Sermon CXXI. Les deux naissances.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CXXI. LES DEUX NAISSANCES[1]. modifier

ANALYSE. – Le monde qui a rejeté Jésus-Christ n’est pas précisément le monde créé par lui ; ce sont les hommes charnels que l’Écriture appelle le monde pour exprimer combien ils sont attachés aux choses du monde. Quant aux hommes qui ont reçu le Sauveur, ce sont ceux qui outre leur nature humaine ont reçu de Dieu et de l’Église une naissance toute spirituelle et toute divine, comme Jésus-Christ a reçu la vie par l’union sainte de l’Esprit divin et de la Vierge Marie.


1. « Le monde a été fait par » le Seigneur, « et le monde ne l’a point reconnu. » Quel est le monde qui a été fait par lui ? et quel est le monde qui ne l’a point reconnu ? Le monde fait par lui n’est pas celui qui ne l’a point reconnu. Quel est effectivement le monde fait par lui ? Le ciel et la terre. Mais comment le ciel ne l’a-t-il pas reconnu, puisqu’à sa mort le soleil s’est obscurci ? Comment la terre ne l’a-t-elle pas reconnu, puisqu’elle a tremblé lorsqu’il était suspendu à la croix ? « Le monde » qui « ne l’a point reconnu » est celui qui a pour chef l’esprit mauvais dont il est dit : « Voici venir le prince de ce monde, et il ne trouve rien en moi[2]. » On appelle monde les méchants et les infidèles, et ce nom leur vient de ce qu’ils aiment. En aimant Dieu nous devenons des dieux, et en aimant le monde nous sommes appelés monde. Cependant Dieu était dans le Christ et se réconciliait le monde[3]. Tous forment-ils donc « le monde » qui « ne l’a point connu ? »
2. « Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu. » Tout lui appartient, mais il était plus spécialement chez lui dans ce peuple dont faisait partie sa mère, où il avait pris un corps, à qui il avait fait annoncer longtemps auparavant son avènement futur, à qui il avait donné sa loi, qu’il avait délivré de la captivité égyptienne, et dont le père charnel, Abraham, avait été choisi par lui ; car il a pu dire en toute vérité : « Je suis avant Abraham[4]. » Il ne dit pas : Je suis avant que fût Abraham ; ni : J’ai été fait avant qu’Abraham le fut ; car « Au commencement était le Verbe ; » il était, sans avoir été fait. « Il est donc venu chez lui », parmi les Juifs ; « et les siens ne l’ont pas reçu. »
3. « Mais à tous ceux qui l’ont reçu. » De là en effet sont les Apôtres qui l’ont reçu ; de là aussi ceux qui portaient des rameaux devant sa monture, marchant devant et derrière lui, couvrant la route de leurs vêtements et criant à haute voix : « Hosanna au fils de David ; béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » — « Faites taire ces enfants, qu’ils ne crient pas ainsi devant vous », lui disaient les Pharisiens, et il répondait : « S’ils se taisent, les pierres crieront [5]. » Qu’entendre ici par pierres, sinon les adorateurs des pierres ? Si les petits juifs se taisent, les petits et les grands crieront parmi les gentils, Qu’entendre par pierres, sinon ce qu’entendait Jean, ce grand homme qui est venu pour rendre témoignage à la lumière ? Un jour en effet qu’il voyait des. Juifs s’enorgueillir d’être de la race d’Abraham, il les appela « race de vipères. » Ils se disaient les enfants d’Abraham, et lui les nommait « race de vipères. » N’était-ce pas Outrager Abraham lui-même ? Nullement. Je leur donnais le titre que méritaient leurs mœurs, Fils d’Abraham, ils auraient dû imiter leur père, comme le leur rappelait le Sauveur même. « Nous sommes libres, jamais nous n’avons servi personne, nous ayons Abraham pour père. » Ainsi les Juifs parlaient-ils au Sauveur, qui leur répondait : « Si vous étiez fils d’Abraham, vous feriez les œuvres d’Abraham. Parce que je vous dis la vérité, vous voulez me mettre à mort ; c’est ce qu’Abraham n’a pas fait[6]. » Vous êtes issus d’Abraham, mais vous avez dégénéré. Que leur disait donc Jean ? « Race de vipères, qui vous a montré à fuir devant la colère qui va venir ? Faites donc de dignes fruits de pénitence, et ne songez pas à dire en vous-mêmes ; « Nous avons Abraham pour père, car Dieu peut, de ces pierres mêmes, susciter des enfants à Abraham[7]. » – « De ces pierres mêmes ; » de celles qu’il voyait en esprit ; car il parlait aux Juifs et nous avait en vue. « Dieu peut, de pierres mêmes, susciter des enfants à Abraham De quelles pierres ? Si ceux-ci se taisent, pierres crieront. » Vous venez d’entendre ces mots et vous les avez acclamés. Ainsi donc se vérifie l’oracle : « Les pierres crieront. » Car nous sommes issus de la gentilité et nous avons adoré les pierres dans la personne de nos parents. C’est pour ce motif encore que nous avons été comparés à des chiens. Rappelez-vous en effet ce qui fut dit à cette femme qui criait derrière le Seigneur. Comme elle était Chananéenne, asservie au culte des idoles et liée au service des démons, que lui dit Jésus ? « Il ne convient pas de prendre le pain aux enfants et de le jeter aux chiens. N’avez-vous remarqué jamais comment les chiens lèchent les pierres engraissées ? Tels sont les adorateurs d’idoles. Mais la grâce de Dieu est descendue en vous. À tous ceux qui l’ont reçu il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. » Voici des fils nouveau-nés. « Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. » Pourquoi ? « Parce qu’ils croient en son nom. »
4. Et comment deviennent-ils enfants de Dieu ? En ne naissant « ni du mélange des sangs, ni de la volonté de l’homme, ni de la volonté de la chair, mais de Dieu. » Après avoir reçu le pouvoir de devenir enfants de Dieu, ils sont nés de Dieu. Remarquez bien : ils sont nés de Dieu, « non pas du mélange des sangs », comme dans cette première génération, génération pleine de misère et produite par la misère. Qu’étaient en effet ces nouveaux fils de Dieu ? Comment étaient-ils nés d’abord ? Du mélange des sangs du père et de la mère, du rapprochement des corps. Et aujourd’hui ! « C’est de Dieu qu’ils sont nés. » Leur première naissance était due à un homme et à une femme ; la seconde est due à Dieu et à l’Église.
5. Ainsi donc il sont nés de Dieu. Pourquoi sont-ils nés de Dieu après avoir reçu d’abord une naissance humaine ? Pourquoi ? Pourquoi ? C’est que « le Verbe s’est fait chair afin d’habiter parmi nous. » Quel contraste ! Lui se fait chair ; et eux deviennent esprits. Quelle condescendance, mes frères ! Préparez vos âmes à espérer et à recueillir de plus signalés bienfaits encore. Ne vous attachez pas aux passions du siècle. On vous a achetés cher ; pour vous le Verbe s’est fait chair, pour vous le Fils de Dieu est devenu fils de l’homme ; ainsi veut-il que les enfants des hommes deviennent les enfants de Dieu. Qu’était-il, et qu’est-il devenu ? Qu’étiez-vous et qu’êtes-vous devenus ? Il était Fils de Dieu. Qu’est-il devenu Fils de l’homme. Et vous, qui étiez fils des hommes, qu’êtes-vous devenus ? Des fils de Dieu. Il a partagé nos maux pour nous communiquer ses biens.
En qualité même de fils de l’homme, il est bien élevé au-dessus de nous. Nous devons notre vie humaine à la convoitise de la chair ; il doit la sienne à la foi d’une Vierge. Chacun de nous est né d’un père et d’une mère ; le Christ est né de l’Esprit-Saint et de la Vierge Marie.
Mais en s’approchant de nous, il ne s’est pas éloigné beaucoup de lui-même ; ou plutôt il ne s’en est pas éloigné en tant que Dieu, et il n’a fait qu’ajouter sa nature à la nôtre ; car en s’unissant à ce qu’il n’était pas, il n’a point sacrifié ce qu’il était ; sans cesser d’être le Fils de Dieu, il est devenu fils de l’homme. Ainsi s’est-il établi Médiateur ; médiateur, tenant le milieu, n’étant ni en haut ni en bas ; ni en haut, parce qu’il est homme, ni en bas, parce qu’il n’est point pécheur. Et toutefois il est en haut en tant que Dieu, car en venant parmi nous il n’a pas quitté son Père. C’est ainsi qu’en remontant au ciel il ne nous a pas quittés, et qu’en revenant vers nous il ne quittera pas non plus son Père.

  1. Jn. 1, 10-14
  2. Jn. 14, 30
  3. 2Co. 5, 19
  4. Jn. 8, 68
  5. Mat. 21, 9, 16 ; Luc, 19, 39-40
  6. Jn. 8, 39-40
  7. Mat. 3, 7-9