Saint-Yves : Aventures d’un prisonnier français en Angleterre
Traduction par Th. de Wyzewa.
Hachette (p. 97-104).
Première partie


XI

La Route du Nord.


Les dernières paroles de mon ami le conducteur de bestiaux me bourdonnaient à l’oreille, pendant que je descendais la colline ; et je finis par en tirer une conclusion des plus rassurantes. Jamais je n’avais donné à mes deux compagnons aucun renseignement sur ma patrie ; et eux, à défaut d’autre politesse, ils avaient eu du moins celle de ne pas faire de questions : or je vis que, sans l’ombre d’une hésitation, ils avaient décidé de me prendre pour un Anglais. Évidemment il y avait quelque chose, dans mon accent, qui leur avait prouvé que je ne pouvais pas être Écossais. Et ainsi je me dis que, puisque j’avais pu passer pour un Anglais en Écosse, je pourrais bien, inversement, passer pour un Écossais en Angleterre. Je songeai même que, si c’était nécessaire, je ne serais pas incapable de faire un effort pour imiter le dialecte du sud de l’Écosse. Les journées passées en compagnie de Candlish et de Sim m’avaient richement approvisionné en expressions caractéristiques ; et l’histoire du chien de Tweedie, par exemple, j’aurais pu la répéter de façon qu’un indigène s’y serait presque trompé.

Je me demandai, quelque temps, si le nom de Saint-Yves n’allait pas m’exposer à quelque désagrément : mais je me rappelai avoir entendu parler d’une ville nommée Saint-Ives, qui se trouvait quelque part en Cornouailles : je résolus donc de changer simplement en un i l’y de mon nom et de me considérer désormais comme un jeune homme originaire de Cornouailles et élevé en Écosse. Quant à un métier, étant donné que je les ignorais tous également, et que le plus innocent d’entre eux aurait encore pu me faire courir de grands risques, je résolus de n’en arborer aucun. Je me présenterais comme un jeune gentleman de fortune suffisante et d’esprit curieux, parcourant le pays en quête de santé, d’instruction et d’aventures joyeuses.

À Newcastle, qui fut la première ville où j’arrivai, je complétai les préparatifs de mon nouveau rôle en achetant un sac de voyage et une paire de guêtres de cuir. Quant à mon plaid, je continuais à le porter, par sentiment. Il était d’ailleurs chaud, léger, commode pour les nuits à passer en plein air : et j’avais découvert que le port d’un plaid ne messeyait pas, dans ces pays, à un homme de qualité. Ainsi équipé, je tenais assez brillamment ma partie de piéton amateur. On s’étonnait bien parfois que j’eusse choisi une pareille saison de l’année ; mais j’alléguais que des affaires m’avaient retardé, ou encore, en souriant, je mettais la chose au compte de mon excentricité. « Par tous les diables, disais-je, toutes les saisons de l’année se valaient pour moi. Étais-je donc fait en sucre, pour avoir peur d’un peu de pluie ou de neige ? » Sur quoi j’assénais un grand coup de poing sur la table et demandais une autre bouteille, ainsi que cela convenait au bruyant et insouciant jeune gentleman que j’étais. Parler beaucoup et dire peu, c’était (si l’on me passe l’expression) l’un des principes de ma politique. Aux tables des auberges, le pays, l’état des routes, les affaires des autres voyageurs assis près de moi, tous ces sujets m’offraient un champ considérable pour discourir à perte de vue sans avoir à donner aucun renseignement sur moi-même. Je m’efforçais de prendre la contenance la plus expansive ; je me plongeais dans la conversation jusqu’au cou ; et le plus soupçonneux était aussitôt convaincu de mon innocence. « Quoi ! se disait-on sans doute, que ce jeune âne nous cache quelque chose ? Mais il nous a encore assourdis, tantôt, de son bavardage ! Fournissez-lui seulement une occasion, et il vous exposera toute sa descendance depuis Adam, ainsi que l’état de sa fortune, jusqu’au dernier shilling ! » Il y eut même un honnête négociant qui, touché de mon inexpérience, daigna me gratifier de quelques sages avis : il me dit que j’étais jeune encore, que la compagnie qu’on trouvait à l’auberge était bien mélangée, et que je ferais bien de mettre désormais plus de prudence à mes paroles. À quoi je répondis, avec force jurons, que, n’ayant moi-même aucune mauvaise intention, je n’avais pas de motif pour en prêter aux autres. L’excellent homme m’affirma « que je n’irais pas loin sans être tondu ». Je lui offris de parier le contraire ; et il s’éloigna en secouant la tête.

Souvent aussi j’étais forcé de parler de la guerre et de la politique. Je dois l’avouer à ma grande honte : plus d’une fois j’ai publiquement maudit les Français et flétri en termes amers les Américains. Lorsqu’arrivait la malle de Londres, couronnée de houx, avec le cocher et le postillon criant victoire, j’allais jusqu’à régaler la compagnie d’un bol de punch, que je préparais moi-même, en poussant des hourras en l’honneur de lord Wellington.

Que personne ne me blâme de mon insensibilité pour les revers de la France ! Dieu sait combien mon cœur saignait ! Dieu sait combien j’étais tenté de m’abattre sur ce troupeau de porcs et de leur casser la tête au milieu de leur festin ! Mais on doit se rappeler ma situation, avec ses exigences ; peut-être aussi une certaine légèreté d’esprit, éminemment gauloise et qui formait un trait distinct de mon caractère me portait-elle à me jeter dans des aventures nouvelles avec l’entrain d’un collégien. Peut-être même cette humeur hasardeuse m’a-t-elle quelquefois conduit au delà de ce qu’aurait approuvé le bon goût ; et une fois, certainement, j’en fus bien puni.

La chose se passa dans la vieille cité épiscopale de Durham. Nous étions à table, pour le dîner, en nombreuse compagnie. La plupart des convives appartenaient à cette espèce particulièrement distinguée de vieux tories anglais dont l’enthousiasme est si profond qu’il ne s’exprime, le plus souvent, que par des grognements. Profitant de leur taciturnité, je me laissai aller à mon goût naturel de mystification. Et l’entretien étant tombé sur la conduite des troupes françaises dans la Péninsule, je me mis à raconter, comme les tenant d’un mien cousin, enseigne dans l’armée anglaise, toute sorte d’orgies fabuleuses auxquelles se seraient livrés mes anciens compagnons d’armes, avec l’autorisation et même la coopération de mon ancien chef, le général Caffarelli. Je jouissais de pouvoir me moquer à mon aise des lourdauds qui m’écoutaient ; et le fait est que la vue de leurs sottes figures ébahies m’inspirait un sentiment délicieux de sécurité. Hélas ! il y avait là, à l’autre bout de la table, un petit homme silencieux qui prenait mes récits à leur juste valeur. Et ce n’était point qu’il eût le sens de l’humour, ni même qu’il fût doué d’une intelligence exceptionnelle : car d’intelligence, en vérité, il n’avait pas l’ombre ! Non ; mais, comme on va voir, la sympathie pour mon malheur l’avait rendu clairvoyant.

À peine le dîner s’était-il achevé que je sortis de l’auberge et me mis à errer par les rues, avec l’intention d’aller jeter un coup d’œil sur la cathédrale. Mais le petit homme, silencieusement, marchait derrière moi. Dans une petite rue obscure et déserte, je sentis une main me frôler l’épaule ; je me retournai et aperçus l’homme, me considérant avec des yeux brillants.

« Excusez-moi, monsieur, me dit-il, mais cette histoire que vous nous avez racontée était impayable. Hé ! hé ! Impayable ! Je vous le dis, monsieur, je buvais vos paroles ! Je crois, monsieur, que si vous et moi pouvions causer quelques instants, nous découvririons que nous avons bien des idées en commun. Voici justement la Cloche Bleue, un endroit des plus agréables ! L’ale y est excellente, monsieur. Ne me ferez-vous pas l’amitié d’en partager un pot avec moi ? »

Il y avait quelque chose de si ambigu et de si secret dans les manières du petit homme, que j’avoue que ma curiosité en fut éveillée. Tout en me blâmant de la nouvelle imprudence que je commettais, j’acceptai sa proposition ; et bientôt nous fûmes assis en tête à tête, devant un broc de bière épicée. L’homme baissait la voix au moindre murmure.

« Allons, monsieur, dit-il, à la santé du Grand Homme ! Je suppose que vous me comprenez ! Non ? » Il se pencha en avant au point que nos nez se touchèrent. « À la santé de l’Empereur ! »

Je me sentis extrêmement embarrassé, et, en dépit de l’apparence ingénue du personnage, quelque peu épouvanté. Un espion ? Non, il était trop niais, et trop hardi, pour être un espion. Mais, à le supposer honnête, il était vraiment trop indiscret, et il y avait danger, pour un prisonnier évadé, à l’encourager. En conséquence, je pris un parti moyen : j’acceptai son toast en silence et vidai mon verre sans enthousiasme. L’homme se mit ensuite à abonder en éloges de Napoléon. Je ne crois pas que jamais, en France, j’aie entendu exalter l’empereur en des termes d’une frénésie aussi peu renseignée.

« Et ce Caffarelli, poursuivait-il, hein ? ce doit être un gaillard étonnant, n’est-ce pas ? Je n’en ai guère entendu parler, jusqu’à présent. Pas de détails, monsieur, pas de détails ! Ah ! nous avons bien de la peine, ici, à obtenir des informations exactes et sûres ! »

Je le laissai parler, m’efforçant toujours de ne point paraître l’approuver. Le pauvre homme m’interrogeait de tous ses yeux : je voyais que ma réserve lui causait une véritable angoisse. Enfin il s’écria :

« Non, vous ne pouvez pas me tromper ! Vous avez servi sous ses ordres ! Vous êtes un Français ! J’ai le bonheur inespéré de pouvoir tenir par la main un homme de cette race de héros, un pionnier des glorieux principes de liberté et de fraternité !… Chut !… Non, ce n’est rien ! Je croyais qu’il y avait quelqu’un à la porte. Dans ce misérable pays d’esclaves, nos âmes même ne nous appartiennent pas ! Et cependant, ici aussi, la lumière est en marche. Le bon levain agit, monsieur, il agit sous terre ! Même dans cette ville, nous sommes quelques esprits hardis et libres, qui nous réunissons tous les mercredis. Il faut que vous restiez quelques jours à Durham, pour assister à nos séances ! Oh, ce n’est pas dans cette maison que nous venons ! Dans une autre, plus tranquille ! L’ale y est bonne aussi, d’ailleurs, plus sucrée qu’à la Cloche Bleue. Vous vous trouverez parmi des amis, parmi des frères ! Et j’ose vous promettre que vous entendrez exprimer quelques sentiments bien audacieux ! poursuivit le petit homme, enflant la voix, en même temps qu’il élargissait sa petite poitrine. La monarchie, le christianisme, tous ces attrape-nigauds d’un passé suranné, la Libre Confraternité de Durham et Tyneside se fait gloire de les flétrir !

Ce n’était guère là une aimable perspective pour un homme dont l’unique désir était d’éviter qu’on le remarquât ? Décidément, la Libre Confraternité n’avait point de charmes pour moi ; les « sentiments audacieux » ne faisaient point partie de mon bagage, et je me demandais avec inquiétude comment j’allais parvenir à me dégager.

« Vous me semblez oublier, dis-je, que Bonaparte a au contraire rétabli la religion chrétienne !

— Hé ! monsieur, simple mesure politique ! s’écria-t-il. Vous ne comprenez pas Napoléon ! Personne, d’ailleurs, en France, ne le comprend ! J’ai suivi toute sa carrière ! Je puis vous expliquer sa politique depuis a jusqu’à z. Par exemple, pour les affaires de la Péninsule, dont vous parliez tantôt, si vous voulez bien venir avec moi chez un de mes amis, qui possède une carte de l’Espagne, je me fais fort de vous expliquer en une demi-heure, clair comme le jour, le cours entier de la campagne ! »

Cela dépassait la mesure ! À choisir entre les deux extrêmes, je préférais encore le tory anglais. J’alléguai une migraine subite, convins d’un rendez-vous pour le lendemain, courus à l’auberge, bouclai mon sac et, vers neuf heures du soir, m’enfuis de ce voisinage maudit. La nuit était froide, claire, étoilée, et la route sèche, avec une couche de gel.

En dépit du froid, de l’obscurité, et des voleurs si fréquents alors sur les routes, et des ornières, je résolus de marcher jusqu’à l’heure du déjeuner. Et le fait est que le reste de la nuit se passa pour moi sans encombre, de même, sans doute, que la journée suivante, car je m’aperçois que celle-ci ne m’a laissé aucun souvenir.

Ce fut, j’imagine, le soir de ce jour — car je me souviens de m’être mis au lit de très bonne heure — que j’arrivai dans une très agréable auberge anglaise à l’ancienne mode, où je fus reçu par une jeune servante jolie à ravir. J’échangeai avec elle maint propos plaisant pendant mon dîner et, plus tard, dans ma chambre, où elle s’occupait à réchauffer mon lit avec une bassinoire d’étain plus grande qu’elle-même. Je ne saurais expliquer pourquoi, à moins que ce ne fût par attrait pour ses grands yeux impertinents, mais je ne pus pas m’empêcher de faire d’elle ma confidente ; je lui dis que j’étais attaché de tout mon cœur à une jeune dame d’Écosse, et j’eus un plaisir tout particulier à recevoir ses encouragements, mêlés d’une bonne dose de malice rustique.

Cette nuit-là, tandis que je dormais, la malle descendante s’arrêta à notre auberge pour le souper ; et l’un des passagers laissa sur la table, en repartant, son exemplaire de l’Edinburgh Courant. Si bien que, le lendemain matin, la jolie servante, quand elle vint dans ma chambre avec mon déjeuner, eut la gracieuse attention de me remettre ce journal, en m’assurant que j’y trouverais des nouvelles de la dame de mon cœur. Je saisis le papier avec empressement, pensant trouver, tout au moins, quelques nouveaux détails au sujet de notre évasion. Mais, là-dessus, le journal était muet ; et je me préparais déjà à le jeter, lorsque mes yeux tombèrent sur un paragraphe qui me concernait d’une façon encore plus directe. Faa était à l’hôpital, gravement malade, et l’on venait d’arrêter Sim et Candlish, qui tous deux s’étaient obstinément refusés à dénoncer leur complice,

Ainsi ces deux hommes avaient été, jusqu’au bout, d’une loyauté parfaite à mon endroit ! J’en fus très touché, et tout de suite je me dis que j’aurais, pour ma part, à faire preuve envers eux de la même loyauté. Pour peu que ma visite à mon oncle me réussît, je résolus de revenir aussitôt à Édimbourg, pour confier l’affaire de mes deux amis aux mains d’un bon avocat et pour leur faire parvenir, à tout le moins, une forte somme en dédommagement. Je pris cette résolution sur-le-champ, et je ne puis dire combien j’en fus ravi, malgré tout ce qu’elle avait d’imprudent et de dangereux. Je dois ajouter seulement que, peut-être, Candlish et Sim n’étaient qu’un prétexte dont je me justifiais à moi-même ma résolution. Je me proposais de retourner à Édimbourg pour leur venir en aide ; mais, sans doute, c’était sur un autre objet que se trouvaient fixés mon cœur et mes yeux. Un vent est toujours bien venu qui souffle du côté où l’on désire aller ; et vous pouvez être assurés qu’il n’y avait pour moi rien de déplaisant dans une circonstance qui devait me ramener vers Édimbourg, c’est-à-dire vers Flora. Dès cet instant, je commençai à me complaire dans la méditation de mille scènes fictives, où je confondais la tante, flattais Ronald et déclarais mon amour à ma bien-aimée.

« Oui, en effet, dis-je à la servante, votre journal m’a apporté des nouvelles de la dame de mon cœur, et des nouvelles excellentes, par-dessus le marché ! »

Tout ce jour-là, j’allai sous un vent d’hiver aigre et pénétrant. Mais je bénissais ce vent, pour l’occasion qu’il me procurait de m’enrouler dans mon plaid ; et c’était comme si j’avais senti les bras mêmes de Flora serrés autour de moi.