Revue du Pays de Caux N°1 Janvier 1903/Texte entier

Revue du Pays de Caux

paraissant 6 fois par an

publiée sous la direction

de

Pierre de COUBERTIN



deuxième année



SOMMAIRE DU No 1

(Janvier 1903)

RÉCAPITULATION



La Revue du Pays de Caux entre dans sa deuxième année. Il va bien falloir que ceux de ses lecteurs qui, malgré tout, s’attendent à se voir présenter par le facteur une quittance d’abonnement, se rendent à l’évidence ; la quittance ne viendra pas. La Revue du Pays de Caux est bel et bien une publication périodique à distribution gratuite, objet rare et inédit. Lisez-la donc, lecteurs, avec attention et assiduité ; lisez-la et faites-la lire autour de vous. C’est le meilleur moyen de vous acquitter de votre dette, si vous pensez devoir quelque reconnaissance à ceux qui l’ont fondée et la dirigent. Ont-ils bien tenu leurs promesses et rempli leur programme ? À vous de le dire ; rappelez-vous la devise inscrite il y a un an, en tête du premier numéro, et à laquelle ils prétendent ne rien changer : Voir loin parler franc, agir ferme.

C’est en nous inspirant de cette devise que nous avons abordé l’analyse des événements qui se déroulaient autour de nous. Qu’il s’agit de la querelle de frontières entre le Chili et la République Argentine ou de la dispute de tarifs entre agrariens et libéraux Allemands, qu’il s’agit de la maladie de la reine de Hollande ou du couronnement d’Édouard vii, de la mission Rochambeau ou du jubilé de Chipka, des grèves de Genève ou des troubles de Barcelone, de l’exploration du Fram ou des fouilles du Forum, du renouvellement de la Triple Alliance ou de la question des sucres, de l’inauguration de la république Cubaine ou des dissensions de la république d’Haïti, des énergies du président Roosevelt ou des audaces du ministre Chamberlain, de la crise Serbe ou de la crise Espagnole, de la Finlande ou de la Pologne, du Japon ou du Canada, nous nous sommes toujours efforcés d’écarter les idées préconçues, les données égoïstes, les points de vue étroits ; nous avons tâché surtout de nous mettre « dans la peau des gens » directement intéressés. Croyez-en notre expérience, lecteurs, c’est la seule manière de juger sainement et loyalement.

Mais les événements quotidiens n’ont pas monopolisé notre attention ; nous en avons donné une large part aux grands courants qui se dessinent à travers les sociétés et préparent leur orientation future. C’est l’objet des articles substantiels qui forment pour ainsi dire le centre de chaque numéro. Le premier était consacré au problème de l’Europe centrale, à cette redoutable question d’Autriche qui se présente, au seuil du xxe siècle, dans des conditions si complexes et si troublantes ; une carte spéciale accompagnait l’article indiquant à quel degré de chaos ethnographique l’empire de François-Joseph est aujourd’hui parvenu. Aussitôt après, nous avons abordé l’étude du drame Sud Africain ; nous ne le croyions pas alors aussi près de son dénouement ; mais ce dénouement, dont personne en France ne voulait admettre le caractère de fatalité, nous en indiquions d’avance le détail ; et en même temps, sans reculer devant les blâmes nécessaires, sans biaiser avec les critiques justifiées, nous avons été des premiers à rendre à la grande figure de Cecil Rhodes, qui venait de mourir, l’hommage dont la postérité sera prodigue. Le socialisme ensuite a fixé nos regards ; notre travail a eu les honneurs d’une reproduction intégrale dans un des premiers journaux du monde, l’Indépendance Belge. Nous nous demandions ce qu’il faut penser du socialisme ; car enfin, entre une adoration puérile et une répudiation haineuse, il y a certainement place pour de justes et impartiales appréciations. Nous sommes arrivés à cette conclusion que le socialisme est une doctrine belle et respectable qui pourra peut-être se réaliser un jour mais à laquelle, présentement, le monde tourne le dos. Un coup d’œil donné à la curieuse silhouette du premier des milliardaires Américains, Andrew Carnegie, nous a servi à préciser les particularités du capitalisme moderne. Notre numéro de Juillet a été consacré en majeure partie à l’éducation physique. Ce sujet a été traité au point de vue tout pratique du père de famille résidant dans une petite ville où les ressources sportives sont minimes et peu soucieux, d’ailleurs, de dépenser beaucoup pour entraîner les muscles de ses fils, quand la formation de leurs cerveaux coûte déjà passablement d’argent. Il paraît que nous avons rendu service à nombre de gens en publiant cet article ; nous en ressentons (qu’il nous soit permis de le dire) plus de satisfaction que d’étonnement. L’ouverture de l’exposition d’Hanoï nous a donné occasion de repasser brièvement la glorieuse histoire de la conquête de l’Indo-Chine et, en même temps, nous avons signalé le dilemme qui se pose devant la France appelée à choisir, une fois de plus, entre la politique coloniale et la politique continentale dont elle a connu, tour à tour, les fécondes réalités et les décevants mirages.

Nos projets ? Ils sont à la fois nets et imprécis. Nous allons faire comme le nègre. Nous allons continuer. Cela, c’est notre volonté bien définie. Quant aux questions qui feront, en 1903, l’objet de nos investigations, on ne saurait nous demander d’en donner une énumération anticipée. C’est notre intention d’étudier l’avenir de la Russie et, à-propos du voyage que le président de la République doit faire en Algérie ce printemps, l’œuvre accomplie par la France en Afrique. Nous ne reculerons pas d’autre part devant un sujet très délicat mais aussi très important : le rôle de la religion et du sentiment religieux dans le monde moderne. Nous souhaitons traiter encore de l’art et de ses manifestations démocratiques et vous parler de l’Espagne et de ses colonies ainsi que des légendes qui travestissent l’histoire de la France moderne et en faussent le sens. Ce n’est pas là un programme, mais un simple aperçu destiné à montrer que l’activité de la Revue du Pays de Caux ne se ralentira pas en 1903.

Que votre bienveillance, lecteurs, et votre zèle ne se ralentissent pas non plus.


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CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Les renouvellements d’année passent pour des périodes de calme et de repos politique. Erreur ! Tout a changé ; il n’en est pas désormais de plus agitées et de plus remplies. On dirait que public et gouvernants entassent les faits comme s’ils trouvaient trop vide l’année qui s’en va et craignaient que celle qui vient ne le soit davantage encore. Et, certes, dans le monde actuel si vibrant, si inquiet, c’est là une crainte bien vaine et bien puérile. Voyons d’abord, ce qu’on est convenu d’appeler, par un charmant euphémisme, les « incidents diplomatiques ».

Querelles Marocaines.

Le Maroc — nous le rappelons en passant pour ceux qui l’auraient oublié — est réputé avoir 8 millions d’habitants sur un territoire de 500.000 kilomètres carrés, soit la superficie de l’Espagne à peu de chose près ; il jouit d’un climat sain et agréable sur le littoral, très chaud à l’intérieur ; il importe pour 30 à 35 millions de francs de marchandises et en exporte un peu moins. Ses villes principales sont Fez, Maroc, Mequinez, Tanger ; Fez a 150.000 habitants et Tanger, 20.000. Le sultan du Maroc, Abdul-Azis, est assis sur un trône capitonné de quelques remords ; il a, en effet, soufflé ce trône à son frère aîné, lequel en était l’héritier légitime et pour plus de sécurité il a muré ledit frère dans un épais cachot où l’on s’étonne d’apprendre que le malheureux n’a pas encore succombé. C’est un peu au nom de ce dernier, mais plus probablement avec des arrière-pensées personnelles, que s’est levé un prétendant, moitié guerrier, moitié prophète comme il convient à tout révolutionnaire Musulman. Bou-Hamara a marché contre les troupes du sultan et les a défaites. L’Europe aussitôt s’est grandement émue ; il ne parait pas pourtant que ces premiers succès doivent aboutir à un renversement du régime actuel. C’est ce que nous devons souhaiter, nous autres Français, à qui le statu quo importe particulièrement. Le Maroc qui pénètre comme un coin dans nos possessions Africaines ne peut appartenir à d’autres qu’à nous et le jour où une intervention Européenne y deviendrait nécessaire, ce serait la nôtre qui s’imposerait ; la sécurité de notre empire Africain l’exige. Ce point de vue, admis tacitement par l’Allemagne, est naturellement celui de la Russie ; l’Italie y a adhéré en retour de la liberté d’action que nous lui laissons à Tripoli. L’Espagne ne s’y oppose pas, encore qu’elle ne puisse renoncer, sans de légitimes regrets, à une extension souvent rêvée. Reste l’Angleterre : son gouvernement a une attitude correcte ; mais à côté de ses diplomates officiels, l’Angleterre a toujours, au loin, des représentants officieux qui ne sont autres que ses correspondants de journaux ; celui du Times a joué au Maroc un rôle actif et s’est insinué dans les bonnes grâces d’Abdul-Azis. Que peut-il, il est vrai ? En défendant le trône d’Abdul-Azis il sert nos intérêts ; de toutes façons, l’annexion du Maroc nous coûtera cher et nous ne sommes point pressés d’y recourir. Puisse donc Abdul-Azis régner en paix, le plus longtemps possible ; et si d’aventure, Bou-Hamara s’emparait de son sceptre, ce serait notre devoir de soutenir Bou-Hamara !

L’affaire du Vénézuéla.

Gageons que vous tenez le Vénézuéla pour plus petit que le Maroc ; eh bien ! vous vous trompez, car il est deux fois grand comme la France. Or, ce pays ne nourrit encore que 2.400.000 habitants ; il produit du café, du cacao, du caoutchouc, de la vanille, du bétail et des bois précieux, ses exportations enfin dépassent considérablement ses importations. Nous sommes en droit d’en conclure qu’il pourrait payer ses dettes. Par malheur, il se paie un grand luxe de révolutions, choses très coûteuses. Depuis 1898, le désordre n’a guère cessé dans cet Eden la vie, pour un peu, serait si douce et si heureuse. Il en est résulté des pillages, des fournitures faites au gouvernement et à ses troupes et non soldées. Pas mal de commerçants Allemands, résident au Vénézuéla. En 1900, le cabinet de Berlin, prit fait et cause pour eux. Le président Castro institua une commission qui fit comparaître les plaignants, écarta ou rogna leurs créances et prétendit, de plus, ne point reconnaître les dettes antérieures à 1895. Devant ces prétentions insoutenables, l’Allemagne présenta une note globale de 1.700.000 ; ce n’était pas la mer à boire si les troubles récents n’avaient accru cette somme de près de 3 millions. C’est alors qu’intervint le singulier épisode que vous savez. L’Allemagne partit en guerre et entraîna l’Angleterre, ou plutôt le roi d’Angleterre ; car Édouard vii et Guillaume ii marquent d’autant plus de zèle à se soutenir que leurs peuples en mettent à se combattre. L’opinion Britannique, déjà très maussade de l’aventure, s’insurgea tout à fait lorsqu’elle vit dans quel guêpier on la menait. L’empereur, en effet, avait calculé que l’Angleterre encourrait fatalement la mauvaise humeur des États-Unis par suite de son intervention au Vénézuéla et cela servait très bien ses desseins pour plusieurs motifs qu’il serait trop long d’exposer ici. Mais il n’avait pas compté avec l’attachement de plus en plus fort qui se manifeste désormais entre les deux branches de la grande famille Anglo-Saxonne ; les Américains sauront gré, au contraire aux Anglais, d’avoir si véhémentement protesté contre la politique germanophile d’Édouard vii. D’ailleurs, leur président est intervenu avec tant d’énergie et en même temps, de calme et d’à-propos qu’il a tout de suite fait reculer la coalition Anglo-Allemande. Un moment les alliés l’ont embarrassé en affectant de le vouloir choisir comme arbitre de leur différend ; mais M. Roosevelt a eu le dernier mot et les a forcés de s’en venir devant le tribunal d’arbitrage de La Haye.

Le brave tribunal en est tout rajeuni et les partisans de l’arbitrage chantent victoire à pleins poumons. C’est un ravissement bien fictif. Car l’Allemagne s’en va à La Haye comme un chien qu’on fouette et pour sortir honorablement d’une impasse au bout de laquelle il y aurait la guerre avec les États-Unis. Un arbitrage imposé n’est plus un arbitrage. En toute cette querelle — vraie partie de paume où le président Roosevelt s’est montré un joueur de première force — la France a eu l’habile bon sens de rester spectatrice et de ne pas imiter l’Italie et l’Espagne qui, ayant aussi quelques créances à faire valoir contre le Vénézuéla, se mirent à la remorque de l’Allemagne et crurent l’occasion bonne de se faire payer. La France a déja un droit de priorité sur les recettes des douanes Vénézuéliennes en couverture de ses propres créances ; elle s’est bornée à s’assurer que ce droit serait respecté et s’est gardée de donner au mouvement, par son adhésion, un caractère d’union Européenne contre l’Amérique : ce dont on lui a su gré à Caracas et — ce qui vaut mieux encore — à Washington.

Le Durbar de Delhi.

Pour se consoler de ses mécomptes, l’Angleterre a lu avec délices les éblouissants détails que lui ont apportés ses gazettes sur le Durbar impérial qui s’est tenu à Delhi. Là, au milieu d’une enceinte immense et en présence de tous les souverains de la péninsule, l’avènement d’Édouard vii comme empereur des Indes a été proclamé selon la coutume Hindoue. Le vice-roi en exercice, Lord Curzon, qu’accompagnaient le duc et la duchesse de Connaught, a reçu, au nom de l’empereur, les hommages de tous les vassaux de la couronne. Étant donné la pompe légendaire dont s’entourent les rajahs et le luxe de leurs cortèges, on devine le spectacle qu’a présenté la vieille cité en ces jours de liesse. Ces fêtes ne constituent pas une mauvaise politique et les populations Asiatiques — celles de l’Inde surtout — si sensibles aux somptuosités du décor et du costume en ont certainement reçu une impression de nature à rehausser encore le prestige dont jouit, à leurs yeux, la puissance Britannique. — Après cela, s’il vous plaît d’ajouter foi à tout ce qui se raconte sur les sympathies russophiles des peuples de l’Hindoustan qu’on vous représente les yeux tournés vers le Nord, dans l’attente du « Tsar blanc », libre à vous ; ce sont là des rêveries qui ne signifient rien. Les Hindous ne connaissent point les Russes et n’en attendent rien du tout ; les Anglais n’ont pas su se faire aimer d’eux mais ils se sont fait estimer et respecter ; ils ont surtout apporté la justice, bien précieux à des infortunes que leurs princes maltraitaient et écrasaient d’impôts ; ils ont de plus protégé les prêtres et les sanctuaires, maintenu les vieilles coutumes… on ne leur en demandait pas plus et cela suffit à rendre leur joug tolérable ; quant aux Hindous de la jeune école, partisans de la liberté et d’un gouvernement national, ils sont une insignifiante poignée ; l’Inde d’ailleurs n’est ni unifiée ni près de l’être et le mot national n’y prendra point de longtemps une signification certaine.

Pauvres Habsbourgs !

Elle n’est pas faite pour jeter un surcroît de lustre sur la maison d’Autriche, cette piteuse aventure de la princesse de Saxe. Cette femme qui plante là ses devoirs de future reine, son mari et ses cinq enfants pour s’enfuir avec un petit précepteur aux moustaches naissantes n’a droit qu’au respect dont on entoure la folie. Et si elle n’est point folle, comme on craint d’avoir à le constater, nulle autre excuse ne saurait atténuer la vilenie de sa conduite. Les potins et les racontars à l’aide desquels on a tenté de lui forger une auréole de martyre n’ont fait voir en elle qu’une de ces natures vulgairement sensuelles, faussement sentimentales, étrangères à la notion des devoirs féminins dont l’Autriche fournit tant d’échantillons. Et pour corser encore l’aventure, l’héroïne a un frère qui l’a conseillée et aidée et dont l’idéal ne parait guère plus relevé. Infortuné François-Joseph, nul déboire n’épargne sa vieillesse ; il assiste de son vivant à la décadence matérielle de son empire et à la déchéance morale de sa race. Depuis que l’archiduc Rodolphe en a donné le triste signal, c’est parmi les Habsbourgs, une série ininterrompue de scandales princiers ou d’abdications morales. Et comment dire ensuite qu’il n’y a point de justice, quand on songe à tous les crimes dont est chargée cette famille, à tout le sang qu’elle a versé, à toutes les oppressions qu’elle a organisées ? Où donc trouver parmi les familles souveraines l’égale de celle-là pour le mal qu’elle a fait et le bien qu’elle a empêché ?

En Saxe.

Cet incident a attiré l’attention sur la maison royale de Saxe qui vit dans l’ombre de sa gênante et impériale voisine et dont l’Europe ne connaît plus que l’existence et a oublié les particularités. Elle remonte à l’époque de Charlemagne. C’est donc l’une des plus anciennes de l’Europe ; elle posséda d’abord les landgraviats de Lusace et de Thuringe… Ses chefs, devenus Électeurs, protégèrent Luther à ses débuts et veillèrent jalousement sur le protestantisme naissant jusqu’à ce que l’un d’eux, qui convoitait la couronne de Pologne, se convertit au catholicisme dans la pensée que cette concession lui obtiendrait le trône de ses rêves ; mais Stanislas Leczinski fut son rival heureux. La Pologne pour celui-là valait bien une messe ; mais il n’eut pas la Pologne et ses successeurs continuèrent d’assister à la messe. Voilà comment la Saxe qui compte quatre millions de protestants et à peine deux cent mille catholiques, est gouvernée par une dynastie catholique ; il est juste d’ajouter que le palais de Dresde n’a jamais été un foyer de propagande ultramontaine et malgré que la dévotion du roi Georges qui a succédé, le printemps dernier, à son frère Albert paraisse plus exaltée que celle de ses prédécesseurs, la plupart des fonctionnaires et serviteurs de la cour appartiennent à la religion réformée et rien n’incite mieux à la tolérance que de semblables états de chose. Le roi de Saxe, déjà malade, a failli mourir des douloureuses émotions qu’il a traversées ; son attitude et celle du prince royal ont été empreintes de cette dignité grave et de ce respect de soi-même qui font si complètement défaut à la malheureuse princesse Autrichienne, cause de tous ces scandales.

L’Exposition de Saint-Louis.

Les Américains, qui sont gens de progrès, toujours en avant dès qu’il s’agit d’inventer ou d’innover, ressemblent volontiers aux carabiniers d’Offenbach quand ils se prennent à imiter le vieux monde. Les expositions Européennes ont lieu aux dates annoncées et nous aurions quelque honte d’avoir été contraints, nous autres Français, de célébrer le Centenaire de 89 en 90 ou l’ouverture du xxe siècle en 1902 ; il n’est pas jusqu’à l’exposition d’Hanoï qui ne se soit piquée d’exactitude ; on lui eût pardonné pourtant de faire attendre. Mais sa toilette fut prête en temps voulu. Les expositions transatlantiques, tout au contraire, manquent régulièrement leurs trains et elles en prennent leur parti avec une étonnante philosophie. Le quatrième centenaire de la découverte de l’Amérique tombait en 1892 ; on le célébra en 1893. Le centenaire de la cession de Louisiane tombe en 1903 ; on le célébrera en 1904. C’est, en effet, pour commémorer ce dernier événement que tous les États du monde se sont vus conviés à envoyer leurs délégués, l’an prochain, sur les rives du Mississipi. Et ceci encore constitue une entorse à la vérité, à la vérité géographique cette fois. Prenez, en effet, la carte des États-Unis — combien souvent, lecteurs, nous faisons appel à vos atlas ou à vos mappemondes ! que voulez-vous, la géographie, c’est le catéchisme de la terre ; ne vous lassez jamais de l’apprendre et de la réapprendre. Donc, prenez la carte des États-Unis et vous y verrez que la Louisiane est bordée à l’ouest par le Texas, au nord par l’Arkansas, à l’est par l’État de Mississipi, au sud par le golfe du Mexique. Le grand fleuve, que les poétiques Indiens dénommaient le « père des eaux », avant de traverser toute la Louisiane longe d’un bout à l’autre l’Arkansas ; préalablement il a fait une apparition dans le Tennessee, et c’est plus haut encore qu’aux environs de Saint-Louis il a mélangé ses eaux à celles du Missouri. Saint-Louis, vous le voyez, est bien loin de la Nouvelle-Orléans et c’est là pourtant qu’on va évoquer le souvenir de 1803. Quand Bonaparte vendit aux États-Unis cette Louisiane fondée jadis par les Français et baptisée du nom de Louis XIV puis conquise par les Espagnols et rétrocédée par eux à la France, il aliénait un territoire dont les limites n’avaient jamais été fixées. Du fait qu’à un moment donné des fortins Français avaient formé une ligne ininterrompue allant depuis Québec jusqu’à la Nouvelle-Orléans, on pouvait conclure que la Louisiane s’étendait du golfe du Mexique au Canada. Les Américains n’y manquèrent point ; et, de fait, rien ni personne ne les empêchait de prendre possession de ce sol demeuré vierge et au travers duquel les tribus Peaux-Rouges erraient en quête de plaines et de forêts giboyeuses. Aujourd’hui, ils se souviennent, avec quelque reconnaissance, d’une cession qui équivalut à une seconde fondation des États-Unis ; car enfin, supposez au lieu d’un Bonaparte continental un Bonaparte colonial et un État Français très puissant aurait bien pu se former sur les bords du Mississipi et séparer les États-Unis du Mexique et de la Californie. En signant l’acte de vente, le premier consul a ouvert toute la largeur du continent à l’ambition Américaine. Voilà pourquoi l’exposition de St-Louis aura un caractère francophile dont nous devons nous réjouir et profiter.

Le troisième centenaire de l’Escalade.

Puisque nous en sommes aux centenaires, ne laissons point passer celui que les Genevois ont célébré dernièrement. Le 12 décembre 1902, il y a eu trois cents ans de l’assaut nocturne donné à la ville de Genève par les soldats du duc de Savoie ; cet assaut était une traitrise. Depuis la paix de Vervins, les Genevois protégés par Henri iv, vivaient tranquilles et heureux ; leur peu scrupuleux voisin crut l’occasion bonne pour les réduire ; il organisa un petit « raid Jameson » qui ne réussit pas mieux que l’autre. Ses troupes marchèrent à la faveur de la nuit le long de la rivière d’Arve et tentèrent l’escalade des remparts. Réveillés par cette désagréable aventure, les bourgeois de la ville ne perdirent point la tête ; ils coururent aux armes et firent si bien qu’ils mirent les assaillants dehors et les culbutèrent du haut des murs. Dès qu’il fut avisé de ce beau coup, Henri iv qui n’aimait point qu’on se moquât de lui, envoya du renfort à ses « bons amis » les bourgeois de Genève et fit savoir au duc de Savoie qu’il eût à se tenir tranquille. Telle fut l’« escalade » du 16 décembre 1602, et l’on comprend que les Genevois apportent à en célébrer l’anniversaire quelque empressement et quelque fierté.

M. de Blowitz.

Le correspondant du Times qui vient de mourir était arrivé au terme d’une longue et célèbre carrière, écoulée presque toute entière au service du grand journal Londonien et en résidence dans la capitale de la France. Causeur étincelant, d’un esprit infatigable quoique sans gaîté, M. de Blowitz parlait admirablement notre langue et fort mal la sienne ; au fait, il n’avait rien d’Anglais ni la silhouette, ni l’esprit, ni la conscience. On a dit de lui infiniment de mal ; on en dira encore, et certainement il y en avait à dire. N’empêche que si, de temps à autre, il nous a joué des tours, une circonstance s’est trouvée dans laquelle il nous a rendu le plus qualifié des services ; ne mesurons pas notre reconnaissance au mérite secret, mais au résultat certain. C’était en 1875. Le prince de Bismarck, à l’insu de l’empereur Guillaume méditait une nouvelle agression contre la France ; le plan était de franchir la frontière brusquement, presque sans déclaration de guerre, de marcher sur Paris et d’imposer une nouvelle paix bien plus onéreuse que celle de 1871. Ce plan fut dévoilé par M. de Blowitz — comment se l’était-il procuré, on ne le saura peut-être jamais. L’article du Times causa une profonde sensation en Europe ; l’indignation fut générale. D’ailleurs, presqu’en même temps la reine d’Angleterre et l’empereur de Russie adressèrent à Berlin d’énergiques remontrances ; M. de Bismarck joua l’étonnement et tout se calma en trois jours. La part due à l’initiative de M. de Blowitz dans cet heureux résultat est immense. Nous devons à sa mémoire une reconnaissance proportionnée à la haine que lui vouèrent, ce jour-là, nos ennemis.

Perspectives Macédoniennes.

Ce n’est pas pour les beaux yeux du prince de Bulgarie ou du roi de Serbie, ni même de la reine Draga (encore qu’il ait saisi cette occasion de réparer quelque peu une gaffe impériale) que le comte Lamsdorff, chancelier de Nicolas ii, s’est rendu le mois dernier à Sofia et à Nisch. Vienne d’ailleurs était compris dans son itinéraire, et ce n’est pas là que se sont échangés les propos les moins significatifs. Il s’agissait de la Macédoine. On n’a plus, paraît-il, que peu d’espoir d’y maintenir la paix au-delà des approches du printemps et tout s’y prépare pour une rébellion gigantesque. Les grandes puissances Européennes recueilleront en cette circonstance le fruit de la pitoyable politique qui les a conduites, à force d’atermoiements et de laisser-aller, à devenir presque les complices de la Turquie. Tout le sang qui va de nouveau couler dans ces malheureuses régions retombera sur leur tête. La force infâme du sultan n’est faite que de la faiblesse des gouvernements civilisés et cette faiblesse provient de leurs compétitions, de leurs jalousies et de leurs secrets calculs. Cette affaire de Macédoine peut-elle encore se régler pacifiquement ? Nous serions tentés de le croire, mais ce n’est pas l’opinion courante : le pessimisme règne dans les chancelleries ; et l’on dit que le comte Lamsdorf, en son voyage, s’est appliqué surtout à poser des paratonnerres ici et là, de façon à guider la foudre, tant il est sûr de sa chute. Charmante perspective ! Et dire qu’en s’y prenant un peu d’avance et en y apportant un peu de loyauté et de désintéressement, il eut été si facile de détourner l’orage. Ce qui rend l’horizon particulièrement sombre, c’est que les nuées montant à l’assaut de ce coin du ciel Balkanique viennent de côtés différents et vont se heurter ; à la révolte des chrétiens opprimés contre les Turcs oppresseurs se superposeront la lutte des Grecs contre les Bulgares et les rivalités des vilayets entre eux. La Macédoine aurait besoin que le sage Philippe et le génial Alexandre sortissent de leurs tombeaux.

Faut-il naturaliser ?

Un certain député du Doubs, M. Grosjean, vient de s’insurger contre la naturalisation. Certains croyaient que la France ne l’accordait pas assez aisément, mais il paraît que c’est le contraire. Du moins, M. Grosjean en juge ainsi et il présente à l’appui de sa thèse deux arguments principaux dont l’un est à prendre en considération et dont l’autre est tout à fait erroné. Commençons par le second. Il paraît que sur 6.900 naturalisations mâles accordées par la France, 5.000 seulement ont lieu avant l’âge du service militaire. M. Grosjean s’en indigne. Le Temps lui répond bien justement que c’est là une très jolie proportion et qu’en un temps où l’on voit passablement de jeunes gens s’efforcer d’échapper à l’impôt du sang, il est remarquable qu’il se soit trouvé autant d’étrangers pour accepter une charge dont quelques années plus tard ils eussent pu devenir Français sans avoir à porter le poids. Le raisonnement est irréfutable. L’argument tiré des statistiques de l’Assistance Publique est moins facile à réfuter. Sur 1.900 naturalisations accordées à Paris en une année, 1.700 ont profité à des indigents inscrits sur les listes de secours ; ceci est très fâcheux, mais à qui la faute ? À l’administration qui n’a pas pris de renseignements suffisants ou n’a pas tenu compte de ceux qui lui étaient fournis. La question, somme toute, est beaucoup plus haute. Il y a des nationalités prenantes et d’autres qui ne le sont point. Voyez les Allemands d’Amérique ; la nationalité Germaine est assurément une nationalité forte. N’empêche que les petits Allemands nés aux États-Unis sont déjà foncièrement Américains ; à la seconde génération, toute trace de germanisme a disparu ; le Français là-bas demeure Français ; en fait, il ne s’assimile nulle part. Mais conquiert-il à son tour, chez lui, les enfants des autres races ? Toute la question est là. S’il les conquiert, bien loin d’hésiter il faut multiplier les naturalisations ; elles seront un précieux adjuvant à l’accroissement d’une population trop stagnante ; s’il ne les conquiert pas, il faut au contraire se méfier grandement d’un procédé qui tendrait à affaiblir rapidement l’élément national. Eh bien, en France même, la question parait indécise ; on relève des cas où la francisation s’opère totalement, d’autres où elle demeure partielle, d’autres où elle ne se fait pas du tout. Dans ces conditions il serait également fâcheux d’accepter ou de repousser en bloc toutes les demandes de naturalisation. La question se présente sous des points de vue différents selon qu’il s’agit de la ville ou de la campagne, du midi ou du nord, du centre ou des frontières, d’Espagnols ou d’Italiens, de Suisses ou de Belges, de Russes ou d’Anglais. Des colonies Anglaises à Boulogne et à Calais, Italiennes à Nice et à Menton sont moins dangereuses que des groupements de faux naturalisés gardant sous une étiquette d’emprunt les passions et la mentalité de leurs races d’origine ; les Espagnols par contre n’ont autour des Pyrénées aucune ambition ni aucun souvenir gênants. La France sera pour des Belges ou des Suisses de langue Française une sorte de grande patrie supérieure à l’autre par sa masse et sa force, tandis que pour un Allemand elle représente une puissance inférieure à l’Allemagne qui l’a vaincue. Si enfin, il s’agit de petites villes ou de régions éloignées de la frontière, que craindrez-vous du naturalisé ? À voir encore s’il a épousé une femme de son pays ou une Française, s’ils ont déjà de grands enfants, si la pratique de notre langue est courante à leur foyer… Nous pensons que la solution du problème n’est nullement législative ; il faut des enquêtes sérieuses pour chaque cas ; il faut repousser nettement tous ceux qui présentent les chances de non assimilation, faciliter par tous les moyens et provoquer même, ceux qui offrent de véritables garanties sous ce rapport.

La Carrière de Sagasta.

C’est, malgré tout, une belle carrière que celle de Don Praxedes Mateo Sagasta mort à soixante-seize ans au moment où il venait de quitter ce pouvoir suprême qu’il avait tant de fois exercé. Les débuts de sa carrière furent agités comme l’était alors l’existence quotidienne de l’Espagne. Il commença par conspirer avec les républicains et s’écarta d’eux quand ils furent au pouvoir. Il fut ministre d’Amédée de Savoie pendant la courte et bizarre tentative faite pour implanter cette royauté latine sur le sol Ibérique. La restauration d’Alphonse xii fixa sa voie : il jura alors à la monarchie constitutionnelle une fidélité qui ne devait plus se démentir. Avec Canovas qu’il remplaçait et auquel il cédait la place tour à tour, avec l’illustre Castelar dont la sereine neutralité contribua si fortement au maintien du trône, Sagasta fut l’artisan du régime nouveau. Artificiel sans doute, ce régime ; on ne sait pas bien pourquoi Canovas était le chef des conservateurs et Sagasta celui des libéraux ; il n’y avait entre eux que les différences qu’y mettaient leurs tempéraments opposés et la variété de leur talent ; les plus libéraux étaient parfois les conservateurs et les libéraux n’étaient pas toujours les moins ultramontains. Au fond, la liberté demeurait minime et l’éducation nationale ne se faisait point. Mais était-ce bien là le plus pressé ; il fallait d’abord vivre et soustraire l’Espagne à cette intolérable habitude des pronunciamentos, des révolutions perpétuelles, des secousses incessantes qui la tuait à petit feu. La réunion de quatre personnalités fit ce miracle ; la reine Christine, Canovas, Sagasta et Castelar, tels sont ceux à qui l’Espagne doit un repos politique que les plus optimistes, il y a trente ans, n’auraient pas osé espérer pour elle. Castelar et Canevas sont morts, ce dernier, on s’en souvient, sous les coups d’une brute anarchiste : voici Sagasta qui disparaît et la régence de la vaillante reine a pris fin. Une nouvelle période commence pour l’Espagne. Puisse Alphonse xiii rencontrer autour de son trône, beaucoup de dévouements aussi sincères, de talents aussi brillants, de caractères aussi généreux que ceux dont bénéficia le long prélude de son règne.

La Clinique Henri de Rothschild.

Il n’est point rare de voir les gens riches fonder des hôpitaux. Mais de les voir se faire médecins et diriger eux-mêmes les hôpitaux qu’ils ont fondés, voilà qui est inédit et piquant. C’est un alinéa à ajouter à tout ce que nous avons écrit sur la transformation du millionnaire. Le baron Henri de Rothschild est encore très jeune. Il n’a pas perdu de temps pour devenir étudiant et dès sa sortie du collège, sa vocation était définie et sa résolution arrêtée. Le professeur Budin, en inaugurant l’autre jour la nouvelle clinique, a raconté le peu d’enthousiasme avec lequel il accueillit cet élève si fortuné ; il craignait que l’assiduité au travail et l’énergie dans l’effort ne fussent pas, chez lui, à la hauteur de la bonne volonté initiale. Son attente fut trompée ; jamais étudiant plus zélé, plus ponctuel, plus laborieux ne suivit les leçons d’un tel maître. Henri de Rothschild ne se découragea devant aucune difficulté, ne se laissa rebuter par aucun obstacle et le voici apte, aujourd’hui, à consacrer non pas seulement la fortune héritée de son père, mais la science acquise par lui-même au soulagement des malheureux : bel exemple qui, en attendant de susciter des imitateurs, doit trouver de nombreux admirateurs. La clinique Rothschild, par son organisation parfaite et l’enseignement de premier ordre qui y est annexé, rendra de grands services assurément dans l’ordre médical ; l’histoire de sa fondation et la superbe originalité de son fonctionnement n’en rendront pas moins dans l’ordre philosophique et social ; elle constituera pour tous une leçon de haute portée, apprenant à ceux qui possèdent à utiliser leur richesse et détournant les autres d’une basse envie et d’un dédain immérité.

Quelques chiffres.

Les uns sont réjouissants : les autres ne le sont point. Les premiers ont trait au commerce général de nos colonies en 1901. Le total a atteint 839.129.459 fr. et cela représente une augmentation de 58.719.747 fr. sur le chiffre correspondant de l’année précédente. Les importations se montent à 474.610.977 fr., soit 38.586.637 fr. de plus qu’en 1900 et les exportations à 364.548.482 fr., soit 20.132.910 fr. de plus qu’en 1900. Voilà des totaux qui valent tous les arguments de raison ou de sentiment qu’on peut présenter en faveur de l’expansion coloniale. — Et en voici d’autres qui devraient faire réfléchir les centralistes de la métropole. Songez qu’il y a cinquante ans nous avions le bonheur de posséder en France 180.000 fonctionnaires ; c’était déjà presque autant qu’en emploient les Anglais (militaires compris) pour gouverner dans leur empire Indien deux cents millions d’indigènes ; ces 180.000 individus nous coûtaient 255 millions de francs, somme très respectable. Aujourd’hui, nos fonctionnaires sont au nombre de 416.000, toute une armée, et ils nous coûtent 620 millions de francs. Cela représente, pour être juste, certaines améliorations, mais à quel prix les avons nous obtenues et qui oserait dire qu’on ne pouvait les obtenir à meilleur marché ?

La France en Égypte.

La situation dans laquelle se trouvait depuis 1881 la colonie Française en Égypte n’était rien moins que satisfaisante et son attitude était une attitude de bouderie perpétuelle. La chose se comprend très bien et s’excuse par là même ; elle n’en vaut pas davantage pour cela. Le premier inconvénient de la bouderie c’est de constituer une manière d’être qui est peu digne d’une grande nation ; sans doute c’est encore préférable à des aboiements de roquets, à ces protestations, à ces malédictions solennelles qui ne font, aux yeux des spectateurs, qu’aggraver l’importance d’une défaite, que souligner le caractère d’une retraite ; mais la vraie attitude, celle qui convient à un peuple aussi bien qu’à un particulier, c’est la poignée de main virile, accompagnée de ces mots : « vous m’avez rossé, c’est entendu ; vivons en paix jusqu’à ce que je puisse vous rosser à mon tour ». Le second inconvénient de la bouderie et le plus grave c’est qu’on ne sait jamais comment y mettre fin sans avoir l’air de renoncer à des rancunes longtemps affichées ou d’abdiquer toute pensée de revanche après en avoir vécu. En définitive, il arrive un moment où des intérêts de tout genre exigent que des relations courtoises et suivies soient reprises entre adversaires de la veille. Si on les a reprises dès le début, nul embarras ; si on a commencé par bouder, on ne sait que faire. La France se trouvait hier encore, au Caire, en présence d’une de ces situations regrettables et compliquées ; plusieurs de ses représentants s’y étaient usé les ongles. M. Cogordan en arrivant, il y a huit ans, se montra plus brave et plus habile et sa longue résidence sur les bords du Nil nous a procuré le moyen de sortir honorablement d’une impasse. Un traité de commerce a réglé les questions d’intérêt entre le gouvernement Khedivial et la France ; d’autre part l’accroissement et l’extension de nos écoles et de nos institutions nationales en Égypte a rendu confiance à la colonie Française. Elle a cessé de piétiner sur place ; on lui a ouvert une route. Le cercle Français, l’Institut d’archéologie orientale, la Faculté de Droit répandent notre culture et notre civilisation pendant qu’en quelques années la population de nos écoles primaires a passé de 10.000 à 16.000 élèves. Les Anglais sont délivrés de l’opposition stérile et mesquine que l’élément Français en Égypte faisait à leurs plus fécondes innovations, à leurs améliorations les moins contestables et par contre ils ont dû renoncer à nous enlever la direction et le mérite des grands travaux scientifiques dont nous avons été les créateurs. La France conserve en Égypte un rôle fort important et en rapport avec le passé, étant donné qu’elle n’a pas voulu prendre à sa charge l’organisation matérielle du pays et partager un protectorat dont elle jugeait à tort les bénéfices trop aléatoires.

Esclaves ou proscrits.

Le monde moderne se trouve depuis quelque temps, en face de problèmes gênants qui le forcent trop souvent à désavouer les bases les plus grandioses de son édifice moral. Nous en trouvons une preuve nouvelle dans l’incident qui vient de marquer le voyage de M. Chamberlain en Afrique. La reprise très active des mines d’or préoccupe vivement l’opinion non seulement au Cap, mais en Angleterre aussi. La main d’œuvre faisant défaut, on a proposé d’importer des travailleurs Chinois lesquels, comme chacun le sait, font passablement de besogne et à très bon compte. L’idée germera et il est fort probable qu’il se fera une tentative de ce genre. Or, on sait tous les abus auxquels donne lieu presque infailliblement la transportation collective de ces exotiques qui sont plus ou moins assimilés au bétail et traités comme tels ; le très intéressant ouvrage de Pierre Leroy-Beaulieu sur l’Afrique du Sud analyse les institutions minières telles qu’elles étaient avant la guerre ; au lieu de Chinois il y avait des nègres et le régime auquel ils étaient soumis ressemblait tout à fait à l’esclavage. Ces mêmes Chinois qu’on parle d’importer dans les mines Africaines où ils seraient traités en esclaves, l’Amérique du Nord leur défend de pénétrer sur son sol précisément pour ce même motif qu’ils travaillent à trop bon marché. Voilà, en vérité, une alternative décevante : Cette race que les États-Unis rejettent et proscrivent et que l’Angleterre souhaite d’importer dans une portion de son empire pour l’y réduire en un demi-esclavage de fait, sinon de droit — est-elle oui ou non, une race humaine, l’égale des autres selon la morale évangélique et jouissant de la liberté d’aller et venir propre à tous les peuples, de par les lois modernes ? Vous ne pourrez sortir de là qu’en avouant les fréquentes entorses que subit la morale évangélique et la façon fort capricieuse dont sont appliquées les lois modernes. Alors, tâchons d’être un peu moins fiers de notre évangélisme si rudimentaire et un peu moins certains de la perfection d’une législation dont nos intérêts règlent trop souvent l’application.

Thiers et Manteuffel.

La publication de la correspondance échangée entre M. Thiers, chef du pouvoir exécutif et le général de Manteuffel, commandant en chef des troupes Allemandes d’occupation, nous apporte des détails inédits et très intéressants sur une douloureuse époque. Les lettres s’échelonnent entre Juillet et Décembre 1871 ; elles font grand honneur à la loyauté d’ailleurs bien connue du général Allemand ; elles projettent aussi en pleine lumière l’extrême habilité du négociateur Français ; elles montrent enfin quel était alors l’extraordinaire prestige dont jouissait Thiers et combien ce prestige nous a été utile. Ce n’était pas seulement sa valeur d’ailleurs contestable et contestée d’homme d’État et d’historien qui assurait au chef du pouvoir exécutif une si grande action personnelle ; il incarnait à la fois la monarchie constitutionnelle que l’Europe et la France se prenaient maintenant à regretter, et en même temps, cette ardente opposition à la guerre prochaine qui s’était traduite, dans les derniers temps de l’empire, en de si éloquents discours. Par dessus tout, Thiers avait infiniment de charme ; il savait, dans un entretien comme dans une lettre, s’emparer d’un homme, le retourner, se l’attacher ; et rien n’est plaisant — si l’on ose employer ce terme quand il s’agit d’événements si dramatiques — comme de voir l’officier Allemand se laisser

prendre à l’art subtil et ingénieux de l’écrivain…

L’ÉVOLUTION DE LA DÉMOCRATIE



Il advient que de grands fleuves — la Seine, aux environs de Paris par exemple, — forment des boucles compliquées dont la raison géographique, pour certaine qu’elle soit, n’apparaît pas aux regards de l’homme. Pareils revirements se produisent dans le cours des événements : la cause en demeure sinon invisible, du moins malaisée à percevoir et les contemporains éprouvent de la surprise en notant le démenti donné par les faits à leurs pronostics les plus raisonnables.

Jusqu’ici, en regardant couler le fleuve Démocratie, nous jugions non sans raison que si, d’aventure, quelques barrages résistants surgissaient çà et là pour retarder et accidenter ses flots, ceux-ci n’en continueraient pas moins d’aller, balayant les privilèges et égalisant l’humanité, vers le gouvernement populaire par le nombre et l’élection. C’était très probable — et pourtant, ce n’était pas vrai : l’évolution du pouvoir démocratique s’accomplit tout au rebours de ce que nous avions prévu ; nous sommes à un tournant du fleuve : il a fait un coude brusque et paraît remonter vers sa source. Ayons la franchise de le constater.


Qu’est-ce qu’une démocratie ?

Une démocratie n’est point nécessairement une république ; ce serait en ramener la définition à celle d’une simple forme gouvernementale que de les confondre : une démocratie est, à proprement parler, un pays dans lequel prévaut la volonté nationale, c’est-à-dire dans lequel la majorité a organisé le gouvernement de son choix et participe à ce gouvernement soit directement, soit indirectement. L’inverse de la démocratie, ce n’est point la monarchie, c’est l’aristocratie, le régime dans lequel domine une minorité privilégiée. De sorte qu’une république peut être aristocratique et une démocratie monarchique. La république de Venise dans le passé, la monarchie Norvégienne dans le présent en sont de frappants exemples ; on pourrait en citer d’autres. Cela étant, si nous jetons les regards autour de nous, nous apercevons un certain nombre de démocraties, à côté de quelques États auxquels on ne saurait donner ce nom : ni l’Autriche-Hongrie, ni surtout la Russie parmi les grands États ne répondent aux caractéristiques démocratiques : la Turquie, moins encore ; il en est de même de la Bulgarie ; la Serbie, la Roumanie, l’Espagne, le Portugal sont peut être des démocraties de nom, elles ne le sont guère de fait. Par contre, l’Allemagne, l’Angleterre, la France, la Hollande, la Belgique, la Grèce, la Suisse, l’Italie, le Danemark, se réclament du principe démocratique plus ou moins développé. C’est à ces différents pays que nous songions en étudiant après Tocqueville les institutions Américaines et en supposant que toute cette portion du vieux monde s’engagerait peu à peu dans la voie tracée par le nouveau.


Césarisme ou Impérialisme ?

Il n’en est rien. Partout, le pouvoir personnel se consolide ou s’établit, non pas bien entendu selon la formule moscovite qui est celle de l’absolutisme pur et simple, mais selon cette formule Allemande qui fait vivre côte à côte un empereur indiscuté et un Reichstag élu au suffrage universel. On l’avait crue passagère. L’empire de Guillaume ier et de Bismarck pouvait passer pour l’établissement fondé par des conquérants et maintenu par eux. Mais l’empire de Guillaume ii est un système régulier et tranquille ; et la force qui le soutient n’a fait pourtant que s’accroître. Bien plus, les autres souverains fortifient leurs trônes par des méthodes identiques. Combien les temps sont changés ! Le parapluie de Louis Philippe n’aurait plus aujourd’hui le moindre succès et, loin de retarder, il précipiterait plutôt la chute de son possesseur. Le souverain d’il y a trente ans menait son phaëton, arborait la redingote et le chapeau de soie, se mêlait discrètement à ses sujets, trouvait habile de faire cesser l’étiquette au seuil de son palais ; on lui en savait gré ; on le jugeait homme d’esprit ; on lui pardonnait son titre. Désormais, c’est l’inverse ; on aime à le voir souvent à cheval, constamment en uniforme, toujours en représentation ; on ne lui pardonnerait pas d’oublier son rang. Et surtout ce qu’on attend de lui, c’est justement qu’il se mêle de tout ce dont auparavant on souhaitait qu’il ne s’occupât point. Son avis sur chaque question, sa présence en toute occasion, sa parole à tout propos, voilà ce que veulent ses sujets. Il tendait à devenir la machine à signer de son premier ministre et maintenant son premier ministre tend à n’être plus que son secrétaire général.

Quand la reine Victoria monta sur le trône d’Angleterre, elle n’était pas très sûre de son droit divin ; elle sentait plus de force lui venir de la constitution que de la couronne, objet symbolique destiné, semblait-il, à être bientôt enfermé dans une vitrine de musée. Il y eut chez nos voisins, vers le milieu du siècle, des républicains ; mais peu, parce que ces gens pratiques estimaient que la république leur coûterait plus cher que la monarchie présente : le raisonnement était courant. Quand la reine est morte, elle était devenue impératrice des Indes et avait reçu à deux reprises, les acclamations enthousiastes de je ne sais combien de millions d’hommes empressés à louer la grandeur de son titre mieux encore que l’étendue de ses mérites personnels. Plus Édouard vii jette d’hermine et de pourpre sur ses épaules, plus il rehausse l’éclat de sa cour et plus il est populaire, non pas parmi la foule qui se presse pour le voir passer, mais parmi le peuple instruit et raisonnable qui lit avec ferveur dans les journaux le détail de ses moindres gestes. Victor Emmanuel iii s’est gagné sans doute beaucoup de sympathies par son libéralisme intelligent, mais les Italiens se réjouissent surtout de le voir jeune, actif, s’astreignant bien que peut-être son tempérament l’en écarte, à une discipline militaire et y astreignant son entourage. Les moindres souverains, les princes héritiers tiennent les yeux fixés sur Berlin, Londres ou Rome et imitent les attitudes qui y ont cours. Au même moment, on voit Christian ix maintenir plusieurs années au pouvoir des ministres que son parlement met obstinément en minorité, François Joseph recourir pour gouverner à un certain article 14 de la constitution qui permet le rétablissement momentané de l’autocratie, Léopold ii enfin recommander aux élus de la nation « moins de paroles et plus d’actes » sur un ton qu’il n’eût jamais osé employer au début de son règne. En d’autres temps le respect qu’eût toujours inspiré le caractère de la reine Marie Christine n’aurait pas suffi à pallier la fragilité de sa régence et le piteux régime qu’est la monarchie Portugaise se serait dès longtemps effondré de lui-même. On disait que la révolution Brésilienne allait être le prélude de nombreux cataclysmes royaux. Don Pedro, au contraire, paraît devoir clore la série des « rois en exil ». Et ces tendances à renforcer le pouvoir personnel ont passé les mers et transformé la présidence de la plus grande république de l’univers ; sûrement le chef d’État Américain n’a jamais été dépourvu d’action ; mais ni Washington, ni ses successeurs immédiats ne se sentirent poussés par l’opinion à faire usage de leurs prérogatives comme l’est le président Roosevelt, comme l’était même son prédécesseur Mac-Kinley dont la personnalité pourtant ne s’affirmait guère.

Est-ce le césarisme, tout cela ? Non pas. Certaines républiques voguent peut-être vers une sorte de césarisme civil inconnu du passé. Mais les monarchies demeurent résolument héréditaires et le principe héréditaire est contraire au césarisme. Le nouveau régime est un néo-impérialisme que nous comprendrons mieux en cherchant quelles sont les forces nationales, les passions populaires qui lui servent de base.


Force, richesse et race

La démocratie nouvelle n’est pas moins différente dans son idéal que dans sa forme de la démocratie de la veille : au lieu de s’éprendre de plus en plus de paix, de modération, de liberté et de justice, elle a le culte de la force, de la richesse et de la race.

La force, elle est partout et désormais indiscutée. La conférence de La Haye n’a pu atteindre un résultat quelconque ou une apparence de résultat qu’à la condition d’écarter toute proposition de désarmement ; rien que d’en parler l’eût rendu impopulaire. Après 1870, les charges militaires apparaissaient aux yeux des nations Européennes comme une fâcheuse nécessité ; elles jugeaient l’état de paix armé indispensable mais en même temps elles le jugeaient néfaste ; depuis lors, les idées ont évolué ; beaucoup se sont pris à considérer que les sommes ainsi dépensées n’étaient point de l’argent perdu parce que le militarisme était producteur de force morale et contribuait directement de la sorte au bien et à la prospérité de la nation. Il n’est pas un seul pays qui depuis vingt ans ait réduit le moindre de ses effectifs ; la Suisse, elle-même, a développé ses institutions militaires et créé une armée dont on ne parle pas beaucoup mais qui n’en a pas moins une véritable valeur professionnelle : il suffit d’avoir suivi de loin les manifestations de l’esprit public aux États-Unis pendant la guerre avec l’Espagne pour se rendre compte à quel point elles étaient influencées par le culte de la force ; il suffit de lire les poèmes guerriers échappés à la plume de Rudyard Kippling ou bien les thèses philosophiques énoncées par Nietzche pour comprendre à quel point ce culte a imprégné les âmes Anglaises et Allemandes. On nous ripostera par l’âme Latine. Mais d’abord, y a-t-il une âme Latine ? L’Espagne cherche à tâtons sa voie : l’Italie s’est modelée beaucoup plus sur l’Allemagne que sur la France depuis qu’elle a réalisé son unité. En France même, il y a un courant inconscient en faveur des solutions par la force. Les mêmes députés qui s’indignaient qu’un pédagogue célèbre eut discouru devant ses élèves sur la nécessité de la force en ce monde disaient naguère au président du conseil : Vous avez la force, usez-en ! Ils auraient, en d’autres temps, proclamé leur bon droit et la supériorité de leurs doctrines : ils se réclament aujourd’hui de la puissance numérique de leur parti, de l’existence de la majorité comme de la loi suprême dont la décision demeure sans appel.

Voilà pour la force. L’argent domine à son tour et il s’est grandement ennobli, ce qui n’est pas étranger à l’accroissement de son pouvoir. Rappelez-vous ces silhouettes que précisément nous avons dressées devant vous, lecteurs ; rappelez-vous Cecil Rhodes, Carnegie, Nobel ; voilà des types absolument nouveaux, les civilisations antérieures n’en avaient pas produit de semblables.

De tels hommes ne peuvent pas ne pas surexciter les imaginations de leurs contemporains, et, par conséquent, agir sur leur temps ; l’idée de richesse vient ici appuyer et doubler l’idée de force ; cet argent en effet, représente une force. On s’en sert pour créer un empire, pour multiplier les fondations, pour instituer des prix destinés à récompenser le talent ou la vertu, et dont chacun représente une fortune. Remarquez combien l’évolution est complète. L’argent, il y a cinquante ans, procurait le plaisir ; il était synonyme de jouissance et c’est par là qu’il tendait de plus en plus à s’avilir ; mais le voici devenu rouage social d’une haute utilité ; il procure le moyen d’agir efficacement, puissamment. Le millionnaire devient le héros de l’époque… Nous n’apprécions pas, nous constatons. Et vous vous tromperiez grandement si vous ne voyiez rôder autour de lui que la vulgaire convoitise du partageux ; il y a aussi l’ambition de l’égaler et de parvenir au même sommet par la même route.

La progression de l’idée de race est moins aisée à expliquer car c’est là un sentiment primitif que la civilisation devrait atténuer et tendre à diminuer. Ce sont les peuples naissants qui se resserrent en quelque sorte autour de leur type ethnique comme autour d’une forteresse centrale et en défendent l’intégrité comme leur bien le plus précieux. Ce sont eux qui voient dans l’étranger un dangereux barbare, un animal nécessairement ennemi : impressions simples et claires qui caractérisent l’aube de la vie sociale et que la complexité des âges de science et de progrès devrait faire évanouir… et c’est bien ainsi que les choses se passeraient en somme, si avec les idées ne montait le nombre, si en même temps que les cerveaux s’éclairent, ils n’allaient pas se multipliant. Voyez donc combien sont accueillants et tolérants les peuples civilisés quand ils ne se sentent pas à l’étroit sur leur domaine ; les Américains ont de tout temps étalé un naïf orgueil ; leur sol n’en était pas moins bien encore le plus hospitalier du monde et cette hospitalité si large contribuait encore à les rendre fiers d’eux mêmes. C’est à peine s’ils éprouvent aujourd’hui la notion lointaine d’un encombrement possible, et déjà tout change ; ils élèvent des barrières, creusent des fossés ; ils repoussent les émigrants pauvres, ils refusent les Chinois ; ils étendent le régime protectionniste à la population même. Et voilà peut-être un de ces phénomènes auxquels songeait dernièrement Herbert Spencer en prophétisant la « rébarbarisation du monde ». Il est certain que l’internationalisme avec tout ce qu’il comporte de progrès matériels et moraux a pour revers de sa médaille l’exaspération du nationalisme ; les rivalités ne sont plus basées sur la haine de l’étranger comme avant-hier, ni sur les ambitions dynastiques des souverains comme hier, mais bien sur l’appétit des multitudes : chaque gouvernement traîne après soi des masses toujours plus compactes à l’entretien desquelles il doit pourvoir… et c’est pour cela désormais qu’on fera la guerre.

De tous les côtés les races se rejoignent : la seconde moitié du xixe siècle avait vu se réaliser l’unité Allemande et l’unité Italienne : mais c’étaient là des unités politiques plutôt qu’ethniques ; de nos jours le caractère ethnique est bien plus apparent et plus tranché. Les germanophiles d’Autriche ne se demandent pas s’ils n’auraient point intérêt à accepter le fédéralisme plutôt qu’à se réunir à l’Allemagne ; les Italiens du Tyrol et du Trentin n’examinent pas ce qu’ils peuvent perdre à se joindre à l’Italie ; les Crétois ne pèsent pas le pour et le contre de leur annexion à la Grèce. Les uns et les autres obéissent à des instincts irraisonnés et supérieurs à l’intérêt. Le rapprochement des Anglo-Saxons a surpris tous ceux qui croyaient les oppositions commerciales plus fortes que les liens du sang ; le rapprochement de l’Espagne et de ses anciennes colonies d’Amérique s’opère sans qu’on y soit poussé, de part et d’autre, par l’espérance de grands profits matériels. Et malgré des querelles intestines déjà anciennes, il existe désormais un scandinavisme ambitieux et agissant. La plus extraordinaire est encore la Pologne, martyrisée à tant de reprises, coupée en trois depuis plus d’un siècle et plus Polonaise qu’elle ne fut jamais.


Hasard ou Providence ?

Cette évolution de la démocratie est-elle un fait providentiel ? Et par providentiel nous entendons ici non point une intervention de la volonté divine, ce qui est le sens religieux, mais une de ces fatalités historiques qui résultent d’un ensemble de circonstances et de faits tendant manifestement au même but. On ne peut pas le prétendre. L’évolution que nous examinons n’est pas logique ; elle n’était pas nécessaire ; elle découle directement de l’institution en 1866 d’un germanisme impérial qui aurait pu ne pas naître. L’unité de l’Allemagne, œuvre fatale et nécessaire, pouvait fort bien s’opérer pacifiquement et libéralement au lieu de s’opérer par le sang et la bataille ; la meilleure preuve en est que ce résultat faillit être atteint en 1848 et que le refus du roi de Prusse d’accepter la couronne impériale que les Allemands lui offraient alors, fit seul échouer un plan à la fois grandiose et paisible. Si l’entreprise du parlement de Francfort avait abouti, toute l’histoire ultérieure de l’Europe, toute la physionomie de la seconde partie du xixe siècle et des débuts du xxe s’en fussent trouvées modifiées ; le monde auquel on n’eut point imposé le revêtissement d’armures qui l’a si complètement transformé, s’orientait dans une

voie différente…

Combien cela durera-t-il ?

Rien n’est éternel ici-bas et on pourrait même ajouter que de notre temps rien n’est durable : de telles situations pourtant dépassent notre horizon. On peut provoquer par un effort collectif, par la collaboration d’une quantité de volontés humaines, la cessation d’un état de choses matériel, la révision d’un traité, la substitution d’une politique à une autre. Mais lorsqu’il s’agit des idées dominantes d’une époque, l’action des individus sur leurs évolutions est extrêmement lente, si lente même que, le plus souvent, les contemporains ne la perçoivent pas. La philosophie actuelle de la démocratie, si l’on peut ainsi parler, est trop générale et trop complète pour être passagère. Elle passera, mais d’abord qu’il faut qu’elle s’use et venant de se former, elle n’est point près de s’user ; nous assisterons à l’épanouissement complet des notions et des passions qui l’alimentent. Puis ces notions et ces passions s’exagèreront ; après viendra l’usure. Cela regarde nos enfants : pour nous, il est certain que nous sommes condamnés à vivre dans cette atmosphère de force, de richesse et de race, que cela nous plaise ou non. Les violents s’irriteront en vain, et les sots se lamenteront. Une fois constaté, le fait contre lequel on ne peut rien, le mieux est d’en tirer le meilleur parti, make the best of it comme disent les Anglais en une formule d’une géniale virilité ; après tout, montrez-vous, quand il pleut, le poing aux nuages et injuriez-vous l’eau qui tombe ? Vous prenez votre parapluie, tout bonnement.


Le rôle de la démocratie française

La France moderne n’est pas toujours bien partagée sous le rapport des tâches qui lui incombent : ce sont souvent les plus ingrates et les plus délicates en même temps que les plus méritoires. Notre démocratie est vouée à l’équilibre ; des devoirs contradictoires pèsent sur elle ; elle est prise entre le double souci d’irrésistibles aspirations et d’hérédités obligatoires. Elle est anxieuse de paix, de partage et d’internationalisme en un temps où il lui est défendu, sous peine de périr, de poursuivre le désarmement, le collectivisme et la fraternité des peuples. Elle voudrait prouver au monde ses instincts généreux, son esprit de solidarité et elle sent la nécessité de lui montrer des soldats et des capitaux. À vrai dire, rien n’est plus fécond pour une nation comme pour un individu que ce mélange des choses de l’esprit avec celle du corps, des progrès matériels avec les progrès intellectuels, des efforts musculaires avec les efforts cérébraux. Mais il faut que des alternances si contraires soient réglées avec une justesse et une sûreté bien difficiles à atteindre. La mesure, en un mot, est indispensable et si l’homme le mieux doué et le plus droit éprouve tant de peine à réaliser la mesure en toutes choses, combien l’être tumultueux et complexe qu’est une nation doit-il s’y sentir malhabile !

La mesure, voilà aujourd’hui ce qu’il nous faut avant tout, étant donné l’état du monde et l’atmosphère ambiante. Et dans ce mariage de raison des idées généreuses avec les armes perfectionnées, dans cette collaboration nécessaire du capitalisme avec le désintéressement, nous trouverons, si nous savons y atteindre et nous y tenir, le gage d’un magnifique avenir, digne de tout ce que notre passé contient de lumière et de grandeur.


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HISTOIRE D’UN ARCHIPEL BRUMEUX

(Souvenirs d’Écosse)




Sur la côte occidentale de l’Écosse, la nature a formé un étrange archipel aux contours déchiquetés, aux sommets brumeux, à l’aspect triste et solitaire. En naviguant sur les eaux froides et ternes qui baignent les îles Hébrides, on voit leurs profils incertains se dessiner tour à tour dans le brouillard. Elles sont si nombreuses qu’elles semblent se multiplier toujours sous le regard. Les unes dressent fièrement leurs abruptes falaises contre lesquelles les grandes tempêtes qui se précipitent sur l’Europe livrent leurs premiers assauts ; les autres émergeant à peine de la surface des flots présentent le contraste d’un sable blafard et d’une roche noirâtre ; mais partout la même désolation, la même nudité, le même gazon maigre et ras. « Rien que d’innombrables péninsules terminées par des caps effilés ou par des cimes toujours couronnées de nuages, s’écrie M. de Montalembert en décrivant les désillusions que lui fit éprouver la première vue de ces parages — rien que des isthmes rétrécis au point de laisser voir la mer des deux côtés à la fois ; rien que des pertuis si resserrés entre deux murailles de rocher que l’œil hésite à s’y engager. »

Elles ont pourtant leurs fidèles, ces terres Hébridiennes. Qui se laisse prendre à leurs charmes y rêve toujours et ce n’est pas sans raison qu’un célèbre romancier voulait placer là le séjour des êtres surnaturels de la mythologie Scandinave, de ce poétique Olympe où doivent s’asseoir Ossian et Fingal. Mais pour saisir les beautés de leurs rudes paysages, il faut la tempête ou, tout au moins, l’atmosphère chargée de vapeurs à travers lesquelles filtre un rayon de ce pâle soleil du nord qui semble le reflet neigeux des régions arctiques. Là s’élève cette fameuse grotte de Fingal qui excite si justement l’enthousiasme des touristes. Ses colonnes régulièrement taillées, ses saillies, ses nervures gothiques qui lui donnent l’aspect d’une cathédrale ne sont pas l’œuvre d’un architecte humain et on a peine à n’y voir qu’un coup de hasard des forces naturelles. En fait c’est la matière en fusion, qui aux premiers refroidissements du globe, s’est ainsi cristallisée en prismes de basalte. Voilà pour la science ; il faudrait maintenant emprunter à la poésie son divin langage pour en achever la description ; c’est par là que je terminerai en vous racontant la manière originale et toute Anglaise dont les voyageurs pressés parcourent en douze heures l’archipel des Hébrides, sur un petit steamer très confortable où l’on fait un excellent déjeuner aux refrains de la Mascotte ou des Cloches de Corneville.

Le bateau à vapeur sera notre dernière étape car il est actuellement la dernière expression de la civilisation ; mais pour en arriver là, il faut parcourir bien des âges que remplissent successiment la conquête chrétienne, la domination étrangère, la puissance seigneuriale. Cette histoire, que nul écrivain n’a rédigée, nous la déchiffrerons dans les ruines qui parsèment les îles ; monuments druidiques, forteresses Danoises, monastères chrétiens, manoirs féodaux : ces annales de pierre embrassent dans le passé une période de quinze siècles.


i


L’obscurité la plus profonde enveloppe les Hébrides aux premiers âges historiques. Les Romains les connaissaient-ils ?… Lorsqu’en l’an 120 après J.-C., Agricola repoussé par les Calédoniens se retira au sud de l’Angleterre, il envoya des vaisseaux avec mission de reconnaître si l’Angleterre était une île. « Les marins revinrent, dit M. Guizot, annonçant qu’aucune langue de terre ne rattachait la Bretagne au continent, qu’ils avaient aperçu dans le lointain Thulé enveloppée dans une région de nuages et de neiges éternelles et que les mers qu’ils avaient traversées étaient stagnantes, pesantes sous la rame, sans être agitées par le vent et la tempête. » Si cette Thulé que les anciens regardaient comme l’extrémité du monde n’est autre que l’Islande, on se demande comment des hommes si peu préparés à une pareille expédition ont pu l’accomplir ? Mais le récit des marins d’Agricola semble détruire cette hypothèse. L’océan Atlantique est sans cesse bouleversé par l’ouragan tandis que les flots gris d’acier de la mer du Nord demeurent souvent immobiles pendant de longs jours. Donc Thulé n’était probablement que l’une des Shetland et les Romains ne firent pas le tour complet de l’île.

Vers cette époque vivait le héros légendaire dont nous irons visiter le palais, Fingal, père d’Ossian. Fingal était roi de Morvern ; on nomme ainsi une haute montagne du Caithness, le comté le plus septentrional de l’Écosse. Certains en ont fait une sorte de Vercingetorix qui, plus heureux que le nôtre, aurait repoussé l’invasion de l’empereur Caracalla ; les amateurs de mythologie veulent voir en lui un personnage un peu surnaturel, un demi-dieu étrange et charmant. Si vous désirez mon humble avis, c’était bonnement un chasseur intrépide vêtu de peaux de bêtes, la poitrine ornée de tatouages ; d’ailleurs un hercule qui n’eut pas déparé la foire de Saint-Cloud. Son fils nous a laissé le récit des exploits paternels dans ses poésies que la traduction a dénaturées et qui, sous leur vraie forme, sont empreintes d’une hardiesse farouche bien plus que de mélancolie.

À travers des renseignements incertains et sans suite on entrevoit l’ombre d’Ossian errant dans les Hébrides ; il allait, accompagné de la fiancée de son fils, Malvina, seul en face de cette grandiose nature dont il cherchait à rendre les beautés ; et, sans doute, il chanta ses strophes dans la grotte de Fingal ; de là vient, au dire des poétiques Écossaises, la douce harmonie qui ne cessa jamais d’y vibrer depuis lors. Mais abandonnons des souvenirs trop lointains et passons au second chapitre de la longue histoire des Hébrides. Une colonie, venue d’Irlande, a peuplé les îles et des moines s’établissent sur leurs rives inhospitalières pour y prêcher l’évangile. En face de l’ouverture béante de la grotte de Fingal, se trouve une terre plate et nue qui porte un surnom glorieux ; c’est l’île d’Iona ; on l’appelle le Saint-Denis des Hébrides. C’est là que dorment les souverains d’Écosse, d’Irlande et de Norwège, à l’ombre des ruines d’une abbaye fondée il y a 1300 ans par saint Colomban.

Saint Colomban est le premier et le plus grand de ces apôtres d’Occident dont M. de Montalembert a conté les hauts faits. Son caractère passionné, ses hardiesses, sa vie pleine de contrastes, sa lutte contre lui-même et la victoire complète qui la termine en font l’une des figures les plus originales des annales monastiques. À vingt-cinq ans, c’était un homme violent, prompt à la vengeance, impérieux et dominant. Il appartenait à la race guerrière qui régnait sur l’Irlande et lui-même avait souvent tenu le glaive, car le moine et le soldat se confondaient en lui. Mais il fallait un tel homme pour une telle mission. Là où les autres auraient échoué, lui pouvait réussir. Jeter sur un îlot désert les fondements d’un établissement religieux, fertiliser un sol ingrat, répandre dans tout l’archipel la lumière de l’évangile ; puis étendant le cercle de ses pieuses conquêtes, parcourir le nord de l’Écosse habité par des peuples sauvages, s’exposer à tous les dangers pour gagner à Dieu de nouvelles âmes, telle fut l’œuvre de Colomban. Mais en même temps qu’il remportait d’éclatantes victoires sur le culte idolâtre, il se domptait lui-même avec une semblable énergie. La liste des supplices qu’il s’infligeait est étrange autant que terrible. Au plus fort de l’hiver, il entrait dans l’eau glacée pour réciter l’office ; il s’agenouillait la nuit dans la neige pour prier ; il se fouettait d’orties et se nourrissait d’une soupe faite avec des chardons. Un si grand luxe d’austérités ne paraît pas cependant avoir autant frappé ses contemporains que sa douceur et son humilité, vertus presque inconnues parmi eux et dont il était lui-même si éloigné qu’il lui fallut une lutte constante de trente années pour les acquérir.

Le monastère d’Iona ne fut d’abord qu’un amas de masures faites de claies d’osier ou de roseaux soutenues par des pieux. C’était tout un village, car aux compagnons que saint Colomban avait amenés d’Irlande, se joignaient sans cesse de nouveaux convertis. Puis on éleva des constructions plus solides, en bois. Iona n’offrait que de bien faibles ressources ; çà et là quelques taillis dont l’écume de mer rongeait le sommet et dont on ne put même pas tirer le bois nécessaire aux charpentes ; il fallut le faire venir. Au centre était l’église dominée par une sorte de campanile abritant la cloche, une belle cloche en métal dont les premiers tintements causèrent sans doute bien des distractions aux insulaires pendant le service divin. Plus loin, il y avait des étables pour les bestiaux, des hangars pour les instruments de travail ; sur la grève étaient rangées les barques qui composaint la flotille. Faites d’osier recouvert de peaux de bêtes, elles étaient très longues et très minces ; les unes ressemblaient à ces légères périssoires dont les Norwégiens se servent avec une audace sans pareille ; les autres plus grandes, pouvaient contenir un certain nombre de personnes. On les utilisait pour la pêche et pour les longues expéditions dans lesquelles les moines cherchaient de nouvelles terres à évangéliser. C’est ainsi qu’ils découvrirent l’îlot de Saint-Kilda et les dernières des Shetlands. Une autre fois le vent du nord les porta pendant 14 jours dans les profondeurs de l’océan. Des communautés vassales s’établissaient aux environs. On rapporte à saint Colomban la fondation de trois cents églises dont les deux tiers dans les Highlands. Les relations de l’abbé avec le continent Écossais si l’on peut employer cette expression devenaient chaque jour plus fructueuses et plus étendues.

Les effets d’une telle puissance ne tardèrent pas à se manifester. Colomban présida des conciles et prit en mains la direction des affaires religieuses ; on venait de loin pour le consulter et solliciter ses prières ; on apportait aussi des présents ; mais l’abbé, soucieux de préserver son monastère de la corruption, refusait tous autres dons que ceux pouvant se tourner en aumônes ; sa dévotion d’ailleurs était quelque peu teintée de puritanisme ; il n’aimait point les pompes exagérées, les décorations trop coûteuses. Il était poète pourtant, mais sa poésie était celle des Bardes, c’est-à-dire éminemment patriotique et un peu guerrière. Les moines de ce temps ne renonçaient pas facilement au contact des armes. Recrutés parmi les premières familles, ils avaient pour frères et cousins des princes et des rois dont les querelles ne les laissaient point insensibles. Aussi prenaient-ils quelquefois une part active aux combats. La métamorphose lente de Colomban, la mansuétude succédant en lui à l’emportement, l’esprit de pardon à l’esprit de vengeance, devaient donc lui attirer plus de réputation que toutes ses conquêtes spirituelles. On le vit bien lorsque après sa mort, son tombeau fut devenu un centre de pèlerinage.

Il mourut au mois de juin 597. « Colomban, dit son successeur l’abbé Adamnan, savait que son départ était proche. Sur une colline d’Iona, des troupes d’anges le visitaient souvent et quand venait la nuit, une lueur étincelante l’environnait ». L’abbé quittait sa cellule et les moines réveillés par cette lumière miraculeuse le suivaient en silence. Puis prosternés autour de lui dans le sanctuaire, ils joignaient leurs accents aux siens. Et de loin les habitants des îles voyaient resplendir dans les ténèbres les fenêtres de la cathédrale au pied de laquelle mugissait l’océan. Colomban avait 76 ans ; ses austérités l’avaient affaibli et il pouvait à peine marcher. Il ordonna donc d’atteler des bœufs à une des charrettes qui servaient à la moisson et ce rustique équipage lui fit faire une dernière fois le tour de l’île. À l’occident, sur un plateau plus fertile que le reste du sol, les moines labouraient. Quand ils virent arriver leur abbé, ils abandonnèrent leurs travaux et se groupèrent autour de lui. Il leur parla pour la dernière fois, leur donnant de tendres conseils, les remerciant de leur zèle à le seconder et les exhortant à persévérer dans les voies du salut. Puis il se leva et regarda longuement son archipel ; les îles environnantes lui apparurent une dernière fois et sa bénédiction tomba sur ses disciples agenouillés autour de lui et sur les terres lointaines qu’il avait évangélisés. L’attelage de l’abbé reprit le chemin du monastère et dans la nuit Colomban s’éteignit paisiblement sur les marches de l’autel. La nouvelle de sa mort attira aussitôt une longue file de pélerins. Sans doute nulle fleur ne para la tombe de l’apôtre en ce pays où les fleurs semblent n’avoir jamais été connues ; mais des lumières innombrables brûlèrent alentour et l’affluence des visiteurs témoigna d’une vénération constante.


ii


Pendant deux siècles, le monastère d’Iona ne cessa de s’accroître. Des souverains quittaient leurs armures pour revêtir la coule des moines. À tout instant la cloche d’appel retentissait ; des barques traversaient le chenal qui sépare Iona de l’île de Mull pour venir chercher les voyageurs qu’attirait la réputation sainte du lieu ; une longue suite de piliers granitiques guidait ceux-ci au travers de Mull jusqu’au lieu d’embarquement. Les vastes souterrains se peuplaient de cercueils illustres ; dans le cimetière, les pierres sculptées s’allongeaient côte à côte et trois monuments de marbre s’élevaient portant ces inscriptions éloquentes en leur simplicité : tumulus regum Scotiaetumulus regum Hiberniaetumulus regum Norwegiae. Soixante dix rois y étaient ensevelis. L’abbé d’Iona exerçait sa suprématie non seulement sur les monastères des Hébrides mais encore sur les églises d’Écosse et d’une moitié de l’Irlande. Iona était devenue la métropole monastique du nord ; les évêques venaient s’y faire sacrer et les princes, recevoir leurs couronnes. Tantôt vers le sud, apparaissaient les navires Irlandais chargés de pèlerins ; tantôt vers le nord, les barques des guerriers Pictes à demi sauvages mais témoignant à la mémoire de saint Colomban une dévotion naïve ; tantôt c’était la cloche de l’île de Mull annonçant l’arrivée d’une caravane. Le clergé se rendait sur la plage pour recevoir les visiteurs et les conduire solennellement à la cathédrale. Dans les îles environnantes, les monastères avaient prospéré aussi ; le zèle des religieux était grand. Colomban les avait conduits aux Orcades, aux Shetlands ; ils atteignirent l’Islande et en 700 les îles Feroe où les Norwegiens devaient retrouver plus tard leurs livres celtiques, des croix et des cloches.

Cependant le trésor d’Iona devint considérable ; les offrandes avaient afflué de toutes parts et peut-être aussi la renommée en exagérait la richesse. Sa réputation excita les convoitises des pirates Danois qui apparurent devant Iona en 801. Ces parages avaient déjà été visités par eux. Dès 617 un massacre eut lieu dans la petite communauté d’Eigg saint Donan s’était installé avec 52 religieux. C’était le jour de Pâques ; Donan disait la messe ; il pria les barbares d’attendre la fin de l’office ; ceux-ci y consentirent et froidement, quand ce fut fini, ils égorgèrent tous les moines.

Les Danois ou « rois de la mer » comme ils se nommaient eux-mêmes, venaient du Jutland et de la Scandinavie ; l’océan était leur élément. Ils couraient perpétuellement sur les flots et ne faisaient à terre que de rares et brefs séjours. Leurs flottes comptaient parfois jusqu’à 300 navires, sortes de barques larges et effilées qu’ils appelaient amoureusement les « serpents des eaux ». Leur étendard portait l’image du corbeau, confident d’Odin, lequel traitait avec somptuosité, dans son paradis, les braves guerriers morts au champ d’honneur. Pleins d’adresse et d’audace, les Danois, descendus de leurs barques, s’emparaient de tous les chevaux qu’ils rencontraient et sautant dessus, se lançaient au grand galop. Leur œuvre de dévastation accomplie, ils reprenaient aussitôt la mer emportant avec eux tout le butin possible. Telle fut aussi leur tactique à Iona ; le trésor fut pillé et la flamme dévora une partie des constructions. Dès lors l’abbaye commença à se dépeupler ; en 805, quatre ans plus tard, les Danois apparaissant de nouveau n’y trouvèrent plus que 64 religieux. Ceux-ci, voulant soustraire aux insultes des pirates les reliques de leur fondateur, emportèrent le cercueil de saint Colomban et l’ensevelirent de nouveau à Dunkeld en Écosse où quelques années plus tard le roi Kenneth éleva une grandiose cathédrale à la mémoire de l’illustre moine. Une autre tradition veut que les restes de saint Colomban aient été transportés à Down en Irlande où ils auraient été déposés à côté des corps de saint Patrick et de sainte Brigitte. Enfin, en 877, pour la troisième fois, les Danois débarquèrent à Iona. Tout fut détruit. Tout l’archipel, dit un vieux chroniqueur, fut éclairé par la lueur des incendies ; le centre des communautés fut transféré à Kells en Irlande où le supérieur, abbé titulaire d’Iona, résida pendant trois siècles.


iii


La domination Norwégienne approchait. Déjà le souverain Scandinave possédait les îles Shetland et les Orcades ; il avait des visées sur le trône d’Écosse, occupé alors par le fameux usurpateur qu’illustra Shakespeare, Macbeth. Macbeth fut tué par le fils aîné de sa victime, Malcolm époux de Marguerite de Hongrie, la pieuse princesse dont on a souvent redit les vertus et qui, devenue reine d’Écosse, tenta de relever de ses ruines le monastère d’Iona et y installa des religieuses dont la communauté vécut jusqu’à la Réforme. Lorsque Malcolm fut mort, son frère Donald voulut s’emparer du trône au détriment de ses neveux et, profitant des troubles que suscitait cette tentative d’usurpation, le roi de Norwège, Magnus aux pieds nus, acheva sa conquête. En 1093 il se fit céder les Hébrides. Le traité stipulait la cession de toutes les terres dont le roi pourrait faire le tour avec ses vaisseaux et les Écossais pensaient s’être ainsi réservé la fertile presqu’île de Cantyre. Magnus attela huit chevaux à un navire qu’il plaça sur un char et, s’installant lui-même au gouvernail, il traversa triomphalement l’isthme de Cantyre pendant que ses matelots faisaient le simulacre de ramer. En 1097 Magnus visitant en détail sa nouvelle conquête débarqua à Iona qu’il réunit à l’évêché de Drontheim ; il salua les tombes de ses prédécesseurs et laissa subsister la pieuse fondation de la reine Marguerite.

Les Norwégiens établirent dans l’île d’Islay le centre de leur domination. Ils parsemèrent les Hébrides de forteresses dont les ruines, encore nombreuses au siècle dernier, sont maintenant presque disparues : sortes de tours sans ornements percées d’étroites meurtrières, toutes élevées sur le même modèle et faites de blocs irréguliers. D’autres monuments datent de la même époque. Ce sont des cairns, sépultures formées de pierres amoncelées. Ceux qui voulaient honorer la mémoire du mort jetaient une pierre sur sa tombe en passant auprès. Les montagnards conservèrent longtemps une façon de parler qui évoquait cet antique usage. Lorsqu’ils voulaient obtenir quelque concession d’un seigneur, ils lui disaient : « Curri mi doch er do charne. J’ajouterai une pierre à votre Cairn ».

Cependant Magnus avait porté plus loin ses vues ambitieuses. Après les Hébrides, il voulait l’Irlande. Il fut tué devant Dublin en 1103. Ses successeurs, retenus chez eux par des guerres civiles, se contentèrent d’un hommage platonique rendu par leurs vassaux Écossais ou de quelques tributs qu’ils en recevaient. Conserver et exercer le pouvoir suprême en ces parages n’était pas aisé. La féodalité s’organisait en Écosse et dans les archipels voisins : les clans y devenaient prépondérants. Les rivages désertés depuis le départ des moines se couvraient de châteaux forts ordinairement placés dans des positions inexpugnables et habités par les Macdonald, les Maclean, les Macleod et autres chefs de clan dont la puissance montait avec la fortune. Il restait pourtant quelque trace de hiérarchie monarchique ; l’un des seigneurs recevait du roi de Norwège le titre de Lord des Îles, titre qui figure parmi ceux que porte aujourd’hui le prince de Galles, héritier de la couronne d’Angleterre ; c’était une sorte de vice-roi dont le pouvoir, bien entendu, demeurait nominal et qui n’avait pas les moyens de se faire obéir par ses pairs.


iv


Nous voici arrivés à l’époque chevaleresque : les Hébrides passèrent alors aux mains des Highlanders d’Écosse, et il nous faut dire quelques mots de cette race intéressante. Les Français savent très bien ce que c’est qu’un Highlander. C’est un monsieur qui porte une petite jupe à carreaux rouges et verts, des bas bariolés, une toque à aigrette, un grand plaid rattaché sur l’épaule et qu’on ne prend jamais par le fond de sa culotte attendu qu’il n’en possède pas.

Ce « monsieur » est en train de disparaître. Walter Scott n’a pu que retarder son trépas en le popularisant : il n’y a pas bien des années, les petits parisiens de 5 à 8 ans portaient plus ou moins crânement le costume des Highlanders, souvent réduit, d’ailleurs, à la jupe plissée surmontée d’une veste à boutons d’argent. Et les commis, dans les magasins de nouveautés, déployant devant les jeunes mères ces étoiles dites Écossaises répétaient avec aménité : « Voici le clan Mac Farlane. Préférez-vous le Mac Intosch ? il est moins salissant. » L’enfant devenait ainsi un Mac quelque chose pour la plus grande satisfaction de ses parents qui raffolaient de l’Écosse et des Écossais. Cet engouement n’existe plus. Il faut passer le détroit pour voir un Highlander. Plusieurs régiments de l’armée Anglaise sont revêtus de cet uniforme pittoresque. Les pairs qui représentent à la chambre haute la noblesse d’Écosse tiennent encore à honneur de se parer, dans les cérémonies, du costume de leurs ancêtres. Enfin il est de bon ton d’en revêtir l’homme qui veille à la grille du château seigneurial. Il y a bien aussi quelques enragés qui savent par cœur toutes les légendes Calédoniennes et s’imaginent qu’elles demeurent nichées dans les plis de leurs robes et quelques jeunes chasseurs aimant à se trouver à l’aise pour grimper dans les rochers ; mais ceux-là portent généralement un chapeau mou et un veston avec la jupe, ce qui compose un ensemble confortable, dit-on, mais dénué d’esthétisme.

Dans ses mémoires sur la Grande Bretagne, Dalrymple trace un portrait des Highlanders. « Ils étaient, dit-il, toujours armés complètement, ce qui, en les familiarisant avec les instruments de la mort, les empêchaient de la craindre. Ils regardaient comme leurs plus grandes perfections d’être aussi modestes que braves, de se contenter du peu que la nature exige, d’agir et de souffrir sans se plaindre, d’être aussi honteux de faire une injure ou un outrage aux autres que de l’endurer de leur part, de mourir avec plaisir et de venger les affronts de leur tribu ou de leur pays ». Ils étaient organisés en clans dont chacun portait un nom différent et vivait sur les terres du chef. Ce genre d’organisation n’abonde pas dans l’histoire comme on se le figure. En étudiant le clan Écossais, on voit qu’il diffère également des tribus patriarcales des Hébreux, des associations guerrières des anciens Germains, des hordes errantes Scythes ou Tartares et même du clan électif d’Irlande. Ses membres étaient vassaux ou tenanciers de leur chef héréditaire ; en même temps, ils descendaient de sa famille et pouvaient dire exactement quel était leur degré de parenté avec lui. C’était l’union féodale et patriarcale transmise d’un chef à l’autre par le droit d’aînesse.


(À Suivre).

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BIBLIOGRAPHIE



Ont paru récemment :

Chez Armand Colin et Cie (5, rue de Mézières, Paris). — Le Japon politique, économique et social, par Henri Dumolard, professeur à l’Université de Tokyo (4 fr.). — La Valachie, par Emmanuel de Martonne (12 fr.). — La religion dans la société aux États-Unis, par H. Bargy (3 fr. 50). — Notes sur l’Italie contemporaine, par Paul Ghio (3 fr.). — La Cabale des Dévots (1627-1666), par Raoul Allier (4 fr.).

Chez Chapelot et Cie. — Les sous-marins et l’Angleterre, par Paul Fontin. — L’armée Allemande, par le commandant Félix Martin et le capitaine F. Pont. — La guerre Napoléonienne, par le commandant Camon (2 vol. 8 fr.).

Chez Hollier-Larousse, les fascicules 328 à 335 du Nouveau Larousse illustré en sept volumes (0 fr. 50).

Chez Hachette et Cie (79, boulevard Saint-Germain, Paris). — Histoire de France depuis les origines jusqu’à la Révolution, publiée sous la direction d’Ernest Lavisse, fascicule ii du tome v (1 fr. 50). — Paris-Hachette pour 1903 (cart. 9 fr.).

Chez Plon. — Journal et Correspondance intimes de Cuvillier-Fleury, publiés par Ernest Bertin, tome ii : la Famille d’Orléans aux Tuileries et en exil (1832-1851), (7 fr. 50). — Louise de La Vallière et la jeunesse de Louis XIV, d’après des documents inédits, par J. Lair, membre de l’Institut (10 fr.). — En Terre Sainte, par Mlle Th. V… — La Rivale, par Champol (3 fr. 50). — La Disgrâce du duc et de la duchesse de Choiseul, la vie à Chanteloup, le retour à Paris, la mort, par Gaston Maugras. — L’Unité morale dans l’Université, par Jacques Rocafort, docteur ès lettres, professeur au lycée Saint-Louis (3 fr. 50). — Le comte de Pérazan, par E. Resclauze de Bermon (3 fr. 50). — Rencontres, par Marianne Damad (3 fr. 50).

Chez Victor Lecoffre. — Saint-Alphonse de Liguori (1697-1787), par le baron J. Angot des Rotours (2 francs).

Chez Perrin. — Talleyrand, évêque d’Autun, d’après des documents inédits, par Bernard de Lacombe. — Isabeau de Bavière, reine de France, par Marcel Thibault. — Discours de combat, nouvelle série, par Ferdinand Brunetière, de l’Académie française (3 fr. 50).

Chez Calmann-Lévy. — L’Institutrice, par E. de Suze (3 fr. 50). — L’Insecte, par J. Michelet, étude par M. Berthelot, de l’Académie française (3 fr. 50). — La démocratie et l’organisation des partis politiques, par M. Ostrogorski (2 volumes, 2 francs).

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Chez Schleicher. — Le Rameau d’or, étude sur la magie et la religion, traduit de l’Anglais par R. Stiébel, licencié et droit, et J. Toutain, docteur ès lettres ; tome ier, Magie et religion : les Tabous, par R. Stiébel (10 francs).