Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 200-211).


CHAPITRE XIV.

LA BIBLIOTHÈQUE.


La lumière vacillante d’une lampe brille par la fenêtre de ma dame. Pourquoi la lampe d’une beauté brille-t-elle à l’heure de minuit ?
Vieille ballade.


La vie qu’on menait à Osbaldistone-Hall était trop uniforme pour que je vous la décrive. Diana Vernon et moi, nous employions la plus grande partie de notre temps à étudier ensemble ; le reste de la famille tuait la journée en amusements convenables à la saison, et auxquels nous prenions part quelquefois. Mon oncle faisait tout par habitude, et il s’était tellement habitué à ma présence et à ma manière de vivre, qu’il avait pour moi une sorte d’affection. Je me serais sans doute élevé beaucoup plus haut dans ses bonnes grâces, si j’avais employé pour cela les artifices dont se servait Rashleigh, qui, profitant de l’éloignement de son père pour les affaires, s’était peu à peu insinué dans l’administration de ses biens. Mais quoique je prêtasse avec empressement à mon oncle les secours de ma plume et de mon arithmétique toutes les fois qu’il en avait besoin pour correspondre avec ses voisins ou régler un compte avec un fermier, et que je fusse ainsi un hôte plus utile dans sa famille qu’aucun de ses fils, cependant je ne voulais pas me charger entièrement du soin de ses affaires ; de sorte que le bon chevalier, tout en reconnaissant que son neveu Frank était un garçon sûr et habile, ajoutait presque toujours qu’il n’aurait pas cru que Rashleigh lui fût aussi nécessaire.

Comme il est désagréable de vivre dans une famille et d’être mal avec tous ses membres, je fis quelques efforts pour gagner la bienveillance de mes cousins ; je changeai mon chapeau galonné contre une casquette de jockey, et je fis quelques progrès dans leur estime ; je domptai un jeune cheval d’une manière qui m’avança encore plus dans leurs bonnes grâces. Un pari ou deux perdus à propos avec Dickon, et une santé dont je fis largement raison à Percy, me mirent sur un pied d’entière familiarité avec les jeunes squires, excepté avec Thorncliff.

J’ai déjà parlé de l’éloignement qu’avait pour moi ce jeune homme qui, doué d’un peu plus de bon sens qu’aucun de ses frères, avait aussi un plus mauvais caractère. Bourru et querelleur, il était mécontent de mon séjour à Osbaldistone-Hall, et voyait d’un œil jaloux mon intimité avec Diana Vernon, que certain pacte de famille lui promettait pour épouse. On ne saurait dire qu’il l’aimait, au moins sans profaner ce mot ; mais il la regardait comme lui appartenant en quelque sorte, et se sentait piqué d’une usurpation qu’il ne savait comment prévenir ou faire cesser. J’essayai plusieurs fois de me réconcilier avec lui, mais il repoussa toujours mes avances, à peu près avec autant de grâce qu’un mâtin qui s’apprête à mordre la main étrangère qui vient le caresser. Je le laissai donc à sa mauvaise humeur, et ne m’en occupai pas davantage.

Telle était ma position à l’égard de la famille d’Osbaldistone-Hall. Mais je dois parler d’un autre habitant du château avec lequel je m’entretenais quelquefois ; c’était André Fairservice, le jardinier, qui, depuis qu’il avait découvert que j’étais protestant, me laissait rarement passer sans m’ouvrir sa tabatière. Cette politesse lui valut quelques avantages. D’abord elle ne lui coûtait rien, car je ne prenais jamais de tabac ; ensuite elle lui fournissait un excellent prétexte pour laisser reposer sa bêche quelques minutes, car il aimait assez à interrompre son travail ; mais, surtout, ces courtes entrevues lui donnaient occasion de débiter les nouvelles qu’il avait réunies, ou les remarques satiriques qu’inspire à un habitant du nord son humeur caustique.

« Je vous apprendrai, monsieur, » me dit-il un soir avec un air qui annonçait quelque nouvelle, « que j’ai été au Trinlay-Knowe.

— Bien, André, et je présume que vous avez appris quelque nouvelle au cabaret ?

— Je ne vais jamais au cabaret, monsieur… c’est-à-dire à moins qu’un voisin ne me régale d’une pinte de bière ou de quelque autre chose de pareil, car y aller à mes propres frais, ce serait perdre un temps précieux et un argent durement gagné. J’ai donc été au Trinlay-Knowe, comme je vous disais, pour une petite affaire à moi personnelle avec Mattie Simpson, qui a besoin d’une mesure ou deux de poires ; et il y en aura encore assez au château. Comme nous allions conclure le marché, arriva Pato Macready, le marchand voyageur.

— Le colporteur, voulez-vous dire ?

— Comme Votre Honneur voudra l’appeler. Ce n’en est pas moins un métier honorable et lucratif, et on l’a souvent exercé dans ma famille. Pate est mon arrière-cousin, et nous étions fort aises de nous revoir.

— Et vous avez vidé un pot de bière ensemble, je présume ? Au nom du ciel, abrégez.

— Patience, patience ; vous autres gens du midi vous êtes toujours pressés. Il y a là quelque chose qui vous regarde, donnez-moi le temps de vous le conter. Un pot de bière, disiez-vous ? Pate m’offrit de m’en payer un, mais Mattie nous donna une jatte de lait écrémé et un de ses gros pains d’avoine qui n’était pas plus sec et pas plus cuit qu’un morceau de gazon. Oh ! où sont nos bons gâteaux du nord cuits sur le gril ? Nous nous assîmes, et nous commençâmes à causer.

— Je vous en prie, dites-moi vos nouvelles, si vous en savez, car je ne peux pas rester toute la nuit ici.

— Alors, puisque vous le voulez, il y a du bruit à Londres ; ils sont tous clean wud, pour le coup qui s’est fait ici.

Clean wood[1] ? qu’est-ce que cela ?

— C’est-à-dire qu’ils sont fous à lier ; le diable est sur Jack Wabster[2].

— Mais qu’est-ce que tout cela signifie ? Qu’avons-nous à démêler avec Jack Wabster ? quel coup ? et que voulez-vous dire ?

— Eh ! dit André avec un air mystérieux, la valise de cet homme ?

— Quelle valise ? et en quoi cela me touche-t-il ?

— Le porte-manteau de ce Morris, qu’il prétend avoir perdu là-bas. Si cela ne touche pas Votre Honneur, cela me touche encore moins, et je ne veux pas perdre cette belle soirée. »

Et comme s’il eût été pris d’un accès violent d’activité, André se remit à travailler.

Mon attention avait été éveillée, comme le rusé gaillard l’avait prévu, et ne voulant pas lui faire de questions directes qui pussent trahir l’intérêt que je prenais à cette affaire, j’attendais que son humeur communicative lui fît reprendre son histoire. Mais il continua de travailler avec ardeur, parlant de temps à autre, mais sans dire un mot des nouvelles de Macready. Je l’écoutais en le maudissant du fond de mon cœur, et désirant voir combien de temps l’esprit de contradiction l’emporterait chez lui sur le vif désir qu’il semblait avoir de parler.

« Je suis en train de planter des asperges, et je sèmerai ensuite des haricots ; ils ne manqueront pas de légumes au château pour garnir leur petit salé. Grand bien leur fasse ! Et quel fumier tiens-je de l’intendant ! Il devrait y avoir au moins de la paille d’avoine, et je n’y aperçois que des cosses de pois sèches. Il est vrai que chacun fait ici à sa tête, et le chasseur, par exemple, vend, je crois, la meilleure litière de l’écurie. Mais quoi qu’il en soit, profitons de cette journée au moins, car le temps s’est éclairci, et s’il y a un beau jour dans la semaine, on peut être sûr que c’est le dimanche ; néanmoins ce beau temps pourra durer jusqu’à lundi matin, s’il plaît au ciel, et alors à quoi bon me fatiguer les reins ? Mais je crois qu’il est temps de rentrer, voilà le couvre-feu qui sonne, comme ils appellent leur sonnerie. »

Aussitôt, appuyant les deux mains sur sa bêche, il l’enfonça en terre ; me regardant alors avec l’air de supériorité d’un homme qui sait d’importantes nouvelles, et qui peut les taire ou les dire à son gré, il baissa les manches de sa chemise, et alla lentement prendre sa veste qu’il avait pliée et posée avec soin sur un banc.

Il me faut expier la faute d’avoir interrompu cet ennuyeux bavard, pensai-je, et écouter l’histoire de M. Fairservice comme il voudra me la raconter. Prenant donc la parole, je lui dis :

« Eh bien ! André, quelles sont donc ces nouvelles de Londres que vous a racontées votre cousin le marchand ambulant ?

— Le colporteur, voulez-vous dire ? reprit André… Mais appelez-les comme vous voudrez ; ils sont très-utiles dans un pays où les villes sont aussi rares que dans ce comté de Northumberland. En Écosse, c’est bien différent ; le comté de Fife, par exemple, c’est comme une grande cité, tant il y a de bourgs royaux qui se touchent l’un l’autre, comme les perles d’un collier, avec leurs grandes rues, et leurs maisons de pierre et de chaux, leurs escaliers en dehors… Kirkcaldy, qui en est la capitale, est plus grande qu’aucune ville d’Angleterre.

— Tout cela est sans doute beau et superbe, mais vous parliez tout à l’heure des nouvelles de Londres, André ?

— Oui, répondit André, mais je croyais que Votre Honneur ne se souciait guère de les connaître. Toutefois, continua-t-il en ricanant, Pate Macready prétend qu’ils sont très en colère à Londres, dans leur parlement, pour le vol fait à ce Morris.

— Dans le parlement, André ! et comment en ont-ils été instruits ?

— C’est justement ce que j’ai dit à Pate ; si cela vous intéresse, je vous rapporterai sa réponse en propres termes ; ça ne vaut pas la peine de faire un mensonge… Pate, lui dis-je, qu’est-ce donc que les lords, les lairds et les gentlemen de Londres ont affaire avec cette valise ? Quand nous avions un parlement en Écosse (maudits soient ceux qui nous l’ont enlevé !), ils étaient tranquillement assis à faire des lois pour le royaume, sans fourrer leur nez dans des affaires qui sont de la compétence des juges ordinaires. Mais je crois que si une marchande de choux arrachait le bonnet de sa voisine, ils la traduiraient devant le parlement de Londres. Ils sont aussi raisonnables que notre vieux laird, ses fils, avec ses piqueurs, ses chiens et tout son attirail de chasse, courant tout le jour après une pauvre bête qui ne pèsera pas six livres quand ils l’auront prise.

— Vous raisonnez fort bien, André, lui dis-je pour l’encourager à continuer ; et que répondit Pate ?

— Qu’est-ce qu’on peut attendre de ces Anglais ?… Mais pour en revenir à ce vol, ils se sont chamaillés comme quand ils sont au milieu de leurs querelles de wighs et de torys, s’apostrophant les uns les autres comme des vauriens… Un bavard s’est levé et a dit que le nord d’Angleterre était rempli de jacobites (et de vrai, il ne se trompait guère) ; qu’ils avaient presque levé l’étendard ; qu’un messager du roi avait été arrêté et volé sur la grande route ; que les meilleures familles du Northumberland étaient compromises ; qu’on lui avait pris de l’or et des papiers importants ; que les lois n’offraient pas de remèdes suffisants : car le volé, ayant porté plainte chez le juge de paix le plus voisin, avait trouvé ses deux voleurs à boire avec lui ; qu’ils l’avaient même forcé à retirer sa plainte, et que l’honnête homme qu’on avait dépouillé de son argent avait été forcé de quitter le pays, de peur qu’on ne lui fît un mauvais parti.

— Tout cela est-il bien vrai, André ?

— Pate jure que cela est aussi vrai que son aune est d’une longueur juste (et elle l’est bien véritablement, sauf un pouce de moins que la mesure anglaise). Et quand ce bavard eut parlé, on demanda les noms à grands cris, et il nomma Morris, votre oncle, et M. Inglewood, et d’autres encore (ajouta-t-il en me regardant d’un air significatif). Alors un autre du parti opposé se leva, et demanda si l’on accuserait les meilleurs gentilshommes du pays, sur la déposition d’un poltron ; car ce Morris avait été chassé de son régiment pour avoir pris la fuite en Flandre ; qu’il était à présumer que tout cela avait été concerté entre le ministre et lui avant son départ de Londres, et que si l’on ordonnait une enquête, on pourrait bien trouver l’argent près du palais de Saint-James. Alors ils mandèrent Morris à la barre, comme ils disent, pour voir ce qu’il dirait de l’affaire. Mais ceux qui étaient contre lui firent tant de bruit sur sa désertion, et sur tout le mal qu’il pouvait avoir fait jusque-là, que Pate assura qu’il avait plutôt l’air d’un mort que d’un vivant, et qu’il fut impossible de tirer de lui une parole de bon sens, tant il était effrayé. Il paraît que sa tête ne vaut pas mieux qu’un navet gelé. Ils auraient crié long-temps avant d’empêcher André Fairservice de parler.

— Et comment tout cela finit-il, André ? votre ami le sait-il ?

— Oui, sans doute. Il a différé son départ de huit jours, afin d’apporter des nouvelles à ses pratiques. Tout cela s’est tourné en eau claire. Celui qui avait parlé le premier recula, et dit que, bien qu’il crût que l’homme avait été volé, il reconnaissait qu’il pourrait s’être trompé sur les circonstances. Alors son adversaire se leva, et dit qu’il se souciait peu que Morris eut été volé ou non, pourvu qu’on n’attaquât point la réputation et l’honneur des gentilshommes du nord de l’Angleterre ; car continua-t-il, je viens moi-même du nord de l’Angleterre, et je m’en moque autant que d’un bodle[3], qu’ils le sachent. Et ils appellent cela s’expliquer ! l’un cède un morceau, l’autre un autre, et les voilà amis plus que jamais. Après que les communes eurent tourné et retourné Morris et son vol jusqu’à en être las, les lords ont voulu aussi y fourrer le nez. Dans notre pauvre parlement d’Écosse, ils siégeaient tous ensemble, et n’avaient pas besoin de s’occuper deux fois de la même chose ; mais là-bas les lords commencèrent tout de plus belle, comme si l’on n’eût encore rien dit. On parla d’un Campbell qui aurait trempé plus ou moins dans cette affaire, et qui avait montré pour sa justification un certificat du duc d’Argyle. Cela mit Mac-Callum More fort en colère, comme de raison ; il se leva vivement, et leur lançant un regard furieux, il leur dit qu’il n’y avait pas un Campbell qui ne fût sage, brave et honnête homme comme le vieux sire John Græme. Maintenant, si Votre Honneur n’a aucune espèce de lien de famille avec les Campbell, comme je n’en ai aucun aussi loin que j’examine ma parenté, je lui dirai mon avis sur ce sujet.

— Je puis vous assurer que je ne suis parent d’aucun gentilhomme de ce nom.

— Alors nous pouvons parler à notre aise. Il y a du bon et du mauvais parmi ces Campbell comme ailleurs. Mais Mac-Callum More a beaucoup d’influence parmi eux, car il n’est précisément ni de l’un ni de l’autre parti, et ni l’un ni l’autre ne veut se mettre en guerre avec lui. On a donc déclaré fausse et calomnieuse la plainte de Morris, qui, s’il ne se fût pas rétracté, aurait pu aller prendre l’air au pilori pour avoir fait une fausse déposition. »

En disant ces mots, l’honnête André rassembla ses bêches et ses râteaux, et les jeta dans une brouette, sans se hâter toutefois, me laissant tout le temps de lui faire toutes les questions que je voudrais avant qu’il les eût déposés à la serre où ils devaient rester le lendemain. Je crus qu’il valait mieux lui tout raconter sur-le-champ, de peur que le drôle n’attribuât mon silence à des motifs trop graves.

« J’aurais voulu voir votre compatriote, André, et apprendre de lui-même ces nouvelles. Vous savez sans doute que cet imbécile de Morris m’a causé quelque désagrément (ici André ricana d’un air significatif), et je désirerais me trouver avec votre cousin le marchand pour lui faire quelques questions sur ce qu’il a appris à Londres, si cela ne le dérange pas trop.

— Rien de plus aisé, répondit André ; je n’ai qu’à faire entendre à mon cousin que vous avez besoin de quelques paires de bas, et il viendra vous trouver aussi vite que ses jambes pourront l’amener.

— Oh ! oui, assurez le que je ferai des emplettes ; comme la soirée est belle, je me promènerai dans le jardin jusqu’à son arrivée ; la lune va bientôt se lever. Amenez-le à la petite porte de derrière ; je vais m’amuser à regarder les buissons et les massifs au clair de la lune.

— Bien, bien ; c’est ce que j’ai souvent dit : la feuille du chou brille beaucoup au clair de la lune ; c’est comme une dame au milieu de ses bijoux. »

En parlant ainsi Fairservice s’en alla joyeusement. Il avait environ deux milles à faire, et il entreprit cette course avec plaisir pour procurer à son cousin le débit de quelques articles de son commerce, quoique probablement il n’eût pas dépensé six sous pour le régaler d’un pot d’ale. La bienveillance d’un Anglais se fût manifestée d’une manière tout opposée, pensais-je en parcourant les allées de gazon bordées de haies élevées de houx et d’ifs, qui composent l’antique jardin d’Osbaldistone-Hall.

En revenant sur mes pas, il était naturel que mes yeux se portassent sur les fenêtres de la vieille bibliothèque ; elles étaient étroites, mais en assez grand nombre, et donnaient sur le jardin en face de moi. J’y vis briller de la lumière ; je n’en fus pas surpris, car je savais que miss Vernon y allait souvent le soir, bien que par délicatesse je me fusse imposé la loi de ne jamais aller la trouver à cette heure, où le reste de la famille étant à table pour toute la soirée, nos entrevues auraient été réellement des tête-à-tête. Le matin nous faisions ordinairement une lecture ensemble dans cette pièce ; mais alors il arrivait souvent que quelques-uns de nos cousins entraient afin de prendre quelque vieux livre pour en faire des bourres de fusil, sans égard pour ses dorures et ses enluminures, ou pour nous dire de quel côté se dirigeait la chasse, ou enfin parce qu’ils n’avaient rien de mieux à faire. Enfin, la bibliothèque était le matin une sorte de salle commune, où les deux sexes pouvaient se rencontrer comme sur un terrain neutre. Le soir c’était différent ; élevé dans un pays où l’on est (du moins on l’était alors) très-scrupuleux sur les bienséances, je désirais montrer de la réserve et une observation des convenances que l’inexpérience de miss Vernon lui faisait négliger. Je lui fis donc comprendre, aussi délicatement que je pus, qu’il était convenable qu’un tiers fût présent à nos études du soir.

Miss Vernon en rit d’abord, puis rougit, et parut prête à se fâcher ; mais, changeant tout à coup d’idée, elle me dit : « Je crois que vous avez raison, et quand je me sentirai un grand désir de me livrer à l’étude, j’engagerai la vieille Martha à venir prendre une tasse de thé avec nous pour me servir de paravent. »

Martha, la vieille femme de charge, partageait les goûts des autres habitants du château ; une bouteille et une rôtie lui plaisaient plus que tout le thé de la Chine. Cependant, comme l’usage de cette boisson était réservé aux personnes comme il faut, Martha était flattée de l’invitation ; et au prix d’une grande consommation de sucre, de pain rôti et de beurre, nous obtenions quelquefois d’elle qu’elle nous tînt compagnie. Du reste, tous les domestiques évitaient d’approcher de la bibliothèque dès que la nuit était venue, parce qu’ils croyaient que cette partie du château était hantée par des esprits. Les plus poltrons avaient entendu du bruit quand tout le monde était endormi, et même les jeunes squires n’aimaient point à entrer sans nécessité dans cette redoutable enceinte.

L’idée que la bibliothèque avait été pendant quelque temps la retraite favorite de Rashleigh, qu’une porte secrète communiquait de cette pièce à l’appartement éloigné et isolé qu’il s’était choisi, loin de détruire les terreurs qu’inspirait ce lieu, les avait encore augmentées. La connaissance circonstanciée qu’il avait de ce qui se passait dans le monde, sa profonde instruction dans toute espèce de sciences, quelques expériences physiques qu’il avait faites devant toute la famille, suffisaient dans cette maison d’ignorance et de bigoterie pour lui faire attribuer du pouvoir sur les esprits. Il entendait le grec, le latin, l’hébreu : aussi, comme le disait son frère Wilfred, il n’avait pas besoin d’avoir peur des revenants, des diables ou des lutins. Les domestiques assuraient même qu’ils l’avaient entendu faire conversation dans la bibliothèque quand tout le monde était couché au château, qu’il passait la nuit à veiller avec des revenants, et la matinée à dormir au lieu de conduire les chiens comme un digne Osbaldistone.

J’avais entendu répéter ces bruits absurdes, et, comme on le pense bien, j’en avais ri. Mais la solitude dans laquelle cette chambre mal famée était laissée chaque soir après le couvre-feu, était pour moi une nouvelle raison de ne point aller trouver miss Vernon quand elle s’y retirait.

Pour en revenir à ce que je disais, je ne fus pas surpris de voir de la lumière dans la bibliothèque ; mais je fus étonné de voir distinctement les ombres de deux personnes la traverser et passer entre la lumière et la première fenêtre, qui resta alors dans l’obscurité. C’est sans doute la vieille Martha, pensai-je, que Diana a engagée à lui tenir compagnie ce soir, ou bien je me suis trompé, et j’aurai pris l’ombre de Diana pour une seconde personne. Non, par le ciel !… je les vois encore à la seconde fenêtre… deux personnes distinctes ; elles disparaissent encore… les voici à la troisième fenêtre… À la quatrième. Qui peut être avec Diana à cette heure ? Les deux ombres passèrent deux fois de suite entre la lumière et les fenêtres, comme pour me convaincre pleinement que je ne m’étais pas trompé ; puis les lumières s’éteignirent, et je ne vis plus rien.

Quelque frivole que fût cette circonstance, elle m’occupa long-temps. Je ne pouvais supposer que dans mon amitié pour miss Vernon il entrât quelque vue personnelle, et cependant on ne saurait croire combien je fus affecté de l’idée qu’elle accordait à quelqu’un des entrevues particulières à une heure et dans un lieu où je lui avais fait entendre, par délicatesse, qu’il n’était pas convenable que je l’allasse trouver.

« Femme folle et incorrigible ! me dis-je à moi-même, avec qui tous les avis et toute délicatesse sont perdus ! je me suis laissé tromper par ses manières simples, qu’elle peut prendre sans doute aussi facilement qu’elle prendrait un chapeau de paille à la mode pour faire parler d’elle. Malgré la supériorité de son esprit, je crois que la société d’une demi-douzaine de fous pour jouer au wisk lui ferait plus de plaisir que l’Arioste lui-même s’il revenait à la vie. »

Ce qui donnait du poids dans mon esprit à ces réflexions, c’est que m’étant décidé à montrer à Diana ma traduction des premiers chants de l’Arioste, je l’avais priée d’engager Martha à venir prendre du thé le soir dans la bibliothèque, et que miss Vernon avait refusé sous un prétexte qui m’avait semblé assez frivole. Comme je réfléchissais sur ce pénible sujet, la porte de derrière du jardin s’ouvrit, et les figures d’André et de son compatriote chargé de sa balle traversèrent l’allée éclairée par la lune, et appelèrent mon attention.

Je trouvai en M. Macready, comme je m’y attendais, un Écossais rusé et retors, grand recruteur de nouvelles, autant par goût que par état. Il me raconta en détail ce qui s’était passé dans la chambre des communes et dans celle des lords, au sujet de l’affaire de Morris, dont on s’était servi, à ce qu’il paraît, comme d’une pierre de touche pour connaître l’esprit du parlement. Il m’apprit aussi, comme me l’avait déjà dit André, que le ministère ne s’était pas trouvé assez fort pour soutenir une accusation qui compromettait des hommes d’un certain rang, et qui n’était fondée que sur la déposition d’un individu d’une réputation aussi équivoque que ce Morris, qui, de plus, se contredisait à chaque instant dans son récit. Macready me donna même un exemplaire d’un journal qui circulait rarement hors de Londres, et qui contenait le résumé des débats, aussi bien que le discours du duc d’Argyle, imprimé, dont il avait acheté plusieurs exemplaires des colporteurs, parce que, me dit-il, cet article serait d’un bon débit de l’autre côté de la Tweed. Ce journal était une sèche analyse, qui ne m’en apprit guère plus que ne m’en avait dit l’Écossais ; et le discours du duc, quoique plein de chaleur et d’éloquence, était rempli presqu’en entier par un panégyrique de son pays, de sa famille et de son clan, suivi de quelques compliments aussi sincères sans doute, quoique plus modérés, qu’il saisissait cette favorable occasion de s’adresser à lui-même. Je ne pus apprendre exactement si ma réputation avait été compromise ; mais je vis que l’honneur de la famille de mon oncle avait été attaqué, et que Morris avait déclaré que ce Campbell, qu’il indiquait comme le plus ardent de ses deux voleurs, avait déposé en faveur d’un M. Osbaldistone, et avait procuré son élargissement par la connivence du juge. Cette partie de la déposition de Morris s’accordait avec mes propres soupçons, qui s’étaient portés sur Campbell dès que je l’avais vu paraître chez le juge Inglewood. Tourmenté singulièrement par cette affaire extraordinaire, je congédiai les deux Écossais après avoir acheté quelques objets à Macready et avoir remercié Fairservice ; et je me retirai dans ma chambre pour réfléchir sur ce que j’avais à faire afin de défendre mon honneur aussi publiquement attaqué.



  1. Clean wud en écossais signifie entièrement fou ; mais en anglais clean wood veut dire bois propre. C’est donc ici un jeu de mots. a. m.
  2. The deil’s over Jack Wabster, phrase proverbiale écossaise pour signifier que quelqu’un est dans de mauvaises affaires, qu’il a de vilaines choses sur les bras. a. m.
  3. Pièce de monnaie d’Écosse. a. m.