Saint-Yves : Aventures d’un prisonnier français en Angleterre
Traduction par Th. de Wyzewa.
Hachette (p. 105-115).


XII

Le chariot couvert.


D’étape en étape, j’étais enfin parvenu dans le voisinage de Wakefield ; et le nom de cette ville m’avait remis en mémoire celui de M. Burchell Fenn. Ainsi s’appelait, peut-être ne l’a-t-on pas oublié, le personnage dont m’avait parlé M. Romaine comme faisant métier de faciliter l’évasion des prisonniers français. Mais comment il y procédait, s’il avait une enseigne : Facilités d’Évasions, s’adresser au bureau ; ce qu’il prenait en échange de ses services, ou bien s’ils étaient gratuits et de pure charité, de tout cela j’étais à la fois absolument ignorant et extrêmement curieux. Grâce à ma connaissance de l’anglais et aux banknotes de M. Romaine, je m’étais, jusque-là, fort bien tiré d’affaire sans l’aide de personne ; mais je n’étais pas encore arrivé à destination, et je me demandais si le notaire n’avait pas eu quelque motif secret pour me recommander de recourir aux bons offices de ce Burchell Fenn. Malheureusement je ne savais rien de lui, s’il demeurait en ville ou dans la campagne, s’il était riche ou pauvre, ni de quelle manière je devais l’aborder. J’aurais eu très mauvaise apparence à faire des questions, tout le long de mon chemin, sur un homme dont je ne connaissais rien d’avouable, sauf son nom. Et quelle singulière figure je ferais, en vérité, si, me présentant à sa porte, j’y trouvais la police en pleine occupation ! N’importe, le mystère de la chose me tentait. Je résolus de faire un détour pour passer par Wakefield, de tenir mes oreilles et mes yeux bien ouverts, et de m’en fier, pour le reste, à ma bonne fortune. Si la chance me jetait sur la piste de l’homme, j’en profiterais pour recourir à lui ; sinon, je n’aurais pas de peine à me consoler !

J’avais dormi, cette nuit-là, dans une bonne auberge, à Wakefield, j’avais déjeuné à la lueur d’une chandelle, avec les voyageurs d’une diligence, et je m’étais mis en route, assez mécontent de moi-même et du reste du monde. La matinée était encore peu avancée ; l’air était aigre et froid, le soleil bas ; et bientôt le soleil disparut sous un vaste dais de nuages qui avaient commencé à se rassembler au nord-ouest et, de là, avaient rapidement envahi tout le ciel. Déjà la pluie tombait en baguettes de cristal, déjà la route s’était transformée en un marécage, et j’avais devant moi la perspective d’une longue journée de vêtements mouillés, ce qui m’a toujours été particulièrement odieux. À un tournant de la route, j’aperçus un chariot couvert, lentement traîné par deux chevaux harassés. Ce chariot était d’une espèce que je n’avais encore jamais vue ; et, comme tout intéresse un piéton, pour peu qu’il y trouve l’occasion d’oublier la misère d’un jour de pluie, je hâtai le pas et eus vite fait de me rapprocher du chariot.

Plus j’en approchais, plus son aspect m’intriguait. C’était une de ces voitures comme en employaient chez nous les marchands de toile, montée sur deux roues, avec un siège, en avant, pour le cocher. L’intérieur, fermé d’une porte, était de taille à contenir une grosse provision de toile, ou, en cas de nécessité, quatre ou cinq personnes. Mais vraiment, si des êtres humains avaient eu à y voyager, les malheureux auraient été bien à plaindre ! Ils auraient dû, d’abord, faire le trajet dans les ténèbres, car il n’y avait point trace de fenêtre ; et ils auraient été secoués, en outre, comme un flacon d’apothicaire, car le chariot, lourdement balancé sur ses deux roues, ne cessait pas de sursauter effroyablement. Au reste, je ne crois pas que j’aie pu supposer un seul instant qu’il fût habité ; mais j’étais curieux de savoir ce qu’il pouvait bien contenir, et d’où il venait. Les roues et les chevaux étaient éclaboussés de taches de boues de différentes couleurs, ce qui prouvait une longue marche à travers des régions diverses. Le cocher fouettait continuellement ses bêtes, qui s’obstinaient à marcher au pas : d’où il semblait résulter qu’on était en route depuis longtemps, peut-être depuis la veille, et que le cocher avait hâte d’arriver. Tout à coup, je découvris, sur un des côtés du chariot, une plaque indiquant le nom du propriétaire ; et je tressaillis de surprise. La fortune m’avait favorisé d’une manière inespérée : ce chariot appartenait à M. Burchell Fenn !

« Un vilain temps ? » dis-je.

Le cocher, un rustre à la tête carrée, et avec un teint de navet, ne répondit pas un mot à mon salut, mais se mit à fouetter ses chevaux furieusement. Les pauvres bêtes, qui pouvaient à peine mettre un pied devant l’autre, ne firent d’ailleurs aucune attention apparente à sa cruauté ; et je continuai sans effort à maintenir ma position près du chariot, m’amusant de la vanité de sa tentative, qui, elle-même, ne laissait point de m’intriguer encore davantage. Car je n’avais point mine si formidable qu’on eût envie de fuir en me voyant approcher ; et j’étais plus accoutumé à prendre alarme des gens qu’à les alarmer. Enfin le cocher renonça à battre ses chevaux et déposa son fouet à ses pieds, d’un geste de vaincu.

« Ainsi, vous vouliez me fuir ? dis-je. Fi, fi, cela n’est pas anglais !

— Je vous demande pardon, monsieur ; c’était sans intention de vous offenser ! répondit-il en touchant son chapeau.

— Oh ! il n’y a pas d’offense m’écriai-je. Tout ce que je désire, c’est de m’égayer un peu sur ma route. »

Il marmotta quelque chose qui signifiait que « la gaieté n’était pas son fait ».

« Bah ! lui dis-je, j’ai voyagé avec des gaillards plus moroses que vous, et nous nous sommes fort bien entendus. Vous rentrez chez vous ?

— Oui ! dit-il.

— En ce cas, repris-je, pourquoi ne me permettriez-vous pas de me reposer un peu les jambes ? Il y a de la place à côté de vous, sur le siège ! »

D’un coup de fouet soudain, il fit sauter le chariot à quelques mètres plus loin. Mais les chevaux, après cet élan héroïque, s’arrêtèrent.

« Non, non, pas de ça ! fit le cocher, me menaçant du fouet. Pas de ça avec moi !

— Pas de quoi ? demandai-je. Je vous ai prié de me prendre près de vous, mais je n’avais point l’idée de vous y forcer.

— C’est à moi qu’on a confié le chariot et les chevaux ! fit l’homme. Et puis d’ailleurs je n’ai pas besoin d’entrer en rapport avec des vagabonds de votre espèce !

— Je devrais vous remercier de votre franchise ! répondis-je, tout en me rapprochant encore du chariot. Mais, tout de même, vous me plaisez infiniment. Je vous aime pour votre prudence, pour votre amabilité, pour la bonne humeur qui éclate sur votre visage. Mais, si vous craignez de m’admettre sur le siège, laissez-moi du moins m’étendre un peu ici, dans ce coffre, où je pourrai faire un somme sans vous déranger ! » Ce que disant, j’appuyai la main sur le corps du chariot.

Dès le début de notre conversation, le cocher m’avait paru inquiet ; mais, à ces mots, ce fut comme s’il avait perdu la force de parler, et je vis dans ses yeux une épouvante folle.

« Et pourquoi pas ? poursuivis-je. Vous pourriez m’enfermer, pour n’avoir rien à craindre : car ça ferme, votre boîte ! ajoutai-je en essayant d’ouvrir la porte. À propos, quelle espèce de marchandises avez-vous donc là-dedans ? »

L’homme ne répondait toujours pas.

Rat-rat-rat, je tapai sur la porte, de toutes mes forces.

« Y a-t-il quelqu’un, s’il vous plaît ? » demandai-je en riant.

Alors sortit du chariot le bruit assourdi d’un éternuement, qui fut suivi d’autres plus sonores, de toute une série. Et aussitôt le cocher se releva sur son siège, prit son fouet par le petit bout, et asséna aux chevaux un coup si violent que les pauvres bêtes retrouvèrent leur énergie, et que l’équipage descendit la route au galop.

Au premier bruit de l’éternuement, j’avais reculé comme sous un coup de poing. Et tout de suite une grande lumière s’était faite en moi, et j’avais compris. C’était là le secret du commerce de Fenn ! Voilà comment il facilitait l’évasion des prisonniers, en les traînant la nuit par les campagnes, dans son chariot couvert ! Il y avait eu des Français, tout près de moi ! Celui qui avait éternué était un compatriote, un camarade, peut-être un ami !

Je me mis à courir à la poursuite du chariot. Je criais :

« Hé là ! arrêtez ! arrêtez donc ! » Mais le cocher, après avoir retourné vers moi son visage blême de peur, redoublait ses efforts, penché en avant, accablant ses chevaux de coups de fouet et d’invectives furieuses ; les chevaux allongeaient bravement leur galop, et le chariot bondissait à leur suite, parmi les ornières, volait dans un halo de pluie et de boue jaillissante.

Je ne pus que le suivre de loin, en courant de toutes mes forces. Bientôt le chariot s’écarta de la grand’route pour prendre un sentier planté d’arbres sans feuilles ; et, un instant après, je le perdis de vue. Quand je l’aperçus de nouveau, je constatai à mon grand soulagement que les bêtes s’étaient remises au pas, toutes boiteuses. À présent je pouvais être sûr que le chariot ne m’échapperait plus !

Le sentier aboutissait à une porte, au delà de laquelle, dans une cour couverte de gravier, se dressait une maison de briques rouges, vieille d’une centaine d’années, et dont le joli style contrastait avec un état de délabrement des plus accentués. C’était là, sans aucun doute, un ancien manoir déchu et devenu désormais la résidence d’un fermier aussi insouciant de la beauté extérieure que du luxe et du confortable. De toutes parts s’attestait l’abandon présent, dans les buissons de roses envahissant les sentiers, dans le dépérissement du gazon, dans l’absence de vitres aux fenêtres, dont quelques-unes étaient simplement bouchées avec du papier ou des chiffons de toile. Une rangée d’arbres verts entourait la cour, masquant la maison.

Lorsque j’arrivai à l’entrée de la cour, par cette mélancolique matinée d’hiver, sous une pluie battante et des rafales de vent, qui hurlaient lugubrement au-dessus des vieilles cheminées du manoir, le chariot s’était déjà arrêté devant les marches du perron, et le cocher, sur le seuil, s’entretenait avec M. Burchell Fenn. Celui-ci était debout, les mains derrière son dos : c’était un gros homme court et mal bâti, avec un large cou de taureau et une face toute rouge ; il portait une casquette de jockey, une veste bleue et des bottes à revers, tout cela quelque peu fatigué ; mais cet accoutrement n’en achevait pas moins de lui donner l’apparence d’un solide fermier anglais, comme on aime à les représenter dans les caricatures.

Les deux hommes, en me voyant approcher, interrompirent leur entretien et m’accueillirent avec un silence hargneux. Je tenais mon chapeau à la main.

« Est-ce à monsieur Burchell Fenn que j’ai le plaisir de m’adresser ? demandai-je.

— À lui-même, monsieur, dit M. Fenn, — ôtant sa calotte pour répondre à ma politesse, mais avec le regard distrait et le ton d’un homme qui a la pensée occupée ailleurs. — Et vous, pourrait-on savoir qui vous êtes ?

— Je vous le dirai tout à l’heure, repris-je. Qu’il vous suffise de savoir, en attendant, que je viens ici pour affaires ! »

Il sembla digérer péniblement ma réponse, ses petits yeux toujours fixés sur moi.

« Et permettez-moi de vous faire observer, monsieur, ajoutai-je, que voici une matinée diablement humide, et que le coin d’une cheminée, avec, si c’est possible, un verre de quelque chose de chaud à boire, me conviendrait infiniment ! »

En effet, la pluie s’était changée en déluge ; les gouttières de la maison mugissaient, l’air était rempli du bruit continu et strident de l’eau du ciel claquant dans la boue de la cour. Le regard fixe et pénétrant de Fenn était loin de me rassurer. Et la vague appréhension que j’éprouvais se renforçait encore de la vue du cocher, tournant autour de nous avec un mélange de stupeur et de rage.

Ainsi nous restions debout, sur le seuil de la maison lorsque de nouveau un des habitants du chariot se mit à éternuer. À ce son, comme au signal d’une baguette magique, le cocher entraîna ses chevaux derrière la maison, et M. Fenn, retrouvant toute sa présence d’esprit, m’introduisit dans le corridor, jusque devant une porte fermée.

« Entrez, monsieur, entrez me dit-il. Je vous demande pardon : le loquet est un peu difficile. »

Le fait est qu’il eut besoin d’un effort prolongé pour ouvrir la porte, dont le loquet paraissait rouillé à force d’être resté immobile ; et quand enfin mon hôte fut parvenu à l’ouvrir, je fus saisi, dès le seuil, d’entendre ce bruit particulier que fait l’écho de la pluie dans les chambres vides. Le vieux salon du manoir, où je me trouvais à présent, était d’excellent style et de proportions respectables ; mais son aspect actuel faisait d’autant plus pitié. Les dalles, défoncées par places, étaient souillées de boue et encombrées de paille. Sur une grande table de chêne, le seul meuble de la pièce, le suif d’une chandelle fondue faisait une énorme tache verte. Et tout cela, tout de suite, produisit sur moi une impression sinistre. J’étais là avec Fenn, dans une maison déserte, un jardin abandonné au milieu d’un bois de cyprès : un théâtre parfait pour une scène de drame. J’eus soudain la vision de quelques dalles soulevées sous mes pieds, du cocher aidant son maître à creuser ma fosse ; et cette image me déplut extrêmement. Je sentis que je n’avais pas de temps à perdre pour expliquer l’objet de ma visite ; et je me retournais vers M. Fenn pour commencer l’explication, lorsque la phrase que j’avais préparée me rentra dans la gorge.

L’homme, debout derrière moi, tenait en main un énorme pistolet, que j’eus tout juste le temps d’écarter de ma poitrine. Mais aussitôt mon adversaire s’élança sur moi, de tout son poids. Sans lâcher le pistolet qu’il avait dans sa main droite, de son bras gauche il me serra contre lui, et si vigoureusement que je crus bien qu’il allait m’écraser du coup. La bouche ouverte, le visage cramoisi, il soufflait tout haut, comme une bête furieuse. Heureusement il était ivre ; et le ressort de son énergie ne tarda pas à faiblir. Encore un terrible effort, qui faillit m’écraser, et puis je sentis son étreinte se desserrer et ses jambes fléchir. Au même instant le pistolet partit, sans atteindre personne. Le coquin s’abattit sous son propre poids et tomba à genoux sur les dalles.

« Épargnez-moi ! » murmurait-il.

Je n’avais pas seulement été affreusement effrayé, j’étais encore tout tremblant d’indignation et de dégoût. Je me dégageai du répugnant contact de Fenn, je saisis le pistolet, — c’était une arme formidable, même déchargée, et je le menaçai de la crosse.

« Que je vous épargne, vous, vilaine bête ! » m’écriai-je.

Sa voix expira dans sa grosse poitrine, mais ses lèvres continuaient à s’agiter, essayant de prononcer les mêmes paroles de supplication. Ma colère s’était un peu calmée, mais non ma répugnance ; le spectacle que j’avais sous les yeux me révoltait, et j’avais hâte d’en être délivré.

« Allons, lui dis-je, cessez cette comédie ! Je n’ai pas l’intention de vous tuer ! entendez-vous ? j’ai besoin de vous ! »

Un regard de soulagement éclaira son ignoble visage.

« Tout… tout ce que vous pouvez désirer ! » dit-il.

Ce mot me donna à réfléchir.

« Est-ce vrai, au moins, ce que vous dites ? demandai-je. Me promettez-vous de me révéler tout ce que vous savez ? »

Le misérable me répondit un « oui » qui, à lui seul, m’aurait donné envie de l’étrangler.

« Je sais que M. de Saint-Yves est dans l’affaire ; ce sont ses papiers qui nous ont mis sur votre piste. Mais consentez-vous à nous livrer tous les autres noms ?

— Oui ! oui, certes ! s’écria-t-il. La liste complète ! Et il y a des noms précieux à connaître, dans le tas. Je témoignerai au tribunal !

— Pour que tout le monde soit pendu excepté vous, maudit coquin ! répondis-je. Sachez donc tout de suite que je ne suis pas un espion, ni un agent de la police ! Je suis un parent de M. de Saint-Yves, et je suis venu ici pour que vous m’aidiez à me tirer d’affaire. En vérité, vous vous êtes conduit là d’une belle façon, monsieur Burchell Fenn ! Allons, debout ! ne me rendez pas malade de dégoût ! Debout, infecte crapule ! »

Il se redressa sur ses pieds. Il était à bout de forces, heureusement pour moi ; et, à vrai dire, je ne me sentais pas encore pleinement rassuré. Cet homme était un traître capable de tout. Il avait essayé de me tuer, et non seulement j’avais eu raison de lui, mais je l’avais encore démasqué et insulté. Était-ce bien sage, pour moi, de rester plus longtemps à sa merci ? Malgré toute l’aide qu’il pouvait me fournir pour continuer mon voyage, je crois bien que je l’aurais quitté sur-le-champ, après lui avoir administré quelques coups de bâton, si je n’avais pas été retenu par la tentation de voir les Français que je savais être à deux pas de moi, et avec qui j’étais infiniment impatient de m’entretenir. Mais, avant d’être admis en présence de mes compatriotes, j’avais à faire ma paix avec M. Fenn : et ce n’était pas chose facile. Une paix implique toujours des concessions réciproques ; or, dans l’espèce, que pouvais-je concéder ? Que pouvais-je dire à cet homme, sinon qu’il s’était montré un gredin et un imbécile ?

« Eh bien ! dis-je, voilà une petite affaire dont j’ose affirmer que vous ne serez guère tenté de vous enorgueillir ; et, à vrai dire, je suis prêt moi-même à l’oublier. Allons, oublions cela ! Reprenez votre pistolet, qui sent très mauvais ! remettez-le dans votre poche, où vous le teniez caché tout à l’heure ! Là ! Et maintenant, imaginons que nous nous rencontrons pour la première fois !

— Comment l’entendez-vous ? s’écria-t-il. Puis-je croire que vous consentez à passer l’éponge sur notre petit compte de tantôt ?

— Mais certainement ! dis-je. Ce petit compte prouve seulement que votre ardeur est plus grande que vos forces. Vous n’êtes pas aussi jeune que vous l’avez été, monsieur Fenn, voilà tout !

— Et je vous en supplie, monsieur, ne me dénoncez pas au vicomte ! Je ne nie pas que mon cœur m’ait un peu manqué, mais ce n’était qu’un mot, monsieur, comme tout le monde aurait pu en dire, dans la chaleur de l’action !

— C’est bon ! dis-je. Rassurez-vous !

— Voyez-vous, j’ai si peur que le vicomte ne soit amené à me mal juger ! Car l’affaire, au point de vue financier du moins, est aussi bonne que je puis la désirer : mais fatigante, monsieur, oh bien fatigante. Elle fera de moi un vieillard avant l’âge. Vous avez pu remarquer vous-même que je n’ai plus les genoux très solides. Les genoux et le souffle, c’est par là que ça me prend ! Mais je suis sûr, monsieur, que je m’adresse à un gentleman qui serait incapable de mettre le trouble entre deux amis !

— Je vous promets, répondis-je, de ne point insister sur ces détails insignifiants, dans le rapport que je ferai au vicomte !

— Puis-je vous offrir un pot de mon ale, monsieur ? Par ici, s’il vous plaît ! Je suis heureux de tout mon cœur de pouvoir servir un gentilhomme tel que vous ! Prenez garde à cette marche, monsieur ! Je pense que vous avez eu de bonnes nouvelles de la santé du vicomte, ainsi que de celle de monsieur le marquis ? »

Que Dieu me pardonne ! l’horrible personnage était encore tout essoufflé de la fureur de son assaut, et déjà il était tombé dans une familiarité obséquieuse, flagorneuse, comme celle d’un vieux domestique ; déjà il essayait de me flatter en me parlant de mes relations !

Je le suivis à travers la maison jusque dans la cour de l’écurie, où j’aperçus le cocher occupé à laver le chariot sous un hangar. Certainement il avait entendu l’explosion du pistolet. Il n’avait pas pu ne pas l’entendre : l’arme avait l’aspect d’une petite espingole et était bruyante comme une pièce d’artillerie. Il avait entendu et n’avait pas bougé ; et maintenant, lorsque nous sortîmes de la maison par la porte de derrière, il leva tout à coup un visage pâle et hagard qui valait toute une confession. L’animal s’était attendu à voir Fenn sortir seul : et évidemment il croyait qu’on allait l’appeler pour jouer ce rôle de fossoyeur que je lui avais prêté, déjà, en imagination.

Je n’importunerai pas le lecteur du récit de notre visite à l’arrière-cuisine, où bientôt nous nous trouvâmes assis devant un pot d’excellente ale, Fenn et moi : Fenn pareil à un vieux, fidèle, dévoué serviteur ; et moi, — eh bien ! moi, saisi d’une véritable admiration pour tant d’impudence, je commençais à me prendre de goût pour cet homme. Je découvrais une sorte de beauté en lui, tellement son aplomb était majestueux !

Il poussa la familiarité jusqu’à m’introduire dans son autobiographie : j’appris comment la ferme, malgré la guerre et l’enchérissement du prix des denrées, ne lui avait point donné les profits qu’il espérait ; comment les vents, les pluies, les saisons, n’avaient point marché de la façon qu’ils auraient dû ; et comment Mme Fenn était morte. « Je l’ai perdue il y a bientôt deux ans : une femme des plus remarquables, monsieur, si vous voulez bien m’excuser ! » ajouta-t-il, dans un brusque élan d’humilité. En un mot il me fournit l’occasion d’étudier John Bull, pour ainsi parler, à l’état de nature ; avec son avidité, sa perfidie et sa bonhomie, tout cela poussé au superlatif.