Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 190-200).


CHAPITRE XIII.

DÉPART DE RASHLEIGH.


Celui-là était cruel, qui le premier trempa dans le poison l’arme meurtrière ; plus cruel et plus digne de l’enfer était celui qui fit couler le poison dans la coupe hospitalière, pour répandre dans les veines la mort au lieu de la vie.
Anonyme


« Vraiment, monsieur Francis Osbaldistone, » dit miss Vernon avec l’air d’une personne qui se croyait parfaitement en droit de prendre le ton de reproche ironique qu’elle se plaisait à employer, « vous vous formez avec nous, et je n’aurais pas autant attendu de vous. Hier, vous avez fait vos preuves pour être admis dans la corporation libre d’Osbaldistone-Hall, et vous avez commencé par un chef-d’œuvre.

— Je reconnais entièrement mes torts, miss Vernon ; tout ce que je puis dire pour les excuser, c’est qu’on m’avait dit certaines choses dont j’étais vivement troublé ; je sens que j’ai été impertinent et absurde.

— Vous ne vous rendez pas justice, dit le juge inexorable ; vous êtes parvenu, d’après ce que j’ai vu et appris, à déployer en une seule soirée toutes les brillantes qualités qui distinguent tous vos cousins ensemble, l’aimable et bienveillante humeur de Rashleigh, la tempérance de Percy, le sang-froid de Thorncliff, l’adresse de John, la fureur des paris de Dickon ; tout cela réuni dans le seul monsieur Francis, et dans un lieu et à une heure dont le choix ferait honneur au goût et à la sagacité du sage Wilfred.

— Épargnez-moi, miss Vernon, » lui dis-je, car la leçon me paraissait aussi sévère que méritée, en considérant surtout par qui elle était donnée ; « et permettez-moi d’alléguer, pour excuser des folies auxquelles je ne suis pas habitué, l’usage de cette maison et de ce pays. Je suis loin de l’approuver ; mais j’ai l’autorité de Shakspeare pour dire que le vin est une créature très)familière, et que tout homme peut s’y laisser prendre une fois.

— Oui, monsieur Francis, mais Shakspeare a mis cette apologie dans la bouche du plus méchant homme dont il ait tracé le portrait. Mais je n’abuserai pas de l’avantage que me donne votre citation, en vous terrassant par la réponse de Cassio au perfide tentateur Yago : je veux seulement que vous sachiez qu’il est une personne au moins qui voit avec peine un jeune homme de talent et d’espérance se laisser tomber dans la fange où se plongent chaque nuit les habitants de cette maison.

— Je n’ai fait qu’y mouiller mon soulier, miss Vernon, et je vous assure que j’en ai conçu assez d’horreur pour ne pas m’y enfoncer plus avant.

— Si telle est votre résolution, répondit-elle, elle est sage ; mais j’étais si affligée de ce que j’avais appris, que je vous en ai parlé avant de vous entretenir de ce qui me regarde : vous vous êtes conduit avec moi hier, pendant le dîner, comme si l’on vous avait dit quelque chose qui m’eût fait perdre beaucoup dans votre opinion. Puis-je vous demander ce que c’était ? »

Je restai stupéfait ; cette demande brusque et précise était faite du ton d’un gentleman qui demande à un autre l’explication de sa conduite, avec politesse mais avec fermeté, et s’écartait complètement des circonlocutions, des demi-mots, des préparations et périphrases dont s’entourent ordinairement les explications entre les personnes de différents sexes dans les hautes classes de la société.

J’étais dans un grand embarras, car je me rappelais fort bien que les confidences de Rashleigh, fussent-elles véridiques, devaient m’inspirer plutôt de la compassion pour miss Vernon que du ressentiment ; et eussent-elles pu justifier entièrement ma conduite, j’aurais encore eu beaucoup de peine à expliquer ce qui devait offenser si vivement miss Diana. Elle remarqua mon hésitation, et continua d’un ton quelque peu impératif, quoique poli et modéré.

« J’espère que monsieur Osbaldistone ne doute pas de mes droits à lui adresser cette question ; je n’ai aucun parent pour me défendre ; il est donc de toute justice que je me défende moi-même. »

Je m’efforçai gauchement d’attribuer ma conduite à une indisposition, à des lettres affligeantes que j’avais reçues de Londres. Elle me laissa épuiser toutes mes excuses et m’embourber complètement, m’écoutant avec un sourire d’incrédulité.

« Maintenant, monsieur Francis, que vous avez débité votre prologue d’excuses d’aussi bonne grâce que se débitent tous les prologues, voudrez-vous bien tirer le rideau et me montrer ce que je désire voir ? en un mot, faites-moi connaître ce que Rashleigh vous a dit de moi ; car il est le grand machiniste et le premier moteur de toute la machine d’Osbaldistone-Hall.

— Mais, supposé qu’il y ait quelque chose à vous dire, miss Vernon, que mérite celui qui révèle le secret d’un allié à un autre ? car, vous me l’avez dit vous-même, Rashleigh est resté votre allié, quoiqu’il ne soit plus votre ami.

— Laissons tout subterfuge et toute plaisanterie sur ce sujet, je n’y suis nullement disposée ; Rashleigh ne peut, ne doit, n’ose tenir sur moi, Diana Vernon, qu’un langage que je puis entendre. Qu’il y ait entre nous des secrets, cela est certain ; mais ce n’est point à cela que peut se rapporter ce qu’il vous a dit, et ces secrets ne me regardent pas personnellement. »

J’avais alors recouvré ma présence d’esprit, et je m’étais promptement décidé à éviter de révéler l’espèce de confidence que Rashleigh m’avait faite. Il y avait quelque bassesse à répéter ce qu’on m’avait dit sous le sceau du secret ; cela ne peut servir à rien, pensais-je, si ce n’est à affliger miss Vernon. Je répliquai donc gravement : « que je n’avais eu avec M. Rashleigh Osbaldistone qu’un entretien très-frivole sur les habitants du château, et je protestai qu’il ne m’avait rien dit qui m’eût laissé une impression défavorable pour elle. Comme homme d’honneur je ne pouvais lui révéler avec plus de détails une conversation particulière. »

Elle s’élança de son fauteuil avec la vivacité d’une Camille qui vole au combat. « Ce détour est inutile… il me faut une autre réponse. » Ses traits étaient enflammés, sont front rouge, ses yeux étincelants. « Je demande, continua-t-elle, une explication comme une femme calomniée a le droit d’en demander à tout homme d’honneur ; comme une créature sans mère, sans amis, seule dans le monde, sans autre guide et appui qu’elle-même, a droit d’en demander à tous les êtres plus heureux qu’elle, au nom de ce Dieu qui les a envoyés sur la terre, eux pour jouir, et elle pour souffrir. Vous ne me le refuserez pas, ou, ajouta-t-elle en levant les yeux d’un air solennel, vous vous repentirez de ce refus, s’il y a des châtiments pour le mal sur la terre et dans le ciel. »

Je fus surpris de cette véhémence, mais je sentis, après une demande aussi formelle, qu’il était de mon devoir de mettre de côté tout scrupule de délicatesse, et je lui exposai brièvement mais clairement ce que Rashleigh m’avait dit.

Elle s’assit et reprit un air calme, dès que je commençai, et quand je m’arrêtais afin de chercher quelque tour délicat pour adoucir ce que j’avais à dire, elle s’écriait : « Continuez, je vous prie, continuez : le premier mot qui s’offre à vous est le plus simple et le meilleur. Ne songez pas à ce que je puis éprouver ; parlez comme vous feriez à une personne indifférente. »

Pressé si vivement, je lui exposai tout ce que m’avait dit Rashleigh de cet ancien contrat qui l’obligeait d’épouser un Osbaldistone, et de l’embarras qu’elle éprouvait à choisir ; j’aurais voulu n’en pas dire davantage ; mais elle découvrit promptement que ce n’était pas tout, et devina même à quoi se rapportait la suite.

« Bien ! le méchant Rashleigh devait vous raconter cette histoire. Je suis comme la pauvre fille du conte des fées, qui fut livrée dans son berceau à l’ours noir de Norvège, mais qui se plaignait surtout d’être appelée par ses compagnes la fiancée de Bruin. Mais outre cela, Rashleigh ne vous a-t-il pas dit quelque chose qui le touche personnellement ?

— Il m’a fait entendre que, sans sa répugnance à supplanter son frère, il désirerait que, d’après son changement de profession, le nom de Rashleigh remplît le blanc de la dispense, au lieu de celui de Thorncliff.

— Vraiment ! répondit-elle ; il a cette condescendance ? c’est trop d’honneur pour son humble servante Diana Vernon… Et elle, je le suppose, serait transportée de joie si cette substitution s’effectuait ?

— À parler avec franchise, il me l’a fait entendre ; il a même été plus loin…

— Qu’a-t-il dit ? ne me cachez rien, s’écria-t-elle avec feu.

— Qu’il avait rompu l’intimité qui existait entre vous et lui, de peur qu’elle ne fît naître une affection dont il ne lui serait pas permis de profiter, étant destiné à l’état ecclésiastique.

— Je lui suis bien obligée de sa prudence, » reprit miss Vernon dont tous les traits exprimaient le plus grand mépris. Elle s’arrêta un moment, puis ajouta avec son calme ordinaire : « Dans tout ce que vous m’avez dit, il n’y a rien qui me surprenne et à quoi je ne dusse m’attendre ; car, sauf une circonstance, tout est vrai. Mais comme il y a des poisons si violents que quelques gouttes suffisent, dit-on, pour corrompre toute une fontaine, de même il y a assez de perfidie dans les confidences de Rashleigh pour corrompre le puits où l’on dit que la vérité même a habité ; car Rashleigh sait que j’ai trop de raisons de le bien connaître pour que rien au monde pût me forcer d’unir mon sort au sien. Non, » continua-t-elle avec une sorte de tressaillement qui semblait exprimer une horreur involontaire, « toute autre destinée plutôt que celle-là… L’imbécile, le joueur, le querelleur, le jockey, je les préférerais mille fois à Rashleigh ; le couvent, la prison, le tombeau plutôt qu’aucun d’eux. »

Il y avait dans sa voix un accent triste et mélancolique qui répondait parfaitement à ce qu’il y avait d’extraordinaire et d’intéressant dans sa situation. Si jeune, si belle, dépourvue d’expérience, ainsi abandonnée à elle-même, privée de l’appui qu’elle eut trouvé dans la présence et la protection d’une femme, n’ayant pas même cette espèce de défense que son sexe rencontre dans les formes et les égards de la vie civilisée… Je puis dire, presque sans métaphore, que mon cœur saignait pour elle. Cependant il y avait une expression de dignité dans son dédain de toute cérémonie… un sentiment droit dans son mépris pour la fausseté,… une fermeté de résolution dans la manière dont elle contemplait les dangers qui l’entouraient ; et ces nobles qualités mêlaient à ma compassion une admiration vive. On eût dit une princesse abandonnée par ses sujets et privée de sa puissance, mais méprisant encore ces vaines formes de la société, établies pour les personnes des rangs inférieurs ; et, au milieu de tous ses chagrins, se reposant avec courage et confiance sur la justice divine non moins que sur l’inébranlable fermeté de son âme.

J’essayai de lui exprimer les sentiments de pitié et d’admiration que m’inspiraient ses malheurs et son courage ; mais elle m’interrompit aussitôt.

« Je vous ai dit en plaisantant que je n’aimais pas les compliments… Je vous dis aujourd’hui sérieusement que je ne demande pas de pitié, et que je dédaigne les consolations. Ce que j’ai eu à souffrir, je l’ai souffert ; ce que j’ai à supporter encore, je le supporterai comme je pourrai. Aucune parole de commisération ne peut rendre le fardeau plus léger pour l’esclave qui est forcé de le porter. Il n’y a qu’un seul être au monde qui pourrait m’aider, et il a préféré ajouter à mon malheur… Rashleigh Osbaldistone… oui, il fut un temps où J’aurais pu apprendre à aimer cet homme. Mais, grand Dieu ! le dessein qui le porte à s’insinuer dans la confiance d’une créature déjà si délaissée, la persévérance opiniâtre avec laquelle il a poursuivi ce dessein d’année en année, sans éprouver un seul instant de remords ou de pitié : ce projet dans lequel il cherchait à tourner en poison la nourriture qu’il donnait à mon esprit ; ô divine Providence ! que serais-je devenue dans ce monde et dans l’autre, si j’étais tombée dans les pièges de ce scélérat ? »

Je fus si frappé de l’infâme perfidie que ces mots révélaient, que je me levai de ma chaise, sachant à peine ce que je faisais ; portant la main à mon épée, j’allais quitter l’appartement pour chercher sur qui je déchargerais ma juste indignation. Respirant à peine, et avec des regards où l’expression de la plus vive crainte avait remplacé le ressentiment et le mépris, miss Vernon se jeta au-devant de moi.

« Arrêtez, dit-elle, arrêtez ! Quelque juste que soit votre indignation, vous ne connaissez pas la moitié des secrets de cette dangereuse prison. » Jetant autour d’elle un regard d’inquiétude, elle ajouta à voix basse : « Il a un charme qui défend sa vie. Vous ne pouvez l’attaquer sans mettre d’autres existences en péril, sans provoquer une plus vaste destruction. Sans cela, dans quelque instant de justice il aurait subi son châtiment, ne fût-ce que de cette faible main. Je vous ai dit, ajouta-t-elle en me ramenant à ma chaise, que je n’avais pas besoin de consolateur ; je vous dis maintenant que je n’ai pas besoin de vengeur.

Je m’assis machinalement, réfléchissant à ce qu’elle m’avait dit, et songeant aussi à ce que j’avais oublié dans le premier feu de l’indignation, que je n’avais aucun titre pour me constituer le champion de miss Vernon. Elle garda un instant le silence pour nous laisser à tous deux le temps de nous calmer, puis s’adressant à moi avec plus de sang-froid.

« Je vous ai déjà dit que Rashleigh se trouve intéressé dans un mystère d’une nature dangereuse ; tout perfide qu’il est, quoiqu’il sache que je connais toutes ses infamies, je ne puis… je n’ose rompre ouvertement avec lui, ni le braver. Vous-même, monsieur Osbaldistone, il vous faut user de patience avec lui, déjouer ses artifices par la prudence, non par la violence, et surtout éviter des scènes telles que celle d’hier, qui ne peuvent que lui donner de redoutables avantages sur vous. C’est l’avis que je voulais vous donner, et pour lequel je désirais vous entretenir ; j’ai poussé mes confidences plus loin que je ne m’étais proposé. »

Je l’assurai qu’elle ne les avait pas mal placées.

« Je n’en doute pas, répondit-elle ; il y a dans votre physionomie et dans vos manières quelque chose qui autorise la confiance. Continuons d’être amis. Vous ne devez pas craindre, » ajouta-t-elle en riant et en rougissant un peu, mais d’une voix libre et dégagée, « que cette amitié ne soit pour nous, comme disent les poètes, qu’un nom spécieux qui cache un autre sentiment. Je pense et j’agis moins comme les femmes que comme les hommes au milieu desquels j’ai toujours été élevée. D’ailleurs le fatal voile m’a enveloppée dès mon berceau, car vous croyez bien que je n’ai jamais pensé à me soumettre à l’horrible condition qui peut l’écarter de moi. Le temps n’est pas arrivé pour faire connaître mes résolutions, et je désire conserver la libre jouissance de la terre et de l’air, aussi longtemps que cela me sera possible. Et maintenant que le passage du Dante est bien expliqué, allez je vous prie, voir ce qui est advenu des chasseurs de blaireau ; ma tête me fait trop souffrir pour que je puisse être de la partie. »

Je quittai la bibliothèque, mais non pour rejoindre les chasseurs. Je sentis que j’avais besoin d’une promenade solitaire pour calmer mes esprits, avant de me trouver de nouveau en face de Rashleigh, dont les calculs infâmes m’avaient été dévoilés d’une manière si frappante. Dans la famille Dubourg, qui était de la religion réformée, j’avais souvent entendu parler de prêtres catholiques qui avaient violé les droits de l’amitié, de l’hospitalité, les liens les plus sacrés, pour satisfaire les passions que les règles de leur profession leur ordonnent d’étouffer. Mais le plan prémédité d’entreprendre l’éducation d’une orpheline de noble naissance et alliée à sa famille, avec le perfide projet de la séduire, révélé par celle qui devait en être victime, avec toute la chaleur d’une vertueuse indignation, me paraissait encore plus atroce que les plus affreux récits qu’on m’avait faits à Bordeaux ; et je sentais qu’en me retrouvant avec Rashleigh, il me serait bien difficile de dissimuler l’horreur qu’il m’inspirait. Cependant il fallait absolument me contenir, non-seulement à cause des mystérieuses raisons que m’avait données Diana, mais encore parce que je n’avais pas de motif ostensible de lui chercher querelle.

Je résolus donc d’imiter autant que possible la dissimulation de Rashleigh, tant que je resterais dans la famille ; et je me promis, quand il partirait pour Londres, de donner à Owen une idée de son caractère, afin qu’il pût veiller sur les intérêts de mon père. L’avarice ou l’ambition, pensais-je, peut avoir un aussi grand attrait, un plus grand peut-être pour une âme comme celle de Rashleigh, qu’un coupable libertinage. L’énergie de son caractère, son aptitude à se parer des meilleures qualités, pouvaient lui attirer la plus entière confiance, et il n’y avait pas lieu d’espérer que la bonne foi ou la reconnaissance l’empêchât d’en abuser. La tâche était difficile, surtout dans ma position, puisque la méfiance que je voudrais inspirer pourrait être attribuée à ma jalousie contre celui qui devait prendre ma place dans la faveur de mon père. Cependant je pensais qu’il fallait absolument écrire dans ce sens à Owen qui, de son côté, prudent et circonspect comme il était, saurait user convenablement des connaissances que je lui aurais données du caractère de Rashleigh. J’écrivis donc cette lettre, et l’envoyai à la poste par la première occasion.

Quand je revis Rashleigh, nous parûmes l’un et l’autre disposés à éviter tout prétexte de querelle. Il se doutait probablement que l’entretien que j’avais eu avec miss Vernon ne lui avait pas été favorable, quoiqu’il ne pût savoir qu’elle avait été jusqu’à me révéler l’infamie qu’il avait méditée contre elle. Nous nous tînmes donc l’un et l’autre sur la réserve, ne nous entretenant que de sujets indifférents. Il ne resta que peu de jours encore à Osbaldistone-Hall, et pendant ce temps je remarquai deux circonstances frappantes. La première était la facilité presque inconcevable avec laquelle son esprit puissant et actif saisit et coordonna les éléments de la nouvelle profession qu’il étudiait avec ardeur, faisant quelquefois parade de ses progrès, comme pour me montrer combien était léger pour lui ce fardeau que je m’étais jugé incapable de porter. La seconde circonstance remarquable était que, malgré le mal que miss Vernon disait de Rashleigh, ils avaient des entrevues secrètes et fort longues, bien que devant tout le monde ils ne parussent pas plus intimes qu’à l’ordinaire.

Quand le jour du départ de Rashleigh fut arrivé, son père lui dit adieu avec indifférence, ses frères avec la joie mal dissimulée d’écoliers qui voient partir leur maître d’étude, et n’osent exprimer le plaisir qu’ils éprouvent, et moi, avec une froide politesse. Quand il s’approcha de miss Vernon, et voulut la saluer, elle recula avec dédain, mais elle lui dit en lui tendant la main : « Adieu, Rashleigh ; le ciel vous récompense du bien que vous avez fait, et vous pardonne le mal que vous avez voulu faire !

— Amen ! ma jolie cousine, » reprit-il d’un air contrit, qu’il avait pris, je crois, au séminaire de Saint-Omer. « Heureux celui dont les bonnes intentions ont porté des fruits, et dont les mauvaises pensées sont mortes en fleur ! »

Il partit on prononçant ces mots. « Le parfait hypocrite ! me dit miss Vernon quand la porte se fut fermée sur lui… Combien ce que nous méprisons, ce que nous détestons le plus, peut ressembler par l’extérieur à ce que nous vénérons le plus profondément ! »

J’avais chargé Rashleigh d’une lettre pour mon père, et aussi de quelques mots pour Owen, outre la lettre dont j’ai déjà parlé, et que j’avais jugé plus sûr de faire parvenir par une autre voie. Dans ces épîtres, il eût été naturel de faire connaître à mon père et à mon ami que j’étais dans une position à ne me former que dans l’art de la chasse et de la fauconnerie, et à oublier au milieu des palefreniers et des valets d’écurie les connaissances ou les bonnes manières que j’avais acquises. J’aurais dû aussi leur dire quel dégoût et quel ennui j’éprouvais au milieu d’êtres qui ne s’occupaient que de la chasse ou de passe-temps encore moins relevés ; me plaindre des habitudes d’intempérance de la famille où je vivais, de la peine, de la mauvaise humeur même avec laquelle sir Hildebrand voyait ma sobriété. Ce dernier point aurait aisément alarmé mon père, homme d’une grande tempérance ; et lui en parler, c’eût été certainement m’ouvrir les portes de ma prison et abréger mon exil, ou au moins amener un changement de résidence.

Je dis donc, mon cher Tresham, qu’en considérant combien un séjour prolongé à Osbaldistone-Hall était désagréable pour un jeune homme de mon âge et de mes habitudes, il eût paru naturel que je fisse sentir à mon père tous ces inconvénients, pour obtenir de quitter la maison de mon oncle. Et cependant il est certain que je n’en dis pas un seul mot dans mes lettres à mon père et à Owen. Osbaldistone-Hall eût été Athènes dans son anciennes splendeur littéraire, habitée par ses sages, ses poètes et ses héros, que je n’aurais pas montré moins de disposition à le quitter.

Si vous avez conservé quelque chose du feu de la jeunesse, Tresham, mon silence vous paraîtra facile à expliquer. La beauté extraordinaire de miss Vernon, qu’elle-même semblait ne pas connaître, sa position singulière et mystérieuse, les malheurs auxquels elle était exposée, le courage avec lequel elle les attendait, ses manières plus franches qu’il n’appartenait à son sexe, mais d’une franchise qui naissait de son innocence, et par-dessus tout la bienveillante et flatteuse distinction qu’elle faisait en ma faveur : tout se réunissait pour exciter ma curiosité, éveiller mon imagination et flatter ma vanité. Je n’osais, toutefois, m’avouer à moi-même le profond intérêt que m’inspirait miss Vernon, ou la large part qu’elle avait dans mes pensées. Nous lisions, nous nous promenions ; nous nous reposions ensemble. Les études qu’elle avait interrompues lors de sa rupture avec Rashleigh, elle les reprit sous les auspices d’un maître dont les vues étaient plus pures, quoique ses talents fussent plus bornés.

En effet, j’étais incapable de l’aider dans quelques études profondes qu’elle avait commencées avec Rashleigh, et qui me semblaient convenir plutôt à un homme d’Église qu’à une jolie femme. Et je ne puis même concevoir pourquoi il avait engagé Diana dans le labyrinthe inextricable de subtilités qu’on est convenu d’appeler philosophie, et dans les sciences aussi abstraites, quoique plus certaines, des mathématiques et de l’astronomie ; à moins qu’il ne voulût par là effacer dans son esprit la différence entre les sexes, et l’habituer aux subtilités de raisonnement dont il pourrait se servir plus tard pour donner au mal l’apparence du bien. C’était dans le même esprit, quoique avec une intention perfide moins dissimulée, qu’il avait encouragé miss Vernon à laisser de côté et à mépriser ces formes et ces convenances dont les femmes s’entourent comme d’un rempart dans la société moderne. Il est vrai que, séparée de la compagnie de personnes de son sexe, elle ne pouvait apprendre les règles de la bienséance ni par des leçons, ni par des exemples ; cependant telle était la réserve naturelle et la délicatesse de son esprit à discerner le mal et le bien, qu’elle n’eût point adopté d’elle-même ces manières libres et cavalières qui me causèrent tant de surprise au premier abord, si on ne lui eût fait croire que le mépris des convenances ordinaires annonçait à la fois la supériorité d’esprit et la confiance de l’innocence. Son infâme maître avait sans doute ses vues quand il détruisit ces remparts que la prudence et la réserve élèvent autour de la vertu. Mais pour ce crime et tous les autres, il a répondu depuis long-temps devant le tribunal suprême.

Outre les progrès que miss Vernon, dont l’esprit saisissait avec tant de facilité tout ce qu’on lui enseignait, avait faits dans les sciences abstraites, je la trouvai assez versée dans la connaissance des langues vivantes et dans la littérature ancienne et moderne. Si l’on ne savait que les grands talents vont souvent le plus loin quand ils paraissent avoir le moins de secours, on croirait à peine combien les progrès de miss Vernon avaient été rapides ; et ils paraissaient encore plus extraordinaires quand on comparait l’instruction qu’elle avait puisée dans les livres, à sa complète ignorance du monde. On eût dit qu’elle voyait et connaissait tout, excepté ce qui se passait autour d’elle ; et je crois que c’était cette ignorance même sur les sujets les plus simples, contrastant d’une manière si vive avec ses connaissances et son instruction, qui donnait à sa conversation un attrait si puissant, et attirait l’attention sur tout ce qu’elle disait ou faisait, puisqu’il était impossible de prévoir si ce qu’elle allait dire ou faire montrerait la plus fine sagacité ou la plus grande simplicité. Le danger que courait un jeune homme de mon âge à se trouver sans cesse et dans une continuelle intimité avec une personne si aimable, si intéressante, sera facilement compris de ceux qui se rappelleront quels sentiments ils éprouvaient à mon âge.