Scènes du jeune âge/La Petite Fille de la portière

Dumont, libraire-éditeur (volume 1p. 81-122).


LA PETITE FILLE
DE LA PORTIÈRE.




Veille-je ! n’est-ce pas un songe que je vois !
Vous, favori ; vous, grand ! défiez vous des rois :
Leur faveur est glissante, on si trompe ; le pire
C’est qu’il en coûte cher. De pareilles erreurs
Ne produisent jamais que d’illustres malheurs.

Lafontaine. Le Berger et le Roi.

(Fable)




LA PETITE FILLE
DE LA PORTIÈRE.




Dans une assez jolie maison de la rue Neuve-Saint-Augustin, à Paris, on voit une loge de portier, enfumée, humide, malsaine, qui n’a de jour sur la rue que par une fenêtre ornée de barreaux de fer, et grillée comme une lucarne de prison. Dans ce réduit de huit pieds carrés vit une famille composée d’un mari, d’une femme et de deux enfants : le mari fait des petites brosses, la femme travaille en linge, le petit garçon va à l’école le matin, et balaie la cour pour sa récréation le soir. La petite fille coud à gros points des ourlets, en écoutant de toutes ses oreilles si elle n’entend point la sonnette qui l’appelle souvent au premier étage.

C’est là que loge mad. de Mézenge, la mère de la gentille Henriette, enfant de quatre ans, bien chérie, bien gâtée, et destinée à posséder un jour une grande fortune. Elle est l’unique intérêt de sa mère : car M. de Mézenge est mort des suites d’une maladie de poitrine deux ans après son mariage ; et comme Henriette est aussi d’une santé délicate qui donne souvent des inquiétudes à madame de Mézenge, elle évite tout ce qui peut faire pleurer sa fille, et va elle-même au-devant des moindres caprices d’Henriette.

Un jour que celle-ci était fort enrhumée, et qu’elle s’ennuyait de ne pouvoir aller jouer dans la grande allée des Tuileries, elle entendit sonner à la porte. Ce n’était pas encore l’heure des visites. Le domestique ne se pressait pas d’ouvrir ; la jeune Henriette, curieuse de savoir qui venait, dit à sa bonne d’aller ouvrir. Elle la suit : c’était la petite fille de la portière, qui venait remettre une lettre pour madame de Mézenge. Comme elle s’apprêtait à redescendre :

— Entre donc un peu, lui dit Henriette ; nous jouerons ensemble. Viens ; je te montrerai ma grande poupée ; tu verras comme elle est belle !

— Un moment, dit mademoiselle Brisart, la gouvernante d’Henriette, un moment : il faut, auparavant, que je sache s’il convient à madame que la petite portière joue avec vous.

En disant ces mots, mademoiselle Brisart entre chez sa maîtresse, et Henriette veut emmener sans façon la petite portière dans sa chambre ; mais elle a beau la tirer par le bras :

— Non, non, dit l’autre, je n’ose pas.

— Bah ! viens toujours, répond Henriette, qui sait que sa mère ne s’oppose jamais à ce qui lui plaît. Mais comment t’appelles-tu ?

— Phrosine.

— Ah ! tu t’appelles Phrosine. Eh bien ! viens jouer avec moi.

— Et ma mère, qu’est-ce qu’elle dira si elle ne me voit pas redescendre ?

— Lapierre ira lui dire, de la part de maman, que tu restes avec moi.

Il n’y avait pas moyen de résister à de si douces instances ; et la petite Phrosine était déjà installée depuis long-temps dans la chambre d’Henriette, et berçait la poupée, lorsque mademoiselle Brisart vint apporter le consentement de madame de Mézenge.

Quel plaisir de montrer ses joujoux pièce à pièce, de se servir de tous les ustensiles d’un superbe ménage dont on ne sait pas s’amuser toute seule ! car il faut bien une maîtresse pour manger la dînette, et une servante pour l’apprêter. Il faut se disputer à qui sera la cuisinière, à qui découpera le petit morceau de biscuit qui doit figurer un superbe rôti, à qui remplira d’eau de groseille les petits carafons qui doivent jouer le rôle de longues bouteilles vin de Bordeaux. Et la fontaine, qui la remplira d’eau ? qui se chargera d’arranger le dessert, avec les bonbons qui représentent les meilleurs fruits à s’y méprendre ? Voilà de ces plaisirs dont on ne jouit bien qu’avec une compagne, à laquelle on commande surtout.

Comme Henriette imitait bien toutes les inflexions de sa mère en parlant de sa femme de chambre ! comme elle savait exagérer ses airs d’autorité ! car madame de Mézenge, quoique fort bonne au fond, était vive, impatiente ; le chagrin d’avoir perdu son mari, la crainte de ne pas conserver son enfant, la maintenait dans une agitation inquiète, qui aigrissait quelquefois son humeur ; mais son cœur était si excellent, son esprit si juste, son caractère si généreux, qu’on lui pardonnait facilement un excès de vivacité.

Le jeu se prolongea jusqu’au moment où la voix de la portière, qui appelait Phrosine à grands cris, vint l’obliger à répondre. Au tremblement qui la saisit, Henriette vit bien qu’elle avait peur d’être grondée ; et, pour ramener son courage, elle lui donna une vieille poupée, qu’elle ne regardait plus depuis qu’on lui en avait fait présent d’une plus belle ; et Phrosine, munie de ce bienfait, n’eut plus peur d’aller rejoindre sa mère, car elle était sûre que les reproches cesseraient aussitôt qu’elle aurait montré sa poupée : les mères sont toujours si contentes de ce qu’on fait pour leurs enfants !

— Eh mon Dieu ! ne criez pas si fort, madame Glaudin, criait de son côté mademoiselle Brisart ; on ne l’a pas mangée votre enfant. Allons, descends bien vite, ajouta-t-elle en ouvrant la porte à Phrosine, et emporte cela pour ton goûter.

En disant ces mots, mademoiselle Brisart lui donna le gros biscuit qui restait de la dînette, et qu’elle ne se souciait pas de laisser manger à son élève.

À dîner, Henriette ne parla à sa mère que du plaisir qu’elle avait eu à jouer avec Phrosine. — Si tu savais comme elle est bonne ! disait-elle avec des petits gestes suppliants ; comme je serais contente si elle venait jouer tous les matins avec moi !

— Mais tu ne penses pas que sa mère a besoin d’elle ; qu’il faut qu’elle aille à l’école pour apprendre à lire.

— Ah ! mon Dieu ! c’est si ennuyeux d’apprendre à lire ! dit Henriette en soupirant. Quand mademoiselle Brisart prend son vilain A B C D, je me cache toujours.

— Cela est mal, Henriette ; tu mériterais qu’on te laissât jusqu’à quinze ans sans seulement te montrer à connaître les lettres. Tu verrais comment tu serais malheureuse de ne pas pouvoir t’amuser toute seule d’un conte ou d’une histoire véritable ; et puis, si je t’écrivais une lettre, comme tu serais honteuse de prier quelqu’un de te dire ce qu’elle renferme !

— Eh bien ! si tu veux que j’apprenne tout de suite, tu feras monter Phrosine à l’heure de la leçon ; elle épellera avec moi. Tu verras comme je serai sage !

— Bah ! vous jouerez toutes deux au lieu d’étudier.

— Non, vrai ; je te le promets bien, reprit Henriette en passant ses petits bras autour du cou de sa mère. Veux-tu ?… Puis elle la baisait. — N’est-ce pas que tu le veux bien ?… Elle la caressait encore plus. Enfin, madame de Mézenge, émue par cette calinerie si tendre, si gracieuse, accorda à Henriette ce qu’elle désirait.

Dès le lendemain, Phrosine fut admise aux leçons, aux jeux : et même aux repas d’Henriette ; car le médecin, qui recommandait un régime sévère pour elle, exigeait qu’elle ne dînât plus à la table de madame de Mézenge, parce que la diversité des plats, et les friandises qu’on servait d’ordinaire, excitaient un peu trop la gourmandise d’Henriette, et la rendaient malade. La crainte de lui faire du chagrin avait empêché jusqu’alors sa mère de prendre un grand parti, et de se priver de la présence de son enfant pendant le dîner. Mais quand elle vit qu’Henriette pourrait avoir une compagne à ses repas, elle n’hésita plus à suivre l’ordonnance du docteur.

La robe d’indienne déchirée, le tablier de calicot bleu déteint, orné de pièces carrées d’un bleu vif, le madras de Rouen sur la tête, rien de la toilette de la petite portière ne pouvait plus servir à la petite fille de compagnie de mademoiselle Henriette de Mézenge ; et l’on ne peut se figurer la joie de Phrosine, lorsqu’elle vit un jour sa riche bonne amie lui dénouer son tablier, arracher les agrafes de sa pauvre robe, pour lui passer la plus jolie robe de toile anglaise, et la parer d’une pèlerine brodée et d’un gentil bonnet de baptiste, garni d’une ruche de tulle.

Jamais Phrosine ne s’était vue si belle ; et, pour la première fois, elle ne se fit pas répéter de dire bonsoir à Henriette, et de la quitter pour retourner à la loge. Elle jouissait d’avance du plaisir de n’être pas reconnue de sa mère dans son élégant costume.

En effet, elle s’approche doucement de la loge, frappe au carreau entr’ouvert :

— Que demandez-vous, mamzelle ? dit la portière. Et Phrosine part d’un éclat de rire ; et va sauter au cou de sa mère.

— Dieu me pardonne, c’est Phrosine, s’écrie la bonne femme en ouvrant de grands yeux et en retournant sa fille de tous les côtés pour mieux admirer sa parure, ou plutôt son déguisement : car elle avait maintenant l’air, la robe et la tournure d’une grande dame.

C’était l’heure de la soirée où viennent les visites ; avec quel plaisir madame Glaudin montrait sa fille, ainsi vêtue, aux cochers qui venaient se réchauffer un moment au poêle de la loge ! qu’elle était fière en leur disant : « C’est madame de Mézenge qui l’habille comme cela, parce que, voyez-vous, elle joue toute la journée avec sa petite ! Ah, mon Dieu ! elle traite Phrosine ni plus ni moins que sa fille. Si vous voyiez cela, c’est les mêmes leçons, les mêmes joujoux, les mêmes morceaux à table. Est-ce qu’elle ne doit pas encore l’emmener dimanche à Franconi, avec sa petite ! Vraiment, on peut dire que Phrosine est bien heureuse que le ciel nous ait envoyé au premier une locataire comme celle-là !

Le père Glaudin, moins ébloui que sa femme sur les avantages d’être élevée en demoiselle du beau monde, lorsqu’on était destinée, par sa naissance et sa pauvreté, à épouser un ouvrier ou un domestique, faisait de sages représentations à sa femme. — Quand tu l’auras laissée s’habituer à toutes ces belles et bonnes choses, disait-il, crois-tu qu’elle se contentera de notre hareng à dîner, et qu’elle t’aidera de bon cœur à raccommoder nos hardes ?

— Sois tranquille, répliquait madame Glaudin. Phrosine aimera toujours ses parents : elle a un petit cœur trop gentil pour jamais nous abandonner. Va, laissons-la jouir de la vie, pendant qu’elle est enfant : elle connaîtra assez tôt la peine ; c’est toujours autant dépassé. Et puis, qu’est-ce qui sait ? madame de Mézenge est généreuse ; quand elle l’aura gardée long-temps pour amuser sa petite, elle pensera peut-être à lui faire un sort. Ce n’est pas la première fois que la fille d’une portière sera devenue une riche bourgeoise.

Ainsi l’amour-propre maternel aveuglait la meilleure des femmes.

Deux ans se passèrent ainsi ; et chaque jour Phrosine devenait plus indispensable à la petite Henriette.

Un matin qu’elles s’amusaient toutes deux, sur la terrasse de madame de Mézenge, à arroser une quantité de pots de fleurs qui venaient d’arriver du marché, Henriette fut prise d’un frisson violent. Phrosine, la voyant grelotter ainsi en plein soleil dans le moment le plus chaud de la journée, devina qu’elle était malade, et fut chercher sa bonne.

On mit aussitôt Henriette dans son lit, car elle avait la fièvre ; et dès le lendemain la rougeole se déclara. Que d’inquiétudes pour sa mère !

Elle s’établit auprès du lit de sa fille, ne la quitte pas d’un instant. Elle exige que le médecin vienne la voir trois fois par jour, et tous deux joignent leur autorité pour obtenir d’Henriette de prendre les potions qu’on lui ordonne ; mais Henriette, accoutumée à être servie dans ses jeux par sa petite compagne, ne veut boire que les tisanes qu’elle lui présente. On a beau lui répéter qu’elle est trop malade pour jouer avec Phrosine, elle la demande en pleurant ; elle dit qu’elle n’obéira à rien de ce que le médecin ordonne, si Phrosine n’est pas là ; et madame de Mézenge fait prier la portière de lui confier sa fille. C’était beaucoup demander : car la rougeole est une maladie qui se communique facilement. Mais pouvait-on rien refuser à une personne si généreuse ?

Phrosine accourut pour essayer de distraire Henriette de l’ennui d’être malade. Elle lui lisait les contes du Magasin des Enfants, de cette naïve et spirituelle madame Bonne, dont les histoires si ingénieuses seront encore longtemps un modèle pour les amuseurs d’enfants.

Henriette se rétablit avec peine, car les suites de la rougeole sont quelquefois plus douloureuses que la maladie même. Tout le temps que dura sa convalescence, Phrosine ne la quitta que pour aller se coucher près de sa mère, dans la soupente de la loge enfumée.

Mais au bout d’un mois, époque à laquelle on ressent le plus communément l’effet de la contagion de cette maladie Henriette attendit vainement toute la matinée sa petite compagne.

— Pourquoi donc ne vient-elle pas ? disait Henriette à sa gouvernante ; je vous en prie, ma bonne allez la chercher.

— Prenez patience mon enfant, vous la reverrez bientôt ; mais pour aujourd’hui cela n’est pas possible.

— Comment, je ne la verrai pas d’aujourd’hui ! reprit Henriette, prête à pleurer ; oh, mon Dieu ! qu’a-t-elle donc ?

— Rien, mon enfant. Ne vous inquiétez pas : elle n’en mourra pas plus que vous n’en êtes morte.

— Elle a aussi la rougeole ! s’écrie Henriette en courant vers la porte ; je veux l’aller voir tout de suite.

— Y pensez-vous, ma chère ? vous, aller dans cette loge, qui est très humide, et où tous les domestiques de la maison et du quartier viennent bavarder tant que le jour dure ? Cela n’est pas convenable.

Cela m’est égal, disait en la bonne Henriette ; je veux voir Phrosine ; je suis sûre qu’elle me demande aussi ; laissez-moi descendre.

— Eh bien, mademoiselle, puisque vous ne voulez pas me croire et que vous faites la méchante, je vais vous conduire chez madame, et vous apprendrez d’elle l’ordre que j’ai reçu de vous empêcher d’aller attraper la fièvre auprès de la petite portière.

En disant ces mots, mademoiselle Brisart conduit Henriette dans la chambre de sa mère ; et madame de Mézenge dit à sa fille que le docteur a formellement défendu qu’elle approchât de Phrosine, parce qu’il se joignait à sa rougeole quelques symptômes de coqueluche : et plusieurs autres raisons qui n’étaient probablement que de vains prétextes, mais contre lesquels la petite Henriette ne pouvait rien ; car, si sa mère était d’une grande faiblesse pour les caprices de son enfant, elle retrouvait toute sa force de volonté quand il s’agissait de la santé d’Henriette.

Pendant que cette scène se passait au premier, on souffrait, on pleurait aussi dans la loge. La pauvre Phrosine, enfermée dans sa triste soupente, où le jour pénétrait à peine, écoutait à travers le bruit de sa respiration étouffée tous les mouvements qui se faisaient dans la loge, espérant toujours entendre la petite voix d’Henriette demander de ses nouvelles. Mais cette douce voix ne vint pas l’aider à souffrir ; seulement, de temps en temps un domestique, qui n’osait même pas entrer dans la loge, criait du milieu de la cour :

— Eh bien, la mère Glaudin, comment va votre petite ?

— Ah, mon Dieu ! répondait la mère en soupirant, le médecin dit qu’il n’y a pas de danger, et que si elle est raisonnable elle s’en tirera comme tant d’autres ; mais le malheur est qu’elle pleure toujours, monsieur Lapierre, qu’elle se désole de ne pouvoir aller voir sa petite Henriette, et qu’elle se fait monter tout son sang à la tête, que la fièvre l’étouffe, et que ça fait pitié.

Et la bonne mère, ses yeux obscurcis par les larmes, ne s’apercevait pas que Lapierre était remonté dès les premiers mots qu’elle avait dits, et qu’elle parlait seule depuis long-temps. N’importe, elle s’empresse de revenir près de sa fille, et de lui tourner la commission de Lapierre, si peu touchante qu’elle fût, en preuve d’intérêt le plus vif, car il lui faut inventer des consolations pour sa chère malade.

— Vrai, ma mère, Henriette a fait demander à venir me voir, et c’est ce vilain médecin qui ne le veut pas ? disait Phrosine d’une voix faible.

— Je te l’assure, mon enfant, c’est pour ton bien que le médecin défend que tu voies ta petite Henriette ; il ne faut pas que tu parles, que tu mettes comme cela tes bras hors du lit. Allons, sois bien sage pour guérir : car tu sais bien, nous autres, nous n’avons pas le temps d’être malades ; il faut travailler, sinon plus de pain à la maison.

À ces réflexions si justes Phrosine ne répondait rien ; mais son pauvre cœur se gonflait en pensant qu’elle avait été si heureuse de soigner, d’amuser Henriette pendant sa maladie, et qu’elle ne serait ni soignée ni même visitée par elle.

Il résulta de ce chagrin une sorte de langueur, de découragement de la vie qui mit Phrosine dans un véritable danger. Le médecin en conçut une vive inquiétude, et en fit part à madame de Mézenge.

— Ah, mon Dieu, s’écria-t-elle, si cet enfant meurt ici, que ferai-je d’Henriette ? elle retombera malade, son imagination se frappera, elle verra la mort partout. Docteur, conseillez-moi ; il faut que je l’emmène n’est-ce pas ? Oui ; je devais aller prendre les eaux de Bagnères dans deux mois, je partirai ce soir même. N’est-ce pas que la prudence le veut ?

Et le médecin, qui n’aimait point à contrarier les mères, approuva ce projet.

En moins de deux heures tout fut préparé pour le départ d’Henriette et de sa mère.

— Maman maman, s’écria Phrosine le visage en feu et la voix convulsive, entends-tu ce bruit, ces fouets de postillons ? C’est une voiture qui sort de la cour… on emmène Henriette… j’ai reconnu sa voix… elle a dit : Adieu…, Phrosine ; je l’ai entendue, et j’en suis sûre… Je veux courir après elle… laissez-moi… laissez-moi… Oui, Henriette, j’y vais… Ah ! laissez-moi l’embrasser… je veux…

Et en parlant ainsi, Phrosine avait déjà les pieds à terre, et elle faisait tous ses efforts pour se dégager des bras de sa mère ; mais elle retomba bientôt sur son lit, épuisée par la souffrance.

Cette crise, où l’on crut qu’elle était en délire, eut cependant un effet salutaire : elle amena une faiblesse qui fut suivie de quelques heures de sommeil ; et, grâce à son âge et aux bons soins de sa mère, elle fut bientôt en état de se lever. Dès qu’elle put faire quelques pas dans la cour, on devine bien qu’elle s’efforça de monter jusqu’au premier. La porte de madame de Mézenge était toute grande ouverte. Elle entre : l’antichambre était démeublé, le salon désert. Elle aperçoit dans la chambre à coucher des personnes auxquelles un ancien domestique de la maison montrait l’appartement ; elle lui entend dire qu’il est à louer pour le moment même, car madame de Mézenge, qui est à deux cents lieues de Paris n’y reviendra que l’hiver prochain, et elle habitera le faubourg Saint-Germain.

Phrosine écoute tout cela, assise sur la petite chaise d’Henriette : car la pauvre convalescente tremble si fort qu’elle ne peut se soutenir. Elle regarde en pleurant cette chambre où elle a joué avec tant de plaisir ; ces beaux meubles, ces glaces, ces dorures, tout ce luxe auquel ses yeux étaient si doucement accoutumés ; elle pense que sa petite amie ne reviendra plus dans cet appartement, qu’elle ne la reverra plus. Et des sanglots s’échappent de sa poitrine. Son père la surprend dans cet accès de désespoir. Il la prend dans ses bras, la porte à sa mère, et dit : Je l’avais bien prévu que cette belle amitié ferait le malheur de sa vie.

Hélas ! ce bon père avait raison : Phrosine ne put s’empêcher de comparer sans cesse la vie qu’elle menait autrefois chez madame de Mézenge, et celle qu’il lui fallait subir dans la loge de son père, n’ayant pour compagnes que les petites portières des maisons voisines, et pour tout plaisir que celui de voir les passants le soir, assise près de la porte cochère. Henriette lui avait bien laissé en partant une bourse pleine d’or, qu’elle avait donnée à sa mère ; mais cet or ne pouvait pas lui rendre sa petite amie, celle pour qui elle avait pensé mourir.

Ah ! si vous saviez, chers enfants, combien ces deux années d’intimité avec une petite fille d’une classe au-dessus de la sienne ont jeté de trouble et de regrets dans la vie de Phrosine, vous éviteriez de causer ou d’éprouver jamais de tels chagrins. Rappelez-vous son sort quand vous aurez à choisir une amie ou un camarade, et ne vous faites point aimer de lui dans votre enfance, si vous devez l’abandonner quand vous serez grands.