Sermon XVIII. Pourquoi le jugement dernier.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON XVIII. POURQUOI LE JUGEMENT DERNIER[1].

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ANALYSE. – Autant le premier avènement du Sauveur a été caché, autant le dernier sera éclatant. Pourquoi ? – 1 Malgré les traits de justice que Dieu fait briller quelquefois dans ce monde, il n’est pas moins vrai que les biens et les maux paraissent également distribués entre les bons et les méchants. 2 n’en est rien cependant, car les bons et les méchants amassent inégalement des trésors inadmissibles de mérite ou de colère. Le résultat de leur travail est secret ; il faut le faire briller au grand jour. – 2 Or c’est ce que Jésus-Christ fera de la manière la plus solennelle au jugement dernier. Il mettra en relief les vertus et la récompense des uns ; les crimes et les châtiments des autres. Donc empressons-nous de faire pénitence. N’ayons ni présomption ni désespoir.


1. Recevez avec plaisir, comme encouragement à votre charité, les quelques réflexions que m’inspire le Seigneur à l’occasion de ce psaume. C’est de Jésus-Christ notre Seigneur que doivent s’entendre ces paroles prophétiques que nous venons d’ouïr et de chanter : « Dieu viendra avec éclat ; c’est notre Dieu et il ne gardera point le silence. » En effet le Seigneur Jésus-Christ, notre Dieu et Fils de Dieu, est venu voilé dans son premier avènement, dans le second il viendra avec éclat. Quand il est venu voilé, il ne s’est fait connaître qu’à ses serviteurs ; lorsqu’il viendra avec éclat, il se manifestera aux bons et aux méchants. En venant voilé il venait pour être jugé ; en venant avec éclat il viendra pour juger. Enfin il garda le silence lorsqu’on le jugeait et c’est de ce silence que le prophète avait dit : « Il a été conduit comme une brebis à l’immolation, et comme l’agneau devant celui qui le tond, il n’a pas ouvert la bouche[2]. Mais notre » « Dieu viendra avec éclat ; c’est notre Dieu et il ne gardera point le silence. Il ne se taira point » lorsqu’il jugera, comme il s’est tu lorsqu’il était juge. Maintenant il ne se tait point pour qui veut l’entendre mais il est dit qu’alors « il ne gardera point le silence », parce que sa voix sera reconnue de ceux-mêmes qui le méprisent aujourd’hui. Il est des hommes qui se rient des commandements de Dieu lorsqu’on en parle présentement, et parce qu’ils ne voient ni ses promesses réalisées ni ses menaces accomplies, ils se moquent de ses préceptes. Carte qu’on appelle la félicité de ce monde est égaiement pour les méchants : les bons éprouvent aussi ce qu’on nomme le malheur de ce monde ; et les mortels qui voient le présent et ne croient pas à l’avenir remarquent que les biens et les maux du siècle sont distribués indistinctement aux bons et aux méchants. Désirent-ils les richesses ? Ils les voient aux mains des plus coupables comme aux mains des hommes de bien. Ont-ils horreur de la pauvreté et des misères du siècle ? Ils observent aussi que les méchants en souffrent comme les bons, et ils disent dans leur cœur que Dieu ne regarde ni ne dirige les choses humaines et qu’il nous laisse rouler au hasard dans l’abîme de ce monde, sans prendre aucun soin de nous. Ainsi méprisent-ils le commandement parce qu’ils ne sont pas témoins de l’éclat du jugement.
2. On devrait cependant remarquer que maintenant même Dieu regarde et juge, quand il le veut, sans différer, et qu’il diffère quand il lui plaît. Pourquoi ? Parce que, si jamais il né jugeait dans cette vie, on croirait qu’il n’y a pas de Dieu, et si présentement il jugeait tout, il ne réserverait rien pour le jugement à venir. Il est donc beaucoup de choses qu’il réserve, il en est quelques-unes qu’il juge actuellement ; son but est de frapper d’une crainte salutaire et de porter à se convertir les coupables dont il remet la cause. Il n’aime pas de condamner, il cherche à sauver. Voilà pourquoi il est patient envers les méchants, il veut les rendre bons. Cependant l’Apôtre dit : « La colère de Dieu éclatera contre toute impiété [3]; » et « Dieu rendra à chacun selon ses œuvres. » De plus il adresse à l’indifférent cet avertissement et ce reproche : « Méprises-tu les richesses de sa bonté et de sa patience ? » Quoi ! parce qu’il est pour toi bon, tolérant et patient ; parce qu’il remet ta cause et ne te brise pas, tu le méprises et ne crois pas à son jugement ! « Ignores-tu que la patience de Dieu t’invite à la pénitence ? Cependant, par la dureté de ton cœur, tu t’amasses un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses œuvres[4] . »
3. Ainsi tout ce que l’homme fait maintenant, il le jette dans un trésor sans savoir ce qu’il amasse. Les riches savent peut-être ce qu’ils jettent dans leur trésor terrestre, mais ils ignorent pour qui ils travaillent, car ils ne savent nullement ce que deviendront leurs richesses après leur mort : elles sont quelquefois le partage de leurs ennemis ; et tel qui se prive de nourriture pour s’enrichir, travaille pour les excès, les débauches et les dissolutions d’un autre. Il en est donc qui savent ce qu’ils amassent sans savoir pour qui. Ainsi les bons connaissent ce qu’ils envoient dans le céleste trésor, les méchants ignorent ce qu’ils se préparent. Le bon met dans ce trésor toutes les œuvres de miséricorde qu’il a faites envers les malheureux secourus par lui, et il compte sur la fidélité du gardien qui lui conserve tout ce qu’il amasse. Il ne voit pas tout mais il est tranquille sur le trésor même ; il sait que le, voleur n’en emporte rien, que l’ennemi ne l’attaque pas, qu’un adversaire injuste et puissant ne l’enlève point comme ce que l’on enlève au vaincu ; mais qu’il lui restera, toujours parce qu’il a pour gardien le Tout-puissant lui-même. Eh ! si l’on est sans souci après avoir confié son argent à un serviteur fidèle, comment les bons seraient-ils dans l’inquiétude en recommandant le trésor de leurs charités au Seigneur ? Ils savent donc que tout ce qu’ils y mettent est en sûreté : fidèles, ils ont foi à la puissance de leur Maître ; ils croient qu’il veille et qu’ils retrouveront tout ce qu’il garde. Est-ce que les hommes voient toujours le coffre où ils mettent leur argent ? Le mettent-ils même toujours dans un coffre ? L’enfouissent-ils ou le gardent-ils toujours ? Ils ne l’ont pas toujours sous les yeux : toutefois ils ont comme la conscience qu’il est encore au lieu où ils l’ont déposé. Peut-être le voleur l’a-t-il déjà emporté, lorsque celui qui l’a inutilement conservé se laisse encore aller à une vaine joie. Mais si nous plaçons quelque chose dans les célestes trésors, nous sommes sûrs que le Seigneur le garde fidèlement ; le voleur ne peut absolument rien nous prendre, nous ne subissons aucune perte. Les méchants aussi mettent dans un trésor toutes leurs œuvres mauvaises et Dieu les leur conserve. C’est ce que signifient ces paroles de l’Apôtre : « Tu t’amasses un trésor de colère pour le jour de la colère du juste jugement de Dieu. »
4. Puisqu’à l’insu des méchants Dieu conserve tout ce qu’ils font ; quand il viendra dans son éclat et non plus pour garder le silence, il convoquera près de lui toutes les nations, comme il l’annonce dans l’Évangile. Il fera alors la grande séparation, plaçant les uns à sa droite et les autres à sa gauche, puis il commencera à ouvrir les trésors afin que chacun reconnaisse ce que chacun y a mis. « Venez, bénis, de mon Père, dira-t-il à ceux de droite, recevez le royaume qui vous a été préparé depuis le commencement du monde. Recevez en partage le royaume des cieux, le royaume éternel, la compagnie des anges, l’éternelle vie, où personne ne naît et où ne meurt personne. Car en mettant vos œuvres dans votre trésor, vous achetiez le royaume même des cieux. Recevez le royaume des cieux qui vous a été préparé dès l’origine du monde. » Et voici comment il leur montre leurs trésors : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais nu, et vous m’avez vêtu ; voyageur, et vous m’avez recueilli ; en prison, et vous êtes venus à moi ; malade, et vous m’avez visité. – Seigneur, lui répondent-ils, quand est-ce que nous vous avons vu » éprouver ces besoins et que nous vous avons servi ? Et lui : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous l’avez fait. » Et parce que c’est à moi que vous l’avez fait chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, prenez ce que vous avez déposé, possédez ce que vous ave acheté. C’est pour cela que vous l’avez confié à votre Sauveur. Il se tournera ensuite vers ceux de la gauche et leur montrera leurs trésors vides de toute bonne œuvre. « Allez, dira-t-il, au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses anges. J’ai eu faim et vous rie m’avez pas donné à manger. » Avez-vous jamais rien trouvé, rien déposé dans ce trésor ? Cherchez bien, on vous rendra tout. « Mais jamais, disent-ils, nous ne vous avons vu avoir faim. » Et lui : « Chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, vous ne me l’avez pas fait non plus [5]. » Ce qui peut-être vous a empêchés de me le faire, c’est que vous ne m’avez pas vu marcher sur la terre. Mais vous êtes si pervers qui si vous me voyiez vous me crucifieriez comme les Juifs. Car les méchants qui voudraient qu’aujourd’hui, s’il était possible, il n’y eût plus d’églises où on prêchât les commandements de Dieu, ceux-là ne feraient-ils pas mourir le Christ, s’ils le trouvaient vivant sur la terre ? Cependant ils oseront lui dire, comme s’il ignorait les pensées des hommes. « Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim ? » Et lui : « Chaque fois que vous avez manqué à l’un de ces plus petits, vous m’avez manqué aussi. » J’avais placé devant vous sur la terre mes petits dans l’indigence. Comme chef, j’étais assis dans le ciel à la droite de mon Père ; mais sur la terre mes membres souffraient, ils étaient indigents sur la terre il fallait leur donner, ce don serait allé jusqu’au chef ; il fallait savoir qu’en plaçant devant vous ces indigents sur la terre, je voulais en faire comme vos serviteurs chargés de porter vos œuvres dans mon trésor : vous n’avez rien mis dans leurs mains ; ne soyez pas étonnés de ne rien trouver ici.
5. Ainsi il ne gardera point alors le silence ; il se montrera : c’est pourquoi il est dit : « Il ne se taira point. » Quand le Lecteur lit maintenant cela dans le livre sacré, on le méprise ; si l’évêque l’interprète et l’explique de vive voix, on s’en moque. S’en moquera-t-on ainsi lorsque le Juge tout-puissant le fera entendre lui-même ? Chacun recevra ce qu’il aura fait, le bien ou le mal [6]. Sous l’inspiration d’une pénitence infructueuse et tardive, des hommes diront alors : Ah ! si nous pouvions revivre, écouter et pratiquer ce que nous avons dédaigné ! Ces malheureux que leurs iniquités placent dans les rangs ennemis répéteront alors ce qui est dit au livre de la Sagesse : « Que nous a servi l’orgueil ? Que nous a procuré l’ostentation des richesses ? Toutes ces choses ont passé comme l’ombre[7]. » Vous voyez qu’ils se repentiront ; mais ce repentir les torturera sans les guérir. Veux-tu faire une pénitence utile ? Fais-la maintenant. Si tu la fais maintenant tu te corrigeras, et quand tu seras corrigé, on jettera ce trésor d’iniquités où étaient recueillies tes mauvaises actions, et l’on te donnera un autre trésor pour le remplir de tes bonnes œuvres. Mais si tu mourais immédiatement après ta conversion, trouverait-on aucune bonne œuvre dans ce trésor ? Oui, tu y trouveras de bonnes œuvres, car il est écrit : « Paix sur terre aux hommes de bonne volonté[8]. » Ce n’est pas le pouvoir que Dieu demande, c’est la bonne volonté qu’il couronne. Il sait que tu as voulu sans pouvoir : il te marque comme si tu avais fait ce que tu as voulu : Il est donc nécessaire de te convertir ; tu pourrais en différant être enlevé par une mort subite et ne rien trouver qui fasse ta richesse dans le présent et ton bonheur dans l’avenir. Tournons-nous avec un cœur pur, etc.[9].

  1. Ps. 49, 3
  2. Is. 53, 7
  3. Rom. 1, 18
  4. Id. 2, 4-6
  5. Mt. 25, 31-46
  6. 2 Cor. 5, 10
  7. Sag. 5, 8, 9
  8. Lc. 2, 14
  9. Voir serm. 1.