Sermon CXXII. Jésus et Nathanaël.

Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CXXII. JÉSUS ET NATHANAËL[1]. modifier

ANALYSE. – Jésus dit à Nathanaël qu’il l’a vu sous le figuier, mais que lui-même ensuite verra le Fils de l’homme servi par les Anges. Que signifie ce langage ? – Le figuier rappelle le péché de nos premiers parents : Jésus veut donc dire qu’il a vu Nathanaël dans l’état du péché. Nathanaël verra ensuite le Fils de l’homme dans sa gloire servi pas les Anges : c’est une allusion au songe ni mystérieux de Jacob où tout figurait le Christ, soit la pierre parfumée d’onction, soit l’ange qui se laissa vaincre volontairement, soit Jacob même qui représente à la fois : le peuple juif dans sa partie réprouvée et dans sa partie fidèle, car le patriarche est à la fois boiteux et béni de Dieu ; le peuple chrétien qui a supplanté le peuple Juif et qui verra Dieu dans sa gloire ; le Christ enfin, car les Anges descendent et montent en même temps vers lui, c’est que le Christ est en même temps dans le ciel et sur la terre.


1. Si nous comprenons bien ce que Jésus-Christ Notre-Seigneur vient de dire à Nathanaël ; nous verrons que ses paroles ne s’adressaient pas seulement à lui. C’est en effet le genre humain tout entier que le Seigneur a vu sous le figuier. Le figuier en cet endroit signifie évidemment le péché. Le figuier n’a point partout cette signification, irais il l’a ici, comme je l’ai avancé, et ce qui porte à le croire, c’est que le premier homme, après son péché, se couvrit de feuilles de figuier, vous ne l’ignorez pas[2]. Dans la confusion que leur inspirait leur crime ; nos premiers parents voilèrent sous ces feuilles des membres que Dieu leur avait donnés et dont eux-mêmes venaient de faire des Membres honteux. Assurément on ne doit pas rougir de l’œuvre de Dieu, le péché seul produit la confusion, et sans le péché ; la nudité même n’inspirerait aucune honte. Aussi bien Adam et Eve étaient-ils nus sans en rougir ; ils n’avaient rien fait d’humiliant. Pourquoi ces réflexions ? Pour nous amener à comprendre comment le figuier rappelle le péché. Que signifie alors : « Je t’ai vu lorsque tu étais sous le figuier ? » Je t’ai vu lorsque tu étais asservi au péché. Se rappelant alors un fait particulier, Nathanaël se souvint qu’il s’était trouvé effectivement sous un figuier et que Jésus n’était point là. Non, il n’y était pas de corps, mais où n’est point le regard de son esprit ? Nathanaël sachant donc qu’il s’était trouvé seul sous le figuier et que le Christ n’était point là, bien qu’il lui ait dit : « Je t’ai vu lorsque tu étais sous le figuier », comprit qu’il était Dieu et s’écria : « C’est vous le Roi d’Israël. »
2. Le Seigneur reprit : « Parce que je t’ai dit je t’ai vu lorsque tu étais sous le figuier, tu t’étonnes ; tu verras de plus grandes choses. » – Lesquelles ? – « Vous verrez le ciel ouvert et les Anges de Dieu montant et descendant vers le Fils de l’homme. » Rappelons une ancienne histoire consignée dans un de nos livres saints, dans la Genèse. Jacob voulant s’endormir plaça une pierre sous sa tête. Or il vit en songe une échelle qui allait de la terre jusqu’au ciel ; au-dessus s’appuyait le Seigneur et sur les degrés de cette échelle les anges montaient et descendaient. Voilà ce que vit Jacob. Ce songe ne serait pas dans l’Écriture s’il ne désignait quelque profond mystère et s’il ne contenait quelque prophétie importante. Aussi Jacob l’ayant compris plaça en cet endroit une pierre sur laquelle il répandit de l’huile [3]. Vous connaissez la nature du chrême ; ici donc voyez aussi le Christ. Il est la pierre rejetée par les constructeurs et devenue pierre angulaire[4], Il est la pierre dont lui-même a dit : « Celui qui se heurtera contre cette pierre sera écrasé, et celui sur qui elle tombera sera brisé[5]. » On se heurte contre elle quand elle est à terre ; elle tombera quand elle viendra du ciel juger les vivants et les morts. Malheur aux Juifs qui se sont heurtés contre le Christ, lorsqu’il était à terre dans son humilité ! « Cet homme, disaient-ils, ne vient pas de Dieu, puisqu’il viole le Sabbat[6]. » – « S’il est le Fils de Dieu, qu’il descende de la croix[7]. » Insensé ! tu ris parce que la pierre est à terre ; mais tu montres en riant combien tu es aveugle, et dans ton aveuglement tu te heurtes, et en te heurtant tu te brises, et après t’être brisé contre cette pierre qui maintenant est à terre, tu seras broyé par elle lorsqu’elle viendra d’en haut. Ainsi donc Jacob fit une onction à la pierre, Était-ce pour en faire une idole ? C’était pour en faire un monument et non pour l’adorer. Maintenant donc revenons à Nathanaël, puisque c’est à son occasion que Jésus Notre-Seigneur a voulu nous expliquer la vision de Jacob.
3. Vous êtes instruits à l’école du Christ, vous savez que Jacob s’appelle en même temps Israël. Le même homme porte deux noms : le premier, qui signifie supplantateur, lui fut donné au moment de sa naissance. Esaü en effet naquit le premier de ces deux frères jumeaux, et on remarqua que la main de Jacob lui tenait le pied ; il lui tenait le pied pendant qu’Esaü sortait le premier du sein maternel, et lui-même n’en sortit qu’après. Or c’est parce qu’il lui tenait ainsi la plante du pied qu’il fut appelé Jacob[8], c’est-à-dire supplantateur. Plus tard, lorsqu’il revenait de Mésopotamie, il lutta sur la route contre un ange. Un homme peut-il lutter vraiment avec un ange ? Ici donc il y a un mystère, une espèce de sacrement, une prophétie, une figure, que nous devons nous attacher à comprendre. Remarquez de plus, en effet, comment lutta Jacob. Il l’emporta sur l’ange, dans la lutte, ce qui renferme une signification profonde ; et après l’avoir emporté sur lui, il le retint ; oui, l’homme vainqueur retint l’ange vaincu. « Je ne te laisse pas aller, lui dit-il, si tu ne me bénis. » Quelle idée de Jésus-Christ dans cette bénédiction donnée par le vaincu au vainqueur ! Ce fut alors que cet ange, en qui nous voyons Jésus Notre-Seigneur, dit à Jacob : « Tu ne t’appelleras plus Jacob, tu porteras le nom d’Israël ; » Israël, qui voit Dieu. Il lui toucha ensuite le nerf de la cuisse, dans toute son étendue ; et ce nerf se dessécha, et Jacob devint boiteux[9]. Voilà ce que fit le vaincu. Même après sa défaite il fut capable de toucher la cuisse de son vainqueur et de le rendre boiteux. N’est-ce donc pas volontairement qu’il fut vaincu ? C’est qu’il avait le pouvoir de déposer ses forces, et le pouvoir de les reprendre[10]. S’il ne s’irrite point d’être vaincu, il ne s’irrite point non plus d’être crucifié. Il bénit même son vainqueur en lui disant : « Tu ne t’appelleras plus Jacob, mais Israël. » Ainsi le supplantateur voyait Dieu. Je l’ai déjà dit, l’ange en touchant Jacob le rendit boiteux. Vois dans Jacob la figure du peuple juif : vois-y d’abord ces milliers d’hommes qui suivaient et qui précédaient le Seigneur sur sa monture, qui s’unissaient aux Apôtres pour adorer le Seigneur et qui s’écriaient : « Hosanna au Fils de David ; béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur[11] ! » Voilà Jacob en tant qu’il a reçu la bénédiction. S’il est resté boiteux, c’est pour représenter les Juifs restés dans le Judaïsme. L’étendue du nerf blessé désigne le grand nombre de Juifs qui ne sont pas Chrétiens. Il est un psaume qui parle d’eux. Ce psaume prédit d’abord la conversion des gentils. « Un peuple que je ne connaissais pas m’a servi, il m’a prêté une oreille docile. » Ainsi donc la foi vient par l’audition, et l’audition par la parole du Christ[12]. Le Psaume continue : « Mes enfants rebelles m’ont menti, mes enfants rebelles se sont en« durcis et ont boité dans leurs voies[13]. » Voilà bien Jacob, Jacob béni et Jacob boiteux.
4. N’oublions pas, à cette occasion, d’examiner une question qui pourrait se présenter à quelqu’un d’entre vous et le préoccuper. Abraham aussi, l’aïeul de Jacob, changea de nom. Il s’appelait d’abord Abram et Dieu lui donnant un autre nom lui dit : « Tu ne t’appelleras plus Abram, mais Abraham[14]. » Pourquoi donc, désormais, ne s’appelle-t-il plus Abram ? Feuilletez les Écritures et vous remarquerez qu’avant de recevoir un nom nouveau il n’était désigné que sous le nom d’Abram : et qu’après avoir reçu ce nouveau nom, il ne s’appelait plus qu’Abraham. Pour changer le nom de Jacob ont dit comme à Abraham : « Tu ne t’appelleras plus Jacob, mais tu l’appelleras Israël. » Eh bien ! feuilletez aussi les Écritures, et vous observerez que Jacob porta toujours ces deux noms de Jacob et d’Israël. Abraham, après son changement de nom, ne fut plus appelé qu’Abraham ; et après avoir également changé de nom, Jacob fut appelé en même temps Jacob et Israël. C’est que la signification du nom d’Abraham devait recevoir son accomplissement dans ce siècle : ce nom signifie en effet qu’Abraham est devenu le père de peuples nombreux, tandis que le none d’Israël nous reporte vers l’autre monde où nous verrons Dieu. Aussi le peuple de Dieu, le peuple chrétien est maintenant tout à la fois Jacob et Israël, Jacob en réalité et Israël en espérance. Ce peuple puîné n’a-t-il pas effectivement supplanté son frère aîné ? N’avons-nous pas supplanté le peuple juif ? Nous pouvons dire que nous les avons supplantés, puisque c’est à cause de nous qu’ils le sont. S’ils n’étaient tombés dans l’aveuglement, ils n’auraient pas crucifié le Christ ; si le Christ n’eût été crucifié, son sang précieux n’eût pas été répandu ; et si son sang n’eût pas été répandu, il n’aurait pas racheté l’univers. Et comme leur aveuglement nous a servi, l’aîné a dû être supplanté par le puîné, nommé pour ce motif supplantateur. Mais combien de temps le sera-t-il ?
5. Viendra un jour, viendra la fin du siècle et tout Israël se convertira, non pas les Israélites d’aujourd’hui, mais leurs descendants. Car en poursuivant leurs voies ils aboutiront, ils arriveront à la damnation éternelle. Mais quand ce peuple entier sera entré dans l’unité, alors s’accomplira ce que nous chantons : « Je serai rassasié, lorsque se manifestera votre gloire[15] ; » lorsque se réalisera la promesse qui nous est faite, de vous voir face à face. Nous voyons aujourd’hui dans un miroir, en, énigme et en partie seulement ; mais quand également purifiés, ressuscités, couronnés, devenus immortels et incorruptibles – à tout jamais, les deux peuples verront Dieu face à face et qu’il n’y aura plus de Jacob, mais seulement un Israël ; le Seigneur alors le contemplera comme il contemplait ce saint Nathanaël et il dira : « Voilà un véritable Israélite, en qui il n’y a point d’artifice. » En entendant ces mots : « Voilà un véritable Israélite », rappelle-toi Israël, et en te rappelant Israël, souviens-toi de ce songe durant lequel Israël vit une échelle qui allait de la terre au ciel, le Seigneur appuyé sur cette échelle, et les Anges qui y montaient et y descendaient. Ce fut après ce songe, quelque temps après, quand il revenait de Mésopotamie, durant le voyage même, que Jacob reçut le nom d’Israël. Jacob donc, Jacob ou Israël ayant vu cette échelle mystérieuse, et Nathanaël étant de son côté un vrai Israélite sans aucun artifice, ne comprends-tu pas pour quel motif le Seigneur lui répondit : « Tu verras de plus grandes choses ; » et pour quel motif il lui rappela le songe de Jacob, lorsqu’il le vit étonné de cette parole : « Je t’ai vu sous le figuier ? » A qui en effet le Sauveur parlait-il ainsi ? À un homme qu’il venait d’appeler un Israélite véritable et sans artifice. C’est donc comme s’il lui eût dit : Tu verras s’accomplir en toi le songe de celui dont je t’ai donné le nom ; assez de cette admiration prématurée ; tu verras de plus grandes choses. « Tu verras le ciel ouvert, et les Anges de Dieu montant et descendant vers le Fils de l’homme. » Voilà bien ce que vit Jacob ; voilà pourquoi il répandit de l’huile sur la pierre ; voilà pourquoi, devenu prophète, il érigea ce monument comme figure du Christ ; car tout cela était prophétique.
6. Je sais ce que vous attendez maintenant, je comprends ce que vous demandez de moi. Je l’exprimerai en peu de mots également et comme Dieu m’en fera la grâce.« Les Anges descendaient et montaient vers le Fils de l’homme. » S’ils descendent vers lui, n’est-il pas en bas ? et s’ils montent vers lui, n’est-il pas en haut ? Et s’ils montent – vers lui et y descendent tout à la.fois, n’est-il pas en même temps et en haut et en bas ? Non, il n’est pas possible que dès Anges descendent et montent en même temps, s’il n’est en même temps et en haut où ils montent, et en bas où ils descendent, Mais comment prouver qu’il est tout.à la fois et ici et là ? Paul nous répondra. Il portait d’abord le nom de Saut, il était d’abord persécuteur ; ce fut alors qu’il comprit ce problème et qu’il devint prédicateur. Jacob d’abord, et Israël ensuite, de la race d’Israël et de la tribu de Benjamin[16], il nous montrera que le Christ est en même temps au ciel et sur la terre. N’est-ce pas ce que lui fil entendre dès le principe cette grande voix descendue du ciel : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » Paul en effet était-il monté au ciel ? Avait-il contre le ciel lancé même une pierre ? C’était les Chrétiens qu’il persécutait, les Chrétiens qu’il enchaînait, les Chrétiens qu’il traînait à la mort, cherchant à les découvrir partout dans leurs retraites et ne leur pardonnant jamais quand il était parvenu à les découvrir. Le Christ notre Seigneur lui cria donc alors : « Saul, Saul. » D’où lui criait le, Sauveur ? Du haut du ciel. Il y est donc. « Pourquoi me persécutes-tu ?[17] » Il est donc sur la terre.J'ai tout expliqué, bien qu’en peu de mots et comme je l’ai pu, à votre charité. J’ai donné comme j’y suis obligé ; à vous maintenant de vous occuper des pauvres, selon, votre devoir. Tournons-nous, etc.[18].

  1. Jn. 1, 48-51
  2. Gen. 3, 7
  3. Gen. 28, 11-18
  4. Psa. 117, 22
  5. Mat. 21, 44
  6. Jn. 9, 16
  7. Mat. 27, 40
  8. Gen. 25, 25
  9. Gen. 32, 24-32
  10. Jn. 10, 18
  11. Mat. 21, 9
  12. Rom. 10, 17
  13. Psa. 17, 45- 46
  14. Gen. 17, 5
  15. Psa. 16, 15
  16. Phi. 3, 5
  17. Act. 9, 4
  18. serm. I