Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 211-216).


CHAPITRE XV.

LES SOUPÇONS.


D’où viens-tu ? qui es-tu ?
Milton.


Après avoir passé la nuit à réfléchir sur les nouvelles que j’avais apprises, je pensai d’abord que je devais retourner à Londres le plus tôt possible, et repousser par ma présence les calomnies répandues contre moi. Mais j’hésitai à prendre ce parti, connaissant le caractère de mon père, qui était absolu dans ses volontés sur tout ce qui tenait à sa famille. Il avait certainement assez d’expérience pour m’indiquer ce que je devais faire, et ses liaisons avec les whigs les plus distingués, alors en possession du pouvoir, lui donnaient assez de crédit pour obtenir qu’on entendît ma justification. Je jugeai donc plus sûr d’écrire à mon père un récit détaillé de mon aventure ; et comme les relations entre Osbaldistone-Hall et la poste la plus voisine étaient peu fréquentes, je résolus d’aller à la ville, éloignée de dix milles, afin de déposer moi-même la lettre à la poste.

Je commençai, en effet, à trouver étrange qu’ayant quitté Londres depuis plusieurs semaines je n’eusse reçu aucune lettre de mon père, ni d’Owen, quoique Rashleigh eût écrit à sir Hildebrand pour lui annoncer son heureuse arrivée et l’accueil bienveillant que lui avait fait son oncle. En supposant que j’eusse été blâmable, je ne méritais pas, à mon jugement au moins, d’être aussi complètement oublié par mon père, et je pensai qu’en allant à la ville je trouverais quelque lettre de lui, qui sans cela m’arriverait beaucoup plus tard. Je terminai ma lettre relative à l’affaire de Morris, en exprimant le vif désir que mon père voulût bien m’honorer de quelques lignes, ne fût-ce que pour me donner ses avis ou ses ordres dans une affaire aussi délicate, et où mon expérience ne pouvait suffire pour me guider. Ne pouvant prendre sur moi de solliciter mon rappel à Londres, je cachai mon désir de rester à Osbaldistone-Hall, sous le voile de la soumission aux volontés de mon père, et je ne doutai pas qu’il ne prît le change sur mes dispositions. Je demandai seulement à venir à Londres pour quelques jours au moins, afin de détruire les infâmes calomnies qui avaient circulé si publiquement contre moi. Après avoir terminé ma lettre, dans laquelle un vif désir de me justifier s’alliait à la répugnance de quitter le lieu de ma résidence actuelle, je montai à cheval pour aller la porter à la poste. J’y trouvai la lettre suivante de mon ami Owen :

« Mon cher monsieur Francis,

« J’ai reçu la vôtre par M. Rashleigh Osbaldistone, et j’ai pris note du contenu. J’aurai pour M. R. O. toutes les attentions possibles, et je l’ai déjà conduit à la banque et à la douane. Il paraît sobre, habile, et mord aux affaires ; il sera donc utile à la maison : j’aurais désiré qu’un autre que lui eût dirigé sa pensée de ce côté, mais la volonté de Dieu soit faite ! Comme l’argent peut être rare dans le pays où vous êtes, vous m’excuserez de vous envoyer ci-incluse une lettre de change de 100 livres, à six jours de vue, sur MM. Hooper et Girder, de Newcastle, qui, je n’en doute pas, y feront honneur. Je suis, comme je le dois, mon cher monsieur Frank, votre respectueux et obéissant serviteur.

« Joseph Owen. »

« P. S. J’espère que vous m’accuserez réception de celle-ci. Je suis affligé de recevoir si peu de vos nouvelles. Votre père dit qu’il se porte comme à l’ordinaire, mais il n’a pas bonne mine. »

En lisant ce billet écrit par le vieil Owen dans son style de commerce, je m’étonnai qu’il ne me parlât nullement de la lettre confidentielle que je lui avais adressée pour lui faire connaître le véritable caractère de Rashleigh, quoiqu’il se fût écoulé tout le temps nécessaire pour qu’il l’eût reçue. Je l’avais envoyée à la poste par un domestique du château, et je n’avais aucun motif de craindre qu’elle se fût égarée en route. Comme elle contenait des choses fort importantes pour mon père et pour moi, j’écrivis sur-le-champ à Owen à peu près dans les mêmes termes, le priant de me faire savoir par le retour du courrier s’il l’avait reçue. Je lui accusai en même temps réception de la lettre de change, et lui promis d’en faire usage si j’avais besoin d’argent. Il me semblait singulier que mon père laissât à son commis le soin de fournir à mes besoins ; mais j’en conclus que c’était une affaire convenue entre eux. D’ailleurs, quoi qu’il en fût, Owen était garçon, à son aise, et m’était fort attaché ; ainsi je pouvais accepter sans hésiter cette petite somme que je m’empresserais de lui rendre si mon père ne la lui avait déjà remboursée ; je lui écrivis dans ce sens. Un négociant à qui le maître de poste m’adressa, me donna en or le montant de la lettre de change, et je retournai à Osbaldistone-Hall, beaucoup plus riche que je n’en étais parti. Ce surcroît de finances ne m’était pas indifférent, car j’étais obligé à quelques dépenses ; et j’avais vu avec peine que ce qui me restait après les frais de mon voyage diminuait sensiblement. Cette cause d’inquiétude disparut pour le moment. En arrivant au château, j’appris que sir Hildebrand et tous ses fils étaient allés au petit bourg appelé Trinlay Knowe, pour voir, comme disait André Fairservice, une demi-douzaine de coqs se plumer mutuellement la tête.

« C’est en effet un amusement cruel, André ; je présume que vous n’en avez pas de pareil en Écosse.

— Oh ! non certes, dit André avec assurance ; » puis il modifia sa dénégation en ajoutant : « si ce n’est peut-être à la veille de quelque fête… Au reste, ils peuvent faire tout ce qu’ils voudront à cette volaille sans qu’il y ait grand mal, car elle gratte toujours dans le jardin, et il n’y a pas une fève ou un pois qui soit à l’abri de son bec. Mais qui donc a laissé la porte de la tour ouverte ? ce n’est pas M. Rashleigh, je pense, puisqu’il n’est plus ici. »

La porte de la tour dont il parlait s’ouvrait sur le jardin, au bas d’un escalier tournant qui menait à l’appartement de Rashleigh. Cet appartement était, comme je l’ai déjà dit, tout à fait isolé, et communiquait avec la bibliothèque par une porte secrète, et avec le reste du château par un passage obscur et voûté. Un sentier étroit, bordé de deux haies de houx, conduisait de la porte de la tour à une petite poterne dans le mur du jardin. Par ces moyens de communication, Rashleigh, qui s’isolait toujours du reste de la famille, pouvait à son gré quitter le château et y entrer sans que son absence ou sa présence fût remarquée. Mais depuis son départ, cet escalier et cette porte étaient hors d’usage ; c’est ce qui rendait assez remarquable l’observation d’André.

« Avez-vous vu souvent cette porte ouverte ? lui dis-je.

— Souvent n’est pas le mot, mais deux ou trois fois. C’est sans doute le prêtre, le P. Vaughan, comme ils l’appellent : car vous ne verrez pas un domestique sur cet escalier ; ils ont trop peur des esprits et des revenants. Mais le P. Vaughan se regarde comme une personne privilégiée… mais c’est pur orgueil… je parierais que le plus mauvais prédicateur qui ait jamais prononcé un sermon de l’autre côté de la Tweed chasserait un esprit deux fois plus vite que lui avec son eau bénite et ses colifichets d’idolâtrie. Je crois même qu’il ne parle pas bien latin ; au moins il ne me comprend pas quand je lui dis les noms scientifiques des plantes. »

Je n’ai encore rien dit du P. Vaughan, qui partageait son temps et ses soins spirituels entre le château d’Osbaldistone et une demi-douzaine de familles catholiques du voisinage, parce que je ne l’avais que très-peu vu. Il était âgé d’environ soixante ans, d’une bonne famille du nord, à ce que j’appris ; sa tournure était noble et imposante, son extérieur grave ; il était très-respecté par les catholiques du Northumberland, qui le regardaient comme un homme intègre et vertueux. Cependant le P. Vaughan n’était pas exempt de ces particularités qui distinguent son ordre. Il s’enveloppait d’une sorte de mystère, qui pour les protestants sentait un peu le prêtre. Les naturels d’Osbaldistone-Hall (car on peut leur donner ce nom) avaient pour lui plus de respect que d’affection. Il était évident qu’il condamnait leurs orgies, car ils se modéraient singulièrement quand le prêtre était au château. Sir Hildebrand lui-même évitait tout excès pendant ce temps, ce qui sans doute faisait que la présence du P. Vaughan était gênante et désagréable. Il avait cette insinuante habileté du bon ton, particulière aux gens de sa profession, surtout en Angleterre, où les catholiques laïques, retenus par les lois pénales, les règles de leur croyance, et les recommandations de leurs pasteurs, se montrent souvent réservés, timides même dans la société des protestants ; tandis que le prêtre, à qui sa profession permet de se mêler à des personnes de toute croyance, est ouvert, aisé et franc dans ses relations, avide de popularité, et souvent habile à l’obtenir.

Le P. Vaughan semblait être une connaissance particulière de Rashleigh ; autrement il aurait eu beaucoup de peine à se maintenir à Osbaldistone-Hall. Cela ne me donna nulle envie de me lier avec lui ; et lui-même ne me fit aucune avance ; ainsi nos relations se bornaient à un échange de politesses. Je pensai que M. Vaughan occupait sans doute l’appartement de Rashleigh pendant son séjour momentané au château, et sa profession devait l’appeler souvent dans la bibliothèque. Il était donc probable que c’était sa lumière qui avait excité mon attention dans une des soirées précédentes. Ceci me conduisit involontairement à me rappeler que les entrevues de Diana avec le prêtre avaient le même caractère mystérieux que ses relations avec Rashleigh. Je ne l’avais jamais entendue prononcer le nom du P. Vaughan ni en parler indirectement, si ce n’est la première fois que je le vis, où elle nomma le vieux prêtre et Rashleigh et elle-même, comme les seules personnes avec qui l’on pût converser au château. Cependant, bien qu’elle ne parlât jamais du P. Vaughan, son arrivée au château inspirait à miss Vernon une inquiétude et une crainte qui ne disparaissaient que lorsqu’ils avaient échangé entre eux quelques regards significatifs.

Quel que fût le mystère qui entourât les destinées de cette belle et intéressante créature, il était évident que le P. Vaughan n’y était point étranger. Peut-être, pensais-je, s’est-il chargé d’arranger son entrée dans un couvent quand elle aura refusé de s’unir à aucun de ses cousins… cela expliquerait suffisamment l’émotion qu’elle éprouve à son arrivée. Du reste ils paraissaient n’avoir pas de fréquents entretiens, et ne pas chercher à se réunir. Leur ligue, s’il en existait une entre eux, était tacite et conventionnelle ; elle dirigeait leurs actions sans qu’ils eussent besoin de se parler. Je me rappelai toutefois que je les avais vus deux ou trois fois échanger quelque signes, que j’avais alors supposé avoir rapport aux pratiques religieuses de miss Vernon, sachant avec quel art les prêtres catholiques savent conserver leur influence sur l’esprit de leurs sectateurs. Mais à présent j’étais disposé à les rattacher à quelque motif plus important et plus mystérieux. Avait-il de secrètes entrevues avec miss Vernon dans la bibliothèque ? S’ils en avaient, quel en était le sujet ? pourquoi avait-elle accordé une confiance aussi grande à un ami du perfide Rashleigh ?

Ces questions agitaient mon esprit, et y excitaient un intérêt d’autant plus vif, que je ne pouvais les résoudre. Je commençais à soupçonner que mon amitié pour Diana Vernon n’était pas aussi désintéressée que la raison l’aurait voulu. Déjà j’avais senti que ce rustre de Thorncliff m’inspirait de la jalousie, et que je faisais plus d’attention qu’il ne convenait aux espèces de provocations qu’il m’adressait. Et maintenant, j’épiais la conduite de miss Vernon avec une attention scrupuleuse et inquiète que je cherchais en vain à attribuer à une indifférente curiosité. Tout cela, comme le chapeau de Benedict, brossé un matin, annonçait l’amour ; et quand ma raison ne voulait pas convenir que j’eusse formé un attachement aussi peu sage, elle ressemblait à ces guides ignorants qui, après avoir égaré le voyageur de manière à ne plus reconnaître leur route, soutiennent obstinément qu’ils n’ont pu se tromper de chemin.