Scènes du jeune âge/1/Texte entier

Dumont, libraire-éditeur (volume 1p. --235).

SCÈNES


DU JEUNE ÂGE.


IMPRIMERIE DE GUIRAUDET,


RUE SAINT HONORÉ, N. 315.


Un petit garçon est perché sur une table, dans un cabinet de curiosité et bibliothèque. Il tire à bout de bras sur un livre qui va tomber. Une petite fille le montre de la main et dit… Ah mon Dieu ! tu vas casser quelque chose.
La Lanterne Magique. Ah mon Dieu ! tu vas casser quelque chose.


SCÈNES


DU JEUNE ÂGE,


PAR

Mme SOPHIE GAY.


TOME Ier.




PARIS,
DUMONT, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
PALAIS-ROYAL, No 88, AU SALON LITTÉRAIRE.


1834.



PRÉFACE.


Mes jeunes lecteurs j’ai passé ma vie à vous étudier et à vous chérir. J’étais mère à seize ans, et ce bonheur a décidé de ma vocation : les soins que réclame le bien-être d’un enfant, ceux qu’exige le développement de son caractère, sont devenus mon occupation favorite. Après avoir médité sur cet important sujet, et consacré le fruit de mes observations à la direction de ma petite famille, j’ai voulu étendre cette observation sur toutes les classes d’enfants ; ceux du pauvre comme ceux riche m’ont paru mériter les leçons de mon expérience ; et j’ai pensé à les amuser en les racontant à eux-mêmes.

Chaque état a ses dangers, ses habitudes, ses vertus. Certainement la probité, l’honneur, sont indispensables dans toutes les conditions ; mais il en est pourtant où la moralité d’un enfant est plus exposée que dans une autre. Un petit commissionnaire, par exemple, doit être d’une fidélité, d’une exactitude à toute épreuve, sinon il perd la confiance de ceux qui lui font gagner sa vie. L’indiscrétion, chez une petite fille du grand monde, où le moindre mot peut avoir de graves conséquences par la nature des intérêts dont elle entend parler, a cent fois moins d’inconvénient que dans la bouche de la fille d’un paysan, dont l’existence est pour ainsi dire à jour, et qui a bien rarement sujet de cacher aucun de ses projets ni aucune de ses actions. La paresse du fils d’un grand seigneur en fait un ennuyeux ; tandis que la paresse du fils de l’ouvrier en fait souvent un criminel : donc l’importance de ce défaut, le plus commun, le plus dangereux de tous, augmente selon la condition du fainéant.

C’est par suite de cette remarque que je me suis appliquée à chercher les moyens d’instruire et d’intéresser les enfants de tous les rangs et de tout âge, depuis le gamin qui va à l’école jusqu’à la jeune fille à marier : car les défauts et les qualités des jeunes personnes fournissent assez d’incidents pour être le sujet de plusieurs nouvelles.

Enfin c’est un ouvrage de mœurs enfantines que j’offre à mes gentils lecteurs. Si ces Scènes du jeune âge sont bien accueillies d’eux, je poursuivrai le cours de mes études en ce genre. Je dirai leurs aventures, leurs chagrins, que l’âge mûr dédaigne, et qui ne sont pas moins cruels pour n’avoir point de causes graves. Je ne les ennuierai pas de longs discours de morale. Je leur montrerai simplement le profit qu’on trouve à être bon, noble et courageux dans toutes les conditions de la vie. Et peut-être me sauront-ils gré un jour de leur avoir appris, en jouant, cette grande vérité : Il n’y aurait pas de mérite à être le meilleur possible, qu’il faudrait encore être bon par intérêt.

S. G.


LA CHEVELURE.

Telles gens n’ont pas fait la moitié de leur course, Qu’ils sont à bout de leurs écus.

LAFONTAINE. L’Ivrogne et sa femme.

(Fable.)




LA CHEVELURE.


DÉDIÉ


À Mlle LAURETTE DESVARENNES.




Dans un château de la Normandie s’élevaient deux enfants, l’espoir, l’amour de leur famille : Albine et Ferdinand.

La première, âgée de sept ans, avait déjà toutes les qualités qui en promettent de plus essentielles, et toutes les grâces qui suppléent même à la beauté ; enfin ses yeux, d’un bleu céleste, et ses beaux cheveux blonds bouclés, lui donnaient l’air d’un ange ; seulement, comme on avait le tort de vanter trop souvent devant elle ses agréments et ses qualités, elle les exagérait parfois. C’est un travers que les grandes personnes les plus spirituelles ont beaucoup de peine à éviter. Celles dont on vante la taille fine se font serrer dans leur corset à en perdre la respiration ; celles dont on admire les dents perlées rient sans cesse et se donnent l’air imbécile ; celles dont on vante l’ordre deviennent avares ; et celles dont on exalte la générosité jettent leur argent par la fenêtre.

C’est dans ce dernier tort que tombait ordinairement la gentille Albine : on avait si souvent raconté que les pauvres ne l’imploraient jamais en vain, qu’elle leur donnait tout ce qu’elle avait dans le petit sac qu’elle emportait à la messe. Ses bonnes amies trouvaient-elles sa poupée jolie, ses joujoux plus amusants que les leurs, aussitôt elle leur en faisait présent ; il en était quelquefois autant de ses robes et des bijoux que lui donnait sa famille. Sa montre, par exemple, avait passé dans les mains de la petite Célina, qu’Albine venait de trouver en larmes parce qu’elle avait cassé la sienne.

— Ne pleure pas, avait-elle dit ; prends celle-ci. Ta maman ne s’apercevra pas du changement, et tu ne seras point grondée ; seulement allons cacher dans un coin du jardin tous ces morceaux rompus, pour qu’on ne sache pas le malheur qui vient de t’arriver.

Et la voilà aidant Célina à enterrer les débris de sa montre, débris d’une valeur réelle, puisqu’ils étaient en or.

La bonne de Célina, qui les a entendues de la chambre à côté, raconte le trait à tout le monde. Mad. de Rosanne s’empresse d’acheter une montre encore plus jolie, pour récompenser la générosité de sa fille ; et la mère de Célina, voulant aussi témoigner sa reconnaissance du riche présent fait à la sienne, donne à Albine une chaîne émaillée et un album rempli des plus belles images.

Ainsi Albine, loin d’éprouver la moindre privation, par suite de son excès de générosité, y gagna quelque chose de plus et de mieux. Ce n’était pas le moyen de lui en montrer l’inconvénient.

Ferdinand, élevé à la mode du jour, dans des principes contraires, savait déjà qu’on n’arrive à rien sans argent ; et le désir de faire fortune, pour rendre à son père celle qu’il avait perdue par l’effet des révolutions, le rendait calculateur, à un âge où l’on ne sait ordinairement que dépenser.

— Avec ta manie de ne jamais garder un sou, disait-il à sa petite amie, tu verras que tu seras un jour bien embarrassée : car il arrive toujours quelque événement où l’argent est nécessaire.

— Eh bien ! j’en demanderai à maman, répondit-elle.

— C’est bon ; mais, à force d’en demander à ta mère pour contenter tous tes caprices, elle n’en aura plus elle-même à te donner. D’ailleurs mon père dit que, pour l’emploi que tu en fais, il vaudrait bien mieux qu’elle ne t’en donnât pas du tout.

— Belle idée vraiment, et qui réjouirait bien les gens de la maison !

— Ma foi oui ; s’ils étaient raisonnables, ils s’en réjouiraient, reprit Ferdinand : car tu as déjà manqué les faire mettre plus d’une fois à la porte, avec tes générosités. Ces cinq francs que tu as donnés pour boire l’autre soir au cocher lui ont servi à si bien se griser qu’il a pensé nous verser en sortant du Vaudeville ; et tout cet argent que tu as donné à ta bonne pour aller à Franconi avec sa famille, pendant que ta maman était sortie, crois-tu qu’il ait été mieux employé ? Ta mère voulait chasser la pauvre fille pour t’avoir laissée seule ; c’est toi qui l’as fait gronder. Va, je sais fort bien que tu m’appelles un sermonneur, un grippe-sou, quand je te parle ainsi ; mais je te répète ce que dit mon père : « Qui ne sait pas garder ne sait pas donner. »

— Quand j’aurai neuf ans comme toi, je serai ménagère ; d’ici là, je ne manquerai de rien : ainsi laisse-moi tranquille.

Et Albine vola vers la marchande de bouquets qui passait dans la grande allée des Tuileries, et elle acheta ce qui lui restait de bouquets de violettes pour les distribuer à toutes les petites filles qui jouaient autour d’elle.

Après une foule de dépenses de ce genre, Albine, qui en méditait encore beaucoup d’autres, vint trouver Ferdinand :

— Je n’ai plus d’argent, lui dit-elle un jour ; je ne sais plus comment faire. Ne pourrais-tu pas, Ferdinand, en demander à ton père, et me le prêter ?

— À mon père ? vraiment non. Il s’est arrangé pour ne jamais m’en donner ; et cependant, si tu peux attendre, j’en aurai dans quinze jours à ta disposition.

le trouveras-tu ?

— J’ai mon semestre de rentes à toucher.

— Qu’est-ce que tu dis là ? des rentes ? Tu parles comme mon oncle l’agent de change.

— Oui, du cinq pour cent, c’est ainsi que cela s’appelle je m’en souviens bien. Mon papa me mène, au mois de mars et au mois de septembre, près de la Bourse, chez un monsieur qui me dit : « Bonjour, mon petit Monsieur. Vous venez chercher votre semestre de rente ? » La première fois je ne savais pas que lui répondre, mais il me compta cinquante francs en belles pièces d’argent. Papa me dit de les prendre et que c’était à moi. J’ai très bien su, depuis, que mon semestre voulait dire cinquante francs.

— Et tu ne pourrais pas avoir ton semestre une troisième fois pour me le prêter ?

— Il n’y a pas trois semestres dans l’année, ignorante.

— Comment appelles-tu ce Monsieur ?

— Monsieur Daru. C’est le directeur de la caisse de prévoyance.

— Eh bien ! si j’allais avec ma bonne lui demander un semestre, il m’en donnerait peut-être aussi.

— En voilà une fameuse ! dit Ferdinand en riant de tout son cœur. Va, pour la fille d’un receveur-général, tu n’es pas forte en finances : aussi je ne te répéterai pas ce que mon père m’a dit sur cette caisse de prévoyance, qui fait qu’en moins de quelques années on peut avoir une grosse somme quand on n’en a mis qu’une petite. Tu ne comprendrais pas cela, toi ; mais ce que je puis te dire, c’est qu’au lieu de dépenser tout ce qu’on te donne, si tu en mettais à la caisse de prévoyance une partie, tu aurais toujours de quoi faire la généreuse, et de quoi acheter des robes à ta poupée.

— Tout cela peut être vrai, dit Albine avec dépit, mais cela ne me rend pas plus riche aujourd’hui. Nous allons partir pour la campagne ; j’ai besoin d’emporter toutes sortes de choses pour ne pas m’ennuyer : car nous n’aurons plus là nos bonnes amies des Tuileries, le théâtre de M. Comte, et les mauvais jours de l’Opéra, quand maman nous donne sa loge. Il faudra bien trouver quelque moyen de jouer toute seule ; et je voulais acheter cette belle chambre à coucher que nous avons vue chez Giroux, avec ce joli trousseau de poupée qui est serré dans la petite commode et l’armoire à glace. Tout cela est un peu cher, à la vérité, et maman dit que c’est une folie de mettre tant d’argent à des joujoux ; mais elle dit toujours comme cela ; et puis quand elle voit que j’ai bien du chagrin, elle a peur que je tombe malade, et elle finit toujours par m’accorder ce que je lui demande.

En effet Albine pria avec tant d’instance sa mère de lui donner de l’argent, que Mad. de Rosanne y consentit, mais à la condition qu’Albine en ferait un bon usage, c’est-à-dire qu’elle en consacrerait la moitié à ses joujoux, et qu’elle garderait l’autre pour quelques dépenses utiles : car, ajoutât-elle, on est souvent bien malheureux de n’avoir pas de quoi faire une bonne action.

Mais Albine, au lieu d’écouter cet avis raisonnable, employa toute la somme qu’elle venait de recevoir à satisfaire ses caprices, et elle partit pour la campagne sans un sou dans sa bourse. Sa mère, justement irritée d’une prodigalité sans excuse, résolut de l’en punir en ne lui donnant plus d’argent.

Albine reçut cette déclaration avec fierté, et répondit qu’elle se laisserait manquer de tout, plutôt que de s’exposer désormais à un refus humiliant.

Comme au fait elle ne manquait de rien, cette résignation ne lui semblait pas devoir être bien pénible.

Mais un matin qu’elle allait avec une gouvernante voir sa nourrice dans le village voisin, elles rencontrèrent dans la ferme qu’il fallait traverser une espèce d’élégant de boutique, portant un habit gras, un chapeau déformé, une cravate à fleurs, un lorgnon de chrysocalque, des bottes trouées, le tout couvert de poussière. Ce fringant monsieur mesurait avec une ficelle la longueur des cheveux d’une fille de basse-cour, belle brune, dont les cheveux étaient d’un noir admirable. Il les pesa ensuite dans sa main, et dit :

— La marchandise est belle, j’en conviens, mais la couleur n’est pas avantageuse. Si tout cela était blond, je vous en donnerais quarante francs, ma bonne fille ; mais le cheveu noir est fort tombé cette année, à cause des progrès de la teinture, et en vous donnant quinze francs de cela, je risque d’y mettre du mien. Voilà une chevelure comme il m’en faudrait, ajouta-t-il en montrant celle d’Albine ; mais vous n’avez pas envie de me la vendre, n’est-ce pas, ma belle demoiselle ?

— Non, M. le perruquier, répondit-elle en franchissant la porte de la cour pour gagner la grande route.

Sa bonne lui fit observer la mine fâchée que prenait le perruquier, et lui dit qu’il ne fallait jamais appeler les gens du nom de leur état, car il n’était personne qui ne s’en offensât.

— Et pourquoi cela ? demanda-t-elle.

— Je n’en saurais donner la raison ; mais vous-même, mademoiselle qui êtes une petite fille, si l’on vous répondait : Oui, petite fille, je parie que cela vous fâcherait.

En causant ainsi, elles arrivèrent chez la mère Thérèse, et furent bien étonnées de la trouver tout en pleurs.

— Qu’as-tu donc, ma bonne nourrice, s’écria Albine en sautant à son cou.

— J’ai que cette pauvre femme, notre voisine, va mourir de misère, et que je ne puis voir vendre ses meubles sans pleurer. Tenez, voyez plutôt : les huissiers sont là, dans sa maison, à saisir les derniers meubles qui lui restent, et cela parce qu’elle et son mari ont les fièvres depuis huit mois, et qu’ils ne peuvent pas gagner leur loyer à travailler. Dame ! on a fait ce qu’on a pu pour eux dans le village ; mais, que voulez-vous, la somme est trop forte, on ne peut pas faire plus que ses moyens ne comportent ; et Dieu sait où le père, la mère et ses trois enfants iront coucher ! Ça me fend le cœur, ces choses-là, et je ne peux pas les voir sans pleurer. Pauvres enfants !

En écoutant ce récit Albine pleurait aussi du regret de n’avoir rien à donner à cette malheureuse famille. Ah ! ma mère avait bien raison, pensa-t-elle : si j’avais acheté quelques joujoux de moins, j’aurais de quoi empêcher ces pauvres gens de mourir de faim. Alors une idée semble la préoccuper ; elle quitte sa nourrice et s’enfuit dans le petit enclos qui sert de potager à la chaumière.

— Où allez-vous, mademoiselle, s’écrie la bonne ?

— Je vais jouer avec ma sœur de lait dans le jardin, répond Albine en courant.

Et la bonne, fatiguée de la course qu’elle vient de faire, s’assied près de la nourrice d’Albine, pour lui entendre raconter les histoires du village et des châteaux voisins.

Pendant ce temps Albine embrasse sa sœur de lait, qui arrache les mauvaises herbes d’un plan de haricots ; puis elle ouvre la petite porte de treillage qui donne dans les champs, et elle rejoint à peu de distance le perruquier, qui sortait de la ferme ; elle lui propose de lui vendre ses cheveux pour les quarante francs qu’il en avait offerts. Le marché était trop avantageux pour être refusé. Il fit bien quelques difficultés sur la crainte d’exciter la colère de la bonne ou des parents d’Albine ; mais celle-ci, accoutumée à faire ses volontés, lui jura qu’elle ne recevrait les reproches de personne, surtout s’il ne donnait pas à sa gouvernante le temps de courir après elle.

Alors le perruquier fait entrer Albine sous un hangar près du chemin, où des petits paysans jouent à la marelle ; il tire une grande paire de ciseaux, et les longues mèches dorées tombent sous le fer du perruquier, comme les épis sous la faucille du moissonneur.

Les enfants qui le voient faire ne s’en étonnent pas : car eux-mêmes lui ont vendu leur chevelure l’année d’avant, et cela par ordre de leur mère ; aussi ne pensent-ils pas qu’Albine agisse sans le consentement de la sienne.

Le sacrifice accompli, Albine reçoit huit écus de cinq francs et court les porter à cette pauvre famille. Elle voit la mère et les enfants qui sanglotent à la porte de la maison, dont les huissiers les chassent.

— Tenez, dit-elle à la femme qui pleure, voilà de quoi payer ce qu’on vous demande : rentrez dans votre maison, et consolez-vous.

La pauvre femme croit rêver en voyant cette pluie d’argent tomber dans son tablier. Elle veut se lever pour remercier Albine ; mais la joie qui la saisit lui en ôte la force ; elle ne peut que faire signe à ses enfants de se jeter aux genoux d’Albine pour lui rendre grâce d’un si grand bienfait. Mais elle n’attend point ces témoignages de leur reconnaissance ; elle retourne bien vite vers sa bonne, en attachant sa petite capote de paille si près de ses joues, qu’on ne puisse voir sa tête dépouillée de ses beaux cheveux.

— Mais où donc êtes-vous, mademoiselle ? Vous nous causez une inquiétude mortelle : depuis une demi-heure, que votre sœur de lait nous a dit que vous étiez sortie du jardin, nous vous avons cherchée dans le petit bois, dans la carrière à sable, enfin partout, sans pouvoir vous trouver.

— Parce que j’étais tout à côté de vous.

— Où cela donc, mon enfant, dit la nourrice ?

— Mais avec ta voisine…, cette pauvre femme…, tu sais bien…

Et en disant ces mots, la peur d’être grondée faisait balbutier Albine : car elle venait d’apercevoir la mère et les enfants à la porte de sa nourrice. Bientôt la chambre fut envahie par la pauvre famille et tous les paysans du village, qui voulaient voir la petite fille si bienfaisante et lui donner des bénédictions.

— À qui donc en ont-ils, demandait la gouvernante à la nourrice, et qu’est-ce qu’ils veulent à cette enfant ?

— Quoi ! vous ne devinez pas ? répondait-elle. C’est Albine qui aura fait comme sa mère, qui aura donné de l’argent à ces braves gens, si malheureux.


— Ah ! je l’en défie, dit la gouvernante : car elle a si bien jeté le sien par la fenêtre, qu’il ne lui reste pas un liard, et qu’elle ne peut pas en emprunter, madame ayant déclaré qu’elle renverrait la première personne qui lui en prêterait. C’est que, voyez-vous c’était une ruine.

Pendant ce temps la pauvre femme racontait l’heureuse surprise qu’elle venait d’éprouver, et montrait les quarante francs à la nourrice avant de les remettre aux huissiers.

— Comment cela se peut-il ? répétait la bonne ; où vous êtes-vous procuré cet argent, mademoiselle ?

Et ces questions étaient faites d’un ton sévère, qui intimidait Albine ; elle gardait le silence. Alors sa nourrice la prit sur ses genoux, et lui dit :

— Réponds, mon enfant : cet argent qui t’a fait faire une si belle charité, il ne peut pas te venir par quelque méchant moyen. Tu ne l’as pris à personne, n’est-ce pas ? car il ne faut pas prendre à Pierre pour donner à Paul, vois-tu. Allons, dis-nous qui te l’a donné ; sinon, l’on pourrait croire…

En ce moment la fierté d’Albine ne lui permettant pas de souffrir qu’on la soupçonnât d’une action honteuse, elle détacha lentement les rubans qui formaient un nœud sous son cou, elle ôta son chapeau ; et la bonne fit un cri d’effroi comme si le diable lui fût apparu.

— Méchante petite fille ! s’écria-t-elle quand le saisissement lui permit de parler, qu’avez-vous fait, et que pourrai-je répondre à votre mère, quand elle voudra savoir ce que sont devenus vos cheveux ? Maudit perruquier ! c’est un fripon, un coquin, qu’il faut faire arrêter. Abuser de la simplicité d’une enfant pour la tondre ainsi, sans égard pour sa bonne ; l’exposer à perdre sa place ! car, j’en suis sûre, après ce beau coup-là, madame ne voudra plus me revoir. D’abord, ramènera la petite qui voudra : moi je ne rentre pas à la maison, ajouta-t-elle ; jamais je n’aurai le courage de supporter les reproches de madame. Elle qui admirait tant les beaux cheveux de sa fille ; qui passait des heures à les arranger ! Ah ! mon Dieu non, je n’irai pas la lui montrer laide comme la voilà.

En écoutant ce discours peu rassurant, Albine pleurait. L’aînée des enfants de la pauvre femme, petite fille de dix ans, voit le chagrin de sa bienfaitrice : elle sort de la chaumière ; et, guidée par la reconnaissance, elle court au château de Rosanne.

À force de caresses, la mère Thérèse parvint à calmer un peu les craintes d’Albine ; elle se charge de remplacer sa gouvernante et de la reconduire elle-même à sa mère. Tout le village voudrait l’accompagner, et demander grâce en faveur d’une bonne action qui aurait pu coûter moins cher, si la prodigalité d’Albine ne l’avait pas rendue si pauvre. Mais, enfin, c’était le tort d’un bon cœur, et ceux-là sont toujours pardonnables.

On se met en marche. En traversant le petit potager, Albine, qui n’a pas encore remis son chapeau, voit un grand baquet plein d’une eau clair. Elle veut s’y mirer, et s’écrie :

— Ah ! mon Dieu ! maman ne va pas me reconnaître.

Elle se croit défigurée, tant l’absence de ses beaux cheveux bouclés change l’ensemble de sa tête ; mais elle se retourne vers la pauvre femme, qui marche joyeusement à ses côtés ; elle voit rire les enfants qui la suivent, et elle se dit, en passant la main sur ses cheveux presque ras :

— Bah ! ils repousseront.

Cependant lorsqu’elle arrive, avec sa nourrice, dans la cour du château, elle hésite à monter le perron, et voudrait gagner du temps avant-de se montrer à sa mère.

— Monte chez maman, dit-elle à sa nourrice ; va la prévenir ; dis-lui que je suis bien laide.

En disant ces mots, de grosses larmes roulaient dans ses yeux, et elle alla se cacher dans une allée du parc.

Mais en traversant la terrasse, Albine aperçoit sa mère : une petite paysanne est à ses genoux ; toutes deux pleurent. Albine reconnaît la fille de la pauvre femme, et devine que, dans sa reconnaissance, l’enfant demande grâce pour elle et raconte ce qu’elle a fait pour la secourir. Émue d’une action si touchante, Albine oublie toute crainte et court embrasser la petite Marianne ; puis elle regarde sa mère, la voit attendrie, et se jette dans ses bras avec confiance.

— Je devrais te gronder, dit-elle à Albine en lui souriant, car tu aurais pu secourir ces bonnes gens sans me priver des jolis cheveux qui t’embellissaient.

— Vous m’aviez défendu de ne plus jamais vous demander d’argent.

— Pour le prodiguer, sans doute : car, tu le vois, après tout ce que tu en as eu, il t’a fallu me voler aujourd’hui ta plus belle parure, pour être charitable ; demain tu seras sans ressources contre le malheur des pauvres ; mais j’ai voulu te donner ce chagrin, pour t’apprendre qu’on ne peut pas être prodigue et généreux.


BANCROCHE.




Il ne se faut jamais moquer des misérables ;

Car qui peut s’assurer d’être toujours heureux

Lafontaine, le Lièvre et la Perdrix.
(Fable)




BANCROCHE.


DÉDIÉ


À MON PETIT AMI JULES DUPUY.




C’était un samedi : en revenant du collége Louis-le-Grand, Alphonse de Romière et son gouverneur passaient sur le Pont-Neuf ; les cris d’une voix jeune frappèrent son oreille. « Oh là là ! au secours ! ils me tuent ! » criait-elle. Alphonse se retourne, et voit un pauvre petit garçon tout déguenillé qui succombait sous les coups de trois enfants ayant le double de son âge et de sa force. Révolté de ce combat inégal, Alphonse ne craint pas de se commettre avec la troupe des petits commissionnaires ; il se précipite sur les oppresseurs, les met en fuite et, avec l’aide de son gouverneur, il délivre le pauvre vaincu, qui baisait les genoux d’Alphonse, et crottait son pantalon en serrant sa jambe tendrement ; le tout par reconnaissance.

Si désintéressée que soit une bonne action, on aime à savoir si elle est bien placée : le jeune Alphonse s’arrêta quelques moments pour considérer la figure de son protégé. Des traits réguliers, un regard d’une vivacité extraordinaire, joint à un sourire doux et triste, le rendaient agréable, malgré le sang et la boue dont il était alors barbouillé ; car le pauvre enfant avait reçu un coup de poing sur le nez pendant la bataille.

— Allons, relève-toi, dit Alphonse, et suis-moi dans ce café.

— Aidez-moi un peu, dit l’enfant car ma jambe me fait mal.

— Tiens, regarde donc ce pauvre Bancroche, dit en ricanant un petit polisson qui jouait avec deux de ses camarades au pied de la statue de Henri IV ; il ne se gêne pas vraiment, il se fait relever par un bourgeois. Ce que c’est d’être bancal ! il n’est pas honteux tout de même.

En effet Bancroche, ainsi nommé parce qu’il avait une jambe de travers et plus courte que l’autre, n’aurait pu, sans secours, se remettre sur ses pieds. Alphonse, secondé par le bon M. Loiseau, qui l’approuvait du regard, aida Bancroche à se traîner jusqu’au café de la rue Dauphine ; là il lui fit donner les soins dont il avait besoin ; puis, glissant une pièce de cinq francs dans la main du petit garçon il s’apprêtait à continuer sa route.

— Ah ! monsieur ! s’écria l’enfant d’un ton suppliant, pour l’amour du bon Dieu, dites-moi où vous demeurez !

Surpris de la question, Alphonse y répondit sans hésiter : Rue Basse-du-Rempart, n°…

— Merci, merci, mon bon monsieur, que le ciel vous bénisse ! disait le pauvre estropié, en buvant son petit verre de vin de Malaga, et en mangeant les deux petits pains qu’on venait de lui donner. Mais Alphonse, qui savait être attendu par son père, était déjà loin.

Quand Bancroche revint chez la mère Guimbar, la marchande d’allumettes, malgré la compresse qui lui cachait un côté de la tête, et les écorchures qu’il avait aux genoux, ce fut une joie délirante pour tous deux : car il rapportait pour la première fois quelque chose dont sa protectrice pourrait avoir sa part ; tandis que le peu de gros sous, fruit des commissions qu’il faisait chaque jour pour les marchands de chiens ou d’oranges du Pont-Neuf, servaient à peine à payer le pain bis et le morceau de fromage qui composaient tous ses repas.

Avec quelle fierté Bancroche jeta sa pièce de cinq francs sur l’éventaire de la mère Guimbar ; comme il s’empressa de lui raconter comment cette grosse somme était en sa puissance ! car il ne voulait pas qu’elle le soupçonnât d’une vilaine action ; l’estime, la tendresse de cette pauvre marchande d’allumettes étaient tout pour lui : c’était elle qui l’avait recueilli le jour où la mort de sa mère le laissait sans un seul appui en ce monde. Madame Guimbar demeurait à côté du grenier où cette malheureuse mère venait de succomber à sa misère, les hommes chargés de son enterrement par charité voulurent emmener par la même occasion son enfant à l’hospice des Orphelins ; mais les cris de Bancroche et sa résistance à obéir aux hommes qui lui enlevaient sa mère attirèrent la voisine ; elle l’arracha de leurs mains, et, sans calculer si le sort qu’elle lui apprêtait n’était pas pire que celui des enfants trouvés, elle s’engagea à en avoir soin, et à l’élever de son mieux à gagner sa vie. Ainsi les pauvres gens sont souvent les plus charitables.

Son chagrin fut grand lorsqu’elle s’aperçut que son enfant adoptif était bancal, et que cette infirmité lui enlevait bien des moyens de vivre par son travail ; mais Bancroche était si gentil, si intelligent ! puis il sautait si vivement qu’il pouvait se passer de marcher ; et son adresse, sa promptitude, étaient telles, que les autres petits commissionnaires à bonnes jambes en étaient jaloux.

Il taillait déjà fort bien les allumettes, puis il les portait à soufrer, et les rangeait en petits paquets sur l’éventaire de la mère Guimbar, qui n’avait plus qu’à les crier dans les rues. Ce travail fait, il se rendait à son poste sur les marches du Pont-Neuf, où il attendait les commissions que le Ciel voulait bien lui envoyer. Elles étaient rares ; car il avait beau dire : « Croyez-moi, j’irai aussi vite qu’un autre, » en voyant sa jambe de travers, on donnait la préférence à de moins alertes et de moins exacts que le petit Bancroche.

Depuis le bonheur qu’il avait eu d’être battu sur le Pont-Neuf (car c’était à son avis le premier jour heureux de sa vie), il ne pensait qu’au moyen de témoigner sa reconnaissance à son jeune bienfaiteur. Comment faire pour parvenir jusqu’à lui ? Il avait déjà rôdé bien des fois sur le boulevart, dans l’espérance de voir passer le jeune Alphonse, et d’en être reconnu, grâce à sa mauvaise jambe ; mais le hasard l’avait toujours amené trop tôt ou trop tard près de la maison de M. de Romière.

Un jour qu’il pleuvait à verse, et que Bancroche, plus courageux que ses camarades, bravait le mauvais temps pour attendre quelque bonne aubaine, un jeune homme ouvre la porte du café qui fait le coin de la rue Dauphine, et fait signe au petit commissionnaire de venir lui parler. Bancroche saute plutôt qu’il ne marche vers lui.

— Sais-tu lire ? lui demande le jeune homme.

— Non, monsieur, mais j’ai bonne mémoire ; dites-moi seulement où il faut porter cette lettre, et soyez tranquille, je la remettrai bien exactement. Tenez, pour en être plus sûr, vous ne me paierez qu’au retour.

— Non ; tu m’as l’air d’un bon garçon, et je te crois. Tu connais bien la rue Basse-du-Rempart ?

— Si je la connais ! c’est la rue de M. de Romière.

— Eh bien, c’est justement chez mon camarade Alphonse de Romière que je t’envoie porter cette lettre.

— Ah ! quel bonheur ! s’écrie Bancroche en sautant de joie ; et il part aussitôt sans attendre le prix de sa commission.

Arrivé à la porte de la maison, il se garde bien de demander si M. Alphonse de Romière est chez lui : il franchit les degrés du péristyle en tâchant de n’avoir affaire qu’aux gens de l’antichambre ; mais le concierge, qui l’a vu passer furtivement, court après lui comme après un voleur, et lui crie d’une voix de tonnerre :

— Que viens-tu faire ici, petit drôle ? veux-tu bien déguerpir avec tes sabots crottés ? est-ce que tu crois que j’ai lavé mon escalier tout exprès pour ne pas te salir les pieds, gamin ? Allons, va-t’en.

— Je viens ici apporter une lettre à M. de Romière, dit Bancroche, d’un ton résolu, et je ne m’en irai pas avant d’avoir fait ma commission.

— Ta commission ? tu dois savoir que des gaillards a ginchés comme toi n’entrent pas dans les appartements. Allons, donne-moi ta lettre, et va dans la cour attendre la réponse.

Ce n’était pas là le compte de Bancroche : aussi s’obstina-t-il à ne point se dessaisir de la lettre, en disant qu’on lui avait bien recommandé de ne la remettre qu’à M. Alphonse de Romière ou à son gouverneur, et qu’il la remporterait plutôt que de la donner à un autre. Indigné de cette résistance dans un enfant qu’il pouvait renverser d’un coup de pied, le concierge allait se livrer à sa colère, lorsqu’un valet de chambre qui descendait s’informa du sujet de la querelle. Bancroche le conjura de dire à son jeune maître que le petit Bancroche, qu’il avait secouru sur le Pont-Neuf, venait lui apporter des nouvelles d’un camarade de collége. À ce nom burlesque, le valet de chambre se mit à rire ; et pensant qu’il allait aussi faire rire son jeune maître, il alla lui demander s’il voulait recevoir M. Bancroche.

— Le petit commissionnaire du Pont-Neuf ? demanda Alphonse : certainement, je le veux.

— Mais je ferai observer à monsieur qu’il est fort crotté.

— N’importe, faites-le entrer.

Bancroche, dont le cœur battait de joie en écoutant ces mots, car la porte était restée ouverte, avait bien vite ôté ses sabots, et il essuyait ses bas aux rideaux de l’antichambre, quand le domestique le prit brusquement par le bras pour le faire entrer dans le cabinet où étudiait Alphonse.

— C’est donc toi, mon pauvre garçon ! dit-il avec bonté : je suis content de te revoir.

— Et moi donc, monsieur ! répondit Bancroche en tournant sa casquette à jour dans ses doigts, et en donnant la lettre à Alphonse.

— Il est hors de danger ! s’écria-t-il après avoir lu. Ah ! mon cher Bancroche, que je suis bien aise que tu m’apportes cette bonne nouvelle ! Cet excellent Stanislas, c’est qu’il m’aime tant !

— Est-ce que vous l’avez aussi empêché d’être assommé ? demanda Bancroche avec un accent pénétré.

— Non, mon ami, reprit Alphonse, ému de la reconnaissance qu’il trouvait dans le cœur de ce pauvre enfant : c’est lui, au contraire, qui m’aide au collége à parer les calottes ; car lorsqu’il n’est pas malade, il est plus fort que moi. Mais par quel hasard est-ce toi qu’on a chargé de cette lettre ?

Bancroche raconta comment la pluie ayant chassé tous les autres commissionnaires du coin de la rue, il avait bien fallu avoir recours à lui.

— C’est mes bons jours à moi, ajouta-t-il en riant, que ceux-là où les chiens n’osent pas sortir ; y me vient toujours quelque pratique. Le malheur est que je ne sais pas lire, et qu’il y en a qui ne veulent pas me donner leurs lettres, de peur que je me trompe d’adresse.

— Eh bien ! il faut apprendre à lire, mon garçon.

— C’est pas la bonne volonté qui me manque, monsieur : je reste quelquefois une heure à regarder les affiches du Pont-Neuf : je demande le nom des grandes lettres au colleur ; quand il n’a pas bu, il m’en dit quelques unes, mais le plus souvent il m’envoie promener.

— Eh bien, si je te donnais de quoi aller à l’école, irais-tu ?

— Ah ! mon petit monsieur, que je serais content ! La mère Guimbar me dit tous les jours qu’il n’y a que ça qui me manque.

Alphonse ne put s’empêcher de rire à ces mots, car il manquait tant de choses au pauvre Bancroche !

Une nouvelle pièce de cinq francs paya sa commission ; il lui en fut promis autant chaque mois pour payer le maître d’école, et remplacer les sous qu’il ne pourrait gagner pendant les heures d’étude.

— Monsieur a la bonté de croire que ce gamin-là va employer son argent de cette manière. Ah ! je parie bien que la marchande de chaussons aux pommes en verra plus que le maître d’école, dit le valet de chambre, qui préparait l’habit d’Alphonse.

Bancroche se retourne vivement de son côté et lui lance un regard foudroyant ; puis il dit à Alphonse d’un ton fier et les larmes aux yeux :

— Si vous croyez ce qu’il dit, monsieur, reprenez cet argent.

— Non ; j’ai confiance en toi, répondit Alphonse.

— Eh bien, vous verrez ! dit Bancroche en sortant la tête haute et clopinant à peine.

Cette sortie, un peu trop fière peut-être, fut trouvée fort mauvaise par le valet de chambre de M. de Romière ; et lorsqu’il reconduisit Bancroche jusque dans la cour, sous prétexte de lui montrer son chemin, il monta chez le concierge pour lui recommander de ne plus laisser entrer ce petit polisson (c’est ainsi qu’il désignait Bancroche) ; et le concierge, pensant que cet ordre venait de ses maîtres, n’eut garde d’y manquer. Aussi, lorsque, ayant fait des progrès surprenants, à force d’application, Bancroche revint pour remercier son bienfaiteur et lui prouver l’emploi qu’il avait fait de son argent :

— Les maîtres sont à la campagne, dit une fois le concierge ; ou bien, un autre jour : — Ils sont en voyage. Enfin, pour se délivrer des instances et des visites de Bancroche, il alla jusqu’à menacer de le battre s’il le voyait seulement rôder autour de la maison. Alors Bancroche, désespérant de parvenir au jeune Alphonse, se résigna à le guetter chaque soir à la sortie de quelque spectacle. Le temps du carnaval approchait : Alphonse irait probablement rire aux Variétés, au Gymnase ou au Vaudeville ; Bancroche se campa alternativement à l’un de ces théâtres.

Un soir une belle voiture entre avec fracas sous la voûte de la rue de Chartres ; Bancroche reconnaît le domestique qui baisse le marchepied : c’est un de ceux qui se moquaient de lui dans l’antichambre de M. de Romière. Bientôt il voit Alphonse s’élancer de la voiture pour donner la main à une jolie petite fille qui porte un manteau écossais. Ils passent rapidement : car leurs parents, qui sont derrière eux les pressent. La foule qui les entoure ne permet pas à Bancroche de se montrer ; mais il sent quelque chose à ses pieds : c’est la fourrure qui a glissé sous le manteau de la sœur d’Alphonse. Bancroche s’expose à être étouffé pour la ramasser : il parvient à retirer le boa de dessous les pieds des arrivants ; puis, après l’avoir nettoyé de son mieux avec sa veste, il va sur la place où les voitures se rangent, et dit au cocher :

— Votre jeune maîtresse a perdu cela ; tenez, remettez-le dans la voiture.

Vrai ! dit le cocher : eh bien, qu’est-ce que tu veux pour ta peine ?

— Rien, reprit le petit commissionnaire ; seulement que vous disiez à M. Alphonse que c’est Bancroche qui l’a rapporté.

Une nuit que Bancroche revenait d’un bal du faubourg Saint-Honoré, où il avait gagné trente sous à aller avertir les cochers, qu’on appelait en vain, par la raison qu’au lieu de garder leurs voitures, ils étaient au cabaret, il aperçut en passant devant la maison de M. de Romière une grosse colonne de fumée qui paraissait monter jusqu’à la lune. Effrayé à cet aspect, il s’arrête. La fumée augmente ; elle se colore : plus de doute, le feu est dans quelque partie de la maison ; et pourtant tout le monde y est tranquille, on n’entend pas le moindre bruit.

— Ah ! mon Dieu ! la fumée les étouffe peut-être, s’écrie Bancroche ; et il descend avec précipitation l’escalier du boulevart. Il va frapper à la porte ; mais le concierge, endormi, ou qui sait ses maîtres rentrés depuis long-temps, ne se donne point la peine d’ouvrir. Le pauvre Bancroche se désespère. Après plusieurs tentatives inutiles pour arriver en sautant jusqu’à un bouton de sonnette qui répond au chevet du concierge, il se rappelle le corps-de-garde des pompiers de la rue du Luxembourg et il y court à perdre haleine.

— Le feu est rue Basse-du-Rempart ! crie-t-il de toutes ses forces ; suivez-moi.

— Ah ! gamin répond l’officier du poste, c’est peut-être une gosse que tu nous fais ; mais prends-y garde, car tu nous la paieras cher.

Bancroche ne l’écoute pas et se met à clopiner de toute sa vitesse devant l’officier. Les pompiers arrivent ; ils se font ouvrir d’autorité ; bientôt toute la maison est en rumeur : car c’est le poêle du grand escalier qui a mis le feu à une poutre de l’appartement d’Alphonse. On ne peut plus y parvenir sans danger. Mais la reconnaissance peut donner tant de courage. Bancroche monte malgré la fumée qui l’aveugle et la chaleur qui le suffoque. Il est dans la chambre d’Alphonse. Celui-ci tient un écrin qui renferme les diamants de sa mère, il espère les sauver avec lui ; mais comme il veut avant tout secourir son vieux père et l’aider à descendre de sa fenêtre par une échelle, l’écrin l’embarrasse : il le remet à Bancroche. Celui-ci brave de nouveau la fumée et le feu pour franchir l’escalier. Il arrive dans la cour et s’enfuit avec son trésor pour aller le mettre en sûreté au corps-de-garde. Une patrouille qui passe sur le boulevart l’arrête. En apercevant l’écrin qu’il emporte, on le croit un voleur. En vain il raconte le fait, il dit la vérité : on le mène à la Préfecture ; et là, il est jeté dans la prison qui recèle les filous, les vagabonds de son âge. Il est en butte à leurs moqueries, à leurs familiarités honteuses ; ils le traitent de camarade, et lui reprochent d’avoir été assez maladroit pour se laisser prendre. Le pauvre Bancroche pleure de dépit ; il se croit perdu à jamais pour avoir été confondu avec des voleurs. Il lui semble impossible de prouver son innocence, et il tombe dans un abattement profond. On apporte à manger aux prisonniers : Bancroche leur laisse sa part, car il n’a plus faim ; l’idée que la mère Guimbar va le croire coupable redouble ses sanglots.

La journée entière se passe sans qu’il entende parler de ceux qui pourraient le justifier ! « Il aura péri dans les flammes ! s’écrie-t-il en pensant à Alphonse, puisqu’il ne vient pas me réclamer ; » et cette cruelle supposition achève de le décourager. Pourtant le bon Dieu sait que je n’ai pas mérité tant de malheurs, pense-t-il ; et, confiant dans la bonté du ciel, il se met à genoux, et prie Dieu d’avoir pitié de lui. Alors les grossières plaisanteries des petits voleurs redoublent. Ils se mettent à le contrefaire. Bancroche ne s’en aperçoit pas. Les yeux fixés sur le soupirail grillé par où le jour vient, il est tout entier à sa prière ; mais soudain il se sent presser dans les bras d’un jeune homme ; on a prononcé son nom ; le jeune homme l’entraîne hors de ce lieu infâme, et, le portant presque au milieu d’une salle où se trouvent les chefs de la Préfecture, il proclame tout haut l’innocence du pauvre Bancroche et l’obligation que lui a toute sa famille : car sans ses soins la maison de M. Romière et ses habitants auraient été la proie des flammes. Chacun veut voir, veut complimenter le petit infirme qui a fait preuve de tant d’intelligence et de courage. On propose de faire une collecte pour lui. Alphonse et son père s’y opposent.

— C’est à nous d’assurer son sort, disent-ils ; et désormais…

Ils sont alors interrompus par la voix criarde d’une femme qui veut à toute force entrer dans la salle. C’est la mère Guimbar. Bancroche l’a reconnue : il court l’embrasser si précipitamment qu’il renverse tous les paquets d’allumettes étalés sur l’éventaire.

— Je vous remercie, dit-il au comte de Romière en montrant sa bienfaitrice ; mais pour la quitter, jamais !

— Bien, mon enfant, répond le comte attendri, tu ne la quitteras pas. La petite maison qui est au bout de mon parc pourra vous loger tous les deux.

Un mois après ce jour, Bancroche et la mère Guimbar étaient établis dans une jolie petite chaumière, avec une belle vache, quelques moutons et un beau pré pour les nourrir. Alphonse est venu souvent depuis les visiter ; et comme Bancroche, après avoir été le meilleur petit garçon, devait être le plus honnête homme du monde, Alphonse a fini par lui confier le soin de régir tous ses biens.

Cette histoire vous apprend, gentils lecteurs, que, malgré qu’on soit pauvre et infirme, on peut être utile et heureux.


LA PETITE FILLE
DE LA PORTIÈRE.




Veille-je ! n’est-ce pas un songe que je vois !
Vous, favori ; vous, grand ! défiez vous des rois :
Leur faveur est glissante, on si trompe ; le pire
C’est qu’il en coûte cher. De pareilles erreurs
Ne produisent jamais que d’illustres malheurs.

Lafontaine. Le Berger et le Roi.

(Fable)




LA PETITE FILLE
DE LA PORTIÈRE.




Dans une assez jolie maison de la rue Neuve-Saint-Augustin, à Paris, on voit une loge de portier, enfumée, humide, malsaine, qui n’a de jour sur la rue que par une fenêtre ornée de barreaux de fer, et grillée comme une lucarne de prison. Dans ce réduit de huit pieds carrés vit une famille composée d’un mari, d’une femme et de deux enfants : le mari fait des petites brosses, la femme travaille en linge, le petit garçon va à l’école le matin, et balaie la cour pour sa récréation le soir. La petite fille coud à gros points des ourlets, en écoutant de toutes ses oreilles si elle n’entend point la sonnette qui l’appelle souvent au premier étage.

C’est là que loge mad. de Mézenge, la mère de la gentille Henriette, enfant de quatre ans, bien chérie, bien gâtée, et destinée à posséder un jour une grande fortune. Elle est l’unique intérêt de sa mère : car M. de Mézenge est mort des suites d’une maladie de poitrine deux ans après son mariage ; et comme Henriette est aussi d’une santé délicate qui donne souvent des inquiétudes à madame de Mézenge, elle évite tout ce qui peut faire pleurer sa fille, et va elle-même au-devant des moindres caprices d’Henriette.

Un jour que celle-ci était fort enrhumée, et qu’elle s’ennuyait de ne pouvoir aller jouer dans la grande allée des Tuileries, elle entendit sonner à la porte. Ce n’était pas encore l’heure des visites. Le domestique ne se pressait pas d’ouvrir ; la jeune Henriette, curieuse de savoir qui venait, dit à sa bonne d’aller ouvrir. Elle la suit : c’était la petite fille de la portière, qui venait remettre une lettre pour madame de Mézenge. Comme elle s’apprêtait à redescendre :

— Entre donc un peu, lui dit Henriette ; nous jouerons ensemble. Viens ; je te montrerai ma grande poupée ; tu verras comme elle est belle !

— Un moment, dit mademoiselle Brisart, la gouvernante d’Henriette, un moment : il faut, auparavant, que je sache s’il convient à madame que la petite portière joue avec vous.

En disant ces mots, mademoiselle Brisart entre chez sa maîtresse, et Henriette veut emmener sans façon la petite portière dans sa chambre ; mais elle a beau la tirer par le bras :

— Non, non, dit l’autre, je n’ose pas.

— Bah ! viens toujours, répond Henriette, qui sait que sa mère ne s’oppose jamais à ce qui lui plaît. Mais comment t’appelles-tu ?

— Phrosine.

— Ah ! tu t’appelles Phrosine. Eh bien ! viens jouer avec moi.

— Et ma mère, qu’est-ce qu’elle dira si elle ne me voit pas redescendre ?

— Lapierre ira lui dire, de la part de maman, que tu restes avec moi.

Il n’y avait pas moyen de résister à de si douces instances ; et la petite Phrosine était déjà installée depuis long-temps dans la chambre d’Henriette, et berçait la poupée, lorsque mademoiselle Brisart vint apporter le consentement de madame de Mézenge.

Quel plaisir de montrer ses joujoux pièce à pièce, de se servir de tous les ustensiles d’un superbe ménage dont on ne sait pas s’amuser toute seule ! car il faut bien une maîtresse pour manger la dînette, et une servante pour l’apprêter. Il faut se disputer à qui sera la cuisinière, à qui découpera le petit morceau de biscuit qui doit figurer un superbe rôti, à qui remplira d’eau de groseille les petits carafons qui doivent jouer le rôle de longues bouteilles vin de Bordeaux. Et la fontaine, qui la remplira d’eau ? qui se chargera d’arranger le dessert, avec les bonbons qui représentent les meilleurs fruits à s’y méprendre ? Voilà de ces plaisirs dont on ne jouit bien qu’avec une compagne, à laquelle on commande surtout.

Comme Henriette imitait bien toutes les inflexions de sa mère en parlant de sa femme de chambre ! comme elle savait exagérer ses airs d’autorité ! car madame de Mézenge, quoique fort bonne au fond, était vive, impatiente ; le chagrin d’avoir perdu son mari, la crainte de ne pas conserver son enfant, la maintenait dans une agitation inquiète, qui aigrissait quelquefois son humeur ; mais son cœur était si excellent, son esprit si juste, son caractère si généreux, qu’on lui pardonnait facilement un excès de vivacité.

Le jeu se prolongea jusqu’au moment où la voix de la portière, qui appelait Phrosine à grands cris, vint l’obliger à répondre. Au tremblement qui la saisit, Henriette vit bien qu’elle avait peur d’être grondée ; et, pour ramener son courage, elle lui donna une vieille poupée, qu’elle ne regardait plus depuis qu’on lui en avait fait présent d’une plus belle ; et Phrosine, munie de ce bienfait, n’eut plus peur d’aller rejoindre sa mère, car elle était sûre que les reproches cesseraient aussitôt qu’elle aurait montré sa poupée : les mères sont toujours si contentes de ce qu’on fait pour leurs enfants !

— Eh mon Dieu ! ne criez pas si fort, madame Glaudin, criait de son côté mademoiselle Brisart ; on ne l’a pas mangée votre enfant. Allons, descends bien vite, ajouta-t-elle en ouvrant la porte à Phrosine, et emporte cela pour ton goûter.

En disant ces mots, mademoiselle Brisart lui donna le gros biscuit qui restait de la dînette, et qu’elle ne se souciait pas de laisser manger à son élève.

À dîner, Henriette ne parla à sa mère que du plaisir qu’elle avait eu à jouer avec Phrosine. — Si tu savais comme elle est bonne ! disait-elle avec des petits gestes suppliants ; comme je serais contente si elle venait jouer tous les matins avec moi !

— Mais tu ne penses pas que sa mère a besoin d’elle ; qu’il faut qu’elle aille à l’école pour apprendre à lire.

— Ah ! mon Dieu ! c’est si ennuyeux d’apprendre à lire ! dit Henriette en soupirant. Quand mademoiselle Brisart prend son vilain A B C D, je me cache toujours.

— Cela est mal, Henriette ; tu mériterais qu’on te laissât jusqu’à quinze ans sans seulement te montrer à connaître les lettres. Tu verrais comment tu serais malheureuse de ne pas pouvoir t’amuser toute seule d’un conte ou d’une histoire véritable ; et puis, si je t’écrivais une lettre, comme tu serais honteuse de prier quelqu’un de te dire ce qu’elle renferme !

— Eh bien ! si tu veux que j’apprenne tout de suite, tu feras monter Phrosine à l’heure de la leçon ; elle épellera avec moi. Tu verras comme je serai sage !

— Bah ! vous jouerez toutes deux au lieu d’étudier.

— Non, vrai ; je te le promets bien, reprit Henriette en passant ses petits bras autour du cou de sa mère. Veux-tu ?… Puis elle la baisait. — N’est-ce pas que tu le veux bien ?… Elle la caressait encore plus. Enfin, madame de Mézenge, émue par cette calinerie si tendre, si gracieuse, accorda à Henriette ce qu’elle désirait.

Dès le lendemain, Phrosine fut admise aux leçons, aux jeux : et même aux repas d’Henriette ; car le médecin, qui recommandait un régime sévère pour elle, exigeait qu’elle ne dînât plus à la table de madame de Mézenge, parce que la diversité des plats, et les friandises qu’on servait d’ordinaire, excitaient un peu trop la gourmandise d’Henriette, et la rendaient malade. La crainte de lui faire du chagrin avait empêché jusqu’alors sa mère de prendre un grand parti, et de se priver de la présence de son enfant pendant le dîner. Mais quand elle vit qu’Henriette pourrait avoir une compagne à ses repas, elle n’hésita plus à suivre l’ordonnance du docteur.

La robe d’indienne déchirée, le tablier de calicot bleu déteint, orné de pièces carrées d’un bleu vif, le madras de Rouen sur la tête, rien de la toilette de la petite portière ne pouvait plus servir à la petite fille de compagnie de mademoiselle Henriette de Mézenge ; et l’on ne peut se figurer la joie de Phrosine, lorsqu’elle vit un jour sa riche bonne amie lui dénouer son tablier, arracher les agrafes de sa pauvre robe, pour lui passer la plus jolie robe de toile anglaise, et la parer d’une pèlerine brodée et d’un gentil bonnet de baptiste, garni d’une ruche de tulle.

Jamais Phrosine ne s’était vue si belle ; et, pour la première fois, elle ne se fit pas répéter de dire bonsoir à Henriette, et de la quitter pour retourner à la loge. Elle jouissait d’avance du plaisir de n’être pas reconnue de sa mère dans son élégant costume.

En effet, elle s’approche doucement de la loge, frappe au carreau entr’ouvert :

— Que demandez-vous, mamzelle ? dit la portière. Et Phrosine part d’un éclat de rire ; et va sauter au cou de sa mère.

— Dieu me pardonne, c’est Phrosine, s’écrie la bonne femme en ouvrant de grands yeux et en retournant sa fille de tous les côtés pour mieux admirer sa parure, ou plutôt son déguisement : car elle avait maintenant l’air, la robe et la tournure d’une grande dame.

C’était l’heure de la soirée où viennent les visites ; avec quel plaisir madame Glaudin montrait sa fille, ainsi vêtue, aux cochers qui venaient se réchauffer un moment au poêle de la loge ! qu’elle était fière en leur disant : « C’est madame de Mézenge qui l’habille comme cela, parce que, voyez-vous, elle joue toute la journée avec sa petite ! Ah, mon Dieu ! elle traite Phrosine ni plus ni moins que sa fille. Si vous voyiez cela, c’est les mêmes leçons, les mêmes joujoux, les mêmes morceaux à table. Est-ce qu’elle ne doit pas encore l’emmener dimanche à Franconi, avec sa petite ! Vraiment, on peut dire que Phrosine est bien heureuse que le ciel nous ait envoyé au premier une locataire comme celle-là !

Le père Glaudin, moins ébloui que sa femme sur les avantages d’être élevée en demoiselle du beau monde, lorsqu’on était destinée, par sa naissance et sa pauvreté, à épouser un ouvrier ou un domestique, faisait de sages représentations à sa femme. — Quand tu l’auras laissée s’habituer à toutes ces belles et bonnes choses, disait-il, crois-tu qu’elle se contentera de notre hareng à dîner, et qu’elle t’aidera de bon cœur à raccommoder nos hardes ?

— Sois tranquille, répliquait madame Glaudin. Phrosine aimera toujours ses parents : elle a un petit cœur trop gentil pour jamais nous abandonner. Va, laissons-la jouir de la vie, pendant qu’elle est enfant : elle connaîtra assez tôt la peine ; c’est toujours autant dépassé. Et puis, qu’est-ce qui sait ? madame de Mézenge est généreuse ; quand elle l’aura gardée long-temps pour amuser sa petite, elle pensera peut-être à lui faire un sort. Ce n’est pas la première fois que la fille d’une portière sera devenue une riche bourgeoise.

Ainsi l’amour-propre maternel aveuglait la meilleure des femmes.

Deux ans se passèrent ainsi ; et chaque jour Phrosine devenait plus indispensable à la petite Henriette.

Un matin qu’elles s’amusaient toutes deux, sur la terrasse de madame de Mézenge, à arroser une quantité de pots de fleurs qui venaient d’arriver du marché, Henriette fut prise d’un frisson violent. Phrosine, la voyant grelotter ainsi en plein soleil dans le moment le plus chaud de la journée, devina qu’elle était malade, et fut chercher sa bonne.

On mit aussitôt Henriette dans son lit, car elle avait la fièvre ; et dès le lendemain la rougeole se déclara. Que d’inquiétudes pour sa mère !

Elle s’établit auprès du lit de sa fille, ne la quitte pas d’un instant. Elle exige que le médecin vienne la voir trois fois par jour, et tous deux joignent leur autorité pour obtenir d’Henriette de prendre les potions qu’on lui ordonne ; mais Henriette, accoutumée à être servie dans ses jeux par sa petite compagne, ne veut boire que les tisanes qu’elle lui présente. On a beau lui répéter qu’elle est trop malade pour jouer avec Phrosine, elle la demande en pleurant ; elle dit qu’elle n’obéira à rien de ce que le médecin ordonne, si Phrosine n’est pas là ; et madame de Mézenge fait prier la portière de lui confier sa fille. C’était beaucoup demander : car la rougeole est une maladie qui se communique facilement. Mais pouvait-on rien refuser à une personne si généreuse ?

Phrosine accourut pour essayer de distraire Henriette de l’ennui d’être malade. Elle lui lisait les contes du Magasin des Enfants, de cette naïve et spirituelle madame Bonne, dont les histoires si ingénieuses seront encore longtemps un modèle pour les amuseurs d’enfants.

Henriette se rétablit avec peine, car les suites de la rougeole sont quelquefois plus douloureuses que la maladie même. Tout le temps que dura sa convalescence, Phrosine ne la quitta que pour aller se coucher près de sa mère, dans la soupente de la loge enfumée.

Mais au bout d’un mois, époque à laquelle on ressent le plus communément l’effet de la contagion de cette maladie Henriette attendit vainement toute la matinée sa petite compagne.

— Pourquoi donc ne vient-elle pas ? disait Henriette à sa gouvernante ; je vous en prie, ma bonne allez la chercher.

— Prenez patience mon enfant, vous la reverrez bientôt ; mais pour aujourd’hui cela n’est pas possible.

— Comment, je ne la verrai pas d’aujourd’hui ! reprit Henriette, prête à pleurer ; oh, mon Dieu ! qu’a-t-elle donc ?

— Rien, mon enfant. Ne vous inquiétez pas : elle n’en mourra pas plus que vous n’en êtes morte.

— Elle a aussi la rougeole ! s’écrie Henriette en courant vers la porte ; je veux l’aller voir tout de suite.

— Y pensez-vous, ma chère ? vous, aller dans cette loge, qui est très humide, et où tous les domestiques de la maison et du quartier viennent bavarder tant que le jour dure ? Cela n’est pas convenable.

Cela m’est égal, disait en la bonne Henriette ; je veux voir Phrosine ; je suis sûre qu’elle me demande aussi ; laissez-moi descendre.

— Eh bien, mademoiselle, puisque vous ne voulez pas me croire et que vous faites la méchante, je vais vous conduire chez madame, et vous apprendrez d’elle l’ordre que j’ai reçu de vous empêcher d’aller attraper la fièvre auprès de la petite portière.

En disant ces mots, mademoiselle Brisart conduit Henriette dans la chambre de sa mère ; et madame de Mézenge dit à sa fille que le docteur a formellement défendu qu’elle approchât de Phrosine, parce qu’il se joignait à sa rougeole quelques symptômes de coqueluche : et plusieurs autres raisons qui n’étaient probablement que de vains prétextes, mais contre lesquels la petite Henriette ne pouvait rien ; car, si sa mère était d’une grande faiblesse pour les caprices de son enfant, elle retrouvait toute sa force de volonté quand il s’agissait de la santé d’Henriette.

Pendant que cette scène se passait au premier, on souffrait, on pleurait aussi dans la loge. La pauvre Phrosine, enfermée dans sa triste soupente, où le jour pénétrait à peine, écoutait à travers le bruit de sa respiration étouffée tous les mouvements qui se faisaient dans la loge, espérant toujours entendre la petite voix d’Henriette demander de ses nouvelles. Mais cette douce voix ne vint pas l’aider à souffrir ; seulement, de temps en temps un domestique, qui n’osait même pas entrer dans la loge, criait du milieu de la cour :

— Eh bien, la mère Glaudin, comment va votre petite ?

— Ah, mon Dieu ! répondait la mère en soupirant, le médecin dit qu’il n’y a pas de danger, et que si elle est raisonnable elle s’en tirera comme tant d’autres ; mais le malheur est qu’elle pleure toujours, monsieur Lapierre, qu’elle se désole de ne pouvoir aller voir sa petite Henriette, et qu’elle se fait monter tout son sang à la tête, que la fièvre l’étouffe, et que ça fait pitié.

Et la bonne mère, ses yeux obscurcis par les larmes, ne s’apercevait pas que Lapierre était remonté dès les premiers mots qu’elle avait dits, et qu’elle parlait seule depuis long-temps. N’importe, elle s’empresse de revenir près de sa fille, et de lui tourner la commission de Lapierre, si peu touchante qu’elle fût, en preuve d’intérêt le plus vif, car il lui faut inventer des consolations pour sa chère malade.

— Vrai, ma mère, Henriette a fait demander à venir me voir, et c’est ce vilain médecin qui ne le veut pas ? disait Phrosine d’une voix faible.

— Je te l’assure, mon enfant, c’est pour ton bien que le médecin défend que tu voies ta petite Henriette ; il ne faut pas que tu parles, que tu mettes comme cela tes bras hors du lit. Allons, sois bien sage pour guérir : car tu sais bien, nous autres, nous n’avons pas le temps d’être malades ; il faut travailler, sinon plus de pain à la maison.

À ces réflexions si justes Phrosine ne répondait rien ; mais son pauvre cœur se gonflait en pensant qu’elle avait été si heureuse de soigner, d’amuser Henriette pendant sa maladie, et qu’elle ne serait ni soignée ni même visitée par elle.

Il résulta de ce chagrin une sorte de langueur, de découragement de la vie qui mit Phrosine dans un véritable danger. Le médecin en conçut une vive inquiétude, et en fit part à madame de Mézenge.

— Ah, mon Dieu, s’écria-t-elle, si cet enfant meurt ici, que ferai-je d’Henriette ? elle retombera malade, son imagination se frappera, elle verra la mort partout. Docteur, conseillez-moi ; il faut que je l’emmène n’est-ce pas ? Oui ; je devais aller prendre les eaux de Bagnères dans deux mois, je partirai ce soir même. N’est-ce pas que la prudence le veut ?

Et le médecin, qui n’aimait point à contrarier les mères, approuva ce projet.

En moins de deux heures tout fut préparé pour le départ d’Henriette et de sa mère.

— Maman maman, s’écria Phrosine le visage en feu et la voix convulsive, entends-tu ce bruit, ces fouets de postillons ? C’est une voiture qui sort de la cour… on emmène Henriette… j’ai reconnu sa voix… elle a dit : Adieu…, Phrosine ; je l’ai entendue, et j’en suis sûre… Je veux courir après elle… laissez-moi… laissez-moi… Oui, Henriette, j’y vais… Ah ! laissez-moi l’embrasser… je veux…

Et en parlant ainsi, Phrosine avait déjà les pieds à terre, et elle faisait tous ses efforts pour se dégager des bras de sa mère ; mais elle retomba bientôt sur son lit, épuisée par la souffrance.

Cette crise, où l’on crut qu’elle était en délire, eut cependant un effet salutaire : elle amena une faiblesse qui fut suivie de quelques heures de sommeil ; et, grâce à son âge et aux bons soins de sa mère, elle fut bientôt en état de se lever. Dès qu’elle put faire quelques pas dans la cour, on devine bien qu’elle s’efforça de monter jusqu’au premier. La porte de madame de Mézenge était toute grande ouverte. Elle entre : l’antichambre était démeublé, le salon désert. Elle aperçoit dans la chambre à coucher des personnes auxquelles un ancien domestique de la maison montrait l’appartement ; elle lui entend dire qu’il est à louer pour le moment même, car madame de Mézenge, qui est à deux cents lieues de Paris n’y reviendra que l’hiver prochain, et elle habitera le faubourg Saint-Germain.

Phrosine écoute tout cela, assise sur la petite chaise d’Henriette : car la pauvre convalescente tremble si fort qu’elle ne peut se soutenir. Elle regarde en pleurant cette chambre où elle a joué avec tant de plaisir ; ces beaux meubles, ces glaces, ces dorures, tout ce luxe auquel ses yeux étaient si doucement accoutumés ; elle pense que sa petite amie ne reviendra plus dans cet appartement, qu’elle ne la reverra plus. Et des sanglots s’échappent de sa poitrine. Son père la surprend dans cet accès de désespoir. Il la prend dans ses bras, la porte à sa mère, et dit : Je l’avais bien prévu que cette belle amitié ferait le malheur de sa vie.

Hélas ! ce bon père avait raison : Phrosine ne put s’empêcher de comparer sans cesse la vie qu’elle menait autrefois chez madame de Mézenge, et celle qu’il lui fallait subir dans la loge de son père, n’ayant pour compagnes que les petites portières des maisons voisines, et pour tout plaisir que celui de voir les passants le soir, assise près de la porte cochère. Henriette lui avait bien laissé en partant une bourse pleine d’or, qu’elle avait donnée à sa mère ; mais cet or ne pouvait pas lui rendre sa petite amie, celle pour qui elle avait pensé mourir.

Ah ! si vous saviez, chers enfants, combien ces deux années d’intimité avec une petite fille d’une classe au-dessus de la sienne ont jeté de trouble et de regrets dans la vie de Phrosine, vous éviteriez de causer ou d’éprouver jamais de tels chagrins. Rappelez-vous son sort quand vous aurez à choisir une amie ou un camarade, et ne vous faites point aimer de lui dans votre enfance, si vous devez l’abandonner quand vous serez grands.


JEAN-LOUIS ET TINTIN.


JEAN-LOUIS ET TINTIN ;


DÉDIÉ À


MON PETIT-FILS ANATOLE O’DONNELL.




Quand j’étais enfant, je n’aimais pas la morale qui s’adressait trop directement à moi : elle me semblait une épigramme ; mais quand je la rencontrais appliquée aux défauts de mes compagnes, j’en faisais mon profit, soit pour éviter ces mêmes défauts, soit pour examiner les miens. Enfin, je ne voulais pas trouver ma leçon particulière dans un conte ; et quand ma bonne commençait les siens par ces mots : « Il était une fois une petite fille bavarde, etc. » Je ne l’écoutais plus. C’est le souvenir de ce sentiment (que je ne cherche pas à justifier) qui me fait adresser ce conte au plus laborieux des enfants, au gentil lauréat dont les prix, si bien mérités, font chaque année pleurer de joie sa grand’mère.

À l’entrée du village de C…, au-delà de Melun, sur la route de Lyon, on voit deux chaumières presque semblables. Même salle basse, même hangar, même étable, même petit enclos bordé d’une haie vive et arrosé par un puits mitoyen. Mais le chaume de l’une de ces deux maisons est couvert de mousse, et percé en plusieurs endroits ; le hangar ne sert d’abri qu’à des broussailles ; la salle basse est humide, mal rangée, occupée d’un côté par un grand lit défait, dont les draps de toile jaune traînent par un bout jusqu’à terre ; tout près de là est une espèce de grabat, à la tête duquel sont accrochés la robe d’indienne d’une petite fille de dix ans et le pantalon des dimanches d’un petit garçon de six à sept ans. Une table boiteuse, un buffet dont la serrure est cassée, une huche sur laquelle on voit un amas de fruits tombés et recueillis sous les arbres voisins, deux chaises de bois écornées, un fauteuil d’enfant à moitié dégarni de sa paille : voilà tout le mobilier de cette habitation, et l’aspect qu’elle présente. Le jardin n’en offre pas un plus agréable ; quelques choux mal cultivés disputent le terrain à des groseilliers à maquereaux, qui sont eux-mêmes déjà aux trois quarts étouffés sous les orties. Une vache maigre et sale beugle dans l’étable, attachée près d’un râtelier vide, et n’ayant pour toute litière qu’une poignée de roseaux secs.

Tout cela est la propriété de François Laurent, mari de Catherine la Laurende, et père de Toinette et d’Augustin vulgairement appelé Tintin par sa famille et par ses camarades.

L’autre chaumière compose aussi à elle seule tout le patrimoine de Jean-Louis Gagneux, de sa femme et de ses trois enfants. Les deux aînés sont placés comme apprentis jardiniers dans un château des environs. Le petit Jean-Louis, qui n’a que cinq ans, va tous les matins aux champs avec sa mère, grimpant sur toutes les charrettes qu’il rencontre en chemin, pour se délasser, et revenant toujours chargé d’un petit paquet de liserons pour ses lapins ; il marche à côté de sa mère, dont le dos plie sous le poids d’un grand tablier rempli d’herbe pour le souper de sa vache.

À peine Jean-Louis a-t-il déposé ses liserons dans la cabane :

— Mère, dit-il, je peux-t’y aller jouer avec le cousin ?

— Va, garçon, mais ne t’éloigne pas trop : car ton père va bientôt revenir, et j’vas tremper la soupe.

Jean-Louis ne fait qu’un saut de sa porte à celle de sa tante la Laurende ; il entre, demande où est Tintin.

— Tintin, répond la petite Toinette, qui épluche de la salade. Est-ce que tu ne l’as pas rencontré ; il doit être là-bas, tout contre la montagne.

— Qu’est-ce qui te l’a dit, interrompt la mère Laurende avec humeur ; j’crois putôt, moi, qu’il est allé au-devant des petits garçons qui reviennent de l’école.

— Ah bien oui, du côté de l’école, reprit Toinette, je réponds bien qu’il n’y est pas : il a trop peur qu’on ne l’y fasse aller pour apprendre à lire, le paresseux !…

— Ne dirait-on pas que tu fais grand’chose, toi, mademoiselle Jacasse.

Pendant que la dispute s’engage entre la mère et la fille, Jean-Louis court vers la grande route ; il aperçoit Tintin, pieds nus dans la poussière, s’efforçant de suivre une voiture qui gravit la montagne ; il le voit tendre la main, puis tout-à-coup se précipiter sur le pavé, au risque d’être écrasé, puis ramasser quelque chose, et se sauver à toutes jambes du côté du village.

— Qu’as tu donc, dit Jean-Louis, en le voyant arriver près de lui hors d’haleine ?

— Viens, viens, répond Tintin sans s’arrêter : faut pas que le père Simon nous voie. Et Jean-Louis se met à courir aussi jusqu’à la place où la marchande de pain d’épices étale chaque matin sa modeste boutique, dans l’espoir de vendre aux rouliers qui descendent au bas de la montagne pour la franchir à pied et en causant entre eux.

Tintin jette deux sous sur la table, et la marchande lui donne un triangle de pain d’épices, qui fait ouvrir de grands yeux à Jean-Louis.

— Où donc t’as trouvé ces beaux sous-là ? demande Jean-Louis.

— Pardine ! c’est la vieille dame qui me les a jetés : est-ce que tu ne l’as pas vue ? Ah ! ça sera encore bien mieux demain, Pierre Cloud doit m’apprendre à faire la roue.

— La roue, qu’est-ce que c’est que ça ?

— Oh ! c’est joli, la roue : on met d’abord les deux mains par terre, et puis on tourne avec ses jambes en l’air ; mais ne faut pas être maladroit, tout de même, parce qu’on tomberait sous la voiture, et elle passerait sur…

— C’est un vilain jeu, ça ; il n’y a rien à y gagner, dit Jean-Louis.

— Est-il bête, reprit Tintin, en haussant les épaules ; tu n’as donc pas vu le bon goûter que fait tous les jours Pierre Cloud.

— Si fait.

— Eh bien, ce pain blanc et ces gros cervelas qu’il mange, c’est en faisant la roue qu’il gagne tout cela.

— Vraiment ? dit Jean d’un air ébahi.

— Vrai, comme je m’appelle Tintin ; et j’en vais bientôt gagner autant ; mais faut pas le dire à ce vieux chien de Simon, le borgne, il me battrait comme il a fait l’autre fois, quand j’étais de l’autre côté de la diligence. M’en a-t-il donné, l’gueux d’aveugle, avec son bâton ! était-y enragé de ne pas pouvoir agripper les sous qu’on jetait de la voiture ! m’a fallu du courage tout de même pour les ramasser, pendant qu’il me cognait. Vieux ladre, va, quand j’srai plus grand, tu me le paieras, je dirai aux voyageurs que tu n’es que borgne.

En disant ces mots, Tintin détachait un petit morceau de pain d’épices, pour le faire goûter à Jean-Louis ; et celui-ci admirait le génie de son cousin, qui lui procurait à si peu de frais de si douces jouissances.

Il en aurait été moins jaloux s’il avait pu comparer le souper qui les attendait tous deux.

Assis devant une table proprement servie, le père Gagneux mangeait une bonne soupe au lard et aux choux, dont le parfum se répandait si loin, qu’il avertit Jean-Louis, et le fit se presser pour n’être pas grondé, car son père exigeait qu’il fût rentré à l’heure du repas.

— J’n’entends pas que tu restes si tard loin de la maison, dit le père Gagneux d’un ton ferme ; qu’est-ce que tu vas faire sur c’te grande route, avec un tas de gamins, de fainéants… de mauvais drôles ?

— Père, j’étais avec le cousin, répondit Jean-Louis, en tournant sa casquette dans ses mains, et, sans oser lever les yeux.

— Ton cousin ! ah bien oui ton cousin, il ne vaut pas mieux que les autres : c’est un petit paresseux, qui n’aura jamais le sou.

— Ah ! pour ce qui est de ça, mon père, il en gagne assez des sous. Et Jean-Louis raconta naïvement comment Tintin s’en procurait, et la promesse qu’il lui avait faite de lui apprendre à faire la roue quand il le saurait lui-même, afin d’avoir encore plus d’argent.

— Mille tonnerres ! s’écria Gagneux en frappant sur la table de manière à tout faire trembler, si je te prends jamais avec ces vauriens-là à faire la roue pour demander l’aumône, je te casserai ma bêche sur le dos, je t’en avertis. Tendre la main aux passants ! quêter un sou ! le fils d’un paysan, d’un ancien soldat de la grande armée ! Fi donc ! tu n’as pas de honte ! Et de quoi manques tu pour faire ce beau métier ? N’as-tu pas du pain pour tous les jours, et des gâteaux le dimanche ? Es-tu sans chemises et sans pantalon, comme un pauvre ? Tu vas nu-pieds, c’est vrai, quand il fait beau ; mais l’hiver ta mère te tricote des bas, et je travaille par la gelée pour te donner des souliers. Qu’as-tu besoin d’aller demander l’aumône sur la grande route pour un morceau de pain d’épices, et faire rougir de toi ton père et ta mère, quand tu ne dois penser qu’à travailler un jour comme eux ! Misérable enfant ! toi, demander l’aumône ! un Jean-Louis Gagneux !… Mille bombes, que je t’y trouve !

Alors Jean-Louis se mit à pleurer, et Gagneux s’en prit à sa femme, sur ce qu’elle ne surveillait pas assez son fils, et le laissait aller trop souvent avec le cousin Tintin. — Ce n’est pas qu’il soit méchant, ajouta-t-il, ni imbécile ; bien au contraire vraiment, il a tout plein d’intelligence, et si on l’envoyait à l’école plutôt que de le laisser vagabonder toute la journée sur les chemins, on en ferait quelque chose ; mais il faudrait le forcer à aller à l’école pour cela, et la mère le gâte trop pour le faire pleurer.

En effet, le père d’Augustin, occupé de sa récolte, laissait à sa femme le soin de tenir son ménage tant bien que mal, et elle abandonnait l’éducation de ses enfants au hasard.

Tintin, grâce aux leçons de Pierre Cloud, devient en peu de temps aussi fort que lui dans le talent de faire la roue : il sait courir, sans perdre haleine, une demi-lieue, en demandant, d’une voix plaintive : Un petit liard, s’il vous plait ; et comme il revient chaque soir sa poche pleine de gros sous, il oublie en les comptant les injures qu’il a reçues de quelques voyageurs indignés de voir un garçon fort et bien portant, en âge de travailler, faire un si vil métier.

Pendant que Tintin ne pense qu’à exciter la pitié par toutes sortes de mensonges, Jean-Louis s’élève d’une tout autre manière : il va le matin à l’école : puis, au retour, il cultive à lui seul un demi-quart d’arpent de vignes, que son père lui a cédé le jour où il a atteint sa douzième année. La récolte lui en appartient : il a déjà depuis deux ans l’importance et les agitations d’un propriétaire. Quel soin il prend de son travail ! car si la vigne était mal entretenue, s’il y laissait croître des mauvaises herbes, les grappes seraient moins fournies. Il soupire après le moment de la vendange, et compte en espoir le prix qu’il en retirera L’emploi en est déjà décidé : cet argent doit lui servir à acheter une ânesse, qui portera le blé au marché, au moulin, qui rapportera l’herbe des champs, et empêchera la mère de Jean-Louis de succomber à la fatigue de porter de trop Lourds fardeaux. Quelle joie de donner à sa mère un si beau présent ! et cela avec le fruit de ses travaux : si sa vigne, en effet, avait été moins bien cultivée, elle n’aurait pas produit la somme nécessaire à l’acquisition d’une bonne ânesse. Avec quels transports Jean-Louis rêve au moment où il reviendra du marché de Nemours sur sa monture, l’air fier, comme un vainqueur, et répétant de toute la force de sa voix, Hue donc ! dyaco ! enfin tout le vocabulaire à l’usage des ânes, qui doit prévenir à l’avance de son arrivée triomphale.

Tout en rêvant ainsi à son bonheur, le souvenir de Tintin revient à sa pensée ; il se demande ce qu’il peut être devenu depuis qu’il a disparu un beau jour du village avec Pierre Cloud.

— Ce Pierre Cloud était un mauvais sujet, pense-t-il ; il s’était fait chasser de chez son maître serrurier, parce qu’il volait le vieux fer ; il aura donné de mauvais conseils à ce pauvre Tintin : tous deux finiront mal. J’en suis fâché, car je l’aime ce pauvre cousin ; et si mon père ne m’avait pas défendu de le voir, je l’aurais peut-être empêché de quitter le pays. Voilà déjà quatre ans qu’il est parti, il doit être grand à présent. Il avait deux ans de plus que moi, et j’en aurai quatorze à la Saint-Martin. Quel métier fait-il dans ce Paris qu’il avait si grande envie de voir ? Peut-être bien qu’il y a fait fortune…, qu’il est devenu un monsieur, et qu’il ne voudrait pas me reconnaître, moi, son cousin Jean-Louis.

À l’instant même où Jean-Louis faisait toutes ces suppositions, assis à la pointe du jour sur sa porte, mangeant un morceau de pain couvert de fromage blanc, et attendant que son père fût levé, il entend le bruit lointain de plusieurs voitures qui marchent lentement. Bientôt il distingue sur le haut de la montagne deux énormes charrettes escortées de gendarmes. Poussé par la curiosité, il court vers la chaussée pour voir le convoi de plus près : c’est la chaîne des galériens que l’on conduit au bagne ; il les entend rire, chanter, jurer. Les premiers qu’il aperçoit ont des figures patibulaires ; mais il en voit d’autres assis sur la paille, et plongés dans le plus profond accablement. Parmi eux, vers le fond de la charrette découverte, se trouve un jeune homme qui se cache la tête dans ses mains, comme pour ne pas voir l’objet d’un cruel souvenir ; peut-être aussi la honte lui fait-elle voiler son visage pour n’être pas reconnu. Mais en passant devant l’église du village, il a cédé à un mouvement involontaire, ses mains se sont jointes, il a levé les yeux au ciel. Alors Jean-Louis pousse un cri déchirant, il s’élance vers la charrette, s’accroche aux barreaux, malgré tous les efforts des gendarmes pour l’en éloigner : car les années, qui changent les traits ; la souffrance, le remords, qui les altèrent, n’ont pu empêcher Jean-Louis de reconnaître son cousin. C’est bien lui, c’est ce malheureux enfant dont la paresse a fait d’abord un mendiant, et plus tard un voleur.

Les larmes qui inondent le visage d’Augustin en se sentant serrer dans les bras de Jean-Louis, le dévoûment courageux du paysan pour un ami coupable, inspirent quelque pitié à l’officier conducteur de la chaîne. Il permet à Jean-Louis de rester près du prisonnier pendant le temps que les gendarmes font rafraichir leurs chevaux. C’est alors qu’il apprend comment, entraîné par les perfides conseils de Pierre Cloud, Augustin s’était servi de fausses clés fabriquées par son complice, pour s’introduire la nuit chez un riche banquier, dont ils avaient déjà vidé la caisse, lorsqu’ils furent surpris au moment même où ils sortaient de la maison, chargés de leur butin. Le vol constaté, leur condamnation ne pouvait être douteuse, et le coupable Augustin la subissait dans toute l’horreur d’un remords déchirant.

Cent fois plus à plaindre que les scélérats auxquels son crime l’associait, il sentait qu’il n’était pas né pour tomber dans cet excès d’avilissement ; et l’idée de l’existence honnête et douce qu’il aurait pu goûter en travaillant pour soutenir sa famille accroissait encore son désespoir. Cependant il voulait au moins se relever à ses propres yeux en supportant son malheur avec courage. Il avait subi la cruelle opération qui venait de river sa chaîne, sans laisser échapper une plainte ; il était monté dans la fatale charrette, sans verser une larme ; mais il n’avait pas prévu que cet affreux cortége passerait dans son village, qu’il s’arrêterait à la porte de l’auberge voisine de la maison de son père ; et la vue de cette chaumière dégradée, la crainte d’être aperçu de ceux qui l’habitaient, et, plus que tout cela, les embrassements de son cousin, avaient triomphé de sa force : il était tombé sans connaissance dans les bras de Jean-Louis.

En le voyant dans cet état, celui-ci s’élance aussitôt de la charrette, s’empare du petit verre d’eau-de-vie qu’un des gendarmes s’apprêtait à boire et le fait avaler au pauvre Tintin, sans s’apercevoir des coups de plat de sabre que lui donne le gendarme. Augustin rouvre les les yeux ; il veut serrer la main de Jean-Louis en signe de reconnaissance, mais la corde qui l’attache aux barreaux de la voiture ne le lui permet pas. Le signal du départ est donné. En vain Jean-Louis se jette aux pieds du commandant pour obtenir un seul moment encore ; en vain il lui montre le visage pâle et les yeux mourants du jeune prisonnier.

— Regardez-le, dit-il avec l’accent du désespoir : si on ne le secourt pas, il va mourir.

— Tant mieux, tant mieux, répond le gendarme : cela en fera un de moins ; il y a toujours trop de ces gueux-là.

Et la charrette se met en mouvement.

Mais le commandant, touché de l’état de douleur où il voit Jean-Louis, lui promet de traiter son cousin avec quelque ménagement, et de lui laisser parvenir les secours que sa famille peut lui donner.

Jean-Louis n’en entend pas davantage : il court à sa maison, prend dans son coffret le petit trésor qu’il avait amassé par son travail, cette somme de quarante francs qui devait lui assurer tant de jouissances, cette ânesse qui devait faire la richesse et l’agrément de la maison, enfin le cadeau qu’il destinait à sa mère ; il serre l’argent dans un petit sac de graine, le cache sous sa blouse, et se met à courir à toutes jambes pour rejoindre la charrette.

Le commandant, fidèle à sa parole, le laisse parvenir jusqu’au prisonnier. L’argent est déposé dans sa ceinture ; il ne sera pas sans secours, et cette petite somme servira à adoucir sa captivité. Augustin la reçoit en levant les yeux au ciel, et fait serment de la rendre à Jean-Louis, si Dieu exauce son sincère repentir.

Jean-Louis revint au village les yeux encore tout rouges.

— Eh bien, lui dit son père, partons-nous pour le marché ? Si nous arrivons trop tard, les plus belles ânesses seront vendues, nous n’aurons plus que le fretin.

Ce n’est pas la peine d’y aller, mon père, dit Jean-Louis tout confus : je n’ai plus de quoi l’acheter.

En ce moment, sa mère, qui l’écoutait, lui saute au cou ; elle raconte, moitié en pleurant, moitié en souriant, la scène qui vient de se passer, et qu’elle a vue par la lucarne de son grenier.

— Viens ici, dit alors le vieux Gagneux à son fils, en le serrant sur son cœur ; embrasse-moi ; viens remercier ton père d’avoir fait de toi un brave garçon, et de ne t’avoir pas élevé à demander l’aumône.


LA LANTERNE MAGIQUE.




Vouloir tromper le ciel c’est folie à la terre.

Le dédale des cœurs en ses détours n’enserre
Rien qui ne soit d’abord éclairé par les dieux.
Tout ce que l’homme lait, il le fait à leurs yeux,

Même les actions que dans l’ombre il croit faire.

Lafontaine. L’Oracle et l’Impie.

(Fable)




LA LANTERNE MAGIQUE.


DÉDIÉ


À CAMILLE DE CANCLAUX.




— Quoi ! tu n’oses pas entrer dans le cabinet de ton père, disait Agénor à Thérésine ?

— Non vraiment, répondait-elle. Il dit que je suis encore trop petite pour m’amuser des jolies choses qu’il y a, et que, si j’avais le malheur de lui casser un de ses magots de la Chine, ou bien ce vilain portrait qu’il a sur un beau vase de porcelaine de Saxe, il ne me le pardonnerait jamais.

— Eh bien, on peut bien voir tout cela sans le casser.

— Sans doute, puisque je suis entrée avec maman l’autre jour dans ce cabinet où papa travaillait, et que je n’ai touché à rien. Mais c’est égal, papa m’a renvoyée tout de suite, en grondant maman pour m’avoir amenée.

— Mais qu’y-a-t-il donc de si extraordinaire dans cette chambre-là, dit Agénor, pour que mon oncle empêche tout le monde d’y entrer ?

— Il y a d’abord des images superbes, de petites statues qui ont l’air de jolies petites poupées blanches, puis des petites pierres de toutes sortes de couleurs, des petits morceaux de bois qui ont chacun un nom, des papillons, des oiseaux qui ne remuent pas ; des singes en porcelaine bleue, qui font des grimaces à faire peur ; des grands serpents qui sont attachés au plafond, des coquilles qui chantent ; des armures, des casques comme à l’Ambigu, et puis un gros paquet de flèches qu’on ne peut pas toucher sans mourir. C’est surtout à cause de ces flèches-là que papa a défendu de nous laisser entrer dans son grand cabinet.

— Belle raison ! reprit Agénor, comme si à huit ans on n’était pas assez raisonnable pour savoir qu’il ne faut pas toucher aux flèches empoisonnées : cette défense est bonne pour toi, qui n’as que six ans, et qui n’as pas encore lu de voyages. Quand tu seras plus grande, tu verras, dans le Petit voyageur, qu’il y a des îles désertes remplies de sauvages qui tuent avec des flèches empoisonnées, tous ceux qui viennent les voir.

— Ah ! ah ! des îles désertes où il y a des habitants ! dit en riant aux éclats Thérésine. Si papa t’entendait dire cette bêtise-là, comme il se moquerait de toi ! Je ne suis pas bien savante ; mais, quand papa raconte ses voyages, et qu’il parle d’île déserte, je sais bien qu’il n’y rencontre jamais personne.

— Tout cela ne prouve pas qu’il ait raison de m’empêcher d’entrer dans ce cabinet, moi, son neveu, et de me traiter comme si j’étais un brise-tout.

— C’est que tu ne vas pas mal quand tu t’y mets, dit Thérésine. Tu te souviens bien du lustre du petit salon que tu as accroché avec ton fouet, l’autre jour ; tu en as fait tomber une bonne partie ; et puis les globes des lampes quand tu joues avec les queues du billard, Dieu sait combien tu en casses, sans compter les carreaux de la chambre et les…

— As-tu bientôt fini ? interrompit Agénor ? Vraiment, si je me mettais à raconter aussi toutes les sottises que tu fais, j’en aurais pour une heure. Mais il ne s’agit pas de cela… Allons, ne va pas pleurer comme une bête. Je ne veux pas te faire de la peine. Bien au contraire, il faut que nous soyons bons amis, et que nous tâchions de trouver un moyen de me faire voir toutes ces curiosités que renferme le cabinet de ton père, et cela sans qu’il en sache rien.

— C’est, impossible Agénor : tu sais que François a seul la clé de ce cabinet, que personne que lui ne le nettoie, et qu’il ne désobéira point à mon papa pour te faire plaisir.

— Je me garderai bien de la lui demander, vraiment ; mais ne t’inquiète pas, je m’y prendrai autrement. Les petites filles, cela n’a point d’invention, Tu as bien entendu ce que disait hier mon oncle : Avec une forte volonté on vient à bout de tout. C’est comme cela que Napoléon est parvenu à l’empire ; eh bien, moi aussi, j’aurai une forte volonté !

— Avec ta belle volonté tu te feras mettre comme l’autre semaine en pénitence trois jours.

— Bah ! tu as toujours peur, toi. Il est ma foi bien heureux que les petites filles ne fassent pas la guerre. Tu t’enfuirais comme un lapin au premier coup de canon.

— Cela pourrait bien être : car rien que le bruit d’un coup de pistolet me rend toute tremblante.

— Tu vois bien, d’après cela, que tu ne peux juger de ce que nous autres hommes nous pouvons tenter. Ainsi, laisse-moi faire, et contente-toi de ne rien répéter de ce que je te dis : car je sais comment on punit les rapporteuses.

C’est ainsi qu’Agénor se donnait des airs d’autorité avec sa cousine et dans la maison de son oncle sans penser que c’était à la générosité de cet oncle qu’il devait le bonheur de demeurer chez lui, et d’être élevé comme s’il eût été son fils : car le père d’Agénor était mort sans laisser de fortune à son enfant, et M. de Berville s’était chargé du sort d’Agénor, quand le chagrin eut terminé la vie de sa mère, bien jeune encore.

Mais le tort le plus commun aux enfants est de croire que tout ce qu’on fait pour eux leur est dû, et qu’ils sont, par cela même, dispensés de toute reconnaissance. Agénor avait dans la tête de pénétrer furtivement dans le cabinet de curiosités et d’histoire naturelle dont l’entrée lui était raisonnablement interdite ; et il ne pensa plus qu’à chercher un moyen de prouver à Thérésine la puissance d’une forte volonté.

L’occasion s’en présenta bientôt. Un jour que M. et Mad. de Berville dînaient dehors, François avait donné rendez-vous dans l’antichambre à un de ses camarades pour faire une partie de piquet. Le bon François, qui était un modèle de fidélité et de tempérance, aimait le jeu à la passion. Quand il voyait quatre as dans ses cartes, ses yeux rayonnaient de plaisir : il n’entendait plus rien de ce qui se passait autour de lui, et le bruit de la sonnette avait seul la puissance de le sortir de son extase. Agénor avait remarqué cette faiblesse ; il se promit d’en tirer parti pour l’accomplissement de son grand projet.

— Eh bien ! monsieur Agénor, dit François, en commençant son piquet, vous n’allez donc pas jouer ce soir dans le jardin avec votre cousine ; il fait pourtant bien beau.

— J’irai la rejoindre dans un instant, dit Agénor, en se plaçant tout près de François, comme pour mieux voir son jeu. C’est que, vois-tu, rien ne m’amuse plus que de te voir jouer aux cartes. Il me semble qu’en te regardant j’apprendrai bientôt le piquet.

— Ah ! c’est un beau jeu, monsieur, mais il faut avoir les as, et ne pas écarter ses bonnes cartes.

Pendant que François était tourmenté d’un écart difficile, Agénor glissait tout doucement sa petite main dans la poche de l’habit de François où se trouvait la clé du cabinet de M. de Berville. Cette clé, qui ne quittait jamais François, et qu’Agénor lui voyait serrer chaque matin dans la même poche, après avoir nettoyé le cabinet, il parvint à la soustraire facilement, car François était assis sur une banquette, et les deux pans de son habit retombaient de manière à laisser l’ouverture de la poche très visible, Quand la clé fut dans la main d’Agénor, il la couvrit de son mouchoir, et courut tout triomphant chercher Thérésine.

— Suis-moi, dit-il ; laisse là ton arrosoir et tes pots de fleurs. Suis-moi, te dis-je !

— Où cela, dis pour que j’avertisse ma bonne ?

— À quoi bon ? Ta bonne travaille dans le cabinet de toilette avec la femme de chambre ; il ne faut pas la déranger.

— Mais elle verra bien, de la fenêtre, que je ne suis plus dans le jardin.

— Bah ! elle bavarde tant, qu’elle ne pensera pas à toi.

En disant ces mots, Agénor prend Thérésine par la main, et l’entraîne vers le cabinet de son père.

— Comment ! dit-elle avec surprise, papa t’a donc confié sa clé ?

— Que t’importe, reprit Agénor en ouvrant la porte du cabinet. Je t’avais dit que je trouverais bien moyen d’entrer ici, et nous y voilà.

Thérésine, déjà captivée par ce qu’elle voit, se contente de cette réponse ; et les voilà tous deux examinant, admirant, et touchant tout ce qui leur paraît curieux.

— Si on te permettait de choisir dans tout cela, dit Agénor, une seule chose pour toi, laquelle prendrais tu ?

— Ce n’est pas ce vilain serpent, dit Thérésine ; ni ce gros rat empaillé ; ni même ce beau vase, avec cet invalide qui est peint dessus. Je prendrais ce grand livre qui est tout là-haut dans la bibliothèque, au-dessus de la table de marbre où est le vase, parce que mon papa m’a montré ce livre quand j’avais la rougeole, et qu’il est rempli d’images magnifiques, comme tu n’en as jamais vu.

— Eh bien, qu’est-ce qui m’empêche de le voir ?

— Ah ! tu n’es pas assez grand pour atteindre jusque là.

— Oui, mais en grimpant sur la table…

— Ah mon Dieu ! tu vas casser quelque chose, s’écrie Thérésine en voyant Agénor approcher une chaise pour monter sur la table, puis s’accrocher aux rayons de la bibliothèque, afin de parvenir au livre qu’elle lui montrait.

Son bras est tendu de toute sa grandeur, mais il n’atteint qu’au signet du livre. Agénor croit qu’en le tirant par là, il aura bien assez d’adresse pour le retenir à la volée ; mais le livre lui échappe des mains, et vient tomber sur le vase de porcelaine, qu’il renverse sur le marbre. Au bruit qu’il fait en se brisant, Thérésine jette un cri de frayeur. Agénor manque de tomber aussi, tant son émotion est grande. Mais dans le danger, sa présence d’esprit ne l’abandonne pas.

— Tais-toi, pour Dieu ! dit-il, ou nous sommes perdus.

— Que dira mon père, s’écrie-t-elle en larmes, quand il apprendra que nous sommes entrés dans son cabinet, et que tu as cassé ce beau vase qu’il aimait tant !

— Il ne faut pas qu’il le sache, répondit Agénor, pâle de crainte.

— Eh comment faire ! Mon Dieu ! mon Dieu ! comme nous allons être grondés !

— Il est certain que, si tu vas pleurnicher comme cela devant tous les gens de la maison, on devinera bientôt l’affaire. Mais si tu veux m’écouter, et faire exactement ce que je te dirai, je te réponds, moi, qu’il ne nous arrivera rien. D’abord, essuie tes yeux, et sortons bien vite de ce cabinet. Il faut que François retrouve la clé dans sa poche avant la fin de son piquet.

— Comment ! tu avais donc volé la clé à François ? demande Thérésine en levant les yeux au ciel.

— Cela ne fait rien à la chose. Tais-toi, ne pleure plus, et sortons sans faire de bruit. Va arroser tes pots de fleurs comme si de rien n’était ; j’irai te retrouver dans deux minutes.

Et Thérésine regagna tristement l’escalier du jardin ; elle regarda du côté de la fenêtre où sa bonne travaillait. Celle-ci l’aperçut, lui recommanda de ne pas jeter de l’eau sur sa robe en arrosant, puis elle se remit à coudre, sans se douter du tourment qui agitait la pauvre Thérésine.

— Sois tranquille, dit Agénor en venant la rejoindre : la clé est remise à sa place, et le malheur passera sur le compte du chat ou des souris, que sais-je ! L’essentiel est qu’on ne nous en accuse pas.

— Ah ! mon Dieu ! tu crois donc qu’on ne devinera pas que c’est nous ?

— Certainement ; on ne pensera même pas à nous ; et quand même l’idée en viendrait, ta bonne n’est-elle pas là pour affirmer que nous n’avons pas quitté le jardin de toute la journée ? Attends : pour être plus sûr d’elle, je vais bien la forcer à s’occuper de nous.

En disant cela, Agénor prit l’arrosoir, et répandit tout ce qu’il contenait sur les jambes de Thérésine. Elle fit de grands cris qui attirèrent l’attention de mademoiselle Adélaïde.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. C’est ce démon d’Agénor qui lui aura fait mal, je parie. Allons, allons, ne vous battez pas.

Et mademoiselle Adélaïde accourut pour mettre le holà, et pour savoir la cause des cris de Thérésine.

— Eh bien ! vous voilà joliment arrangée, dit-elle à Thérésine en voyant son pantalon collé à ses jambes, et ses petits brodequins gris couverts de terre mouillée. Croyez-vous, mademoiselle, qu’on n’ait pas autre chose à faire qu’à vous changer de robe, de bas, et de pantalon.

— Mais…, ma bonne…, ce n’est pas moi…, disait Thérésine en pleurant : c’est… l’arrosoir qui…

— Pardi ! je sais bien que c’est toujours ainsi quand vous jouez avec votre cousin. Ce petit étourdi-là ne prend garde à rien ; et puis quand on le gronde, il se met à rire. Voyez comme il a l’air de se moquer de moi ! Mais je vais dire à François de l’enfermer là-haut dans sa chambre : il s’amusera à faire du latin pour sa leçon de demain ; cela vaudra mieux que de noyer les jambes de sa cousine. Et vous, mademoiselle, vous gagnerez à cela de vous coucher une heure plus tôt, car je n’ai pas envie de vous rhabiller des pieds à la tête pour si peu de temps. Cela vous apprendra à me désobéir : je vous recommande assez souvent de ne pas vous salir.

Et Thérésine marcha silencieusement devant sa bonne, et se laissa mettre au lit sans murmurer, sans prier mademoiselle Adélaïde, comme elle le faisait ordinairement, de lui accorder un moment de plus pour attendre le retour de sa mère, et cela dans l’espoir d’en être embrassée avant de s’endormir.

Pendant ce temps, Agénor, conduit dans sa petite chambre par François, recevait les conseils les plus affectueux de ce bon serviteur, qui l’avait vu naître et l’aimait tendrement.

— Vous êtes trop vif, trop volontaire, monsieur Agénor, lui disait-il du ton le plus doux ; vous jouez avec cette petite fille, qui a presque trois ans de moins que vous, comme vous joueriez avec un camarade de collége. Cela ne convient pas : elle n’est pas de force à courir, à monter aux arbres comme vous le faites. Et puis vous la taquinez toujours. On lui donne dernièrement des joujoux superbes : une cuisine complète, une poupée avec deux enfants qui étaient gentils comme des amours, voilà que vous mettez les deux enfants à la broche, et que vous allez nicher la mère tout en haut du grand platane qui est dans le jardin. C’était de quoi désespérer la pauvre petite, et si madame avait su ce beau tour-là, vous auriez été grondé. Mais mademoiselle Thérésine n’a pas un mauvais cœur : elle fait comme moi, elle cache bien souvent les espiègleries qui vous feraient mettre en pénitence.

— Je sais que tu es un bon garçon, et je t’en remercie, mon cher François, dit Agénor, fort content de pouvoir constater qu’il était resté toute la soirée près de François, sous les yeux d’Adélaïde, ou renfermé dans sa chambre.

— C’est que, voyez-vous, je connais les maîtres, disait encore François : ils sont bons pour vous, parce qu’ils pensent que vous serez un bon sujet, que vous serez reconnaissant de l’éducation qu’ils vous donnent ; mais dans le fond vous n’êtes que leur neveu, et leur enfant passe avant tout. Si vous ne travaillez pas, si vous donnez l’exemple de la paresse à votre cousine ; si par-dessus tout cela vous la faites pleurer toute la journée, ils vous renverront de chez eux. Vous ne manquerez de rien sans doute ; mais vous verrez la différence qu’il y a à être élevé dans une bonne maison comme le fils de la famille, ou bien à se voir dans une pension, presque oublié de tout le monde.

— Tu as raison, mon bon François ; je sais bien tout ce que je dois à mon oncle, et que je serais très malheureux si mon oncle m’abandonnait : aussi je te promets d’être dorénavant raisonnable.

En faisant cette promesse, Agénor était de bonne foi : car déjà le repentir de sa dernière faute le tourmentait cruellement.

Il passa une nuit fort agitée ; et le matin, dès les premiers rayons du jour, il avait l’oreille tendue pour écouter par la cheminée s’il n’entendait pas du bruit dans le cabinet de M. de Berville, qui était justement au-dessous de la chambre d’Agénor.

Tout à coup le son de plusieurs voix fait battre son cœur. On dirait que les unes accusent, que les autres se justifient. Ce sont celles de M. et de madame de Berville, de François.

— Avouez-moi plutôt, dit M. de Berville à François, que vous avez cassé ce vase en faisant mon cabinet : je n’en serai pas moins désespéré de cette perte irréparable, mais je n’aurai pas l’idée que vous mentez, ce qui m’est plus pénible que tout le reste.

— Mais quand je jure à monsieur, sur tout ce qu’il y a de sacré, que la clé de son cabinet est restée dans ma poche, que je ne suis entré dans le cabinet que ce matin, et que je suis resté saisi en apercevant tout ce dégât. Dire comment tout cela s’est fait, je ne le comprends pas, à moins que ce ne soit le diable lui-même qui soit venu casser tout cela.

— Le diable ne vient point ici, reprit M. de Berville avec humeur, et je ne me paie pas de semblables raisons. Un portrait qui a été donné à mon grand-père par Frédéric II lui-même ; le plus beau vase qui ait jamais été fait en Saxe ; un morceau si précieux que je refusais l’entrée de ce cabinet à tout le monde, pour éviter ce qui arrive aujourd’hui : et tous ces soins perdus par la maladresse d’un domestique !

— C’est trop fort, reprit François hors de lui ; et si monsieur s’entête à ne me pas croire, je sens que j’en deviendrai fou.

Et le pauvre François, dans son indignation de se voir accusé injustement, gâte sa cause par des réflexions impertinentes.

M. de Berville s’en irrite ; il veut convaincre François de mensonge. Celui-ci entre dans une colère qu’augmente celle de son maître, et le pauvre domestique est chassé.

Cependant la crainte d’être coupable d’une injustice engage M. de Berville à questionner mademoiselle Adélaïde ; il la fait appeler ; lui demande si, par hasard, ses enfants n’auraient pas trouvé la clé de son cabinet, et ne s’y seraient pas introduits furtivement. À cela mademoiselle Adélaïde répond qu’elle n’a point quitté les enfants de la journée, qu’ils ont joué toute la soirée dans le jardin ; et elle raconte même qu’elle les a mis tous deux en pénitence pour s’être couverts d’eau et de terre en arrangeant leurs pots de fleurs.

Ce témoignage paraissait irrécusable, et M. de Berville s’affermit dans la croyance que François était un menteur, et que lui seul avait cassé le portrait du roi de Prusse.

Le congé de François fit événement dans la maison ; il était aimé de ses camarades, et chacun d’eux discourait sur son malheur.

— Pauvre François disaient-ils où trouvera-t-il jamais une si bonne place, qui lui donnait de quoi nourrir sa femme et ses enfants ? Il va rester long-temps sur le pavé : car, dans cette saison, tout le monde est en voyage, ou à la campagne ; et il va, en attendant, manger tout ce qu’il a gagné.

— Ce n’est encore rien que l’argent, disait le cocher qui faisait d’ordinaire le piquet de François. Mais je le connais, moi ; je sais comme il est attaché aux maîtres et qu’il se serait mis au feu pour faire le moindre plaisir à Monsieur. Le pauvre diable en fera une maladie, j’en suis bien sûr, et le médecin aura plus de son argent que le cabaret. Avec ça qu’il est fier, et que le procédé d’avoir été mis à la porte comme un vaurien est capable de le faire mourir de chagrin.

Agénor entendit ces discours du petit cabinet de travail qui donnait dans l’antichambre, et, dans sa pitié pour le malheur si peu mérité du pauvre François, il se sentit plus d’une fois prêt à aller se dénoncer lui-même ; mais la crainte d’être grondé, celle d’être mis en pension, surtout, l’arrêtaient, et il dévora ses remords.

Thérésine, à qui sa bonne a raconté la colère de M. de Berville et le renvoi de François, arrive tout éplorée dans le cabinet où Agénor prend chaque matin ses leçons, et dit :

— Il faut tout avouer, Agénor, si non François va mourir de faim avec toute sa famille. Ils disent tous qu’il ne survivra pas au chagrin d’être renvoyé, et j’aime mieux être grondée pendant huit jours de suite, j’aime mieux ne pas aller ce soir à l’Opéra avec maman, comme elle me l’a promis, que de causer tant de peine à un si brave homme.

— C’est cela, répond Agénor avec amertume ; va me dénoncer, et fais-moi chasser pour lui, puisque tu aimes mieux me voir dehors de la maison qu’un domestique.

— Mais on ne te chassera pas, toi, puisque tu es mon cousin.

— Belle raison, ma foi ! Est-ce que je ne suis pas un pauvre orphelin, qu’on élève par charité ? est-ce que les gens de la maison ne me l’ont pas dit cent fois ? Ils ne cessent de me répéter qu’à ma première sottise on me mettra à la porte. Eh bien ! en voilà une qui doit suffire. Va dire à ton père que c’est moi qui ai cassé le vieux visage de ce chien de Prussien, et tu verras si je couche ici.

— Ah ! mon Dieu ! comment faire, reprit Thérésine, car ce bon François est si malheureux.

— Tiens, va dire à ta bonne de lui donner ces vingt francs. C’est tout ce que je possède ; mais cela lui prouvera toujours que nous le regrettons.

— Je lui donnerai bien aussi le louis d’or que j’ai reçu de papa le jour de ma naissance ; mais cela ne le consolera pas. Si tu savais comme il était pâle en quittant la maison ?

— Que veux-tu, c’est un malheur qui m’afflige plus que lui peut-être ; mais c’est un brave homme qui sert bien ses maîtres, il trouvera une bonne maison avant peu, et moi, où irais-je ?

Thérésine devait nécessairement préférer les intérêts de son petit cousin à ceux d’un vieux serviteur : elle se résigna à se taire. Peu de jours après cet événement François était oublié de toute la maison, excepté des deux enfants qui l’avaient fait chasser.

Mais la légèreté de leur âge, cette facilité de se livrer au plaisir les yeux encore rouges des larmes qu’une contrariété ou une vive réprimande ont fait verser, rien de ce qui est ordinairement un bénéfice de l’enfance ne pouvait les distraire du tort qu’ils se reprochaient. Ah ! c’est que le poids d’une mauvaise action rend tous les plaisirs impossibles.

Agénor et Thérésine ne pouvaient jouer ensemble un quart d’heure sans que le souvenir de François ne vînt troubler leurs jeux. Thérésine n’avait plus cette gaîté qui la rendait si amusante ; on ne citait plus dans la famille ses reparties qui faisaient rire tous ceux qui l’entouraient ; sa mère avait remarqué qu’elle et Agénor n’avaient plus d’appétit. Alors on fit appeler le médecin : il trouva qu’en effet les enfants étaient en mauvais état de santé, et qu’il fallait par précaution leur leur faire prendre deux bonnes médecines. À cette ordonnance Agénor se révolta et soutint qu’il se portait à merveille.

Ne le croyez point, madame, dit mademoiselle Adélaïde : Firmin, qui couche maintenant près de M. Agénor, assure qu’il se réveille souvent la nuit, et qu’il a un sommeil fort agité. Pas plus tard que cette nuit, il l’a entendu parler en dormant ; il criait de toutes ses forces : Pardon, François, pardon ; ne me regarde pas comme cela ! Ah ! mon Dieu es-tu mort ? et cent folies pareilles qui prouvent bien qu’il avait la fièvre.

En écoutant ce récit, Agénor rougit et pâlit, son cœur battait avec violence ; et le médecin, qui tâtait son poulx dit, en penchant la tête : Certainement, nous avons un petit mouvement de fièvre, et une légère décoction de quinquina est indispensable.

Agénor, accablé par l’idée que sa pensée continuelle le trahissait, même pendant son sommeil, n’opposa aucune résistance aux arrêts du docteur, et promit d’avaler tout ce qu’on voudrait lui faire prendre.

Quand il se trouva seul avec sa cousine :

— Eh bien ! nous voilà malades à présent, dit-elle, le coeur gros de soupirs ; le médecin va nous ordonner tous les matins quelques vilaines drogues. Toi, qui es grand, cela t’est bien égal ; mais moi, j’aime autant mourir que de boire ces horreurs-là !

— Bah ! ce n’est pas cela qui m’inquiète, répond Agénor ; mais j’ai bien une autre crainte.

— Est-ce que tu as encore cassé quelque chose ? demande Thérésine avec anxiété.

— Non, c’est bien assez comme cela ; mais tu as entendu ce qu’Adélaïde a raconté : eh bien, j’ai peur d’être somnambule ?

— Ah ! bon Dieu ! s’écrie Thérésine en reculant d’effroi. Somnambule ! qu’est-ce que c’est qu’un somnambule ?

— C’est quelqu’un qui marche, qui parle en dormant, et qui dit ainsi tous ses secrets. Il paraît que j’ai parlé de François la nuit dernière ; que je lui ai demandé pardon d’avoir volé la clé du cabinet dans sa poche, et d’avoir laissé croire que le vase avait été cassé par lui, quand c’est nous…

— Ah ! tu peux bien dire que c’est toi tout seul, car je t’ai assez dit de ne pas monter sur la console pour avoir ce maudit livre d’images ; c’est toi qui t’es obstiné à le prendre ; c’est toi qui l’as laissé tomber sur le vase.

— Eh bien, je ne le nie point, dit Agénor avec humeur ; et si tu avais été plus grande, tu en aurais fait autant. Ainsi ne te vante pas trop.

En ce moment, Agénor et Thérésine crurent entendre remuer dans la salle de bain, qui n’était séparée du cabinet d’étude que par une porte vitrée. Ils tremblèrent d’avoir été entendus par quelque personne de la maison, et ils s’enfuirent dans l’antichambre, comme s’ils avaient été poursuivis par des voix menaçantes. Hélas ! ils l’étaient par celle de leur conscience, la plus implacable de toutes.

L’heure du dîner étant venue, il leur sembla que M. de Berville avait un air soucieux. Cependant il leur souriait comme à l’ordinaire ; mais ce sourire avait quelque chose d’ironique qui troubla plus d’une fois Agénor. Toutes ces craintes s’évanouirent lorsque madame de Berville, ayant parlé de la Saint-François, jour de la fête de son mari, elle dit à ses enfants de choisir le plaisir qui serait le plus de leur goût pour célébrer ce beau jour.

— Je me charge de répondre aux petites surprises qu’ils me ménagent dit M. de Berville, je ferai venir ici une lanterne magique, la plus belle que l’on pourra trouver. Elle nous donnera d’abord le spectacle, puis le bal, et votre mère se chargera des rafraîchissements.

— Oh ! que ce sera joli, s’écrièrent à la fois Agénor et Thérésine, bien moins joyeux du plaisir qu’on leur promettait, que de la sécurité qu’ils retrouvaient en voyant M. de Berville s’occuper de les récompenser, quand on aurait pu penser à les punir.

— Il faudra inviter toutes nos bonnes amies, dit Thérésine ;

— Et mes camarades, ajouta, Agénor.

— Certainement, faites vos invitations demain, dit M. de Berville, car il nous faut un public nombreux et bien choisi.

Agénor, tout occupé du projet de fête, va, dès qu’on est sorti de table, écrire ses billets d’invitation ; il court les remettre ensuite à Firmin, en lui recommandant de les porter le plus tôt possible. Mais Firmin, captivé par ce que raconte le cocher de la maison de l’état de François que la fièvre tierce n’a pas quitté depuis qu’il est sans place, et par le tableau de la misère où cette maladie réduit la famille de celui qu’il a remplacé, ne prend pas garde à la commission que lui donne Agénor ; il fait des exclamations de pitié sur François, et Agénor est obligé d’écouter tout ce qu’un vif intérêt inspire à ces bonnes gens sur le sort de sa victime, avant de pouvoir se faire entendre.

Enfin les lettres partent ; et huit jours après, le salon de madame de Berville est rempli d’enfants qui attendent avec impatience le moment où l’orgue jouera le galop de Gustave III, en manière d’ouverture, pour avertir les spectateurs que la représentation va commencer.

Un grand drap blanc est étendu sur le plus large panneau de la salle à manger. Les lampes donnent juste assez de lumière pour voir où l’on doit s’asseoir ; et dès que chacun est placé, on éteint tout pour laisser mieux briller la lanterne magique.

D’abord le soleil et la lune classiques font leur apparition ; puis les deux ivrognes que leurs femmes viennent chercher au cabaret pour les gronder de ce qu’ils se grisent ; ensuite la scène du diable et de la vieille qui le tire par la queue, et tombe par terre lorsque cette queue lui reste dans la main : les rires et les applaudissements suivent toujours ce tableau. Viennent après la Giraffe, l’Éléphant ; puis le dîner de la famille régnante ; puis la colonne de la place Vendôme ; le grand Napoléon dans son île ; le portrait de Washington ; et enfin, dit celui qui est à la fois le démonstrateur, le décorateur, le chanteur et l’acteur : « Nous allons vous montrer le portrait du grand Frédéric, de ce fameux guerrier qui était comme le Bonaparte de son temps. Ceci est du nouveau. »

Déjà, au seul nom du grand Frédéric, Agénor et Thérésine avaient éprouvé une émotion pénible ; mais combien elle s’augmenta en voyant se dessiner sur la toile les rayons d’une bibliothèque, des casiers d’histoire naturelle puis une grande console portant un beau vase de porcelaine sur lequel on voyait en traits grossiers la caricature plutôt que le portrait du grand Frédéric.

À cet aspect les deux enfants croient rêver ; leur curiosité l’emporte un moment sur leur crainte immobile, les yeux attachés sur ce que représente la toile, Agénor cherche à se persuader que le cabinet de son oncle étant fort connu des amateurs et des artistes, on a pu en faire un dessin dont l’homme à la lanterne magique s’est servi pour sa décoration ; quant à Thérésine, elle pense que tous les cabinets de curiosités se ressemblent.

Mais, après avoir expliqué dans son langage emphatique le mérite de ce portrait sur porcelaine, après avoir raconté comment il avait été donné par le roi lui-même à un savant distingué, l’homme à la lanterne prit une voix enfantine, et commença un dialogue entre un petit garçon et une petite fille, qui parurent tout à coup auprès de la console.

— Comment donc as-tu fait, dit la petite, pour avoir la clé de ce cabinet ?

— Pardi, je l’ai prise dans la poche de François pendant qu’il jouait aux cartes, répond le petit garçon.

— S’il allait s’apercevoir…

— Oh ! que non, j’aurai remis la clé dans sa poche avant qu’il ait fini sa partie. Tu dis donc que le beau livre d’images est là-haut sur cette planche.

— Oui, je l’ai vu remettre là.

— Attends, je vais bientôt l’avoir, dit le jeune garçon en s’élançant sur la table.

Puis on entend un grand bruit de vaisselle cassée. Le vase disparaît et les enfants aussi. Un Monsieur les remplace et gronde un grand domestique, qui proteste en vain de son innocence. Son maître le chasse. Le pauvre serviteur s’en va en disant que cette injustice le fera mourir de chagrin.

En ce moment, des sanglots frappent les oreilles des spectateurs. M. de Berville sent ses mains inondées de larmes ; un enfant est à ses genoux, il demande grâce, il s’accuse, il se donne les noms les plus odieux. Il supplie M. de Berville de rendre à François toute sa confiance, et dit que lui seul mérite d’être chassé. Enfin, le désespoir, le repentir d’Agénor attendrissent les assistants à tel point qu’ils se jettent tous en masse aux pieds de M. de Berville et le supplient de pardonner.

Pendant ce temps Thérésine implore sa maman en suffoquant de larmes ; mais elle ne cherche point à se justifier en disant qu’elle a été entraînée par la volonté de son cousin : elle prie pour lui autant que pour elle ; la colère de son père peut être si funeste au coupable Agénor !

— Levez-vous, dit M. de Berville ; je ne puis vous pardonner, car ce n’est pas à moi que vous avez fait le plus de mal. Vous m’avez privé d’une chose d’un grand prix, que je regrette de ne pouvoir vous laisser un jour comme un souvenir honorable pour notre famille ; voilà tout. Mais ce brave François, que vous avez laissé injustement accuser, que vous avez laissé chasser de la maison, que vous avez réduit à ne pouvoir gagner sa vie, en le livrant au chagrin et à tous les maux qui en sont la suite : voilà celui à qui vous devez demander grâce ; voilà celui qui a le droit de vous maudire et d’appeler sur vous la punition du ciel.

À ces mots Agénor se lève éperdu, il court vers l’antichambre : il n’a plus qu’une idée, celle de se faire conduire chez François, de s’humilier devant lui, de le ramener chez son oncle, et de fuir pour jamais la maison témoin de sa faute. Les résolutions les plus désespérées passent par sa tête ; il se sent indigne des bienfaits de son oncle, il veut y renoncer ; déjà son cœur se gonfle à la seule pensée qu’il quitte sa famille pour jamais, qu’il va braver la fatigue, la misère… Mais, au moment de franchir la porte du vestibule, quelqu’un l’arrête :

— Où courez-vous donc ainsi ? lui dit-on.

— Je vais chercher François, s’écrie Agénor : il faut qu’il me pardonne ou que je meure.

— Ah mon Dieu ! le pauvre enfant a perdu l’esprit. Monsieur Agénor, monsieur Agénor ! mais regardez-moi donc.

— C’est toi ! dit Agénor en se jetant à genoux ; pardon, pardon, François ! C’est moi qui t’ai fait renvoyer ; c’est moi…

— Paix, dit François en relevant Agénor, votre oncle m’a tout conté : il vous écoutait l’autre soir lorsque vous parliez de moi à votre cousine ; c’est lui qui a imaginé de nous mettre tous dans la lanterne magique ; mais, consolez-vous. Vous avez fait une espièglerie qui a pensé me tuer, c’est vrai, car j’aime tant ces bons maîtres et leurs enfants ! mais vous ne saviez pas le mal que vous me faisiez ; et je vous le pardonne de bien bon cœur, aujourd’hui que je rentre dans la maison, et que je retrouve la confiance de Monsieur. Mais il ne sera pas dit qu’un si beau jour vous verra pleurer. Non, morbleu : quand je suis content il faut que tout le monde le soit.

En disant ces mots, François entraîne Agénor dans la salle où tout le monde était encore réuni.

— Monsieur, dit-il à M. de Berville, pardon de la liberté que je prends ; mais j’ai été bien malheureux, et vous m’avez promis de m’en récompenser. Eh bien, je ne peux pas être heureux, moi, quand ces enfants-là pleurent ; pardonnez-leur une petite farce qu’ils ne recommenceront jamais, j’en réponds bien ; car j’ai failli en crever de chagrin ; et ils ont trop bon coeur pour vouloir faire tant de mal à personne.

— Non, disait M. de Berville en s’efforçant de surmonter son émotion, un pareil trait demande un châtiment.

— Et croyez-vous donc, Monsieur, qu’ils ne sont pas assez punis par tout ce qu’ils souffrent, depuis qu’ils ont vu leur histoire dans cette comédie sur toile ; moi qui étais là à regarder par les carreaux du petit office, j’en pleurais comme une bête.

— Ah ! mon oncle, ah ! mon père, s’écrièrent les deux enfants… et les larmes leur coupèrent la parole, croyez… que jamais…

— J’en suis certain, dit M. de Berville, en les embrassant ; car vous savez aujourd’hui qu’il n’est point de plaisir possible quand on peut se reprocher une méchante action.


FIN DU PREMIER VOLUME.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)