Sermon XXXI. Les larmes et la joie des justes.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON XXXI. LES LARMES ET LA JOIE DES JUSTES[1]. modifier

ANALYSE. – Il semble d’abord que ces paroles « Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans la joie, s’appliquent principalement aux martyrs : ils ont eu tant à souffrir pour l’amour de Dieu et leur récompense est si brillante. Mais les plus généreux d’entre eux ont souffert avec joie, et l’oracle cité parait plutôt destiné à consoler et à encourager la faiblesse. Les faibles en effet, je parle des faibles parmi les justes, ont bien des sujets de larmes : ils pleurent de voir tant d’âmes livrées à la vanité ; ils pleurent pour obtenir la grâce divine ; ils pleurent d’entendre si souvent des blasphèmes. Aussi leur récompense est assurée ; au lieu que les impies, après avoir pleuré eux-mêmes, né quitteront cette vie passagère que pour pleurer toujours.


1. Le psaume que nous venons de chanter en l’honneur de Dieu paraît convenir aux saints martyrs ; mais si nous sommes les membres du Christ, comme nous devons l’être, comprenons que ce psaume nous regarde tous.« Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans la joie. Ils allaient et pleuraient en répandant leurs semences ; ils reviendront avec allégresse, portant leurs gerbes dans leurs mains. » Où vont-ils et d’où viennent-ils ? Que sèment-ils dans les larmes ? Quelles sont leurs semences ? Quelles sont leurs gerbes ? Ils courent à la mort et viennent de la mort. Ils y courent en naissant, ils en viennent en ressuscitant. Ils sèment les bonnes œuvres et moissonnent l’éternelle récompense. Ainsi nos semences sont toutes les bonnes œuvres que nous faisons, et nos gerbes la récompense que nous recevrons à la fin. Mais si ces semences fécondes sont les bonnes œuvres, pourquoi les accompagner de larmes, attendu que Dieu aime celui qui donne avec joie [2] ?
2. Remarquez d’abord, mes très-chers, comment ces paroles s’appliquent surtout aux bienheureux martyrs. Quels autres ont sacrifié autant qu’eux, puisqu’ils se sont sacrifiés eux-mêmes selon cette expression de l’Apôtre Paul : « Pour moi je me sacrifierai moi-même pour vos âmes [3] ? » Ils se sont sacrifiés en confessant le Christ, et en accomplissant avec son secours cet oracle : « Es-tu assis à une grande table ? Sache « que tu dois rendre autant[4] ? » Quelle est la grande table, sinon celle où nous recevons le corps et le sang du Christ ? Et que signifie : « Sache que tu dois rendre autant », sinon ce que dit ici le bienheureux Jean : « Comme le Christ a donné sa « vie pour nous, ainsi nous devons donner notre « vie pour nos frères [5]? »
Voilà ce qu’ont sacrifié les martyrs. Mais ont-ils péri après avoir été rassurés par le Seigneur sur le sort même d’un seul de leurs cheveux[6] ? La main périt-elle quand il n’en périt pas le moindre poil ? La tête périt-elle, quand il n’en périt pas un seul cheveu ? Et l’œil périt-il quand la paupière ne périt pas ? Les martyrs se sont donc sacrifiés après avoir reçu, cette magnifique assurance. Et nous, tant qu’il en est temps encore, semons les bonnes œuvres. L’Apôtre ne dit-il pas « Qui sème peu, moissonnera peu[7] ? » et encore : « Sans nous lasser et tant que nous en avons le temps, faisons du bien à tous, principalement aux membres de la foi ?[8] » Il dit aussi « Ne nous lassons point de faire le bien ; car nous moissonnerons, une fois le temps venu[9]. » Qui cessera de semer, n’aura point la joie de moissonner.
3. Pourquoi des larmes, puisque toutes nos bonnes œuvres doivent être faites avec joie ? Les martyrs sans doute ont semé dans les larmes ; car ils ont vigoureusement combattu et soutenu de rudes épreuves ; et pour adoucir leurs douleurs, le Christ les a personnifiés en lui-même quand il a dit : « Mon âme est triste jusqu’à la mort. » Cependant, mes frères, il me semble que notre Chef compatissait alors aux plus faibles de ses membres ; il craignait qu’ils ne tombassent dans le désespoir, qu’entraînés par l’humaine faiblesse ils ne se troublassent aux approches de la mort, et qu’ils ne se crussent délaissés de Dieu, attendu qu’ils seraient dans la joie s’ils lui étaient agréables. Pour ce motif le Christ a dit auparavant : « Mon âme est triste jusqu’à la mort, S’il est possible, mon Père, que ce calice s’éloigne de moi[10]. » Qui tient ce langage ? Quelle puissance ? Quelle faiblesse ? Écoutez ce qu’il dit : « J’ai le pouvoir de donner mon âme, et j’ai le pouvoir de la reprendre. Personne ne me la ravit, mais je la donne et la reprends[11]. » Cette puissance était triste en faisant ce qu’elle n’aurait point fait si elle avait voulu. Car il agissait alors parce qu’il le pouvait, non parce qu’il y était obligé ; parce qu’il le voulait, non parce que les Juifs étaient plus forts que lui ; et ce sont bien les membres infirmes de son corps qu’il a personnifiés en lui. N’est-ce pas d’eux aussi, c’est-à-dire des plus faibles, qu’il est dit : « Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans la joie ? » Car il lie semait pas dans les larmes ce grand héraut du Christ quand il disait : « Déjà on m’immole et le moment de ma dissolution approche. J’ai combattu le bon combat, j’ai consommé ma course, j’ai gardé la foi : reste la couronne de justice », la couronne d’épis ; « elle m’est réservée, dit-il, et le Seigneur, le « juste juge, me le rendra en ce jour :[12] » comme s’il disait : Il m’accordera de moissonner, puisque je me sacrifie à semer pour lui. Autant, mes frères, que nous pouvons le comprendre, ce langage est l’expression de la joie, non de la douleur. Paul était-il dans les larmes en parlant ainsi ? Ne ressemblait-il pas plutôt à celui qui donne avec joie et que Dieu chérit ? Ainsi donc appliquons aux faibles l’oracle du psaume ; de peur que ces faibles ne désespèrent après avoir semé dans les larmes : s’ils ont semé dans les larmes, est-ce que la douleur et les gémissements ne passeront point ? Est-ce que la tristesse ne finira point avec la vie, pour être remplacée par une joie qui ne finira jamais ?
4. Voici cependant, mes très-chers, comment il me semble qu’à tous s’appliquent ces paroles : « Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans la joie. Ils allaient et pleuraient en répandant leurs semences ; ils reviendront avec allégresse, portant leurs gerbes dans leurs mains. » Écoutez donc ; peut-être me sera-t-il possible, avec l’aide du Seigneur, de vous expliquer comment on peut dire de tous qu’ils « allaient et pleuraient. » Dès notre naissance nous marchons. En effet, qui s’arrête ? Qui n’est forcé de marcher en entrant dans la vie ? Un enfant vient de naître, en se développant il marche, il ne cessera de marcher qu’à la mort. Il lui faudra revenir alors, mais avec allégresse. Et qui ne pleure dans cette triste vie, puisque l’enfant même commence par là ? Cet enfant est jeté en naissant du sein étroit de sa mère dans ce monde immense, il passe des ténèbres à la lumière ; et toutefois, en passant des ténèbres à la lumière, il ne peut voir, mais il peut pleurer. Telle est en effet cette vie, que dans les moments de gaîté on doit craindre de s’égarer, et qu’au moment des pleurs, on prie d’en être délivré : un chagrin s’en va pour faire place à un autre. Les hommes rient et ils pleurent ; et il faut pleurer surtout de ce qui les fait rire. L’un pleure un dommage éprouvé par lui ; l’autre pleure la gêne qu’il endure, car il est dans les cachots ; un autre encore pleure la mort de l’un de ses plus chers amis ; celui-ci pour une chose, celui-là pour une autre. Et le juste ? Il pleure d’abord de tout cela : car il pleure avec mérite ceux qui pleurent sans mérite. Il pleure ceux qui pleurent, il pleure aussi ceux qui rient ; car c’est pleurer follement que de pleurer pour des choses vaines ; et rire aussi de choses vaines, c’est rire pour son malheur. Le juste pleure partout, il pleure donc davantage.
5. Mais « ils viendront avec allégresse, portant leurs gerbes dans leurs mains. » Vois-tu ici la joie de l’homme juste lorsqu’il fait le bien ? Sans doute il est alors dans la joie ; car Dieu aime celui qui donne avec joie. [13]. Quand donc pleure-t-il ? Quand il demande de faire ses bonnes œuvres. Le psaume a voulu recommander la prière aux saints, la prière aux voyageurs, la prière à ceux qui se fatiguent sur ce chemin, la prière à ceux qui aiment, la prière à ceux qui gémissent, la prière à ceux qui soupirent après l’éternelle patrie, jusqu’à ce que les affligés d’aujourd’hui soient heureux de la voir. Car, mes frères, tant que nous sommes dans ce corps nous voyageons loin du Seigneur[14] ; et voyager sans pleurer, ce n’est pas soupirer après la patrie. Si tu la désires réellement, répands des larmes ; comment, sans cela, pourras-tu dire à Dieu : « Vous avez mis mes larmes devant vos yeux ?[15] » Comment pourras-tu lui dire encore : « Mes larmes, jour et nuit, sont ma nourriture ? – Elles sont ma nourriture », elles calment mes gémissements, elles apaisent ma faim. « Elles sont, jour et nuit, ma nourriture ; » pourquoi ? « Parce qu’on me dit chaque jour : Où est ton Dieu[16] ? » Quel juste n’a répandu de ces larmes ? N’en avoir pas versé, c’est n’avoir pas gémi sur son pèlerinage. Mais de quel front entrer dans la patrie, si dans l’éloignement on n’a pas soupiré après elle ? Chaque jour ne nous dit-on pas : « Où est ton Dieu ? » Apprenez, mes frères, apprenez à être du petit nombre. Que votre vie soit bonne, marchez dans la voie de Dieu et observez qu’on vous dit : « Où est ton Dieu ? » Heureux si on vous le dit, malheureux si vous le dites. Quand nous défendons la foi chrétienne et qu’on nous répond : Le nom du Christ se prêche partout, pourquoi les calamités sont-elles multipliées ? n’est-ce pas comme si l’on nous disait : » Où est ton Dieu ? » On gémit en entendant ce langage, parce qu’on périt en le prononçant.
6. Les hommes religieux, les hommes saints répandent des larmes ; on les voit dans leurs prières. Ils sont gais en faisant le bien, mais ils pleurent pour obtenir de le faire, et ils pleurent après l’avoir fait. En pleurant ils cherchent à le faire, en pleurant ils le mettent en sûreté après l’avoir fait. Ainsi les larmes des justes sont fréquentes dans cette vie, le seront-elles dans la patrie ? Pourquoi pas ? Parce qu’ils « reviendront avec allégresse, portant les gerbes « dans leurs mains. » La félicité se montre, les larmes reparaissent-elles ?
Quant à ceux qui rient vainement ici et qui vainement pleurent, emportés par leurs passions ; qui gémissent quand on les a trompés et qui se réjouissent quand ils trompent ; ils pleurent aussi le long de ce chemin, mais on ne peut dire d’eux qu’ « ils viendront dans l’allégresse, portant leurs gerbes dans leurs mains. » Que moissonnent-ils, sans avoir rien semé ? Hélas ! ils moissonnent ce qu’ils ont semé ; ils ont semé des épines, ils moissonnent des flammes. Ils ne vont pas des larmes à la joie, comme les saints qui « allaient et pleuraient, en répandant leurs semences et qui viendront dans la joie. » Infortunés ! ils passent des larmes aux larmes, des larmes mêlées de quelque joie aux larmes privées de toute joie. Et que deviendront-ils ? Où vont-ils après la résurrection ? Où ? n’est-ce pas où a dit le Seigneur : « Liez-lui les mains et les pieds, puis le jetez dans les ténèbres extérieures. » – Et ensuite ? – Crois-tu que ces ténèbres soient sans douleur ? qu’ils iront à tâtons sans souffrir ? qu’ils seront privés de la vue sans être tourmentés ? Nullement. Il n’y a pas là que des ténèbres, les malheureux, ne sont pas seulement dépouillés de ce qui faisait leur joie, on leur inflige aussi de quoi les faire éternellement gémir. Ne méprise pas ces ténèbres, ô homme perdu de débauches, toi qui pour te livrer à tes œuvres coupables, à tes honteux adultères, recherchés plutôt les ténèbres que tu n’en as horreur et te livres à plus de joie quand les flambeaux sont éteints : car ces ténèbres qui t’attendent ne sont compatibles ni avec la joie, ni avec le plaisir, ni avec les voluptés et les délectations des sens. Quelles seront-elles donc ? « Là il y aura pleurs et grincements de dents. » Le bourreau frappe sans relâche, sans relâche le coupable est frappé ; le bourreau tourmente sans se fatiguer, le coupable est tourmenté sans mourir.
Ainsi des larmes éternelles à ceux qui ont mal vécu ; aux saints d’éternelles joies quand « ils « viendront avec allégresse, portant leurs gerbes « dans leurs mains. » Car au temps de la récolte ils diront à leur Seigneur : Avec votre secours, Seigneur, nous avons accompli vos ordres, daignez accomplir vos promesses.

  1. Ps. 125, 5
  2. 2 Cor. 9, 7
  3. 2 Cor. 12, 15
  4. Sir. 31, 12
  5. 1 Jn. 3, 16
  6. Lc. 21, 18
  7. 2 Cor. 10, 6
  8. Gal. 6, 10
  9. Id. 9
  10. Mt. 26, 38, 39
  11. Jn. 10, 18
  12. 2 Tim. 4, 6-8
  13. 2 Cor. 9, 7
  14. Id. 5, 6
  15. Ps. 55, 9
  16. Ps. 41, 4