Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 79-91).


CHAPITRE II.

LE DÉPART.


Je commence diablement à soupçonner le jeune homme d’un vice terrible… il fait des vers ! S’il est atteint de ce mal de paresse, plus de carrière politique pour lui ; actum est[1] de lui, en tant qu’homme d’État, s’il s’avise encore de rimer.
Ben Johnson.


Mon père, généralement parlant, savait mieux que personne se maîtriser, et rarement manifestait-il son mécontentement par des paroles ; seulement il prenait alors un ton sec et dur. Jamais il n’employait les menaces ni les expressions d’un vif ressentiment ; il portait en tout son esprit de système, et avait coutume d’aller au but sans perdre le temps en vaines discussions. C’était donc avec un sourire sardonique qu’il écoutait mes réponses inexactes sur l’état du commerce en France, et me laissait sans pitié m’enfoncer de plus en plus profondément dans les ténèbres de l’agiotage, des tarifs, de la tare et du poids net. Jusque-là je n’eus pas trop à me plaindre de ma mémoire, car il n’avait pas l’air trop contrarié ; mais quand il me fut impossible d’expliquer au juste l’effet que le discrédit des louis d’or avait produit sur la négociation des lettres de change : « C’est l’événement national le plus remarquable de mon temps, s’écria mon père (il avait pourtant vu la révolution), et il n’en sait pas plus qu’un poteau du quai ! »

« M. Francis, observa Owen d’un ton timide et conciliant, ne peut avoir oublié que, par un arrêt du roi de France, en date du ler mai 1700, il fut ordonné que le porteur, dans les dix jours qui suivraient l’échéance, réclamerait…

— M. Francis, dit mon père en l’interrompant, se rappellera, j’ose dire, sur-le-champ, tout ce que vous aurez la complaisance de lui souffler… Mais, que diable ! comment Dubourg l’a-t-il souffert ?… Dites-moi, Owen, est-on content de Clément Dubourg, son neveu, que nous avons ici, ce jeune homme aux cheveux noirs ?

— C’est un des meilleurs commis de la maison, monsieur, un prodigieux jeune homme pour son âge, répondit Owen, car la gaieté et la politesse du jeune Français avaient gagné son cœur.

— Oui, oui, j’imagine qu’il s’entend, lui, à la banque. Dubourg a voulu que j’eusse du moins sous ma main un jeune commis qui comprît les affaires ; mais je vois sa ruse, et il s’apercevra que je l’ai découverte, quand il jettera les yeux sur son livre de caisse. Owen, payez à Clément ce quartier, et dites-lui de s’embarquer pour Bordeaux sur le vaisseau appartenant à son père qui va partir.

— Vous renvoyez Clément Dubourg, monsieur ? dit Owen d’une voix embarrassée.

— Oui, monsieur, et sur-le-champ ; c’est assez d’avoir un stupide Anglais dans nos bureaux pour y faire des sottises, sans y garder un rusé Français pour en profiter. »

J’ai vécu assez long-temps sur le territoire du grand monarque, pour apprendre à détester du fond de mon cœur tout acte arbitraire d’autorité, quand bien même cette aversion ne m’eut pas été inspirée dès ma plus tendre enfance • et je ne pus m’empêcher de prendre parti pour un digne et innocent jeune homme qu’on voulait punir d’avoir acquis les connaissances que mon père regrettait de ne pas trouver chez moi.

« Je vous demande pardon, monsieur, dis-je quand M. Osbaldistone eut cessé de parler ; mais je pense qu’il serait juste, si j’ai négligé mes études, que je payasse moi-même ma faute ; je ne puis accuser M. Dubourg de ne pas m’avoir fourni les occasions de m’instruire, quoique j’en aie peu profité ; et quant à M. Clément…

— Quant à lui et à vous, je prendrai les mesures qui me paraîtront convenables, répliqua mon père. Mais il est bien à vous, Frank, de prendre pour vous tout le blâme… fort bien, il faut l’avouer… Je ne puis pardonner au vieux Dubourg, ajouta-t-il en regardant Owen, de s’être borné à mettre Frank à même de s’instruire, sans s’assurer qu’il en profitât, et surtout sans m’avertir qu’il n’en profitait point. Vous le voyez, Owen, mon fils a les notions naturelles d’équité qui caractérisent tout négociant anglais.

— M. Francis, » dit le premier commis en inclinant un peu la tête et en élevant légèrement la main droite, tic qu’il avait contracté par l’habitude de mettre sa plume derrière son oreille avant de parler ; » M. Francis paraît comprendre le principe fondamental de tout calcul moral, la grande règle de trois. Que A fasse à B ce qu’il voudrait que B lui fît, le produit sera la règle de conduite demandée. »

Mon père sourit, en voyant réduire à une formule arithmétique le divin précepte ; mais il reprit aussitôt : « Tout cela ne signifie rien, Frank ; vous avez gaspillé votre temps comme un enfant, et il faut apprendre à vivre désormais en homme. Je chargerai Owen de vous donner ses soins pendant quelques mois, pour regagner le terrain perdu… »

J’allais répondre ; mais Owen me regarda d’un air si suppliant et si expressif, que je gardai involontairement le silence.

« Nous allons maintenant, continua mon père, reprendre le sujet de ma lettre du 1er courant, à laquelle vous m’avez fait une réponse aussi irréfléchie que peu satisfaisante. Voyons, versez-vous à boire, et passez la bouteille à Owen. »

Le manque de courage… d’audace, si vous voulez, ne fut jamais mon défaut. Je répondis fermement « que si ma lettre avait été peu satisfaisante, j’en étais fâché ; mais qu’elle n’était pas irréfléchie, car j’avais donné à la proposition qu’il avait eu la bonté de me faire la plus sérieuse attention ; et ce n’était pas sans peine que je m’étais vu forcé de n’y pas souscrire. «

Mon père fixa un instant sur moi son œil vif, et le détourna aussitôt. Comme il ne répondait rien, je crus que c’était à moi de continuer, quoique avec un peu d’hésitation, et il ne m’interrompit que par des monosyllabes.

« Il est impossible, monsieur, d’avoir pour aucune carrière plus de respect que je n’en ai pour le commerce, ne fussiez-vous pas négociant.

— Vraiment !

— Il unit les nations avec les nations, remédie aux besoins et contribue au bonheur de tous ; il est à la république générale du monde civilisé ce que, dans la vie ordinaire, un commerce journalier est à une société particulière, ou plutôt ce que l’air et la nourriture sont à nos corps.

— Eh bien, monsieur ?

— Et pourtant, monsieur, je me trouve forcé de persister dans mon refus d’embrasser une profession que je suis si peu propre à remplir.

— J’aurai soin que vous puissiez acquérir la capacité nécessaire : vous n’êtes plus l’hôte ni l’élève de Dubourg.

— Mais, mon cher monsieur, ce n’est pas du défaut d’instruction que je me plains, mais de mon habileté à profiter des leçons.

— Sottise ! Avez-vous tenu un journal, comme je le désirais ?

— Oui, monsieur.

— Veuillez l’aller chercher. »

Le livre qu’on me demandait était une espèce de memorandum que j’avais tenu par son ordre, et sur lequel il m’avait recommandé de consigner en notes les connaissances diverses que j’aurais acquises dans le cours de mes études. Prévoyant qu’il voudrait les voir un jour, j’avais eu soin d’y placer toutes sortes de détails qui devaient lui plaire particulièrement ; mais trop souvent la plume avait fait son devoir sans consulter la tête, et comme ce livre était toujours sous ma main, il était aussi arrivé que parfois j’y avais insère des notes tout à fait étrangères au commerce. Je le remis entre les mains de mon père, priant le ciel avec ferveur qu’il ne tombât point sur tel article qui pût accroître encore son mécontentement contre moi. La figure d Owan, qui avait pâli à la demande du journal, s’était recolorée à ma réponse facile, et brilla d’un sourire d’espérance quand il vit un registre qui avait toutes les formes extérieures d’un livre de commerce, plus large que long, agrafes de cuivre, reliure en veau commun, et qui paraissait avoir beaucoup servi. Cette vue rendit courage au bon commis, dont la joie fut au comble quand il entendit mon père en lire quelques pages, et faire sss remarques critiques à mesure qu’il lisait.

« Eaux-de-vie, barils, barillets et tonneaux ; à Nantes 29 la barrique ; à Cognac et à La Rochelle 27 ; à Bordeaux 32. — C’est bien, Frank. — Droits de tonnage et de douane, voyez les tables de Saxby. — Ce n’est pas cela ; vous auriez dû copier le passage : cela le fixe dans la mémoire. — Cours des fonds étrangers ; grains, denrées coloniales, toile, colle de poisson, harengs, maquereaux, morue sèche, morue fraîche. — Vous auriez dû mettre simplement morue. Quelle longueur a une morue ? »

Owen me voyant en défaut se hasarda à me souffler, et heureusement pour moi j’entendis.

« Vingt-quatre pouces, monsieur ; et un hareng sept à huit.

— C’est cela. Il est bon de se le rappeler si l’on fait commerce avec le Portugal. Mais qu’avez-vous mis là ? — Bordeaux, fondé l’an… ; Château-Trompette, palais de Galien. — Bien, bien, c’est aussi à merveille ! Vous comprenez, Owen, c’est une espèce de brouillard où toutes les transactions du jour, achats, ordres, paiements, reçus, acquits, offres, commissions et avis, sont consignés pêle-mêle…

— Pour être transcrits ensuite avec plus d’ordre sur le journal et le grand livre, répondit Owen ; je suis ravi que monsieur Francis soit si méthodique. »

Je m’aperçus que j’avançais bon train en faveur, et je commençais à craindre que la conséquence ne fût que mon père n’en persistât que plus à faire de moi un négociant ; j’étais bien déterminé, moi, à ne pas entrer dans le commerce, et je souhaitais déjà, pour me servir des expressions de mon ami M. Owen, de n’avoir pas été si méthodique. Mais je n’avais rien à redouter sur ce point, car une feuille raturée tomba du livre ; mon père s’en empara ; et, sans écouter l’observation d’Owen sur la nécessité d’attacher les feuilles volantes avec un pain à cacheter, il s’écria : « À la mémoire d’Édouard, le prince Noir ! Qu’est-ce que cela ? Des vers, par le ciel ! Frank, vous êtes encore plus fou que je ne l’imaginais ! »

Mon père, vous devez le savoir, tout entier à ses affaires de commerce, regardait avec mépris les travaux des poètes ; religieux et élevé dans l’église dissidente, il regardait leurs ouvrages comme aussi inutiles que profanes. Avant de le condamner, il faut vous rappeler comment un trop grand nombre de poètes, à la fin du XVIIe siècle, ont vécu et employé leurs talents. De plus, la secte à laquelle appartenait mon père éprouvait, ou peut-être affectait une aversion de puritain contre les productions légères de la littérature : ainsi plusieurs motifs contribuaient à augmenter la surprise désagréable qu’occasionna la funeste découverte de cette malheureuse pièce de vers. Quant au pauvre Owen, si les cheveux de sa perruque avaient pu se défriser tout seuls et se dresser d’horreur sur sa tête, je suis persuadé que les peines du coiffeur qui l’avait arrangée le matin même eussent été perdues, seulement par l’effet de sa stupeur. Un déficit dans la caisse, une rature sur le grand livre, une erreur dans un règlement de compte, ne l’auraient pas surpris plus désagréablement. Mon père lut la pièce, tantôt affectant de ne pas comprendre le sens, tantôt avec une emphase héroïque ; toujours avec le ton de cette mordante ironie qui irrite tant les nerfs d’un auteur :


Oh ! que n’ai-je la voix de ce cor merveilleux
Qui du héros mourant soupirait les adieux
Aux échos de Fontarabie,
Disant à Charlemagne au milieu de ses pairs
Comment à Roncevaux les Sarrasins pervers
De Roland avaient pris la vie !


« Les échos de Fontarabie ! dit mon père en s’interrompant ; la foire de Fontarabie, était ce qu’il fallait mettre… Sarrasins ! Qu’entendez-vous par Sarrasins ? ne pouviez-vous pas dire aussi bien païens, et parler votre langue, s’il faut que vous écriviez des sottises ?


Sur l’océan et sur la terre,
Et sur les rochers d’Angleterre
Quels accents rediront comment ce fier guerrier,
L’espoir de sa patrie et l’effroi de la France,
Le héros de Crécy, le vainqueur de Poitier,
À Bordeaux dans la tombe éteignit sa vaillance ?


Poitiers prend toujours un s, et je ne vois pas pourquoi vous violeriez l’orthographe pour la rime.


Écuyers, soutenez ma tôle languissante,
Dit-il, soulagez-la de mon casque d’airain,
Et que du soleil au déclin
Je puisse voir encor la splendeur bienfaisante,
Ô Garonne, éclairer ta rive florissante
Et ton onde au brillant destin !


Garonne et soleil n’ont jamais rimé ensemble. Comment, Frank, vous n’avez pas même étudié les règles du misérable métier que vous avez pris[2] ?


Avec moi le soleil au sommeil de la gloire
Succombe, et la rosée humecte sa mémoire,
Comme des pleurs versés par le chagrin.
Ainsi les tendres pleurs des vierges d’Angleterre
Couleront abondants, offrande tributaire,
Quand d’Édouard s’éteindra le destin.
Pourtant, de mon soleil bien que la gloire tombe,
La France et l’Angleterre, en regardant ma tombe,

N’oublieront point la terreur de mon nom,
Et les héros anglais à travers les nuages,
Nouveaux astres levés sur de nouveaux rivages,
Feront briller leur éclatant renom.


À travers les nuages ! est un peu hardi… Dieu vous garde, mes chers seigneurs, et vous donne de bonnes étrennes !… Mais le crieur public a un meilleur style. » Il jeta alors le papier loin de lui avec dédain, et termina en disant : » Par mon crédit, Frank ! vous êtes bien plus fou que je ne l’avais cru. »

Que pouvais-je répondre, mon cher Tresham ?… Je restai immobile, dévorant ma honte, tandis que mon père me lançait un regard calme, mais sévère, qui exprimait le mépris et la pitié ; le pauvre Owen, les mains et les yeux baissés, paraissait aussi frappé d’horreur que s’il venait de lire dans la gazette le nom de son patron parmi ceux des banqueroutiers. À la fin, faisant un violent effort, je parlai, tâchant de trahir le moins possible mon émotion par le ton de ma voix.

« Je sais fort bien, monsieur, que je ne suis nullement capable de jouer dans le monde le rôle important que vous m’y destinez ; et heureusement je n’ambitionne pas les richesses que j’y pourrais amasser. M. Owen serait beaucoup plus propre que moi à vous seconder. » Je dis cette dernière phrase avec un peu de malice, car je trouvais qu’Owen avait peut-être abandonné trop tôt ma cause.

« Owen, dit mon père, le pauvre enfant est fou, vraiment fou !… Bien certainement Owen me serait plus utile que vous, » ajouta-t-il en se tournant froidement de mon côté ; « mais vous, monsieur, j’ose vous le demander, que ferez-vous ? quels sont vos sages projets ?

— Je désirerais, monsieur, » répondis-je en appelant à moi tout mon courage, « voyager deux ou trois ans, s’il vous plaisait d’y consentir ; autrement, malgré mon âge, je m’estimerais heureux de passer le même temps au collège d’Oxford ou de Cambridge.

— Au nom du sens commun ! a-t-on jamais parlé ainsi ?… Vous mettre à l’école avec des pédants et des jacobites, quand vous pouvez travailler à votre fortune dans le monde ! Aussi bien, que n’allez-vous à Westminster ou à Éton apprendre la grammaire et le rudiment de Lilly, grand garçon, et recevoir les étrivières, si tels sont vos goûts ?

— Alors, monsieur, si je suis trop âgé, à votre avis, pour aller au collège, permettez-moi de retourner sur le continent.

— Vous y êtes déjà resté trop long-temps, monsieur Francis.

— Alors, monsieur, je prendrai l’état militaire de préférence à toute autre carrière active.

— Prenez le diable ! » s’écria mon père brusquement. Puis s’adoucissant : « En vérité, vous me rendez plus fou que vous-même… Que faut-il de plus pour faire perdre la tête, Owen ?… » Le pauvre Owen s’inclina sans mot dire. « Écoutez, Frank, continua mon père, je m’en vais tout arranger en deux mots : J’avais votre âge quand mon père me mit à la porte, et légua ma part d’héritage à mon jeune frère. Je sortis de la maison d’Osbaldistone sur un mauvais cheval de chasse, avec dix guinées dans ma bourse. Je n’en ai pas repassé le seuil depuis, et ne le repasserai jamais. Je ne sais pas et m’inquiète peu de savoir si mon frère le chasseur au renard vit encore, ou s’il s’est cassé le cou ; mais il a des enfants, Frank, et j’en adopterai un, si vous me poussez à bout.

— Vous ferez comme il vous plaira, » répondis-je avec le dédain de l’indifférence plutôt qu’avec le ton du respect ; « votre bien est à vous.

— Oui, Frank, mon bien est à moi, si la peine que je me suis donnée pour l’acquérir et pour l’augmenter constitue le droit de propriété ; mais le frelon ne mangera pas le miel amassé par l’abeille. Pensez-y bien ; ce que j’ai dit, ce que j’ai résolu, je l’exécuterai.

— Mon respectable patron, mon cher patron, s’écria Owen les yeux baignés de larmes, vous n’avez pas coutume de mettre tant de précipitation dans les affaires importantes. Avant d’arrêter le compte, laissez à M. Francis le temps de vérifier les produits. Il vous aime, j’en suis sûr, et lorsqu’il aura mis son obéissance filiale en balance avec sa volonté, je suis sûr qu’il ne fera plus aucune objection.

— Pensez-vous, dit mon père sévèrement, que je lui propose deux fois d’être mon ami, mon aide, mon confident, de s’associer à mes travaux et à ma fortune ?… Owen, je croyais que vous me connaissiez mieux. »

Il me regarda, comme s’il se disposait à ajouter quelque chose, mais il se tut, me tourna le dos, et sortit brusquement. J’étais, je l’avoue, vivement ému ; la question ne s’était pas encore présentée sous cet aspect à mon esprit, et mon père n’eût pas eu sans doute grande raison de se plaindre de moi, s’il eût commencé la discussion par cet argument.

Mais il était trop tard. J’avais beaucoup de son obstination, et le ciel avait résolu que je trouverais dans ma propre faute la peine, trop douce peut-être, de ma désobéissance. Owen, quand nous fûmes seuls, me regarda, les yeux baignés de larmes, comme pour découvrir, avant d’entreprendre le rôle d’intercesseur, sur quel point il devait m’attaquer. Enfin il commença d’une voix tremblante et entrecoupée de sanglots : « Seigneur ! monsieur Francis !… bon Dieu, monsieur !… quel destin, monsieur Osbaldistone !… était-il possible de prévoir pareille chose ! Vous, un si bon jeune homme !!! Pour l’amour du ciel ! regardez les deux côtés du compte, songez à ce que vous allez perdre ; une brillante fortune, monsieur ! une des meilleures maisons de la Cité, anciennement connue sous la raison Tresham et Trent, aujourd’hui sous celle de Tresham et Osbaldistone ! Vous rouleriez sur l’or, monsieur Francis, ha ! mon cher monsieur Francis, s’il y avait quelque chose dans le travail de la maison qui vous déplût trop, eh bien ! ajouta-t-il en parlant beaucoup plus bas, je le ferais pour vous tous les mois, toutes les semaines, tous les jours, si vous le voulez. Allons, mon cher monsieur Francis, songez au respect dû à votre père, pour que vos jours soient longs en ce monde.

— Je vous suis bien obligé, monsieur Owen, répondis-je, fort obligé, vraiment ; mais mon père sait comment employer son argent ; il parle d’un de mes cousins ; qu’il dispose à son gré de ses biens ; je ne vendrai jamais ma liberté pour de l’or.

— De l’or, monsieur ? je voudrais que vous eussiez vu le calcul des profits pendant le dernier trimestre. Il y avait cinq chiffres, cinq chiffres au dividende de chaque associé, monsieur Francis ; et toutes ces richesses passeraient à un papiste, à un benêt du nord, à un méchant homme encore ! Cela me fend le cœur, monsieur Francis, à moi qui ai travaillé plutôt comme un nègre que comme un homme, pour faire prospérer la maison. Voyez comme cela sonnera bien, Osbaldistone, Tresham et Osbaldistone, ou peut-être, qui sait ? (baissant encore la voix) Osbaldistone et Tresham, car le nom d’Osbaldistone peut encore se placer avant tous les autres.

— Mais, monsieur Owen, mon cousin se nomme aussi Osbaldistone ; le nom de la compagnie sonnera donc absolument aussi bien à vos oreilles.

— Oh ! fi… monsieur Francis, quand vous savez combien je vous aime ! Votre cousin, ah ! bien, oui, un papiste sans doute comme son père, un ennemi de la succession protestante : c’est la même chose, n’est-ce-pas ?

— Il y a beaucoup d’honnêtes gens parmi les catholiques, monsieur Owen. »

Au moment où Owen allait répondre avec une chaleur extraordinaire, mon père rentra dans l’appartement.

« Vous avez raison, Owen, dit-il, et j’avais tort ; nous prendrons plus de temps pour réfléchir à cette affaire. Jeune homme, je vous donne un mois pour réfléchir sur ma proposition. »

Je m’inclinai en silence, charmé de ce répit qui me donnait l’espoir que mon père se relâcherait quelque peu de sa détermination.

Ce mois de réflexion s’écoula lentement sans qu’il arrivât rien de remarquable. J’allais et venais, j’employais mon temps comme bon me semblait, sans que mon père me fît la moindre question, le plus léger reproche. Il est vrai que je ne le voyais guère qu’aux heures de repas, et il évitait soigneusement une discussion que, vous le croirez aisément, je n’étais pas empressé d’ouvrir. Notre conversation roulait sur les événements du jour ou sur des sujets généraux, comme cela arrive entre deux personnes qui se connaissent peu. Personne, en nous entendant, n’eut deviné que nous avions à terminer une dispute de si haute importance ; pourtant cette idée m’assaillait souvent comme un cauchemar. Était-il possible qu’il tînt sa parole et déshéritât son fils unique en faveur d’un neveu, de l’existence duquel il n’était pas même certain ? À bien considérer les choses, la conduite que tint mon grand-père dans une circonstance pareille ne présageait rien de bon ; mais j’avais pris une fausse idée du caractère de mon père. Je me souvenais encore qu’avant mon voyage en France je le menais à mon gré, lui et toute sa maison ; mais j’ignorais qu’il y a des hommes qui se prêtent avec complaisance aux caprices de leurs enfants en bas âge, et qui se montrent sévères lorsque ces mêmes enfants, parvenus à l’âge mûr, osent résister à leurs volontés. Au contraire, je me persuadais que tout ce que j’avais à craindre était de perdre pour un instant sa tendresse,… peut-être d’aller à la campagne passer quelques mois ; et cette punition me plaisait d’autant mieux qu’elle me mettrait à même de terminer et de polir ma traduction de Roland furieux, poème que je voulais à toute force publier en vers anglais. Je laissais cette supposition s’emparer si bien de mon esprit, que j’avais déjà ressaisi mon brouillon et je méditais sur les stances que je devais retoucher, quand j’entendis frapper doucement à la porte de ma chambre. « Entrez, « dis-je, et M. Owen parut. Il y avait tant de régularité dans les mouvements et les habitudes de ce digne homme, que, selon toute apparence, c’était la première fois qu’il montait au second étage de la maison, je me demande encore comment il fit pour découvrir mon appartement.

« Monsieur Francis, » dit-il en m’empêchant de lui témoigner la surprise et le plaisir que me causait sa visite, « je ne sais si c’est bien à moi de venir vous répéter ce qu’on m’a dit ;… c’est peut-être mal de parler hors des bureaux de ce qui se passe au dedans ;… on ne doit pas, suivant le proverbe, dire aux piliers du magasin combien il y a de lignes dans le livre-journal ; mais le jeune Twineall, absent de la maison depuis une quinzaine et plus, est de retour depuis deux jours.

— Fort bien, monsieur ; mais en quoi cette nouvelle me touche-t-elle ?

— Attendez, monsieur Francis ; votre père l’a chargé d’une commission particulière, et je suis sûr qu’il n’allait point à Falmouth pour l’affaire des sardines ; les comptes à Exeter avec Blackwel et compagnie sont arrêtés ; les entrepreneurs des mines de Cornwal, Trevanion et Treguilliam ont payé tout ce qu’ils pouvaient payer ; pour toute autre créance il eût fallu consulter mes livres ; enfin, je crois fermement que Twineall est allé dans le nord.

— Le pensez-vous réellement ? dis-je un peu effrayé.

— Il n’a parlé, monsieur, depuis son retour, que de ses bottes neuves, de ses éperons à la Rippon, et d’un combat de coqs à York ;… c’est aussi vrai que la table de multiplication… Fasse le ciel, mon cher enfant, que vous consentiez à ce que demande votre père, à devenir, en un mot, un bon et brave négociant ! »

J’éprouvais en cet instant une violente tentation de me soumettre et de rendre Owen heureux en le chargeant de dire à mon père que je me rendais à discrétion. Mais l’orgueil… l’orgueil, qui est la source de tant de bien, la source de tant de mal dans le cours de notre vie, m’en empêcha. Mon consentement était au bout de ma langue, et pendant que je m’efforçais de l’en arracher, la voix de mon père appela Owen ; il se hâta de sortir, et l’occasion fut perdue.

Mon père était méthodique en tout. Au même jour, à la même heure, dans le même appartement, du même ton et de la même manière qu’un mois auparavant, il renouvela la proposition qu’il m’avait faite de me prendre pour associé et de m’assigner des attributions dans ses bureaux, et finit en m’invitant à lui faire connaître ma résolution définitive. Je pensai dans le temps qu’il y eut maladresse de sa part, et je pense encore que la conduite de mon père n’était pas prudente. Avec un traitement plus doux, il aurait eu sans doute gain de cause. Aussi je restai ferme, et refusai le plus respectueusement possible les offres qu’il me faisait. Peut-être, car qui peut juger son propre cœur ? peut-être croyais-je indigne d’un homme de se rendre à la première sommation, peut-être désirais-je qu’il me pressât de manière à motiver à mes yeux un changement de résolution. S’il en était ainsi, je fus désappointé ; car mon père se tourna vivement vers Owen, et dit seulement : « Vous voyez ce que je vous ai dit. » Puis s’adressant à moi : « Eh bien, Francis, vous êtes en âge et en état de juger aussi bien que jamais quel chemin doit vous conduire au bonheur ; je n’ajoute donc pas un mot. Mais bien que je ne sois pas forcé de suivre vos plans plus que vous n’êtes obligé de vous soumettre aux miens, puis-je vous demander si vous avez formé des projets où mon assistance vous soit utile ? »

Déconcerté par cette question, je répondis cependant, « que n’ayant appris aucun état, et me trouvant sans fortune, il m’était évidemment impossible de subsister si mon père ne venait à mon secours ; que mes désirs étaient fort modérés, et que j’espérais que, malgré mon aversion pour la carrière qu’il me proposait, il ne me retirerait pas entièrement sa tendresse et sa protection paternelle.

— C’est-à-dire que vous voulez vous appuyer sur mon bras, et cependant aller où bon vous semble : cela se concilie difficilement, Frank… Pourtant, j’imagine que vous suivrez mes conseils, en tant qu’ils ne contrarieront pas vos idées. »

Je voulus parler… « Silence, s’il vous plaît, continua-t-il : en supposant que la chose vous convienne, vous partirez immédiatement pour le nord de l’Angleterre, vous irez chez votre oncle, et vous ferez connaissance avec sa famille. J’ai choisi un de ses fils (il est actif, je crois) ; j’en ai choisi un qui, m’assure-t-on, est bien digne de remplir la place que je vous destinais dans la maison. Mais il reste quelques arrangements à terminer, et votre présence peut être utile. Vous recevrez d’autres instructions à Osbaldistone, où vous aurez la complaisance de rester jusqu’à nouvel ordre. Tout sera prêt pour votre départ demain au matin. »

À ces mots mon père sortit de l’appartement.

« Que signifie tout cela, monsieur Owen ? » dis-je à mon compatissant ami, dont la figure indiquait le plus profond abattement.

« Vous vous êtes perdu, monsieur Frank, voilà tout ; lorsque votre père prend ce ton calme et déterminé, il ne change pas plus qu’un arrêté de compte. »

Et c’était vrai ; car le lendemain, dès cinq heures, j’étais sur la route d’York, monté sur un assez bon cheval, avec cinquante guinées dans mon gousset, voyageant, selon toute probabilité, pour trouver à mon père un successeur qui devait prendre ma place dans son cœur aussi bien que dans sa maison, et peut-être même m’enlever sa fortune.



  1. C’en est fait. a. m.
  2. C’est au texte anglais que cette faute s’applique. a. m.