Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 18

Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 361-364).
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CHAPITRE XVIII


De l’interrogation. — De la plaisanterie.


I. En ce qui concerne l’interrogation, il est surtout opportun d’en user lorsque (l’adversaire) a dit le contraire, de façon que l’orateur faisant questions sur questions, il en résulte une absurdité. Exemple : Périclès interrogeait Lampon au sujet de l’initiation aux mystères de la déesse libératrice[1] ; et, comme celui-ci répondait qu’il n’était pas possible d’en entendre parler quand on n’était point initié, il lui demanda si lui le savait. Lampon lui dit que oui. — « Eh ! comment le sais-tu, n’étant pas initié ? »

II. En second lieu, lorsque le premier point est évident, mais qu’il est visible pour l’interrogateur que l’autre point lui sera concédé ; car, s’informant sur une première proposition, il ne faut pas que sa seconde question porte sur un point évident, mais qu’il énonce la conclusion. Ainsi Socrate : Mélitus disant que celui-ci ne croyait pas à l’existence des dieux, il lui demanda si lui, Socrate, affirmait l’existence d’un démon. Mélitus en tomba d’accord. Socrate poursuivit : « Les démons sont-ils des enfants des dieux, ou enfin quelque chose de divin ? » Mélitus disant que oui : « Est-il quelqu’un au monde, dit Socrate, qui admette l’existence d’enfants des dieux sans admettre celle des dieux ? »

III. De même encore, lorsque l’on va faire voir que (l’adversaire) dit des choses contradictoires ou paradoxales.

IV. En quatrième lieu, lorsque l’on ne peut répondre, pour détruire l’assertion avancée, que d’une manière sophistique. Car, si l’on répond de cette manière qu’il y a ceci, mais qu’il y a aussi cela, bien que tantôt il y ait ceci et tantôt cela, ou encore qu’il y a ceci à certains égards, mais cela sous tel autre point de vue, il en résulte que les auditeurs sont déroutés et se troublent. Il ne faut pas opérer ainsi dans d’autres circonstances ; car, si l’adversaire fait une objection, on semble rendre les armes. Il n’est pas possible de faire un grand nombre de questions, à cause de la faiblesse de l’auditeur. Aussi doit-on serrer le plus possible les enthymèmes.

V. Maintenant, il faut répondre d’abord aux équivoques en établissant des distinctions dans une argumentation pas trop écourtée ; d’autre part, aux assertions qui semblent contradictoires, en apportant immédiatement une solution, dans sa réponse, avant que l’adversaire ait fait suivre une nouvelle question ou un nouveau raisonnement ; car il n’est pas difficile d’entrevoir d’avance sur quoi porte son discours. C’est un point dont l’évidence doit ressortir du livre des Topiques [2], ainsi que les solutions à opposer.

VI. Il faut donner des motifs en manière de conclusion lorsqu’une question implique elle-même une conclusion.

Ainsi Sophocle[3], à qui Pisandre demandait s’il avait donné sa voix, comme les autres membres du Sénat, à l’établissement des Quatre-Cents : — « Oui, dit-il. — Eh quoi ! cela ne te semblait donc pas une mauvaise chose ? » — Il l’accorda : « Ainsi donc, dit l’autre, tu as fait là une mauvaise chose ? — Oui, répondit-il, mais parce qu’il n’y avait rien de mieux à faire. »

C’est comme ce Lacédémonien, rendant ses comptes d’éphorat, à qui l’on demandait s’il trouvait que ses collègues avaient mérité d’être condamnés. Il répondit que oui : « Mais tu as donné les mêmes avis que ces derniers ? » — Et comme il en convenait : « Eh bien ! donc, tu aurais mérité de subir la même condamnation. — Non pas, répliqua-t-il, car ils avaient reçu de l’argent pour agir comme ils l’ont fait ; moi, non : j’ai agi suivant ma conscience. »

Il ne faut donc poser de question ni après la conclusion ni comme conclusion, à moins que la vérité ne nous soit pleinement favorable.

VII. Quant à la plaisanterie (car elle me semble pouvoir être d’un certain usage dans les débats et Gorgias dit, et a raison de dire que l’on doit détruire le sérieux de ses adversaires par la plaisanterie et leur plaisanterie par le sérieux), — on a énuméré, dans la Poétique[4], les diverses sortes de plaisanteries.

Les unes conviennent à un homme libre ; les autres, non. Il faudra voir dans quelles circonstances pourra être de mise celle qui convient à l’orateur. L’ironie a quelque chose de plus relevé que la bouffonnerie. Par la première, on fait une plaisanterie en vue de soi-même, tandis que le bouffon s’occupe d’un autre[5].

  1. Déméter-Cérès.
  2. Top., l. VIII.
  3. Mentionné déjà ci-dessus, l. I, ch. XIV, § 3.
  4. Partie perdue. — Voir ci-dessus l’appendice de la Poétique.
  5. Le bouffon (ou plutôt le mauvais plaisant) s’occupe de faire rire, d’amuser autrui.