessus ; mais il leur manquait, comme nous l’avons dit aussi, le sentiment délicat des proportions, et les Grecs étaient en droit de regarder leurs gros monuments concrets, moulant, pour ainsi dire, la nécessité intérieure, comme nous considérons une ruche d’abeilles ou des cabanes de castors, et de trouver là plutôt l’expression brutale d’un besoin qu’une œuvre d’art. Cependant les Grecs étaient des gens de trop d’esprit pour ne pas saisir tout le parti que l’on pouvait tirer du principe romain en lui appliquant de nouvelles lois harmoniques : c’est ce qu’ils firent en Asie. Ils eurent la sagesse d’abandonner définitivement les méthodes de proportions des ordres de l’antiquité, pour soumettre la structure matérielle romaine à tout un système de proportions procédant du dedans au dehors.

C’était là un trait de génie, ou plutôt une de ces ressources que le génie sait toujours trouver, lorsque changent les conditions dans lesquelles il se meut. C’est donc raisonner en dehors de la connaissance des faits et des circonstances, raisonner dans le vide, que de vouloir rapporter toute harmonie des proportions aux ordres grecs seuls. Les Grecs ont adopté un système harmonique propre aux ordres, lorsque les ordres formaient, pour ainsi dire, toute leur architecture ; ils en ont admis un autre lorsque l’architecture romaine est venue s’imposer au monde, et découvrir des moyens neufs, utiles, nécessaires. Au point de vue de la structure, l’architecture romaine était en progrès sur l’architecture grecque ; les Grecs se sont bien gardés de s’attacher à des traditions qui devaient cependant leur être chères, ils ont franchement admis le progrès matériel accompli et l’ont soumis à leur sentiment d’artistes, à leur esprit philosophique. Ils nous ont ainsi transmis des méthodes qui se sont bien vite développées au milieu de notre Occident, après les premières croisades.

L’église de Saint-Sernin de Toulouse, est un des monuments de nos provinces méridionales qui donne la plus complète et la plus vive empreinte de ces influences romano-grecques et des principes de proportions qui avaient été appliqués à la structure romaine par les Grecs du Bas-Empire. En effet, le système de proportions admis à Saint-Sernin procède du dedans au dehors.

Ce système de proportions est dérivé des triangles équilatéraux et isocèles rectangles.
Nous donnons d’abord la moitié de la coupe transversale de l’édifice (fig. 2). Le sol, AB, a été divisé en vingt parties de 0m,813 chacune (2 pieds et demi). Cinq parties ont été prises pour la demi-largeur de la haute nef ; deux parties pour l’épaisseur du pilier, dont le plan est donné en C ; quatre parties pour la largeur du premier collatéral ; deux parties pour l’épaisseur du second pilier, dont le plan est donné en D ; quatre parties pour le second collatéral, compris l’épaisseur de la pile engagée ; deux parties pour l’épaisseur du mur à la base ; une partie pour la saillie du contre-fort à la base.

La hauteur des bases intérieures ayant été fixée au niveau E, c’est de ce niveau que l’on a opéré pour établir le système des proportions, car on observera que c’est toujours le niveau des bases qui est considéré comme la ligne horizontale servant de base aux triangles employés pour établir les proportions intérieures d’un édifice pendant le moyen âge. Aussi ces bases sont-elles placées à un mètre environ au-dessus du sol dans les édifices de la période gothique, et à 65 centimètres (2 pieds) au plus dans les monuments de la période romane. La saillie des piliers engagés ayant été fixée à 16 parties et demie. De ce point a, a été élevé le triangle équilatéral ab, qui donne la hauteur totale de l’édifice, le niveau des impostes c, le niveau des impostes d et la hauteur des chapiteaux supérieurs e. Du même point a le triangle isocèle rectangle af ayant été élevé, il a donné le niveau des clefs des arcs g et le niveau des chapiteaux du triforium f. Du point h (douzième partie et axe de la seconde pile) a été élevé le triangle équilatéral hi, qui a donné, à son sommet, le point de centre des voûtes en berceau et arcs-doubleaux de la haute nef. Les autres lignes à 45º ou à 60º, que nous avons tracées, indiquent suffisamment les opérations secondaires, sans qu’il soit besoin de les décrire une à une. Ce qui ressort de ce système, c’est que l’architecte a prétendu soumettre les proportions de son édifice au tracé des deux triangles isocèle rectangle et équilatéral ; car on observera que tous les niveaux principaux, les points qui arrêtent le regard, sont placés sur les lignes à 45º et à 60º. La silhouette extérieure de l’édifice ne sort sur aucun point de ces lignes inclinées, elle est comme enveloppée par ces lignes, et reproduit ainsi les formes et les proportions intérieures.

Si nous examinons (fig. 3) deux travées intérieures et extérieures de l’église de Saint-Sernin, nous voyons également que tous les niveaux, tous les points marquants de l’architecture, ont été obtenus au moyen des deux mêmes triangles, c’est-à-dire à l’aide de lignes à 45º et à 60º, rencontrant les verticales. De ce mode, il résulte un rapport géométrique entre les parties et le tout ; une sorte de principe de cristallisation, dirons-nous, d’une grande puissance harmonique. La preuve, c’est l’effet que produit cet édifice[4]. Mais l’architecte de Saint-Sernin, bien qu’employant un procédé géométrique pour établir les proportions de l’édifice, n’a pas moins tenu compte des effets de la perspective.

Ainsi, par exemple, si nous jetons les yeux sur les travées extérieures en A (fig. 3), nous voyons que le grand triangle équilatéral ab, qui, à l’intérieur B, donne le rapport de la hauteur des chapiteaux avec l’écartement des colonnes des travées, par l’effet de la perspective, extérieurement, le comble c disparaissant à l’œil ; le point d vient tomber sur le point e, et ainsi le triangle équilatéral dfg complète les lignes inclinées à 60º ae. La clef de l’archivolte f, quand on se place dans l’axe d’une travée, est dans un rapport d’harmonie avec l’écartement des contre-forts des deux autres travées à droite et à gauche, bien qu’à l’extérieur, à cause de la saillie du comble du second collatéral, l’architecte ait dû procéder autrement qu’à l’intérieur, où la travée se présente sur un seul plan vertical, et reprendre une opération nouvelle au-dessus de ce comble ; cependant on voit, par cet exemple, qu’il a pu établir un rapport entre les deux opérations, celle du collatéral inférieur et celle du triforium. Tout cela dénote évidemment un art très-savant, une étude approfondie des effets, des connaissances supérieures, une expérience consommée.

Ailleurs[5] nous avons expliqué comment les proportions des cathédrales de Paris et d’Amiens avaient été établies à l’aide des triangles égyptien et équilatéral. En effet, le triangle isocèle rectangle est rarement admis comme principe de proportions dans les édifices de la période gothique ; le triangle dont la base contient quatre parties, et la verticale élevée du milieu de cette base au sommet, deux parties et demie (triangle égyptien), et le triangle équilatéral, deviennent dorénavant les générateurs des proportions.

Nous en trouvons un exemple frappant dans un édifice remarquable par l’harmonie parfaite de ses parties, la sainte Chapelle du Palais, à Paris. Ce monument religieux, considéré de tout temps, avec raison, comme un chef-d’œuvre, procède, quant à ses proportions, de triangles équilatéraux.

La sainte Chapelle de Paris se compose de deux étages : la chapelle basse et la chapelle haute[6]. Voici (fig. 4) comment Pierre de Montereau, l’architecte de ce monument, a procédé pour établir ses plans et coupes :

En A, est tracée une travée du plan du rez-de-chaussée ; en B, une travée du plan du premier étage. Au premier étage, la projection horizontale des voûtes est obtenue au moyen du triangle équilatéral abc, le sommet c donnant le centre de la clef de la voûte ; les nervures des arcs ogives sont projetées suivant les lignes bc, ac, la base ab étant le nu intérieur. Le niveau d du banc intérieur (voy. la coupe transversale) est la base de l’opération. Le nu intérieur étant la verticale e (c’est l’axe des colonnettes de l’arcature), le triangle équilatéral efg a été élevé sur la base, dont eh est la moitié. Les côtés de ce triangle équilatéral ont été prolongés indéfiniment. La ligne horizontale ik étant donnée comme le niveau de l’appui des grandes fenêtres, sur la base ik égale à he a été élevé le second triangle équilatéral, dont l est le sommet. Ce sommet a donné la hauteur des naissances de la voûte. Le côté gf prolongé a donné en m les clefs des arcs des fenêtres. Pour la chapelle basse, les axes des colonnes isolées se trouvent élevés aux deux extrémités de la base du triangle équilatéral dont no est un des côtés. Du niveau p (naissance des voûtes basses) et de l’axe des colonnes, la rencontre de la ligne pq avec le prolongement du côté fe a donné la clef des fenêtres de la chapelle basse. Les côtés fm prolongés ont servi à poser les pinacles supérieurs. La pente rs du comble est également tracée suivant un angle de 60º. Ainsi, pour la coupe transversale comme pour le plan du premier étage, les triangles équilatéraux ont été les générateurs des proportions.

La même méthode de tracé a été observée pour le dehors.


Si nous prenons deux travées de la sainte Chapelle de Paris, nous voyons (fig. 5) que les axes des contre-forts étant donnés en a, b, c, ac étant pris comme base, on a élevé le triangle équilatéral ace, qui a donné le niveau du bandeau d’appui des fenêtres. Les côtés prolongés de ce triangle, établi sur chaque travée ont donné une suite de losanges à 60º et toutes les hauteurs ; celles des naissances et clefs des arcs des fenêtres, celle de la corniche g supérieure, celle h des pinacles. Quant aux gâbles des fenêtres, tracés suivant des triangles dont les côtés sont au-dessous de 60º, le triangle équilatéral a encore été rappelé par le niveau de la bague i des fleurons supérieurs. Dans cet édifice, l’unité des proportions est donc obtenue au moyen de l’emploi des triangles équilatéraux. Des rapports constants s’établissent ainsi entre les parties et le tout, puisque l’œil trouve tous les points principaux posés sur les sommets de triangles semblables.

Ces méthodes permettaient un tracé rapide, et toujours établi d’après un même principe pour chaque édifice. C’est qu’en effet les architectes qui tentent aujourd’hui d’élever des constructions suivant le mode dit gothique, s’ils veulent (comme cela se pratique habituellement) suivre leur sentiment, composer sans l’aide d’une méthode géométrique, se trouvent bientôt acculés à des difficultés innombrables. Ne sachant sur quelles bases opérer, ils procèdent par une suite de tâtonnements, sans jamais rencontrer, soit des proportions heureuses, soit des conditions de stabilité rassurantes. Il est certain que si les maîtres du moyen âge avaient composé ainsi dans le vague, sans méthodes fixes, non-seulement ils n’auraient jamais pu trouver le temps de construire un aussi grand nombre de monuments, mais encore ils n’auraient point obtenu cette parfaite unité d’aspect qui nous charme et nous surprend encore aujourd’hui. Au contraire, partant de ce principe de la mise en place et en proportion par le moyen des triangles, ils pouvaient très-rapidement établir les grandes lignes générales avec la certitude que les proportions se déduisaient d’elles-mêmes, et que les lois de la stabilité étaient satisfaites. Ce n’est pas à dire, cependant, que le sentiment de l’artiste ne dût intervenir, car on pouvait appliquer ces méthodes suivant des combinaisons variées à l’infini. La sainte Chapelle de Paris, la cathédrale d’Amiens, sont évidemment tracées par des artistes d’une valeur peu commune ; mais, à côté de ces monuments, il en est d’autres d’où le principe de l’emploi des triangles, bien qu’admis, ne l’a été qu’imparfaitement, et où, par suite, les proportions obtenues sont vicieuses. Nous en avons un exemple frappant dans le tracé de la cathédrale de Bourges. Ce grand monument, qui présente de si belles parties, un plan si largement conçu, donne en coupe, et par conséquent à l’intérieur, des proportions disgracieuses par l’oubli d’une des conditions de son tracé même.

Contrairement à la méthode admise au XIIIe siècle, tout le système des proportions de la cathédrale de Bourges dérive du triangle isocèle rectangle, et non point du triangle équilatéral. C’était là un reste des traditions romanes, très-puissantes encore dans cette province.
Le plan de la nef, dont nous présentons quelques travées (fig. 6), est dérivé d’une suite de triangles isocèles rectangles. La nef principale donne des carrés de deux en deux travées. Quant aux nefs latérales doubles, elles ont de même été engendrées par la prolongation des côtes de ces triangles ; mais, dans la crainte d’exercer des poussées trop actives sur les piliers de la nef centrale, l’architecte a avancé le second rang des piles A en dedans des axes a afin de diminuer, la largeur du premier collatéral. Les centres des clefs des voûtes du premier collatéral se trouvent donc ainsi déportés en b, et les centres des clefs de voûtes du second collatéral en c.
Prenant la ligne ef comme moitié de base, l’architecte (fig. 7) a élevé le demi-grand triangle isocèle rectangle efg, dont les côtés, par leur rencontre avec les piliers, ont donné les niveaux h du bandeau du triforium du grand bas côté et des tailloirs des chapiteaux i du premier collatéral. Du sommet g, tirant une ligne horizontale, la rencontre de cette ligne avec l’axe vertical des piles de la seconde nef en k a donné la base d’un second triangle isocèle rectangle, dont la moitié est gkl. Le point l a fixé le sommet de l’arc-doubleau, et par conséquent la hauteur de la nef. Pour être logique, le point l aurait dû donner le niveau de la base d’un troisième triangle isocèle rectangle opq, dont le sommet q aurait été la clef de l’arc-doubleau de la haute nef. Ainsi l’écartement des axes extrêmes aurait donné la base du premier triangle, l’écartement des axes intermédiaires la base du second, et l’écartement des axes intérieurs la base du troisième. On obtenait ainsi une proportion parfaitement harmonique ; tandis que le sommet du second triangle ayant donné le sommet des arcs-doubleaux, il en résulte un écrasement dans la partie supérieure de l’édifice, qui détruit toute harmonie. Les fenêtres hautes paraissent trop courtes de moitié, et le grand collatéral beaucoup trop élevé en proportion de la hauteur de la grande nef. Nous serions très-disposés à penser que ce dernier parti ne fut adopté que comme moyen de terminer promptement l’édifice, les ressources alors venant à manquer, et que le projet primitif donnait les proportions indiquées sur notre figure, lesquelles sont la déduction naturelle du système employé. Un fait vient appuyer notre opinion : les arcs-boutants supérieurs tracés en m (arcs-boutants existants et qui sont les seuls datant de la construction primitive de la nef) paraissent bien plutôt avoir été disposés pour buter les voûtes C que les voûtes D. Quoi qu’il en soit, qu’il y ait eu changement ou réduction du projet primitif, l’intérieur de la cathédrale de Bourges est d’une proportion fâcheuse, et cela parce que la méthode admise n’a pas été rigoureusement suivie dans ses conséquences. On n’en peut dire autant de l’intérieur du chœur de Beauvais, qui, avant les changements que le XIVe siècle apporta aux dispositions premières, était un chef-d’œuvre. Toutes les parties, dans ce vaste édifice, dérivent du triangle équilatéral, depuis le plan jusqu’aux ensembles et détails des coupes et des élévations. Malheureusement la cathédrale de Beauvais fut élevée avec des ressources trop médiocres et des matériaux faibles, soit comme qualité, soit comme hauteur ; des désordres, provenant de la mauvaise exécution, nécessitèrent des travaux de reprises et de consolidation, des doublures de piles, qui détruisirent en grande partie l’effet vraiment prodigieux que produisait cet immense vaisseau, si bien conçu théoriquement et tracé par un homme de génie. Malgré ses belles proportions, l’église de Notre-Dame d’Amiens est inférieure à ce qui nous reste de la cathédrale de Beauvais, et celle de Cologne, bâtie quelques années plus tard sur un plan et des coupes semblables, est bien loin de présenter des dispositions aussi heureuses. Là, à Cologne, l’architecte a suivi rigoureusement les données géométriques ; sa composition est une formule qui ne tient compte ni des effets de la perspective, ni des déformations que subissent les courbes en apparence, à cause de la hauteur où elles sont placées. Aussi le chœur de Cologne surprend plus qu’il ne charme ; le géomètre a supprimé l’artiste. Il n’en est pas de même à Beauvais, ni dans aucun des bons édifices de la période gothique française : l’artiste est toujours présent à côté du géomètre, et sait, au besoin, faire fléchir les formules. M. Boisserée, dans sa monographie de la cathédrale de Cologne, a parfaitement fait ressortir l’emploi du triangle équilatéral dans la construction de cet édifice. Mais le savant archéologue ne nous semble pas avoir étudié à fond nos monuments de la période antérieure. M. Félix de Verneilh a relevé quelques erreurs de M. Boisserée relatives à nos cathédrales, notamment en ce qui concerne les mesures de Notre-Dame d’Amiens[7] ; mais, d’autre part, M. Félix Verneilh n’attache pas à ces méthodes géométriques l’importance qu’elles méritent. « Dresser un plan d’après le principe du triangle équilatéral, c’est un tour de force comme un autre ; mais est-il entré dans la pensée du maître de l’œuvre ? C’est une entrave plutôt qu’une source d’harmonie ; le maître de l’œuvre s’en était-il embarrassé ? Nos grands artistes des XIIe et XIIIe siècles, cela est attesté par leurs monuments, se dirigeaient par l’expérience, non par des théories, dans la création du style ogival. Hommes de bon sens avant tout, ils n’avaient qu’une règle, qu’un principe : parvenir, avec le moins de frais possibles, à l’effet le plus grand, en évitant les fautes et en s’appropriant le succès de leurs devanciers. L’architecte de Cologne, qui les suivait immédiatement et qui les imitait de si près, serait-il donc déjà devenu si fort en architecture mystique ? Pour notre compte, nous avons beaucoup de peine à nous le figurer ; et nous penserions volontiers que cette science, affectée et inutile, est venue bien plus tard au monde, par exemple au XVe siècle, avec la franc-maçonnerie, lorsque les architectes n’avaient plus qu’à tout raffiner et à subtiliser sur toute chose. » Nous avons cité tout ce passage, dû à une plume autorisée, parce qu’il tend à établir une certaine confusion dans l’étude de cet art du moyen âge, et qu’il appuie un préjugé fâcheux, à notre sens. La géométrie et ses applications ne sont point une science inutile pour les architectes, et il n’y a pas de tour de force à se servir d’une figure géométrique pour établir une figure harmonique en architecture. Nous dirons même qu’il est impossible à tout praticien de concevoir et de développer un système harmonique sans avoir recours aux figures géométriques ou à l’arithmétique. Les Égyptiens, les Grecs, n’ont pas procédé autrement, et le bon sens ne saurait indiquer d’autres méthodes de procéder. Il n’est pas douteux que l’architecte de Cologne et ses successeurs, en France et en Allemagne, ont subtilisé sur les systèmes de leurs devanciers, mais ceux-ci en possédaient, nous venons de le démontrer, et il n’était pas possible d’élever de pareils monuments sans en posséder. Un système géométrique ou arithmétique propre à établir des lois de proportions, loin d’être une entrave, est au contraire un auxiliaire indispensable, car il nous faut bien nous servir de la règle, du compas et de l’équerre pour exprimer nos idées. Nous ne pouvons établir un édifice à l’aide d’un empirisme vague, indéfini. Disons-le aussi, jamais les règles, dans les productions de l’esprit humain, n’ont été une entrave que pour les médiocrités ignorantes ; elles sont un secours efficace et un stimulant pour les esprits d’élite. Les règles, si sévères, de l’harmonie musicale, n’ont point empêché les grands compositeurs de faire des chefs-d’œuvre et n’ont point étouffé leur inspiration. Il en est de même pour l’architecture. Le mérite des architectes du moyen âge a été de posséder des règles bien définies, de s’y soumettre et de s’en servir. Un malheur aujourd’hui dans les arts, et particulièrement dans l’architecture, c’est de croire que l’on peut pratiquer cet art sous l’inspiration de la pure fantaisie, et qu’on élève un monument avec cette donnée très-vague qu’on veut appeler le goût, comme on compose une toilette de femme. Nos maîtres du moyen âge étaient plus sérieux, et, quand ils posaient la règle et l’équerre sur leur tablette, ils savaient comment ils allaient procéder ; ils marchaient méthodiquement, géométriquement, sans passer leur temps à crayonner au hasard, en attendant cette inspiration vague à laquelle les esprits paresseux s’habituent à rendre un culte.

D’ailleurs, l’emploi de ces méthodes géométriques n’était pas, répétons-le, une formule invariable, c’était un moyen propre à obtenir les combinaisons les plus variées, mais combinaisons dérivant toujours d’un principe qu’on ne pouvait méconnaître sans tomber dans le faux. Examinons donc comment l’architecte du chœur de Beauvais s’y est pris pour établir ses plans et ses élévations.

La figure 8 donne une portion du chœur de la cathédrale de Beauvais, l’axe étant en A. D’abord les axes des piles principales qui portent la haute nef ont été fixés à 14m,95 d’écartement (46 pieds.) Sur un point a pris sur l’un de ces axes, il a été élevé une ligne ab à 60º, laquelle a donné, par sa rencontre avec l’autre axe, le point b, centre d’une pile comme le point a. Tirant du point b une perpendiculaire aux axes, on a obtenu le point de rencontre c, centre d’une troisième pile. Ainsi ont été posés les centres des piles. Procédant toujours de même et prolongeant les lignes à 60º, on a obtenu une suite de triangles équilatéraux qui ont donné à leurs sommets les axes C des piles intermédiaires du double collatéral et le nu extérieur D du mur du bas côté. Les diamètres des noyaux cylindriques des piles de la haute nef ont été fixés à 4 pieds, ceux des piliers intermédiaires à 40 pouces ; l’épaisseur du mur D ; à 4 pieds. Ainsi ont été établis les axes, les écartements des piles, les largeurs des collatéraux. Jusqu’à présent le géomètre seul est intervenu. Il a toutefois la confiance d’avoir, grâce à sa méthode, établi sur plan horizontal des rapports harmonieux. En effet, une des conditions d’harmonie, en fait d’architecture, c’est d’éviter, en apparence directe, les divisions égales, mais cependant de faire que des rapports s’établissent entre elles. Par le moyen de ce tracé, les écartements entre trois des piles du chœur sont égaux, mais ces écartements sont plus de la moitié de l’ouverture de la nef. Les axes des piles a et c sont éloignés de plus de la moitié de l’entre-axe direct cb, tandis que les axes de ces piles a et c sont écartés de la moitié de la diagonale ab. Il y a donc rapport et dissemblance. De même les axes des piles a et d sont moins espacés que les axes a et c, mais ont entre eux une distance égale à la moitié de l’entre-axe ae. L’écartement df est plus petit que l’écartement ad. De sorte que si, dans le sens longitudinal, les travées sont pareilles, dans le sens transversal elles sont dissemblables, diminuant vers les extrémités. Cela était en outre conforme aux règles de la stabilité, car il était important de réduire successivement les poussées en approchant du vide.

Mais ce chœur s’ouvre sur un transsept égal à la grande nef en largeur. L’architecte, l’artiste, le praticien sent que les grandes archivoltes bandées sur les piles a, c, vont exercer une poussée active sur la première pile g du chœur, qui n’est plus étrésillonnée à la hauteur de ces archivoltes. D’abord il augmente la section de cette pile, puis il diminue l’écartement de la première travée B.

Non-seulement ainsi il soumet son tracé à une loi de stabilité, mais il satisfait l’œil, en donnant plus de fermeté à sa pile d’angle et moins d’écartement à cette première travée. Il rassure le regard, tout comme les Grecs l’avaient fait, lorsqu’ils diminuaient le dernier entre-colonnement à l’angle d’un portique, et qu’ils augmentaient le diamètre de la colonne angulaire. En G, cet architecte, sur la travée du transsept, compte élever une tour ; il renforce les piles h et i, comme nous l’avons tracé. Cette méthode appliquée en plan horizontal donne le moyen de tracer les arcs des voûtes suivant des rapports harmonieux. Ainsi, pour les arcs-doubleaux, l’architecte a divisé la base kf en quatre parties, il a pris trois de ces parties pour la hauteur de la flèche ij ; pour l’arc ogive, il a également divisé la base mf en quatre parties, et pour la hauteur de la flèche no il a pris deux parties et demie : il en résulte que la flèche no est égale, à quelques centimètres près, à la flèche if. Deux de ces dernières parties ont servi pour la base fn des formerets dont les centres sont en fn, et qui inscrivent ainsi un triangle équilatéral ; car on observera que la base nf est égale au côté fp, projection horizontale du formeret. Sur son plan horizontal, l’architecte établissait ainsi tous les rapports harmoniques des parties, les arcs des voûtes, et n’avait plus qu’à procéder par une méthode analogue, en projection verticale, pour que les rapports de hauteurs et de largeurs fussent établis.
Prenant une travée ca en élévation (fig. 9), et des axes des piles, élevant des triangles équilatéraux formant une suite de losanges, les sommets a ont donné le niveau des naissances des archivoltes des collatéraux ; les sommets b des triangles dont la base est prise à la hauteur des astragales c des colonnettes accolées ont donné le niveau du cordon inférieur du triforium ; la rencontre des lignes verticales d avec les côtés des triangles, le niveau e du cordon supérieur du triforium ; les sommets f le niveau des naissances des grandes voûtes, et les points de rencontre g le niveau des naissances des formerets. Il résulte de ce tracé que la hauteur hp (c’est toujours au-dessus des bases que les opérations sont faites) égale la largeur de la grande nef entre axes des piles (voyez le plan) ; que la hauteur bk du triforium égale la hauteur pb, que la hauteur bf égale la hauteur hp, ou la largeur de la nef entre axes ; que cependant, grâce au démanchement des triangles en c, il y a une différence bo qui empêche de deviner, pour l’œil, ces rapports exacts qui eussent été choquants : toute harmonie de proportions exigeant, comme nous l’avons dit plus haut, des rapports, mais non des similitudes. On constatera également que la ligne mn est égale à la base du triangle ; c’est dire aux entre axes des piles de deux en deux travées, ce qui donne une apparence de stabilité à la pile, étayée, pour ainsi dire, par ces côtés fictifs que l’œil trace sans s’en rendre compte ; que les archivoltes en s sont tangentes au prolongement de ces côtés ; que de même, les chapiteaux i qui portent les arcs des grandes voûtes sont étayés par les côtés j, i. Si nous pouvions suivre cette composition dans tous ses détails, nous verrions que ce principe est appliqué dans le tracé du triforium, des meneaux des fenêtres, etc. Si maintenant nous prenons un édifice ne possédant qu’un seul vaisseau voûté, comme la salle synodale de Sens, bâtie en même temps que le chœur de Beauvais, nous verrons que l’architecte a procédé d’après une méthode semblable à celle que nous venons de décrire.
Un quart de travée de cette salle étant figuré en ABC (fig. 10), la voûte a d’abord été tracée, c’est-à-dire que sur la projection horizontale AC de l’arc ogive, on a tracé le demi-cercle ab qui est le rabattement de la moitié de cet arc ; prenant sur le demi-diamètre aC une longueur ad égale à la moitié de la base de l’arc-doubleau, et élevant une perpendiculaire de sur la ligne aC, le point de rencontre e a donné la clef de l’arc-doubleau et ae sa courbe ; donc de est la flèche de cet arc-doubleau. Du niveau des bases f, g, des piles, élevant un triangle équilatéral fgh, et sur la verticale abaissée du sommet, prenant une longueur hd′ égale à ed, le point d′ a donné le niveau des naissances des arcs des voûtes, et la proportion de la salle a été ainsi établie. Pour le tracé du fenêtrage qui clôt l’extrémité de cette salle, on a procédé par le moyen des triangles équilatéraux, ainsi que l’indique le côté iK. Donc, des rapports de proportions ont été établis entre ce fenêtrage et la salle elle-même[8]. Sous la grande salle synodale de Sens, il existe un rez-de-chaussée voûté sur une épine de colonnes. Le procédé employé pour établir les proportions de cet intérieur est le même que celui que nous venons d’indiquer, et notre figure 11 nous dispensera d’une nouvelle explication.

Ces exemples suffisent pour démontrer qu’un système harmonique de proportions était adopté par les architectes du moyen âge dans la composition de leurs édifices, système qui procédait de l’intérieur à l’extérieur. Ce système diffère essentiellement de celui des Grecs, qui procédait de l’extérieur à l’intérieur et par le rapport des nombres ; mais on ne peut nier qu’il ne soit logique et conforme aux lois de la statique. Il n’y a donc point à comparer ces systèmes et à vouloir appliquer les méthodes de l’un à l’autre ; on ne peut que les étudier séparément. Parce que les Grecs ont inventé les ordres et leur ont donné des proportions excellentes, on ne saurait conclure de ce fait qu’il ne puisse exister un autre principe de proportions ; et si la colonne, dans l’architecture du moyen âge, n’est pas soumise aux lois proportionnelles qui régissent la colonne grecque, de ce qu’elle n’a plus que des proportions relatives au lieu de posséder des proportions absolues, on n’en pourrait conclure que l’architecture gothique, ainsi que l’a fait M. Quatremère de Quincy, est dénuée de tout principe de proportions. La colonne, dans l’architecture romane et gothique, n’est plus un support destiné à soutenir une plate-bande, c’est un nerf recevant des arcs de voûtes ; sa fonction n’étant plus la même, il est assez naturel que ses proportions diffèrent. Au lieu d’être un objet principal dans l’architecture, elle n’est plus qu’un objet accessoire qui se soumet aux lois générales de la structure et aux proportions sur lesquelles celle-ci s’établit. Mais en ce point, comme en beaucoup d’autres, lorsqu’il s’agit de comparer les arts de l’antiquité et ceux du moyen âge, on commence par un malentendu : autant vaudrait dire que la langue française n’est pas une langue, parce qu’elle possède une syntaxe différente de la syntaxe grecque, ou qu’un cheval est un animal difforme parce que son organisation diffère essentiellement de l’organisation d’une hirondelle. C’est, à notre sens, rapetisser le champ des études, et réduire singulièrement les ressources de l’art que de prétendre borner l’esprit humain à une seule donnée, si parfaite qu’elle soit ; et si l’on voulait absolument établir une comparaison entre l’art grec et l’art du moyen âge, il faudrait d’abord imposer à un architecte grec le programme qui fut donné à l’architecte de la cathédrale de Beauvais, et voir comment, à l’aide de ces éléments, il pourrait y satisfaire. Or, les programmes donnés de nos jours se rapprochant sensiblement plus de ceux qui étaient imposés aux architectes du moyen âge que de ceux fournis aux architectes grecs, on ne conçoit guère comment, pour les remplir, soit par les moyens matériels, soit par les formes d’art, on doive plutôt recourir à l’architecture grecque qu’il celle admise par les artistes du moyen âge ; et pourquoi, pour quelle raison, on supprimerait cet ordre de travaux humains qui peut fournir des éléments applicables à tous les points de vue.

Mais, dans une autre partie de cet ouvrage[9], nous avons fait ressortir des dissemblances non moins grandes entre les architectures antique et du moyen âge ; nous avons fait voir que si les architectes de la Grèce et de Rome soumettaient les parties de leurs édifices au module, c’est-à-dire à un système de proportions dépendant de l’art seul, les architectes du moyen âge avaient tenu compte de l’échelle humaine, c’est-à-dire de la dimension de l’homme. C’est là un point capital et qui dut nécessairement établir dans le mode des proportions un élément nouveau. En effet, les bases, les chapiteaux, les diamètres de colonnes, les profils et les bandeaux, les baies, les appuis, devraient nécessairement, d’après la donnée des artistes du moyen âge, tout d’abord, et quelle que fût la dimension de l’édifice, rappeler la taille humaine. C’était un moyen de présenter aux yeux la dimension vraie d’un monument, puisqu’on établissait ainsi dans toutes les parties un rapport exact avec l’homme[10]. Nous admirons autant que personne les principes de proportions qui régissent l’architecture grecque, mais nous ne pensons pas que ces principes soient les seuls admissibles ; nous sommes bien forcés de reconnaître l’existence d’un nouveau mode de procéder chez les maîtres du moyen âge, et, en l’étudiant, nous ne saurions en méconnaître l’importance. Les Grecs admettaient la puissance des nombres : c’était, pour ainsi dire, chez eux un principe religieux. Les nombres impairs et leurs multiples dominent, 3, 9, 7, 21, 49 ; mais ils ne tiennent compte de l’échelle humaine ; ils établissent une harmonie parfaite à l’aide de ces combinaisons de nombres. Cela est admirable sans contredit, et mériterait même une étude plus attentive de la part de ceux qui prétendent posséder le monopole des connaissances de cet art (bien qu’ils se contentent d’en étudier sans cesse les produits, sans jamais en déduire un système philosophique, dirons-nous) ; mais, à côté ou à la suite de cette méthode arithmétique si intéressante, il y a la méthode géométrique du moyen âge, et l’intervention de l’échelle humaine, qui sont d’une certaine valeur et qu’on ne saurait dédaigner.

Nous n’avons présenté dans cet article, jusqu’à présent, que des exemples tirés de monuments religieux ; cependant il n’en faudrait pas conclure que les architectes du moyen âge ne songeaient pas aux proportions, lorsqu’ils élevaient des édifices civils. Loin de là : nous les voyons suivre leurs principes de proportions par voie géométrique, dans des monuments d’utilité publique, dans des maisons, dans des ouvrages même de défense ; car ils ne pensaient pas qu’une tour se défendît plus mal contre des assaillants parce qu’elle était établie sur d’heureuses proportions. Et c’est en cela que nous n’hésitons pas à donner à ces maîtres trop méconnus un brevet d’artiste. Certes il était plus aisé de mettre un monument en proportion par des combinaisons de nombres, indépendamment de l’échelle humaine, que de satisfaire les yeux en observant la loi de l’échelle humaine. Alors les combinaisons de nombres ne pouvaient plus être appliquées, car il fallait toujours partir d’une unité invariable, la taille de l’homme, et cependant trouver des rapports harmonieux : on comprend comment, dans ce dernier cas, la méthode géométrique devait être préférée à la méthode arithmétique.

Prenons encore un exemple, tiré cette fois d’un édifice civil. La façade de l’ancien hôpital de Compiègne date du milieu du XIIIe siècle : c’est un simple pignon fermant une salle à deux travées.
Pour mettre cette façade (fig. 12) en proportion, l’architecte s’est servi du triangle égyptien, c’est-à-dire du triangle dont la hase a quatre parties, et la perpendiculaire abaissée du sommet sur la base deux et demie. Non-seulement l’inclinaison de la pointe du pignon est donnée par les côtés du triangle, mais notre figure fait voir que les lignes parallèles à ces côtés donnent les niveaux des chapiteaux a, des bases b, des chapiteaux d, du glacis c ; que ces côtés sont répétés en f, au-dessus des fenêtres supérieures, et tracent des gâbles qui n’ont d’autre raison d’être que de rappeler le triangle générateur ; que les arcs des fenêtres g sont inscrits dans les côtés des triangles ; que l’œil rencontre des points h, i, m, n, tous posés sur ces côtés. La méthode admise, l’architecte établissait, par exemple, un rapport géométrique entre les fenêtres longues du rez-de-chaussée et les portes, ainsi que l’indique le tracé A. L’œil rencontrait donc sur toute cette façade des points posés sur les lignes inclinées parallèles aux côtés du triangle générateur. Il en résultait naturellement des rapports, une suite de déductions harmoniques qui constituent un véritable système de proportions. Ajoutons que dans cette façade, comme dans toute l’architecture du moyen âge, l’échelle humaine est le point de départ. Les contre-forts ont 3 pieds de largeur ; le socle est profilé à 4 pieds au-dessus du sol ; les portes ont une toise de largeur, etc.

Si l’on prend la peine d’appliquer cette méthode de l’emploi des triangles, comme moyen de mettre les édifices en proportion, à tous les monuments du moyen âge ayant quelque valeur, on trouvera toujours qu’on a procédé par des tracés logiques, établissant des rapports harmonieux par des sections de lignes parallèles aux côtés de ces triangles, et marquant, pour l’œil, des points de repère qui rappellent ces lignes inclinées soit à 45º, soit à 60º, soit à 52º.

Si, au lieu de suivre sans examen, sans analyse, des traditions dont nous ne cherchons même plus à découvrir les principes, nous prenions confiance dans l’emploi des méthodes raisonnées, nous pourrions tirer parti de ces exemples d’architecture du moyen âge, et nous en servir, non pour les imiter platement, mais pour les étendre ou les perfectionner. Nous arriverions peut-être à établir un système harmonique de proportions complet, nous qui n’en possédons aucun, et qui nous en tenons au hasard ou à ce que nous appelons le sentiment, ce qui est tout un. Les Grecs, personne ne le contestera, étaient doués d’une délicatesse supérieure à la nôtre. Sur toute question d’art, si ces hommes, placés dans un milieu excellent, croyaient nécessaire de recourir à des lois arithmétiques lorsqu’ils voulaient mettre un édifice en proportion, et ne se fiaient pas à cette inspiration fantasque et variable que nous décorons du nom de sentiment, comment nous qui, relativement, ne sommes pourvus que de sens grossiers, aurions-nous cette prétention de ne reconnaître aucune loi et de procéder au hasard, ou de croire que nous suivons les lois établies par les Grecs, quand nous ne savons plus en interpréter le sens, nous bornant seulement à en reproduire la lettre ? Mesurant cent fois le Parthénon avec des différences de quelques millimètres, à quoi nous servira cette compilation de documents, si nous n’en savons déduire le principe générateur des proportions. Autant vaudrait copier cent fois un texte dont le sens demeurerait inconnu, en se bornant à imiter avec plus ou moins d’exactitude matérielle la forme des caractères, l’accentuation et les interlignes. Abandonnés à eux-mêmes, éloignés des exemples laissés par l’antiquité, les artistes du moyen âge ont été plus loin que nous, en cherchant et trouvant un principe logique de proportions et en sachant l’appliquer. Ce n’est donc pas un progrès que d’ignorer ces principes ; ce pourrait en être un de les connaître et d’en trouver d’autres plus parfaits. Mais jamais nous ne pourrons admettre comme un progrès l’ignorance d’un fait antérieur. Le progrès, au contraire, ne résulte que de la connaissance des faits antérieurs avec une plus juste appréciation de leur valeur et une meilleure application. Que le bon sens se révolte à l’idée d’employer aujourd’hui en architecture des formes adoptées par les civilisations de l’antiquité ou du moyen âge, cela est naturel ; mais quel esprit sensé oserait prétendre qu’il faut ignorer, laisser en oubli les résultats obtenus avant nous, pour produire une œuvre supérieure à ces résultats ?

Si le système harmonique des proportions admis par les Grecs diffère de celui admis par les architectes occidentaux du moyen âge, un lien les réunit. Chez les Grecs, le système harmonique dérive de l’arithmétique ; chez les Occidentaux du moyen âge, de la géométrie ; mais l’arithmétique et la géométrie sont sœurs. Dans ces deux systèmes, on retrouve un même élément : rapports de nombres, rapports d’angles et de dimensions donnés par des triangles semblables. Mais copier les monuments grecs, sans connaître les rapports de nombres à l’aide desquels ils ont été mis en proportion, la raison logique de ces rapports, et mettre à néant la méthode géométrique trouvée par les gens du moyen âge, ce ne peut être le moyen d’obtenir ces progrès dont on nous parle beaucoup, sans que nous les voyons se développer.

Il serait plus sincère de reconnaître qu’en fait de principes d’architecture, aujourd’hui, nous avons tout à apprendre de nos devanciers, depuis l’art de construire jusqu’à ces grandes méthodes harmoniques de l’antiquité ou du moyen âge. À de savantes conceptions, profondément raisonnées, nous avons substitué une sorte d’empirisme grossier, qui consiste, soit à imiter, sans les comprendre, des formes antérieures, soit à les mélanger sans ordre ni raison, produisant ainsi de véritables monstres qui, le premier étonnement passé, n’inspirent que le dégoût et l’ennui. Qu’on nous présente ces chimères comme un progrès, l’avenir en fera justice, et ne verra dans ces produits bâtards, amoncelés à l’aide de moyens puissants et de dépenses énormes, que confusion et ignorance.

Nous croyons fermement au progrès, nous le constatons avec joie au sein de notre société moderne ; nous ne sommes point de ces sceptiques qui admettent que le bien et le mal, en ce monde, sont toujours répartis à doses égales. Mais il est de ces moments, même au sein d’une civilisation avancée, où la raison éprouve des échecs : or, en ce qui touche à notre art, nous sommes dans une de ces périodes. Est-ce à croire que tout est perdu ? Non, certes ; notre art se relèvera à l’aide de ces études historiques, assez mal vues de quelques-uns, mais qui se poursuivent malgré tout, se poursuivront, et produiront des résultats féconds. Apprenons à mieux connaître les arts des temps anciens : les analysant patiemment, nous aurons établi les fondements des arts de notre siècle ; nous reconnaîtrons qu’à côté des faits matériels, qui diffèrent sans cesse, il y a les principes, qui sont invariables, et que, si l’histoire éveille la curiosité, elle dévoile aussi, pour qui sait la fouiller, des trésors de savoir et d’expérience que l’homme intelligent doit employer.

  1. Voyez le neuvième entretien sur l’architecture.
  2. Voyez ce que nous disons à propos de l’emploi de ce triangle à l’article Ogive, et dans le neuvième entretien sur l’architecture.
  3. Voyez Théorie du module déduite du texte de Vitruve. Nîmes, 1862. — Étude des dimensions de la Maison carrée de Nîmes, 1864 — Étude des dimensions de la colonne Trajane, 1863. — Mémoire à propos des scamilli impares de Vitruve. — Mémoire sur le Parthénon. — Étude des dimensions du monument choragique de Lysicrate.
  4. Nous avons fait ce travail après avoir, non-seulement relevé l’église de Saint-Sernin, mais après que nous avons pu la débarrasser de lourdes adjonctions qui modifiaient ses couronnements, et lorsque nous avons ainsi été à même de retrouver la place des anciennes corniches et des pentes des couvertures. Ce n’est qu’après avoir constaté la place de chaque partie de la manière la plus certaine, que nous nous sommes livré au travail de recherche qui nous a dévoilé le système de proportions adopté par les architectes primitifs. Étant frappé des heureuses proportions que nous montraient les travaux de déblaiement, et de l’effet singulièrement harmonieux de l’ensemble, nous en avons cherché la cause ; car on se fait illusion, si l’on suppose que le hasard ou le sentiment seul peut produire de pareils résultats sur un édifice aussi étendu et composé de tant de parties.
  5. Voyez le neuvième entretien sur l’architecture, fig. 9 et 10.
  6. Voyez Chapelle, fig. 1, 2 et 3.
  7. Voyez la Cathédrale de Cologne, par M. Félix de Verneilh. (Annales archéologiques, 1848).
  8. Voyez Salle.
  9. Voyez Échelle.
  10. L’exposé de ce principe si vrai et si simple a paru, aux yeux de quelques critiques, établir une véritable hérésie ; nous avouons ne pas comprendre pourquoi. Que ce principe diffère de celui admis chez les Grecs, ce n’est pas douteux ; mais en quoi serait-il contraire aux conditions de l’art de l’architecture ? C’est ce qu’on n’a pas pris la peine de discuter.