Revue du Pays de Caux N°1 janvier 1903/II

CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Les renouvellements d’année passent pour des périodes de calme et de repos politique. Erreur ! Tout a changé ; il n’en est pas désormais de plus agitées et de plus remplies. On dirait que public et gouvernants entassent les faits comme s’ils trouvaient trop vide l’année qui s’en va et craignaient que celle qui vient ne le soit davantage encore. Et, certes, dans le monde actuel si vibrant, si inquiet, c’est là une crainte bien vaine et bien puérile. Voyons d’abord, ce qu’on est convenu d’appeler, par un charmant euphémisme, les « incidents diplomatiques ».

Querelles Marocaines.

Le Maroc — nous le rappelons en passant pour ceux qui l’auraient oublié — est réputé avoir 8 millions d’habitants sur un territoire de 500.000 kilomètres carrés, soit la superficie de l’Espagne à peu de chose près ; il jouit d’un climat sain et agréable sur le littoral, très chaud à l’intérieur ; il importe pour 30 à 35 millions de francs de marchandises et en exporte un peu moins. Ses villes principales sont Fez, Maroc, Mequinez, Tanger ; Fez a 150.000 habitants et Tanger, 20.000. Le sultan du Maroc, Abdul-Azis, est assis sur un trône capitonné de quelques remords ; il a, en effet, soufflé ce trône à son frère aîné, lequel en était l’héritier légitime et pour plus de sécurité il a muré ledit frère dans un épais cachot où l’on s’étonne d’apprendre que le malheureux n’a pas encore succombé. C’est un peu au nom de ce dernier, mais plus probablement avec des arrière-pensées personnelles, que s’est levé un prétendant, moitié guerrier, moitié prophète comme il convient à tout révolutionnaire Musulman. Bou-Hamara a marché contre les troupes du sultan et les a défaites. L’Europe aussitôt s’est grandement émue ; il ne parait pas pourtant que ces premiers succès doivent aboutir à un renversement du régime actuel. C’est ce que nous devons souhaiter, nous autres Français, à qui le statu quo importe particulièrement. Le Maroc qui pénètre comme un coin dans nos possessions Africaines ne peut appartenir à d’autres qu’à nous et le jour où une intervention Européenne y deviendrait nécessaire, ce serait la nôtre qui s’imposerait ; la sécurité de notre empire Africain l’exige. Ce point de vue, admis tacitement par l’Allemagne, est naturellement celui de la Russie ; l’Italie y a adhéré en retour de la liberté d’action que nous lui laissons à Tripoli. L’Espagne ne s’y oppose pas, encore qu’elle ne puisse renoncer, sans de légitimes regrets, à une extension souvent rêvée. Reste l’Angleterre : son gouvernement a une attitude correcte ; mais à côté de ses diplomates officiels, l’Angleterre a toujours, au loin, des représentants officieux qui ne sont autres que ses correspondants de journaux ; celui du Times a joué au Maroc un rôle actif et s’est insinué dans les bonnes grâces d’Abdul-Azis. Que peut-il, il est vrai ? En défendant le trône d’Abdul-Azis il sert nos intérêts ; de toutes façons, l’annexion du Maroc nous coûtera cher et nous ne sommes point pressés d’y recourir. Puisse donc Abdul-Azis régner en paix, le plus longtemps possible ; et si d’aventure, Bou-Hamara s’emparait de son sceptre, ce serait notre devoir de soutenir Bou-Hamara !

L’affaire du Vénézuéla.

Gageons que vous tenez le Vénézuéla pour plus petit que le Maroc ; eh bien ! vous vous trompez, car il est deux fois grand comme la France. Or, ce pays ne nourrit encore que 2.400.000 habitants ; il produit du café, du cacao, du caoutchouc, de la vanille, du bétail et des bois précieux, ses exportations enfin dépassent considérablement ses importations. Nous sommes en droit d’en conclure qu’il pourrait payer ses dettes. Par malheur, il se paie un grand luxe de révolutions, choses très coûteuses. Depuis 1898, le désordre n’a guère cessé dans cet Eden la vie, pour un peu, serait si douce et si heureuse. Il en est résulté des pillages, des fournitures faites au gouvernement et à ses troupes et non soldées. Pas mal de commerçants Allemands, résident au Vénézuéla. En 1900, le cabinet de Berlin, prit fait et cause pour eux. Le président Castro institua une commission qui fit comparaître les plaignants, écarta ou rogna leurs créances et prétendit, de plus, ne point reconnaître les dettes antérieures à 1895. Devant ces prétentions insoutenables, l’Allemagne présenta une note globale de 1.700.000 ; ce n’était pas la mer à boire si les troubles récents n’avaient accru cette somme de près de 3 millions. C’est alors qu’intervint le singulier épisode que vous savez. L’Allemagne partit en guerre et entraîna l’Angleterre, ou plutôt le roi d’Angleterre ; car Édouard vii et Guillaume ii marquent d’autant plus de zèle à se soutenir que leurs peuples en mettent à se combattre. L’opinion Britannique, déjà très maussade de l’aventure, s’insurgea tout à fait lorsqu’elle vit dans quel guêpier on la menait. L’empereur, en effet, avait calculé que l’Angleterre encourrait fatalement la mauvaise humeur des États-Unis par suite de son intervention au Vénézuéla et cela servait très bien ses desseins pour plusieurs motifs qu’il serait trop long d’exposer ici. Mais il n’avait pas compté avec l’attachement de plus en plus fort qui se manifeste désormais entre les deux branches de la grande famille Anglo-Saxonne ; les Américains sauront gré, au contraire aux Anglais, d’avoir si véhémentement protesté contre la politique germanophile d’Édouard vii. D’ailleurs, leur président est intervenu avec tant d’énergie et en même temps, de calme et d’à-propos qu’il a tout de suite fait reculer la coalition Anglo-Allemande. Un moment les alliés l’ont embarrassé en affectant de le vouloir choisir comme arbitre de leur différend ; mais M. Roosevelt a eu le dernier mot et les a forcés de s’en venir devant le tribunal d’arbitrage de La Haye.

Le brave tribunal en est tout rajeuni et les partisans de l’arbitrage chantent victoire à pleins poumons. C’est un ravissement bien fictif. Car l’Allemagne s’en va à La Haye comme un chien qu’on fouette et pour sortir honorablement d’une impasse au bout de laquelle il y aurait la guerre avec les États-Unis. Un arbitrage imposé n’est plus un arbitrage. En toute cette querelle — vraie partie de paume où le président Roosevelt s’est montré un joueur de première force — la France a eu l’habile bon sens de rester spectatrice et de ne pas imiter l’Italie et l’Espagne qui, ayant aussi quelques créances à faire valoir contre le Vénézuéla, se mirent à la remorque de l’Allemagne et crurent l’occasion bonne de se faire payer. La France a déja un droit de priorité sur les recettes des douanes Vénézuéliennes en couverture de ses propres créances ; elle s’est bornée à s’assurer que ce droit serait respecté et s’est gardée de donner au mouvement, par son adhésion, un caractère d’union Européenne contre l’Amérique : ce dont on lui a su gré à Caracas et — ce qui vaut mieux encore — à Washington.

Le Durbar de Delhi.

Pour se consoler de ses mécomptes, l’Angleterre a lu avec délices les éblouissants détails que lui ont apportés ses gazettes sur le Durbar impérial qui s’est tenu à Delhi. Là, au milieu d’une enceinte immense et en présence de tous les souverains de la péninsule, l’avènement d’Édouard vii comme empereur des Indes a été proclamé selon la coutume Hindoue. Le vice-roi en exercice, Lord Curzon, qu’accompagnaient le duc et la duchesse de Connaught, a reçu, au nom de l’empereur, les hommages de tous les vassaux de la couronne. Étant donné la pompe légendaire dont s’entourent les rajahs et le luxe de leurs cortèges, on devine le spectacle qu’a présenté la vieille cité en ces jours de liesse. Ces fêtes ne constituent pas une mauvaise politique et les populations Asiatiques — celles de l’Inde surtout — si sensibles aux somptuosités du décor et du costume en ont certainement reçu une impression de nature à rehausser encore le prestige dont jouit, à leurs yeux, la puissance Britannique. — Après cela, s’il vous plaît d’ajouter foi à tout ce qui se raconte sur les sympathies russophiles des peuples de l’Hindoustan qu’on vous représente les yeux tournés vers le Nord, dans l’attente du « Tsar blanc », libre à vous ; ce sont là des rêveries qui ne signifient rien. Les Hindous ne connaissent point les Russes et n’en attendent rien du tout ; les Anglais n’ont pas su se faire aimer d’eux mais ils se sont fait estimer et respecter ; ils ont surtout apporté la justice, bien précieux à des infortunes que leurs princes maltraitaient et écrasaient d’impôts ; ils ont de plus protégé les prêtres et les sanctuaires, maintenu les vieilles coutumes… on ne leur en demandait pas plus et cela suffit à rendre leur joug tolérable ; quant aux Hindous de la jeune école, partisans de la liberté et d’un gouvernement national, ils sont une insignifiante poignée ; l’Inde d’ailleurs n’est ni unifiée ni près de l’être et le mot national n’y prendra point de longtemps une signification certaine.

Pauvres Habsbourgs !

Elle n’est pas faite pour jeter un surcroît de lustre sur la maison d’Autriche, cette piteuse aventure de la princesse de Saxe. Cette femme qui plante là ses devoirs de future reine, son mari et ses cinq enfants pour s’enfuir avec un petit précepteur aux moustaches naissantes n’a droit qu’au respect dont on entoure la folie. Et si elle n’est point folle, comme on craint d’avoir à le constater, nulle autre excuse ne saurait atténuer la vilenie de sa conduite. Les potins et les racontars à l’aide desquels on a tenté de lui forger une auréole de martyre n’ont fait voir en elle qu’une de ces natures vulgairement sensuelles, faussement sentimentales, étrangères à la notion des devoirs féminins dont l’Autriche fournit tant d’échantillons. Et pour corser encore l’aventure, l’héroïne a un frère qui l’a conseillée et aidée et dont l’idéal ne parait guère plus relevé. Infortuné François-Joseph, nul déboire n’épargne sa vieillesse ; il assiste de son vivant à la décadence matérielle de son empire et à la déchéance morale de sa race. Depuis que l’archiduc Rodolphe en a donné le triste signal, c’est parmi les Habsbourgs, une série ininterrompue de scandales princiers ou d’abdications morales. Et comment dire ensuite qu’il n’y a point de justice, quand on songe à tous les crimes dont est chargée cette famille, à tout le sang qu’elle a versé, à toutes les oppressions qu’elle a organisées ? Où donc trouver parmi les familles souveraines l’égale de celle-là pour le mal qu’elle a fait et le bien qu’elle a empêché ?

En Saxe.

Cet incident a attiré l’attention sur la maison royale de Saxe qui vit dans l’ombre de sa gênante et impériale voisine et dont l’Europe ne connaît plus que l’existence et a oublié les particularités. Elle remonte à l’époque de Charlemagne. C’est donc l’une des plus anciennes de l’Europe ; elle posséda d’abord les landgraviats de Lusace et de Thuringe… Ses chefs, devenus Électeurs, protégèrent Luther à ses débuts et veillèrent jalousement sur le protestantisme naissant jusqu’à ce que l’un d’eux, qui convoitait la couronne de Pologne, se convertit au catholicisme dans la pensée que cette concession lui obtiendrait le trône de ses rêves ; mais Stanislas Leczinski fut son rival heureux. La Pologne pour celui-là valait bien une messe ; mais il n’eut pas la Pologne et ses successeurs continuèrent d’assister à la messe. Voilà comment la Saxe qui compte quatre millions de protestants et à peine deux cent mille catholiques, est gouvernée par une dynastie catholique ; il est juste d’ajouter que le palais de Dresde n’a jamais été un foyer de propagande ultramontaine et malgré que la dévotion du roi Georges qui a succédé, le printemps dernier, à son frère Albert paraisse plus exaltée que celle de ses prédécesseurs, la plupart des fonctionnaires et serviteurs de la cour appartiennent à la religion réformée et rien n’incite mieux à la tolérance que de semblables états de chose. Le roi de Saxe, déjà malade, a failli mourir des douloureuses émotions qu’il a traversées ; son attitude et celle du prince royal ont été empreintes de cette dignité grave et de ce respect de soi-même qui font si complètement défaut à la malheureuse princesse Autrichienne, cause de tous ces scandales.

L’Exposition de Saint-Louis.

Les Américains, qui sont gens de progrès, toujours en avant dès qu’il s’agit d’inventer ou d’innover, ressemblent volontiers aux carabiniers d’Offenbach quand ils se prennent à imiter le vieux monde. Les expositions Européennes ont lieu aux dates annoncées et nous aurions quelque honte d’avoir été contraints, nous autres Français, de célébrer le Centenaire de 89 en 90 ou l’ouverture du xxe siècle en 1902 ; il n’est pas jusqu’à l’exposition d’Hanoï qui ne se soit piquée d’exactitude ; on lui eût pardonné pourtant de faire attendre. Mais sa toilette fut prête en temps voulu. Les expositions transatlantiques, tout au contraire, manquent régulièrement leurs trains et elles en prennent leur parti avec une étonnante philosophie. Le quatrième centenaire de la découverte de l’Amérique tombait en 1892 ; on le célébra en 1893. Le centenaire de la cession de Louisiane tombe en 1903 ; on le célébrera en 1904. C’est, en effet, pour commémorer ce dernier événement que tous les États du monde se sont vus conviés à envoyer leurs délégués, l’an prochain, sur les rives du Mississipi. Et ceci encore constitue une entorse à la vérité, à la vérité géographique cette fois. Prenez, en effet, la carte des États-Unis — combien souvent, lecteurs, nous faisons appel à vos atlas ou à vos mappemondes ! que voulez-vous, la géographie, c’est le catéchisme de la terre ; ne vous lassez jamais de l’apprendre et de la réapprendre. Donc, prenez la carte des États-Unis et vous y verrez que la Louisiane est bordée à l’ouest par le Texas, au nord par l’Arkansas, à l’est par l’État de Mississipi, au sud par le golfe du Mexique. Le grand fleuve, que les poétiques Indiens dénommaient le « père des eaux », avant de traverser toute la Louisiane longe d’un bout à l’autre l’Arkansas ; préalablement il a fait une apparition dans le Tennessee, et c’est plus haut encore qu’aux environs de Saint-Louis il a mélangé ses eaux à celles du Missouri. Saint-Louis, vous le voyez, est bien loin de la Nouvelle-Orléans et c’est là pourtant qu’on va évoquer le souvenir de 1803. Quand Bonaparte vendit aux États-Unis cette Louisiane fondée jadis par les Français et baptisée du nom de Louis XIV puis conquise par les Espagnols et rétrocédée par eux à la France, il aliénait un territoire dont les limites n’avaient jamais été fixées. Du fait qu’à un moment donné des fortins Français avaient formé une ligne ininterrompue allant depuis Québec jusqu’à la Nouvelle-Orléans, on pouvait conclure que la Louisiane s’étendait du golfe du Mexique au Canada. Les Américains n’y manquèrent point ; et, de fait, rien ni personne ne les empêchait de prendre possession de ce sol demeuré vierge et au travers duquel les tribus Peaux-Rouges erraient en quête de plaines et de forêts giboyeuses. Aujourd’hui, ils se souviennent, avec quelque reconnaissance, d’une cession qui équivalut à une seconde fondation des États-Unis ; car enfin, supposez au lieu d’un Bonaparte continental un Bonaparte colonial et un État Français très puissant aurait bien pu se former sur les bords du Mississipi et séparer les États-Unis du Mexique et de la Californie. En signant l’acte de vente, le premier consul a ouvert toute la largeur du continent à l’ambition Américaine. Voilà pourquoi l’exposition de St-Louis aura un caractère francophile dont nous devons nous réjouir et profiter.

Le troisième centenaire de l’Escalade.

Puisque nous en sommes aux centenaires, ne laissons point passer celui que les Genevois ont célébré dernièrement. Le 12 décembre 1902, il y a eu trois cents ans de l’assaut nocturne donné à la ville de Genève par les soldats du duc de Savoie ; cet assaut était une traitrise. Depuis la paix de Vervins, les Genevois protégés par Henri iv, vivaient tranquilles et heureux ; leur peu scrupuleux voisin crut l’occasion bonne pour les réduire ; il organisa un petit « raid Jameson » qui ne réussit pas mieux que l’autre. Ses troupes marchèrent à la faveur de la nuit le long de la rivière d’Arve et tentèrent l’escalade des remparts. Réveillés par cette désagréable aventure, les bourgeois de la ville ne perdirent point la tête ; ils coururent aux armes et firent si bien qu’ils mirent les assaillants dehors et les culbutèrent du haut des murs. Dès qu’il fut avisé de ce beau coup, Henri iv qui n’aimait point qu’on se moquât de lui, envoya du renfort à ses « bons amis » les bourgeois de Genève et fit savoir au duc de Savoie qu’il eût à se tenir tranquille. Telle fut l’« escalade » du 16 décembre 1602, et l’on comprend que les Genevois apportent à en célébrer l’anniversaire quelque empressement et quelque fierté.

M. de Blowitz.

Le correspondant du Times qui vient de mourir était arrivé au terme d’une longue et célèbre carrière, écoulée presque toute entière au service du grand journal Londonien et en résidence dans la capitale de la France. Causeur étincelant, d’un esprit infatigable quoique sans gaîté, M. de Blowitz parlait admirablement notre langue et fort mal la sienne ; au fait, il n’avait rien d’Anglais ni la silhouette, ni l’esprit, ni la conscience. On a dit de lui infiniment de mal ; on en dira encore, et certainement il y en avait à dire. N’empêche que si, de temps à autre, il nous a joué des tours, une circonstance s’est trouvée dans laquelle il nous a rendu le plus qualifié des services ; ne mesurons pas notre reconnaissance au mérite secret, mais au résultat certain. C’était en 1875. Le prince de Bismarck, à l’insu de l’empereur Guillaume méditait une nouvelle agression contre la France ; le plan était de franchir la frontière brusquement, presque sans déclaration de guerre, de marcher sur Paris et d’imposer une nouvelle paix bien plus onéreuse que celle de 1871. Ce plan fut dévoilé par M. de Blowitz — comment se l’était-il procuré, on ne le saura peut-être jamais. L’article du Times causa une profonde sensation en Europe ; l’indignation fut générale. D’ailleurs, presqu’en même temps la reine d’Angleterre et l’empereur de Russie adressèrent à Berlin d’énergiques remontrances ; M. de Bismarck joua l’étonnement et tout se calma en trois jours. La part due à l’initiative de M. de Blowitz dans cet heureux résultat est immense. Nous devons à sa mémoire une reconnaissance proportionnée à la haine que lui vouèrent, ce jour-là, nos ennemis.

Perspectives Macédoniennes.

Ce n’est pas pour les beaux yeux du prince de Bulgarie ou du roi de Serbie, ni même de la reine Draga (encore qu’il ait saisi cette occasion de réparer quelque peu une gaffe impériale) que le comte Lamsdorff, chancelier de Nicolas ii, s’est rendu le mois dernier à Sofia et à Nisch. Vienne d’ailleurs était compris dans son itinéraire, et ce n’est pas là que se sont échangés les propos les moins significatifs. Il s’agissait de la Macédoine. On n’a plus, paraît-il, que peu d’espoir d’y maintenir la paix au-delà des approches du printemps et tout s’y prépare pour une rébellion gigantesque. Les grandes puissances Européennes recueilleront en cette circonstance le fruit de la pitoyable politique qui les a conduites, à force d’atermoiements et de laisser-aller, à devenir presque les complices de la Turquie. Tout le sang qui va de nouveau couler dans ces malheureuses régions retombera sur leur tête. La force infâme du sultan n’est faite que de la faiblesse des gouvernements civilisés et cette faiblesse provient de leurs compétitions, de leurs jalousies et de leurs secrets calculs. Cette affaire de Macédoine peut-elle encore se régler pacifiquement ? Nous serions tentés de le croire, mais ce n’est pas l’opinion courante : le pessimisme règne dans les chancelleries ; et l’on dit que le comte Lamsdorf, en son voyage, s’est appliqué surtout à poser des paratonnerres ici et là, de façon à guider la foudre, tant il est sûr de sa chute. Charmante perspective ! Et dire qu’en s’y prenant un peu d’avance et en y apportant un peu de loyauté et de désintéressement, il eut été si facile de détourner l’orage. Ce qui rend l’horizon particulièrement sombre, c’est que les nuées montant à l’assaut de ce coin du ciel Balkanique viennent de côtés différents et vont se heurter ; à la révolte des chrétiens opprimés contre les Turcs oppresseurs se superposeront la lutte des Grecs contre les Bulgares et les rivalités des vilayets entre eux. La Macédoine aurait besoin que le sage Philippe et le génial Alexandre sortissent de leurs tombeaux.

Faut-il naturaliser ?

Un certain député du Doubs, M. Grosjean, vient de s’insurger contre la naturalisation. Certains croyaient que la France ne l’accordait pas assez aisément, mais il paraît que c’est le contraire. Du moins, M. Grosjean en juge ainsi et il présente à l’appui de sa thèse deux arguments principaux dont l’un est à prendre en considération et dont l’autre est tout à fait erroné. Commençons par le second. Il paraît que sur 6.900 naturalisations mâles accordées par la France, 5.000 seulement ont lieu avant l’âge du service militaire. M. Grosjean s’en indigne. Le Temps lui répond bien justement que c’est là une très jolie proportion et qu’en un temps où l’on voit passablement de jeunes gens s’efforcer d’échapper à l’impôt du sang, il est remarquable qu’il se soit trouvé autant d’étrangers pour accepter une charge dont quelques années plus tard ils eussent pu devenir Français sans avoir à porter le poids. Le raisonnement est irréfutable. L’argument tiré des statistiques de l’Assistance Publique est moins facile à réfuter. Sur 1.900 naturalisations accordées à Paris en une année, 1.700 ont profité à des indigents inscrits sur les listes de secours ; ceci est très fâcheux, mais à qui la faute ? À l’administration qui n’a pas pris de renseignements suffisants ou n’a pas tenu compte de ceux qui lui étaient fournis. La question, somme toute, est beaucoup plus haute. Il y a des nationalités prenantes et d’autres qui ne le sont point. Voyez les Allemands d’Amérique ; la nationalité Germaine est assurément une nationalité forte. N’empêche que les petits Allemands nés aux États-Unis sont déjà foncièrement Américains ; à la seconde génération, toute trace de germanisme a disparu ; le Français là-bas demeure Français ; en fait, il ne s’assimile nulle part. Mais conquiert-il à son tour, chez lui, les enfants des autres races ? Toute la question est là. S’il les conquiert, bien loin d’hésiter il faut multiplier les naturalisations ; elles seront un précieux adjuvant à l’accroissement d’une population trop stagnante ; s’il ne les conquiert pas, il faut au contraire se méfier grandement d’un procédé qui tendrait à affaiblir rapidement l’élément national. Eh bien, en France même, la question parait indécise ; on relève des cas où la francisation s’opère totalement, d’autres où elle demeure partielle, d’autres où elle ne se fait pas du tout. Dans ces conditions il serait également fâcheux d’accepter ou de repousser en bloc toutes les demandes de naturalisation. La question se présente sous des points de vue différents selon qu’il s’agit de la ville ou de la campagne, du midi ou du nord, du centre ou des frontières, d’Espagnols ou d’Italiens, de Suisses ou de Belges, de Russes ou d’Anglais. Des colonies Anglaises à Boulogne et à Calais, Italiennes à Nice et à Menton sont moins dangereuses que des groupements de faux naturalisés gardant sous une étiquette d’emprunt les passions et la mentalité de leurs races d’origine ; les Espagnols par contre n’ont autour des Pyrénées aucune ambition ni aucun souvenir gênants. La France sera pour des Belges ou des Suisses de langue Française une sorte de grande patrie supérieure à l’autre par sa masse et sa force, tandis que pour un Allemand elle représente une puissance inférieure à l’Allemagne qui l’a vaincue. Si enfin, il s’agit de petites villes ou de régions éloignées de la frontière, que craindrez-vous du naturalisé ? À voir encore s’il a épousé une femme de son pays ou une Française, s’ils ont déjà de grands enfants, si la pratique de notre langue est courante à leur foyer… Nous pensons que la solution du problème n’est nullement législative ; il faut des enquêtes sérieuses pour chaque cas ; il faut repousser nettement tous ceux qui présentent les chances de non assimilation, faciliter par tous les moyens et provoquer même, ceux qui offrent de véritables garanties sous ce rapport.

La Carrière de Sagasta.

C’est, malgré tout, une belle carrière que celle de Don Praxedes Mateo Sagasta mort à soixante-seize ans au moment où il venait de quitter ce pouvoir suprême qu’il avait tant de fois exercé. Les débuts de sa carrière furent agités comme l’était alors l’existence quotidienne de l’Espagne. Il commença par conspirer avec les républicains et s’écarta d’eux quand ils furent au pouvoir. Il fut ministre d’Amédée de Savoie pendant la courte et bizarre tentative faite pour implanter cette royauté latine sur le sol Ibérique. La restauration d’Alphonse xii fixa sa voie : il jura alors à la monarchie constitutionnelle une fidélité qui ne devait plus se démentir. Avec Canovas qu’il remplaçait et auquel il cédait la place tour à tour, avec l’illustre Castelar dont la sereine neutralité contribua si fortement au maintien du trône, Sagasta fut l’artisan du régime nouveau. Artificiel sans doute, ce régime ; on ne sait pas bien pourquoi Canovas était le chef des conservateurs et Sagasta celui des libéraux ; il n’y avait entre eux que les différences qu’y mettaient leurs tempéraments opposés et la variété de leur talent ; les plus libéraux étaient parfois les conservateurs et les libéraux n’étaient pas toujours les moins ultramontains. Au fond, la liberté demeurait minime et l’éducation nationale ne se faisait point. Mais était-ce bien là le plus pressé ; il fallait d’abord vivre et soustraire l’Espagne à cette intolérable habitude des pronunciamentos, des révolutions perpétuelles, des secousses incessantes qui la tuait à petit feu. La réunion de quatre personnalités fit ce miracle ; la reine Christine, Canovas, Sagasta et Castelar, tels sont ceux à qui l’Espagne doit un repos politique que les plus optimistes, il y a trente ans, n’auraient pas osé espérer pour elle. Castelar et Canevas sont morts, ce dernier, on s’en souvient, sous les coups d’une brute anarchiste : voici Sagasta qui disparaît et la régence de la vaillante reine a pris fin. Une nouvelle période commence pour l’Espagne. Puisse Alphonse xiii rencontrer autour de son trône, beaucoup de dévouements aussi sincères, de talents aussi brillants, de caractères aussi généreux que ceux dont bénéficia le long prélude de son règne.

La Clinique Henri de Rothschild.

Il n’est point rare de voir les gens riches fonder des hôpitaux. Mais de les voir se faire médecins et diriger eux-mêmes les hôpitaux qu’ils ont fondés, voilà qui est inédit et piquant. C’est un alinéa à ajouter à tout ce que nous avons écrit sur la transformation du millionnaire. Le baron Henri de Rothschild est encore très jeune. Il n’a pas perdu de temps pour devenir étudiant et dès sa sortie du collège, sa vocation était définie et sa résolution arrêtée. Le professeur Budin, en inaugurant l’autre jour la nouvelle clinique, a raconté le peu d’enthousiasme avec lequel il accueillit cet élève si fortuné ; il craignait que l’assiduité au travail et l’énergie dans l’effort ne fussent pas, chez lui, à la hauteur de la bonne volonté initiale. Son attente fut trompée ; jamais étudiant plus zélé, plus ponctuel, plus laborieux ne suivit les leçons d’un tel maître. Henri de Rothschild ne se découragea devant aucune difficulté, ne se laissa rebuter par aucun obstacle et le voici apte, aujourd’hui, à consacrer non pas seulement la fortune héritée de son père, mais la science acquise par lui-même au soulagement des malheureux : bel exemple qui, en attendant de susciter des imitateurs, doit trouver de nombreux admirateurs. La clinique Rothschild, par son organisation parfaite et l’enseignement de premier ordre qui y est annexé, rendra de grands services assurément dans l’ordre médical ; l’histoire de sa fondation et la superbe originalité de son fonctionnement n’en rendront pas moins dans l’ordre philosophique et social ; elle constituera pour tous une leçon de haute portée, apprenant à ceux qui possèdent à utiliser leur richesse et détournant les autres d’une basse envie et d’un dédain immérité.

Quelques chiffres.

Les uns sont réjouissants : les autres ne le sont point. Les premiers ont trait au commerce général de nos colonies en 1901. Le total a atteint 839.129.459 fr. et cela représente une augmentation de 58.719.747 fr. sur le chiffre correspondant de l’année précédente. Les importations se montent à 474.610.977 fr., soit 38.586.637 fr. de plus qu’en 1900 et les exportations à 364.548.482 fr., soit 20.132.910 fr. de plus qu’en 1900. Voilà des totaux qui valent tous les arguments de raison ou de sentiment qu’on peut présenter en faveur de l’expansion coloniale. — Et en voici d’autres qui devraient faire réfléchir les centralistes de la métropole. Songez qu’il y a cinquante ans nous avions le bonheur de posséder en France 180.000 fonctionnaires ; c’était déjà presque autant qu’en emploient les Anglais (militaires compris) pour gouverner dans leur empire Indien deux cents millions d’indigènes ; ces 180.000 individus nous coûtaient 255 millions de francs, somme très respectable. Aujourd’hui, nos fonctionnaires sont au nombre de 416.000, toute une armée, et ils nous coûtent 620 millions de francs. Cela représente, pour être juste, certaines améliorations, mais à quel prix les avons nous obtenues et qui oserait dire qu’on ne pouvait les obtenir à meilleur marché ?

La France en Égypte.

La situation dans laquelle se trouvait depuis 1881 la colonie Française en Égypte n’était rien moins que satisfaisante et son attitude était une attitude de bouderie perpétuelle. La chose se comprend très bien et s’excuse par là même ; elle n’en vaut pas davantage pour cela. Le premier inconvénient de la bouderie c’est de constituer une manière d’être qui est peu digne d’une grande nation ; sans doute c’est encore préférable à des aboiements de roquets, à ces protestations, à ces malédictions solennelles qui ne font, aux yeux des spectateurs, qu’aggraver l’importance d’une défaite, que souligner le caractère d’une retraite ; mais la vraie attitude, celle qui convient à un peuple aussi bien qu’à un particulier, c’est la poignée de main virile, accompagnée de ces mots : « vous m’avez rossé, c’est entendu ; vivons en paix jusqu’à ce que je puisse vous rosser à mon tour ». Le second inconvénient de la bouderie et le plus grave c’est qu’on ne sait jamais comment y mettre fin sans avoir l’air de renoncer à des rancunes longtemps affichées ou d’abdiquer toute pensée de revanche après en avoir vécu. En définitive, il arrive un moment où des intérêts de tout genre exigent que des relations courtoises et suivies soient reprises entre adversaires de la veille. Si on les a reprises dès le début, nul embarras ; si on a commencé par bouder, on ne sait que faire. La France se trouvait hier encore, au Caire, en présence d’une de ces situations regrettables et compliquées ; plusieurs de ses représentants s’y étaient usé les ongles. M. Cogordan en arrivant, il y a huit ans, se montra plus brave et plus habile et sa longue résidence sur les bords du Nil nous a procuré le moyen de sortir honorablement d’une impasse. Un traité de commerce a réglé les questions d’intérêt entre le gouvernement Khedivial et la France ; d’autre part l’accroissement et l’extension de nos écoles et de nos institutions nationales en Égypte a rendu confiance à la colonie Française. Elle a cessé de piétiner sur place ; on lui a ouvert une route. Le cercle Français, l’Institut d’archéologie orientale, la Faculté de Droit répandent notre culture et notre civilisation pendant qu’en quelques années la population de nos écoles primaires a passé de 10.000 à 16.000 élèves. Les Anglais sont délivrés de l’opposition stérile et mesquine que l’élément Français en Égypte faisait à leurs plus fécondes innovations, à leurs améliorations les moins contestables et par contre ils ont dû renoncer à nous enlever la direction et le mérite des grands travaux scientifiques dont nous avons été les créateurs. La France conserve en Égypte un rôle fort important et en rapport avec le passé, étant donné qu’elle n’a pas voulu prendre à sa charge l’organisation matérielle du pays et partager un protectorat dont elle jugeait à tort les bénéfices trop aléatoires.

Esclaves ou proscrits.

Le monde moderne se trouve depuis quelque temps, en face de problèmes gênants qui le forcent trop souvent à désavouer les bases les plus grandioses de son édifice moral. Nous en trouvons une preuve nouvelle dans l’incident qui vient de marquer le voyage de M. Chamberlain en Afrique. La reprise très active des mines d’or préoccupe vivement l’opinion non seulement au Cap, mais en Angleterre aussi. La main d’œuvre faisant défaut, on a proposé d’importer des travailleurs Chinois lesquels, comme chacun le sait, font passablement de besogne et à très bon compte. L’idée germera et il est fort probable qu’il se fera une tentative de ce genre. Or, on sait tous les abus auxquels donne lieu presque infailliblement la transportation collective de ces exotiques qui sont plus ou moins assimilés au bétail et traités comme tels ; le très intéressant ouvrage de Pierre Leroy-Beaulieu sur l’Afrique du Sud analyse les institutions minières telles qu’elles étaient avant la guerre ; au lieu de Chinois il y avait des nègres et le régime auquel ils étaient soumis ressemblait tout à fait à l’esclavage. Ces mêmes Chinois qu’on parle d’importer dans les mines Africaines où ils seraient traités en esclaves, l’Amérique du Nord leur défend de pénétrer sur son sol précisément pour ce même motif qu’ils travaillent à trop bon marché. Voilà, en vérité, une alternative décevante : Cette race que les États-Unis rejettent et proscrivent et que l’Angleterre souhaite d’importer dans une portion de son empire pour l’y réduire en un demi-esclavage de fait, sinon de droit — est-elle oui ou non, une race humaine, l’égale des autres selon la morale évangélique et jouissant de la liberté d’aller et venir propre à tous les peuples, de par les lois modernes ? Vous ne pourrez sortir de là qu’en avouant les fréquentes entorses que subit la morale évangélique et la façon fort capricieuse dont sont appliquées les lois modernes. Alors, tâchons d’être un peu moins fiers de notre évangélisme si rudimentaire et un peu moins certains de la perfection d’une législation dont nos intérêts règlent trop souvent l’application.

Thiers et Manteuffel.

La publication de la correspondance échangée entre M. Thiers, chef du pouvoir exécutif et le général de Manteuffel, commandant en chef des troupes Allemandes d’occupation, nous apporte des détails inédits et très intéressants sur une douloureuse époque. Les lettres s’échelonnent entre Juillet et Décembre 1871 ; elles font grand honneur à la loyauté d’ailleurs bien connue du général Allemand ; elles projettent aussi en pleine lumière l’extrême habilité du négociateur Français ; elles montrent enfin quel était alors l’extraordinaire prestige dont jouissait Thiers et combien ce prestige nous a été utile. Ce n’était pas seulement sa valeur d’ailleurs contestable et contestée d’homme d’État et d’historien qui assurait au chef du pouvoir exécutif une si grande action personnelle ; il incarnait à la fois la monarchie constitutionnelle que l’Europe et la France se prenaient maintenant à regretter, et en même temps, cette ardente opposition à la guerre prochaine qui s’était traduite, dans les derniers temps de l’empire, en de si éloquents discours. Par dessus tout, Thiers avait infiniment de charme ; il savait, dans un entretien comme dans une lettre, s’emparer d’un homme, le retourner, se l’attacher ; et rien n’est plaisant — si l’on ose employer ce terme quand il s’agit d’événements si dramatiques — comme de voir l’officier Allemand se laisser prendre à l’art subtil et ingénieux de l’écrivain…