Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 173-181).


CHAPITRE XI.

RASHLEIGH.


Pourquoi êtes-vous si maigres, mes joyeux compagnons ? pourquoi avez-vous l’air si triste ? pourquoi avez-vous du chagrin dans le château de Bolwearie ?
Vieille ballade écossaise.


Le lendemain se trouvait être un dimanche, jour fort pénible à passer pour les habitants d’Osbaldistone-Hall ; car, après l’office du matin, auquel toute la famille assistait régulièrement, il n’était aucun individu, Rashleigh et miss Vernon exceptés, que le démon de l’ennui ne semblât posséder. Sir Hildebrand s’amusa quelques minutes à parler de l’embarras où je m’étais trouvé la veille, et me félicita d’avoir échappé à la prison de Morpethon d’Hexam, comme il m’aurait félicité d’avoir franchi une barrière sans me rompre le cou.

« Cela a bien tourné, garçon ; mais ne sois pas si hasardeux une autre fois. La route du roi est libre pour tous, wighs ou torys.

— Sur ma parole, mon oncle, je n’ai jamais tenté d’en gêner la liberté ; et c’est une chose fort pénible que chacun s’accorde à me croire coupable d’un crime que je méprise et déteste, et qui de plus eût mis à bon droit ma vie en danger, d’après les lois de mon pays.

— Bien, bien, garçon, comme tu voudras ; je ne te demande rien ; personne n’est tenu de s’accuser soi-même ; tu fais fort bien, ou le diable m’emporte ! »

Rashleigh vint alors à mon aide ; mais il me sembla que ses arguments tendaient plutôt à persuader à son père de paraître croire à mes protestations qu’à mettre au grand jour mon innocence.

« Dans votre propre maison, mon cher monsieur… et votre propre neveu… vous ne pouvez pas continuer à blesser ses sentiments en refusant de croire ce qu’il a tant d’intérêt d’affirmer. Sans doute vous méritez toute sa confiance, et si vous pouviez lui rendre quelques services dans cette étrange affaire, je suis sûr qu’il aurait recours à votre bonté. Mais mon cousin Frank a été déclaré innocent, et personne n’a le droit de supposer qu’il ne le soit pas. Pour ma part, je n’ai pas le moindre doute sur son innocence, et l’honneur de notre famille me semble exiger que nous le soutenions de nos langues et de nos épées envers et contre tous

— Rashleigh, lui dit son père en le regardant fixement, tu es rusé… tu es même trop rusé pour moi et pour beaucoup de gens. Prends garde que toutes tes ruses ne te portent malheur. Deux têtes sous le même bonnet ne sont pas conformes aux principes du blason… Et, à propos du blason, je vais lire Gwillym. »

Il fit connaître cette résolution avec un bâillement aussi irrésistible que celui de la déesse dans la Dunciade[1], ce bâillement fut répété par ses géants de fils, qui se dispersèrent pour aller chercher des passe-temps conformes à leurs goûts : Percy, pour goûter un tonneau de bière de mars avec le sommelier ; Thorncliff, pour couper une paire de baguettes et les fixer dans leurs gardes d’osier ; John, pour poursuivre les mouches ; Dick, pour jouer tout seul à pile ou face avec sa main droite et sa main gauche ; Wilfred, pour ronger ses pouces et tomber ensuite dans un sommeil qui pût le conduire jusqu’au dîner, si cela était possible. Miss Vernon s’était retirée dans la bibliothèque.

Nous restantes seuls, Rashleigh et moi, dans la vieille salle, d’où les domestiques, avec leur lenteur et leur gaucherie ordinaires, étaient enfin parvenus à enlever les restes de notre substantiel déjeuner. Je saisis ce moment pour lui reprocher la manière dont il avait parlé de mon affaire à son père. Je lui dis franchement que j’avais trouvé fort singulier qu’il engageât plutôt sir Hildebrand à cacher ses soupçons qu’à les écarter tout à fait.

« Que pouvais-je faire, mon cher ami ? répondit Rashleigh ; mon père est si opiniâtre quand il s’est fourré quelque chose dans la tête (ce qui, pour lui rendre justice, n’arrive pas souvent), que j’ai reconnu qu’il valait beaucoup mieux l’engager à les dissimuler que de discuter avec lui ; ainsi, ne pouvant déraciner complètement ses préventions, je les coupe, chaque fois qu’elles se montrent, jusqu’à ce qu’elles meurent d’elles-mêmes. Il n’y a ni sagesse ni profit à discuter avec un esprit comme celui de sir Hildebrand, qui s’arme contre les convictions, et qui croit aussi fermement à ses propres inspirations que nous autres, bons catholiques, à celles de notre saint père de Rome.

— Cependant il m’est bien pénible de vivre dans la maison d’un homme, mon proche parent, qui persiste à me croire coupable d’un vol de grand chemin.

— La folle opinion de mon père, si l’on peut donner cette épithète à l’opinion d’un père, n’attaque point au fond votre innocence ; quant à la culpabilité du fait, soyez sûr que, sous son rapport politique et moral, sir Hildebrand le regarde comme une action méritoire qui affaiblit l’ennemi, dépouille les Amalécites ; et il vous en estimera davantage en croyant que vous y avez pris part.

— Monsieur Rashleigh, je ne désire point acheter l’estime d’un homme par des actions qui me feraient perdre la mienne, et je pense que ces soupçons injurieux me fourniront un excellent motif pour quitter Osbaldistone-Hall, ce que je ferai dès que je pourrai correspondre avec mon père sur ce sujet. »

Rashleigh, quelque habitué qu’il fût à maîtriser ses émotions, ne put empêcher un léger sourire de sillonner son visage sinistre, tandis qu’il poussait un soupir affecté.

« Vous êtes heureux, vous, Frank ; vous allez et venez comme il vous plaît, aussi libre que le vent qui souffle où il veut. Avec votre goût, vos talents, vous trouverez bientôt des sociétés où ils seront mieux appréciés que parmi les habitants stupides de ce château ; tandis que moi… » Il s’arrêta.

« Et qu’y a-t-il dans votre sort qui puisse vous faire envier le mien ? moi qui suis banni, je peux le dire, de la maison et du cœur de mon père.

— Oui, répondit Rashleigh ; mais considérez tous les avantages de l’indépendance que vous acquerrez par un sacrifice momentané, car je suis sûr que le terme en est prochain ; songez à l’avantage d’agir librement, de cultiver vos talents dans la carrière que vous préférez, et dans laquelle vous allez vous distinguer. Liberté et réputation ne sont pas payées trop cher par quelques semaines de résidence dans le nord, même quand le lieu d’exil est Osbaldistone-Hall. Nouvel Ovide dans la Thrace, vous n’avez pas sujet d’écrire des Tristes.

— Je ne sais, dis-je en rougissant avec la modestie d’un jeune écrivain, comment vous connaissez si bien mes goûts.

— Il y avait ici tout récemment un envoyé de votre père, un jeune fat, nommé Twineall, qui m’a appris que vous sacrifiez en secret aux Muses, ajoutant que quelques-uns de vos vers avaient été grandement admirés par les meilleurs juges. »

Tresham, je crois que vous n’avez point à vous reprocher d’avoir jamais essayé de coudre des rimes ; mais vous avez sûrement connu beaucoup d’apprentis d’Apollon. La vanité est leur faible, depuis celui qui décorait les ombrages de Twickenham jusqu’au plus misérable des écrivassiers qu’il frappa de son fouet dans la Dunciade. J’avais ma part de ce défaut commun, et sans réfléchir combien il était peu probable que ce jeune Twineall eût eu connaissance de quelques pièces de vers que j’avais glissées au café de Button, et qu’il pût rapporter l’opinion des critiques qui fréquentaient ce bureau d’esprit et de littérature, je mordis aussitôt à l’hameçon. Rashleigh s’en aperçut, et s’assura encore mieux l’avantage en me faisant, d’un ton d’intérêt, les plus vives instances pour que je lui montrasse quelques-unes de mes productions manuscrites.

« Vous me donnerez une soirée dans ma chambre, continua-t-il ; car je vais bientôt perdre les charmes de la société littéraire pour les travaux du commerce et les ennuyeuses distractions du monde. Je le répète, ma soumission aux désirs de mon père, pour l’avantage de ma famille, est un véritable sacrifice, eu égard surtout à la calme et paisible profession à laquelle me destinait mon éducation. »

J’étais vain, mais non insensé, et cette hypocrisie était trop forte pour m’échapper. « Vous ne me persuaderez pas, lui dis-je, que vous n’échangez qu’à regret la position d’un obscur prêtre catholique, avec tous les sacrifices qu’elle impose, contre les richesses, la société et les plaisirs du monde. »

Rashleigh vit qu’il avait poussé trop loin sa modération affectée, et après un instant de silence, pendant lequel, je suppose, il calcula quel était le degré de franchise qu’il fallait employer avec moi (car c’était une chose qu’il ne prodiguait pas sans nécessité), il me répondit en souriant : « À mon âge, être condamné à vivre, comme vous le dites, au milieu de la richesse et du monde, n’est sans doute pas une chose fort alarmante. Mais permettez-moi de vous le dire, vous vous êtes mépris sur la position à laquelle j’étais appelé… Prêtre catholique, oui ; mais obscur, non… Non, monsieur, Rashleigh Osbaldistone restera plus obscur, même en s’élevant au rang des plus riches négociants de Londres, que s’il devenait membre de cette Église dont les ministres, comme on l’a dit, posent leurs pieds sur la tête des rois. Ma famille jouit de quelque crédit auprès de certaine cour exilée, et cette cour doit posséder et possède en effet un plus grand crédit encore auprès de celle de Rome. Mes talents ne sont point au-dessous de l’éducation que j’ai reçue. Sans m’abuser, j’ai pu prétendre à une place élevée dans cette Église ; sans quelque illusion d’amour-propre, j’ai pu même songer à la plus élevée. Pourquoi (continua-t-il en riant, car c’était une partie de son art de laisser douter s’il parlait sérieusement ou s’il plaisantait), pourquoi le cardinal Osbaldistone, d’une noble famille, ne disposerait-il pas de la fortune des empires aussi bien que Mazarin, d’une naissance obscure, et Alberoni, fils d’un jardinier italien.

— Sans doute, je ne puis dire le contraire ; mais à votre place, je ne regretterais guère de perdre la chance d’une élévation aussi précaire, aussi propre à exciter l’envie.

— Aussi ne le regretterais-je point si mon sort présent était assuré ; mais il dépend de circonstances dont l’expérience seule m’apprendra l’effet, des dispositions de votre père, par exemple.

— Avouez la vérité sans ruse, Rashleigh, vous voudriez que je vous fisse connaître son caractère ?

— Puisque, à l’exemple de Diana Vernon vous suivez la bannière de la sincérité, je vous répondrai : oui.

— Vous saurez donc que mon père a suivi la carrière du commerce plutôt parce qu’elle lui offrait les moyens de développer ses talents que par amour de l’or qu’on y trouve. Son esprit actif eût trouvé moyen de s’exercer, quand même il ne l’eût pas appliqué au négoce. Ses richesses se sont accumulées, parce que, sobre et modéré dans ses habitudes, il ne s’est pas créé de nouvelles sources de dépenses. Il hait la dissimulation chez les autres, n’y a jamais recours lui-même ; il est surtout habile à découvrir la vérité sous les plus spécieuses formes du langage. Silencieux par habitude, il n’aime pas les grands parleurs, surtout quand la conversation ne touche point aux choses qui l’intéressent exclusivement. Il est très-rigide dans la pratique de ses devoirs religieux ; mais vous n’avez point à craindre qu’il s’occupe des vôtres, car il regarde la tolérance comme un principe sacré d’économie politique. Mais si vous avez des opinions jacobites, comme il est naturel de le supposer, vous ferez bien de ne les point montrer en sa présence, ou au moins de ne les exprimer qu’avec beaucoup de modération, car il les a en horreur. Du reste, sa parole est une loi pour lui ; elle doit aussi être celle de tous ceux qui lui sont soumis ; il ne manque jamais à ce qu’il doit, il ne souffrira jamais qu’on y manque envers lui. Pour gagner ses bonnes grâces, il vous faudra exécuter ses ordres et non les applaudir. Son plus grand défaut, qui naît des préjugés de sa profession, ou plutôt du dévouement qui l’y attache, c’est de faire peu de cas de tout ce qui n’a point quelque rapport avec le commerce.

— Voilà un portrait admirable ! s’écria Rashleigh quand j’eus cessé de parler. Van Dyck n’était qu’un barbouilleur auprès de vous, Frank. Je vois votre père devant moi avec ses qualités et ses défauts ; aimant et honorant le roi comme une sorte de lord-maire et de chef du conseil de commerce ; vénérant les communes, parce qu’elles font les actes qui règlent le commerce d’exportation ; et respectant les pairs, parce que le chancelier est assis sur une balle de laine.

— Mon portrait était ressemblant, Rashleigh ; le vôtre est une caricature. Mais, puisque je vous ai fait connaître la carte du pays, donnez-moi en revanche quelques lumières sur la géographie des terres inconnues…

— Où vous avez fait naufrage ? dit Rashleigh ; cela n’en vaut pas la peine. Ce n’est point l’île de Calypso avec son labyrinthe de bosquets touffus, mais un fangeux marais du nord, aussi peu fait pour intéresser la curiosité que pour charmer les yeux. Vous pouvez les connaître en une demi-heure d’observation aussi bien que si je vous les décrivais avec la règle et le compas.

— Oh ! il y a quelque chose qui doit attirer l’attention… Que dites-vous de miss Vernon ? n’est-ce pas un objet intéressant dans ce paysage où tout est aussi rude que les bords d’une île de glace ? »

Je m’aperçus aisément que Rashleigh n’était pas charmé de répondre à cette question inattendue ; mais la franchise que je lui avais montrée me donnait le droit de l’interroger à mon tour. Il le sentit, et se vit forcé de me suivre sur le terrain où je l’amenais, quelque peine qu’il éprouvât à y marcher d’un pas ferme : « Je vois moins miss Vernon, dit-il, que je ne le faisais autrefois. Lorsqu’elle était jeune, j’étais son maître ; mais quand elle fut plus avancée en âge, mes nouvelles occupations, la gravité de la profession que je devais embrasser, la nature particulière de ses engagements, en un mot notre position mutuelle, rendaient une étroite intimité aussi inconvenante que dangereuse. Miss Vernon, je crois, aura vu dans ma réserve de l’indifférence, cependant c’était mon devoir ; je fus aussi affligé qu’elle-même, mais il fallut écouter la prudence. En effet quelle sûreté y avait-il à vivre dans l’intimité avec une jeune personne belle et sensible, qui doit, vous le savez, entrer dans un cloître, ou épouser celui qui lui est fiancé.

— Le cloître ou l’époux qui lui est destiné ! répétai-je ; est-ce une alternative imposée à miss Vernon ?

— Oui, dit Rashleigh en poussant un soupir. Il n’est pas besoin, je pense, de vous prémunir contre le danger de lier une amitié trop intime avec miss Vernon ; vous êtes homme du monde, et vous savez jusqu’à quel point vous pouvez vous laisser aller au charme de sa société sans danger pour vous et sans manquer aux égards que vous lui devez. Mais je vous avertis qu’à cause de son naturel ardent, il vous faut veiller sur elle autant que sur vous-même ; car l’exemple d’hier doit vous faire voir quelle est son irréflexion et son oubli des convenances. »

Il y avait sans doute quelque chose de vrai et de sensé dans tout cela ; il me donnait une espèce d’avis amical, et je n’avais aucun droit de m’en fâcher ; cependant à mesure qu’il parlait, je sentais que j’aurais eu du plaisir à me battre avec lui.

L’impertinent ! parler avec cette insolence ! me disais-je à moi-même. Voudrait-il me faire croire que miss Vernon a conçu de l’amour pour son horrible figure, et s’est dégradée au point que la réserve fût nécessaire pour la guérir de son imprudente passion ? Je résolus de savoir à tout prix ce qu’il voulait dire, me fallût-il, pour cela, lui arracher la vérité.

Je m’observai et me contins donc aussi scrupuleusement qu’il me fut possible ; je remarquai même que, pour une personne aussi sensée et douée d’autant de talents que miss Vernon, il était malheureux qu’elle eût une conduite étourdie et étrange.

« Trop franche, trop éloignée de toute réserve, au moins, répondit Rashleigh ; cependant elle a, je vous assure, un excellent cœur. À dire vrai, si elle continue à haïr le cloître et l’époux qu’on lui destine, et que mes travaux dans les mines de Plutus m’assurent une honnête indépendance, je pourrai bien songer à renouer notre liaison, et à partager ma fortune avec miss Vernon. »

Avec sa belle voix et ses périodes bien tournées, pensai-je, ce Rashleigh est le fat le plus laid et le plus suffisant que j’aie jamais vu.

« Cependant, continua Rashleigh, comme s’il pensait tout haut, je serais fâché de supplanter Thorncliff.

— Supplanter Thorncliff ! votre frère Thorncliff est-il l’époux destiné à Diana Yernon ?

— Oui ; les ordres de son père et certains arrangements de famille l’obligent à épouser un des fils de sir Hildebrand. On a obtenu de Rome une dispense qui lui permet d’épouser… Osbaldistone (le prénom en blanc), écuyer, fils de sir Hildebrand Osbaldistone d’Osbaldistone-Hall, baronnet ; il ne reste plus qu’à choisir l’heureux mortel dont le nom remplira le blanc de la dispense. Percy ne songeant qu’à boire, mon père a désigné Thorncliff, comme le second rejeton de la famille, pour perpétuer la race des Osbaldistone.

— Diana, » dis-je en m’efforçant de prendre un air de plaisanterie qui, je crois, m’allait fort mal, « aurait peut-être préféré chercher un peu plus bas sur l’arbre de la famille la branche à laquelle elle désirait s’unir.

— Je ne saurais le dire, reprit-il ; il y a peu de choix dans notre famille : Dick est un joueur, John un rustre, et Wilfred un âne. Je crois, après tout, que mon père ne pouvait mieux choisir pour la pauvre Diana.

— Les personnes présentes étant toujours exceptées.

— Oh ! destiné à l’Église, je n’étais point sur les rangs ; autrement, je puis dire sans présomption qu’étant à même, par mon éducation, de servir de maître et de guide à miss Vernon, j’aurais été un parti plus convenable qu’aucun de mes frères.

— Et la jeune personne le pensait ainsi ?

— Vous ne devez pas le supposer, » répondit Rashleigh avec une affectation faite pour confirmer ma supposition ; « l’amitié, la seule amitié nous avait unis ; la tendre affection d’un cœur aimant pour son précepteur : l’amour n’approcha point de nous. Je vous l’ai dit, je fus sage à temps. »

Je me sentis peu disposé à poursuivre cette conversation ; et prenant congé de Rashleigh, je me retirai dans mon appartement, où je me promenai avec la plus grande agitation, répétant tout haut les expressions qui m’avaient le plus choqué. Sensible… ardent… tendre affection… amour… Diana Vernon, la plus belle créature que j’eusse jamais vue, aimer cet être difforme, hideux, en tous points Richard III, sauf sa bosse. Et cependant les occasions qu’il avait eues pendant le cours de leurs maudites études, son langage mielleux et séduisant, l’isolement où se trouvait miss Vernon de tout individu dont les paroles et la conduite fussent sensées, et son admiration pour les talents de Rashleigh, mêlée d’un dépit qui pouvait aussi paraître l’effet de l’indifférence qu’il lui avait montrée… Mais pourquoi me tourmenter de tout cela ? Diana Vernon est-elle la première femme qui aura aimé ou épousé un homme laid ? et quand même elle ne serait pas promise, que m’importerait encore ?… Une catholique, une jacobite, un grenadier eu jupon ;… songer à elle serait le comble de la folie.

En jetant ces réflexions sur la flamme de mon mécontentement, j’en fis un feu caché qui me brûlait en secret le cœur, et je descendis pour dîner, avec toute la mauvaise humeur qu’on peut imaginer.



  1. Poème de Pope. a. m.