Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 162-173).


CHAPITRE X.

MISS VERNON.


Cet endroit désert, que personne ne fréquentait, était son asile solitaire, qui contenait sous ses voûtes obscures et sur ses tablettes fléchissantes des aliments pour l’esprit affamé, des remèdes pour les peines morales.
Anonyme.


La bibliothèque d’Osbaldistone-Hall était une chambre sombre, dont les antiques tablettes de chêne fléchissaient sous le poids des lourds in-folio si chers au XVIIe siècle, dont nous avons tiré, je me permettrai de le dire, et distillé la substance de nos in-quarto et de nos in-octavo, et que nos fils, plus frivoles encore que nous, pourront en les faisant passer de nouveau par l’alambic, réduire en in-douze et en minces brochures. La collection se composait surtout de livres classiques, d’historiens anciens et étrangers, et surtout d’ouvrages de théologie. Tout y était en désordre. Les prêtres qui avaient successivement rempli les fonctions de chapelain au château, furent pendant long-temps les seules personnes qui entrassent dans cette pièce, jusqu’à ce que Rashleigh, poussé par son amour pour la lecture, vînt troubler les vénérables araignées qui avaient recouvert les tablettes de leurs toiles. Comme il était destiné à l’Église, son père trouvait sa conduite moins absurde que si tout autre de ses fils eût montré le même penchant, et sir Hildebrand consentit à ce qu’on fît à la bibliothèque quelques réparations, afin qu’on pût s’y tenir. Cependant un air de dévastation, répandu dans cet appartement, annonçait que toute l’érudition qu’il renfermait ne l’avait pas sauvé d’un oubli complet. Les tapisseries déchirées, les tablettes vermoulues, les énormes tables et les fauteuils chancelants, la grille du foyer rongée par la rouille et rarement chauffée par le feu du charbon ou la flamme d’un fagot : tout indiquait le mépris des propriétaires du château pour la science et pour les livres qui en renfermaient les trésors.

« Cet endroit vous paraît tant soit peu triste, » dit Diana en me voyant jeter un coup-d’œil autour de cet appartement en désordre, « en bien, pour moi c’est un petit paradis, car je peux dire qu’il est à moi, et je n’y crains pas de visite importune. Rashleigh en était le propriétaire avec moi quand nous étions amis.

— Ne l’êtes-vous plus ? » fut ma question naturelle.

Son doigt se porta aussitôt à la fossette de son menton pour m’indiquer qu’elle ne pouvait répondre à cette question.

« Nous sommes encore alliés, continua-t-elle ; unis, comme tant de puissances confédérées, par notre mutuel intérêt ; mais je crains que le traité d’alliance, comme il arrive souvent, n’ait survécu aux dispositions amicales qui l’ont produit. Quoi qu’il en soit, nous vivons moins ensemble ; et quand il arrive par cette porte-ci, je m’esquive par celle-là. Aussi, voyant que nous ne pouvions rester tous les deux dans cet appartement, quelque large qu’il soit, Rashleigh, qui a souvent besoin d’être ailleurs, m’a généreusement cédé ses droits ; et maintenant je m’efforce de continuer seule les études dans lesquelles il me servait de guide.

— Et quelles sont ces études, si toutefois je puis vous le demander ?

— Sans doute vous le pouvez, sans craindre de voir mon doigt se porter à mon menton ; les sciences et l’histoire sont mes études favorites, mais je m’occupe aussi de poésie et de littérature.

— Les auteurs classiques ? les lisez-vous dans l’original ?

— Sans doute ; Rashleigh, qui a beaucoup d’instruction, m’a appris le grec et le latin ainsi que les langues modernes. Je vous assure que mon éducation a été assez soignée, quoique je ne sache ni monter une collerette, ni bâtir des manchettes, ni faire un pudding ; quoiqu’enfin je ne puisse, comme la femme du ministre se plaît à le dire avec autant de vérité que d’élégance, autant de politesse que de bienveillance, rien faire d’utile en ce bas monde.

— Et le cours de vos études est-il du choix de Rashleigh, ou du vôtre, miss Vernon ?

— Hem ! dit-elle, hésitant à répondre à ma question ; mais après tout ce n’est pas la peine de lever mon doigt pour si peu de chose. Je vous dirai donc qu’il était en partie de son choix, en partie du mien. Ainsi, tout en apprenant à monter à cheval, à le brider et à le seller au besoin, à franchir une barrière, à tirer un coup de fusil sans sourciller, talents qui font l’unique occupation de mes grossiers cousins, j’avais besoin, après ces exercices fatigants, de lire avec Rashleigh les auteurs grecs et latins, et de m’approcher de l’arbre de la science, que vous autres savants vous voudriez posséder à vous seuls, pour vous venger, je pense, de la part que prit notre mère commune dans la grande transgression originelle.

— Et Rashleigh encourageait-il vos penchants pour l’étude ?

— Oui ; il fit de moi son écolière, et il ne put m’apprendre que ce qu’il savait lui-même. Il ne pouvait m’initier à la science de blanchir des dentelles ou d’ourler des mouchoirs de batiste, je suppose.

— Je conçois très-bien le désir d’avoir une telle écolière, et je ne doute pas que ce désir ne doive être une considération pour le maître.

— Oh ! si vous commencez à vouloir pénétrer les motifs de Rashleigh, mon doigt va encore toucher mon menton. Je ne puis être franche que sur ce qui me concerne. En résumé, Rashleigh s’est désisté en ma faveur de ses droits sur la bibliothèque, et il n’y entre jamais sans m’en demander et en obtenir la permission. Aussi ai-je pris la liberté d’y déposer quelques objets qui m’appartiennent, comme vous pouvez voir en jetant un regard autour de vous.

— Je vous demande pardon, mais réellement je ne vois rien qui paraisse devoir vous appartenir.

— C’est, je suppose, parce que vous ne voyez pas un berger et une bergère en tapisserie, et encadrés dans de l’ébène ; ou un perroquet empaillé, ou une cage de serins, ou une boîte à ouvrage montée en argent, ou une toilette avec un nécessaire contenant autant de boîtes vernies en laque qu’on fait de morceaux d’un gâteau de Noël ; ou une épinette, ou un luth à trois cordes ; ou quelque ouvrage en coquillages ou à l’aiguille ; ou un épagneul avec ses petits : je ne possède aucun de ces trésors, » continua-t-elle après s’être arrêtée un instant pour reprendre haleine en achevant une si longue énumération ; « mais voici l’épée de mon aïeul sir Richard Vernon, tué à Shrewsbury, et cruellement calomnié par un maraud, nommé William Shakspeare, qui dans sa partialité pour les Lancastriens a bouleversé ou retourné l’histoire en leur faveur ; près de cette arme redoutée est suspendue la cotte de mailles d’un Vernon encore plus ancien, écuyer du prince Noir, et dont le sort fut bien différent de celui de sir Richard, puisque le barde qui l’a chanté montra plus de bonne volonté que de talent :


Vous pouvez remarquer au milieu du chemin
Un brave chevalier, le bouclier en main ;
Comme un démon il a franchi la plaine
Pour abattre des cous, quand d’autres sans dessein
Pillaient dans leur joie inhumaine.


Voilà un modèle de martingale que j’ai inventé moi-même ; c’est un perfectionnement sur celle du duc de Newcastle ; voici le chaperon et les grelots de mon faucon Cheviot, qui se jeta lui-même sur le bec d’un héron à Horselymoss : pauvre Cheviot ! il n’y a pas en bas, sur les perchoirs, un milan mal dressé qu’on puisse te comparer ! Ceci est mon fusil de chasse, avec une batterie perfectionnée ; enfin vingt autres trésors, tous plus précieux les uns que les autres… Mais voici qui parle de soi-même. »

En disant ces mots, elle me montrait un portrait en pied, peint par Van Dyck, enfermé dans un cadre en chêne sculpté, au bas duquel étaient écrits ces mots en lettres gothiques : Vernon semper viret[1]. J’attendais l’explication. « Ne comprenez-vous pas notre devise, dit-elle en me regardant avec surprise, la devise des Vernon, où


Comme l’hypocrisie aux détours séduisants
Nous savons réunir en un seul mot deux sens ?


Ne voyez-vous pas aussi nos armes, deux flûtes croisées ? » ajouta-t-elle en me montrant l’écusson en bois autour duquel la devise était écrite.

« Des flûtes ! je les aurais prises pour des sifflets d’un sou ; mais pardonnez-moi mon ignorance, ajoutai-je en voyant le rouge lui monter au visage, je n’ai point voulu insulter à vos armes, car je ne connais pas même les miennes.

— Vous ! un Osbaldistone ! et vous avouez cela ? Percy, Thorncliff, John, Dick, Wilfred lui-même, seraient vos maîtres ; l’ignorance en personne est à un cran au-dessus de vous.

— Je le confesse à ma honte, ma chère miss Vernon ; les signes hiéroglyphiques de l’art héraldique sont pour moi aussi peu intelligibles que ceux des pyramides d’Égypte.

— Est-il possible ? Mon oncle lui-même lit quelquefois Gwillym, dans les soirées d’hiver… Ne pas connaître les signes héraldiques ! À quoi songeait donc votre père ?

— Aux signes de l’arithmétique, répondis-je, dont le plus insignifiant a plus d’importance à ses yeux que tout le blason de la chevalerie. Mais quelle que soit mon ignorance sur ce point, j’ai du moins assez de goût pour admirer ce magnifique portrait, à qui je trouve un air de famille avec vous. Quelle noblesse et quelle dignité dans la pose ! quelle richesse de coloris ! quelle force et quelle largeur dans les ombres !

— Est-ce en effet un beau tableau ? dit-elle.

— J’ai vu beaucoup d’ouvrages de ce célèbre peintre, répliquai-je, mais aucun ne m’a plu davantage.

— Je suis aussi ignorante en peinture que vous en blason, dit miss Vernon ; cependant j’ai un avantage sur vous, car j’ai toujours admiré ce portrait sans en connaître la valeur.

— Si j’ai négligé les flûtes et les tambours et tous les signes bizarres du blason, je sais qu’ils brillèrent jadis sur de glorieuses bannières. Mais vous m’accorderez que leurs combinaisons offrent bien moins d’intérêt à l’homme peu instruit que l’aspect d’un beau tableau… Quel est le personnage que représente celui-ci ?

— Mon grand-père… Il partagea les malheurs de Charles Ier, et, j’ai honte de le dire, les excès de son fils. Notre patrimoine a été dissipé en partie par ses prodigalités ; mon infortuné père en a perdu les restes pour la cause de la royauté.

— Votre père, je suppose, a souffert dans les dissensions publiques de cette époque ?

— Ah ! sans doute ; il a tout perdu. Et maintenant sa fille est une malheureuse orpheline, mangeant le pain des autres, soumise à leurs caprices, et forcée d’étudier leurs goûts ; et cependant je suis plus orgueilleuse d’avoir un tel père, que si, avec plus de prudence, mais moins de loyauté, il m’eût laissé toutes les riches et belles baronnies que la famille possédait autrefois. »

L’arrivée des domestiques qui apportaient le dîner mit fin à toute conversation d’une nature quelque peu personnelle. Quand nous eûmes achevé notre court repas, et que le vin eut été servi, un domestique nous informa que M. Rashleigh avait demandé qu’on l’avertît quand notre dîner serait terminé.

« Dites-lui, répondit miss Vernon, que nous serons charmés de le voir, s’il veut bien descendre ; apportez une autre chaise et un verre, et retirez-vous… Il vous faudra vous retirer avec lui quand il s’en ira, ajouta-t-elle en s’adressant à moi ; toute ma libéralité ne peut aller à accorder à un jeune homme plus de huit heures sur vingt-quatre, et je crois que nous avons été au moins huit heures ensemble.

— Le vieillard qui porte une faux a marché si rapidement, répondis-je, que je n’ai pu compter ses enjambées.

— Chut ! dit miss Vernon ; voici Rashleigh ; » et elle recula sa chaise de manière à mettre une grande distance entre nous.

Un coup modeste frappé à la porte, une manière délicate de l’ouvrir quand on l’invita à entrer, une démarche humble et lente, me firent voir que l’éducation de Rashleigh au collège de Saint-Omer s’accordait parfaitement avec l’idée que je m’étais faite des manières d’un jésuite accompli. Je n’ai pas besoin d’ajouter, qu’en ma qualité de protestant, cette idée ne lui était pas des plus favorables.

« Pourquoi frapper ainsi avec cérémonie, dit miss Vernon, quand vous saviez que je n’étais pas seule ? »

Ces mots furent prononcés avec un air d’impatience, comme si elle eût senti que la réserve et la discrétion de Rashleigh couvraient quelque soupçon impertinent. « Vous m’avez si bien appris à frapper à cette porte, ma belle cousine, dit Rashleigh sans changer de ton ni de manières, que l’habitude est devenue une seconde nature.

— Vous savez, monsieur, reprit miss Vernon, que j’estime plus la sincérité que la courtoisie.

— Courtoisie est un aimable courtisan, de nom et de profession, répondit Rashleigh, et très-convenable dans l’appartement d’une dame.

— Mais Sincérité est le vrai chevalier, reprit miss Vernon ; aussi la reçoit-on beaucoup mieux. Mais pour terminer un débat qui ne peut amuser notre cousin, asseyez-vous, M. Rashleigh, et donnez l’exemple à M. Francis Osbaldistone, en remplissant votre verre. J’ai fait les honneurs du dîner, pour soutenir la réputation d’Osbaldistone-Hall. »

Rashleigh s’assit et remplit son verre, portant les yeux tantôt sur Diana, tantôt sur moi, avec un embarras que tous ses efforts ne pouvaient déguiser entièrement. Il me sembla qu’il voulait s’assurer jusqu’à quel point s’étaient étendues les confidences qu’elle avait pu me faire, et je m’empressai d’entrer en conversation d’une manière qui put calmer son inquiétude en lui apprenant que Diana ne m’avait pas confié ses secrets. « Monsieur Rashleigh, lui dis-je, miss Vernon m’a recommandé de vous faire mes remercîments pour ma prompte délivrance de cette ridicule affaire de Morris ; et craignant à tort que ma reconnaissance ne fut pas assez vive, elle a voulu la stimuler par la curiosité, en me renvoyant à vous pour avoir une plus ample explication des événements de la journée.

— Vraiment ? répondit Rashleigh ; j’aurais cru (jetant un coup d’œil perçant sur Diana) que madame aurait pu vous les expliquer elle-même ; » et son regard se reporta sur moi, comme pour deviner, d’après l’expression de mes traits, si les confidences de Diana avaient été aussi limitées que je le disais. Miss Vernon répondit à ce coup d’œil scrutateur par un regard de mépris, tandis que, incertain si je devais détruire ses soupçons ou m’en offenser, je repris : « S’il vous plaît, monsieur Rashleigh, comme il a plu à miss Vernon de me laisser dans l’ignorance, je dois me soumettre ; mais, je vous en prie, ne me refusez pas vos explications, dans l’idée que j’en ai déjà reçu quelqu’une ; car je vous jure, sur ma foi d’homme d’honneur, que je suis aussi ignorant que ce tableau de tout ce qui touche aux événements dont j’ai été témoin aujourd’hui, si ce n’est que j’ai appris de miss Vernon que vous avez déployé la plus active bienveillance en ma faveur.

— Miss Vernon a exagéré mes humbles efforts, dit Rashleigh, quoique le zèle ne m’ait pas manqué. La vérité est, qu’en courant à cheval après quelqu’un de notre famille qui pût, avec moi, vous servir de caution, moyen le plus efficace, je puis dire le seul moyen de vous servir, je rencontrai ce Cawmel… Colvelle… Campbell, peu importe son nom. J’avais su par Morris qu’il était présent au moment du vol, et je fus assez heureux pour obtenir de lui (non sans peine, je l’avoue) qu’il viendrait témoigner en votre faveur, ce qui était, selon moi, le moyen de vous tirer de cette désagréable position.

— Alors, je vous ai une grande obligation de m’avoir procuré un témoin aussi favorable. Mais je ne vois pas pourquoi, s’il a partagé, comme il le dit, le mauvais sort de Morris, il était si difficile de le décider à venir témoigner pour découvrir le véritable voleur ou pour délivrer un innocent.

— Vous ne connaissez pas, dit Rashleigh, le caractère des hommes de ce pays ; la discrétion, la prudence, la prévoyance, sont leurs principales qualités ; elles ne sont modifiées que par un patriotisme peu intelligent, mais ardent, qui forme comme l’exterieur des remparts dont l’Écossais s’entoure pour résister à toutes les attaques des généreux principes de la philanthropie. Triomphez de cet obstacle, vous trouverez encore une barrière plus difficile à franchir, l’amour de sa province, de son village, ou plutôt de son clan ; après cette barrière, vous en rencontrerez souvent une troisième, son attachement pour sa propre famille, pour son père, sa mère, ses fils, ses filles, ses oncles, ses tantes, ses cousins jusqu’au neuvième degré. C’est dans ces limites que se concentre toute l’affection sociale d’un Écossais ; et tant qu’elle trouve à s’y épancher, elle ne s’étend jamais au dehors. C’est dans ce cercle que son cœur bat, et chaque pulsation va s’affaiblissant jusqu’à l’extrême limite où l’on cesse de la sentir. Et, ce qu’il y a de pire, quand vous renverseriez tous ces ouvrages avancés, vous trouveriez au centre une citadelle plus haute, plus forte, et comme imprenable, l’amour d’un Écossais pour lui-même.

— Tout cela est extrêmement éloquent et métaphorique, Rashleigh, dit miss Vernon qui l’écoutait avec une impatience mal déguisée ; il y a seulement deux objections à faire : d’abord cela n’est pas vrai, et quand cela serait vrai, cela ne touche en rien à ce qui nous occupe.

— Ce que je vous ai dit est vrai, charmante Diana, répondit Rashleigh, et, de plus, touche de très-près à notre affaire. Ce que je vous ai dit est vrai, car vous ne pouvez nier que je connaisse parfaitement le pays et les habitants, et le portrait est tracé d’après la plus scrupuleuse observation ; ensuite, cette description a un rapport direct au sujet, puisqu’elle répond à la question de M. Francis Osbaldistone et lui explique pourquoi cet Écossais ne voyant en lui ni un compatriote, ni un Campbell, ni un cousin à aucun des inextricables degrés de leur interminable généalogie, n’espérant d’ailleurs pour lui-même aucun avantage, mais au contraire la chance d’une perte de temps et d’un retard…

— Et d’autres inconvénients d’une nature peut-être plus dangereuse, » dit miss Vernon en l’interrompant.

« Oui, beaucoup d’autres sans doute, continua Rashleigh sans changer de ton ; en un mot, ma description explique comment cet homme qui n’espérait aucun avantage personnel, qui craignait au contraire quelques inconvénients, se laissa difficilement persuader de venir témoigner en faveur de M. Osbaldistone.

— Je suis surpris, dis-je alors, qu’en jetant les yeux sur la déclaration de M. Morris, ou ce que l’on appelle ainsi, je n’aie pas vu qu’il ait dit une seule fois que Campbell était avec lui quand il fut volé.

— Campbell m’a dit qu’il avait obtenu de lui la promesse solennelle de ne pas parler de cette circonstance, reprit Rashleigh ; et le motif qui lui fit solliciter cette promesse, vous pouvez le comprendre d’après ce que je vous ai dit. Il voulait retourner dans son pays sans être retardé ni gêné par des recherches judiciaires qu’il eût été obligé de suivre, si sa présence sur le lieu du vol eût été connue pendant qu’il était de ce côté de la frontière. Mais dès qu’il sera seulement vers le Forth, Morris viendra, je gage, dire tout ce qu’il sait sur son compte, et peut-être même plus qu’il n’en sait. D’ailleurs, Campbell fait un commerce de bestiaux très-étendu ; il a souvent occasion d’envoyer de grands troupeaux dans le Northumberland ; et il aurait grand tort de se brouiller avec les voleurs de notre comté, qui sont les plus vindicatifs des hommes.

— Je suis prête à en convenir, » dit miss Vernon d’un ton qui semblait indiquer quelque chose de plus qu’un simple assentiment.

— Cependant, dis-je en revenante l’affaire, même en reconnaissant les motifs que pouvait avoir Cambell pour désirer que Morris ne parlât point de sa présence sur le lieu du vol, je ne vois pas comment il a pu avoir assez d’influence sur cet homme pour l’obliger à taire une circonstance aussi importante, au risque évident de jeter du discrédit sur son récit. »

Rashleigh convint avec moi que cela était fort extraordinaire, et parut regretter de n’avoir point questionné l’Écossais d’une manière plus précise sur un objet qui lui semblait très-mystérieux. « Mais, ajouta-t-il, êtes-vous sûr que Morris n’ait réellement pas dit dans sa déclaration que Campbell l’accompagnait ?

— Je l’ai parcourue très-rapidement, dis-je ; mais je crois être certain que cette circonstance n’y était pas mentionnée ; au moins elle l’était très-légèrement, puisqu’elle a échappé à mon attention.

— C’est cela, c’est cela ! reprit Rashleigh, s’emparant de ce que je venais de dire ; je penche à croire, comme vous, que cette circonstance était mentionnée, mais si légèrement qu’elle vous a échappé. D’ailleurs Campbell aura influencé Morris en l’intimidant. Ce poltron, à ce que j’ai appris, va en Écosse remplir quelque place : et possédant le courage de la terrible colombe ou de la vaillante souris, il aura craint de se faire un ennemi d’un homme tel que Campbell, dont la vue seule lui faisait perdre le peu de bon sens qu’il possède. Vous avez dû remarquer que M. Campbell a quelquefois des manières vives et animées, quelque chose de guerrier dans son ton et sa démarche.

— J’avoue que j’ai été frappé de son air souvent rude et sauvage, qui semble peu convenir à sa paisible profession. A-t-il servi dans l’armée ?

— Oui… C’est-à-dire non, il n’a pas servi, à proprement parler ; mais il a été, je crois, comme la plupart de ses compatriotes, exercé au maniement des armes. Ils les portent, dans les montagnes, depuis l’enfance jusqu’au tombeau. Ainsi, pour peu que vous connaissiez votre compagnon de voyage, vous comprenez aisément qu’il évitera avec soin toute espèce de querelle avec les habitants de l’Écosse. Mais venez ; je vois que vous n’êtes pas grand partisan de la bouteille, et je suis aussi, sous ce rapport, fort indigne du nom d’Osbaldistone. Si vous voulez venir dans mon appartement, nous ferons une partie de piquet. »

Nous nous levâmes pour prendre congé de miss Vernon, qui, pendant que Rashleigh parlait, avait paru, à différentes fois, réprimer difficilement le désir de l’interrompre. Comme nous allions quitter la chambre, le feu étouffé éclata tout à coup.

« Monsieur Osbaldistone, dit-elle, vous pourrez vérifier, par vos propres observations, ce qu’il y a de juste ou de mal fondé dans les insinuations de M. Rashleigh sur M. Campbell et M. Morris. Mais ce qu’il a dit de l’Écosse est une infâme calomnie, et je vous engage à ne pas en croire son témoignage.

— Peut-être, répondis-je, me sera-t-il fort difficile de vous obéir, miss Vernon ; car je dois avouer que j’ai été élevé dans les idées bien peu favorables à nos voisins du nord.

— Oubliez cette partie de votre éducation, monsieur, dit-elle, et permettez que la fille d’une Écossaise vous prie de respecter la patrie de sa mère, jusqu’à ce que vos propres observations vous aient prouvé si elle mérite ou non votre estime. Réservez votre haine et votre mépris pour la dissimulation, la bassesse, l’hypocrisie, partout où vous les rencontrerez ; vous en trouverez assez sans quitter l’Angleterre. Adieu, messieurs, je vous souhaite le bonsoir. »

Et elle me montra la porte, de l’air d’une princesse qui congédie sa suite.

Nous nous retirâmes dans l’appartement de Rashleigh, où un domestique nous apporta du café et des cartes. J’avais résolu de ne pas presser Rashleigh davantage sur les événements de la journée. Sa conduite me semblait enveloppée d’un mystère d’une nature très-peu louable ; mais pour m’assurer si mes soupçons étaient fondés, il fallait qu’il ne se tînt pas sur ses gardes. Nous nous mîmes à jouer, et quoique le jeu fut très-légèrement intéressé, je crus voir que Rashleigh y apportait une humeur hardie et ambitieuse. Il paraissait connaître parfaitement ce jeu, mais il préférait aux règles ordinaires les coups hardis et périlleux, et, négligeant les chances fondées sur les probabilités, il hasardait tout pour faire son adversaire pic, repic et capot. Dès que quelques parties de piquet, comme la musique entre les actes d’un drame, eurent interrompu le cours de notre conversation, Rashleigh parut fatigué de jouer ; les cartes furent laissées de côté, et l’entretien, dont il fit presque tous les frais, roula sur des choses indifférentes.

Quoiqu’il eût plus d’instruction que de véritable savoir, plus de connaissance de l’esprit des hommes que des principes de morale qui doivent les diriger, je n’ai jamais vu personne qui parlât avec plus ou même avec autant de charme. Toutefois, je crus m’apercevoir qu’il s’étudiait beaucoup à tirer tout le parti possible de ses avantages naturels ; une voix mélodieuse, une élocution facile, des expressions heureuses et justes, une imagination ardente ; il n’élevait jamais la voix et n’était point tranchant : jamais ses propres idées ne le préoccupaient au point de fatiguer la patience ou l’intelligence de ceux qui l’écoutaient. Ses idées se succédaient comme les eaux pures et continuelles d’une source abondante et féconde ; tandis que les pensées de tous ceux que j’avais vus viser à une conversation brillante, m’avaient toujours semblé se précipiter comme le torrent troublé de l’écluse d’un moulin, et s’épuiser aussi promptement. La nuit était fort avancée quand je me séparai d’un compagnon aussi séduisant ; et en regagnant ma chambre, ce ne fut pas sans éprouver quelque peine que je me rappelai le caractère de Rashleigh tel que je me l’étais représenté avant notre tête-à-tête.

Le plaisir et l’agrément, mon cher Tresham, émoussent tellement notre pénétration et notre jugement, que je ne puis mieux les comparer qu’à ces fruits à la fois doux et acides qui rendent notre palais totalement incapable de distinguer le goût des mets qu’on soumet ensuite à notre critique.



  1. Allusion à la devise latine : Vernon semper viret, Vernon est toujours fort ou vert ; et à celle-ci : Ver non semper viret, le printemps n’est pas toujours vert. a. m.