Revue pour les Français Avril 1906/Texte entier

Collectif
Revue pour les Français Avril 1906
Revue pour les Français1 (p. 121).

REVUE POUR LES FRANÇAIS

POLITIQUE ET LITTÉRAIRE

Paraissant tous les mois




Avril 1906



SOMMAIRE :




Rédaction et Administration :

11, Avenue Malakoff, 11
PARIS

PROGRAMME ÉLECTORAL



Les programmes électoraux vont comme d’habitude se ressembler par la précision et la multiplicité des détails. Les candidats annonceront copieusement aux électeurs tout ce qu’ils souhaiteraient d’accomplir pour leur bien, général et local. Ce sera superbe. Gageons toutefois que le principal manquera, c’est-à-dire que l’électeur se trouvera de nouveau en face de cette alternative qui le pressure depuis vingt ans : continuer ou réagir ; suivre l’ornière ou rétrograder… Si nous étions candidat, ce qu’à Dieu ne plaise, voici pourtant le langage que nous tiendrions : Messieurs, nous vous proposons de vous tenir tranquilles en politique ; il n’y a rien à faire présentement dans ce domaine-là ; votre Constitution a marché trente-et-un ans ce qui n’était advenu à aucune de ses prédécesserices et nous n’apercevons pas ce qu’on gagnerait à lui mettre de nouvelles jointures ou même un estomac en métal, les revisions de Constitution n’ayant jamais abouti dans notre histoire qu’à affaiblir le malade dont on prétendait renforcer l’organisme. Nous vous proposons de ne pas toucher à l’armée ; elle est homogène et instruite et doit se tenir prête en vue d’une agression sous la menace de laquelle nous nous trouvons depuis un an et qui, même l’affaire du Maroc réglée, — peut se produire d’un moment à l’autre, sous n’importe quel prétexte. Nous vous proposons de ne plus vous occuper de religion par le motif que l’avenir seul dira si le régime établi par la loi de séparation est viable ou non et que, dès lors, c’est perdre son temps que de chercher à amender prématurément ledit régime dans un sens ou dans un autre.

Nous aurions bien encore envie de vous recommander l’économie dans les budgets, une sage décentralisation, la diminution du nombre des fonctionnaires, la limitation des cabarets et toutes sortes de choses excellentes ; mais nous savons que la Chambre prochaine sera tout aussi incapable que les Chambres précédentes de les réaliser. Cette incapacité est inhérente à son origine et à son caractère d’assemblée démocratique à court terme — origine et caractère qu’il est d’autre part impossible de modifier en l’an de grâce 1906.

Alors ?… Alors nous vous engageons à faire porter tout votre effort sur deux ordres de réformes qui ne seront ni politiques ni religieux, ne léseront ni les fonctionnaires ni les cabaretiers et n’apporteront point à vos finances un surcroît de charges — desquels, au contraire, dépend pour la plus large part, à notre avis, le problème dit social ; car ce problème n’est, en somme, qu’une question de bien-être et de bon sens. Or votre bien-être est insuffisant et votre bon sens n’existe quasiment plus du tout.

Sous prétexte d’éducation on vous a farci l’esprit des notions les plus incohérentes et les plus contradictoires. Elles dansent dans vos cerveaux un abominable cake-walk qui va de l’écolier au licencié, du certificat primaire à la thèse de doctorat. Les Français comprennent à peine ce qu’ils savent et n’ont plus du tout conscience de ce qu’ils ignorent ; ainsi leur système pédagogique a fait faillite car avoir la conscience précise de ce qu’on ignore demeure la base indispensable de toute éducation. Ils prennent pour de fulgurantes nouveautés des vieilleries déjetées, se font de la marche du monde l’idée la moins scientifique et se trouvent hors d’état d’utiliser l’expérience acquise par les générations précédentes. La France intellectuelle est devenue un capharnaüm rempli de choses précieuses mais dont il est impossible de se servir.

D’autre part, on vous dit riches et vous l’êtes. Pourtant quand on pense à ce que pourrait et devrait être votre fortune, à toutes les ressources improductives que vous laissez s’accumuler en vos mains, à toutes les occasions d’enrichissement qui passent à votre portée sans que vous en profitiez, on est tenté de vous trouver pauvres. Le rendement agricole métropolitain pourrait être infiniment supérieur à ce qu’il est actuellement ; quant au rendement colonial, on pourrait facilement le décupler. Toute l’industrie des transports est à reprendre et à réorganiser sur des bases différentes ; les compagnies de navigation, par l’ineptie des dirigeants, sont tombées dans un invraisemblable marasme ; votre marine marchande se meurt. La pire routine préside à l’exploitation de vos voies ferrées ; les tarifs sont mal calculés et encore plus mal appliqués.

Dans cet ordre d’affaires comme dans l’ordre d’idées indiqué plus haut, presque tout va de travers ; il n’y a pour ainsi dire pas un point des domaines pédagogique et économique qui ne demande à être remanié dans un sens plus pratique, plus rapide, plus productiviste.

Lâchez donc cette sacrée politique et rompez votre vieux collage avec les idées générales, les abstractions et autres duègnes bavardes et grinches. Laissez Monsieur le curé faire son catéchisme et Monsieur l’officier instruire ses recrues. Ils font leur métier… faites le vôtre.

Le voilà, notre programme électoral. Seulement serions-nous élus ?… Non, n’est-ce pas ? Alors c’est pas la peine de dépenser notre argent à afficher ledit programme sur les murs pour le faire lire par des tas d’imbéciles. Nous vous le confions à vous, lecteurs, qui êtes des gens très intelligents…


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CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



La conférence d’Algésiras a pris fin ou à peu près — si tant est que ce genre de conférences prennent jamais fin car elles engendrent d’ordinaire de longues séries chicanières. Au sujet de celle-ci, tout le monde se congratule ce qui autorise à penser que personne n’est satisfait. En tous les cas il ne reste à obtenir que… l’adhésion du Maroc ! Rien que cela ! Quand même le Sultan la donnerait du bout de la plume, il est à peu près certain que le pays refusera mentalement de ratifier cette signature ; or qui l’y forcera ? Seul en face de la France et le petit parti progressiste indigène aidant, le Maroc eût évolué peu à peu dans la voie des réformes. Mais en face du condominium franco-espagnol surveillé par l’Europe (car tel est bien le régime qu’on vient d’établir), ces braves Marocains seraient bien bons de se gêner. On connaît notre opinion sur tout cela : 1o  la France finira par dominer au Maroc mais cette histoire compliquera sa tâche et ralentira son action, 2o  l’intervention au Maroc n’a été, en ce qui concerne l’Allemagne, que le premier acte d’une vaste tragédie provoquée par l’obligation où se trouve ladite Allemagne de violenter toute l’Europe pour parachever son unité et parvenir à la mer. Donc, rien n’est fini. Tout commence au contraire.

Graves responsabilités.

La catastrophe de Courrières est désormais entrée dans l’histoire. Elle menace d’y tenir sa place à côté de la prise de Bastille. Veuille le ciel que le parallèle soit arrêté avant qu’un nouveau Comité de Salut public ne conduise à un second Robespierre qui nécessite un troisième Bonaparte. Et, de fait, un élément existe aujourd’hui dont il faut tenir le plus grand compte et qui n’existait pas il y a cent quinze ans ; c’est la solidarité internationale dont les ouvriers attendent le salut et dont il apparaît au contraire que ce sont les bourgeois qui recevront le renfort décisif. Nous reviendrons sur ce sujet très prochainement… Mais à part cette dissemblance, convenons que l’heure présente rappelle d’une façon bien singulière les approches de 1793 : Mêmes effervescences endiablées, mêmes illusions folles, même impuissance individuelle, même inaction des dirigeants. Et n’est-ce pas comme une seconde nuit du 4 août, aussi généreuse que l’autre et probablement aussi peu efficace, cette séance de la Chambre des députés où la presque unanimité des votants a donné raison aux mineurs : car tel est bien le sens du scrutin par lequel ont été approuvées les déclarations du gouvernement — et ses menaces à l’égard de la compagnie coupable.

Il est difficile de nier désormais cette culpabilité. Un professeur de l’Université de Genève, M. Milhaud, a publié dans le Courrier Européen le tableau des dividendes distribués par la Compagnie de Courrières à ses actionnaires. Elle fut constituée en 1852 avec un capital de 600.000 francs, représenté par 2.000 actions de 300 francs. Dès la cinquième année, le dividende s’éleva à 50 pour cent ; dix ans plus tard, il fut de 100 pour 100 ; puis il passa de 300 pour 100 en 1890 à 766 pour 100 en 1891 et enfin à 1.040 pour 100 en 1905. Ces chiffres sont indécents ; ils constituent une sorte de défi lancé à la face des travailleurs dont cette prospérité inouïe était l’œuvre. Si la mine de Courrières avait été ce qu’elle aurait dû être depuis quinze ans, une mine archi-modèle, la mieux dirigée de toutes, pourvue de toutes les améliorations imaginables, faisant à ses ouvriers une situation exceptionnelle au point de vue de la sécurité et du bien-être, songez quel instrument de paix sociale elle eût pu fournir ; des dividendes considérables, de hauts salaires, des institutions perfectionnées en vue du progrès matériel et moral du personnel… Au contraire, Courrières a allumé un incendie de discorde qui peut parfaitement aboutir à un entassement sans pareil de ruines et de misères. Et si, comme on semble maintenant le craindre, la Compagnie et ses ingénieurs, complètement affolés, ont tenté de sauver une partie des galeries en y murant ceux qui peut-être y vivaient encore, qui donc n’excuserait pas l’ivresse de colère dont, en ce moment même, le sol français est secoué ? Il se peut qu’un mouvement de réaction se dessine aux élections prochaines par suite de tous ces incidents, troubles dans les églises et destructions de propriétés qui menacent la sécurité publique ; car enfin — ne l’oublions pas — les ouvriers d’industrie sont, en France, une petite minorité comparée à la masse des propriétaires et des travailleurs agricoles. Mais une réaction de ce genre risque d’être peu durable. La conscience nationale est alarmée par des faits comme ceux dont elle vient d’être témoin. Les capitalistes de Courrières ont tiré à balle sur le capitalisme ; s’ils ne réussissent pas à le renverser, ce ne sera pas leur faute !

Les syndicats chinois.

Ce qui prouve que le syndicalisme n’est peut-être pas le dernier mot du progrès, c’est qu’il semble parvenu à son plus haut degré d’épanouissement dans le plus retardataire des milieux, le milieu chinois. Les syndicats du Céleste empire sont des corporations de métier administrées à la républicaine et à l’autocrate à la fois. Les chefs en sont élus mais leur autorité sur les adhérents, pour passagère qu’elle soit, ne s’en exerce pas moins de façon très despotique. On dit que ces syndicats — fort anciens — disposent aujourd’hui de richesses considérables. Leur action, en tous les cas, vient de s’affirmer d’une façon tellement générale qu’il faut bien voir en eux la seule organisation réellement puissante de cette civilisation cristallisée. Il s’agit du boycottage exercé sur les produits américains. On sait que les États-Unis ont fermé leurs frontières à l’émigration chinoise. L’exécution de cette mesure n’a pas été facile ; l’impossibilité où se trouvaient les agents américains de distinguer un Chinois d’un autre faisait que les mêmes papiers servaient à plusieurs et que des nouveau-venus s’introduisaient en justifiant de leur identité avec des compatriotes déjà entrés ; car la loi de prohibition n’avait pas d’effet rétroactif et il n’avait été procédé à aucune expulsion. Peu à peu cependant la surveillance se resserra. Juste à ce moment le commerce américain en Asie prit, à la suite de la guerre contre l’Espagne et de l’annexion des Philippines, un développement considérable. Les jaunes entrevirent dès lors la possibilité d’une revanche. Ils se mirent à boycotter tout ce qui venait d’Amérique ; il y eut même des désordres tels que pillages de boutiques ou destructions d’ateliers appartenant à des Américains. La crise a été s’accentuant. Des stocks de marchandises se sont accumulés dans les ports des États-Unis ou dans les usines ; l’écoulement s’en trouve arrêté ; le commerce et l’industrie se plaignent — si bien que des négociations ont fini par s’ouvrir entre les gouvernements de Pékin et de Washington qui aboutiront probablement à des concessions réciproques.

Les syndicats chinois sont très puissants et leur puissance date de loin. On n’aperçoit pas, pourtant, qu’ils aient amené la moindre amélioration technique ni fait avancer en quoique ce soit l’état social de leurs membres. Il faut reconnaître qu’en Extrême-occident comme en Extrême-orient, le syndicat paraît être un engin de lutte bien plus qu’un instrument de progrès.

Question de race.

À l’un des derniers dîners organisés par la vaillante revue l’Énergie Française, M. le Dr  Laumonnier a fait une remarquable communication sur ce qu’il appelle la « défense des races ». Les races se défendent selon lui contre tout métissage matériel ou mental par deux procédés principaux, la conquête du milieu et la dégénérescence des métis. Il y a lutte, pour ainsi dire, entre ces deux éléments. Ou bien la race restée dans son milieu, dans son « aire de convenance » arrive à dominer l’individu — ou bien cet individu se stérilise et son sang se tarit en quelques générations. On ne peut nier qu’en effet il ne semble pas exister de races mélangées malgré que le mélange des races s’opère continuellement, « Nous connaissons, dit M. Laumonnier, beaucoup d’exemples de peuples envahis, asservis, exterminés, de conquérants lentement absorbés ou éliminés par la force ; nous n’en connaissons pas un seul de deux races se fondant l’une dans l’autre pour donner naissance à une race nouvelle et stable, différente des souches qui l’ont produite ». C’est peut-être un peu absolu ; mais l’exemple de la Grèce, de l’Égypte, des populations balkaniques, des Français du Canada (ou une vraie atmosphère française a pu se former) autorise à tenir un langage assez absolu en la matière. En ce qui concerne l’influence du milieu, M. Laumonnier a appuyé ses conclusions sur de curieuses statistiques de croisements anglo-hindous, franco-allemands et franco-italiens. Voici des séries de mariages mixtes. De quel côté s’affirmera la ressemblance des enfants ? Presque toujours de celui des parents demeuré dans son « aire de convenance » ; c’est-à-dire qu’en cas de mariage entre français et allemands, les enfants prendront, en général, le type de celui de leurs pères ou mères dans le pays duquel ils seront élevés.

Peut-on artificialiser l’influence du milieu ? c’est un sujet que M. Laumonnier n’a pas abordé et dont l’exemple des maisons royales actuelles facilite l’étude. Nous voyons en effet sur le trône de Suède une famille dont l’origine française et béarnaise est encore toute proche puisqu’Oscar ii est le petit-fils de Bernadotte — sur le trône d’Angleterre une famille qui est presque de pur sang germanique — sur le trône de Grèce une famille issue de sang danois et russe. Les Cobourg ont fourni des souverains à la Belgique, au Portugal, à la Bulgarie… À part les Habsbourg, les Hohenzollern, les Romanow et surtout la maison de Savoie, il apparaît que le sang national coule peu ou point dans les veines de bon nombre de chefs d’État ou de princes héritiers. Qu’y a-t-il pourtant de plus Scandinave que le prince royal de Suède et ses frères, de plus anglais que le prince de Galles et sa famille, de plus hellène que les fils du roi Georges ?… Par contre, qui ne sent que le fait d’avoir vécu en exil la majeure partie de leur existence a modifié pour le comte de Paris et pour le duc d’Orléans le type dominant et a donné à l’influence ethnique de leur mère et grand’mère, la princesse de Mecklembourg, une importance qui ne se fut pas manifestée à un pareil degré sur le sol français ? Nous en concluerions volontiers que le milieu mental, superposé au milieu matériel et devenu artificiellement intensif comme il l’est chez les familles régnantes, acquiert une telle force qu’il remplace en quelque sorte l’hérédité. Renvoyé à M. le Dr  Laumonnier pour examen et appréciation.

L’itinéraire Sud-Europe.

La Chambre de commerce d’Agram a pris récemment une initiative fort intéressante. Elle a communiqué aux Chambres de commerce de Trieste, Venise, Milan, Genève et Paris un projet d’itinéraire commercial dont voici l’idée mère : profiter de l’ouverture du Simplon, pour créer des relations directes entre la France et la Russie par l’Italie, la Bosnie, l’Herzégovine, le Monténégro, la Serbie et la Hongrie. La presse italienne s’est emparée de ce projet et l’a chaleureusement prôné. Il ne paraît pas qu’à Paris on y ait prêté une suffisante attention et la chose est d’autant plus singulière que l’idée du « commerce latin » est partie de là. C’est vraiment une des infériorités les plus fâcheuses de l’esprit français que cette facilité à se passionner pour la théorie et cette indifférence persistante à l’égard de la pratique. Du jour où un projet devient réalisable, on cesse de s’y intéresser parce qu’à l’ère des grandes pensées larges, succède celle des petits labeurs techniques… Donc cet itinéraire Sud-Europe n’est pas une poule aux œufs d’or, assurément ; la seule énumération des frontières à traverser et des modes de transports successifs à utiliser évoque la notion d’aléas nombreux, de difficultés matérielles considérables, d’interruptions inévitables… Mais quoi ! cela vaut tout de même un effort et s’il n’en résulte qu’un peu de bon, il n’en résultera toujours rien de mauvais.

La trève.

C’est la seule appellation qu’il convienne d’appliquer à l’entente intervenue entre la majorité hongroise et le pouvoir royal représenté par l’empereur d’Autriche. Il ne s’agit pas d’un traité de paix, encore moins d’une solution. Personne du reste ne doit s’illusionner à Budapest ni à Vienne sur ce point. On continue de marcher vers une séparation désormais fatale et qui pourrait s’accomplir à l’amiable tout comme le récent divorce suédo-norvégien, s’il n’y avait pas ce terrible voisinage de l’Allemagne impériale à laquelle les provinces allemandes de l’Autriche désagrégée voudront nécessairement et devront se rattacher. La crise hongroise n’est qu’un acte de la pièce — tout comme la crise marocaine ; ils se sont joués à la fois sur deux scènes différentes : magnifique perfectionnement théâtral convenant à un siècle pressé. Nous avons déjà indiqué les péripéties de cette crise hongroise : rappelons-les brièvement. Scène première : la Hongrie veut « magyariser » son armée c’est-à-dire la rendre autonome, la dissocier d’avec l’armée autrichienne. François-Joseph refuse. — Scène deuxième : le souverain persistant dans son refus, la Hongrie lui refuse à son tour les moyens de gouverner ; désordres et illégalités. — Scène troisième : le premier ministre imposé par François-Joseph à la Hongrie, le baron Fejervary, a une idée géniale : il menace les Magyars d’établir dans leur pays le suffrage universel c’est-à dire de déchaîner contre leur domination toutes les populations non Magyares qui vivent sur le sol hongrois. — Scène quatrième : compromis. L’armée ne sera pas magyarisée et le suffrage universel ne sera pas établi. Un cabinet régulier succède au cabinet Fejervary et François-Joseph y admet les chefs de la campagne menée contre son autorité. On s’embrasse, la toile tombe. Comptez qu’elle ne sera pas longue à se relever. Quand un gouvernement a lancé sur un pays la formule sacramentelle : suffrage universel — il ne peut jamais la retirer.

Une imprudence.

Le gouvernement britannique vient d’envoyer dans le Sud Afrique une commission chargée d’étudier les bases de la future constitution du Transvaal. Le gouvernement conservateur avait déjà accompli le travail et préparé une constitution qui n’était peut-être pas suffisamment représentative au regard du droit mais qui probablement l’était assez au regard de l’opportunité. Le cabinet libéral a voulu surenchérir et les instructions données aux commissaires qu’il dépêche dans l’hémisphère austral tendent à faire la part plus belle aux Boers. C’est très généreux et très louable en principe. Qui sait pourtant s’il n’en résultera pas beaucoup de mal pour le pays et pour ses habitants. Qu’on se rappelle ce qu’a produit la magnanime initiative de Gladstone restituant jadis au Transvaal son indépendance que l’Angleterre avait supprimée une première fois quelques années auparavant — et sans grandes difficultés du reste, en tous les cas sans guerre. Certes le grand old man était justifié en blâmant énergiquement un pareil acte. Était-ce un motif pour l’annuler ? Si, sans évacuer le Transvaal, il l’avait alors organisé d’une façon libérale, ce serait aujourd’hui une république prospère et la noble race boer s’y serait développée pacifiquement sous le protectorat anglais. Au lieu de cela, les Anglo-africains abandonnés par Gladstone furent tout naturellement l’objet de tracasseries et de persécutions qui attisèrent les haines de race et, dès lors, on peut dire que la guerre fut inévitable. C’était là une leçon dont les libéraux d’aujourd’hui feraient bien de profiter. L’essentiel, c’est que le Transvaal reçoive sans retard une autonomie aussi large que possible mais le plus essentiel encore, c’est que la pacification en soit définitive. Qu’on ne la compromette pas pour rendre prématurément cette autonomie plus complète.

Au Mexique.

Les Chambres mexicaines ont récemment créé une décoration d’un genre tout nouveau — contrairement du reste à la constitution qui n’en admet aucune. Cette décoration n’aura qu’un seul titulaire : il est vrai qu’il s’agissait d’honorer le général Porfirio Diaz, le président perpétuel de la République. Il a été remis solennellement à cet homme très éminent un grand cordon institué tout spécialement pour lui. Ce seront des annales curieuses à rédiger que celles de son long règne présidentiel prorogé tous les quatre ans par le libre suffrage des représentants de la nation. On pourra les intituler : Comment on refait un pays. Heureux Mexique : il ne possède pas seulement le prince modèle, il a encore le parfait dauphin. Car, pour succéder au général Porfirio Diaz le jour où la mort l’enlèvera de son poste, il y a M. Limantour, le génial ministre qui a fait au Mexique une situation financière aussi solide que brillante. On dit bien que pour l’élire il faudra donner une légère entorse à la Constitution laquelle prévoit que le chef de l’État doit être né dans le pays ; ce n’est pas le cas de M. Limantour. Mais ce que l’on fait pour octroyer un grand cordon au président actuel, on peut bien le faire pour donner à ce président un successeur digne de lui ; et lui-même, semble-t-il, préconise cette solution.

L’idée de M. Ribot.

Ce n’est pas seulement en France que l’opinion va suivre avec curiosité et sympathie la carrière de l’idée lancée récemment par M. Ribot devant une assemblée locale de la région du Nord. L’éminent homme d’État faisant allusion à la loi sur les retraites ouvrières a déclaré qu’à son sens il y avait quelqu’un de plus intéressant encore que le retraité, c’était le jeune ouvrier qui, libéré du service, hésitant sur l’orientation de sa personnalité et l’emploi de ses forces, se trouve à un tournant décisif de l’existence. Ne peut-on rien pour celui-là ? Voilà l’heure où l’État devrait intervenir, non certes pour suppléer à l’initiative individuelle mais pour l’aider à se manifester, pour lui apporter le renfort déterminant. Ce jeune homme, avec peu de chose on ferait de lui un propriétaire rural, un chef de famille en tous les cas et c’est là précisément ce qui importe le plus à la nation préoccupée de stabilité foncière et de fécondité humaine. C’est très simple — si simple qu’on n’y avait jamais pensé ou que, du moins, on ne l’avait jamais dit.

À Ceylan et à Shanghaï.

De la lecture du rapport que vient de faire paraître le Colonial Office sur l’île de Ceylan, on doit conclure que le commerce cinghalais grandit de façon remarquable. De 1903 à 1904 la plus value, importations et exportations comprises, s’est élevée à 5.424.000 rupees. Mais, chose curieuse, tandis que le commerce avec les colonies britanniques et les pays étrangers a constamment progressé depuis dix ans, les échanges avec la mère-patrie sont demeurés pour ainsi dire stationnaires ; dans certains cas, ils ont même diminué. La récolte de thé a été extraordinaire en 1904 ; elle s’est élevée à 150 millions de livres en augmentation de près de 9 millions sur 1903 ; par contre, le prix a baissé de 60 centimes par kilog. Le thé de Ceylan s’exporte pour deux tiers en Angleterre et pour un tiers dans les autres pays. La culture du riz se développe mais lentement ; le caoutchouc voit son rendement s’accroître ; c’est le para qui donne les meilleurs résultats ; en deux cas il s’est vendu près de 10 francs 60 la livre. Le développement des voies ferrées aide aux progrès de la culture qui tire également un grand profit des réservoirs destinés à l’irrigation, lesquels viennent d’être fort améliorés.

À Ceylan comme en d’autres lieux, on note l’augmentation du commerce allemand qui a monopolisé certaines branches du marché et dont les achats ont forci de 22 pour 100 en douze mois. C’est que les exportateurs allemands se montrent prêts à aider de toutes les manières compatibles avec leur sécurité financière les maisons qui reçoivent leurs articles ; ils savent même risquer des pertes pour arriver à établir ensuite leur suprématie. En cela ils sont utilement secondés par le gouvernement impérial. Au consulat général d’Allemagne à Shanghaï, un agent commercial qu’assistent des employés compétents est chargé de signaler les occasions qui s’offrent à l’introduction des produits allemands en Chine. L’information ainsi recueillie est promptement portée par l’entremise gouvernementale à la connaissance des manufacturiers et des négociants de la métropole. Non seulement l’intéressé est avisé de la nature des articles demandés mais on lui fait connaître les prix courants, la qualité en usage, la nature de l’emballage désirable… en un mot tous les points lui permettant d’exporter l’objet manufacturé dans les conditions les plus propres à satisfaire à la fois son intérêt personnel et les désirs du consommateur indigène.

Un coin du budget américain.

Les États de la vieille Europe n’ont pas le monopole des irrégularités budgétaires. Lorsque le chapitre des pensions fut discuté dernièrement par la Chambre des représentants des États-Unis, le rapporteur fit connaître qu’il existait encore six pensionnés de la guerre de l’Indépendance ; or cette guerre a pris fin il y a environ cent vingt-cinq ans. Le gouvernement américain sert en outre des pensions à 8.000 veuves de combattants qui auraient trouvé la mort dans la guerre de 1812 contre l’Angleterre. Sur les dix milliards que la guerre de Sécession a coûtés, dit-on, plus de la moitié est absorbée par le paiement des pensions. Mais voici mieux. À la suite de la guerre contre l’Espagne, il va y avoir un nombre de pensionnés supérieur à l’effectif de l’armée de Shafter. Les pertes américaines dans cette guerre s’évaluent à 16.000 hommes. Or près de soixante-dix mille demandes de pensions ont été enregistrées et il est très rare que le bureau compétent rejette

une instance de ce genre. Doux pays !

OLYMPIE



Dans la partie centrale du Péloponnèse, au pied du mont Kronion, au confluent de l’Alphée et du Cladeos, gisent dans leur glorieuse déchéance les ruines d’Olympie, la cité sainte de l’athlétisme antique. Au moment où les Olympiades restaurées attirent de nouveau vers Athènes la foule des concurrents et des spectateurs, il nous a semblé opportun, de rappeler en quelques pages ce qu’il convient de connaître d’un chapitre si curieux, si original de l’histoire grecque[1].

L’existence d’Olympie embrasse une période de 1170 ans, soit de 776 avant J.-C. à 394 après J.-C. Pendant ces onze siècles elle ne cessa de s’embellir mais elle ne s’accrut guère. En somme, ce n’était pas une ville ; dans l’intervalle des Jeux olympiques qui avaient lieu tous les quatre ans, on n’y venait qu’en pèlerinage ou pour visiter ; à de certaines dates, les femmes du pays et des régions limitrophes (on sait que les femmes n’étaient pas admises aux jeux), s’y réunissaient pour célébrer les fêtes dites de Hera. Mais nul n’y résidait en dehors du personnel préposé à la garde des édifices et au service des sanctuaires. C’est à la ville d’Elis qu’appartenait la haute administration des Jeux ; elle désignait à cet effet dix magistrats lesquels entraient en fonctions dix mois à l’avance. Toutefois le centre de cette administration demeurait à Elis. C’est là que se faisaient les engagements (il fallait pour concourir être libre, de race pure, n’avoir commis ni crime, ni impiété — et que les engagés accomplissent le stage de trente jours qui leur était imposé). Puis, tandis que les « messagers de Zeus » parcouraient le monde grec proclamant la trêve sainte, juges, athlètes, chars, chevaux réunis à Elis se rendaient en cortège à Olympie par la voie sacrée et y faisaient une entrée solennelle.

Il devait faire chaud car les Jeux se célébraient à la pleine lune qui suit le solstice d’été (fin juin ou début de juillet). Cette date avancée n’effrayait personne. Bientôt arrivaient les ambassades des cités grecques, les invités de marque et leurs suites, puis les artistes, les hommes de lettres, les commerçants, en quête de commandes fructueuses ou d’affaires avantageuses et encore la théorie des « m’as-tu vu ? ». Une foire énorme s’installait sur les rives de l’Alphée mais hors de l’enceinte ou Altis : Olympie proprement dite conservait ainsi pendant les fêtes sa sereine beauté et sa majesté tranquille.

Au début, les Jeux ne duraient qu’un jour ; mais le nombre des concurrents augmentait sans cesse ; il arriva qu’en l’an 472 on ne put finir que fort avant dans la nuit et, dès lors, la durée réglementaire fut de cinq jours. Le premier jour se passait en cérémonies et en sacrifices ; de riches offrandes étaient présentées à tous les autels ; on procédait également au tirage au sort pour l’ordre des concours et les athlètes prêtaient serment devant la statue de Zeus. Le deuxième et le troisième jour avaient lieu les courses à pied (fond et vitesse), la lutte, le ceste, le pugilat, le pancrace ; les éphèbes concouraient d’abord et les adultes ensuite. Pour éviter la chaleur, on commençait dès l’aube. Bien avant le lever du soleil, le stade d’Olympie, long de 211 mètres, large de 32 et pouvant contenir 40.000 spectateurs, était rempli de monde. Sitôt que les premiers rayons de l’astre passant la cime des montagnes d’Arcadie éclairaient la plaine, des fanfares retentissaient et le cortège officiel, les juges vêtus de pourpre, les ambassadeurs, les invités prenaient place sur les gradins ; on procédait aussitôt à l’appel des concurrents. La première partie du quatrième jour était réservée au sport hippique ; c’était naturellement le plus élégant. Les riches affectaient de dédaigner un peu les autres concours, fiers que leur fortune leur permit d’amener des chevaux et des chars dont le transport était fort coûteux. De l’hippodrome on repassait au stade pour assister au Pentathlon (prix d’ensemble comprenant le saut, le jet du disque et du javelot, la course et la lutte) ; enfin avait lieu la course en armes qui clôturait les épreuves. Le cinquième jour, distribution des récompenses. Devant le temple de Zeus, sur une table d’or et d’ivoire étaient posés la branche d’olivier sauvage cueillie à l’arbre saint, planté jadis par Héraclès et le rameau de palmier, symbole de force et d’immortalité que recevait chaque athlète tandis que le héraut proclamait son nom et sa patrie. Ce désintéressement, on le sait, n’était qu’en façade. Le vainqueur, venu souvent aux frais de sa ville natale recevait d’elle au retour toutes sortes d’honneurs et d’avantages ; il n’était pas rare qu’on lui fît une rente viagère ou qu’on l’exemptât d’impôts. Après avoir reçu leurs récompenses symboliques, les triomphateurs se rendaient au Prytanée où avait lieu un banquet solennel auquel prenaient part toutes les notoriétés, officielles ou non, ceux que l’argot actuel appellerait irrévérencieusement les « grosses légumes » et, probablement, on y portait des toasts… Combien curieux, n’est-il pas vrai, apparaît cet ordonnancement des fêtes olympiques si loin de nous et pourtant si semblables à ce qu’elles seraient de nos jours avec les sacrifices en moins et les orphéons en plus ?

Après l’édit impérial de Théodose, interdisant la célébration des Jeux, le fameux Jupiter de Phidias fut transporté à Constantinople mais les édifices subsistèrent ; ils survécurent même à l’invasion d’Alaric. Ce fut Théodose ii qui y fit mettre le feu dans un accès de rage imbécile ; en 522 et 551, des tremblements de terre achevèrent la destruction. Les envahisseurs slaves, la féodalité française, les Vénitiens, les Turcs se succédèrent sur ce sol infortuné ; les ruines furent bientôt ensevelies et si profondément qu’il fallut, pour les retrouver, creuser à cinq et six mètres de profondeur.

L’idée d’exhumer Olympie hanta beaucoup de cerveaux, depuis celui du savant bénédictin Montfaucon en 1723 jusqu’à Lord Spencer Stanhope en 1824, en passant par Winckelman et Richard Chandler. Ce fut un Français, Fauvel, qui chargé de mission par le Mis de Choiseul Gouffier reconnut pour la première fois l’emplacement du grand temple et ce fut un autre Français, Abel Blouet qui en 1829, lors de l’expédition de Morée, commença de le dégager. Plus tard Curtius, devenu précepteur du futur empereur Frédéric iii, gagna son élève à l’idée d’une glorieuse campagne archéologique. Les travaux entrepris en vertu d’une convention passée en 1874 entre l’Allemagne et la Grèce durèrent six ans et coûtèrent plus d’un million : 130 statues ou bas-reliefs, 13.000 bronzes, 6.000 monnaies, 400 inscriptions, 1.000 terres cuites, 40 monuments composent le bilan des trouvailles ; tout cela resta en Grèce ; l’Allemagne n’eut que les charges… et l’honneur. Mais cet honneur est grand et doit lui valoir la reconnaissance de l’univers civilisé.

Olympie est aujourd’hui visitée par de nombreux touristes ; le chemin de fer qui y mène depuis Patras s’arrête discrètement dans une vallée latérale. De même les auberges et le musée se tiennent à distance respectueuse des ruines dont rien ne vient troubler, de la sorte, l’impressionnante et grandiose solitude. Aucun édifice ni portion d’édifice n’est demeuré debout mais les fondations en sont suffisamment intactes pour que le touriste relève très exactement, le guide en main, le plan et la figure extérieure de chacun. Voici, avant de pénétrer dans l’Altis (l’enceinte sacrée) par la porte du sud — celle par laquelle pénétraient jadis les cortèges — voici le Léonidaion, vaste caravansérail où l’on logeait les hôtes de distinction et, plus tard, le gouverneur romain d’Achaie : à gauche, le prétendu « atelier de Phidias » et le Theokoleion, habitation des prêtres attachés au service des sanctuaires ; puis à droite, derrière le Léonidaion, le Bouleutherion où siégeaient, durant les Jeux, les magistrats directeurs formant une sorte de sénat olympique. Aussitôt l’enceinte franchie, on se trouve devant le temple de Zeus. C’était un édifice long de 64 mètres (les temples grecs n’étaient jamais grands) et dont la façade s’ornait de six colonnes. Le temple contenait la statue de Jupiter en or et en ivoire dont nous avons rappelé plus haut l’odyssée et la disparition.

Devant le temple s’étendait l’agora, vaste esplanade qu’avait peu à peu encombrée la foule des monuments et des statues érigées par la reconnaissance des athlètes ou la piété des villes. Aucun ordre n’apparaît dans l’encombrement des piédestaux ruinés ; on devine pourtant qu’il devait y avoir des perspectives artistiques ménagées au milieu de ces objets d’art et, sans doute, la verdure y jouait son rôle. Olympie était remplie de platanes géants, d’oliviers et de peupliers argentés qui en doublaient la beauté. L’agora était fermée par un vaste portique séparant l’hippodrome du stade. L’hippodrome a disparu ; les traces mêmes n’en sont plus visibles ; proche des bords de l’Alphée, il a être emporté par les inondations d’une rivière capricieuse. Le stade adossé à la montagne, était séparé de l’agora par un couloir voûté long de près de deux cents mètres. Au centre de l’agora se dressait l’autel de Zeus, édifice elliptique à deux étages où l’on laissait séjourner les cendres des victimes en sorte que le sol intérieur allait s’exhaussant à chaque olympiade. Proches de là s’élevaient : le tombeau de Pelops — un antique sanctuaire, l’Heraïon où se trouvait enfermée la table précieuse servant à la distribution des prix — le Philippeion, rotonde élevée par Philippe de Macédoine après Chéronée — enfin tout contre le mont Kronion les treize trésors construits par les villes de Sycione, de Syracuse, de Megare, etc…, pour y placer leurs offrandes et les Zanes, séries d’images de Zeus élevées avec l’argent des amendes imposées aux athlètes en rachat de fautes commises par eux au cours des Jeux. Il y avait là aussi le monument des vainqueurs de Platées, celui dressé par les Eléens en mémoire de leur campagne d’Arcadie, un groupe de 35 enfants en bronze, offert par la ville de Messine ; plus tard le magnifique exèdre d’Hérode Atticus, domina tout cet ensemble. L’eau en effet manquait dans l’Altis ; le richissisme mécène détourna un affluent de l’Alphée qui vint tomber là dans un bassin semi-circulaire qu’entouraient vingt et une statues… Un peu au-delà s’élevait le Prytanée où se donnait le banquet de clôture ; puis, hors de l’enceinte, protégés par de puissantes digues contre les inondations du Cladéos, le grand gymnase entouré de portiques longs de 300 mètres et la palestre ; c’est là que les concurrents achevaient leur entraînement à la veille de l’ouverture des Jeux.

Telle était Olympie ; beauté du paysage environnant, richesse des objets d’art, entassement surprenant des édifices, haute portée de l’institution, noblesse et harmonie des spectacles, intensité des rivalités patriotiques, tout devait concourir à en faire un des centres les plus émouvants et les plus grandioses de la civilisation antique.


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LES

PRÉCURSEURS DE LA PUISSANCE ANGLAISE

i. — ÉLISABETH




On a coutume en Angleterre aussi bien que sur le continent de regarder la reine Élisabeth, Cromwell et Guillaume d’Orange non seulement comme les puissants artisans mais comme les architectes géniaux de la grandeur nationale. On leur fait honneur non seulement du travail qu’ils ont accompli mais de l’idée dominante dont ils se seraient inspirés, du plan qu’ils auraient conçu et exécuté. Il y a là une erreur. En réalité, Élisabeth, Cromwell et Guillaume régnèrent plus ou moins au jour le jour, au milieu de périls sans nombre, d’inquiétudes sans cesse renaissantes, de difficultés le plus souvent impossibles à prévoir. Ils eurent à régler les rapports de trois royaumes qu’on ne pouvait séparer et qu’on n’arrivait point à unir et ceux de trois religions qui aspiraient toutes trois à la prépondérance politique. Ils rencontrèrent en travers de leur route les deux plus redoutables monarques de l’époque, Philippe II et Louis XIV : ils n’eurent pour appuyer leur pouvoir ni le droit incontesté de la couronne ni l’expression manifeste et durable de la volonté populaire. Leurs sujets firent preuve presque en tous points de tant de laisser aller et de manque de suite que, pour un temps, la « légèreté anglaise » devint proverbiale à l’étranger… Tout cela était peu fait pour autoriser les vastes desseins et les entreprises de longue haleine. Aussi chercherait-on en vain dans cette portion de l’histoire britannique la poursuite préméditée de ce qui a été réalisé depuis. Ni les actes des gouvernants, ni les paroles des conseillers, ni les réflexions des spectateurs ne révèlent un de ces courants dominants dont s’inspirent parfois les princes ou les peuples.

Toutefois il est exact que chacune de ces trois périodes envisagée séparément représente l’un des éléments constitutifs de l’Angleterre moderne. Élisabeth, c’est l’insularisme, mélange psychologique de confiance en soi et de méfiance à l’égard d’autrui qui jusqu’alors ne s’était guère manifesté au grand jour et qui va pénétrer la nation entière au point de devenir bientôt un trait caractéristique de l’âme anglaise. En Cromwell, les générations qui nous précédèrent ne voyaient qu’une sorte d’anomalie révolutionnaire, d’accident historique ; mieux placés pour le comprendre, l’État cromwellien nous apparaît comme un reflet anticipé de l’impérialisme contemporain. C’est enfin Guillaume qui inaugure le constitutionnalisme dont il est peu raisonnable de faire remonter l’origine à la charte de Jean-sans-Terre car, à peine d’être faussé dans ses rouages essentiels, ce système suppose la libre coopération du souverain, son adhésion réfléchie et volontaire : et jusqu’à Guillaume, on ne saurait dire qu’une telle adhésion ait réellement existé.

Marie Tudor ne régna que cinq ans mais son règne eut une importance singulière parce qu’elle partageait le trône avec son époux, le terrible roi d’Espagne, Philippe ii — un Habsbourg, l’héritier de la plus belle moitié de l’empire de Charles-Quint. L’Angleterre d’alors ne paraissait pas s’inquiéter de cette menace pour son indépendance, pas plus d’ailleurs que des violences religieuses dont elle était l’objet. Survenant après le schisme d’Henri viii, après les extravagances protestantes d’Edouard vi, la contre-réforme de Marie secouait tout le monde, sans étonner personne. Tant de fois le pays avait souffert du manque d’héritiers royaux d’une légitimité incontestée que, si la reine avait eu un fils de son mariage avec Philippe, on se fut réjoui sans arrière-pensée et le loyalisme s’en fut trouvé grandement renforcé. Ce qui achève de caractériser cette royauté étrangère et ultra catholique, c’est son indépendance financière. Philippe disposait des immenses richesses de son patrimoine espagnol ; il pouvait à son gré se passer des subsides du Parlement de Londres et répandre sur la noblesse anglaise des prodigalités corruptrices. Sans aller jusqu’à dire avec Sir John Robert Seeley « qu’en 1558, l’Angleterre était déjà, à presque tous les points de vue, un royaume Habsbourg placé au même niveau que les Pays-Bas », on doit reconnaître que la nationalité anglaise se trouvait entamée. Le trépas inopiné de Marie Tudor fut un premier pas dans la voie des hasards favorables — premier mais insuffisant. Si Philippe en effet cessait d’être roi d’Angleterre, il pouvait souhaiter le redevenir soit en s’emparant du trône soit, plus simplement, en épousant Élisabeth qui succédait à Marie. Son intérêt le plus évident lui commandait d’agir ainsi. Charles-Quint, en attribuant l’Allemagne à Ferdinand, avait accentué le caractère maritime de la puissance espagnole dont dépendaient non seulement l’Amérique mais encore les Pays-Bas et — depuis le mariage de Philippe avec la reine Marie — l’Angleterre. Il ne restait plus qu’à dominer le Portugal pour avoir constitué à l’ouest de l’Europe un formidable empire susceptible d’enserrer et d’annihiler la France et de confisquer en même temps, à son profit, le commerce du monde entier. Philippe lâcha la proie pour l’ombre. Il demanda bien la main d’Élisabeth mais ni son refus ni les tendances anti-catholiques qui se manifestèrent aussitôt au sein du parlement, ne parurent l’affecter ; le continent l’attirait ; la pourpre impériale l’hypnotisait ; il se jeta au milieu de l’imbroglio germano-italien. Cinq mois ne s’étaient pas écoulés depuis la mort de Marie, qu’il signait le traité de Cateau-Cambrésis et épousait Isabelle de Valois.

Alors un péril nouveau se dessina au Nord. Les Valois disposaient de l’Écosse car le Dauphin avait épousé Marie Stuart qui était à la fois reine d’Écosse et prétendante au trône d’Élisabeth ; et voici que la mort d’Henri ii la fit prématurément reine de France au moment où une alliance venait de rapprocher la France et l’Espagne. Précisément en Écosse, il existait un parti qui s’appuyait sur la Réforme pour résister à l’influence française. Élisabeth en était l’alliée naturelle. Dès lors la guerre avec la France devint imminente. Or le 15 mars 1560 éclata la conjuration d’Ambroise et, quelques mois plus tard, François ii mourut sans enfants.

À peine cette menace écartée, s’en dressa une autre moins précise mais plus générale. Élisabeth ne se prononçait pas en matière de religion ; en toutes choses, elle temporisait. Ce n’est que dix ans plus tard, en 1570, que Pie v s’alarmant de ne pouvoir ramener cette brebis égarée prononcerait l’excommunication. En attendant, la reine se compromettait par l’appui prêté à la Réforme ; grâce à elle, le protestantisme en Angleterre s’étendait et se raffermissait. À ce moment même, le catholicisme reprenait l’offensive sur le continent. Le concile de Trente terminait ses travaux. Beaucoup de bons catholiques déplorent aujourd’hui l’œuvre de ce concile. On comprend néanmoins qu’elle dut exercer sur les contemporains une influence considérable et bénéficier d’un énorme prestige. C’était, après tout, une réforme radicale et sincère restituant à la papauté son caractère religieux et susceptible, par la suppression des abus, de renforcer singulièrement la puissance de l’Église. Le protestantisme perdait ainsi une part de sa raison d’être — occasionnelle sinon essentielle. Aussi bien, la lutte en France ne semblait pas devoir tourner à son profit. L’Allemagne était en proie à des querelles intestines entre calvinistes et luthéniens, querelles qui devaient bientôt amener l’empereur Maximilien ii à se rapprocher de Rome. Aux Pays-Bas, la résistance était âpre mais la puissante Espagne ne finirait-elle pas par l’emporter ? Enfin, Marie Stuart rentrée en Écosse était libre de disposer de sa main et plus inféodée que jamais à la cause catholique.

Marie Stuart n’épousa pas un prince étranger mais elle épousa Darnley qui descendait des Tudors et lui donna aussitôt un fils ; sur sa rivale elle posséda désormais l’énorme avantage d’avoir un successeur légitime… Il devait advenir pourtant cette chose si étrange que le petit prince ne serait point le successeur catholique de sa mère mais l’héritier protestant d’Élisabeth ! Là encore se rencontrèrent des circonstances favorables et imprévues. Qu’on se montre indulgent ou sévère à l’égard de Marie Stuart, il est impossible de méconnaître l’action qu’exercèrent sur les événements les aventures romanesques et les dramatiques incidents de son règne. En bravant imprudemment la noblesse écossaise, elle se condamna elle-même à une prompte abdication et, dès lors, le terrain se trouva miraculeusement déblayé sous les pas de la reine d’Angleterre pour qui se battaient d’autre part les Huguenots de France et les « Gueux » des Pays-Bas. Non seulement les guerres de religion occupaient la France et l’affaiblissaient mais elles entretenaient sa jalousie à l’égard de l’Espagne. Une France paisible et forte n’eût peut-être pas redouté d’aider l’Espagne à faire triompher la cause catholique ; une France divisée s’inquiétait de voir grandir encore la puissance d’une impérieuse voisine. Aussi, l’année même où allait s’accomplir le forfait de la Saint-Barthélémy, Charles ix n’hésita pas à faire alliance avec Élisabeth ; ce fut l’objet du traité de Blois qui constitua une convention de garantie réciproque dirigée contre Philippe dont la victoire de Lépante venait de rehausser encore le prestige mondial. Don Juan d’Autriche qui avait remporté en son nom cette victoire fameuse, méditait une attaque contre l’Angleterre lorsque la mort l’enleva inopinément en 1578 ; pendant les années suivantes, la question portugaise immobilisa le roi d’Espagne et, quand il l’eût résolue à son profit, ce furent les affaires de France qui s’imposèrent à lui. Henri de Navarre était devenu l’héritier de la couronne et, parmi ses futurs sujets, beaucoup préféraient l’Espagnol à l’hérétique ; Philippe était donc candidat au trône de France ; son succès eût perdu l’Angleterre mais Henri de Navarre allait triompher et ce triomphe, même au prix d’une abjuration, consoliderait à jamais l’œuvre d’Élisabeth.

Que d’aléas en toute cette histoire ! Il est bien difficile d’y déterminer avec précision la part de mérite revenant à la souveraine. On exagère assurément en tenant que chacun de ses actes et chacune de ses abstentions furent raisonnés. En admettant qu’elle ait deviné la conjuration d’Amboise et les troubles d’Écosse, Élisabeth ne pouvait compter que la mort ferait disparaître, juste à point pour la servir, François ii de France, Don Juan d’Autriche, Don Sébastien de Portugal et d’autres encore. S’abstenir répondait à une tendance de son caractère et certes on ne saurait s’étonner que la fille d’Henri viii et d’Anne de Boleyn fut d’un naturel ombrageux et méfiant. Mais ses défauts tournèrent à son avantage en engendrant les inactions, les demi-mesures, les contradictions, les vagues promesses, les attitudes dilatoires dont son règne est rempli. On ne saurait le nier, à ce tournant de l’histoire britannique, un monarque actif et droit eut risqué cent fois de compromettre l’avenir de son pays.

Il s’en faut du reste que tous les actes et toutes les abstentions d’Élisabeth puissent être jaugés à la même mesure. Dans l’espace de deux ans, notamment, ont tenu son initiative la plus habile et son inaction la plus maladroite et la plus coupable. En 1585, les Hollandais voulaient se donner à elle ; elle repoussa cette offre dangereuse mais, comme ils commençaient à s’épuiser, elle leur envoya un secours de 6.000 hommes ; de quoi continuer péniblement la lutte, non de quoi la terminer. Le calcul manquait d’honnêteté mais point de finesse car la prolongation de ce conflit entre le roi d’Espagne et ses sujets révoltés, enrichissait doublement l’Angleterre. Chassés de leur pays par la stagnation forcée des affaires et par les persécutions auxquelles ils étaient en butte, les industriels et les négociants des Flandres passaient en Angleterre et s’y installaient ; et, par un phénomène économique connexe, un commerce de contrebande se nouait entre l’Angleterre et le Nouveau-monde ; une école de rudes corsaires se créait, aux énergies et aux initiatives desquels présidait le fameux Francis Drake.

Le seul danger, en toute cette affaire, était que le roi d’Espagne ne finisse par s’attaquer à Élisabeth et ce danger, Élisabeth le provoqua en 1587 par le meurtre de Marie Stuart. Sans doute, il y avait d’autres motifs ; les exploits de Drake, par exemple, lequel s’était emparé de Carthagène et de Saint-Domingue et avait poussé l’audace jusqu’à pénétrer dans le port de Cadix pour y incendier des vaisseaux. Toutefois les gouvernements, en ce temps-là, étaient rarement tenus pour responsables des actes de piraterie et ceux-là pouvaient, à Madrid, être considérés pour tels. La mort de Marie Stuart, au contraire, souleva l’indignation et l’inquiétude en tant qu’atteinte à la majesté royale ; atteinte bien inutile, d’ailleurs, car l’ex-reine d’Écosse avait cessé depuis longtemps d’être une rivale pour Élisabeth. Il semble que cette dernière ait eu conscience de la faute qu’elle commettait en sacrifiant Marie ; elle souhaita d’intervenir pour la sauver et ne sut pas s’y décider. Peu après l’Armada fit voile vers l’Angleterre.

On a beaucoup écrit sur cette question de l’Armada ; les uns veulent que les Anglais n’aient été pour rien dans son échec, les autres qu’il soit entièrement leur œuvre. Pour les premiers, les circonstances adverses, la tempête notamment, expliquent la perte des vaisseaux espagnols ; pour les seconds, il n’y a pas lieu de faire entrer en ligne de compte d’autre élément que la force et l’habileté des marins anglais. La vérité est, sans doute, entre ces deux termes extrêmes. Il ne faut pas oublier qu’une année plus tard, l’Angleterre organisait une armada de 150 navires montés par près de 23.000 hommes et l’envoyait sur les côtes de Portugal où ce grand effort se brisa à son tour. Ce qui rendait l’armada de Sa Majesté catholique si redoutable, c’est qu’il y avait derrière elle toute la puissance de l’Espagne. Pour diminuées que fussent les ressources de Philippe, elles n’en étaient pas moins très supérieures à celles dont disposait Élisabeth. Ayant perdu une flotte, il pouvait en armer une autre, puis une autre encore. La grandeur du péril, du reste, n’échappa pas aux contemporains. Toute l’Angleterre trembla et l’enthousiasme causé par la victoire ne suffit pas à la délivrer de tout souci pour l’avenir. Elle resta quinze années sur le qui-vive, s’entraînant à l’œuvre de guerre et osant parfois de vigoureux coups de main. En France, le trône d’Henri iv se consolidait ; en Hollande, la lutte durait toujours. Philippe ii mourut en 1598 sans avoir pris sa revanche sur Élisabeth. Son successeur, il est vrai, voulut profiter de la révolte de l’Irlande pour s’en saisir ; mais il attendit trop longtemps ; quand ses troupes y débarquèrent en 1603, l’île était déjà à demi pacifiée et il n’y trouva plus l’appui sur lequel il aurait pu compter au début.

Ainsi la fortune était demeurée jusqu’au bout fidèle à Élisabeth ; il est certain que dans l’ensemble de son règne, elle s’en était montrée digne. Quand Froude lui reprocha de ne s’être pas mise à la tête d’une ligue des États protestants, quand d’autres historiens reprennent et commentent favorablement une rodomontade de Raleigh[2], ils ne font les uns et les autres que rehausser la politique d’Élisabeth en montrant combien facilement elle aurait pu s’égarer dans des voies plus séduisantes mais peu sûres. Les hasards favorables jouèrent toutefois dans son existence un rôle prépondérant et il convient de leur attribuer une large part des résultats obtenus pendant les quarante cinq années de son règne.

Ces résultats ont ceci de surprenant qu’ils ne se traduisirent par aucun signe extérieur d’extension ou de puissance. Au lendemain de son avènement, Élisabeth avait dû évacuer Calais ; elle ne le reconquit point ni autre chose d’équivalent. En dehors de quelques pêcheries embryonnaires à Terre-Neuve, elle ne possédait aucune parcelle du Nouveau monde déjà les Hollandais avaient su se tailler une place aux dépens des Espagnols. On ne saurait dire qu’elle eut une armée modèle ni même une flotte perfectionnée ; la prospérité était grande dans le royaume mais n’excédait pas ce qu’on pouvait attendre d’une longue période de repos relatif et d’économie… Élisabeth ne laissait derrière elle ni une alliance solide ni même une politique gouvernementale bien déterminée ; enfin on ne saurait spécifier de réformes précises, d’améliorations définies réalisées sous son règne. Elles existaient bien mais à l’état naissant. On ne les eut distinguées qu’au microscope. Et pourtant l’Angleterre avait subi une transformation si profonde, si radicale qu’à peine aurait-on pu la reconnaître s’il avait été possible de prendre contact avec son état d’âme, d’analyser la conscience nationale et de la comparer avec ce qu’elle était un demi-siècle plus tôt.

L’anglais jusqu’alors a regretté son isolement géographique ; désormais il s’en réjouira. Il s’est inquiété de ne pas ressembler aux autres peuples ; à présent il en sera fier. Il connaît qu’il ne faut plus se modeler sur eux, que ce qui leur réussit ne lui vaut rien et que, par contre, il a des armes à lui dont les autres ne savent pas se servir. Un orgueil méfiant a pénétré en lui et s’est mêlé à jamais avec son sang. En même temps la mer a cessé de lui être indifférente ou hostile ; il ne la comprend pas encore mais il la pressent. Enfin il a pris goût à l’effort persévérant parce qu’il en a vu les bénéfices. C’est le climat, répètent volontiers les apôtres de la théorie des milieux, qui incite l’anglais à la ténacité. Mais d’autres climats presque analogues et celui-là même, jusqu’alors n’ont point exercé pareille influence. La vérité, c’est que, dans la vie du peuple anglais, un moment s’est rencontré où le sens de l’effort lui a été inoculé par les circonstances ; ce moment, c’est le règne d’Élisabeth. La plante longtemps demeurera faible ; plus d’un orage la menacera ; elle s’épanouira enfin au temps de Victoria.

Telles sont les conséquences dominantes du règne de l’étrange princesse, orgueilleuse elle-même et méfiante qui, issue de parents et de grands parents anglais, sans attaches familiales au dehors, préféra demeurer vierge et laisser le trône à un héritier de hasard que d’atténuer, si peu que ce fut, le caractère intensément national de son gouvernement.

(À suivre)

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UNE EXCURSION À MACAO




notes de voyage


… Nous quittons aujourd’hui Canton pour aller visiter Macao. À travers la foule bruyante et grouillante des coolies, nos porteurs à force d’adresse, de cris, d’injures, de bousculades, nous ont amenés le long des quais jusqu’à l’appontement du Lung Shan où nous prenons passage.

Peu après notre installation à bord, le signal du départ est donné, les gémissements de la sirène, les appels stridents du sifflet, les ronflements de la machine s’ajoutent à la clameur confuse des masses qui nous entourent. Quelle turbulence ! Qui décrira jamais l’invraisemblable encombrement du port de Canton ! Qui dira l’habileté des pilotes à glisser leur navire au milieu des sampams et des jonques qui, par milliers, s’y pressent et s’y meuvent en tous sens !

Nous avançons lentement d’abord. Mais bientôt, sorti d’embarras, lancé en pleine vitesse, le Lung Shan descend la rivière, s’engage en mer et pique sur Macao. Nous sommes devant la ville après sept heures de traversée.

Bâtie en amphithéâtre, couronnée de vieilles forteresses, elle séduit au premier coup d’œil. Pareille à certaines petites villes côtières de Calabre ou de Sicile, elle étale coquettement ses constructions badigeonnées en jaune, en bleu, en rose, ses arcades habillées de verdure, et semble s’être aimablement parée pour faire contraste avec les agglomérations chinoises qui l’avoisinent. Également proche de Hongkong — bizarre mélange sino-européen — et de Canton — cité purement chinoise — elle évoque de façon saisissante la vieille Europe.

La rade est belle, et ses eaux sont profondes, accessibles aux plus gros navires, mais nullement abritée, exposée à toutes les tempêtes : aucun bâtiment n’y stationne. Au contraire, le port intérieur où nous devons accoster, est étroit, ensablé, impraticable aux grands vaisseaux : nous y croisons, à l’ancre, une petite canonnière portugaise, quelques vapeurs de faible tonnage, et d’innombrables jonques aux voiles palmées.

Aussitôt débarqués nous montons en pousse-pousse. Nos coureurs rapides nous entraînent à travers la vieille ville portugaise : nous sommes tout étonné d’y rencontrer quelques chinois, et plus surpris encore de nous y voir nous-même en un tel équipage. Voici la Travessa du Bon Jesus, bordée de constructions massives aux fenêtres grillagées, où les herbes folles ont poussé entre les pavés, que le bruit de notre passage semble éveiller d’un long sommeil, et triste, infiniment ; voici la Rua de San Paolo, montueuse et tortueuse, où nous rencontrons un groupe de religieux en robe brune, à l’allure fière, à la démarche lente et digne, et qu’on dirait soudain ressuscités du Moyen-Âge ; puis la Rua San Jose…, enfin la Praya grande, large promenade plantée d’arbres, face à la mer, où sont situées les riches habitations de la ville et le Macao Hôtel, notre logis.

La nuit venue, que faire à Macao ? Nos voisins de table d’hôte nous emmènent, un peu malgré nous, à la salle de billard, pièce enfumée où l’on joue la poule comme dans nos petits cafés de quartier en consommant sur le comptoir de zinc des citronnades et des cocktails. Banale image de la vie coloniale européenne au xxe siècle ! Combien ces gens sont peu intéressants à côté des moines de tantôt !…

Le territoire de Macao, péninsule étroite que complètent les îlots de Taïpa et Colovane, est la plus vieille des colonies européennes d’Extrême-Orient. Les Portugais l’occupent, depuis l’an 1557, en qualité de locataires du Céleste Empire. Depuis 1849 ils n’ont pas payé leur loyer — 500 taëls par an — et font la sourde oreille aux réclamations des Chinois qui prétendent les mettre dehors. Ils y vivent de souvenirs, et tiennent sans doute à conserver comme une relique ce témoin de leur puissance éteinte.

Ce fut jadis un port considérable, entrepôt général du commerce de l’occident avec la Chine et le Japon, principal centre du trafic de vies humaines connu sous le nom de « traite des jaunes » ; Hongkong s’est développée à ses dépens et l’a depuis longtemps supplantée. Foyer de l’expansion catholique en Extrême-Orient, Macao continue d’abriter en ses murs délabrés les supérieurs des principales missions.

On l’a vite parcourue : avec ses dépendances elle ne couvre pas deux hectares ! Le quartier chinois, bruyant et animé, renferme 80.000 âmes ; la ville européenne, endormie, quasi-morte, semble beaucoup trop vaste pour les cinq milliers de Portugais et de Macaïstes qui l’habitent.

Après une visite aux ruines de l’Église Saint-Paul — San Paolo — édifice du xvie siècle, bâtie sur la hauteur, où l’on accède par une série d’escaliers monumentaux, nous allons à la cathédrale. C’est la fête de l’Assomption. La basilique s’emplit pour la messe solennelle de onze heures à laquelle doit assister la garnison portugaise, état-major et musique en tête. Cérémonie imposante, croyez-vous ? Pas du tout. La foule est distraite, la fanfare joue des airs d’opéra, des fantaisies, jusqu’à des valses, et les soldats ont l’allure de figurants de théâtre ! C’est une parodie ridicule des offices catholiques d’autrefois. Nous nous sentons gêné dans cette église. Sous le regard railleur du Chinois qui nous accompagne, nous souffrons dans notre amour-propre. Et la célébration s’achève sans un seul témoignage d’émotion, sans une minute de recueillement de la part de cette masse de badauds, convertis de fraîche date, sans doute, et chrétiens sans savoir pourquoi.

Nous courons à présent chez Bouddha. Dans une petite pagode voisine de la porte de Chine qui délimite la concession, une jeune femme chinoise vient d’entrer avec sa servante, un panier à chaque bras. Nous la suivons. Passant devant les gardes à l’air terrible, aux gestes terrifiants, qui protègent le séjour des dieux contre les esprits mauvais, les visiteuses se sont arrêtées en face d’un autel. Elles ouvrent leurs paniers, en tirent des provisions, du riz, des fruits, du lard…, jusqu’aux baguettes, et installent le couvert du dieu. La bonne lui verse de l’eau-de-vie dans une minuscule tasse d’argent, tandis que la maîtresse s’incline front contre terre et prie, longtemps. C’est une jeune mère qui vient appeler sur son enfant la protection du Ciel. Elle n’a rien négligé pour être agréable à l’esprit qu’elle implore, elle lui offre à présent une robe, des chaussures, un chapeau…, tous objets en papier qu’elle brûle et qui s’envolent en fumée vers l’Olympe. Elle met ensuite le feu à une série de pétards, pour éveiller le dieu si, par hasard, il dort, et pour capter son attention, puis satisfaite, replace dans les paniers d’osier tout son couvert : le fumet a suffi, pour la nourriture de l’esprit ; le repas sera mangé en famille. Les Chinois sont pieux, mais pratiques.

Qui croirait qu’à deux pas de ce temple et cinq minutes à peine après cette scène touchante et comique à la fois, nous allons oublier la Chine et vivre un nouveau rêve ! Nous sommes dans un jardin, seul, devant un rocher creusé au fond duquel se trouve un buste en bronze entouré d’inscriptions latines, françaises, anglaises, portugaises : c’est Camoens, l’auteur des Lusiades, le Virgile portugais. C’est là, dans ce jardin, qu’il écrivit son épopée. Il demeura deux ans à Macao, comme fonctionnaire, en qualité de « curateur des héritages et des biens des absents », et lui laissa son plus beau titre de gloire en remplissant mal ses fonctions.

Macao, déchue comme place de commerce et comme port, est devenue un centre industriel assez prospère. Ses fabriques de ciment, d’opium, de pétards, ses filatures de soie lui constituent des revenus suffisants. Pourtant, elle ne s’en contente pas. Les autorités portugaises ont malheureusement favorisé, pour les accroître, l’établissement de maisons de jeu, actuellement affermées pour une somme annuelle de 387.000 dollars mexicains. Macao est ainsi devenue le Monte-Carlo du sud de la Chine.

On n’y joue pas à la roulette, mais au « jeu des sapèques » au fan-tan. Autour d’une table recouverte d’une natte qui forme « tapis jaune », sont assis les joueurs, sur des bancs. À l’extrémité le croupier, un gros homme, nu jusqu’à la ceinture, a placé devant lui un tas énorme de sapèques. Il en prend une poignée, au hasard, la met à part, et la couvre d’une petite coupe, puis il appelle les jeux. Chacun des assistants mise un, deux, trois ou quatre en plein. À l’aide d’une baguette, le croupier compte alors les sapèques, lentement, quatre par quatre. Il en reste à la fin une, deux, trois ou quatre et ce nombre restant désigne le gagnant. Tout se passe calmement, de façon monotone, à la lueur d’un quinquet qui fume et dont l’odeur se mêle à la puanteur du local, mais les joueurs suivent l’opération du croupier avec une attention que rien n’éveille, pas même notre présence. Dans l’intervalle de deux parties, chacun prend des notes, fait ses comptes sur un petit carnet ; quelques-uns, à bout de ressources, viennent trouver le caissier, engageant qui une bague, qui un bracelet, qui une chaîne…, la banque n’achète que les objets en or, au poids. Et ça dure toute la nuit, pour la fortune des tenanciers de tripots et de monts-de-piété, et pour la honte du gouvernement local. « Canton est regardée par les Chinois, écrivait autrefois La Place, le navigateur, comme le refuge de tous les mauvais sujets des pays voisins, et Macao comme la sentine de Canton. » À qui la faute, Messieurs ? Allez donc après cela vanter aux indigènes les bienfaits de notre civilisation occidentale ! Défendez-la. Pour nous qui avons parcouru le monde, nous avons trop souvent constaté ses erreurs pour nous faire son bon avocat.


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À PROPOS DE SAUVETAGE



Que nous soyons très-arriérés en matière de sauvetage, la catastrophe de Courrières, à défaut de l’exemple encore récent du Farfadet, le prouve, hélas ! surabondamment. Les démonstrations de l’étranger ne nous servent de rien à cet égard ; nous voyons, nous admirons mais nous ne nous efforçons pas d’imiter ; nous vivons même, à ce point de vue, dans une indifférence béate qui nous prépare, on devrait dire qui nous assure de terribles réveils. Sans doute, nous pensons conjurer le danger en l’ignorant. Rien n’est prévu, rien n’est organisé. Aussi, au jour de l’épreuve, comme tout est à faire, c’est un affolement général accru par la peur des responsabilités qui surgissent alors dans toute leur réalité. Où le sang-froid et l’ordre devraient diriger, ce sont la panique et le désordre qui règnent. Ajoutez à cela parfois un conflit d’attributions dans des services qui se déclarent également compétents pour agir — ou pour s’abstenir — et vous comprendrez les mesures folles — ou l’absence de mesures — qui ont peut-être coûté la vie à des centaines d’hommes.

Si, en matière de sauvetage dans les mines, notre incapacité se révèle actuellement d’une manière si douloureuse, il faut reconnaître qu’en matière de sauvetage « aquatique », nous ne sommes guère plus avancés. Ce qui frappe, là encore, c’est l’absence de direction ou la mauvaise inspiration d’où naissent les tentatives : nous faisons allusion ici à l’expérience Terre-Neuvienne tentée par la préfecture de police pour le sauvetage des personnes en train de se noyer.

Au lieu de confier au plus fidèle ami de l’homme le soin de sauver des humains, il aurait peut-être mieux valu s’adresser à la Royal Life Saving Society qui se serait fait, sans aucun doute, un véritable plaisir et une obligation morale d’enseigner ses admirables procédés aux membres de la Brigade fluviale. Le crédit affecté à l’achat et à l’entretien des quadrupèdes sauveteurs eût été plus que suffisant pour assurer aux agents fluviaux l’intégralité de l’enseignement technique donné par la société anglaise. Cet enseignement comprend trois chefs principaux :

A. — Comment secourir une personne en train de se noyer ?

B. — Comment se dégager des différentes étreintes d’une personne en train de se noyer ?

C. — Comment ramener à la vie les personnes qui paraissent mortes par immersion et rétablir chez elles la chaleur et la circulation ?

Dès que les enfants des écoles de Londres et des grandes villes du Royaume-Uni savent nager suffisamment, on leur enseigne l’art de sauver leur semblable avec le moins de risques possibles pour le sauveteur et le maximum de chances de réussite pour la personne en danger. Lors du championnat annuel de plongeon qui réunit une foule considérable autour de Highgate Pond, la Royal Life Saving Society fait une propagande considérable par l’exhibition qu’elle organise et à laquelle assistent, alignés sur les bords du lac et pressés sur plusieurs rangs, des enfants de 8 à 15 ans, comme nous ayons pu nous en rendre compte chaque fois qu’il nous a été donné de jouir de ce spectacle.

Mais il y a une autre observation qu’il est bon de rapporter. En 1900, à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris, des concours de sauvetage furent organisés, auxquels l’étranger fut convié. L’étranger, dans la personne de trois Écossais de Glascow, nous donna une admirable leçon qui ne porta d’ailleurs aucun fruit. L’épreuve consistait à aller en barque porter secours à une personne — en la circonstance représentée par un mannequin — qui était en train de se noyer à 200 mètres du point de départ des bateaux sauveteurs. Le canot écossais était monté par trois hommes ; deux ramaient en couple, le troisième donnait la direction en maniant un aviron de queue. Ils eurent assez vite fait de dépasser leurs adversaires et, dès qu’ils arrivèrent à proximité du mannequin, l’homme qui ramait à l’avant, c’est-à-dire le plus rapproché du mannequin, lâcha ses avirons et se porta à l’avant pour saisir et embarquer l’imitation-man. Dès qu’il eut accompli sa besogne, le rameur qui précédemment donnait la nage, céda sa place à celui qui maniait l’aviron de queue et s’installa au banc du rameur qui avait hissé à bord le mannequin ; mais tous deux, en s’asseyant, tournèrent le dos à la direction d’où ils venaient et ramèrent rigoureusement vers le point de départ qu’ils atteignirent longtemps avant aucun de leurs concurrents. On remarquera, en effet, que nos Écossais, par la manœuvre qu’ils avaient adoptée, n’eurent point à virer de bord pour reprendre leur route en sens inverse ; ils eurent simplement à pivoter sur eux-mêmes pour repartir sans délai dans la direction d’où ils venaient. Leur méthode, remarquable de simplicité, comporte encore d’autres avantages qui concourent tous de la manière la plus efficace à gagner du temps, élément primordial de succès en pareil cas. L’homme qui dirige l’embarcation avec un aviron de queue ne donne pas seulement la direction avec plus de sûreté que ne le ferait un gouvernail, il imprime aussi un mouvement de propulsion au bateau dont toute inclinaison du gouvernail casse la vitesse et, de plus, jusqu’au dernier moment, il est essentiellement maître de sa direction, ce qui n’est pas toujours le cas avec un gouvernail. Dans la circonstance que nous évoquons, les Écossais placèrent leur embarcation dans la position qui devait le plus efficacement aider au sauvetage du mannequin. Il arriva, au contraire, que certains de leurs concurrents, moins maîtres de leur direction, passèrent en grand sur le mannequin qui disparut sous le fond de leur bateau pour reparaître quelques secondes plus tard à la surface de l’eau. L’ayant dépassé, ils durent virer pour revenir en arrière. Or leur bachot très lent à virer s’arrête difficilement dès qu’il a commencé à tourner. Il est aisé de conclure. Dans l’espèce, s’il s’était agi d’un sauvetage véritable, les Écossais auraient réussi ; les autres auraient donné le coup de grâce à leur homme, tout en étant également anxieux de le sauver.

Il y avait dans la démonstration offerte par ces Écossais, un fait à retenir, un enseignement à propager après l’avoir mis en pratique sans délai. Nous avons le regret de constater qu’en ce sens rien n’a été fait ni ne se fera, à moins que quelque sportsman désintéressé parvienne à se faire entendre d’une administration, animée à coup sûr du désir de bien faire mais privée, semble-t-il, des services d’un homme compétent en la matière.

Encore un mot. Quiconque s’est trouvé à bord de bateaux anglais en rivière, en rade et en mer, a pu constater, qu’à la différence de ce qui se passe chez nous, les ceintures de sauvetage sont placées de façon à permettre au public de s’en saisir facilement. Il y a eu en Seine des abordages, rares d’ailleurs, entre bateaux de voyageurs. Mais la panique, chaque fois, a été grande parmi les passagers. Si les bateaux qui font le service sur la Seine avaient été munis de ceintures de sauvetage en nombre suffisant et à portée du public, l’effroi et le désordre qui s’ensuit naturellement, eussent été beaucoup moins grands. Les bouées volumineuses, en très petit nombre et peut-être pas faciles à décrocher dont ces bateaux sont pourvus, ne pourraient rendre de services appréciables en cas d’abordage grave. Leur destination semble se réduire à être jetées au secours d’un passager unique qui tomberait par-dessus bord. On aurait tort d’ailleurs d’imputer cet état de choses à l’incurie des compagnies ; celles-ci n’ont garde d’enfreindre les dispositions qui réglementent leur service. Ne serait-ce que pour mettre leur responsabilité à l’abri, elles les observent à la lettre. C’est plus haut qu’elle qu’il faudrait viser, là où siège,

indétrônable, Sa Majesté la Routine.
LE BON SENS, LES USAGES ET LA LOI
par Henry BRÉAL

LES EXCÈS DE L’« ASSISTANCE JUDICIAIRE »



La coûteuse justice est rendue gratuite aux indigents par l’usage de l’« assistance judiciaire » ; on sait que cette institution met à la disposition des personnes sans fortune les hommes de loi, huissiers, avoués ou avocats dont le concours leur est nécessaire ; ceux-ci ne sont nullement rémunérés ; toutefois, afin de leur éviter des débours, les lois sur l’assistance judiciaire autorisent l’emploi de papier libre (à la place de papier timbré) et l’enregistrement sans frais dans les procès des plaideurs indigents.

Qu’arrivera-t-il ? — ou bien l’indigent perdra son procès et, en ce cas, le manque à gagner provenant de l’emploi du papier libre et de l’enregistrement en debet sera supporté par l’État ; — ou bien l’indigent gagnera et, alors, la partie adverse (qui n’a pas l’assistance judiciaire) devra payer tous les frais comme si son adversaire n’avait pas été un « assisté » — et l’État n’y perdra rien.

Ce fonctionnement de l’assistance judiciaire doit être critiqué : en effet, si l’indigent perd son procès, l’adversaire — le gagnant — qui a fait des frais pour se défendre, ne sera jamais remboursé puisqu’il a devant lui un insolvable ; par suite, les procès engagés avec l’assistance judiciaire deviennent particulièrement dangereux car ils exposent les défendeurs à des pertes certaines ; la lutte est inégale entre l’indigent et le riche ; le premier n’a rien à perdre, l’autre perdra toujours puisque, victorieux ou battu, ses frais resteront à sa charge.

On comprend les dangereuses pressions qu’exercent, sur leurs adversaires, les indigents : par la menace de procès vexatoires, ils peuvent obtenir des avantages injustifiés.

L’objection que l’on va me faire, je l’entends déjà : on va dire que l’assistance judiciaire n’est accordée aux indigents qu’après un examen du procès en perspective par une commission de juristes, lesquels écartent les demandes téméraires. — Oui, mais, d’abord, il peut toujours y avoir des surprises et, ensuite, l’assistance judiciaire est désormais de droit dans certains procès : la loi de 1898 sur les accidents du travail l’accorde, sans examen, à tous les ouvriers victimes d’un accident.

Dès lors, la comédie est facile à imaginer qui se répète chaque jour : un ouvrier feint un accident ou exagère un bobo : « Payez, dit-il au patron, ou je plaide ». — « Vous perdrez, répond celui-ci ». — « Possible, mais le procès vous aura coûté gros, cinq cents francs peut-être ; donnez m’en trois cents et je me tais ». Voilà l’édifiant dialogue, trame sur laquelle brodent les agents d’affaires.

Le remède ? — … Lorsqu’un plaideur attaque autrui avec l’arme gratuite de l’assistance judiciaire, le défendeur devrait pouvoir exposer ses raisons gratuitement aussi : si le tribunal lui donnait gain de cause, il n’aurait pas subi de frais ; s’il était condamné, la totalité des dépens lui incomberait, comme actuellement. Autrement dit, l’assistance judiciaire accordée au demandeur devrait être de droit pour le défendeur.


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HUMILITÉ CHINOISE



Nous achevions le café, sur la terrasse de l’Astor House quand on nous annonça la visite de M. Tsang Pao Young, riche banquier d’Hankow auprès duquel nous nous trouvions très recommandé. Il avait pensé nous être agréable en organisant un grand dîner en notre honneur, et venait nous inviter.

« Je suis honteux, dit-il, d’oser vous recevoir dans ma maison. Elle est si petite, si misérablement meublée ! Vous y mangerez de mauvaise cuisine et vous trouverez en détestable société : mes amis les plus distingués sont encore bien indignes de vous plaire. Hélas ! la Chine est loin de valoir l’Europe, et vous devez nous trouver bien inférieurs. »

Un Européen nouveau venu en Chine eût accepté sans enthousiasme cette invitation « à s’ennuyer et à s’empoisonner ». Pour nous qui connaissions déjà les exigences de la politesse chinoise — elle consiste essentiellement à s’humilier soi-même en exaltant les mérites d’autrui — nous demeurâmes persuadés que M. Tsang ne pensait pas un mot de ce qu’il avait dit et qu’il n’en fallait rien retenir. D’ailleurs, nous avions visité déjà sa « petite » maison : c’était une des plus belles habitations de la cité ; et nous savions aussi par notre interprète, un fin lettré doublé d’un fin gourmet, qu’on y mangeait… délicieusement. Nous acceptâmes avec empressement, en remerciant M. Tsang de l’honneur qu’il nous faisait.

Le lendemain soir, nos chaises à porteurs nous posaient à sa porte. Après les présentations d’usage et les excuses répétées de notre hôte, on nous introduisit dans la salle à manger, somptueuse et spacieuse. La table, jonchée de fleurs rares, était ornée de menus rédigés en chinois et en français : Jambon. — Huîtres. — Poisson jaune. — Poulet à l’huile. — Œufs conservés. — Filaments de poisson. — Pousses de bambou. — Crevettes salées. — Soupe au poulet et nid d’hirondelles. — Requin à la sauce. — Crevettes en boule. — Poulet. — Poisson bouilli. — Œufs de pigeon. — Canard laqué. — Macaroni à la crevette et au poulet. — Riz. — Le tout accompagné d’eau-de-vie chinoise, de vins français et de Champagne de grand cru.

Les convives valaient le dîner. Plusieurs d’entre eux parlaient anglais, avaient voyagé et nous tinrent une conversation spirituelle et curieuse. De charmants bambins, richement vêtus — les petits Tsang — firent le tour de la table, offrant à chacun de nous un éventail. On but énormément.

Et comme, en nous retirant, nous remercions — en toute sincérité — notre hôte du succulent dîner qu’il nous avait offert et du plaisir que nous avions éprouvé en compagnie de ses convives, M. Tsang Pao Young prit un air attristé et nous fit dire par l’interprète qu’il « s’excusait du plus profond de son cœur de nous avoir manqué de respect en nous offrant une réception aussi médiocre

et un aussi pauvre repas. »

BIBLIOGRAPHIE



Divers romans ont été couronnés ces temps-ci par des aréopages improvisés auxquels manquait peut-être l’autorité que confèrent l’âge et les services rendus — mais non celle qui découle de nos jours de la richesse. Certains de ces prix dépassaient de beaucoup en valeur matérielle les sommes que touchent annuellement les lauréats du bon M. de Montyon. D’autre part, lesdits aéropages présentaient dans leur composition une assez curieuse variété. C’est ainsi que le jury formé par le journal la Vie Heureuse pour décider de l’attribution de son prix était exclusivement composé de femmes de lettres tandis que les fondateurs de l’Académie Goncourt n’ont point poussé leur soif de nouveauté jusqu’à pratiquer le féminisme. Enfin, on dit que le lauréat de la Vie Heureuse a groupé une forte majorité parmi de nombreuses votantes alors que celui des Goncourt l’emporta péniblement, au sein d’un collège électoral pourtant des plus restreints.

Ces menus faits ne suffiraient pas à établir la supériorité de l’œuvre de M. Romain Rolland ; cette supériorité s’impose par de plus sérieux motifs. Son Jean Christophe (Ollendorff, éditeur) est vraiment une noble et belle fiction. Il faut lire ce roman ; à vrai dire, la lecture n’en est pas facilitée par les aspects extérieurs ni par l’ordonnance générale. Trois brochures, trois « cahiers » plutôt, de grosseur inégale, d’un format inhabituel, d’une apparence un peu gothique ; au-dedans, des divisions étranges, une marche lente, certains illogismes dans la succession des épisodes… Est-ce là du snobisme littéraire, est-ce de l’originalité vraie ?… Un peu des deux sans doute mais ce mélange risque de rebuter. Un effort est nécessaire pour franchir les abords déconcertants et s’installer résolument au milieu de la petite ville allemande s’écoule la triste et laborieuse enfance du jeune Krafft. Héritier d’une lignée de musiciens locaux, condamné par son père à devenir un enfant prodige et plus tard, par la destinée, à être un chef de famille prématurément responsable, Jean Christophe traverse l’aube — le matin — l’adolescence en se heurtant durement aux pierres de la route. Que sera-t-il de lui ? Au fond, M. Romain Roland n’en sait rien ; le lecteur devine cette incertitude et en veut à l’auteur. Ce dernier s’est arrêté trop tard ou trop tôt. Son héros connaît déjà l’amour ; il est devenu homme. Impossible pourtant de prévoir l’orientation définitive d’une existence sur laquelle pèseront toujours le danger d’une terrible hérédité alcoolique, l’effet inévitable d’un surmenage précoce, les influences d’un milieu déprimant, les explosions probables d’un tempérament accentué et facilement déréglé ; tout cela empêche qu’on ne voie nettement Jean Christophe. Et pour dire la chose d’un mot, Jean Christophe n’existe pas. Voilà la grande faute de l’écrivain. Si intéressante et sympathique qu’apparaisse la silhouette de son jeune musicien, cette silhouette demeure trouble parce que complexe. M. Romain Rolland a groupé des détails empruntés à plusieurs êtres distincts — lui-même sans doute et d’autres aussi ; il a accumulé toutes sortes de choses vécues et senties mais non point faites pour se rencontrer dans le même individu. Cette erreur de composition constatée, comment n’être pas séduit par la finesse exquise du récit, sa grâce, sa fraîcheur ? De grandes traînées de ciel bleu à travers les brumes habituelles d’un climat septentrional, de grandes envolées d’idéalisme à travers les préoccupations terre à terre de chaque jour, des figures qui passent curieusement fouillées comme dans les tableaux flamands… — tout cela dessiné et colorié par la main d’un grand artiste. La plus délicate compréhension de la nature, une psychologie irrégulière mais profonde et tenue s’y révèlent. Ce ne sont point là des qualités banales par le temps qui court et le jury de la Vie Heureuse a bien fait de les distinguer et de les signaler au public.

M. Claude Farrère ne les possède à aucun degré. Sa psychologie ne sort pas du domaine de la sensation et son sentiment de la nature ne lui permet pas d’en atteindre l’âme. Son talent est réel mais dans une gamme très étroite ; il regarde tout du point de vue de la chair et des nerfs ; et par une amusante aberration mentale, il prend cette manière de faire pour le secret du grand art. Dans sa préface adressée à M. Pierre Louÿs se trouvent ces lignes qui se passent de tout commentaire : « c’est en lisant Aphrodite que j’ai compris la possibilité d’écrire à notre époque des livres tout ensemble modernes et antiques, classiques et vivants ». Une pareille naïveté désarme véritablement la critique. Nous ignorions qu’Aphrodite fut un livre « classique ». Mais que le lauréat de l’Académie Goncourt se décerne à lui-même le brevet de classicisme, cela devient presque bouffon. Antiques et classiques, ces trois personnages dégénérés qui promènent à travers les pages du roman, leurs grossiers besoins ! antiques et classiques, ces polissonneries glabres, dignes d’une cage de singes dans un jardin des plantes ! Non, en vérité, ce pauvre M. Farrère devra décrire l’antiquité autre part que dans les livres de M. Pierre Louÿs s’il aspire à la comprendre. Il voulait, paraît-il — il s’en est expliqué ailleurs car à lire son livre, personne ne s’en douterait — décrire l’effet dissolvant qu’opèrent les climats indo-chinois sur les tempéraments occidentaux déjà entamés par la neurasthénie, la débauche et le scepticisme ; d’où résulterait cette conséquence qu’il faut n’envoyer là-bas que des hommes intacts et solides ce qui est tout à fait de notre avis. Mais alors pourquoi ce titre trompeur ? Les civilisés, c’est tout le monde. Ce sont les sains aussi bien que les malsains, les organisés aussi bien que les détraqués… M. Farrère voudrait-il insinuer que le dernier mot de la civilisation c’est la débauche, la neurasthénie et le scepticisme ?… — Un peu usé le paradoxe ! Il a trop servi et fait sourire.

Les Pieds terreux de M. Rocheverre (œuvre posthume qu’a couronnée le Syndicat des auteurs ; Plon, éditeur) fournissent une conclusion qui fait contre-poids à l’affirmation de M. Farrère dans sa préface ; l’auteur établit, en effet, par son exemple et sans avoir cherché à le prouver, qu’on peut écrire un roman à la fois vieux jeu et moderne en traduisant simplement dans le langage du jour les éternels sentiments d’honneur et de patriotisme sur lesquels s’édifient les nations, par lesquels elles se maintiennent ou se refont.

Les pieds terreux, les peds tarroux, comme s’exprime le patois du centre, ce sont les paysans du Limousin et de l’Auvergne dont la rude nature têtue est si bien dépeinte à travers les péripéties d’un récit emprunté aux événements de 1870. Ah ! les beaux chapitres vibrants et vécus ; M. Rocheverre les a dédiés « à la mémoire des cinq cent soixante-quatre officiers, sous-officiers et soldats du 4e zouaves tombés le 30 novembre 1870 à Champigny ». Ceux-là furent ses camarades ; il était digne de conter leurs exploits. Les épisodes guerriers ne dominent pas pourtant dans ces pages. On y trouve beaucoup d’autres choses, des descriptions de pays, de la philosophie familiale, des reflets d’idylle, toute la vie en somme, la vie des hommes forts, joyeux et normaux. C’est avec ces éléments-là qu’on fait du classique et de l’antique et non pas en déshabillant des courtisanes. Nous vous engageons donc, lecteurs, à lire Jean Christophe et les Pieds terreux et à ne point lire Les civilisés.

Un dernier mot : Cette manière de conclure surprendra peut-être. Le public n’est plus habitué, malheureusement, à l’indépendance totale de la critique. La camaraderie y joue désormais un rôle prépondérant. Dans notre modeste sphère nous allons essayer de réagir contre de tels errements. Nous annoncerons autant que possible toutes les publications intéressantes mais nous ne recommanderons que celles dont la supériorité nous apparaîtra clairement. Voilà qui est convenu.

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Parmi les dernières publications importantes des grands éditeurs français, il convient de relever :

Chez Hachette et Cie (79, boulevard Saint-Germain, Paris). — Études de critique dramatique, 1898-1902, par G. Larroumet, 2 vol. (7 fr.). — Petites villes d’Italie (Toscane, Venise), par André Maurel (3 fr. 50). — L’Islamisme et le Christianisme en Afrique, par J. Bonet Maury (3 fr. 50). — Joseph de Maistre et la Papauté, par C. Latreille (3 fr. 50). — Études sociales et juridiques sur l’antiquité grecque, par Gustave Glotz (3 fr. 50). — L’année scientifique et industrielle (49e année), par Émile Gautier (3 fr. 50). — Du caractère intellectuel et moral de J.-J. Rousseau, par L. Bredif, recteur d’académie (7 fr. 50). — Questions d’histoire et d’enseignement, par Ch.-V. Langlois (3 fr. 50). — Histoire de France, depuis les origines, publiée sous la direction d’Ernest Lavisse, fascicule 4 du tome viii (1 fr. 50). — Atlas universel, no 37, Îles Britanniques (2 fr.).

Chez Armand Colin et Cie (5, rue de Mézières, Paris). — Marine française et marines étrangères, par Léonce Abeille, capitaine de frégate (3 fr. 50). — Paix japonaise, par Louis Aubert (3 fr 50). — L’Église catholique, sa constitution, son organisation, par André Mater, professeur à l’Université de Bruxelles (5 fr.). — Le Canada, les deux races, par André Siegfried (4 fr.). — L’Argentine au xxe siècle, par Albert Martinez et M. Lewandowski (5 fr). — Figures byzantines, par Chs. Diehl (3 fr. 50.). — Journal de l’Estoile, extraits publiés avec notice par Armand Brette (4 fr.). — Les amusettes de l’histoire, par Ch. Normand, professeur au lycée Condorcet (1 fr. 50). — Passe-partout et l’affamé, par M. Guechot (avec illustrations, pour les enfants) (2 fr.). — Les Flibustiers, par Léon Fornel (id., 2 fr.). — Âmes Cévenoles, roman, par Hudry-Menos (3 fr. 50).

Chez Plon, Nourrit et Cie (8, rue Garancière, Paris). — Deux années au Szé-Tchouen, le farwest chinois, récit de voyage par le docteur A.-F. Legendre, médecin major de 1re  classe des troupes coloniales. — Mon ambassade en Allemagne (1873-1873), par le vicomte de Gontaut-Biron, avant-propos et notes par André Dreux, archiviste paléographe. — À dix-huit ans, par M. Aigueperse (3 fr. 50). — Questions équestres, par le général L’Hotte (3 fr. 50). — Les pieds terreux, par Étienne Rocheverre (3 fr. 50). — Mariage moderne, par Resclauze de Bermon (3 fr. 50). — Œuvres complètes de Paul Bourget, romans, tome vi : le Luxe des autres, le Fantôme, l’Eau profonde.

Chez F. Alcan (108, boulevard Saint-Germain, Paris). — Causeries psychologiques, 2e série, par J.-J. Van Biervliet. — Art et psychologie individuelle, par Lucien Arréat (2 fr. 50). — Nature et société, essai d’une application du point de vue finaliste aux phénomènes sociaux, par le docteur S. Jankelevitch (2 fr. 50). — Recueil de matériaux sur la situation économique des israélites de Russie, d’après l’enquête de la Jewish Colonization Association, tome ier (7 fr. 50).

  1. Nous renvoyons ceux de nos lecteurs désireux d’en savoir davantage au livre si remarquable de M. Ch. Diehl, intitulé : Promenades archéologiques en Grèce.
  2. « Si feue notre reine avait voulu croire ses hommes de guerre nous aurions, sous son règne, mis en pièces le grand empire et fait de ses souverains des marchands de figues et d’oranges comme ils l’étaient autrefois. »