Saint-Yves : Aventures d’un prisonnier français en Angleterre
Traduction par Th. de Wyzewa.
Hachette (p. 311-321).


IX

L’expérience de Byfield.


Durant les premiers instants, Byfield fut entièrement absorbé par la manœuvre du ballon : et, quant à moi, je n’avais d’autre préoccupation que de reprendre mon souffle. Encore y travaillais-je sans grand succès, lorsque, soudain, j’entendis derrière moi une voix qui parlait, et cette voix n’était pas celle de l’aéronaute !

« Je vous prends à témoin, monsieur Byfield… »

Que le lecteur m’excuse, en songeant à l’état où je me trouvais ! Pendant six jours, j’avais été littéralement ballotté de danger en danger ; pour la première fois je croyais avoir obtenu un peu de répit et voici que, jusque dans ce ballon !… Le fait est que je me mis à trembler, comme une aiguille dans une boussole.

Sur le plancher de la nacelle, à mes pieds, émergeant péniblement d’un tas de plaids et de manteaux, apparut d’abord une main qui brandissait un chapeau de castor tout mouillé, puis un visage à lunettes où se lisaient à la fois une grande douceur naturelle et une vive indignation subite, — et enfin la figure entière d’un petit homme habillé de noir. Le petit homme se dressa sur les genoux, les mains appuyées au plancher, et contempla l’aéronaute, par-dessus ses lunettes, avec un monde de reproches dans ses bons gros yeux.

« Je vous prends à témoin, monsieur Byfield !.. »

Dès le premier coup d’œil sur ce compagnon, imprévu, je m’étais senti pleinement rassuré. Mais, au contraire, Byfield parut trouver dans cette apparition un nouveau sujet d’inquiétude.

« Mon cher monsieur, bredouilla-t-il, un malentendu… pas de ma faute… Je vais vous expliquer ! »

Puis, sous une inspiration soudaine :

« Permettez-moi de vous présenter l’un à l’autre ? Monsieur Ducie, Monsieur…

— Je m’appelle Sheepshanks ! dit le petit homme, aigrement. Mais je suis très étonné… »

Byfield le prit à part, après l’avoir aidé à se relever, et je crus plus discret d’aller me pencher sur le rebord de la nacelle. Nous nous trouvions à une hauteur de six cents pieds, à ce que m’affirma Byfield, quelques instants après, en consultant son baromètre. L’aéronaute ajouta que la rapidité de cette montée n’avait rien d’étonnant, mais que ce qui était extraordinaire, c’était que le ballon eût pu s’élever, malgré la façon dont « toute la population d’Édimbourg s’était cramponnée aux câbles pour l’empêcher de monter ». Il m’expliqua qu’il avait jeté près de la moitié de sa provision de lest et je me plus à imaginer que mon cousin avait eu sa bonne part de ce sable sur la tête. L’idée de me trouver à six cents pieds de terre m’amusait énormément. Et la vue que j’avais était ravissante.

Montant presque en ligne droite, le Lunardi avait franchi les brouillards du matin, et, à présent, nageait doucement dans un ciel d’un bleu admirable. Au-dessous de nous, par une étrange illusion d’optique, la terre était devenue concave, pareille à une grande jatte dont les horizons formaient le rebord. Et, par endroits, j’apercevais à travers la brume blanche quelques champs labourés, des collines tachées de buissons, des bateaux sur le Forth, et la ville, pareille à une ruche qu’un enfant aurait enfumée.

Je craignis d’abord que la montée du ballon ne me donnât le vertige mais, à mon infini soulagement, le Lunardi flottait d’un vol si doux et si régulier que je ne m’apercevais pour ainsi dire pas de son mouvement. J’avais la tête parfaitement libre, je me sentais reposé et joyeux comme un collégien en vacances.

« Mais, vous savez, c’était Byfield qui parlait, debout derrière moi, je suis un personnage public, et ceci me met dans une position diablement gênante !

— J’en conviens volontiers ! répondis-je. Vous avez déclaré que vous partiriez seul ; et voici que, sans compter ce que peuvent encore cacher vos couvertures, nous sommes déjà trois !

— Eh ! monsieur, que puis-je à cela ? Si, au dernier moment, il plaît à un fou de faire irruption…

— Même en ce cas, il vous reste encore à expliquer M. Sheepshanks » observai-je.

Byfield commençait à m’agacer. Je me tournai vers le petit homme.

« Peut-être, dis-je, M. Sheepshanks consentira-t-il à nous expliquer lui-même…

— J’ai payé d’avance commença M. Sheepshanks, ravi de pouvoir saisir cette occasion de parler. Voyez-vous, monsieur, je suis un homme marié ! Et, voyez-vous, Mme Sheepshanks, qui est d’ailleurs une personne des plus remarquables, manque de sympathie pour l’aérostation. Elle est une Guthrie de Dumfries !

— Cela explique tout ! ne pus-je m’empêcher de répondre, avec une véritable gaieté d’enfant.

— Pour moi, au contraire, monsieur, l’aérostation a toujours été mon étude préférée : je pourrais même dire, monsieur, qu’elle a été la passion de ma vie ! — Et ses bons yeux brillaient, derrière les lunettes. — Je me rappelle parfaitement le grand Lunardi, monsieur ! J’ai assisté à une ascension qu’il a faite, au mois d’octobre 1785, dans les Heriot’s Gardens. Il a atterri à Cupar, monsieur, où la Société des Gentlemen Tireurs lui a lu un discours. Un homme de votre taille, monsieur, mais avec un visage plus allongé ! Il portait un chapeau d’une forme particulière, qui fut même à la mode, ensuite, pendant quelque temps. Il a mis sa montre en gage chez mon père, monsieur, car mon père était prêteur sur gages, comme je le suis moi-même. Malheureusement il a repris sa montre, sans quoi j’aurais eu grand plaisir à vous la faire voir… Je vous disais donc que la théorie des ballons m’a toujours passionné. Mais, par déférence pour Mme Sheepshanks, je me suis abstenu de la pratique, jusqu’à ce jour. Pour vous dire la vérité, monsieur, ma femme me croit en voyage d’affaires dans le comté de Perth ! J’ai payé à M. Byfield cinq livres, d’avance. J’ai son reçu. Et les conditions ont été que je me cacherais au fond de la nacelle, et que je ferais l’ascension seul avec lui.

— Dois-je conclure de là, monsieur, que ma compagnie vous offense ? » demandai-je.

Le petit homme repoussa énergiquement cette supposition.

« Oh ! monsieur, pas du tout, pas du tout ! Mais le hasard aurait pu m’amener un compagnon moins agréable ! — je m’inclinai. — Et puis, reprit-il, un marché est toujours un marché !

— C’est juste ! dis-je. Byfield, rendez à M. Sheepshanks ses cinq livres !

— Ah ! par exemple ! s’écria l’aéronaute. Et qui êtes-vous donc, pour me donner des ordres ?

— Ai-je besoin de vous redire mon nom ?

— Votre nom ? peu m’importe de savoir si vous êtes le roi Georges ou Napoléon Buonaparte, ou ce que vous voudrez ! Mais je vous ai entendu, appeler d’un nom, tout à l’heure, sur lequel j’ai besoin de me renseigner ! »

Je vis que Byfield levait la main vers un cordon suspendu au-dessus de ma tête.

« Que voulez-vous faire ?

— Descendre !

— Comment ? Revenir dans l’enclos ?

— Cela n’est guère possible, attendu que nous avons rencontré un courant du nord, et que nous voyageons à une vitesse de trente milles à l’heure. Mais la police du royaume existe aussi dans le sud, si je ne me trompe !

— Et pourquoi descendre ?

— Parce qu’il me revient en mémoire que quelqu’un, dans la foule, vous a appelé d’un nom qui n’était pas Ducie ; et que, si votre nom est celui que j’ai entendu, je me considère comme tenu de me séparer de vous le plus vite possible ! »

Le gaillard commençait à devenir vraiment inquiétant. Je me baissai, sous prétexte de ramasser un plaid, car l’air s’était encore refroidi, et je murmurai tout bas :

« Monsieur Byfield, s’il vous plaît, un mot en particulier !

— Soit ! » fit-il, en lâchant le cordon.

Nous allâmes nous appuyer à l’arrière de la nacelle.

« Si je ne me trompe pas, dis-je, le nom que vous avez entendu était Champdivers ? »

Il acquiesça d’un signe de tête.

« L’homme qui m’a appelé de ce nom, repris-je, était mon propre cousin, le vicomte de Saint-Yves. Je vous en donne ma parole d’honneur. Et, quant à moi, je vous avoue en toute franchise que je suis bien Champdivers !

— L’assass…

— Non, certes ! J’ai tué un homme en duel !

— Ah ! fit-il d’un accent d’incrédulité. Voilà ce qui vous reste à prouver !

— Mais enfin, mon ami, vous ne vous attendez pas à ce que je vous le prouve ici, à l’aide de ces instruments d’aérostation ?

— Il ne s’agit pas d’ici ! répliqua-t-il. »

Et il fit mine de vouloir s’éloigner.

« Alors, vous désirez que je vous le prouve là-bas ? Là-bas, je vais vous dire ce que je pourrai prouver ! Je pourrai prouver, monsieur, que je me suis trouve en votre compagnie, tout récemment, et que j’ai même soupé avec vous pas plus tard qu’avant-hier. Vous pourrez soutenir, de votre côté, que nous ne sommes réunis ici que par accident, et que mon invasion sur votre machine a été pour vous une surprise. Oui, vous pourrez soutenir cela ! mais songez à ce qu’un jury intelligent pensera d’une telle explication ! »

Byfield était visiblement ébranlé.

« Joignez à cela, repris-je, que vous aurez à expliquer Sheepshanks ; à confesser que vous vous êtes moqué du public en annonçant que vous partiriez seul, tandis que vous aviez un compagnon caché dans votre nacelle ! »

Je m’arrêtai, soufflai, et poursuivis :

« Écoutez-moi bien, monsieur Byfield ! Tirez ce cordon, et ce sera un aéronaute tristement discrédité qui redescendra sur la terre ! Hé ! monsieur, de toute façon vous n’avez plus rien à faire à Édimbourg ! Le public y est fatigué de vos ascensions : la prochaine fois, vous n’aurez pas un chat pour vous voir partir ! Réfléchissez ! Tout à l’heure, je vous ai offert deux cents guinées pour être admis dans votre ballon. À présent je double la somme, à la condition que je devienne le maître du ballon pendant la traversée, et que vous le manœuvriez comme je le voudrai ! Voici la somme ! Et voici encore cinq livres, que vous aurez à restituer à M. Sheepshanks ! »

Le visage de Byfield, après s’être un moment rasséréné, s’était assombri de nouveau. J’avais froissé sa vanité, et le pauvre homme souffrait cruellement.

« Donnez-moi le temps de réfléchir ! » balbutia-t-il.

J’y consentis volontiers, et pour le mettre à l’aise, je me tournai vers M. Sheepshanks qui, assis dans un coin, s’occupait à déboucler un sac de voyage.

« Ceci est du whisky ! me dit le petit homme en tapant sur le sac. Trois bouteilles, monsieur ! Ma femme m’a dit : « Mais enfin, Alexandre, vous trouverez sûrement du whisky partout où vous irez ! — Peut-être bien en trouverai-je, ma chérie, mais je n’ai pas confiance dans la qualité de ces whiskys d’auberge ! »

Et il se mit à rire de si bon cœur que je ris avec lui. Le laissant à son opération, je ramassai, sur le tas, le manteau le plus épais, dans la poche duquel j’eus un extrême plaisir à trouver une paire de gants fourrés. Et je m’appuyai sur le rebord de la nacelle, pour jouir du spectacle, non sans lancer quelques coups d’œil du côté de l’aéronaute, qui se tenait debout, mordillant ses ongles, à l’extrémité opposée de la nacelle.

Le brouillard s’était dissipé, et le sud de l’Écosse s’étendait au-dessous de nous, d’une mer à l’autre, comme une immense carte géographique, d’une seule teinte. Ou plutôt je reconnaissais déjà l’Angleterre, avec les collines du Cumberland, semblables à de petites mottes de terre, à l’horizon : et tout le reste plat comme une soucoupe. Des fils blancs, des routes, reliaient les villes entre elles ; et celles-ci, en quelque façon, s’étaient recroquevillées sur elles-mêmes, contractant leurs faubourgs comme un limaçon ses cornes.

Tout à coup Byfield me frappa sur l’épaule :

« Monsieur Ducie, j’ai réfléchi à votre proposition et je l’accepte. C’est une situation bien fâcheuse.

— Pour un personnage public ! insinuai-je aimablement.

— Non, monsieur ! Je vous en prie, n’insistez pas ! Vos paroles m’ont déjà fait suffisamment souffrir, d’autant plus que je suis bien forcé d’y reconnaître une part de vérité ! Un aéronaute, monsieur, a son ambition. Comment ne l’aurait-il pas ? À ses propres yeux, il est quelque chose de plus qu’un simple bateleur, quoi que vous puissiez croire, et le public avec vous ! »

Le malheureux était profondément ému : je lui tendis la main.

« Monsieur Byfield, dis-je, je vous ai parlé brutalement ! Permettez-moi de retirer mes paroles ! »

Il secoua tristement la tête.

« Elles étaient vraies, monsieur ! du moins en partie !

— Allons, allons, mon cher ami, n’en croyez rien ! Tenez, voici l’argent ! Et, maintenant que vous l’avez reçu, je vous donne, en outre, ma parole d’honneur la plus sacrée que ce n’est pas un criminel que vous êtes en train de sauver !… Combien de temps pensez-vous que le Lunardi puisse se maintenir dans les airs ?

— Je n’ai jamais essayé de l’y maintenir jusqu’au bout de sa force ; mais, si mes calculs sont justes, il peut flotter une vingtaine d’heures, mettons vingt-quatre au maximum !

— Eh bien ! nous allons en faire l’expérience ! Le courant, à ce que je vois, est toujours du nord-est ? Et notre hauteur ? »

Il consulta le baromètre.

« Un peu plus d’un mille ! »

Nous fûmes interrompus dans nos évaluations par la voix de Sheepshanks qui nous invitait à dîner avec lui. Aussitôt Byfield prit dans un coffre, un pâté de porc et une bouteille de sherry. Pour moi, soit par l’effet d’une dépression morale ou simplement du froid, je n’éprouvais pas d’autre désir que celui de dormir. Je me contraignis cependant à avaler quelques bouchées du pâté, je bus un demi-verre du whisky de Sheepshanks, et je m’étendis sous une pile de plaids. Byfield, plein de sollicitude, m’aida à m’installer. Et peut-être s’imagina-t-il lire, dans mes remerciements, une nuance de soupçon — qui, d’ailleurs, ne s’y trouvait point — car il crut devoir ajouter : « Vous pouvez avoir toute confiance en moi, monsieur Ducie ! » Je savais que je le pouvais ; et je commençais même à éprouver pour ce pauvre homme une vraie sympathie.

Je passai ainsi l’après-midi entière à dormir, avec toute sorte de rêves où mon cousin, Flora, et le petit Sheepshanks se mêlaient de la façon la plus fantastique. Tout à coup je fus réveillé par un bourdonnement dans les oreilles ; et je constatai que la tête me faisait mal, comme si mes tempes étaient percées de part en part. Je me secouai cependant du mieux que je pus et parvins à me redresser ; et le clair de lune, un clair de lune d’une transparence, d’une douceur, d’un éclat véritablement célestes, découvrit à mes yeux un spectacle beaucoup moins poétique.

Près de moi, ivre-mort, gisait l’aéronaute, pareil à une marionnette tout à coup renversée, avec les jambes et les bras en l’air. De l’autre côté, la tête appuyée au rebord de la nacelle, Sheepshanks était assis, les yeux levés au ciel, la bouche ouverte, également ivre. Le whisky du prêteur sur gages avait produit son effet. Et, pour comble d’horreur, le Lunardi était transformé en glaçon ; tous ses cordages étaient recouverts d’une couche argentée. L’air était si froid que mes dents claquaient.

Heureusement je me rappelai le cordon que Byfield avait fait mine de vouloir tirer, pour faire descendre le ballon. Avant tout autre chose, je le saisis, le tirai, ouvris une soupape, et constatai, à mon extrême satisfaction, que le ballon redescendait rapidement : car je me trouvai bientôt plongé dans un nuage de brouillard. C’était ce nuage, sans doute, que nous avions traversé pendant mon sommeil, et dont l’humidité, déposée sur les cordages du ballon, s’était ensuite changée en des fourreaux de glace.

Et peu à peu, toujours sans remonter, le ballon sortit du brouillard, de telle sorte que je pus voir, à la lumière de la lune, le creux immense que formait la terre, sous nos pieds. De petits yeux de flamme, çà et là, semblaient s’ouvrir et se refermer sur nous ; des cheminées lançaient des jets soudains de fumée, parsemés d’étincelles. Je consultai la boussole : le courant nous conduisait au sud-ouest. Mais où pouvions-nous être ? Sheepshanks, à qui je le demandai, ne me répondit que par un sourire béat. Byfield ronflait de plus en plus fort.

Je tirai ma montre, que j’avais oublié de remonter. Les aiguilles s’étaient arrêtées à quatre heures et demie. J’en conclus que l’aube allait poindre bientôt. Nous flottions depuis dix-huit ou vingt heures ; et Byfield m’avait dit que notre vitesse était de trente milles à l’heure. Nous devions avoir franchi près de cinq cents milles.

Soudain, je découvris au-dessous de moi une longue raie d’argent, comme un ruban tiré à travers la nuit ; c’était la mer ! Et, en effet, je ne tardai pas à entendre le bruit sourd des vagues.

Je revins vers Byfield, et recommençai à le secouer de toutes mes forces.

« Quoi ? s’écria-t-il enfin, en se redressant.

— Voici, je crois, la mer de la Manche !

— On dit « le Canal ! » répliqua-t-il d’un accent péremptoire.

— Hé ! m’écriai-je, appelez-la comme vous voudrez, mais hâtez-vous de vous lever, pour diriger le ballon ! »

Péniblement, Byfield se remit sur pied, se cramponna à une corde pour ne pas tomber, et s’efforça d’explorer les ténèbres. Puis il se retourna vers moi.

« Cela me fait l’effet d’être plutôt le Canal de Bristol, dit-il, et le ballon descend. Nous allons nous heurter aux falaises de la côte ! Vite, jetez un peu de lest, s’il y en a encore ! »

Je découvris quelques sacs de sable, et les vidai par-dessus bord. La côte, en effet, était toute proche : mais le Lunardi put se relever à temps pour passer à quelques centaines de pieds au-dessus des rochers.

De nouveau nous flottâmes dans la direction du sud. Autour de nous et au-dessous de nous, la nuit s’étendait encore, comme un immense sac noir ; mais, sur la droite, au-dessus de nous, le jour apparaissait. Lentement, il se répandit et descendit jusqu’à nous, descendit plus bas, jusqu’à une lointaine rangée de collines, et là, au contact du soleil levant, s’illumina tout à coup de longs rayons de pourpre.

Nous avions à nos pieds une terre inconnue, toute couverte de forêts. Entre les arbres brillait faiblement l’eau d’une rivière.

« Impossible de descendre ici dit Byfield, qui se préparait déjà à ouvrir la soupape. Il faut que nous nous éloignions de ces bois ! »

Bientôt la rivière s’élargit brusquement en un grand estuaire, peuplé de bateaux à l’ancre. De hautes collines le flanquaient des deux côtés, et dans le creux de l’une d’elles, la dernière à l’ouest, la masse grise d’une ville nous apparut.

Le vent nous poussait vers la ville, le long de la rivière, à cent pieds à peine au-dessus de l’eau. Sur les ponts des bateaux, des visages effarés nous considéraient. De l’un de ces bateaux, on décrocha une barque pour nous poursuivre ; mais nous étions déjà loin lorsque la barque fut lancée à l’eau.

« Il n’y a pas à dire ! s’écria Byfield. Nous devons descendre ici, ou bien nous allons tomber à la mer ! »

Et il ouvrit la soupape. Dès l’instant suivant, un grand choc se produisit, qui me renversa sur le plancher. Et, au même instant, j’entendis Byfield pousser un formidable juron. Me relevant au plus vite, je découvris que nous avions atterri sur un petit toit, dominant une cour, semée de gravier ; et, au milieu de cette cour, paralysés de stupeur, nous regardaient une vingtaine de soldats anglais que nous venions d’interrompre dans un exercice.

« Monsieur Byfield, m’écriai-je, mieux vaut infiniment que nous tombions dans la mer ! En ma qualité de maître de ce ballon, je vous ordonne de repartir et de nous faire descendre dans les environs du brig que j’aperçois là-bas ! je vois qu’il nous observe, et se prépare déjà à lancer une chaloupe ! »

Le digne Byfield ne refusa pas de m’obéir. Le Lunardi se releva de nouveau, puis, s’abattant de la falaise comme une mouette, il descendit dans l’eau, à une longueur de câble sur la gauche du brig.

Déjà l’eau envahissait la nacelle, que les vagues ballottaient effroyablement. Incapables de rien voir, nous étions accroupis sur le plancher, lorsque nous entendîmes un cri derrière nous, puis un bruit de rames, et une main m’empoigna par le cou. Ainsi, l’un après l’autre, nous fûmes repêchés, et ainsi s’acheva ce que M. Sheepshanks définit « un épisode sans précédent dans les annales de l’aérostation ».