Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 91-97).


CHAPITRE III.

LE COMPAGNON DE VOYAGE.


La voile non tendue se balance de côté et d’autre ; le navire, mal dirigé, reçoit l’eau, et le courant le pousse au hasard ; la rame se brise, et le gouvernail est perdu.
Fables de Gay.


J’ai séparé par des rimes et des vers blancs les divisions de mon important récit, afin de séduire votre courageuse attention par les attraits d’un style plus enchanteur que le mien. Les vers cités ici vous parlent d’un malheureux navigateur qui démarre témérairement une barque, et qui, incapable de la conduire, est entraîné en pleine eau par le courant d’un grand fleuve. Jamais écolier qui, par défi et fanfaronnade, se lança dans cette périlleuse entreprise, emporté qu’il était par les flots rapides, ne sentit mieux que moi l’horreur de sa position, quand je me trouvai flottant, sans boussole, sur l’océan de la vie. Il y avait un calme si singulier dans la manière dont mon père brisait le nœud regardé d’ordinaire comme le plus solide des liens qui unissent les membres de la société, et me laissait partir en proscrit de sa maison, que je commençai à mettre fortement en doute la réalité de mon mérite personnel, idée qui jusque là m’avait dirigé. Le prince Ragman[1], tantôt prince, tantôt fils d’un pêcheur, ne pouvait pas se croire plus dégradé que moi. Nous sommes si portés par notre égoïsme, qui grossit tout, à considérer toutes les jouissances qui nous entourent dans la prospérité, comme attachées et inhérentes à nos personnes, que la conviction de notre nullité, quand nous sommes abandonnés à nos propres ressources, nous accable d’une mortification inexprimable. Tandis que je m’éloignais de Londres, le bruit lointain de ses cloches sonna plus d’une fois à mes oreilles le fameux Reviens donc ! entendu jadis par son lord-maire ; et quand, des hauteurs de Highgate, je contemplai son obscure magnificence, il me sembla que je laissais derrière moi le bonheur, l’opulence, les charmes de la société, et tous les plaisirs de la vie.

Mais le sort en était jeté. Il n’était nullement probable qu’une obéissance tardive et de mauvaise grâce aux volontés de mon père pût me replacer dans la situation que j’avais perdue. Au contraire, ferme et invariable comme il l’était, je lui eusse plutôt inspiré du mépris que de l’indulgence en me rendant si tard et par force au désir qu’il avait témoigné de m’engager dans le commerce. Mon obstination naturelle me soutenait aussi, et l’orgueil me disait tout bas quelle pauvre figure je ferais si une promenade à quatre milles de Londres détruisait une résolution prise après un mois de sérieuses réflexions. L’espoir même, qui jamais n’abandonne le jeune imprudent, jetait sur mon avenir un jour séduisant. Mon père ne pouvait pas avoir sérieusement pensé à me bannir de sa famille, malgré la tranquillité apparente avec laquelle il avait prononcé cet arrêt. C’était sans doute une épreuve qu’il voulait faire sur mon caractère, et, en me montrant patient et ferme, je ne pouvais manquer de gagner son estime, ce qui faciliterait une réconciliation. J’arrêtai même à part moi les concessions que je pourrais faire, et les articles de notre traité supposé qu’il me fallait emporter de force. Le résultat de mes calculs fut que je devais d’abord être réintégré dans tous les droits que me donnait ma naissance, et que la seule punition de ma rébellion passée serait de me montrer plus obéissant à l’avenir.

Cependant j’étais maître de ma personne, et je savourai ce sentiment d’indépendance qu’un jeune cœur perçoit avec un singulier mélange de plaisir et de crainte. Sans être abondamment garnie, ma bourse pouvait suffire aux besoins et aux désirs d’un voyageur. J’avais pris l’habitude, pendant mon séjour à Bordeaux, de me servir moi-même ; mon cheval était frais, jeune et vif. La légèreté de mon caractère eut bientôt dissipé les réflexions mélancoliques qui m’avaient assailli en partant.

Je regrettais pourtant de voyager sur une route qui offrait à l’étranger des curiosités peu nombreuses et un pays peu intéressant, car la route du nord était alors, et est encore aujourd’hui peut-être, absolument dépourvue de ce genre de beautés, et je ne crois pas qu’aucune autre partie de l’Angleterre offre un plus petit nombre d’objets dignes d’attirer l’attention. Malgré toute ma prétendue confiance, les idées qui se présentèrent à mon esprit n’étaient pas toujours des plus agréables. Ma muse aussi… cette coquette qui m’avait entraîné dans l’abîme… comme toutes les personnes de son sexe, m’abandonna dans mon extrême misère ; et je serais tombé bientôt dans un triste état d’ennui si je n’avais pas rencontré parfois des voyageurs dont la conversation, peu amusante en elle-même, me procurait du moins quelque distraction : des ministres de campagne revenant de faire une visite ; des fermiers, des marchands de bestiaux revenant d’une foire éloignée ; des commis-voyageurs parcourant les villes pour faire solder les créances du patron ; quelquefois un officier qui battait le pays pour trouver des recrues : tels étaient les gens qui mettaient en mouvement les préposés aux barrières et les garçons d’auberge. Notre conversation roulait sur les dîmes et les articles de foi, sur les bœufs et les grains, sur les denrées tant solides que liquides, sur la solvabilité des marchands en détail… variée de temps à autre par les récits d’un siège ou d’une bataille en Flandre, que peut-être le narrateur me donnait de seconde main. Les brigands, sujet vaste et terrible, remplissaient tous les vides ; et les noms du Fermier d’Or, de l’agile Voleur de grands chemins, de Jack Needham, et autres héros de l’opéra des Mendiants[2], étaient dans notre bouche comme des noms familiers. À ces récits, semblables aux enfants qui rétrécissent leur cercle quand l’histoire du revenant touche à sa fin, les voyageurs se rapprochaient, regardaient devant et derrière eux, examinaient l’amorce de leurs pistolets, et juraient de se défendre mutuellement en cas d’attaque : promesse qui, comme bien d’autres alliances offensives et défensives, est parfois oubliée à la moindre apparence d’un danger réel.

De tous ceux que je vis le plus tourmentés par des terreurs de cette nature, un pauvre homme avec qui je voyageai un jour et demi, fut celui qui me divertit le plus. Il avait sur sa selle un porte-manteau fort petit, mais probablement fort pesant, dont il paraissait prendre un soin extrême, ne le perdant jamais de vue, et le soustrayant toujours au zèle officieux des domestiques et des hôtes qui lui offraient leurs services pour le porter dans la maison. Il prenait les mêmes précautions pour cacher non seulement le but de son voyage et l’endroit où il devait s’arrêter, mais encore la direction qu’il devait suivre le jour suivant. Rien ne l’embarrassait plus que les questions : « Allez-vous vers le nord ? en venez-vous ? à quel relais comptez-vous débrider ? » Il s’occupait avec une vive inquiétude des auberges où il passerait la nuit, évitant les lieux écartés et tout ce qu’il considérait comme un mauvais voisinage. À Grantham, je crois, il passa toute la nuit à table, pour ne pas coucher dans une chambre voisine de celle qu’occupait un gros homme louche, à perruque noire, et portant une veste à broderies d’or presque passées. Malgré toutes ces inquiétudes qui lui rongeaient l’esprit, mon compagnon de voyage, à en juger par son extérieur, était autant que personne capable de se défendre. Il était robuste et bien membru ; son chapeau galonné et sa cocarde semblaient indiquer qu’il avait servi, ou du moins qu’il appartenait de manière ou d’autre à l’armée. Sa conversation, quoique toujours assez vulgaire, était celle d’un homme de sens, quand les terribles frayeurs qui troublaient son imagination laissaient un instant de repos à son esprit. Mais la moindre circonstance le mettait au supplice : une vaste bruyère, un bois touffu, suffisaient pour le faire trembler ; le sifflet d’un berger était pour lui le signal d’un brigand ; la vue même d’un gibet, en lui montrant qu’un voleur avait passé par les mains de la justice, ne manquait pas de lui rappeler combien il en restait encore à pendre…

Pareille compagnie m’eût semblé insupportable si j’eusse été moins las de mes solitaires réflexions. D’ailleurs, quelques-unes des merveilleuses histoires qu’il comptait avaient par elles-mêmes quelque intérêt, et la bizarrerie des détails dont il les ornait me fournit quelquefois l’occasion de m’amuser à ses dépens. Dans ses récits, presque tous les voyageurs dépouillés par des brigands devaient ce malheur à la rencontre qu’ils avaient faite d’un étranger bien vêtu et agréable causeur, dont la compagnie promettait amusement et protection ; qui charmait la route par des récits et des chansons, empêchait que l’aubergiste ne vendît trop cher ou se trompât à son avantage, jusqu’à ce qu’enfin, sous prétexte de leur montrer un chemin plus court à travers un champ désert, il attirât ses confiantes victimes loin de la grande route, dans un affreux vallon, où, reprenant son rôle véritable, celui de capitaine de voleurs, d’un coup de sifflet il faisait sortir subitement de leurs repaires ses camarades, qui arrachaient à ses imprudents compagnons de voyage la bourse et peut-être la vie. Vers la conclusion d’une pareille histoire, dont le récit, à mesure qu’il approchait de sa fin, paraissait augmenter les ridicules frayeurs de ce pauvre homme, j’observais que toujours il me regardait d’un œil inquiet et soupçonneux, comme s’il se croyait tout à coup dans la compagnie d’un de ces terribles personnages qu’il venait de peindre. Aussitôt que ces idées assaillaient l’esprit du voyageur ingénieux à se tourmenter, il s’éloignait de moi, prenait l’autre côté de la route, regardait devant, derrière, autour de lui, examinait ses armes, et semblait prêt à fuir ou à se défendre, selon que la circonstance l’exigerait.

Les soupçons qu’il manifestait alors ne me semblaient que momentanés, et trop plaisants pour m’en offenser en aucune manière. D’ailleurs, quoiqu’il me prît pour un brigand, il ne se permettait aucune réflexion sur mon costume et mes manières. Un homme, dans ce temps-là, pouvait avoir l’extérieur d’un gentleman, et n’être au fond qu’un voleur de grand chemin ; car la division du travail dans toute entreprise n’était pas alors aussi marquée qu’aujourd’hui, et la profession de l’aventurier civil et poli qui vous arrachait votre bourse à White’s ou vous l’escroquait à Marybone, s’unissait souvent à celle du brigand avoué qui, dans les bruyères de Bagshos ou les prés de Finchley, demandait la bourse ou la vie à son confrère le dameret. Il y avait aussi dans les mœurs une grossièreté, une insolence, qui depuis ont diminué ou entièrement disparu. Il me semble aussi que les gens auxquels il ne restait aucun espoir, avaient moins de répugnance alors qu’à présent à employer ces moyens criminels de réparer leur fortune. Le temps était loin sans doute où Anthony-a-Wood[3] pleurait en voyant exécuter deux hommes pleins de bons sentiments, d’honneur et de courage, qu’on pendait sans pitié à Oxford, seulement parce que la misère les avait contraints de lever des contributions sur la grande route. Nous étions plus loin encore des jours du Prince fou et de Poins[4]. Mais pourtant, telles étaient l’étendue et la solitude des bruyères nombreuses qui environnaient la capitale, et la chétive population des districts éloignés, qu’on y pouvait rencontrer souvent des brigands à cheval (qui peut-être un jour seront inconnus), et qui travaillaient avec assez de politesse. Semblables à Gibbet dans le Stratagème des Beaux[5], ils se piquaient d’être les plus polis des gens qui parcouraient la route, et de se conduire avec toute la courtoisie convenable dans l’exercice de leur état. Un jeune homme de mon espèce n’était donc pas en droit de beaucoup s’indigner d’une méprise qui le plaçait parmi les voleurs de cette honorable catégorie. Au contraire, je m’amusais tantôt à réveiller, tantôt à calmer les soupçons de mon trembleur ; enfin je me plaisais à brouiller encore davantage une cervelle que la nature et la frayeur s’étaient réunies pour ne pas rendre des plus saines. Quand ma franchise l’avait jeté dans une sécurité parfaite, il suffisait d’une question de ma part sur le but de son voyage, et le genre d’affaire qui l’occasionnait, pour remettre tous ses soupçons sous les armes. Par exemple, une conversation sur la force et la vitesse comparatives de nos chevaux prit la tournure suivante :

« Oh ! monsieur, dit mon compagnon, pour le galop, je vous l’accorde ; mais, permettez-moi de le dire, votre cheval est sans doute un fort bel hongre, il faut l’avouer ; mais il a les os trop petits pour être bon marcheur. Le trot, monsieur, ajouta-t-il en éperonnant son bucéphale, le trot est le véritable pas d’un cheval de louage : et si nous étions près d’une ville, je parierais, pour une pinte de claret[6] à la première auberge, de passer votre coupe-marguerite[7] sur une route bien unie.

— Contentez-vous, monsieur, répondis-je, voilà une pièce de terre très favorable.

— Hem, hem ! répondit mon ami avec quelque hésitation, je me suis fait une règle en voyage, c’est de ne jamais essouffler mon cheval entre les relais : qui sait si l’on n’aura pas besoin de toute sa vitesse ? D’ailleurs, monsieur, quand j’ai dit que je voulais bien parler, j’entendais à poids égal : mon cheval a quarante livres de plus que le vôtre à porter.

— Eh bien ! je consens à prendre le surplus : combien peut peser votre porte-manteau ?

— Mon po-po-porte-manteau ? répondit-il en hésitant ; oh ! peu de chose… un rien… quelque chemises et des bas.

— À en juger par les apparences, je l’aurais cru plus pesant, et je parie la chopine de Bordeaux qu’il fait toute la différence de la charge de mon cheval à celle du vôtre.

— Vous êtes dans l’erreur, monsieur, je vous assure, dans une grande erreur, » répliqua mon ami en prenant l’autre côté de la route, comme il faisait toujours dans les occasions alarmantes.

« Allons, je suis prêt à hasarder la chopine ; je parie même dix contre un que votre porte-manteau en croupe, je vous dépasse encore. »

Cette proposition réveilla toutes les craintes de mon ami ; son nez, ordinairement rouge de vin, couleur qu’il devait à plus d’un bon verre de claret, devint pâle et jaune comme cuivre, ses dents claquèrent de frayeur, car une proposition si franche et si audacieuse semblait lui mettre devant les yeux un terrible brigand capable de tout crime. Pendant qu’il cherchait une réponse, je le rassurai un peu en lui demandant s’il connaissait un clocher qu’on commençait à distinguer, et en observant que nous étions alors assez près d’un village pour ne pas courir le risque d’être attaqués sur la route. À ces mots, sa figure s’épanouit ; mais je m’aperçus bien qu’il ne put oublier de sitôt une proposition comme la mienne, qui devait lui paraître si suspecte. Je ne vous ennuierais pas de tous ces détails sur le caractère de cet homme et sur la manière dont je m’en faisais un jouet, si, quoique légères en elles-mêmes, ces circonstances n’avaient eu une grande influence sur les aventures que vous trouverez dans la suite de ce récit. La conduite de cet homme ne m’inspirait alors que du mépris, et me confirmait dans l’opinion où j’étais depuis long-temps, que de tous les penchants qui portent les hommes à se tourmenter eux-mêmes, le plus actif, le plus violent, le plus pénible, et le plus méprisable, est la poltronnerie.



  1. Joli homme. a. m.
  2. Opéra de Gray. a. m.
  3. Antiquaire d’Oxsford. a. m.
  4. Mad Prince and Poins, personnages d’un drame de Shakspeare. a. m.
  5. The Beaux stratagem, stratagème des petits-maîtres, comédie de Farquhar. a. m.
  6. Vin de Bordeaux. a. m.
  7. Terme de course. a. m.