Saint-Yves : Aventures d’un prisonnier français en Angleterre
Traduction par Th. de Wyzewa.
Hachette (p. 322-338).


X

Le capitaine Colenso.


« Mais qu’allons-nous faire du ballon, monsieur ? » me demanda le pilote de la chaloupe.

Si le Lunardi m’avait appartenu réellement, j’aurais prié ces braves gens de le laisser se noyer en paix, tant j’étais las de mes rapports avec lui. Mais Byfield, qui tenait à sa propriété, dit aux rameurs de couper les cordes qui attachaient le corps du ballon à la nacelle : car celle-ci avait fini par être entièrement submergée, et il n’y avait plus à penser à la remonter. On fit donc comme il disait : aussitôt le Lunardi, tout à fait dégonflé maintenant, devint aisément maniable ; et l’équipage, après l’avoir attaché sur le côté de la chaloupe, fit force de rames pour nous conduire à bord.

Mes dents claquaient. Ces opérations de sauvetage avaient pris du temps et le temps me parut bien long, aussi, qu’il nous fallut mettre pour rejoindre le brig, qui se tenait là tout frémissant, les voiles ouvertes, prêt au départ.

Je regardai les rameurs. Deux d’entre eux étaient assis à l’arrière, tout près de moi, et je fus très surpris de voir à quel point ils se ressemblaient l’un à l’autre ; d’une ressemblance peut-être plus frappante encore que celle que la communauté de vie avait créée entre mes deux amis de naguère, Sim et Candlish. Tous deux paraissaient avoir une quarantaine d’années trapus, grisonnants, avec ces poches sous les yeux que donne l’habitude des voyages en mer. Et bientôt je découvris que les trois rameurs de l’avant, qui n’étaient cependant que de tout jeunes garçons, avaient, eux aussi, les mêmes traits et la même figure que les deux aînés : je retrouvais chez eux les épaules carrées, le long visage grave, le teint hâlé, l’œil méditatif.

J’étais en train de réfléchir à cette ressemblance, lorsque la chaloupe nous amena devant l’échelle du brig. Au haut de cette échelle, je vis une main qui m’était tendue, et je me trouvai cérémonieusement accueilli à bord par un homme de haute taille, en jaquette bleue et en culotte à l’ancienne mode ; un homme déjà fort âgé, et visiblement fatigué par la vie, mais qui n’en gardait pas moins un air de dignité le plus imposant du monde. C’était évidemment le maître du bateau, et, à en juger par la ressemblance de ses traits avec ceux de nos rameurs, le patriarche de la nombreuse famille qui naviguait sous ses ordres. Il ôta son bonnet pour nous saluer, et s’adressa à nous avec une politesse parfaite, mais aussi avec un accent de lassitude que je devais retrouver, plus tard, dans toutes ses paroles.

« Voilà une fâcheuse aventure, messieurs ! »

Nous le remerciâmes bien chaleureusement.

« Oh ! dit-il avec son air détaché, je suis trop heureux d’avoir pu vous être utile ! Le côtre de là-bas aurait mis au moins vingt minutes pour vous repêcher ! Je viens de lui signaler votre arrivée ici. Il va venir vous chercher pour vous ramener à Falmouth : ce dont vous ne serez pas fâchés, j’imagine, vu l’état où vous êtes !

— En effet, monsieur, dis-je, mes amis seront enchantés de pouvoir se sécher un peu sur la terre ferme. Quant à moi, je n’ai pas l’intention de retourner à terre ! »

Le vieillard releva la tête, et me dévisagea. Mes paroles l’avaient stupéfait, mais il était trop poli pour le laisser paraître. Il y avait dans ses yeux gris une honnêteté enfantine ; et j’y vis en même temps, une sorte de distraction résignée, comme si ces yeux avaient perdu la force de s’intéresser désormais sérieusement à rien.

« Je crains, monsieur, de ne pas vous avoir bien entendu !

— Sera-t-il trop indiscret, répondis-je, de vous demander ce qu’est votre vaisseau ?

— C’était jusqu’à présent un bateau de poste, monsieur, relevant de la flotte anglaise. Mais le vieux pennon est abattu, comme vous pouvez le voir ! À présent, le vaisseau part sous commission privée.

— Eh bien ! dis-je, l’expédition me tente ! Capitaine…

— Colenso.

— Capitaine Colenso, acceptez-moi pour passager à votre bord : je ne dis pas pour compagnon d’armes, étant d’une incompétence absolue en fait de guerre navale. Mais je veux payer largement… »

Là-dessus, une inquiétude affreuse me vint. Je tirai, de ma poche le sac de Flora, et bénis le ciel en découvrant que la chère créature avait eu la précaution de doubler ce sac en toile imperméable.

« Capitaine, dis-je, permettez-moi de dire deux mots en particulier à mon ami, ici présent ! »

Je pris Byfield à part, et lui demandai :

« Eh bien ! mon pauvre ami ! Et les banknotes ? Est-ce que l’eau salée… ?

— Voyez-vous, me répondit-il, je suis sujet depuis quelque temps à des aigreurs d’estomac, de telle sorte que je ne fais jamais une ascension sans emporter avec moi une bouteille de sels d’Epsom, hermétiquement bouchée !

— Et vous avez jeté les sels, et introduit les billets à la place ? Tous mes compliments, mon cher Byfield ? »

Puis, revenant vers le capitaine Colenso :

« Je vous en prie, monsieur, ne refusez pas de m’accepter pour passager à votre bord !

— Je crains que vous ne plaisantiez, monsieur ?

— Non, non, je vous jure que je ne plaisante pas ! »

Il hésita, fit quelques pas en long et en large, et se dirigea vers le porte-voix.

« Suzanne ! Suzanne ! cria-t-il. Montez un moment sur le pont, s’il vous plaît ! Un de ces messieurs désire rester à bord, comme passager. »

Une grande et grosse femme, d’âge moyen, passa la tête au-dessus de l’échelle, et me regarda.

« Qu’est-ce que c’est que ce costume qu’il porte sur lui ? demanda-t-elle brusquement.

— Madame, c’était naguère un costume de bal !

— Mais vous savez que vous ne trouverez pas à danser, ici, jeune homme !

— Je me résigne bien volontiers à cela, madame, comme à toutes les conditions que vous pourrez m’imposer ! Quelle que soit la discipline du bateau… »

Elle m’interrompit.

« Voyez-vous, monsieur, j’aurais dû vous dire que ceci n’est pas un voyage ordinaire !

— Ni, non plus, le mien ! ne pus-je m’empêcher de répondre.

— Vous serez exposé à des risques !

— Cela va sans dire !

— Au risque d’être pris ! Je dois vous informer, monsieur, qu’il y a beaucoup de chances pour que nous tombions aux mains des Américains.

— Hé ! m’écriai-je, avec un capitaine aussi brave que le nôtre, rien n’est à redouter ! »

Le vieux marin ne parut pas faire la moindre attention à mon compliment. Le regard qu’il promena tour à tour sur sa fille et sur moi n’exprimait qu’une indécision mêlée d’indifférence.

« Je ne puis pas m’expliquer davantage, monsieur, dit-il. Mais, vraiment, n’importe quel autre vaisseau vous conviendrait mieux que celui-ci ! Vraiment, je préférerais ne pas vous voir insister !

— Mais moi, j’insiste, et je tiendrai bon ! répondis-je, avec l’obstination d’une mule. Je vous répète que je suis prêt à accepter tous les risques : Et si vous voulez absolument que je descende avec mes amis dans le côtre, il faudra que vous me fassiez emporter de force au bas de l’échelle. Je vous en prie, ne me refusez pas la faveur de rester avec vous !

— Pauvre garçon ! murmura la grosse dame. Au moins, monsieur, reprit-elle, en s’adressant à moi, pouvez-vous nous certifier que vous êtes célibataire ?

— Hélas ! madame, je puis vous le certifier quant à présent ! Et cela me fait songer, continuai-je, que je vous serais encore bien reconnaissant de vouloir me donner une plume, de l’encre et du papier. J’ai une lettre à écrire avant que mes amis me quittent pour revenir à terre. »

Elle m’invita à la suivre ; et je descendis dans une cabine assez vaste, où nous surprîmes deux jeunes filles au travail. L’une s’occupait à polir une table, l’autre la poignée de la porte. Sur un mot de Mme Suzanne, toutes deux me saluèrent timidement, ramassèrent leurs torchons, et disparurent.

« Que peuvent bien être toutes ces femmes, à bord d’un bateau de guerre ? » me demandais-je, pendant que Mme Suzanne me préparait l’appareil dont j’avais besoin pour écrire. Après quoi, je soufflai dans mes mains, installai de mon mieux la plume entre mes doigts, et commençai ma première lettre d’amour :

Ma chérie, ces lignes sont pour vous dire d’abord que je vous aime. Sachez, après cela, que le ballon est descendu sans accident, et que votre Anne se trouve en ce moment à bord…

« Au fait, madame, comment s’appelle le vaisseau ?

— La Lady Népean, monsieur.


… du vaisseau Lady Népean, qui va de Falmouth à…

— Excusez-moi encore, madame, mais où va le vaisseau ?

— Sur la côte du Massachusetts, je crois !

— Vous croyez ? »

Elle me regarda bien en face.

« Jeune homme, me dit-elle, si vous voulez écouter un bon conseil, vous retournerez à terre !

— Madame, répondis-je dans un élan soudain, je suis un prisonnier français échappé ! »

Sur quoi, ayant ainsi jeté mon bonnet par-dessus les moulins, je me redressai sur mon siège, et nous nous regardâmes bien en face.

« Un prisonnier échappé ! repris-je, les yeux toujours fixés sur elle. J’ai eu le bonheur de pouvoir m’enfuir avec une assez forte somme d’argent que j’avais : mais, par contre, j’ai laissé mon cœur derrière moi. Et je suis précisément en train d’écrire ces quelques lignes à la belle ennemie qui me l’a gardé. Eh ! bien ! que direz-vous maintenant ?

— Les voies du Seigneur passent notre compréhension ! répondit l’extraordinaire personne. Au fait, peut-être cela vaudra-t-il mieux pour vous ! »

C’était décidément une habitude, à bord de ce bateau, de ne parler que par énigmes.

…la côte de Massachusetts, dans les États-Unis d’Amérique, d’où j’espère pouvoir rentrer en France sans trop de retard. Bien que je vous donne de mes nouvelles, chérie, je crains de devoir longtemps rester privé des vôtres. Et pourtant, quand même vous n’auriez à m’écrire que « je vous aime ! » je vous supplie de me l’écrire, et de confier la lettre à M. Robbie, qui la transmettra à M. Romaine, qui, à son tour, trouvera bien un moyen de la faire parvenir en contrebande jusqu’à Paris, 16, rue Taranne. La lettre devra être adressée à la Veuve Jupillon, à l’enseigne du Puits sans Vin, pour être remise au soldat Champdivers. Que si un jeune homme du nom de Rowley se présentait devant vous, ma chérie, vous pourriez, comme je vous l’ai dit, vous fier tout à fait à son dévouement, sinon peut-être à sa sagacité. Et là-dessus, craignant de faire attendre davantage le bateau qui va emporter cette lettre, j’écris ici le nom de Flora, pour pouvoir y déposer un baiser de tout mon cœur, et je prie ma chérie, en attendant que je vienne la réclamer, de me considérer comme son humble prisonnier. — A.

J’avais, en fait, une autre raison encore pour abréger ma lettre et la cacheter au plus vite. Dans l’air enfermé de la cabine, le balancement continu du brig commençait à me faire tourner la tête. Aussi me hâtai-je de remonter sur le pont, pour dire adieu à mes compagnons et pour confier ma lettre à M. Sheepshanks, qui se proposait de rentrer de suite à Édimbourg. Bien affectueusement, je serrai les mains de Byfield. « Et si, par hasard, on cherchait à vous inquiéter pour votre part dans mon aventure, lui dis-je, vous pourriez, en dernier recours, vous adresser à un certain major Chevenix, caserné en ce moment au château d’Édimbourg : il connaît les faits ; et, en homme d’honneur, il ne saurait manquer de vous assister. » Quant à M. Sheepshanks, je ne puis dire à quel point son honnête visage rayonnait de bonheur : « Nous avons assisté là à une expérience mémorable ! répétait le petit homme. Je crois bien que je raconterai tout à ma femme, en rentrant : je ne puis pas la priver d’une histoire aussi émouvante ! »

Là-dessus le côtre s’éloigna, emportant mes deux compagnons. Le capitaine Colenso donna l’ordre du départ. Et la Lady Népean se mit lentement en marche, tandis que, debout sur le pont, j’essayais de me persuader que l’air frais allait me faire du bien.

Mais bientôt le capitaine Colenso s’aperçut de l’état pitoyable où je me trouvais. Il m’engagea à aller m’étendre en bas, sur ma couchette ; et, comme j’hésitais, il me prit doucement par le bras, comme un enfant capricieux, et m’aida à descendre. Un moment après j’étais allongé dans une étroite cabine, toute proche de celle où j’avais écrit ma lettre. Et je demanderai au lecteur de me laisser là seul, pendant les quarante-huit heures suivantes. Ce furent en vérité des heures lamentables, pour un homme aussi peu accoutumé que je l’étais à voyager en mer.

Peu à peu, l’appétit me revint, mais non pas encore ma gaîté naturelle. Les dames du bateau s’ingéniaient à me préparer de petits plats à mon goût ; les hommes m’aidaient à remonter sur le pont, et me saluaient toujours avec une sympathie pleine d’égards. Mais tout le monde conservait vis-à-vis de moi une taciturnité extraordinaire. Une brume de mystère continuait à entourer, à mes yeux, la Lady Népean et son équipage. Étendu au soleil sur le pont, je me perdais en hypothèses fantastiques, sans que rien me permît même de donner un peu de vraisemblance à mes conjectures. Il y avait huit femmes à bord : toutes filles, ou belles-filles, ou petites-filles du capitaine Colenso. Des vingt-trois hommes de l’équipage, ceux qui ne s’appelaient pas Colenso s’appelaient Pengelly ; et bon nombre d’entre eux étaient évidemment des paysans qui venaient à peine de quitter leur charrue, presque aussi malhabiles que je l’étais moi-même aux travaux de la mer.

Deux fois par jour, et trois fois le dimanche, tout le personnel du bateau se réunissait à l’avant pour assister à un service religieux des plus singuliers. Le service commençait par un long discours du capitaine Colenso, interprétant, d’une voix toute vibrante de passion, un passage choisi au hasard dans les Saintes Écritures. Mais bientôt, surtout aux offices du soir, son enthousiasme se transmettait à ses auditeurs, qui, non contents de l’interrompre à chaque mot pour crier « amen », se mettaient à pérorer pour leur compte, déclamaient sur l’état de leurs âmes, gémissaient, ou bien encore s’excitaient bruyamment l’un l’autre à se purifier du péché. Pendant dix minutes, parfois un quart d’heure, le pont du bateau me semblait transformé en un asile de fous. Et puis le tumulte s’apaisait d’un seul coup ; et l’équipage, congédié par le vieux capitaine, s’en retournait tranquillement à ses tâches ordinaires.

Alors le capitaine Colenso recommençait à se promener de long en large, sur le pont, avec son grognement favori, les mains derrière le dos, les yeux errant distraitement de côté et d’autre. Quelquefois il s’arrêtait pour apprendre à l’un des matelots novices le maniement d’une voile, ou pour refaire un nœud qu’on avait mal fait. Jamais il ne grondait ; jamais, pour ainsi dire, il n’élevait la voix. Mais il n’y avait personne qui n’accueillît ses moindres observations avec un respect affectueux et soumis.

Vers le milieu de la seconde semaine, nous eûmes à subir une tempête qui d’ailleurs, fort heureusement, fut de courte durée. Mais elle me fournit l’occasion de voir le capitaine Colenso sous un aspect nouveau. Debout sur le pont, chaussé de bottes de mer, et vêtu d’un manteau de cuir, le vieillard était rajeuni, transfiguré. Son grand corps se balançait légèrement à chaque secousse du bateau, la joie de l’action et de la lutte illuminait son visage, et un éclat presque enfantin luisait dans ses petits yeux ridés. Il affrontait le danger avec l’entrain héroïque d’un Murat ou d’un Ney allant au feu.

Aussi ne pus-je m’empêcher, le lendemain, de l’interrompre dans sa promenade pour le féliciter de la belle conduite de son bateau.

« Hé ! dit-il en se ranimant un peu, la vieille carcasse ne s’en est pas trop mal tirée !

— Avons-nous été vraiment en danger ? »

Le vieillard fixa tout à coup ses yeux sur moi.

« Monsieur Ducie, j’ai servi le Seigneur toute ma vie, et je suis sûr qu’il ne laissera point périr le vaisseau qui porte mon honneur ! »

Puis, sans me laisser le temps d’approfondir cette nouvelle énigme, il reprit, d’un ton moins solennel :

« Vous ne le croiriez pas, mais la Lady Népean a eu dans son temps de belles journées !

— Le fait est que vous avez là des canons qui paraissent d’attaque ! observai-je, en désignant du doigt deux pièces d’artillerie d’un poli admirable.

— Eux aussi ont bien fait leur devoir ! répondit-il évasivement. À notre dernier voyage, — c’était peu de temps après le commencement de la guerre avec l’Amérique, nous avons rencontré un schooner qui avait douze canons de gros calibre ; et nous, avec nos huit pièces… »

Tout à coup il s’éloigna, comme s’il s’était déjà repenti d’avoir trop parlé.

« Excusez-moi, dit-il, j’ai un ordre à donner ! »

Mais ce fut lui au contraire qui, deux ou trois jours après, s’approcha de moi le premier, et m’invita à m’asseoir à côté de lui.

« Je voudrais avoir votre avis, monsieur Ducie ! Vous n’avez pas, à ce que je crois, trouvé encore le chemin du salut ; en d’autres termes, vous n’êtes pas des nôtres ?

— Que voulez-vous dire ?

— Moi et tous les miens, monsieur, nous sommes les indignes adeptes de la parole divine, telle qu’elle a été prêchée par John Wesley !

— En effet, monsieur, je n’ai point le bonheur d’être des vôtres !

— Mais vous êtes un gentleman ? »

Je m’inclinai.

« Eh bien ! monsieur, au point de vue de l’honneur, êtes-vous d’avis qu’un serviteur du roi doive obéir à son maître terrestre jusqu’à accomplir des actes que sa conscience lui défend ?

— Cela peut dépendre…

— Au point de vue de l’honneur, monsieur ? Supposez que vous ayez engagé votre parole, et qu’on vous ordonne de la rompre ! Avez-vous le droit de le faire ? »

Je me rappelai mon pauvre vieux colonel, et sa parole rompue.

« Ne pourriez-vous pas préciser le cas ? » demandai-je enfin.

Le capitaine avait tenu les yeux fixés sur moi, anxieusement. Mais il secoua la tête, soupira, et prit dans sa poche une petite Bible.

« Je ne suis pas un gentleman, monsieur ! dit-il. J’ai soumis le cas à mon Sauveur, et c’est lui qui m’a répondu. Mais, ajouta-t-il ingénument, j’aurais voulu savoir quelle était là-dessus l’opinion d’un gentleman ! »

Il soupira de nouveau, baissa la tête, et s’éloigna.

Mon respect pour lui grandissait de jour en jour. Il était si aimable, en outre, si courtois, il supportait son mystérieux chagrin avec une résignation si douce que mon cœur allait à lui sans cesse davantage.

Mais, dès le lendemain de ce jour-là, tout mon respect faillit bien s’évanouir d’un seul coup. Nous étions en train de dîner, dans la grande cabine, lorsque M. Ruben Colenso, le fils aîné du capitaine, vint nous dire qu’une voile était en vue, à trois milles vers l’ouest. Le capitaine s’élança sur le pont, où je le suivis. En effet, un schooner était là, nous attendant au passage. Et nous vîmes que, à notre approche, il hissait le pavillon anglais.

« Jamais ce drapeau-là n’a été en Angleterre ! murmura le capitaine, la longue-vue aux yeux. La pâleur ordinaire de ses joues s’était légèrement teintée de rose, et je crus remarquer que tout l’équipage était dans un état d’excitation anormale. Mais je fus plus surpris encore de voir que le capitaine ne s’occupait ni de distribuer des couteaux, ni de faire sortir la poudre, ni de prendre aucune mesure pour mettre la Lady Népean en état de combat. Les hommes se tenaient rassemblés à l’avant, négligeant tout à fait leurs canons, qu’ils avaient encore assidument nettoyés dans la matinée. Et c’est dans ces conditions que, tout à coup, nous reçûmes à bord une décharge d’artillerie, lancée du schooner en guise de provocation.

Je regardai le capitaine Colenso. Pouvait-il avoir l’intention de se rendre sans un coup de canon ? Il avait échangé sa longue-vue contre un porte-voix, et, debout à l’avant, le visage douloureusement contracté, il guettait un moyen de se faire entendre. Un horrible soupçon m’envahit : cet homme s’apprêtait à trahir son drapeau, le drapeau anglais, qui flottait au-dessus de ma tête ! Et, soudain, lui aussi, relevant la tête, aperçut le drapeau. Évidemment il avait oublié de le faire descendre ! Il se précipita vers l’échelle qui y conduisait.

Malheureusement, il était trop tard. Une décharge serrée de mousqueterie éclata au même instant, et vint balayer le pont. Le capitaine étendit les deux mains en avant, poussa un cri, et tomba lourdement, presque à mes pieds.

Aussitôt le feu cessa. Je me tenais là, partagé entre la compassion et le dégoût, hésitant à toucher le corps du misérable traître, lorsqu’une femme, Suzanne, passa près de moi en gémissant, et s’agenouilla devant son père. Je vis couler un filet de sang, autour de moi, je le vis s’infiltrer entre les planches, s’arrêter, couler de nouveau. Je le considérais, perdu dans une vague rêverie, lorsque j’entendis une voix étrangère qui parlait derrière mon dos. Je me retournai, et me trouvai en face d’un officier américain, petit, maigre, avec une mâchoire saillante.

« Êtes-vous dur d’oreille, citoyen ? me dit l’officier, ou bien n’entendez-vous pas l’anglais ?… Et c’est votre capitaine que je vois là ? Mort, hein ? Au fait, cela ne pouvait manquer de lui arriver ! Et je regrette seulement de n’avoir pas eu avec lui cinq minutes d’entretien, pour lui demander ce qui a bien pu le décider à une pareille folie !

— Quelle folie ?

— Hé ! d’amener la Lady Népean jusqu’ici, et cela tandis que le commodore Rodgers se trouve dans les mêmes parages ! En vérité, cela s’appelle avoir de l’audace ! Et que pouvez-vous bien porter, sur ce bateau ? Vous n’y manquez pas de femmes, en tout cas ! ».

Car il y avait à présent trois pauvres créatures agenouillées et pleurant autour du cadavre. Tous les hommes s’étaient rendus, et se trouvaient réunis à l’arrière, sous la garde d’une dizaine de Yankees.

« Excusez-moi, capitaine…

— Je m’appelle Seccombe, monsieur ! Alphée R. Seccombe, du schooner Manhattan.

— Eh bien ! capitaine Seccombe, je ne suis qu’un passager à bord de ce bateau, et ne sais ni pourquoi il est venu ici, ni pourquoi il s’est comporté, aujourd’hui, d’une manière qui me fait rougir pour son pavillon, lequel, d’ailleurs, ne m’inspire personnellement aucune sympathie

— Oh ! allons donc ! Vous voulez vous moquer de moi ! Mais le fait est, reprit-il après m’avoir examiné curieusement, que vous n’avez pas l’air d’un Anglais ?

— Je l’espère bien ! Je suis le comte Anne de Kéroual de Saint-Yves, prisonnier de guerre, échappé du château d’Édimbourg.

— Tant mieux pour vous si vous parvenez à prouver cela ! Nous verrons à nous en occuper tout à l’heure ! »

Puis, s’avançant au milieu du pont :

« Qui est le premier officier à bord ! » demanda-t-il.

Ruben Colenso obtint la permission de s’approcher.

— Qu’on le conduise en bas, dans la cabine ! commanda le capitaine Seccombe. Et vous, monsieur le marquis de Je-ne-sais-pas-quoi, montrez-nous le chemin ! Il faut que nous tirions cette affaire au clair ! »

Arrivé dans la cabine, il s’assit au bout de la table, à la table occupée naguère par le capitaine, et cracha cérémonieusement sur le plancher.

— Eh bien ! monsieur, dit-il en s’adressant à Ruben Colenso, voudriez-vous m’expliquer ce que la Lady Népean est venue faire ici ? Pour vous rafraîchir la mémoire, je dois d’abord vous dire que, au mois d’août passé, cette même Lady Népean, de la marine de guerre anglaise, capitaine Colenso, rencontra le vaisseau américain Hitchcock près du banc de Terre-Neuve, et le défit après deux heures de combat. Étiez-vous déjà à son bord ?

— C’était moi qui pointais la grosse pièce !

— Parfait ! Le lendemain, toujours en vue du grand banc, la Lady Népean tomba sur la frégate Président, de la marine des États-Unis, alors sous les ordres du commodore Rodgers, et fut forcée de se rendre.

— Oui, mais non pas avant d’avoir jeté à l’eau toutes les dépêches qu’elle portait !

— Ce qui n’empêcha point Rodgers, ce héros au cœur de lion, de vous traiter avec l’indulgence admirable d’un vrai fils de la liberté ! reprit emphatiquement le capitaine Seccombe. Le commodore vit que la lutte de la veille vous avait épuisés. Il vous nourrit à son bord, il vous donna des vêtements et du linge, il vous traita en amis. Et il fit mieux encore ! Il permit à votre père et à son équipage de retourner dans leur patrie sur leur propre bateau, moyennant leur parole d’honneur de revenir dans le port de Boston avec un nombre égal de prisonniers américains rendus par l’Angleterre. Votre père jura sur la Bible de tenir sa parole et la Lady Népean put s’en retourner librement, avec un officier américain à son bord. Et maintenant, monsieur, de quelle façon votre maudit gouvernement a-t-il récompensé cette noble confiance ? D’une façon, monsieur, qui aurait fait rougir le plus vil portefaix de notre libre Amérique ! Votre tyran et ses myrmidons ont refusé de confirmer la promesse donnée par votre père ; ils ont déclaré que rien ne les ferait consentir à rendre des prisonniers : et l’officier américain est revenu seul dans sa patrie. Après quoi, sans doute, votre père aura reçu l’ordre de reprendre sa charge ! Mais il vous reste encore, M. Colenso, à m’expliquer comment ce parjure a eu l’impudence de revenir à deux cents milles d’une côte où son nom était abhorré ?

— Mon père revenait, monsieur !

— Hein ?

— Il revenait à Boston, monsieur ! Mon père n’était pas riche, mais il avait fait quelques économies. Contrairement à ce que vous avez supposé, il n’a pas voulu reprendre son service. Sa parole donnée lui restait sur le cœur. Nous aimions tous beaucoup notre père ; nous ne formions qu’une seule famille, pour ainsi dire, bien que quelques-uns d’entre nous fussent mariés et installés dans des fermes, au fond de l’Écosse.

— Tout cela ne m’explique point ce que vous veniez faire ici ?

— Mais, monsieur, nous revenions à Boston ! Le brig ne valait plus grand’chose, après les dernières rencontres. Nous pûmes le racheter pour onze cents livres, avec les canons ; les réparations nous ont bien coûté encore une centaine de livres ; au reste, tout cela est porté sur les registres que vous trouverez dans cette armoire. »

Le capitaine Seccombe, qui avait mis ses pieds sur la table, les en retira, repoussa son siège, et se leva à demi.

« Vous avez acheté le bateau ?

— Oui, monsieur, c’était cela que je voulais vous dire ! Mon père a d’abord exposé la chose au Seigneur ; et puis il nous l’a exposée à nous tous. Il en avait l’esprit frappé. Alors ma sœur Suzanne s’est levée, et a dit : « Je reconnais que je suis, de toute la famille, celle dont les intérêts sont le plus en jeu, puisque je possède une ferme dans mon pays. Mais je suis prête à vendre ma ferme ; et tout endroit du monde peut servir de pays à celui qui craint le Seigneur. Nous ne pouvons pas ramener à Boston des prisonniers américains, mais nous pouvons nous livrer nous-mêmes à leur place. Ce que l’on fera de nous, c’est Dieu qui le décidera ! » Voilà ce qu’elle a dit, monsieur ! Naturellement nous avons gardé le secret sur notre projet. Nous avons annoncé que la Lady Népean faisait voile pour le Canada, où toute la famille allait s’installer. Quant à ce monsieur-ci, nous l’avons repêché en vue de Falmouth ; peut-être vous l’aura-t-il déjà dit lui-même ! »

Le capitaine Seccombe me regarda et je le regardai. Ruben Colenso se tenait debout devant nous, la casquette en main.

Enfin l’Américain retrouva suffisamment ses esprits pour parler.

« Il va falloir que je retourne à Boston, pour régler cette affaire-là ! Asseyez-vous, monsieur Colenso !

— J’allais vous demander, dit simplement le prisonnier, si, avant d’être mis aux fers, je pourrais remonter sur le pont et revoir mon père ? Quelques minutes seulement, monsieur !

— Oui, monsieur, vous le pouvez ! Et, si les dames consentent à m’excuser, je serai heureux de pouvoir moi-même aller leur présenter mes respects. Car mon opinion, ajouta-t-il en se tournant vers moi, lorsque le prisonnier eut quitté la cabine, mon opinion est que cet homme nous a dit la vérité ! »

C’est ce qu’il me répéta encore, cinq minutes plus tard lorsque nous nous trouvâmes sur le pont, auprès du cadavre :

« Mon opinion, monsieur, sauf erreur, est que cet homme nous a dit la vérité ! »

Certes, il nous avait dit la vérité ; et, si longtemps que je vive, jamais je n’oublierai le bonheur que j’ai eu de pouvoir passer ainsi quelques semaines en compagnie de cet humble et sublime Regulus, le pauvre capitaine Colenso !

Deux jours après, la Lady Népean jetait l’ancre dans le grand port de Boston. Le capitaine Seccombe alla aussitôt conduire ses prisonniers et raconter leur histoire aux autorités maritimes, qui promirent d’en référer au commodore Rodgers. En effet les prisonniers furent menés, dès la semaine suivante, à Newport, où se trouvait cet officier ; et celui-ci, pour l’honneur des États-Unis, les fit relâcher séance tenante. Mais si, la guerre finie, ils revinrent dans leur patrie ou s’ils persistèrent dans leur projet de devenir citoyens américains, c’est ce que je ne saurais dire.

Quant à moi, le capitaine Seccombe obtint la permission de me garder dans sa maison jusqu’à ce que le consul de France eût achevé son enquête à mon sujet. Cette enquête dura trois mois, pendant lesquels j’eus le temps de me lier très agréablement avec miss Amelia Seccombe, charmante jeune femme qui, soit dit sans vouloir l’offenser, m’apprécia surtout comme une occasion inespérée de se perfectionner dans l’usage de la langue française. C’est dans cette langue qu’elle m’apprit qu’elle était fiancée à un jeune officier de la marine nationale des États-Unis : sur quoi je ne pus manquer de lui dire aussitôt que j’étais fiancé, moi aussi ; et nos confidences réciproques m’auraient certainement fait paraître l’attente moins pénible si, d’autre, part, les tristes nouvelles qui nous arrivaient de France n’avaient stimulé en moi, sans cesse davantage, le désir d’aider l’Empereur à repousser l’invasion, ou, au besoin, de mourir avec lui. Aussi ma joie fut-elle vive lorsque, dans les premiers jours de mars de l’année 1814, je pus enfin m’embarquer à bord du petit voilier Shawmut, à destination de Bordeaux.